13. Le Complexe de Commandement : terminus

— Il arrive qu’on interprète à l’excès sa propre situation. Il me revient en mémoire le cas d’une espèce qui s’opposa jadis à nous. Oh, c’était il y a bien longtemps ; nul n’avait encore ne serait-ce que songé à moi. Ils avaient la suffisance de prétendre que la galaxie leur appartenait, et justifiaient cette hérésie en arguant d’une croyance blasphématoire de nature morphologique. C’étaient des créatures aquatiques dont le cerveau et les organes majeurs étaient logés dans un gros tronc central, d’où rayonnaient plusieurs bras ou tentacules. Ces derniers étaient épais côté tronc, effilés aux extrémités, et bordés de ventouses. Et leur dieu aquatique était censé avoir créé la galaxie à leur image.

« Vous comprenez ? Cette conviction venait du fait que leur corps comportait une ressemblance grossière avec l’œil grandiose qui est notre demeure à tous – ils poussaient même l’analogie jusqu’à comparer leurs ventouses aux amas globulaires – et leur appartenait donc en propre. Malgré l’absurdité de cette superstition païenne, ces créatures étaient prospères et puissantes ; elles représentaient en fait de fort respectables adversaires.

— Hmm…, fit Aviger. (Sans relever les yeux, il demanda :) Comment s’appelaient-elles ?

— Euh…, répondit Xoxarle de sa voix grondante. Leur nom… (L’Idiran réfléchit.) Les Fanch, je crois.

— Jamais entendu parler.

— Ça ne m’étonne pas, ronronna Xoxarle. Nous les avons anéanties.

Yalson vit Horza regarder fixement par terre, non loin des portes donnant sur la station. Sans cesser de surveiller Balvéda, elle s’enquit :

— Qu’est-ce que tu as trouvé ?

Horza secoua la tête, se baissa comme pour ramasser sa trouvaille, puis interrompit son geste.

— On dirait un insecte, fit-il d’un ton incrédule.

— Ah oui ? dit Yalson, peu impressionnée par cette découverte.

Balvéda se rapprocha afin de jeter un coup d’œil, et l’arme de Yalson suivit le mouvement. Horza se remit à secouer la tête en regardant l’insecte détaler sur le sol du tunnel.

— Ça alors, mais qu’est-ce qu’il peut bien faire ici ?

Entendant cela, Yalson fronça les sourcils ; elle décelait une nuance de panique dans la voix de son compagnon.

— Il est sans doute arrivé là avec nous, remarqua Balvéda en se redressant. Je parie qu’il a voyagé clandestinement sur la palette ou sur une combi.

Horza écrasa du poing la minuscule créature et la réduisit en une bouillie qui s’étala sur la roche sombre. Balvéda ne cacha pas sa surprise. Quant à Yalson, son air soucieux s’accentua. Horza contempla la tache sur le sol du tunnel, essuya son gant, puis releva sur les deux femmes un regard contrit.

— Désolé, dit-il à Balvéda d’un air un peu gêné. Je n’ai pas pu m’empêcher de repenser à cette mouche, à bord du Finalités de l’Invention… En fait, c’était une de vos petites bêtes à vous, tu te souviens ?

Sur quoi il se releva et s’éloigna précipitamment en direction de la station. Balvéda hocha la tête en fixant la petite marque par terre.

— Ma foi, déclara-t-elle en haussant un sourcil, il y avait certainement d’autres moyens de prouver son innocence.

Xoxarle regarda les trois humains, un mâle et deux femelles, revenir dans la gare.

— Toujours rien, petit homme ? demanda-t-il.

— Beaucoup de choses au contraire, Chef de section, rétorqua Horza en montant vérifier les liens de l’Idiran.

Celui-ci poussa un grognement.

— Ils sont encore un peu trop serrés, allié.

— Quel dommage ! Tâchez donc de vider votre cage thoracique.

— Ha !

Xoxarle rit et crut que l’homme avait deviné ses intentions. Mais l’autre se détourna et dit au vieil homme qui le gardait :

— Aviger, on monte dans le train. Tiens compagnie à notre ami ici présent ; et tâche de ne pas t’endormir.

— Aucun risque, il jacasse sans arrêt, grogna le vieux.

Les trois humains pénétrèrent dans le train. Xoxarle continua de parler.

Dans un des wagons, ils trouvèrent des écrans allumés affichant des cartes du Monde de Schar à l’époque où le Complexe avait été construit ; on y voyait les continents de la planète, avec leurs États et leurs villes ; sur l’un des écrans apparaissaient des cibles, sur l’écran voisin – dans un autre État – des silos à missiles et des bases aériennes ou navales appartenant aux concepteurs du Complexe.

On distinguait également deux calottes polaires de petite taille, mais le reste de la planète comportait des steppes, des savanes, des déserts, des forêts et des jungles. Balvéda formula le désir de s’attarder pour étudier les cartes, mais Horza l’entraîna et lui fit franchir une autre porte donnant vers l’avant du train. Au passage, il éteignit les projecteurs ; le bleu des océans, le vert, le jaune, l’orange ou le marron des terres ainsi que l’azur des rivières et le rouge des villes et des voies de communication… toutes ces couleurs éclatantes s’engloutirent progressivement dans un brouillard grisâtre.

Tiens tiens.

De nouveaux visiteurs dans le train. Trois, je pense. Ils remontent vers l’avant. Que faire ?

Xoxarle emplit sa cage thoracique, puis la vida. Il banda ses muscles et les fils glissèrent sur ses plaques de kératine. Il s’interrompit en voyant que son gardien venait lui jeter un coup d’œil de plus près.

— Votre nom, c’est bien Aviger, n’est-ce pas ?

— C’est celui qu’on me donne, en effet.

L’homme se planta devant l’Idiran et l’examina de bas en haut en commençant par ses trois pieds à trois orteils en plaque pour remonter le long de ses colliers de chevilles circulaires, ses genoux à l’aspect rembourré, sa massive ceinture de plaques pelviennes puis son torse plat, et parvint enfin à la grosse tête du chef de section, dont le visage s’inclinait vers lui.

— Peur que je me sauve ? tonna Xoxarle.

Aviger haussa les épaules et serra un peu plus fort son arme.

— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Moi aussi je suis prisonnier ici. Ce malade nous a tous pris au piège dans ces souterrains. Personnellement, j’aimerais rentrer. Ce n’est pas ma guerre à moi, ici.

— Attitude très sensée. Si seulement les humains étaient plus nombreux à comprendre ce qui est à eux et ce qui ne l’est pas ! Surtout en matière de guerre.

— Ouais, eh bien moi, ça m’étonnerait qu’on soit plus malin chez vous.

— Bon, disons que nous sommes différents.

— Dites ce que vous voulez. (Aviger contempla à nouveau le grand corps de l’Idiran, et reprit en s’adressant à sa poitrine :) Ce que j’aimerais, moi, c’est que chacun s’occupe de ses affaires. Mais rien ne change jamais, alors… Tout ça finira mal.

— Je trouve que vous n’avez pas vraiment votre place ici, Aviger, commenta Xoxarle en hochant lentement la tête d’un air sagace.

L’autre haussa les épaules et répondit sans lever les yeux :

— À mon avis, aucun d’entre nous n’a rien à faire ici.

— Les braves sont à leur place partout où ils le veulent, répliqua l’Idiran sur un ton légèrement plus dur.

Aviger contempla alors sa grosse face sombre.

— Ma foi, vous n’êtes pas très bien placé pour dire ce genre de chose, il me semble.

Sur ces mots, il tourna les talons et regagna la palette. Sans le quitter des yeux, Xoxarle se mit à faire rapidement vibrer sa poitrine, tour à tour contractant puis relâchant ses muscles. Les fils qui le maintenaient glissèrent encore un peu. Derrière son dos, il sentit les liens se détendre imperceptiblement autour d’un de ses poignets.

Le train prenait de la vitesse. Comme les écrans et les cadrans lui semblaient assombris, il regardait plutôt les lumières du tunnel. Elles avaient commencé par défiler doucement derrière les vitres latérales de la grande salle de contrôle, plus lentes que le flux et le reflux paisibles de son souffle.

Mais maintenant, deux ou trois lumières avaient le temps de passer à chacune de ses respirations. Le mouvement du train exerçait une légère pression sur son dos, le renfonçait doucement dans son fauteuil et l’y ancrait. Son sang – en petite quantité seulement – avait séché sous lui et le maintenait collé sur son siège. Sa mission était accomplie, il en était certain. Il ne lui restait plus qu’une seule chose à faire. Il examina le tableau de bord en maudissant les ténèbres qui s’amassaient peu à peu au fond de son œil valide.

En cherchant le coupe-circuit du système de freinage prévu en cas de collision, il tomba sur le bouton commandant les feux avant. Ce fut comme un modeste don du ciel : au-devant de l’engin, le tunnel s’illumina d’un coup. La double paire de rails se mit à scintiller, et il distingua au loin, sur les parois, d’autres jeux d’ombres et de reflets lumineux marquant l’emplacement des portes antisouffle ou bien l’orée de tubes d’accès qui partaient en diagonale rejoindre les tunnels piétons.

Il y voyait de moins en moins, mais se sentait un peu plus à l’aise maintenant qu’il distinguait l’extérieur. Il craignit tout d’abord – mais de façon distante, toute théorique – que les feux alertent les humains, en admettant que, par chance, ceux-ci soient encore dans la gare. Mais en fin de compte, cela ne faisait guère de différence. L’air que le train poussait devant lui dans le conduit les avertirait bien assez tôt de son arrivée. Il souleva un panneau situé près du levier d’alimentation et inspecta l’intérieur.

En proie à un léger vertige, il avait tout à coup très froid. Il examina le coupe-circuit puis se pencha en avant, coincé entre le bord du siège et celui de la console. Le sceau de sang se rompit sous lui, et il se remit à saigner. Alors il poussa son visage contre le levier, puis agrippa la manette de sécurité commandant le circuit de freinage d’urgence avec son unique main valide, qu’il cala de manière à l’empêcher de glisser. Cela fait, il resta immobile, couché sur le tableau de bord.

Malgré sa position, il avait toujours l’avant du train dans son champ de vision. Les lumières se succédaient plus rapidement, maintenant. Le doux tangage du train le berçait. Le rugissement s’affaiblissait dans ses oreilles tandis que sa vue baissait encore, que la station s’éloignait, s’évanouissait derrière lui, et que de chaque côté du train, le courant lumineux s’accélérait progressivement.

Il n’avait aucun moyen d’estimer le temps qui lui restait. Il avait mis le processus en route, il avait fait de son mieux. On ne pouvait plus rien lui demander – enfin.

Il ferma son œil unique, juste histoire de prendre un peu de repos.

Le train le berçait.

— Génial ! annonça Wubslin tout sourire lorsque Horza, Yalson et Balvéda entrèrent dans la cabine de pilotage. Il est prêt à partir ! Tout marche parfaitement !

Pas la peine de faire dans ta culotte, le rabroua Yalson en regardant Balvéda prendre un siège avant de l’imiter. On devra peut-être emprunter les transtubes pour se déplacer.

Horza enclencha quelques boutons et lut les indications fournies par les divers circuits du train. Il dut donner raison à Wubslin : le train était fin prêt.

— Où est ce fichu drone ? demanda-t-il à Yalson.

— Allô, drone ? Unaha-Closp ? fit-elle dans le micro de son casque.

— Quoi encore ? répondit l’interpellé.

— Où es-tu ?

— J’examine de près cette antique collection de matériel roulant. Finalement, je crois bien que ces trains sont encore plus anciens que votre vaisseau.

— Dis-lui de nous rejoindre, reprit Horza. (Puis, regardant Wubslin :) Tu as inspecté le train tout entier ?

Au moment où Yalson transmettait la consigne au drone, l’ingénieur répondit :

— Sauf le wagon-réacteur ; il y a des coins où je n’ai pas pu accéder. Où sont les boutons qui commandent les portes ?

Horza les chercha quelques instants du regard en se remémorant la disposition des différents instruments de contrôle.

— Là, indiqua-t-il enfin en montrant du doigt une série de poussoirs et de cadrans lumineux à côté de Wubslin, qui se mit à les étudier.

Ainsi on lui donnait l’ordre de rentrer, on exigeait son retour ! Comme un esclave, un de ces medjels exploités par les Idirans, une vulgaire machine ! Eh bien, on allait voir.

Unaha-Closp avait lui aussi trouvé des cartes-écrans dans le train stationné à l’entrée du tunnel. Le drone se suspendit dans les airs au niveau des taches colorées qui se dessinaient sur le plastique rétroéclairé. Il actionna les commandes au moyen de ses champs manipulateurs et alluma plusieurs petites rangées de voyants marquant l’emplacement des cibles des deux camps, les principales villes et les installations militaires.

Toutes choses depuis longtemps réduites en poussière ; et dire que cette précieuse civilisation humanoïde avait été intégralement écrasée, répandue sous les glaciers ou emportée par les vents, les embruns et la pluie, puis prise dans les glaces – oui, une civilisation entière. Tout ce qui restait d’elle, c’était ce pathétique labyrinthe-tombeau.

Ah, elle était belle, leur humanité – quel que soit le terme employé par ces gens pour se définir eux-mêmes !… Il ne restait plus que leurs machines. Mais les autres, cela leur servirait-il de leçon ? Déchiffreraient-ils, dans cette boule de roc gelé, le message qu’elle était censée transmettre ? Il était permis d’en douter.

Laissant derrière lui les écrans allumés, Unaha-Closp quitta le train et s’engouffra dans le tunnel en direction de la station. Les souterrains avaient beau être éclairés, il y régnait toujours une température très basse, et le drone vit une espèce de cruauté sans âme dans la dure lumière jaune-blanc qui tombait à flots du plafond et des murs ; on aurait dit un éclairage de salle d’opération ou de salle de dissection.

La machine longea les tunnels en songeant que cette cathédrale de ténèbres était devenue une espèce d’arène vitrifiée, un vaste creuset d’expérimentation.

Xoxarle était toujours ligoté à sa poutrelle. Le regard qu’il jeta à Unaha-Closp en le voyant émerger du tunnel déplut fortement au drone ; celui-ci ne sut pas interpréter l’expression faciale de la créature – en avait-elle seulement ? – mais quelque chose lui mit vaguement la puce à l’oreille. Sur le moment, il avait eu l’impression que le prisonnier venait de s’immobiliser brusquement, pour ne pas se faire prendre en flagrant délit.

Depuis l’entrée du tunnel, le drone vit Aviger lever les yeux vers lui, assis sur sa palette, puis les détourner presque aussitôt sans même se donner la peine de le saluer d’un geste.

Le Métamorphe et les deux femmes se trouvaient dans la cabine de pilotage du train en compagnie de Wubslin. En les apercevant, Unaha-Closp partit vers les passerelles d’accès et la portière la plus proche. Là, il marqua une pause. L’air bougeait faiblement ; c’était imperceptible, mais indéniable. Il le sentait très bien.

Sans doute des circuits automatiques qui, depuis le rétablissement du courant, amenaient l’air de la surface ou le faisaient circuler dans des unités de purification atmosphérique.

Unaha-Closp monta dans le train.

— Quelle déplaisante petite machine ! dit Xoxarle à Aviger.

Le vieil homme acquiesça vaguement. La créature avait remarqué qu’Aviger la regardait moins quand elle lui parlait, comme si le son de sa voix rassurait son gardien en lui confirmant que l’Idiran était toujours attaché à la même place et qu’il se tenait tranquille. Par ailleurs, ses discours – appuyés de mouvements de tête en direction de l’humain, de haussements d’épaules occasionnels et de petits rires – lui donnaient un prétexte pour faire peu à peu glisser ses liens. Alors il parlait. Avec un peu de chance, les autres resteraient un bon moment dans le train et il réussirait à se libérer.

Il leur ferait passer un sale quart d’heure, s’il parvenait à s’enfuir dans les tunnels… armé !

— Elles devraient pourtant être ouvertes, disait Horza. (À en croire les indications du tableau de bord, les portières de la voiture-réacteur n’étaient pas verrouillées.) Tu es sûr d’avoir fait ce qu’il faut ? reprit-il en regardant l’ingénieur.

— Naturellement, répliqua celui-ci, l’air vexé. Je connais quand même le fonctionnement d’un certain nombre de systèmes de verrouillage. J’ai essayé de faire tourner la molette, mais elle se desserre ; je sais, mon bras ne marche pas très bien, mais… Enfin, ça aurait dû s’ouvrir.

— Sans doute une panne, remarqua Horza.

Il se redressa et regarda vers l’arrière du train, comme si ses yeux pouvaient percer les cent mètres de plastique et de métal qui le séparaient du wagon-réacteur.

— Hmm…, reprit-il. Tu crois qu’il y a assez de place là-dedans pour le Mental ?

Wubslin détacha son regard du tableau de bord.

— Ça ne me serait pas venu à l’idée.

— Je suis là, lança le drone sur un ton de défi en franchissant le seuil de la cabine. Que voulez-vous encore de moi ?

— Tu as mis un temps fou à inspecter l’autre train, déclara Horza.

— J’ai procédé minutieusement. Plus que vous, si j’ai bien entendu ce que vous disiez à l’instant. Où peut-il bien rester assez de place pour que le Mental s’y cache ?

— Dans le wagon-réacteur, l’informa Wubslin. Je n’ai pas pu franchir certaines portes. Horza dit que, d’après les indicateurs, elles devraient être ouvertes.

— Si je comprends bien, il faut que j’aille y jeter un coup d’œil ? demanda Unaha-Closp en se retournant vers Horza.

— Si ce n’est pas trop te demander, oui, acquiesça le Métamorphe.

— Mais non, mais non, rétorqua le drone d’un ton hautain en repassant la porte. Laissez, je m’en occupe. Je commence à adorer qu’on me donne sans arrêt des ordres.

Sur ces mots, il traversa le wagon de tête et partit en direction du réacteur.

Balvéda contempla, de l’autre côté de la vitre blindée, l’arrière du train stationné devant eux, celui que le drone venait de fouiller.

— Si le Mental se cachait dans la voiture-réacteur, dit-elle en tournant lentement la tête vers le Métamorphe, est-ce qu’il apparaîtrait sur ton détecteur de masse ? Ou bien est-ce qu’il se confondrait avec la trace de la pile ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Je ne suis pas un expert en combis, surtout quand elles sont endommagées.

— Je te trouve bien confiant de déléguer le drone, remarqua la femme de la Culture avec un petit sourire.

— Je ne fais que l’envoyer en éclaireur, Balvéda, répondit-il en se détournant pour se concentrer à nouveau sur les commandes.

Il surveillait les écrans, les cadrans, les compteurs, les mesures et les indications perpétuellement changeantes, dans l’espoir de comprendre ce qui clochait dans le wagon-réacteur, s’il y avait bien un problème à ce niveau-là. Mais tout semblait normal, pour autant qu’il puisse en juger, encore qu’il se soit moins familiarisé avec le réacteur qu’avec les autres éléments du train durant son séjour sur le Monde de Schar.

— Bon, intervint Yalson en faisant pivoter son siège de manière à poser les pieds sur le tableau de bord. (Elle enleva son casque.) Et qu’est-ce qu’on fait si on ne trouve pas de Mental dans le wagon-réacteur ? On part faire un peu de tourisme à bord de cet engin, on prend le transtube, ou quoi ?

— À mon avis, il ne serait pas très judicieux de prendre un des trains du circuit principal, répondit Horza en jetant un coup d’œil à Wubslin. Je pensais vous laisser tous ici et faire le tour du Complexe par transtube en tentant de repérer le Mental à l’aide du détecteur de masse. Ce ne serait pas très long, même en faisant deux fois le périple pour couvrir les deux voies ferrées qui relient les stations. Comme les transtubes n’ont pas de réacteurs, le détecteur ne capterait pas de faux échos qui viennent interférer avec ses propres mesures.

Assis face aux commandes principales du train, Wubslin avait l’air abattu.

— Alors pourquoi ne pas tous nous renvoyer au vaisseau ? interrogea Balvéda.

— Balvéda, tu n’es pas là pour faire des suggestions.

— J’essayais seulement de me rendre utile, fit l’agent de la Culture en haussant les épaules.

— Et si tu ne trouves rien ? s’enquit Yalson.

On retourne au navire, répondit-il en secouant la tête. C’est tout ce qu’il nous restera à faire. Wubslin pourra y examiner le détecteur de masse de ma combi et, suivant ce qu’il trouvera, on reviendra ou on ne reviendra pas. Maintenant qu’il y a du courant, ça ne nous prendrait pas longtemps, on ne serait pas obligés de tout faire à pied.

— Dommage, émit Wubslin en tripotant les manettes, qu’on ne puisse même pas prendre ce train pour revenir à la station 4, à cause de celui qui nous barre la route dans la 6.

— On peut sans doute le déplacer aussi, lui dit Horza. Si on utilise les trains du circuit principal, qu’on aille dans un sens où dans l’autre il nous faudra de toute façon manipuler les aiguillages.

— Bon, si c’est comme ça… (L’air rêveur, Wubslin reporta son regard sur les commandes.) C’est l’accélérateur, ça ?

Horza éclata de rire, croisa les bras et regarda l’ingénieur en souriant.

— Oui. On verra plus tard si on peut se permettre une petite balade.

Il se pencha et désigna deux ou trois autres manettes à Wubslin, en lui montrant comment préparer le train au départ. Suivit un échange de gestes, de paroles et d’acquiescements muets.

Yalson se tortillait impatiemment sur son siège. Au bout d’un moment, elle tourna la tête vers Balvéda. Celle-ci contemplait Horza et Wubslin en souriant ; sentant son regard, la femme de la Culture haussa les sourcils et lui adressa un sourire encore plus franc accompagné d’un léger mouvement de tête indiquant les deux hommes. À contrecœur, Yalson lui rendit son sourire et déplaça légèrement son arme.

Les lumières défilaient à toute allure et dessinaient dans la cabine un motif lumineux palpitant, stroboscopique. Il le savait : il avait ouvert l’œil et distingué tout cela.

Il lui avait fallu rassembler toutes ses forces pour soulever cette unique paupière. Il s’était momentanément laissé aller à somnoler. Il ne savait pas combien de temps, mais il se rendait compte qu’il avait dormi. Il souffrait moins. Sans doute parce qu’il était resté assez longtemps immobile ; son grand corps brisé s’inclinait en travers de ce siège conçu pour des créatures différentes de lui. La tête sur le panneau de contrôle, la main coincée par le petit volet, il avait les doigts collés contre le levier du coupe-circuit situé en dessous.

Comme c’était reposant ! C’était même indiciblement doux, après cette abominable progression à plat-ventre, à la fois dans le train et dans le tunnel de sa propre souffrance.

Le mouvement du train avait changé. Il continuait de le bercer, mais à un rythme un peu plus soutenu maintenant, et une vibration nouvelle s’y était ajoutée, pareille à un cœur emballé. À présent, il lui semblait même l’entendre. Le bruit du vent soufflant dans ces cavernes enfouies au plus profond de la terre, très loin sous les neiges fouettées par le blizzard. Ou alors, c’était le produit de son imagination. Il aurait été bien en peine de le dire.

Il avait l’impression d’être redevenu enfant, de partir en voyage avec ses camarades de classe sous la garde de leur vieux Querlmentor ; bercé, il allait s’endormir, glisser dans un sommeil bienheureux dont il sortirait de temps en temps, tout engourdi.

Il ne cessait de se répéter : J’ai fait tout ce que j’ai pu. Ce n’est peut-être pas suffisant, mais j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir. Il y trouvait une certaine consolation.

Comme le reflux de la douleur, cela l’apaisait ; comme le balancement du train, cela le rassérénait.

Il referma son œil unique. Le noir aussi lui procurait du réconfort. Il ignorait totalement quelle distance il avait parcourue, et commençait à penser que cela n’avait aucune importance ; tout à coup, il oubliait le but de ses actes. Mais là encore, quelle importance ? Il les avait accomplis ; tant qu’il ne bougeait pas, rien ne comptait. Rien.

Les portes étaient effectivement bloquées en position fermée, comme dans l’autre train. Le drone exaspéré projeta un champ de force contre une des portes du wagon-réacteur et fut rejeté en arrière par le contrecoup.

La porte n’était même pas éraflée.

Aïe, aïe, aïe !

Obligé de se rabattre une nouvelle fois sur les passages étroits et les gaines de câbles, Unaha-Closp fit demi-tour et emprunta un couloir assez court avant de se laisser tomber dans une trappe d’inspection sous le plancher du premier étage.

Naturellement, c’est toujours moi qui me coltine tout le boulot. J’aurais dû m’en douter. Au fond, ce que je fais pour ce fumier revient à traquer une machine comme moi. Je devrais faire tester mes circuits. J’ai bien envie de ne rien lui dire, même si je tombe sur le Mental quelque part dans ce train. Ça lui apprendrait.

Le drone releva le volet d’inspection et s’enfonça dans l’espace étroit et sombre qui s’étendait juste sous le plancher. Le sas se referma en chuintant derrière lui, le coupant de sa source lumineuse. Le drone envisagea de remonter l’ouvrir, mais se dit : Il va sûrement se refermer aussitôt, automatiquement ; je vais perdre patience et l’abîmer, ce qui serait en fin de compte inutile et mesquin. Il s’abstint donc ; ce genre de comportement, c’était bon pour les humains.

Alors il s’engagea dans le conduit et partit vers l’arrière du train dans l’intention de se faufiler sous le réacteur.

L’Idiran déblatérait toujours. Aviger l’entendait sans l’écouter, et le voyait du coin de l’œil sans vraiment le regarder. Il contemplait distraitement son arme en chantonnant vaguement et en se demandant ce qu’il ferait si – par un quelconque hasard – il découvrait lui-même le Mental. Par exemple, si les autres se faisaient tuer et s’il restait seul avec cet engin. Les Idirans paieraient, sans doute une jolie somme pour le récupérer. La Culture aussi, d’ailleurs. Et elle avait de l’argent, même si ses citoyens étaient censés ne pas s’en servir dans la vie de tous les jours.

Rêveries que tout cela, mais, étant donné la situation, il pouvait arriver n’importe quoi. On ne savait jamais comment les choses pouvaient tourner. Il achèterait des terres : une île sur une jolie planète bien tranquille, par exemple. Il subirait un rétrotraitement anti-âge, élèverait une race d’animaux coûteux et fréquenterait les riches par l’intermédiaire de ses relations. Ou bien il embaucherait quelqu’un pour se charger du gros travail ; quand on avait de l’argent, ce genre de chose devenait possible. Tout devenait possible.

L’Idiran parlait toujours.

Il avait pratiquement réussi à dégager une main. C’était tout ce qu’il pouvait faire pour l’instant, mais peut-être parviendrait-il plus tard à tortiller son bras et à le libérer ; c’était de plus en plus facile. Il y avait un bon moment que les humains étaient dans le train ; combien de temps y resteraient-ils encore ? La petite machine était arrivée après les autres. Il l’avait vue juste à temps sortir du tunnel ; comme il n’ignorait pas qu’elle y voyait mieux que lui, il avait cru un temps qu’elle avait vu bouger le bras qu’il essayait de libérer, du côté opposé à son gardien. Mais la machine avait à son tour disparu dans le train, il n’était rien arrivé. L’Idiran ne cessait de surveiller Aviger pour s’assurer qu’il n’avait rien remarqué. Mais le vieil homme semblait perdu dans ses rêves. Alors Xoxarle continua de discourir, de déclamer dans le vide le récit des anciennes victoires idiranes.

Sa main était presque libre.

Quelques grains de poussière s’échappèrent d’une poutrelle située juste au-dessus de lui, à environ un mètre au-dessus de sa tête, et, au lieu de tomber en pluie dans l’air quasi immobile, s’éloignèrent quelque peu de l’Idiran. Celui-ci regarda à nouveau le vieil homme et tira sur les fils qui maintenaient son autre main. Allez, détache-toi !

Unaha-Closp dut marteler à grands coups l’angle d’un virage pour se frayer un passage dans le boyau exigu qu’il voulait emprunter. Ce n’était même pas un conduit d’aération, mais une simple gaine à câbles. Qui menait toutefois au compartiment du réacteur. La machine vérifia ses données sensorielles : même taux de radiations ici que dans l’autre train.

Elle se coula de force dans le léger creux qu’elle avait pratiqué dans la gaine et s’enfonça dans les entrailles de métal et de plastique du wagon silencieux.

J’entends quelque chose. Quelque chose vient, en dessous de moi…

Les lumières formaient maintenant une ligne continue et défilaient trop vite, de part et d’autre du train, pour que l’œil les distinguât individuellement. Au-devant du train, au bout des rails, elles se détachaient parfois les unes des autres à la faveur d’un virage, ou encore au bout d’une ligne droite, puis s’enflaient, se rejoignaient et passaient en trombe derrière les vitres telles des étoiles filantes dans la nuit.

Le train avait mis longtemps pour atteindre sa vitesse maximale ; pendant de longues minutes il avait lutté contre l’inertie de ses milliers de tonnes. Mais il y était arrivé et fonçait aussi vite qu’il pouvait, précédé d’une colonne d’air et accompagné d’un hurlement déchirant tel que n’en avaient encore jamais connu les tunnels – ses wagons endommagés offraient une résistance anormale ou éraflaient au passage les saillies des portes antisouffle, avec pour effet de réduire quelque peu sa vitesse mais d’amplifier considérablement le vacarme.

Le rugissement des moteurs emballés et des roues tournant à toute vitesse, des wagons éventrés hérissés de métal où l’air s’engouffrait se répercutait sur les parois, le plafond, les consoles, le plancher et la baie vitrée inclinée.

L’œil de Quayanorl était clos. Dans ses oreilles, des membranes battaient sous l’impact du fracas, mais le message n’était plus transmis à son cerveau. À voir sa tête rebondir sur le tableau de bord animé d’une vibration constante, on l’aurait cru vivant. La main du guerrier tremblait sur le coupe-circuit du frein comme pour traduire sa nervosité, voire sa frayeur.

Coincé dans cette position, collé, soudé par son propre sang, on aurait dit une pièce rapportée et endommagée du vaste mécanisme qu’était le train.

Le sang avait séché ; à l’extérieur comme à l’intérieur du corps de Quayanorl, il avait cessé de couler.

— Comment ça se passe, Unaha-Closp ? fit la voix de Yalson.

— Je suis sous le réacteur, et je n’ai pas de temps à perdre. Si je trouve quelque chose, je vous le ferai savoir. Merci.

Sur ce, le drone éteignit son communicateur et contempla les entrailles du véhicule, ces fils et ces câbles gainés de noir qui, devant lui, s’enfonçaient dans leur conduit. Ils étaient plus nombreux que dans le train de tête. Devait-il les sectionner pour se frayer un passage, ou bien chercher un autre accès ?

Décider, toujours décider…

Sa main était libre. Il marqua une pause. Toujours assis sur sa palette, le vieil humain manipulait son arme.

Xoxarle s’autorisa un léger soupir de soulagement et fit jouer ses doigts, d’abord en les étirant, puis en serrant le poing. Des particules de poussière lui effleurèrent la joue en tombant. Sa main s’immobilisa.

Il observa le mouvement de la poussière.

Un léger souffle, à peine une brise, lui chatouillait les bras et les jambes. Comme c’est étrange, songea-t-il.

— Tout ce que je dis, moi, dit Yalson à Horza tout en déplaçant ses pieds sur la console, c’est qu’il ne serait pas très prudent de redescendre ici tout seul. Il peut t’arriver n’importe quoi.

— Je prendrai un communicateur et je vous appellerai à intervalles réguliers, répliqua le Métamorphe qui, les bras croisés, s’appuya au rebord d’un panneau de commandes, celui-là même où Wubslin avait posé son casque.

L’ingénieur se familiarisait avec les instruments de bord qui, d’ailleurs, étaient relativement simples.

— C’est une règle de base, Horza. On ne part jamais seul. Qu’est-ce qu’on t’a donc appris, dans cette maudite Académie ?

— Si je puis me permettre, plaça Balvéda en joignant les mains devant elle et en dévisageant le Métamorphe, je tiens simplement à dire que suis d’accord avec Yalson.

Horza la contempla, l’air à la fois ébahi et fâché.

— Eh bien justement non, tu ne peux pas te permettre. Non mais, tu te crois dans quel camp, Pérosteck ?

— Oh, Horza, répliqua celle-ci en croisant les bras à son tour. Après tout ce temps, j’ai presque l’impression de faire partie de l’équipe.

À environ un mètre de la tête du Capitaine-Subordonné Quayanorl Gidborux Stoghrle III, tête qui roulait doucement de-ci, de-là et commençait à se refroidir lentement, une petite lumière se mit à clignoter très rapidement sur la console. Simultanément, un ululement aigu emplit la cabine puis le wagon de tête tout entier, avant d’être relayé par plusieurs centres de contrôle d’un bout à l’autre du train. Quayanorl, dont le grand corps bien calé penchait d’un côté tandis que le train prenait un long virage, Quayanorl aurait tout juste pu l’entendre, s’il avait été encore en vie. Mais très peu d’humains l’auraient perçu.

Unaha-Closp se rendit compte qu’il n’était pas très sage de se couper ainsi du monde extérieur et rétablit ses canaux com pour s’apercevoir qu’en réalité personne ne cherchait à le contacter. Il entreprit de faire sauter un à un, au moyen d’un champ trancheur, les câbles qui se pressaient dans la gaine. Inutile de chercher à épargner le train après ce qui est arrivé à celui de la station 6, se dit-il. Et de toute façon, si je touche à un élément vital, Horza ne manquera pas de pousser aussitôt quelques hurlements bien sentis. Et puis, je peux réparer facilement, conclut-il.

Un courant d’air ?

Xoxarle se dit qu’il avait dû rêver. Mais peut-être était-ce une unité de circulation d’air qui se remettait en route. On pouvait admettre que la chaleur dégagée par l’éclairage et les divers mécanismes de la station nécessitait une ventilation supplémentaire au-delà d’une certaine température.

Seulement, tout faible et régulier qu’il fût, le courant d’air s’accentuait. Lentement, presque imperceptiblement, il gagnait en puissance. Xoxarle se creusa la cervelle ; qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Pas un train ; non, sûrement pas un train.

Il tendit l’oreille, mais en vain. Puis il reporta son regard sur le vieil homme et le vit regarder en arrière. Avait-il, lui aussi, remarqué quelque chose ?

— Alors, on n’a plus ni batailles ni victoires à me raconter ? fit Aviger d’un ton las.

Il toisa l’Idiran, qui partit d’un rire un peu trop sonore, et peut-être même un peu nerveux… Mais pour constater la différence, il aurait fallu qu’Aviger connaisse mieux le langage gestuel et les tonalités vocales des Idirans.

— Pas du tout ! protesta Xoxarle. Je songeais simplement que…

Sur quoi il se lança dans un autre récit de défaite ennemie. Un récit qu’il avait déjà raconté maintes fois : chez les siens, dans des réfectoires de vaisseaux, dans des cales de navettes d’assaut ; il le connaissait si bien qu’il aurait pu le narrer en dormant. Tandis que sa voix emplissait la caverne brillamment éclairée où le vieil humain contemplait obstinément le fusil qu’il tenait, l’Idiran laissa ses pensées tourner à nouveau vers ce fameux courant d’air, et tenter de trouver une explication. Et tout cela sans cesser de tirer sur les fils qui lui ligotaient le bras ; il ne savait pas ce qui se passait, mais une chose était sûre : une main libre, ça ne suffisait pas. Il fallait poursuivre l’effort ; c’était vital. Le courant d’air était de plus en plus prononcé. Et pourtant, Xoxarle n’entendait toujours rien. Un filet de poussière s’écoulait régulièrement de la poutrelle au-dessus de sa tête.

Il fallait que ce soit un train. Était-il possible qu’on en ait laissé un tourner dans le Complexe ? Mais non, voyons…

Quayanorl ! Les réglages que nous avons faits sont-ils susceptibles de… Mais non, ils n’avaient pas cherché à mettre le véhicule en marche. Ils s’étaient contentés d’apprendre comment il fonctionnait et de vérifier que tout était en état de marche, rien de plus. Inutile de le faire démarrer ; et, de toute façon, ils n’avaient pas le temps.

C’était donc Quayanorl lui-même, qui avait pu agir, qui était donc vivant ! Ça ne pouvait être que lui qui avait envoyé ce train.

L’espace d’un instant – tout en tiraillant sur ses liens avec l’énergie du désespoir, sans hâte et sans quitter des yeux le vieil homme – Xoxarle se représenta son compagnon toujours en vie quelque part dans la station 6, puis se remémora la gravité de ses blessures. Tant que Quayanorl gisait encore sur la passerelle d’accès, Xoxarle avait conservé quelque espoir, mais à un moment, le Métamorphe avait dit à Aviger, son gardien, de rebrousser chemin et d’aller tirer une balle dans la tête de l’Idiran blessé. Cela aurait dû l’achever ; mais manifestement, il n’en était rien.

Tu as manqué ton coup, vieillard ! exulta Xoxarle tandis que le souffle d’air se muait indubitablement en brise. Une sonnerie plaintive s’éleva au loin, presque inaudible tant elle était aiguë. Assourdie, elle provenait de l’intérieur du train. Un signal d’alarme !

Retenu par un ultime lien juste au-dessus du coude, le bras de Xoxarle était presque libre. L’Idiran eut un léger haut-le-corps ; le fil remonta sur son bras et s’immobilisa, détendu, au niveau de son épaule.

— Vieil homme, Aviger mon ami, annonça-t-il.

L’autre leva promptement les yeux, surpris par cette interruption dans l’interminable monologue du prisonnier.

— Quoi ?

— Cela va vous paraître idiot, et je ne vous en voudrais pas d’avoir peur, mais mon œil droit me démange atrocement. Vous voulez-bien le gratter pour moi ? Je sais bien que ça a l’air bête, un guerrier qui souffre mille morts à cause d’un œil qui le démange, mais depuis dix minutes j’en deviendrais presque fou. Alors, vous voulez bien ? Avec le canon du fusil, si vous voulez ; je prendrai bien garde à ne pas bouger un seul muscle, à ne rien faire qui vous surprenne si vous vous servez du bout du canon. C’est comme vous voulez. Vous acceptez ? Je vous jure sur mon honneur de guerrier que je dis la vérité.

Aviger se leva et regarda vers l’avant du train.

Il n’entend pas le signal d’alarme. Il est vieux. Et les autres, les plus jeunes, l’entendent-ils ? Il est peut-être trop aigu pour eux aussi. Et cette machine ? Oh, approche donc, vieille bête, approche !

Unaha-Closp écarta les câbles sectionnés. Maintenant il pouvait expédier un champ à l’intérieur de la gaine et s’ouvrir une voie pour pénétrer plus loin.

— Allô, drone ? Drone, tu m’entends ?

De nouveau Yalson.

Quoi encore ?

— Horza vient de voir s’éteindre certains témoins correspondant au wagon du réacteur. Il veut savoir ce que tu fabriques.

— Je ne le veux pas, je l’exige, marmotta Horza en fond.

— J’ai dû couper quelques câbles. Apparemment, c’est le seul moyen de parvenir jusqu’au réacteur. Je les réparerai plus tard, si vous insistez.

Le canal com se tut quelques secondes et, pendant cet intervalle, Unaha-Closp crut percevoir un son très haut perché. Mais il n’aurait pas pu en jurer. Sans doute une sensation marginale, se dit-il. Le canal se manifesta à nouveau, et Yalson reprit :

D’accord. Mais Horza te demande de l’avertir la prochaine fois que tu voudras couper quelque chose, surtout si ce sont des câbles.

— Ça va, ça va ! Et maintenant, fichez-moi la paix !

Le canal se tut. La machine réfléchit quelques instants. L’idée qu’un signal d’alarme retentissait peut-être quelque part l’avait brièvement effleurée mais, en toute logique, il aurait dû être repris dans la cabine de pilotage ; or, il n’avait rien entendu derrière la voix de Yalson. Seulement la remarque à peine intelligible du Métamorphe. Donc, pas de signal d’alarme.

Il introduisit un champ sectionneur dans la gaine.

— C’est lequel ? interrogea Aviger tout en demeurant prudemment à distance de l’Idiran.

La brise chassait sur son front une maigre mèche de cheveux jaunâtres. Xoxarle craignit que son gardien ne flaire quelque chose, mais non. Le vieil homme se contenta de remettre sa mèche en place et, l’arme au poing, l’air hésitant, leva un regard interrogateur vers la tête de la créature.

— Celui-là, le droit, répondit Xoxarle en tournant lentement la tête.

Aviger jeta un nouveau regard vers l’avant du train, puis revint à Xoxarle.

— Ne le dites pas à vous-savez-qui, hein ?

— C’est promis. Dépêchez-vous, s’il vous plaît. Ça devient insupportable.

Aviger fit un pas en avant, mais se maintint hors de portée de l’Idiran.

— Vous me jurez sur l’honneur que vous n’êtes pas en train de me jouer un tour ?

— Vous avez ma parole de guerrier. Je vous le jure sur le nom jamais souillé de mon parent-mère. Sur mon clan, et sur tous les miens ! Que la galaxie tombe en poussière si je mens !

— Bon, ça va, d’accord, fit Aviger en levant son arme. Je voulais juste des garanties, c’est tout. (Il approcha le canon de l’œil de Xoxarle.) À quel endroit ça vous gratte, exactement ?

— Là ! éructa Xoxarle.

Son bras libre se détendit brusquement ; de sa main libre, il saisit vivement le canon de l’arme et l’attira à lui. Aviger, qui n’avait pas lâché prise, vint heurter la poitrine de l’Idiran. Sa cage thoracique se vida d’un coup ; puis le fusil s’abattit violemment sur son crâne. Xoxarle avait tourné la tête au moment d’agripper le fusil, au cas où le coup partirait, mais il n’avait pas de souci à se faire de ce côté-là : Aviger ne l’avait même pas laissé allumé.

Tandis que la brise se faisait de plus en plus sensible, l’Idiran laissa l’humain inconscient glisser jusqu’au sol. Il tint ensuite le fusil-laser entre ses dents et le régla à sa puissance minimale. Puis il fit sauter le cran de sécurité afin de pouvoir introduire dans la gâchette ses doigts plus gros que ceux des humains.

Je ne devrais pas avoir trop de mal à faire fondre les fils, se dit-il.

Tel un nid de serpents émergeant d’un trou dans la terre, le paquet de câbles sectionnés environ un mètre plus loin sortit en glissant de sa gaine. Unaha-Closp s’y introduisit et étendit un champ par-delà l’extrémité dénudée du tronçon suivant.

— Écoute Yalson, fit Horza. De toute façon, je ne t’emmènerai pas avec moi, même si je décide de ne pas redescendre ici seul.

Il la regarda en souriant. Yalson fronça les sourcils.

— Ah oui ? Et pourquoi donc ?

— Parce que j’aurai besoin de tes services à bord, pour empêcher Balvéda et notre ami le Chef de Section de faire des bêtises.

— J’espère que c’est la seule raison, gronda-t-elle en plissant les yeux.

Le sourire de Horza s’élargit ; il détourna les yeux comme s’il avait envie d’en dire plus mais qu’il préférât s’abstenir pour une raison connue de lui seul.

Toujours assise dans son fauteuil trop grand pour elle, Balvéda continuait de balancer ses jambes. Elle se demandait ce qui avait changé entre le Métamorphe et sa compagne à la peau duveteuse. Elle avait cru remarquer quelque chose de nouveau dans leurs relations, surtout dans l’attitude de Horza. Il y avait là un élément inédit, qui déterminait des réactions différentes du Métamorphe envers la jeune femme. Balvéda n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Tout cela l’intéressait, certes, mais ne l’avançait pas à grand-chose. Ses problèmes à elle demeuraient non résolus. Balvéda connaissait bien ses propres faiblesses, dont une qui commençait à l’inquiéter.

Elle en était arrivée à se considérer comme faisant partie de l’équipe. En entendant Yalson et Horza se disputer pour savoir qui le Métamorphe devait emmener s’il retournait dans les entrailles du Complexe après un bref retour à bord de la Turbulence, elle ne put s’empêcher de sourire discrètement. Cette femme si volontaire et si sérieuse lui plaisait, même en sachant très bien que cette affection n’était pas payée de retour, et, au fond, elle n’arrivait pas à trouver Horza aussi cruel qu’elle aurait dû.

Tout ça, c’était la faute de la Culture, qui se jugeait trop civilisée, trop raffinée pour vouer de la haine à ses ennemis, préférant s’efforcer de les comprendre, de saisir leurs motivations, afin de les battre sur leur propre terrain puis de les traiter de telle manière qu’ils ne s’opposent plus jamais à elle. Le concept était sain tant qu’on n’approchait pas l’ennemi de trop près ; seulement, quand ses agents passaient du temps avec lui, cette démarche empathique se retournait contre eux. Ils devaient alors mobiliser une sorte d’agressivité détachée, artificielle, pour contrer cette compassion naturelle et, justement, Balvéda sentait le recours à cette parade lui échapper peu à peu.

Je me sens peut-être un peu trop en sécurité pour réagir, songea-t-elle. Je ne pressens pas de menace immédiate. La bataille pour le Complexe de Commandement est terminée ; ma mission est en train d’échouer, et la tension des jours passés s’efface.

Xoxarle ne perdit pas une seconde. Le fin rayon atténué du laser s’affairait en bourdonnant au-dessus de chaque fil, qu’il colorait en rouge, en jaune puis en blanc avant de le trancher avec un claquement sec sur une traction de l’Idiran. Par terre, le vieil homme remuait en gémissant.

Ce qui n’était jusqu’alors qu’une faible brise se mua en souffle plus puissant. La poussière s’engouffra sous le train et vint tourbillonner autour des pieds de Xoxarle, qui appliqua le laser à un nouveau paquet de fils. Il n’en restait plus que quelques-uns. L’Idiran jeta un regard à l’avant du train. Toujours pas trace des humains, ni de leur machine. Il lança un coup d’œil dans l’autre sens, par-dessus son épaule, vers le wagon de queue puis l’orée du tunnel, d’où le vent sortait en sifflant. Xoxarle n’y distingua aucune lumière, n’y perçut aucun son. Le courant d’air glaça son œil valide.

Il pointa le laser sur un autre faisceau de fils. Les étincelles chassées par le vent s’éparpillèrent sur le quai et sur le dos de la combinaison d’Aviger.

Évidemment, c’est toujours moi qui fais tout ici, songea Unaha-Closp en retirant de la gaine un nouvel amas de câbles. Derrière lui, un monceau de tronçons de câbles bloquait le boyau qu’il avait emprunté pour atteindre la conduite étroite où il s’activait à présent.

La chose est derrière moi. Je la sens. Je l’entends. Je ne sais pas ce qu’elle fait mais je sens, j’entends.

Et puis il y a autre chose… un autre bruit…

Le train était comme un long obus articulé propulsé dans un canon gigantesque ; comme un cri métallique dans une gorge immense. Fonçant à travers le tunnel, tel un piston dans le plus formidable moteur jamais conçu, il enfilait courbes et lignes droites – que ses feux illuminaient brièvement – en poussant devant lui, sur plusieurs kilomètres, une masse d’air traversée d’un rugissement féroce.

La poussière du quai formait des nuages dans l’air. Sur la palette, une boîte en fer-blanc vide roula, tomba au sol avec un bruit métallique et se mit à remonter le quai en direction de l’avant du train, non sans heurter la paroi à deux ou trois reprises. Elle attira l’attention de Xoxarle qui, bousculé par le vent, voyait ses liens se défaire les uns après les autres. Bientôt une jambe fut libre, puis une autre. Enfin ce fut le tour de son bras, et les fils tombèrent au sol.

Un bout de bâche en plastique décolla de la palette tel un oiseau noir et plat, et s’abattit mollement sur le quai avant de suivre la boîte métallique, qui gisait à présent à mi-chemin de l’avant du train. Xoxarle se pencha prestement, attrapa Aviger par la taille et le déposa sans effort au creux de son bras en prenant le laser dans l’autre main. Cela fait, il s’élança vers la paroi du tunnel, où le vent fouettait en gémissant l’arrière pentu du train.

— … ou plutôt les enfermer tous les deux ici. Tu sais très bien qu’on pourrait le faire…, disait Yalson.

Il est là, tout près, songeait Horza en acquiesçant distraitement sans écouter Yalson lui dire pourquoi il aurait besoin d’aide dans sa quête du Mental. Tout près, j’en suis persuadé ; je le sens ; on y est presque. Je ne sais pas comment, mais on a – j’ai – tenu jusqu’au bout. Pourtant, ce n’est pas encore fini ; il suffirait d’une infime erreur, une seule négligence, un seul faux pas pour tout compromettre, tout foutre en l’air ; l’échec, la mort… Jusqu’ici, on s’en est sortis, malgré nos bévues, mais il est tellement facile de passer à côté d’un détail, d’omettre dans la masse de données un imperceptible élément qui – dès qu’on n’y pense plus, dès qu’on a le dos tourné – surgit brusquement et vous assomme par-derrière. La solution, c’était de penser à tout, ou alors (car la Culture avait peut-être raison : seules les machines en étaient vraiment capables) être toujours en prise sur la situation, ne jamais passer à côté de ce qui était important, ou potentiellement important, et de ne jamais tenir compte du reste.

Tout à coup, Horza encaissa un choc : il venait de comprendre que cette obsession de l’erreur, cette volonté de demeurer constamment sur ses gardes n’étaient finalement pas très éloignées de la hantise fétichiste qu’il méprisait tant chez les citoyens de la Culture et qui les poussait sans cesse à instaurer partout la justice et l’égalité, c’est-à-dire à ôter toutes ses chances à la vie. Le paradoxe le fit sourire, et il jeta un coup d’œil à Balvéda, qui regardait Wubslin expérimenter les instruments de contrôle du train.

Arriver à ressembler à l’ennemi, se dit-il. Ce n’est peut-être pas si bête, après tout.

— … Horza, tu m’écoutes ? disait Yalson.

— Hmm ? Mais oui, bien sûr, répondit-il tout sourire.

Tandis que Horza et Yalson discutaient, que Wubslin enfonçait des boutons et basculait des leviers, Balvéda fronça tout à coup les sourcils. Sans savoir pourquoi, elle commençait à ressentir un léger malaise.

Dehors, le long du wagon de tête, hors de son champ de vision, une petite boîte en métal roulait sur le quai et heurta bientôt le mur bordant l’entrée du tunnel.

Xoxarle courait vers le fond de la gare. Près de l’orée du tunnel piéton, qui s’enfonçait dans le roc en virant à angle droit derrière le quai, se trouvait le souterrain d’où il avait vu émerger le Métamorphe et les deux femmes, quand ceux-ci étaient revenus après avoir fouillé la station. Voilà qui lui fournirait un poste d’observation idéal ; Xoxarle pensait ainsi échapper à la collision et, entre-temps, se ménager une ligne de tir bien dégagée jusqu’à l’avant du train. Il n’avait qu’à rester là jusqu’à l’irruption du train. Si les autres tentaient de descendre, il les abattrait sur-le-champ. Il vérifia le bon fonctionnement de son arme et la régla au maximum.

Balvéda sauta au bas de son siège, croisa les bras et traversa lentement la cabine de pilotage en direction d’une fenêtre latérale ; là, elle se mit à fixer intensément le sol en se demandant pourquoi elle se sentait aussi mal.

Le vent s’engouffrait en hurlant dans l’espace séparant la sortie du tunnel de l’arrière du train ; il se transformait en véritable bourrasque. À vingt mètres de la cachette de Xoxarle, agenouillé dans le tunnel avec un pied calé sur le dos d’Aviger, le wagon de queue commença à se balancer.

Le drone, qui s’apprêtait à cisailler un nouveau câble, suspendit subitement son geste. Deux idées venaient de le frapper simultanément : un, il avait bien entendu un drôle de bruit, finalement ; deux, si une sonnerie d’alarme s’était réellement déclenchée dans la cabine de pilotage – simple supposition –, non seulement aucune oreille humaine n’aurait pu l’entendre, mais il y avait en outre de fortes chances pour que le casque de Yalson ne puisse pas non plus relayer l’espèce d’ululement aigu qu’il avait cru percevoir.

D’accord, mais cette sonnerie… n’aurait-elle pas été accompagnée d’un signal visuel ?

Balvéda se tourna vers la vitre, sans regarder consciemment au-dehors. Puis elle se cala contre le tableau de bord et reporta son regard sur les autres.

— … ou si tu es vraiment sérieux quand tu parles de continuer à chercher ce maudit engin, disait Yalson.

— Ne t’en fais pas, va, répliqua Horza en appuyant ses propos d’un hochement de tête. Je le trouverai.

Balvéda se détourna et regarda à nouveau dehors.

Juste à ce moment-là, dans les casques de Yalson et Wubslin retentit la voix pressante du drone. L’attention de Balvéda fut attirée par un morceau de plastique noir qui glissait rapidement sur le quai. Ses yeux s’écarquillèrent. Sa bouche s’ouvrit toute grande.

La bourrasque se fit ouragan. Un bruit d’avalanche lointaine sortait de la bouche du tunnel.

Alors, tout au fond de la dernière ligne droite avant la station 7, une lumière naquit dans le tunnel.

Xoxarle ne pouvait pas la voir, mais entendit le bruit ; il releva le canon de son arme et le pointa dans l’alignement du train stationné. Ces stupides humains n’allaient certainement pas tarder à comprendre.

Des rails d’acier s’éleva tout à coup une longue plainte.

Le drone rebroussa rapidement chemin, projetant contre les parois du conduit les longueurs de câble sectionnées.

— Yalson ! Horza ! lança-t-il dans son communicateur en remontant à toute allure l’étroit passage souterrain.

Au moment de tourner à l’angle qu’il avait dû aplatir pour pouvoir passer, il entendit le faible ululement aigu et insistant de la sonnerie d’alarme.

— Signal d’alarme ! s’exclama-t-il à nouveau. Je l’entends maintenant ! Qu’est-ce qui se passe ?

Depuis son boyau, il sentait la masse d’air se ruer sur le train, le parcourir et le chahuter.

— Il y a un coup de vent dehors ! fit promptement Balvéda dès que la voix du drone se fut éteinte.

Wubslin ôta son casque du tableau de bord. En dessous clignotait un petit voyant orange, que le Métamorphe regarda fixement. Balvéda reporta son attention sur le quai, où roulaient des nuages de poussière. En face du portique arrière, le matériel léger posé sur la palette s’envolait.

— Horza, reprit-elle calmement. Je ne vois ni Xoxarle ni Aviger.

Yalson bondit sur ses pieds. Horza jeta un coup d’œil par la fenêtre latérale, puis contempla de nouveau le voyant de la console.

— C’est un signal d’alarme ! reprit la voix du drone dans leurs deux casques. Je l’entends !

Horza ramassa prestement son fusil, saisit le bord du casque que Yalson tenait à deux mains et répondit :

— C’est un train, drone ; ce que tu entends, c’est l’alarme-collision. Descendez immédiatement du train. (Il lâcha le casque, que Yalson enfila aussitôt avant de le verrouiller sur sa tête. Horza fit un geste en direction de la porte.) Dehors tout le monde ! proféra-t-il en regardant successivement Yalson, Balvéda et Wubslin qui, resté assis, tenait toujours à la main son casque récupéré sur la console.

Balvéda se dirigea vers la porte, Yalson sur ses talons. Horza fit mine de leur emboîter le pas, puis se ravisa et regarda Wubslin, qui posait son casque par terre et se retournait vers les commandes.

— Wubslin ! hurla-t-il. Dehors, vite !

Balvéda et Yalson traversèrent le wagon au pas de course. Yalson se retourna et jeta un regard hésitant en arrière.

— Je vais le faire démarrer, déclara l’ingénieur d’un ton pressant sans se retourner vers Horza.

Il enfonça quelques boutons.

— Wubslin ! répéta Horza sur le même ton. Sors de là tout de suite !

— Ne t’en fais pas pour moi, Horza, répliqua-t-il sans cesser de basculer des leviers et des interrupteurs, grimaçant quand il devait bouger son bras blessé, mais toujours sans tourner la tête. Je sais ce que je fais. Descends, toi. Moi, je vais le faire démarrer, ce train ; tu vas voir.

Horza jeta un regard vers l’arrière du véhicule. Yalson se profilait dans l’encadrement d’une porte, au beau milieu de la voiture de tête, et regardait alternativement Balvéda – qui s’éloignait en direction de la deuxième voiture et des rampes d’accès – puis Horza, qui se tenait toujours dans la cabine de pilotage. Ce dernier lui fit signe de descendre du train, puis fit demi-tour et attrapa Wubslin par le coude.

— Imbécile ! cria-t-il. Si ça se trouve, le train qui vient vers nous fait du cinquante mètres/seconde ; tu sais combien de temps il faut pour faire démarrer ces engins ?

Il tira l’ingénieur par le bras. Celui-ci fit volte-face et, de sa main libre, le frappa au visage. Le Métamorphe partit en arrière et tomba, plus sous le coup de la surprise que de la douleur. Wubslin se retourna vers les commandes.

— Tu m’excuseras, Horza, mais je peux le déplacer jusqu’à ce virage, là, pour le mettre à l’abri. Maintenant, va-t’en. Laisse-moi.

Horza empoigna son fusil-laser, se releva, contempla une seconde l’ingénieur absorbé dans sa tâche, puis tourna les talons et partit en courant. À ce moment-là le train fut déporté sur le côté, parut se détendre puis se contracter.

Yalson avait suivi Balvéda, puisque Horza le lui avait ordonné par gestes.

— Balvéda ! appela-t-elle. Les sorties de secours ! Descends au premier niveau !

Mais l’agent de la Culture ne l’entendit pas. Elle fonçait toujours vers la deuxième voiture et les passerelles. Yalson partit à sa suite en la maudissant.

Le drone émergea du plancher comme une bombe et gagna en un clin d’œil la trappe de secours la plus proche.

Cette vibration ! Mais c’est un train ! Un autre train qui arrive, et à toute vitesse ! Qu’ont-ils donc fait, ces imbéciles ? Il faut que je sorte de là !

Balvéda dérapa dans un virage et réussit à se rétablir en saisissant l’angle d’une paroi ; puis elle plongea vers la porte ouverte qui donnait sur la rampe centrale. Les pas de Yalson résonnaient dans son dos.

Elle sortit sur la passerelle et se retrouva au beau milieu d’un ouragan hurlant qui soufflait de manière continue. Aussitôt, tout autour d’elle l’air s’emplit de craquements et d’étincelles ; la lumière jaillit de tous côtés et les poutrelles éclatèrent en jets de métal en fusion. Elle se jeta à plat ventre, glissa, roula sur elle-même. Devant elle, là où la passerelle s’incurvait pour rejoindre l’étage inférieur, la superstructure était tout illuminée de décharges laser. Balvéda se releva à demi et, cherchant des pieds et des mains un appui sur le sol de la passerelle, se rejeta en arrière et rentra dans le train à l’instant même où les rafales ininterrompues faisaient sauter tout un côté de la rampe d’accès, jusqu’à la rambarde opposée. En arrivant, Yalson faillit trébucher sur Balvéda ; cette dernière l’agrippa par le bras.

— On nous tire dessus !

Yalson s’approcha de la porte et se mit à riposter.

Le train frémit.

L’ultime ligne droite séparant la station 6 de la suivante mesurait plus de trois kilomètres. Entre le moment où les feux du train devinrent visibles depuis l’arrière du train en gare, et l’instant où ce dernier émergea brusquement du tunnel obscur, il s’écoula moins d’une minute.

Le corps sans vie de Quayanorl roulait et tanguait, trop bien calé pour se laisser déloger du tableau de bord par les oscillations du train ; son œil clos et froid faisait face, derrière un pan de vitre blindée, à un espace noir comme la nuit où défilait pourtant une double ligne lumineuse quasi ininterrompue avec tout au bout un halo de clarté de plus en plus grand, un anneau de luminescence crue avec, en son centre, un cœur de métal gris.

Xoxarle jura. Sa cible ayant réagi très vite, il avait manqué son coup. Cependant, les humains étaient maintenant bloqués dans le train. Il les tenait. Sous son genou, le vieil humain gémit et essaya de remuer. Xoxarle accentua la pression de son pied et se prépara à tirer de nouveau. La masse d’air en mouvement sortait en hurlant du tunnel pour se jeter contre l’arrière du train.

Des tirs s’abattirent au fond de la gare, mais encore bien loin de sa cachette : les humains ripostaient. L’Idiran sourit. À ce moment-là, le train entra en gare.

— Sortez ! lança Horza en rejoignant les deux femmes. L’une faisait feu par la porte tandis que l’autre, accroupie, risquait de temps en temps un regard dehors. L’air s’engouffrait en tourbillonnant dans le wagon, qu’il malmenait en rugissant.

— Ce doit être Xoxarle ! cria Yalson pour couvrir le vacarme du vent déchaîné.

Puis elle se pencha au-dehors et tira. De nouveaux impacts vinrent ricocher sur la passerelle et cribler la carrosserie du train tout autour de la porte, qui livra passage à une rafale d’éclats incandescents. Le train vacilla, puis s’ébranla très lentement.

— Mais enfin qu’est-ce que… ? hurla Yalson en se retournant vers Horza, qui venait la retrouver près de la porte.

Le Métamorphe haussa les épaules, puis se pencha à son tour afin de faire feu vers le fond de la station.

— C’est Wubslin ! cria-t-il.

Puis il lâcha une salve. Le train avançait au pas ; du côté gauche, l’encadrement de la porte dissimulait déjà un bon mètre de portique. Quelque chose pétilla au loin, dans les ténèbres du tunnel, où le vent hurlait en soulevant des tourbillons de poussière et en charriant un fracas de tonnerre incessant.

Horza secoua la tête. Puis il fit signe à Balvéda d’avancer sur la rampe, dont une moitié seulement restait accessible depuis la porte du train, et fit feu. Yalson se pencha et l’imita. Balvéda s’engagea sur la passerelle.

Au même moment, une trappe s’ouvrit brusquement vers le milieu du train et un énorme disque métallique se découpa dans la carrosserie pour s’abattre à grand bruit sur le quai, comme une gigantesque capsule aplatie basculant d’un seul coup sur sa base. Un petit objet noir surgit par la trappe et, juste à côté, dans la grande ouverture circulaire, apparut un point argenté qui s’enfla pour former bientôt un ovoïde éclatant revêtu d’une substance réfléchissante ; le pan de carrosserie s’écrasa au sol, le drone fusa dans les airs et Balvéda s’avança sur la rampe.

— Il est là ! hurla Yalson.

Le Mental était sorti du train et s’apprêtait à virer pour s’en éloigner le plus vite possible. Alors les salves laser qui jaillissaient à intervalles réguliers du fond de la station changèrent de cible ; au lieu de se concentrer sur la passerelle, elles se mirent à arroser de lumière la surface argentée de l’ellipsoïde. Le Mental parut s’immobiliser dans les airs, ébranlé par la fusillade ; puis il plongea de côté, vers le quai, et sa coque lisse subitement assombrie se mit à onduler tandis qu’il traversait le violent courant d’air et fonçait de guingois sur le mur de la station, comme un vaisseau spatial en perdition. Balvéda descendait la rampe en courant ; elle avait presque atteint le niveau inférieur.

— Dehors ! hurla Horza en poussant Yalson dans le dos.

Les portières n’étaient plus du tout en face des rampes d’accès ; les moteurs du train avaient beau rugir, le vacarme de l’ouragan qui balayait la gare était tel qu’on ne les entendait même pas. Yalson se donna une tape sur le poignet pour activer son anti-g, puis sauta par la portière, tout droit dans la bourrasque, sans cesser de tirer.

Horza se pencha au-dehors ; à présent, il était obligé de tirer à travers les montants de la passerelle, décalée par rapport à la portière. Il se retint d’une main et sentit la carrosserie trembler comme un animal effrayé. Quelques tirs perdus atteignirent les poutrelles et firent naître des geysers de débris qui, rabattus par le vent, l’obligèrent à rentrer la tête dans le wagon.

Le Mental heurta violemment le mur de la station et roula sur lui-même pour aller se loger dans l’angle formé par le sol et la paroi arrondie ; son revêtement extérieur de plus en plus terne était secoué de frémissements.

Unaha-Closp partit en zigzag entre les tirs laser. Balvéda arriva au bas de la passerelle et s’élança sur le quai. L’éventail de tir, dont la source se situait dans le tunnel piéton, parut hésiter entre elle et Yalson, qui se déplaçait toujours dans les airs, puis vint envelopper cette dernière. Yalson riposta, mais la salve l’atteignit et une gerbe d’étincelles naquit sur sa combinaison.

Horza se jeta par la portière du train, qui continuait d’avancer très lentement, et se reçut durement sur la roche du quai ; le choc lui coupa le souffle et la violence de l’ouragan le fit plusieurs fois rouler sur lui-même. Dès qu’il put se remettre sur pied, il partit à toutes jambes, encore tout déséquilibré par sa chute, et arrosa le fond de la station malgré la bourrasque. Yalson continuait d’avancer dans le torrent d’air et le crépitement des rafales laser.

Un flamboiement éclata à l’arrière du véhicule, qui gagnait progressivement de la vitesse. Le vacarme du train qui arrivait dans le tunnel monta dans les aigus et noya tous les autres sons, jusqu’aux détonations, à tel point que le reste semblait se dérouler dans un silence de mort au cœur de ce formidable hurlement.

Yalson perdit de l’altitude ; sa combinaison était endommagée.

Ses jambes entrèrent en mouvement avant même qu’elle n’ait touché le sol, et lorsqu’elle atterrit elle courait déjà vers l’abri le plus proche, vers le Mental qui n’était plus qu’une masse gris terne échouée contre le mur.

Puis elle changea d’avis.

Juste au moment où on aurait cru qu’elle plongerait derrière le Mental, elle le contourna en toute hâte et fonça vers les renfoncements pratiqués dans le mur.

Les tirs de Xoxarle l’atteignirent au moment où elle changeait de direction et, cette fois, le blindage de sa combinaison céda, ne pouvant plus encaisser d’autres décharges d’énergie. Le feu laser illumina tel un éclair la silhouette de la jeune femme, qui fut projetée dans les airs ; les bras écartés, elle se mit à ruer et tressauter comme une poupée dans la main d’un enfant en colère. Un nuage cramoisi s’échappa de sa poitrine et de son abdomen.

À cet instant le train déboucha du tunnel.

Il pénétra dans la gare porté par une marée de bruit, tel un coup de tonnerre matérialisé, sculpté dans le métal, et fut instantanément sur le wagon de queue. Xoxarle, qui le vit de plus près que les autres, eut le temps d’entrevoir brièvement le nez fuselé et luisant de l’engin avant que tout l’avant, incliné comme une immense pelle, ne percute violemment l’arrière de l’autre.

Jamais l’Idiran n’aurait cru possible un vacarme plus formidable encore que le hurlement du train ; pourtant, le fracas de la collision le ridiculisa. Ce fut comme une étoile de bruit, une aveuglante nova là où, quelques instants auparavant, ne brillait qu’une timide luminescence.

Le nouveau train s’écrasa à une vitesse de cent quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure contre l’autre, qui n’avait avancé, dans sa lenteur infinie, que d’une longueur de wagon, et se jeta contre le wagon de queue du train que pilotait Wubslin. En une fraction de seconde, il le souleva puis le plia en accordéon pour le tasser ensuite contre le plafond du tunnel et le comprimer en un tampon de ferraille compacte, couche sur couche de métal et de plastique, au moment même où son nez, puis sa première voiture rompaient les rails, passaient sous les wagons de queue fracassés et en pulvérisaient les roues avant d’en faire éclater la peau de métal dont des morceaux s’envolèrent, pareils aux éclats d’un formidable obus.

Le train continua à se creuser un sillon dans le métal dévasté, éventrant son semblable ou se coulant sous son ventre ; il dérapa, puis se déporta brusquement : des sections écrasées de l’un et l’autre train furent projetées contre la paroi, à gauche des rails, puis, sous le choc, repoussées dans la partie centrale de la gare tel un triangle solide de métal acéré et de roc fracturé tandis que les wagons se cabraient, se comprimaient, se télescopaient et se désintégraient aussitôt.

Le tunnel continuait de vomir le reste du train, voiture après voiture, pour aller alimenter le chaos de ruines qui l’attendait plus loin ; là, les wagons se dressaient, s’écrasaient en retombant et se mettaient en travers de la voie. Des flammes jaillissaient, palpitaient au milieu des décombres ravagés par les détonations ; des gerbes d’étincelles naissaient un peu partout, le verre brisé giclait en éventail par les fenêtres fracassées, et des rubans de métal éreinté cinglaient les parois.

Xoxarle battit en retraite dans le tunnel pour se soustraire au vacarme insoutenable.

Wubslin encaissa l’impact, qui le secoua violemment dans son fauteuil. Il savait déjà qu’il avait échoué : le train, son train avançait trop lentement. Une main de géant surgie de nulle part lui assena une formidable claque dans le dos ; ses tympans craquèrent. La cabine de pilotage, le wagon, le train tout entier trépidèrent autour de lui. Brusquement, voilà que l’arrière du train de tête, celui qui était arrêté dans le secteur entretien-réparation, fonçait à toute allure vers lui. Wubslin sentit son train quitter les rails dans le virage qui aurait pu l’aiguiller vers la sécurité. L’accélération se poursuivait. Il était cloué sur place, incapable de faire quoi que ce soit pour sauver sa peau. Au-devant, le wagon de queue se précipita vers lui à la vitesse de l’éclair ; l’ingénieur ferma les yeux une demi-seconde avant d’être écrasé comme un insecte.

Horza se retrouva rencogné dans une petite alcôve percée dans le mur de la gare ; il n’aurait su dire comment il était arrivé là. Il résolut de ne pas regarder. C’était au-dessus de ses forces. Il resta à geindre dans son coin tandis que le cataclysme lui rugissait dans les oreilles, mitraillait son dos de débris, ébranlait les murs et le sol.

Balvéda avait elle aussi trouvé un renfoncement dans la paroi, une sorte de creux où elle s’était tassée, le dos tourné à la scène, le visage enfoui dans les mains.

Unaha-Closp s’était posté au plafond, bien à l’abri derrière un dôme-caméra. De là-haut, il assista à tout le déraillement, vit le dernier wagon sortir du tunnel, vit le train lancé à toute vitesse heurter celui que les humains et lui venaient à peine de quitter, vit le bolide pousser le train qui n’était plus qu’une masse inextricable de métal laminé.

Les voitures quittaient les rails, se déportaient sur le quai à mesure que le mouvement d’ensemble se ralentissait, arrachaient du roc les rampes d’accès, pulvérisaient les luminaires du plafond. Une masse de débris s’envola, et le drone dut l’esquiver. Il vit aussi, tout en bas, sur le quai, des wagons en plein dérapage malmener le corps de Yalson qui, dans un nuage d’étincelles, roulait pêle-mêle sur la surface de roche polie. Les voitures manquèrent de peu le Mental, mais soulevèrent du sol le cadavre déchiqueté de la jeune femme. Elles le tassèrent ensuite contre la paroi, avec les passerelles, lorsqu’elles s’écrasèrent contre la roche noire non loin de l’orée du tunnel, où se formait un anneau de ferraille broyée à mesure que la force d’impulsion du choc s’amortissait en amalgamant pierre et métal.

L’incendie se déclara ; des flammèches surgirent sur la voie. L’éclairage de la gare clignota. Les wagons entassés retombaient progressivement, et l’écho saccadé de la catastrophe se répercutait dans toute la station. La fumée se répandit, des explosions secouèrent la salle souterraine et, tout à coup, à la grande surprise du drone, l’eau jaillit d’une série de trous dans le plafond, le long des ampoules alignées. Puis l’eau se transforma en une mousse qui se mit à tomber comme des flocons de neige tiède.

L’empilement de wagons concassés s’affaissait peu à peu, chuintant, gémissant et craquant de partout. Le feu léchait sa surface et combattait la mousse en rencontrant dans les débris une matière inflammable.

Puis il y eut un cri, et le drone regarda en bas en s’efforçant de percer l’écran de fumée et de mousse. Horza quitta en courant sa niche dans le mur, située près de la limite la plus avancée de la masse métallique en flammes.

Hurlant et pressant sans cesse la détente de son arme, l’homme remonta à toute allure le quai jonché de débris. Le drone vit la roche se fracturer et exploser autour de l’entrée du tunnel, où Xoxarle s’était réfugié. La machine crut que ce dernier allait riposter, que Horza allait s’effondrer, mais non. Le Métamorphe courait et tirait toujours tout en vociférant de manière incohérente. Le drone ne vit pas Balvéda.

Xoxarle avait replacé le canon de son arme à l’angle du tunnel et de la station dès que le fracas s’était calmé ; c’était à ce moment-là que l’homme avait surgi de sa cachette et s’était mis à l’arroser. Xoxarle eut le temps de viser, mais non de faire feu. Un tir atteignit le mur non loin de son arme, et Xoxarle sentit un impact sur sa main ; son fusil-laser se mit à crachoter, puis se tut pour de bon. Un éclat rocheux saillait du châssis de l’arme. Xoxarle jura, puis jeta celle-ci dans le tunnel. Le Métamorphe recommença à tirer et l’entrée du tunnel fut tout à coup criblée d’explosions laser. Xoxarle baissa les yeux sur Aviger, qui remuait faiblement par terre ; couché sur le ventre, il agitait ses quatre membres en l’air et contre le sol, comme s’il essayait de nager.

Xoxarle lui avait laissé la vie pour qu’il puisse servir d’otage, mais à présent, l’homme ne lui serait plus d’aucune utilité. Yalson était morte, il l’avait tuée, et Horza voulait la venger.

Xoxarle écrasa le crâne d’Aviger sous son pied, puis fit demi-tour et se mit à courir.

Vingt mètres le séparaient du premier virage. Il courut aussi vite qu’il put, sans tenir compte des élancements qu’il ressentait dans ses jambes et dans son torse. Une explosion retentit du côté de la station. Une espèce de sifflement passa au-dessus de sa tête et le système anti-incendie intégré au plafond se mit à cracher des jets d’eau.

Le feu laser embrasait l’air tout autour de lui ; il plongea vers le premier tunnel latéral qu’il rencontra. Le mur lui explosa au visage et quelque chose lui heurta violemment les jambes et le dos. Il continua de courir en boitant.

Il entrevit des portes devant lui, sur la gauche, et tenta de se remémorer le plan des gares. Ces portes devaient s’ouvrir sur la salle de contrôle et sur les dortoirs : il pouvait couper par là, traverser le secteur entretien-réparation par le pont suspendu et remonter par un tunnel secondaire jusqu’au circuit du transtube. De là, il pourrait s’échapper. Il avança aussi rapidement que le lui permettait son pas claudicant et pesa de tout son poids contre les portes. Les pas du Métamorphe s’élevaient, sonores, quelque part derrière lui.

Le drone regarda Horza traverser toute la station comme un fou, au pas de course, sans cesser de tirer et de vociférer tout en sautant par-dessus les piles de décombres. L’homme s’arrêta à l’endroit où était retombé le corps de Yalson avant d’être emporté par les wagons déséquilibrés, puis repartit en courant, précédé du cône de lumière rougeoyante qu’émettait son arme. Il dépassa à toute allure l’ancien emplacement de la palette, tout au bout de la gare, près du poste de tir de Xoxarle, et disparut dans le tunnel secondaire.

Unaha-Closp se laissa doucement tomber vers le sol. Les ruines crépitaient et fumaient ; la mousse pleuvait toujours. Une âcre odeur de gaz délétère se répandait dans l’air. Les capteurs du drone enregistraient un taux de radiations assez élevé. Une série d’explosions limitées se produisirent dans les wagons broyés, et engendrèrent de nouveaux foyers d’incendie à la place des flammes étouffées par la mousse qui tapissait à présent le capharnaüm de métal disloqué comme une couche de neige sur des montagnes au relief accidenté.

Unaha-Closp rejoignit le Mental tombé au pied du mur. Sa surface était ridée, assombrie, ternie, et ses couleurs évoquaient une nappe de pétrole flottant à la surface de l’eau.

— Tu t’es cru malin, hein ? fit tranquillement Unaha-Closp. (Peut-être l’autre pouvait-il l’entendre, mais peut-être était-il mort ; la machine n’avait aucun moyen de le savoir.) À te cacher comme ça dans le réacteur. Je crois savoir ce que tu as fait de la pile, en plus. Tu l’as laissée tomber dans un de ces puits très profonds, près du générateur de la ventilation de secours ; peut-être même dans celui que nous avons aperçu, le premier jour, sur l’écran du détecteur de masse. Ensuite, tu t’es planqué dans le train. Tout content de toi, sans doute.

« Et regarde où ça t’a mené !

Le drone contempla le Mental silencieux, sur lequel la mousse neigeuse commençait à s’amasser, et nettoya sa propre coque d’un coup de champ de force.

Tout à coup, le Mental bougea ; il s’éleva d’un bon mètre, une extrémité après l’autre, et, l’espace d’une seconde, l’air fut empli de chuintements et de crépitements divers. Sa surface miroita brièvement tandis qu’Unaha-Closp reculait, ne sachant pas très bien ce qui se passait. Puis le Mental retomba doucement au sol et ne bougea plus. Sur sa surface ovoïde, les couleurs changeantes se mouvaient paresseusement. Le drone détecta une odeur d’ozone.

— Touché mais pas encore coulé, hein ?

La station était de plus en plus sombre : les lampes qui fonctionnaient encore se trouvaient obscurcies par la fumée qui s’élevait vers le plafond.

Quelqu’un toussa. En se retournant, Unaha-Closp vit Pérosteck Balvéda sortir en chancelant d’une niche dans le mur. Pliée en deux, une main pressée au creux des reins, elle était prise d’une véritable quinte de toux. Elle avait une blessure sanglante à la tête et sa peau était couleur de cendre. Le drone s’approcha.

— Et de deux, déclara-t-il sans vraiment s’adresser à la jeune femme.

Il se plaça à côté d’elle et la soutint en étendant un champ. Les vapeurs qui flottaient l’asphyxiaient. Le sang coulait sur son front, et on voyait une tache rouge et humide dans le dos de sa veste.

— Qui… ? (Elle s’interrompit pour tousser.) Qui d’autre ?

Elle avançait d’un pas mal assuré, et le drone dut l’aider : elle trébuchait sur les morceaux épars de wagons et de rails. Partout gisaient des éclats rocheux arrachés aux murs de la gare par le déraillement.

— Yalson est morte, annonça la machine d’un ton neutre. Et Wubslin aussi, selon toute probabilité. Horza s’est lancé à la poursuite de Xoxarle. Pour Aviger, je ne sais pas ; je ne l’ai pas vu. Il me semble que le Mental est toujours vivant. En tout cas, il a bougé.

Ils approchaient du Mental, dont une extrémité s’animait occasionnellement de petits sursauts, comme s’il essayait de décoller. Balvéda voulut se rendre compte de plus près, mais Unaha-Closp la retint.

— Laissez-le, fit-il en l’entraînant vers le bout du quai. (Elle continuait à déraper sur les débris et à tousser, le visage contracté par la douleur.) Vous allez vous asphyxier dans cet air si vous restez là, reprit-il avec douceur. Le Mental saura bien prendre soin de lui-même ; et, sinon, il n’y a rien que tu puisses faire pour lui.

— Mais je vais très bien, protesta Balvéda.

Elle s’arrêta et se redressa ; son visage s’apaisa et elle cessa de tousser. Le drone s’immobilisa à son tour et la regarda. Elle se tourna vers lui. Elle respirait normalement et, si son teint était toujours terreux, son visage exprimait à présent la sérénité. Elle ramena de derrière son dos une main pleine de sang, et de l’autre elle essuya son front et son œil rougis. Puis elle sourit.

— Tu vois, fit-elle encore.

Alors ses yeux se fermèrent, elle se plia en deux, ses genoux fléchirent et elle tomba la tête la première vers le quai.

Unaha-Closp la rattrapa au vol et l’emporta ; il prit la première porte qu’il rencontra et se dirigea vers les salles de contrôle ainsi que le secteur habitation.

Dès que l’air redevint respirable, avant même qu’ils n’aient parcouru dix mètres de couloir, Balvéda reprit conscience. Des explosions tonnaient derrière eux et l’air s’engouffrait par rafales dans la galerie, telles les pulsations d’un formidable cœur au rythme irrégulier. L’éclairage clignota encore ; l’eau se mit à tomber goutte à goutte puis à flots.

Heureusement que je ne rouille pas, songea Unaha-Closp en remontant le boyau vers la salle de contrôle, portant toujours dans son champ de force la jeune femme qui recommençait à remuer. Il entendait tirer à l’arme laser, mais n’aurait su dire où car le son lui parvenait de partout à la fois par les conduits d’aération.

— Tu vois bien… que ça va…, marmotta Balvéda.

Le drone la laissa s’agiter. Ils étaient presque arrivés à la salle de contrôle et l’air était toujours respirable ; en outre, le taux de radiations baissait. De nouvelles explosions ébranlèrent la gare ; les cheveux de Balvéda et la fourrure de sa veste ondulaient sous les courants d’air et libéraient des flocons de mousse. L’eau pleuvait çà et là, par grosses gouttes qui s’écrasaient au sol ou par jets qui éclaboussaient les murs.

Le drone franchit la porte de la salle de contrôle ; ici les lumières ne clignotaient pas, l’air était sain et le plafond sec : l’eau qui dégouttait sur le sol revêtu de plastique provenait exclusivement du corps de Balvéda et de la coque d’Unaha-Closp.

— Voilà qui est mieux, dit ce dernier en déposant la jeune femme sur un siège.

De nouvelles détonations assourdies firent frémir l’air et la roche. Des éclairs lumineux surgissaient de part et d’autre de la pièce sur chaque panneau de contrôle, chaque console de commande.

Le drone installa confortablement Balvéda puis lui fit mettre la tête en bas, entre ses genoux, et entreprit de l’éventer. Les explosions tonnaient toujours et ébranlaient l’atmosphère de la pièce comme… comme… comme si un géant tapait du pied !

Boum-bam-boum. Boum-bam-boum.

Unaha-Closp releva la tête de Balvéda et, juste au moment où il allait la reprendre dans son champ, le bruit de pas derrière la porte se fit plus sonore, maintenant qu’il n’était plus masqué par les explosions. Tout à coup, les portes s’ouvrirent et Xoxarle fit irruption dans la pièce, blessé, boiteux et tout dégoulinant d’eau ; voyant le drone et Balvéda, il vint tout droit sur eux.

Unaha-Closp partit comme un boulet de canon en visant l’Idiran à la tête. Xoxarle l’intercepta d’une main et le projeta contre une console. Voyants et cadrans lumineux volèrent en éclats. Une fumée âcre s’éleva autour du drone, qui resta immobile, à moitié incrusté dans une série d’interrupteurs fondus tout crachotants d’électricité.

Balvéda ouvrit les yeux et regarda tout autour d’elle ; son visage ensanglanté exprimait l’affolement. Apercevant Xoxarle, elle voulut se diriger vers lui en ouvrant la bouche pour parler, mais ne réussit qu’à tousser. L’Idiran s’empara d’elle et lui immobilisa les bras contre les flancs. Puis il se retourna vers les portes qu’il venait de fracasser et s’accorda une seconde pour reprendre son souffle.

Il savait très bien que ses forces l’abandonnaient. Le Métamorphe avait pratiquement carbonisé ses plaques de kératine dorsales en lui tirant dessus dans le tunnel, et sa jambe également touchée le ralentissait de plus en plus. L’humain ne tarderait plus à le rattraper… Il regarda la femme qu’il tenait prisonnière et décida de ne pas la tuer tout de suite.

— Tu peux peut-être paralyser le doigt que le nabot s’apprête à appuyer sur la détente…, souffla-t-il.

Il jeta Balvéda sur son épaule et gagna aussi vite que le lui permettait son boitillement la porte des dortoirs et de la zone habitation, par où l’on pouvait rejoindre le secteur réparation. Il l’ouvrit d’un coup de genou et la laissa se refermer seule derrière lui.

— … Mais j’en doute, conclut-il en s’enfonçant dans le court tunnel menant au premier dortoir, où les filets se balançaient sous une lumière incertaine, intermittente.

Au plafond, le système anti-incendie se mettait en marche.

Dans la salle de contrôle, Unaha-Closp se dégagea et constata que sa coque était couverte de morceaux de plastique brûlé : les gaines des fils électriques fondus.

— Ordure, fit-il un peu sonné. (Il s’éleva en vacillant au-dessus de la console fumante.) Espèce de ménagerie cellulaire ambulante…

Le drone opéra un demi-tour mal assuré dans les airs et partit vers la porte par laquelle avait disparu Xoxarle. Arrivé là, il hésita puis, avec une sorte de frémissement équivalant chez les humains à un haussement d’épaules, entra dans le conduit et prit peu à peu de la vitesse.

Horza avait perdu l’Idiran. Il l’avait suivi dans le tunnel, puis avait franchi à sa suite une double porte fracassée. Là, il avait hésité devant trois courts boyaux où l’éclairage clignotait, où l’eau pleuvait du plafond et où la fumée planait en roulant ses volutes paresseuses : fallait-il prendre à gauche, à droite, ou tout droit ?

Il avait pris à droite, direction que l’Idiran avait dû suivre s’il voulait gagner le transtube, s’il savait où il allait, et s’il ne mijotait pas autre chose.

Et il s’était fourvoyé.

Horza agrippa son fusil. Sur son visage ruisselaient les fausses larmes issues des extincteurs automatiques d’incendie. Il sentit l’arme vibrer à travers ses gants ; une boule de chagrin s’enflait dans son ventre, lui serrait la gorge, lui mouillait les yeux et lui laissait un goût amer dans la bouche, tout en alourdissant ses mains et en lui contractant les mâchoires. Il s’arrêta une nouvelle fois à un croisement, non loin des dortoirs ; torturé par l’indécision, il regarda alternativement à droite puis à gauche sous la douche incessante, tandis que la fumée évoluait autour de lui dans la lumière incertaine. Alors il entendit un cri et suivit son oreille.

La femme se débattait. Elle était robuste, mais l’étreinte affaiblie de Xoxarle suffirait à neutraliser ses efforts. Ce dernier remonta en traînant la jambe le couloir menant à la grande caverne.

Balvéda hurla, tenta de se libérer en gigotant, puis en lançant des coups de pied dans les cuisses et les genoux de l’Idiran. Mais celui-ci la maintenait trop serrée contre son épaule. En outre, ses bras étaient toujours plaqués contre ses flancs, et ses ruades ne pouvaient atteindre que les plaques de kératine qui s’incurvaient vers l’extérieur au-dessus de l’arrière-train de son ravisseur. Derrière elle, les filets de repos des bâtisseurs du Complexe oscillaient doucement sous les marées d’air qui submergeaient le long dortoir à chaque explosion dans le secteur des trains.

Elle entendit des coups de feu quelque part derrière eux et des portes sauter tout au bout de la pièce étirée en longueur. Le bruit n’échappa pas à l’Idiran ; juste avant d’émerger en trombe du dortoir, il tourna la tête en arrière pour voir d’où venait le bruit. Puis ils se retrouvèrent dans un couloir très court débouchant sur la galerie qui faisait tout le tour de la zone entretien-réparation.

D’un côté de l’énorme caverne flambait un inextricable entassement de wagons disloqués et de mécanismes irrécupérables. L’engin piloté par Wubslin avait percuté l’arrière d’un autre train, stationné dans un immense renfoncement creusé à même le roc, un peu surélevé par rapport au quai proprement dit. Des morceaux des deux véhicules gisaient épars comme des jouets tombés au sol, empilés contre les murs ou encore incrustés et tassés dans le plafond. La mousse tombait dans toute la caverne et se déposait en grésillant sur les décombres brûlants, où des flammes et des étincelles jaillissaient çà et là dans les voitures ratatinées.

Xoxarle glissa sur la surface de la galerie et, l’espace d’un instant, Balvéda crut qu’ils allaient passer tous les deux par-dessus la rambarde, plonger vers le chaos des machines entassées en bas, puis s’écraser sur le sol dur et froid. Mais l’Idiran recouvra son équilibre et fit demi-tour. Il partit d’un pas pesant vers le pont suspendu qui enjambait la caverne sur toute sa profondeur et rejoignait la galerie opposée, où s’ouvrait un tunnel symétrique mais conduisant aux transtubes.

Elle entendait respirer l’Idiran. Ses oreilles carillonnantes parvenaient tout de même à distinguer le crépitement des flammes, le chuintement de la mousse et le souffle rauque de la créature. Xoxarle la transportait sans effort apparent, comme si elle ne pesait rien. Balvéda poussa un hurlement de frustration et, bandant ses muscles de toutes ses forces, se débattit tant bien que mal dans l’espoir de dégager au moins un bras.

Parvenu à la limite du pont, l’Idiran faillit à nouveau perdre l’équilibre, puis se rattrapa in extremis et s’engagea sur l’étroite passerelle, qui oscilla sous son pas mal assuré et résonna comme un tambour de métal. Balvéda se contracta et sentit une douleur dans son dos. Xoxarle la plaquait toujours fermement contre lui.

Il s’arrêta dans un ultime dérapage et ramena la jeune femme devant lui, à la hauteur de son grand visage en creux. Il la tint quelques instants par les épaules puis, d’une main, la prit par un coude tout en maintenant dans son autre poigne l’épaule correspondante.

Alors il releva un genou jusqu’à ce que sa cuisse soit parallèle au plancher de la caverne, quelque trente mètres plus bas. Maintenue seulement par l’épaule et le coude, le bras en question supportant la totalité de son poids, le dos traversé d’élancements douloureux et les idées à peine claires, elle comprit brusquement ce qu’il s’apprêtait à faire.

Et se mit à hurler.

Xoxarle posa le bras de la jeune femme en travers de sa cuisse et le rompit comme une brindille. Son cri se brisa comme une aiguille de glace.

Puis il saisit le poignet de son bras valide et la fit passer par-dessus le bord de la passerelle, où il la suspendit par une main à un étançon métallique, juste sous ses pieds à lui. Le tout ne lui prit que quelques secondes. Elle resta à se balancer comme un pendule sous le pont. Alors il s’éloigna en courant, malgré sa blessure. Chacune de ses enjambées ébranlait la passerelle et faisait vibrer l’étançon sous la main de Balvéda, qui peu à peu lâchait prise.

Son bras cassé pendait, inutilisable, le long de son flanc. Ses doigts étreignaient désespérément le métal lisse et froid tout couvert de mousse. La tête lui tournait ; elle se sentait submergée à intervalles réguliers par des vagues de douleur dont elle essayait vainement de se déconnecter. Les lumières de la caverne s’éteignirent puis se rallumèrent. Une nouvelle explosion secoua les wagons accidentés. Xoxarle parvint au bout de la passerelle et traversa la galerie circulaire pour s’engager dans le tunnel. La main de Balvéda glissait ; s’engourdissait ; son bras tout entier devenait froid.

Alors Pérosteck Balvéda se tordit en arrière, renversa la tête et hurla à la mort.

Le drone s’immobilisa. Maintenant, les bruits venaient de derrière lui. Il était parti dans la mauvaise direction. Il n’arrivait pas à s’orienter. Xoxarle n’avait pas rebroussé chemin, finalement. Je suis un imbécile ! On ne devrait pas me laisser sortir tout seul !

Il effectua un demi-tour sur place dans le tunnel qui s’éloignait de la salle de contrôle et des interminables dortoirs, puis ralentit et s’arrêta ; enfin il repartit à toute allure par là où il était venu. Il entendait des tirs de laser.

Horza se trouvait dans la salle de contrôle, à présent débarrassée de l’eau et de la mousse qui s’y étaient déversées, bien qu’un grand trou dans une console laissât encore échapper des volutes de fumée. Il hésita, puis perçut un nouveau cri – un cri humain, féminin – et franchit en courant les portes donnant sur les dortoirs.

Balvéda essaya d’imprimer à son corps un mouvement de balancier, pour pouvoir lancer une jambe par-dessus le rebord de la passerelle, mais les muscles meurtris de ses reins refusèrent d’obtempérer ; les fibres musculaires se déchirèrent, la douleur l’inonda. Elle resta suspendue dans le vide.

Elle ne sentait plus sa main. La mousse venait se déposer sur son visage tourné vers le plafond et lui piquait les yeux. Une série d’explosions dévasta encore les carcasses empilées et l’air frémit tout autour de Balvéda, manquant provoquer sa chute. Elle se sentit glisser et perdit un millimètre ou deux. Elle essaya de se rattraper, mais s’aperçut qu’elle n’avait plus aucune sensation dans la main.

Un bruit sur la galerie. Elle s’efforça de tourner la tête et aperçut aussitôt Horza qui se ruait vers la passerelle, l’arme au poing. Il dérapa sur la mousse et dut écarter un bras pour s’équilibrer.

— Horza…, voulut-elle crier, mais seul un coassement sortit de sa gorge.

Le Métamorphe passa en toute hâte au-dessus de sa tête ; il regardait droit devant lui. Ses pas ébranlèrent la main de Balvéda, qui se remit à glisser.

— Horza…, fit-elle à nouveau, le plus fort possible.

Il la dépassa, lancé au pas de course, le visage dur et le fusil braqué vers l’avant ; ses bottes martelaient le pont de métal. Balvéda baissa les yeux et laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Ses paupières se fermèrent.

Horza… Kraiklyn… ce ministre de l’Extérieur cacochyme, sur Sorpen… Non, aucun des aspects du Métamorphe, aucune de ses facettes ou de ses personnalités d’emprunt n’était le moins du monde susceptible de venir à son secours. Xoxarle avait dû espérer que, cédant à la compassion panhumaine, Horza s’arrêterait pour la tirer de là, lui accordant par là la précieuse avance dont il avait besoin pour s’échapper. Mais l’Idiran avait commis la même erreur vis-à-vis du Métamorphe que son espèce vis-à-vis de la Culture. En fin de compte, ils n’étaient pas si mous que ça ; en fait, les humains pouvaient se montrer aussi impitoyables, aussi déterminés que n’importe quel Idiran, pourvu que les conditions l’exigent…

Je vais mourir, songea-t-elle, ce qui lui causa plus de surprise que de terreur. Ici et maintenant. Après tout ce qui s’est passé, tout ce que j’ai accompli. Mourir. Comme ça, bêtement.

Sa main engourdie se détendit progressivement autour de l’étançon.

Au-dessus de sa tête, les pas s’arrêtèrent, firent demi-tour ; elle leva les yeux.

Le visage de Horza était penché sur elle.

Elle resta quelques instants suspendue, tout son corps animé d’un lent mouvement de torsion, pendant que l’homme la regardait dans les yeux, le fusil collé contre la joue. Puis Horza jeta un coup d’œil du côté de la passerelle où Xoxarle avait disparu.

— … secours…, coassa-t-elle.

Il s’agenouilla et lui empoigna la main.

— Bras cassé…, s’étrangla-t-elle comme il la prenait ensuite par le col de sa veste et la hissait sur la passerelle.

Il se redressa, et Balvéda roula sur le dos. Les flocons de mousse tombaient en voletant sous la lumière intermittente de l’immense caverne emplie d’échos, et les flammes projetaient des ombres fugaces lorsque l’éclairage faiblissait.

— Merci, fit-elle en toussant.

— Par là ? interrogea Horza en regardant le bout de la passerelle vers où il se dirigeait avant de la trouver.

— Horza, lui dit-elle après avoir réussi à opiner. Laisse-le partir.

Déjà le Métamorphe s’éloignait. Il secoua négativement la tête.

— Non.

Sur ce, il tourna les talons et s’en fut en courant. Balvéda se recroquevilla ; son bras engourdi se rapprocha de l’autre, celui qui était cassé, mais sans le toucher. La jeune femme toussa à nouveau, porta sa main à sa bouche, en tâta l’intérieur et en retira une dent.

Horza parvint au bout de la passerelle. Il se sentait à présent très calme. Xoxarle pouvait tout faire pour le retarder s’il voulait ; il le laisserait même atteindre le transtube. Il se contenterait d’y entrer à son tour et de tirer sur le fond de la capsule en partance… s’il ne faisait pas sauter le générateur pour prendre la créature au piège. Cela n’avait pas d’importance.

Il traversa la galerie et entra dans le tunnel.

Celui-ci partait tout droit sur plus d’un kilomètre. L’accès aux transtubes se trouvait quelque part sur la droite, mais il y avait aussi d’autres portes, d’autres accès où Xoxarle avait pu se cacher.

Le tunnel était sec et bien éclairé : les lumières ne vacillaient que faiblement, et les extincteurs automatiques ne s’étaient pas déclenchés.

Il pensa juste à temps à regarder par terre.

Il distingua des traînées d’eau et de mousse ; il approchait à toute allure de deux portes qui se faisaient face de chaque côté du tunnel. Les traces s’arrêtaient là.

Sur sa lancée, il ne pouvait pas s’arrêter ; alors il se voûta brusquement.

Le poing de Xoxarle jaillit de la porte de gauche et passa au-dessus de la tête du Métamorphe. Ce dernier fit volte-face et braqua son arme ; Xoxarle se détacha de la porte et lança une jambe en avant. Son pied entra en contact avec l’arme de Horza, qui en reçut le canon en plein visage. La gueule du fusil cracha son feu laser au plafond, et tous deux se retrouvèrent pris sous une grêle de poussière et d’éclats de roc. L’Idiran profita de ce que l’humain reculait en titubant pour lui arracher l’arme des mains et la retourner contre son propriétaire, qui trouvait appui d’une main sur le mur, le nez et la bouche en sang. Alors Xoxarle ôta d’un coup sec le cran de sécurité.

Unaha-Closp fusa dans la salle de contrôle, vira de bord, franchit en un éclair le rideau de fumée puis les portes éclatées, et fila dans un couloir qui débouchait presque aussitôt dans le dortoir ; là, il fonça entre les filets de repos oscillants pour s’engager dans un nouveau conduit assez court, et émerger enfin dans la galerie.

La caverne n’était que ruines et décombres. Le drone vit Balvéda qui, sur la passerelle, essayait de se redresser en position assise, une main étreignant son épaule ; cela fait, elle appuya sa main valide sur le sol du pont métallique. Unaha-Closp se rua vers elle mais, juste au moment où il arrivait à sa hauteur, au moment où la tête de la jeune femme se tournait vers lui, une déflagration laser retentit dans le tunnel, à l’autre bout de la caverne. Le drone vira à nouveau et accéléra.

Xoxarle pressa la détente juste à l’instant où Unaha-Closp l’attaquait par-derrière ; l’arme n’avait pas encore eu le temps de faire son effet que Xoxarle était projeté en avant et s’effondrait par terre. Il roula sur lui-même dans sa chute, mais l’extrémité du canon s’enfonça dans le roc, supportant l’espace d’une seconde tout le poids de l’Idiran ; le canon se cassa en deux. Le drone s’immobilisa à une courte distance de Horza. L’homme plongeait sur l’Idiran, qui recouvrait déjà son équilibre et se redressait de toute sa hauteur devant eux. Unaha-Closp se jeta de nouveau en avant, piqua puis monta en chandelle et tenta un uppercut comme celui qui lui avait déjà permis une fois de neutraliser l’Idiran. Mais Xoxarle l’écarta d’un mouvement du bras. Unaha-Closp rebondit sur le mur comme une balle en caoutchouc ; la créature dut encore le chasser de la main, et l’expédia tout tourbillonnant, endommagé aussi bien en surface qu’en profondeur, dans le conduit qui repartait vers la caverne.

Horza se précipita. Xoxarle l’arrêta d’un coup de poing en pleine tête. Le Métamorphe voulut feinter mais ne fut pas assez rapide ; le coup porté de biais qui l’atteignit à la tempe l’envoya rouler au sol. Il racla la paroi du tunnel et s’arrêta sur le seuil de la porte opposée.

Des extincteurs automatiques se mirent à cracher de l’eau à l’endroit de l’impact laser. Xoxarle décrivit un demi-cercle en s’approchant de l’humain, qui s’efforçait de se relever ; ses jambes tremblaient, ses bras cherchaient un point d’appui sur la paroi désespérément lisse. L’Idiran leva un pied dans l’intention d’écraser la figure de Horza, puis soupira et le reposa : il voyait revenir, lentement et selon une course quelque peu erratique, le drone à la coque toute bosselée dont s’échappait un filet de fumée.

— Espèce de bête immonde…, coassa Unaha-Closp d’une faible voix rauque et cassée.

Xoxarle attrapa la machine par sa partie avant, l’éleva sans mal au-dessus de sa tête et de celle de Horza – qui leva vers lui des yeux au regard vague – puis l’abattit en fauchant l’air, tout droit sur le crâne de sa victime.

Horza roula lourdement sur le côté et Xoxarle sentit que la machine gémissante heurtait à la fois la tête et l’épaule du Métamorphe, qui s’étala à nouveau au sol.

Pourtant, celui-ci vivait toujours ; il leva une main défaillante pour tenter de protéger sa tête vulnérable et déjà ensanglantée. Xoxarle éleva encore une fois le drone impuissant au-dessus de la tête de l’homme à terre.

— Ainsi donc…, énonça-t-il tranquillement tout en bandant ses muscles pour porter son coup.

— Xoxarle !

L’Idiran leva les yeux et coula un regard entre ses bras dressés tandis que le drone se débattait faiblement dans ses mains, et que le blessé passait ses doigts sur son crâne maculé de sang. Il sourit.

Pérosteck Balvéda se tenait au bout du tunnel, sur la galerie surplombant la caverne. Elle avait les épaules voûtées, et son visage semblait flasque, épuisé. Son bras gauche pendait dans une posture peu naturelle ; contre sa cuisse, la main était tournée vers l’extérieur. De l’autre main elle tenait un petit objet, qu’elle braquait sur l’Idiran. Celui-ci dut le scruter attentivement pour pouvoir l’identifier.

On aurait dit une arme ; une arme principalement composée de vides, de tiges et de fils ténus, un objet réduit à son ossature, tel un schéma au crayon détaché par miracle de sa page et dont seules étaient remplies les parties qui permettaient de le tenir en main. Xoxarle éclata de rire et, d’un seul coup, lança le drone.

Balvéda fit feu ; l’extrémité du canon grêle de son arme émit une brève étincelle, telle une petite pierre précieuse captant un rayon de soleil, accompagnée d’une sorte de toussotement discret.

Unaha-Closp n’avait pas eu le temps de parcourir cinquante centimètres en direction du crâne de Horza qu’un véritable brasier s’enflammait au niveau de la ceinture de Xoxarle, dont le ventre éclata, arraché au bassin par une centaine d’explosions miniatures. Son thorax, ses bras et sa tête furent projetés vers le haut et vers l’arrière, percutèrent le plafond et retombèrent pêle-mêle ; ses bras se détendirent, ses mains s’ouvrirent. De son abdomen, dont les plaques de kératine s’étaient rompues, s’écoula sur le sol inondé un flot d’entrailles, tandis que tout le haut de son corps tressautait dans les flaques de pluie artificielle qui se formaient peu à peu. Le tronc, les hanches lourdes et les trois jambes aussi épaisses que le reste… L’ensemble tint debout tout seul l’espace de quelques secondes tandis qu’Unaha-Closp s’élevait tranquillement au plafond, au-dessus de Horza gisant sous l’averse ; la mare se colorait progressivement de pourpre et de rouge à mesure que s’y mêlaient le sang de l’humain et celui de l’Idiran.

Le torse de Xoxarle gisait inerte où il était tombé, deux mètres derrière ses jambes qui, elles, étaient toujours dressées. Alors les genoux fléchirent lentement, comme s’ils ne cédaient qu’à regret au poids de la gravité, et ses hanches massives tombèrent sur ses pieds écartés. L’eau jaillit et envahit la cuvette sanglante formée par le pelvis béant de l’Idiran.

— Bala bala bala, marmonna Unaha-Closp. Coincé contre le plafond, il dégoulinait d’eau. Bala labalabalabla… ha ha.

Braquant toujours son arme sur le corps disloqué de Xoxarle, Balvéda s’avança lentement dans le couloir en soulevant des éclaboussures d’eau rougie.

Elle s’immobilisa à hauteur des pieds de Horza et contempla sans émotion la tête et le torse du géant ; la cage thoracique vomissait du sang et des organes. Puis Balvéda visa la grosse tête du guerrier et la lui fit sauter des épaules, soufflant des éclats de kératine jusqu’à vingt mètres dans le tunnel. La déflagration l’ébranla et le bruit, répercuté par les parois, lui fit carillonner les oreilles. Enfin elle parut se détendre un peu et ses épaules s’affaissèrent. Alors elle leva les yeux vers le drone, qui flottait toujours au plafond.

— Là-haut sont-je, inférieurement élevé, vers le plafond tombant, bala bala ha la…, déclara Unaha-Closp en oscillant de manière incertaine. Aussi là. Écoutez, je suis fini, je suis tout simplement… Comment je m’appelle ? Quelle heure il est ? Bala bala, tralala. Eau beaucoup partout. Inférieurement supérieur. Ha ha et tout ça.

Balvéda s’agenouilla auprès de l’homme à terre, rangea son arme dans sa poche et tâta le cou de Horza ; l’homme était vivant. Son visage était plongé dans l’eau. Elle tira et poussa pour tenter de le faire rouler sur le dos. Son cuir chevelu saignait.

— Drone, fit-elle en s’efforçant de ne pas laisser l’homme retomber dans l’eau, aide-moi donc.

Grimaçant de douleur, elle souleva de sa main valide le bras de Horza, et poussa avec son autre épaule afin de le faire rouler un peu plus sur lui-même.

— Alors, maudit drone ! Tu vas m’aider oui ou non ?

— Bla bala bala. Tralala. Ici sont-je, ici sont-je. Comment allez-tu pas ? Plafond, toit, dedans dehors. Ha ha bala bala, gazouilla le drone sans se décoller du plafond.

Balvéda réussit enfin à retourner Horza sur le dos. La pluie artificielle lava son nez et sa bouche du sang qui les maculait. Ses yeux s’ouvrirent l’un après l’autre.

— Horza ! appela Balvéda en s’approchant de manière à placer sa tête entre lui et les extincteurs et à lui masquer l’éclairage du plafond.

Le visage du Métamorphe était livide à l’exception des minces tentacules de sang qui suintaient de sa bouche et de ses narines. Une véritable marée écarlate coulait de ses tempes et de l’arrière de sa tête.

— Horza ? insista-t-elle.

— Tu as gagné, fit-il d’une voix calme et traînante.

Puis il ferma les yeux. Balvéda ne sut que répondre ; alors elle ferma les yeux à son tour, et secoua la tête.

— Bala… bala…, le train entre en gare quai numéro un…

— … Drone, murmura Horza dont le regard passa par-dessus la tête de Balvéda. (Elle acquiesça, puis vit les yeux du Métamorphe se révulser comme s’il essayait de voir derrière lui.) Xoxarle…, fit-il à voix basse. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je l’ai abattu.

— … Bala bala ouvre tes bras, va dehors et va dedans, un de plus, une fois de plus… Y a quelqu’un là-dedans ?

— Avec quoi ? fit Horza dans un souffle.

Elle dut se pencher sur lui pour distinguer ses mots. Puis elle tira la minuscule arme de sa poche.

— Avec ça. (Elle ouvrit la bouche et lui montra l’emplacement vide d’une de ses molaires.) Mémoforme. L’arme fit partie de moi ; elle a vraiment l’air d’une vraie dent, tu sais.

Elle essaya de sourire, mais douta qu’il fût capable de distinguer l’objet. Le Métamorphe ferma les yeux.

— Pas bête, fit-il tout bas.

Le sang coulait à flots de sa tête et se mélangeait à la marée mauve que déversait le cadavre démembré de Xoxarle.

— Je vais te ramener, Horza. Je te le promets. Je te ramènerai au vaisseau. Tu vas t’en tirer. Je ferai tout pour ça. Tu t’en sortiras.

— Tu ferais ça ? demanda doucement Horza, les yeux clos. Merci, Pérosteck.

— Merci bal bal bala. Steckoper, Tsah-hor, Aha-Un-Clops… Lalatra, lalatra, et malgré tout, pensez encore. Nous vous prions de nous excuser pour la gêne que pourrait vous causer… C’est quoi le où, le quand, le comment, le qui et où quand pourquoi comment, et ainsi de…

— Ne t’en fais pas, fit Balvéda en effleurant le visage trempé du blessé.

Un peu d’eau dégoutta de sa tête sur le visage du Métamorphe. Celui-ci rouvrit les yeux, regarda çà et là, puis se concentra sur la jeune femme avant de contempler le tronc affaissé de l’Idiran. Puis il passa au drone, et finit par inspecter les parois et la mare qui l’entouraient. Il murmura quelques mots sans regarder Balvéda.

— Quoi ? fit celle-ci en se penchant sur le Métamorphe au moment où il refermait les yeux.

— Bala, lança la machine depuis le plafond. Bala bala bala. Ha ha. Bala bala bala.

— Quel idiot ! énonça Horza avec une grande clarté bien que sa voix s’affaiblisse à mesure qu’il perdait conscience. Quel… fichu… idiot.

Il hocha imperceptiblement la tête, ce qui ne parut pas le faire souffrir. Des gouttes tombant du plafond soulevèrent des éclaboussures rouges et mauves dans l’eau qui stagnait sous sa tête et lui maculait le visage, puis lavèrent à nouveau ce dernier.

— Les Jinmoti de…, grommela l’homme.

— Quoi ? répéta Balvéda en se penchant encore plus près.

— Danatre skehellis, annonça Unaha-Closp, ro vleh gra’amp na zhire ; sko tre genebellis ro binitshire, na’sko voross amptfenir-an har. Bala.

Brusquement, les yeux du Métamorphe s’écarquillèrent et sur ses traits se peignit une expression d’horreur absolue, une mimique traduisant une terreur si grande que Balvéda elle-même se sentit frissonner. Ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque malgré l’eau qui s’efforçait de les y plaquer. Tout à coup, les mains de Horza se levèrent et agrippèrent la veste de la jeune femme dans une formidable étreinte.

— Mon nom ! gémit-il d’une voix qui trahissait son angoisse encore plus nettement que son expression. Quel est mon nom ?

— Bala bala bala, murmura le drone.

Balvéda déglutit et sentit les larmes lui picoter les paupières. Elle effleura la main blanche qui serrait la sienne.

— Horza, répondit-elle avec douceur. Horza Bora Gobuchul.

— Bala bala bala bala, énonça le drone d’un ton calme, presque rêveur. Bala bala bala.

L’étreinte de l’homme se desserra ; l’épouvante s’effaça progressivement de ses traits. Il se détendit, referma les paupières ; sur sa bouche se dessina comme un sourire.

— Bala bala.

— Ah, oui…, chuchota Horza.

— Bala.

— … bien sûr.

— La.

Загрузка...