Balvéda fit face au désert de neige. Il faisait nuit. La lune du Monde de Schar brillait d’un éclat vif dans un ciel d’encre tout clouté d’étoiles. L’air était immobile, froid et piquant ; à quelque distance de là, sur la plaine immaculée et baignée de clair de lune, se dressait la Turbulence Atmosphérique Claire, à demi ensevelie sous la congère qu’elle avait elle-même contribué à former.
La jeune femme s’arrêta un instant à la sortie des tunnels obscurs, se tourna vers la nuit et frissonna.
Le Métamorphe inconscient gisait sur une civière confectionnée à partir de feuilles de plastique récupérées dans le déraillement et portée par le drone, toujours incohérent. Elle lui avait également posé un bandage sur la tête ; qu’aurait-elle pu faire d’autre pour l’aider ? Les médikits avaient été emportés par l’accident du train, comme tout ce que contenait la palette, et enfouis dans les décombres refroidis et couverts de mousse, qui emplissaient la station 7. Le Mental pouvait se maintenir en l’air ; elle l’avait trouvé ainsi dans un coin de la gare. Il obéissait aux ordres, mais ne pouvait ni parler, ni faire le moindre signe, et encore moins se propulser par lui-même. Elle lui avait dit de rester en état d’apesanteur, puis l’avait tiré et poussé, ainsi que le drone-civière, jusqu’au transtube le plus proche.
Une fois qu’ils furent installés dans la petite capsule prévue pour transporter du fret, le trajet ne dura qu’une demi-heure. Balvéda ne s’était pas arrêtée pour ramasser les morts.
Elle avait posé des attelles sur son bras, qu’elle portait à présent en écharpe. Pendant le voyage en capsule, elle avait transe-dormi un petit moment, puis transporté sa cargaison et retraversé tout le secteur habitation dévasté jusqu’à la sortie des tunnels, où gisait maintenant le Métamorphe, dont on aurait juré qu’il était mort de froid. Elle prit quelques instants de repos, assise par terre dans la pénombre du tunnel, au milieu de la neige amassée là par le vent, avant de se diriger vers le vaisseau.
Elle se sentait des élancements sourds dans le dos, une pulsation douloureuse dans la tête, et son bras était tout engourdi. Elle portait au doigt la bague prise à Horza ; restait à espérer qu’en repérant la combinaison du blessé et les circuits du drone, le vaisseau les identifierait et les laisserait approcher.
Sinon, tout simplement, ce serait la mort pour tous.
Elle reporta son regard sur Horza.
Son visage était blanc comme la neige, et tout aussi vide d’expression. Les traits étaient les mêmes, bien reconnaissables, mais semblaient en un sens déconnectés les uns des autres, conférant ainsi un aspect anonyme à un visage qui manquait déjà de caractère, d’animation, de substance. On aurait dit que chacun des rôles joués par cet homme tout au long de sa vie était sorti de lui en profitant de son coma, emportant avec lui une petite part de la véritable personnalité du Métamorphe et le laissant vide, entièrement dépouillé.
Sous la civière, le drone se mit à déblatérer un court instant dans une langue que Balvéda ne reconnut pas, et sa voix se répercuta dans le tunnel. Puis le silence revint. Quant au Mental, il se contentait de flotter sur place, immobile ; sa coque ellipsoïdale au revêtement argenté, terni mais réfléchissant et irisé par endroits, renvoyait à Balvéda sa propre image ; s’y reflétaient aussi l’obscurité du dehors, ainsi que l’homme et le drone.
Elle se releva péniblement et, d’une main, orienta la civière vers le vaisseau, par-dessus le tapis de neige qui scintillait au clair de lune, où elle s’enfonça jusqu’à mi-cuisses. Dans le silence, l’ombre bleu acier de la jeune femme absorbée dans son effort se dessinait du côté opposé à la lune, pointant vers les montagnes lointaines et noires où une masse de nuages orageux planait telle une seconde nuit, encore plus impénétrable. Elle laissait derrière elle une trace qui repartait, profonde et inégale, vers l’entrée de la grotte. Elle pleurait sans bruit tant l’épreuve était dure et tant ses blessures la faisaient souffrir.
Une ou deux fois elle leva la tête vers la silhouette sombre du vaisseau, et sur son visage se peignit un mélange de crainte et d’espoir : elle attendait le tir de sommation, l’explosion et le jaillissement de lumière laser signifiant que les autogardes du vaisseau ne les reconnaissaient pas, que le drone et la combinaison de Horza étaient tous deux trop endommagés pour être encore identifiés, que c’était fini, qu’elle était condamnée à mourir là, à cent mètres à peine du salut – mais un ensemble de circuits fidèles, automatiques, inconscients l’empêcha de se laisser aller…
… Le monte-charge s’ouvrit d’un coup lorsqu’elle introduisit la bague de Horza dans le panneau de contrôle. Elle fit monter le drone et le blessé dans la soute. La machine dissertait à voix basse ; l’homme était aussi immobile et muet qu’une statue tombée.
Son intention était de couper les autogardes du vaisseau et de retourner aussitôt chercher le Mental, mais la rigidité glacée de l’homme l’effraya. Elle partit en quête du médikit d’urgence et alluma le chauffage de la soute, mais lorsqu’elle revint auprès de la civière, le Métamorphe glacé dont le visage n’exprimait plus rien était mort.