— Débâcle… le jeu prohibé partout. Ce soir, dans le bâtiment d’allure peu avenante situé de l’autre côté de la place, sous le dôme, ils se rassembleront : les Joueurs à la Veille du Désastre… le cercle le plus raffiné de riches psychotiques que compte la galaxie humaine, venus pour jouer au jeu qui est à la vie réelle ce que la romance sentimentale est à la tragédie classique.
« Vous êtes dans la cité biport d’Évanauth, Orbitale de Vavatch, cette même Orbitale qui, dans quelque onze heures standards, doit se trouver réduite à ses atomes constitutifs alors que, dans cette région de la galaxie, non loin de la Falaise Scintillante et du Golfe Morne, la guerre Idirans-Culture atteint de nouveaux sommets à force d’adhérer à des principes sans tenir compte des conséquences, et de nouveaux abîmes de la raison. C’est cette catastrophe imminente qui attire ici ces vautours scatologiques, et non les Mégavaisseaux ou encore ce miracle technologique azuréen qu’est la Mer Circulaire. Oui, si ces gens sont là, c’est parce que l’Orbitale tout entière est vouée à exploser à brève échéance, et qu’ils trouvent amusant de jouer à la Débâcle – il s’agit d’un banal jeu de cartes légèrement agrémenté pour complaire aux cerveaux perturbés – dans des endroits menacés d’annihilation imminente.
« Ils ont joué sur des mondes que de grosses comètes ou météorites allaient heurter sous peu, ou dans des cratères volcaniques sur le point d’exploser, ils ont joué dans des villes menacées de bombardements nucléaires au cours de guerres rituelles ou sur des astéroïdes fonçant tout droit vers le cœur d’une étoile, ils ont joué face à des murailles mouvantes de glace ou de lave ou dans les entrailles de mystérieux astronefs retrouvés déserts dans l’espace et orientés vers un trou noir, ils ont joué dans de vastes palais promis au pillage par des meutes d’androïdes… Bref, dans tous les endroits où vous préféreriez ne pas vous trouver juste après le départ des Joueurs. On peut penser que c’est une bien curieuse façon de prendre son pied, mais il faut de tout pour faire une galaxie, non ?
« Les voici donc, ces pique-assiette hyperriches dans leurs vaisseaux de location ou leurs croiseurs personnels. Pour l’heure ils dessoûlent, redescendent, subissent des opérations de chirurgie esthétique ou des thérapies comportementales – voire les deux – afin de se rendre acceptables aux yeux de ce qui passe pour la société normale, même dans ces milieux chics, après des mois de débauche ou de perversion onéreuses et excentriques, selon ce qui leur plaît particulièrement ou ce qui se fait en ce moment. Simultanément, ils rassemblent leurs crédits aoïens (rien que de l’authentique, pas de monnaie fiduciaire), eux ou leurs petits protégés, et écument les hôpitaux, les asiles et les entrepôts cryo à la recherche de nouveaux Vivants.
« Sont venus aussi les badauds, les groupies de la Débâcle, les aventuriers, les perdants qui donneraient tout pour tenter encore leur chance, pourvu qu’ils arrivent à trouver assez d’argent et de Vivants… Et puis il y a les loques humaines typiques de ce jeu : les émotomanes, les victimes des retombées émotionnelles du jeu, les accros de la tête qui ne vivent que pour rattraper au vol les quelques miettes d’extase et d’angoisse tombées des lèvres de leurs héros, les Joueurs.
« Personne ne sait au juste comment ces diverses tribus entendent parler de la partie qui se prépare, ni comment elles réussissent à arriver à temps, mais la rumeur parvient toujours aux oreilles de ceux qui ont réellement envie ou besoin de l’entendre et, telles des goules, ils affluent, prêts pour le jeu et pour la catastrophe.
« À l’origine, la Débâcle se jouait dans ce genre de circonstances parce que c’était seulement avec l’effondrement des lois et de la morale (dans la confusion générale qui règne une fois la Dernière Heure venue) qu’une partie pouvait se dérouler dans une quelconque région, même reculée, de la galaxie civilisée – galaxie dont, croyez-moi si vous voulez, les Joueurs s’estiment membres ! Le cataclysme qui suit – nova, explosion planétaire, etc. – est considéré comme une espèce de symbole métaphysique de la mort qui attend toute chose ; étant donné que les Vivants en jeu dans une Partie Complète sont tous des volontaires, beaucoup d’endroits – et notamment cette bonne vieille Vavatch, si permissive, si clairement tournée vers le plaisir – les laissent jouer avec la bénédiction des autorités.
« Certains disent que le jeu n’est plus ce qu’il était, et même que c’est devenu un événement médiatique, mais moi je dis que cela reste un jeu pour individus malades et malfaisants ; pour les gens riches qui négligent les autres, mais ne négligent pas leurs propres intérêts ; un jeu pour gens déséquilibrés… qui ont des appuis. On meurt toujours pendant les parties de Débâcle, et pas seulement les Vivants, ni les Joueurs d’ailleurs.
« On a dit que c’était le jeu le plus décadent que l’histoire ait jamais compté. Tout ce qu’on peut dire pour sa défense, c’est qu’il occupe les esprits tordus des individus les plus vicieux de la galaxie, et les détourne donc de la réalité ; les dieux savent ce qu’inventeraient ces gens s’il n’y avait pas ce jeu ! Et son côté bénéfique (outre qu’il nous rappelle – comme si nous avions besoin de ça ! – le degré de folie que peut atteindre la carboniforme bipède à respiration d’oxygène), c’est qu’il cause de temps en temps la disparition d’un des Joueurs et effraie durablement les autres. Or, en ces temps qu’on pourrait à juste titre qualifier de déments, on doit peut-être accueillir favorablement tout ce qui vient atténuer un tant soit peu la folie ambiante.
« Je livrerai un second compte rendu en cours de partie, depuis l’auditorium, si j’arrive à m’y introduire. Mais en attendant, au revoir et bonne chance. C’était Sarble l’Œil, Évanauth City, Vavatch.
Sur l’écran de poignet de l’homme debout en plein soleil au centre de la place, l’image s’effaça brusquement ; le jeune visage à demi masqué disparut.
Horza replaça son terminal dans sa manchette. L’affichage horaire palpitait lentement, poursuivant le compte à rebours qui annonçait la destruction de Vavatch.
Sarble l’Œil – un des plus célèbres journalistes indépendants de la galaxie humanoïde, et un des plus habiles pour ce qui était de s’infiltrer dans les endroits qui lui étaient interdits – devait à présent s’apprêter à s’introduire dans la salle de jeu – si ce n’était déjà fait. L’émission que venait de voir Horza avait été enregistrée dans l’après-midi. Sarble serait très certainement déguisé ; le Métamorphe se réjouit d’avoir réussi à soudoyer la bonne personne et à entrer avant la diffusion de l’émission, car à partir de maintenant, les gardes se montreraient encore plus scrupuleux. Et il n’avait vraiment pas besoin de ça.
Sous l’identité de Kraiklyn, Horza s’était fait passer pour un émotomane, un de ces drogués de l’émotion qui suivaient la progression erratique et discrète des parties de Débâcle dans les franges les plus reculées, les plus indignes de la civilisation, s’avisant tout à coup que les dernières places s’étaient vendues la veille et qu’il ne restait que les plus chères. Les cinq Dixièmes de Crédit Aoïen avec lesquels il avait commencé la journée n’étaient maintenant plus que trois, encore qu’il disposât également de quelque argent sur les deux cartes de crédit dont il avait fait l’acquisition. Mais cette monnaie-là perdrait de la valeur à mesure que la destruction de l’Orbitale approcherait.
Horza inspira profondément, en retira du plaisir et embrassa l’arène du regard. Il avait grimpé aussi haut que possible, escaladant gradins, plans inclinés et plates-formes, et mettant l’attente à profit pour obtenir une vue d’ensemble.
Le dôme transparent de l’arène laissait voir les étoiles ainsi que la ligne éclatante signalant l’autre face de l’Orbitale, actuellement éclairée. Les navettes qui décollaient ou celles – plus rares – qui atterrissaient traçaient des lignes lumineuses entre ces points fixes. Sous le dôme proprement dit planait une couche vaporeuse illuminée par les éclairs fugaces d’un petit feu d’artifice.
L’atmosphère résonnait d’un chant qui s’échappait de mille gorges ; un chœur de graduaciones se tenait en rangs étagés au fond de l’auditorium. Humanoïdes, ils paraissaient en tout point identiques, sauf en ce qui concernait la taille et la tonalité de la voix que produisaient leurs poitrines bombées ainsi que leurs cous étirés. On aurait pu les croire responsables du vacarme ambiant, mais, en scrutant l’arène, Horza distingua d’imperceptibles contours pourpres trahissant la présence d’autres champs-son plus localisés, au-dessus de petites estrades où des danseurs dansaient, où des chanteurs chantaient, où des effeuilleuses s’effeuillaient et des boxeurs boxaient, quand on n’y voyait pas tout simplement des gens discuter entre eux.
Étagés un peu partout alentour, les spectateurs s’agitaient, en proie à la plus grande effervescence. Il y avait peut-être là dix mille, voire vingt mille individus, surtout humanoïdes mais parfois pas du tout, sans oublier bon nombre de machines et de drones ; assis ou couchés, immobiles ou animés de mouvements incessants, ils regardaient les magiciens, jongleurs, lutteurs, immolateurs, hypnotiseurs, coupleurs, acteurs et orateurs, ainsi qu’une centaine d’autres baladins qui venaient faire leur numéro à tour de rôle. On avait dressé des tentes sur les terrasses les plus spacieuses ; sur d’autres s’alignaient des fauteuils et des méridiennes. Une foule de petites estrades grouillaient de lumières, de fumée, d’hologrammes et de soligrammes chatoyants. Horza découvrit un labyrinthe en 3-D qui s’étendait sur plusieurs terrasses à la fois, plein de tunnels et d’angles, tantôt limpides, tantôt opaques, tantôt mobiles et tantôt fixes. À l’intérieur se mouvaient des formes et des ombres.
Tout en courbes, un numéro de trapèze interprété par des animaux se déroulait au ralenti au-dessus des têtes. Horza reconnut les bêtes en question : le numéro ne tarderait pas à se muer en duel.
Un petit groupe passa à côté de lui : de grands humanoïdes aux vêtements fabuleux qui scintillaient comme une ville vue d’en haut, une ville nocturne aux lumières tapageuses. Ils jacassaient d’une voix si aiguë qu’elle en devenait presque inaudible ; d’un réseau de fins tubes dorés qui se ramifiait tout autour de leur visage rouge vif ou pourpre foncé s’échappaient de petites bouffées de gaz incandescent qui encerclait leur cou semi-écailleux et leurs épaules nues avant de former derrière eux un sillage qui s’estompait progressivement en émettant une fière lueur orange. Horza les regarda passer. Sur le dos de leurs capes, apparemment aussi légères que l’air qui les gonflait, palpitait l’image d’un visage non humain ; chacune de ces capes affichait un fragment d’une unique image mouvante, beaucoup plus grande, comme si, au-dessus d’eux, un projecteur suivait le petit groupe en mouvement. Le gaz orange parvint aux narines de Horza, qui se sentit brièvement pris de vertige. Il laissa ses immuno-glandes réagir à l’émanation de narcotique, et se remit à regarder autour de lui dans l’arène.
L’œil du cyclone, la zone où régnaient le calme et le silence, était si réduit que, même en examinant lentement et attentivement l’auditorium, on pouvait le manquer très facilement. Il n’était pas situé au centre mais à une extrémité de l’ellipsoïde plat formant le niveau le plus bas de l’arène. Là, sous une voûte de projecteurs pour le moment éteints, se dressait une table ronde prévue pour accueillir seize grands fauteuils de styles différents, chacun faisant face à un triangle coloré fixé sur le dessus de la table. Des consoles intégrées tournaient leurs écrans vers chacun des fauteuils, sur lesquels reposaient des sangles et d’autres dispositifs d’immobilisation. Derrière eux s’ouvrait un espace dégagé pourvu de douze sièges plus petits séparés des fauteuils par une barrière peu élevée ; une autre barrière les isolait d’un secteur plus vaste où des gens, principalement des émotomanes, attendaient déjà en silence.
Manifestement, le début de la partie avait été retardé. Horza prit place sur ce qui pouvait être soit un siège excessivement travaillé, soit une sculpture assez peu imaginative. Il se trouvait presque au niveau le plus élevé des terrasses successives constituant le haut de l’arène, et bénéficiait d’une bonne vue sur le reste. Personne alentour. Il passa la main sous sa blouse épaisse et détacha de son abdomen une couche de peau artificielle, qu’il roula en boule avant de la jeter dans un grand pot où poussait un arbuste, juste derrière lui ; puis il s’assura qu’il avait toujours sur lui ses trois Dixièmes de Crédit Aoïen, sa carte à mémoire négociable, son terminal de poche et le pistolet ERC léger qu’il portait jusque-là sous la poche de fausse peau. Du coin de l’œil, il vit approcher un petit homme vêtu de sombre qui s’arrêta à cinq mètres de lui pour le regarder, la tête penchée sur le côté, avant de s’approcher.
— Hé ! Ça vous dirait d’être un Vivant ?
— Non, merci. Au revoir, répondit Horza.
L’inconnu renifla puis s’éloigna. Il s’arrêta un peu plus loin pour secouer une forme féminine affalée au bord d’une terrasse étroite. Horza observa la scène et vit la femme relever la tête, l’air groggy, puis la secouer négativement en faisant ondoyer de longues mèches sinueuses de cheveux blancs tout décoiffés. Un projecteur illumina brièvement son visage : elle était belle, mais semblait très fatiguée. Le petit homme lui adressa à nouveau la parole, mais elle lui répondit de la même façon en ajoutant un geste de la main. L’homme passa son chemin.
Son voyage à bord de l’ex-navette de la Culture s’était déroulé relativement sans encombre ; après une période de désorientation, Horza avait réussi à se connecter au réseau-navigation de l’Orbitale, à déterminer sa position par rapport à la dernière localisation connue de l’Olmédréca, puis à se diriger vers ce qui restait du Mégavaisseau. Il avait demandé l’accès à un service d’informations et, tout en se gorgeant de rations de secours, il avait trouvé dans l’index un rapport sur l’Olmédréca.
Des images montraient le navire gîtant quelque peu, légèrement incliné vers l’avant et flottant sur une mer calme cernée par les glaces ; le premier kilomètre de proue semblait enfoui dans l’énorme iceberg tabulaire. De petits avions ainsi que quelques navettes survolaient la gigantesque épave telles des mouches sur une carcasse de dinosaure. Le commentaire joint aux images évoquait une seconde explosion atomique qu’on ne s’expliquait pas ; on disait que les aéros de la police avaient trouvé le Mégavaisseau désert.
En apprenant la nouvelle, Horza changea instantanément son itinéraire et prit la direction d’Évanauth.
Il possédait trois Dixièmes de Crédit Aoïen et avait vendu la navette pour cinq autres Dixièmes. C’était un prix ridiculement bas, surtout à l’approche de la destruction de l’Orbitale, mais il était pressé, et la négociante qui accepta d’acheter l’appareil prenait certainement un risque : l’engin avait incontestablement été conçu par la Culture, et son cerveau incontestablement détruit à coups de fusil ; on ne pouvait donc douter que la navette eût été volée. Par ailleurs, pour la Culture, la destruction d’une conscience de vaisseau équivalait à un meurtre.
En l’espace de trois heures, Horza avait vendu la navette et acheté des vêtements, des cartes, une arme, deux terminaux et quelques renseignements. Mis à part ceux-ci, le tout ne lui avait pas coûté très cher.
Il savait maintenant qu’il y avait un vaisseau répondant à sa description de la Turbulence Atmosphérique Claire sur l’Orbitale, ou plutôt en dessous, à l’intérieur de l’ex-Véhicule Système Général de la Culture appelé Finalités de l’Invention. Il avait du mal à le croire, mais ce ne pouvait être un autre appareil. Selon l’agence de renseignement consultée, un astronef correspondant au signalement de la TAC avait été halé à bord par un des constructeurs navals du Port d’Évanauth afin qu’on effectue quelques réparations sur ses unités-gauchissement ; il était arrivé en remorque deux jours plus tôt, et, à ce moment-là, seuls ses moteurs à fusion fonctionnaient. Néanmoins, Horza ne put obtenir ni son nom ni son emplacement exact.
Il en conclut que la TAC avait servi à récupérer les survivants de la bande à Kraiklyn ; commandée à distance, elle avait dû passer par-dessus le Mur-Orb’ en se servant de ses unités-gauchissement. Là, elle avait embarqué les membres de la Libre Compagnie, puis repassé le Mur en endommageant ses gauchisseurs par la même occasion.
Il n’avait pas réussi à savoir qui avait survécu, mais dut partir du principe que Kraiklyn était du nombre ; personne d’autre que lui n’aurait pu faire franchir le Mur-Limite à la TAC. Il espérait bien retrouver le commandant au tournoi de Débâcle. Quoi qu’il en fût, il avait décidé de regagner ensuite la TAC. Il avait toujours l’intention de se rendre sur le Monde de Schar, et la Turbulence Atmosphérique Claire représentait sans doute le moyen le plus sûr d’y parvenir. Il voulait croire que Yalson était toujours en vie. Il espérait aussi que la rumeur était fondée : on disait que Finalités de l’Invention était totalement démilitarisé, et qu’aucun vaisseau de la Culture ne croisait pour le moment dans les parages de Vavatch. Après tout ce temps, il n’aurait guère été surpris que les Mentaux de la Culture aient découvert que la TAC se trouvait dans le même volume que la Main de Dieu 137 au moment de l’attaque, et qu’ils en aient tiré les conclusions qui s’imposaient.
Il se laissa aller en arrière dans son siège (ou plutôt dans sa sculpture-siège) et se détendit en chassant de son corps et de son esprit la structure comportementale caractéristique des émotomanes. Il fallait qu’il se remette à penser comme Kraiklyn ; il ferma les yeux.
Au bout de quelques minutes, il sentit qu’il se passait quelque chose au fond de l’arène. Il reprit ses esprits et regarda tout autour de lui. La femme aux cheveux blancs s’était levée et descendait les gradins d’un pas mal assuré ; sa longue robe en tissu épais balayait les marches. Horza se leva à son tour et s’engagea prestement à sa suite, en restant dans son sillage parfumé. Quand il la dépassa, elle ne lui accorda pas un regard. Il vit qu’elle manipulait distraitement un diadème posé de guingois sur sa tête.
On avait allumé les projecteurs au-dessus de la table de jeu. Dans l’auditorium, quelques estrades s’assombrissaient, quand elles ne se repliaient pas purement et simplement. Les gens convergeaient graduellement vers la table, les sièges, les chaises longues ou les zones réservées aux spectateurs debout. Sous la lumière crue des projecteurs se mouvaient lentement de hautes silhouettes en robe noire qui vérifiaient l’un après l’autre les éléments du jeu. C’étaient les arbitres, les Ishlorsinami. Tout le monde le savait, ils composaient l’ethnie la moins imaginative, la moins douée d’humour, la plus pointilleuse, la plus honnête et la moins corrompue de toute la galaxie ; et s’ils officiaient invariablement dans les tournois de Débâcle, c’était qu’on ne pouvait guère faire confiance qu’à eux.
Horza s’arrêta devant un stand restaurant-buvette et fit des provisions de nourriture et de boisson ; pendant qu’on exécutait sa commande, il observa la table de jeu et les formes qui s’affairaient tout autour. La femme en robe épaisse à longue chevelure blanche poursuivait sa descente ; elle le dépassa à nouveau sur les marches. Son diadème était pratiquement redressé, mais sa grande robe ample était toute froissée. Au moment de le croiser, elle bâilla.
Horza paya ses achats avec une de ses cartes, puis emboîta de nouveau le pas à l’inconnue, descendant vers la foule grandissante de gens et de machines qui commençait à se rassembler autour du périmètre de jeu. Elle lui jeta un regard soupçonneux en le voyant réapparaître à ses côtés, pratiquement au pas de course, et la dépasser une fois de plus.
Horza graissa quelques pattes et réussit à s’introduire sur l’une des terrasses les mieux situées. Il rabattit sur son front la capuche de sa lourde blouse à col épais en la tirant en avant de manière que son visage demeure dans l’ombre. Pas question de se faire voir maintenant par le vrai Kraiklyn ! Surplombant les niveaux inférieurs, la terrasse en plan incliné offrait une vue excellente de la table proprement dite, ainsi que des portiques situés juste au-dessus d’elle. Horza avait également dans son champ de vision la majeure partie des secteurs isolés par les barrières. Il choisit une chaise longue moelleuse non loin d’un groupe de tripèdes bruyants vêtus avec extravagance qui affectionnaient les huées et ne cessaient de cracher dans un grand pot disposé au centre des méridiennes à bascule où ils avaient pris place.
Les Ishlorsinami s’étaient apparemment assurés que l’ensemble fonctionnait correctement, et que la partie présentait toutes les garanties d’impartialité. Ils empruntèrent un passage creusé dans le sol ellipsoïdal de l’arène. Quelques lumières s’éteignirent ; un champ-silence isola le secteur du reste de l’auditorium. Horza observa brièvement les environs. Quelques estrades, quelques décors dressés restaient éclairés, mais les lumières commençaient déjà à s’éteindre. Le numéro de trapèze animal se poursuivait néanmoins, tout là haut, sur fond d’étoiles ; les grosses bêtes se balançaient lourdement dans l’air dans un scintillement de champ-harnais. Ils enchaînaient toujours tournoiements et sauts périlleux, mais à présent, chaque fois qu’ils se croisaient dans les airs ils tendaient une patte griffue et lacéraient lentement, silencieusement, leurs pelages respectifs. Horza semblait être le seul à les regarder.
Il fut surpris de voir la femme qu’il avait déjà croisée deux fois sur les marches passer à nouveau à côté de lui et s’installer sur une méridienne inoccupée portant la mention « réservé », à l’avant de la terrasse. Il ne l’aurait pas crue assez riche pour s’offrir une place dans ce secteur.
Sans tambour ni trompette, les Joueurs à la Veille du Désastre firent leur apparition dans le passage émergeant du sol de l’arène. Un unique Ishlorsinami ouvrait la marche. Horza consulta son terminal ; il restait exactement sept heures standards avant la destruction de l’Orbitale. Applaudissements, bravos, huées retentissantes (du moins dans le secteur de Horza) accueillirent les participants, même si les champs-silence assourdissaient le tout. En sortant de l’ombre, quelques Joueurs saluaient la foule venue les voir jouer tandis que les autres la traitaient avec le plus grand mépris.
Horza en reconnut certains. Ceux qu’il avait déjà vus, ou dont il avait au moins entendu parler étaient Ghalssel, Tengayet Doy-Suut, Wilgre et Neeporlax. Le premier était le fameux chef du Commando Ghalssel – probablement la plus prospère des Libres Compagnies. Horza avait entendu arriver le vaisseau-mercenaire à onze kilomètres de distance alors qu’il marchandait avec la vendeuse de navettes. Celle-ci s’était alors figée sur place et son regard s’était embrumé. Horza n’osa pas lui demander si elle attribuait ce vacarme à la Culture venue détruire l’Orbitale quelques heures avant l’heure prévue, ou venue la chercher elle pour avoir fait l’acquisition d’une navette en situation illégale.
Ghalssel était un homme d’allure ordinaire, assez trapu pour venir d’une planète à forte g, mais sans l’aura de puissance rentrée qui va généralement de pair. Il était vêtu simplement et son crâne était rasé de près. On disait que seule une partie de Débâcle, où ces choses-là étaient interdites, pouvait le décider à abandonner la combinaison qu’en temps normal il ne quittait jamais.
Tengayet Doy-Suut était grand ; le teint et les cheveux très sombres, lui aussi portait des vêtements austères. Le Suut était champion du jeu de Débâcle, autant par le nombre de parties remportées, que par les gains ou la mise. Il venait d’une planète Contactée vingt ans auparavant seulement, où il était déjà champion dans toutes sortes de jeux, qu’il s’agisse de hasard ou de bluff. C’était aussi là qu’il s’était fait opérer du visage pour se faire greffer à la place un masque d’acier où seuls les yeux semblaient vivants : deux joyaux inexpressifs luisant d’un éclat tendre, sertis dans le métal sculpté. La surface du masque était mate afin que les adversaires du Suut ne puissent y déchiffrer le reflet de ses cartes à jouer.
Wilgre dut, pour parvenir au terme de son ascension, réclamer l’aide des esclaves de sa suite. On aurait presque dit que, dans sa toge-miroir, le géant bleu d’Ozhleh se faisait rouler le long de la pente par ses petits humains, bien que l’ourlet de sa robe se soulevât par instants pour révéler quatre jambes courtaudes qui piétinaient frénétiquement afin de propulser sa masse vers le haut. Dans l’une de ses mains il tenait un grand miroir ; dans l’autre, une laisse-fouet au bout de laquelle avançait, tel un souple cauchemar nimbé de blancheur pure, un rogothuyr énucléé aux quatre pattes incrustées de métaux précieux, au mufle emprisonné dans une muselière de platine et aux orbites serties d’émeraudes. La tête géante de l’animal se balançait de droite à gauche : il dressait la carte de tout ce qui l’entourait au moyen d’un de ses sens, qui faisait pour cela appel aux ultrasons.
Sur une terrasse située presque en face de l’endroit où se tenait Horza, les trente-deux concubines de Wilgre rejetèrent leurs voiles et se prosternèrent, sur les coudes et les genoux, pour adorer leur maître. Ce dernier agita brièvement son miroir dans leur direction. La quasi-totalité des jumelles et des microcaméras introduites en fraude dans l’auditorium se tournèrent aussi vers les trente-deux créatures assorties, qui avaient la réputation de former le meilleur harem unisexe de toute la galaxie.
Neeporlax contrastait quelque peu avec les autres. Un jouet à la main, il offrait aux regards une jeune silhouette décharnée, des habits de mauvaise qualité, un pas traînant et des yeux qui clignaient sous l’éclairage de l’arène. Ce gamin venait peut-être en deuxième position dans la hiérarchie des Joueurs de Débâcle, mais il faisait toujours don de ses gains, et le premier réga-lit d’hôtel venu y aurait réfléchi à deux fois avant de l’admettre : il était souffreteux, à demi aveugle, incontinent et albinos. Dans les moments critiques, en cours de partie, sa tête était parfois prise de tremblements incontrôlables, mais, entre ses mains, les cartes ne bougeaient pas plus que si on les avait fichées dans le roc. Lui aussi se fit aider pour gravir le plan incliné, par une jeune fille qui le conduisit ensuite jusqu’à son fauteuil, le recoiffa et lui déposa un baiser sur la joue avant d’aller se tenir dans la zone située à l’arrière des douze sièges, juste derrière le fauteuil du jeune homme.
Wilgre leva l’une de ses mains bleues toutes potelées et jeta quelques Centièmes à la foule massée aux barrières ; on se jeta au sol pour ramasser les pièces. Wilgre y mêlait toujours des unités de plus grande valeur. Un jour, quelques années plus tôt, à l’occasion d’un tournoi se déroulant à l’intérieur d’une lune qui fonçait alors vers un trou noir, il avait jeté une unité d’un Milliard en même temps que de la petite monnaie, sacrifiant ainsi près d’un dixième de sa fortune d’un simple mouvement du poignet. Un clochard décrépit originaire d’un des astéroïdes – et qui venait de se faire rejeter comme Vivant parce qu’il n’avait plus qu’un bras – se retrouva capable de s’acheter une planète pour lui tout seul.
Les autres Joueurs formaient eux aussi un assortiment joliment varié : à une exception près, Horza ne put les identifier. Les trois ou quatre premiers furent salués par des acclamations et des salves de feux d’artifice, ce qui semblait confirmer leur célébrité ; les autres étaient soit mal aimés du public, soit totalement inconnus.
Le dernier joueur à remonter la rampe fut Kraiklyn.
Horza se recoucha sur sa méridienne et sourit. Le chef de la Libre Compagnie avait eu recours à quelques altérations faciales mineures – sans doute du genre lifting – et s’était fait teindre les cheveux en brun mais, pas de doute, c’était bien lui. Il portait un habit tout d’une pièce, de couleur claire, et paraissait bien rasé. Les autres passagers de la TAC ne l’auraient peut-être pas reconnu, mais Horza l’avait observé de près (afin d’étudier son port, sa démarche, la disposition de ses muscles faciaux), et, pour lui, Kraiklyn se détachait du lot comme un rocher au milieu d’un désert caillouteux.
Quand tous les Joueurs eurent pris place autour de la table, on amena leurs Vivants, qui vinrent s’asseoir juste derrière eux.
Les Vivants étaient tous des humains ; pour la plupart, ils avaient déjà l’air à moitié morts, bien qu’ils n’eussent visiblement subi aucune mutilation. On les conduisit un par un à leurs sièges, où ils furent sanglés et coiffés de casques. Légers, de couleur noire, ces derniers couvraient l’intégralité de leur visage à l’exception des yeux. Presque tous tombèrent en avant aussitôt attachés sur leur siège ; quelques-uns se tenaient plus droits, mais tous avaient les yeux baissés et se gardaient bien de regarder autour d’eux. Chaque Joueur inscrit s’accompagnait du nombre maximal de Vivants autorisé ; certains les avaient fait produire tout spécialement pour l’occasion, d’autres avaient chargé leurs agents de leur fournir le nécessaire. Aux Joueurs moins fortunés et moins renommés, tels que Kraiklyn par exemple, revenait le rebut des prisons et autres asiles, ainsi que quelques dépressifs rétribués ayant légué à autrui leur part des gains éventuels. Souvent les membres de la secte des Découragés se laissaient persuader d’endosser le rôle de Vivant moyennant finances ou en échange d’une donation à la cause, mais cette fois Horza n’aperçut ni les coiffes étagées, ni les yeux remodelés pleurant des larmes de sang qui constituaient leurs signes distinctifs.
Kraiklyn n’avait réussi qu’à réunir trois Vivants ; manifestement, il ne tiendrait pas le coup très longtemps.
La femme aux cheveux blancs se leva de son siège réservé, s’étira et, l’air de s’ennuyer profondément, longea la terrasse en se faufilant entre les méridiennes et les chaises longues. Juste au moment où elle parvenait à la hauteur de Horza, des cris s’élevèrent sur une autre terrasse, derrière eux. Elle s’immobilisa et chercha à repérer la cause du désordre. Horza se retourna à son tour. Malgré le champ-silence, il entendit un homme hurler ; apparemment, une bagarre avait éclaté. Deux vigiles tentaient de maîtriser deux personnes qui roulaient au sol. Les spectateurs de la terrasse en question avaient fait cercle autour d’eux et restaient là, partagés entre les préparatifs du jeu de Débâcle et les coups de poing qui pleuvaient sous leurs nez. Les rivaux furent finalement remis sur pied, mais seul l’un des deux se vit passer les menottes ; c’était un jeune homme auquel Horza trouva un air vaguement familier, bien qu’il se fût manifestement déguisé grâce à une perruque blonde, dérangée par la bagarre.
Son adversaire, un homme lui aussi, sortit de son vêtement une espèce de carte qu’il montra au jeune homme, qui s’époumonait toujours. Puis les deux gardes en uniforme l’entraînèrent avec l’aide de l’homme à la carte, qui préleva un petit objet derrière l’oreille du prisonnier qu’on escortait en direction d’un tunnel d’accès. La jeune femme aux longs cheveux blancs croisa les bras et s’avança sur la terrasse. Au-dessous d’elle, le cercle de curieux se referma telle une trouée dans un nuage.
Horza la regarda se frayer un chemin entre les méridiennes ; puis elle quitta la terrasse et il la perdit de vue. Il leva la tête. Les animaux duellistes tournoyaient et bondissaient toujours. Leur sang blanc semblait luire en maculant leur poil hirsute. Ils montraient les dents sans un bruit et se fauchaient mutuellement en étendant leurs longs membres supérieurs, mais la qualité de leurs acrobaties et la précision de leurs attaques s’étaient détériorées ; on les sentait à présent las, malhabiles. Horza reporta son attention sur la table de jeu. Tout le monde était prêt ; la partie allait commencer.
La Débâcle n’était qu’un jeu de cartes un peu amélioré, qui faisait à la fois appel au talent, à la chance et au bluff. L’intérêt n’était pas les fortes sommes en jeu, ni même le fait qu’en y perdant une vie le Joueur infortuné perdait aussi un Vivant – un être humain bien vivant – mais l’emploi, autour de la table de jeu, de champs électroniques à double sens capables de modifier la conscience.
Grâce aux cartes qu’il ou elle tenait en main, le Joueur ou la Joueuse pouvait altérer les émotions d’un ou plusieurs de ses partenaires. La peur, la haine, le désespoir, l’espoir, l’amour, la solidarité, le doute, l’exaltation, la paranoïa… La quasi-totalité des états affectifs dont est capable le cerveau humain pouvaient être émis en direction d’un Joueur donné, ou bien encore utilisés individuellement. Vu d’assez loin, ou de près mais à travers un champ protecteur, le jeu prenait des allures de passe-temps pour désaxés ou pour simples d’esprit. Un Joueur pourvu d’un jeu avantageux pouvait tout à coup passer la main ; un autre, pourtant dénué de toute carte maîtresse, misait subitement tout ce qu’il avait. Certains s’effondraient en larmes ou éclataient d’un rire irrépressible ; tel autre miaulait son amour à un Joueur dont on savait qu’il était en réalité son pire ennemi, ou bien griffait ses sangles en cherchant éperdument à se libérer afin de massacrer sur place son meilleur ami.
Il arrivait aussi qu’un participant se suicide. Les Joueurs de Débâcle ne réussissaient jamais à se dégager de leur fauteuil (si par malheur quelqu’un y parvenait, il était prévu qu’un Ishlorsinami l’arrête d’un coup de pétrificateur), mais ils pouvaient toujours s’autodétruire. Les consoles de jeu, par l’intermédiaire desquelles les unités émotrices diffusaient les émotions demandées, mais qui servaient aussi à abattre les cartes, à donner l’heure et à tenir le compte des Vivants qui restaient à chaque Joueur, comprenaient chacune un petit bouton creux muni d’une aiguille pleine de poison, prête à piquer le doigt qui y exercerait une pression.
La Débâcle était de ces jeux où l’on n’avait pas intérêt à se faire trop d’ennemis. Seul un être doté d’une volonté de fer pouvait résister à l’impulsion suicidaire implantée dans son cerveau par l’attaque concertée d’une demi-tablée de Joueurs.
À la fin de chaque donne, lorsque l’argent misé revenait au Joueur dont les cartes restantes totalisaient le plus de points, tous ceux qui avaient suivi perdaient un Vivant. Quand il ne leur en restait plus un seul, ou bien quand ils n’avaient plus d’argent, ils étaient exclus de la partie. La règle voulait que celle-ci s’achevât lorsqu’il n’y avait plus en lice qu’un seul Joueur pourvu de Vivants ; mais, en pratique, on la considérait comme terminée lorsque les participants s’accordaient pour dire que, s’ils continuaient, ils perdraient probablement leurs Vivants dans le désastre à venir. Cela pouvait devenir très intéressant en fin de partie, quand la catastrophe était imminente, quand la donne durait depuis un bon moment, qu’il y avait de grosses sommes en jeu et qu’un ou deux Joueurs refusaient d’abandonner ; c’est alors qu’on distinguait les raffinés des simiesques, et le jeu tournait encore plus à la guerre des nerfs. Parmi les meilleurs, bon nombre de Joueurs avaient péri, par le passé, en cherchant à renchérir l’un sur l’autre dans ce genre de circonstances.
Du point de vue du spectateur, la principale attraction du jeu de Débâcle était la suivante : plus on se tenait près d’une unité émotrice, plus on recevait d’émotions destinées à tel ou tel Joueur. Toute une société d’individus physiquement dépendants de ces sentiments de troisième main avait fait son apparition au fil des siècles, à mesure que la Débâcle devenait un jeu chic, mais toujours populaire : c’étaient les émotomanes, ou plus simplement les « émos ».
Il existait d’autres groupes de Joueurs de Débâcle. Les Joueurs à la Veille du Désastre étaient seulement les plus riches et les plus célèbres d’entre tous. Les émos pouvaient se procurer leur dose d’émotions en divers endroits de la galaxie, mais c’était uniquement à l’occasion d’une partie complète, à l’approche d’une annihilation et en présence des meilleurs Joueurs (plus quelques aspirants aux premières places du classement) qu’on vivait les expériences les plus intenses. C’était un de ces malheureux que Horza avait dû contrefaire en s’apercevant que, pour se procurer un passe, il fallait deux fois plus d’argent qu’il n’avait pu en tirer de la vente de la navette. Quand il avait fallu soudoyer un garde en faction devant une des portes, cela lui avait coûté beaucoup moins cher.
Les authentiques émos étaient tassés derrière la barrière qui les séparait des Vivants. Seize boules de nerfs tout en sueur – qui, à l’instar des Joueurs, étaient en majorité de sexe masculin – se bousculaient et se pressaient les unes contre les autres en s’efforçant de se rapprocher de la table et des Joueurs.
Sous le regard de Horza, l’Ishlorsinami en chef distribua les cartes. Les émos faisaient des bonds sur place pour voir ce qui se passait et les gardes – coiffés de casques déflecteurs pour se protéger des impulsions émotionnelles – patrouillaient autour des barrières en tapotant leur cuisse ou la paume de leurs électro-aiguillons, et en observant attentivement la scène.
— … Sarble l’Œil…, prononça quelqu’un quelque part.
Horza se retourna pour voir d’où venait la voix. Un humain à l’air cadavérique était étendu sur une méridienne, derrière Horza et légèrement sur la gauche ; il montrait à un autre homme la terrasse où avait éclaté la bagarre quelques instants plus tôt. Horza entendit à plusieurs reprises les mots « Sarble » et « arrêté » autour de lui, à mesure que la nouvelle se répandait. Il se retourna vers le jeu au moment où les participants commençaient à examiner leurs cartes. Chacun annonça sa mise. Horza déplorait l’arrestation du journaliste, mais cela signifiait par ailleurs que, désormais, les gardes se montreraient moins vigilants, et qu’avec un peu de chance on ne lui demanderait pas son laissez-passer.
Une bonne cinquantaine de mètres le séparaient du plus proche participant, une joueuse dont il n’avait pas retenu le nom. Au cours de la première manche, il ne perçut ses émotions que sous une forme atténuée, qu’il s’agisse de ses propres réactions ou d’impulsions émises par les autres Joueurs. La sensation ne lui plut guère, et il alluma le champ déflecteur de sa chaise longue en actionnant le petit bouton situé dans l’un des accoudoirs.
Selon son gré, il aurait pu annuler l’effet immédiat du Joueur derrière lequel il se trouvait, et lui substituer celui d’un des autres émoteurs situés autour de la table. Il n’aurait rien éprouvé d’aussi intense que les émos ou les Vivants, mais se serait certainement fait une idée assez juste de ce que subissaient les Joueurs eux-mêmes. Autour de lui, la plupart des spectateurs manipulaient leurs boutons, passant d’un Joueur à l’autre pour se faire une idée globale de la partie en cours. Horza décida d’attendre un peu avant de se concentrer sur les émissions émotionnelles de Kraiklyn ; pour l’instant, il voulait lui aussi sentir la partie dans son ensemble.
Kraiklyn se retira de la première manche juste à temps pour éviter qu’elle ne lui coûte un Vivant ; il en avait si peu à son actif que cette tactique était sûrement la meilleure, à moins qu’il n’eût un très bon jeu en main. Horza le regarda attentivement se renfoncer dans son siège, détendu ; son unité émotrice était pour l’instant inactive. Kraiklyn s’humecta les lèvres et s’épongea le front. Horza résolut de s’immiscer dans les sensations du commandant de la TAC au cours de la partie suivante, histoire de les éprouver simultanément.
La partie s’acheva. Wilgre avait gagne. Il agita la main afin de répondre aux acclamations de la foule. Quelques émos avaient d’ores et déjà perdu connaissance ; dans sa cage, à l’autre bout de l’ellipsoïde, le rogothuyr montrait les crocs. Cinq Joueurs avaient perdu des Vivants ; cinq êtres qui subissaient encore, impuissants et désespérés, l’impact des champs émoteurs s’affaissèrent brusquement sur leur siège : leur casque venait de leur expédier dans le crâne une décharge neurale suffisamment forte pour étourdir les Vivants assis autour d’eux et faire broncher les émos les plus proches, ainsi que les Joueurs propriétaires des Vivants concernés.
L’Ishlorsinami défit les sangles maintenant sur leurs sièges les êtres inanimés, qu’il emporta ensuite en empruntant la rampe d’accès inclinée. Les Vivants qui restaient se remirent progressivement du choc, mais en manifestant toujours la même apathie. Les Ishlorsinami prétendaient vérifier chaque fois que les Vivants s’étaient bel et bien portés volontaires et que les drogues qu’on leur administrait étaient uniquement destinées à les empêcher de verser dans l’hystérie, mais on murmurait que la sélection pratiquée par les Ishlorsinami n’était pas impossible à contourner, et que certains avaient réussi à se débarrasser de leurs ennemis en les droguant ou en les hypnotisant, puis en les « portant volontaires » pour le jeu.
Alors que s’ouvrait la deuxième manche et que Horza se branchait sur les émotions de Kraiklyn, la femme aux cheveux blancs réapparut dans la travée et reprit sa place devant Horza, au premier rang de la terrasse, en s’étalant avec lassitude sur sa méridienne comme si elle s’ennuyait profondément.
Horza ne connaissait pas assez le jeu de cartes proprement dit pour suivre à tout moment ce qui se passait, soit en déchiffrant les diverses émotions circulant autour de la table, soit en analysant chaque manche avant qu’on ne passe à la suivante (ce qu’étaient déjà en train de faire les tripèdes huants attroupés près de lui) lorsque les cartes distribuées et jouées s’affichaient brièvement sur le circuit de télévision interne de l’arène. Non, s’il se branchait sur les sensations de Kraiklyn, c’était par simple curiosité.
Le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire faisait l’objet d’attaques variées. Les émotions en présence étaient parfois contradictoires, ce qui signifiait, conclut Horza, que ces attaques n’étaient pas concertées. Kraiklyn essuyait seulement le contrecoup de la « force de frappe » des autres.
Horza sentit une forte impulsion d’affection à l’égard de Wilgre : cette couleur bleue si séduisante… Et puis, avec ces quatre petits pieds si comiques, il ne pouvait pas réellement représenter de menace sérieuse… En fait, c’était un peu un clown, malgré tout son argent… En revanche, avec son torse nu dépourvu de seins et le fourreau à épée de cérémonie qui pendait dans son dos, la femme assise à la droite de Kraiklyn était à surveiller… Mais tout ça c’était de la blague, en fait… Rien n’a vraiment d’importance ; la vie, le jeu… Tout ça n’est qu’une plaisanterie, finalement… Les cartes se ressemblent toutes, quand on y pense… Pour l’importance que ça a, je ne vois pas pourquoi je ne les jetterais pas en l’air une bonne fois pour toutes… Son tour était presque venu… D’abord cette chienne sans poitrine… La carte qu’il lui réservait à celle-là, elle ne s’en remettrait pas !
Horza se déconnecta ; il ne savait plus très bien s’il recevait les pensées de Kraiklyn à propos de cette femme, ou celles que quelqu’un d’autre s’efforçait de lui mettre en tête.
Il se rebrancha sur Kraiklyn un peu plus tard, après l’exclusion de la femme qui, détendue et adossée à son siège, avait à présent les yeux fermés.
(Horza jeta un bref coup d’œil à la femme aux cheveux blancs ; elle avait l’air de regarder le jeu, mais une de ses jambes se balançait négligemment sur le côté de sa méridienne, comme si elle avait l’esprit ailleurs.)
Kraiklyn se sentait bien. Tout d’abord, sa salope de voisine était éliminée, à cause de certaines cartes jouées par lui, il en était sûr ; mais il ressentait également une sorte de jubilation intime.
… Il était réellement là, à jouer contre les meilleurs Joueurs de la galaxie… les Joueurs. Lui. Lui… (une subite pensée inhibitrice bloqua le nom qu’il s’apprêtait à formuler en son for intérieur) et il ne s’en sortait pas si mal, en plus… Il arrivait à suivre… En fait, il avait même du jeu… Enfin les événements tournaient à son avantage !… Il allait gagner quelque chose… Trop de choses avaient… Ma foi, il y avait ce… Les cartes ! Pense aux cartes ! (Brusquement :) Pense à ce qui se passe ici et maintenant ! Oui, les cartes… Voyons… Ce gros balourd à peau bleue, je vais lui refiler… Horza se déconnecta à nouveau.
Le Métamorphe était en sueur. Jamais il n’aurait cru que le feedback renvoyé par l’esprit des Joueurs atteindrait un tel niveau. Il avait cru se retrouver seulement pris dans un faisceau d’émotions, et non directement dans la tête de Kraiklyn ! Et pourtant, ce n’était qu’un avant-goût de ce que recevait de plein fouet le commandant lui-même, sans parler des émos et des Vivants assis derrière lui. Un authentique feedback, à peine contrôlé, presque l’équivalent émotionnel d’un ululement de haut-parleur, qui ne cessait de prendre de l’ampleur, et cela jusqu’à la destruction finale… Il saisissait à présent ce que ce jeu pouvait avoir d’attirant, il comprenait pourquoi on disait que certains avaient perdu la tête en cours de partie…
L’expérience eut beau lui déplaire, Horza n’en ressentit pas moins un certain respect pour l’homme qu’il s’apprêtait à faire disparaître afin de prendre sa place, au minimum, mais qu’il allait plus probablement tuer.
Kraiklyn bénéficiait d’une sorte d’avantage dans la mesure où les pensées et les émotions qui lui étaient renvoyées provenaient de lui-même, au moins en partie ; au contraire, Vivants et émos devaient affronter des décharges extrêmement puissantes d’émotions ressenties par quelqu’un d’entièrement différent d’eux. Mais il fallait tout de même une grande force de caractère, ou un entraînement impitoyable, pour encaisser ce que Kraiklyn arrivait manifestement à supporter. Horza se rebrancha sur lui et songea : Comment les émos peuvent-ils supporter une chose pareille ? Puis : Fais attention ; c’est peut-être comme ça que ça commence.
Kraiklyn perdit la main deux donnes plus tard. Neeporlax, l’albinos presque aveugle, fut également battu ; tandis que son visage d’acier miroitait sous les éclats lumineux réfléchis par les Crédits Aoïens étalés devant lui, le Suut ratissa ses gains. Effondré dans son siège, Kraiklyn se sentait à l’agonie, Horza le savait. Le commandant fut traversé par une impulsion de torture tout imprégnée de résignation, voire de gratitude, au moment où, derrière lui, mourait son premier Vivant, et Horza ressentit la même chose que lui. Tous deux grimacèrent sous l’impact.
Horza se débrancha et consulta sa montre. Il s’était écoulé moins d’une heure depuis qu’il avait bluffé les gardes pour s’introduire dans l’arène. Il avait des provisions de bouche, disposées sur une table basse à côté de sa méridienne ; pourtant il se leva et, tournant le dos à la table de jeu, remonta la terrasse en direction de la plus proche allée, où se tenaient des stands d’alimentation et des buvettes.
Des gardes vérifiaient les laissez-passer ; Horza les vit s’arrêter devant tous ceux qui se présentaient. Le visage tourné vers la table de jeu, il se mit à jeter des regards de côté en suivant les déplacements des gardes. L’un d’entre eux se trouvait presque sur son chemin ; courbé en deux, il interpellait une femme d’âge mûr étendue sur un aérolit qui soufflait des vapeurs parfumées autour de ses jambes maigres et nues. Elle suivait le jeu, un grand sourire aux lèvres, et il lui fallut un moment pour s’apercevoir de la présence du garde. Horza pressa le pas de manière à se trouver de l’autre côté de la vieille dame au moment où le garde se redresserait.
Cette dernière brandit son laissez-passer et reporta promptement son attention sur le jeu. Le garde étendit un bras devant Horza pour lui barrer la route.
— Puis-je voir votre laissez-passer, s’il vous plaît ?
Horza s’immobilisa et dévisagea le garde, qui était en fait une jeune femme solidement charpentée. Puis il jeta un coup d’œil en arrière, vers la méridienne qu’il venait de quitter.
Excusez-moi, mais je crois que je l’ai laissé là-bas. Je reviens vous le montrer dans une seconde, si vous permettez ; je suis un peu pressé. (Il se mit à danser d’un pied sur l’autre en pliant légèrement la taille.) Je me suis laissé complètement absorber par la dernière manche, et j’avais trop bu avant le début ; c’est toujours pareil, je me laisse avoir à chaque fois. Vous saisissez ?
Il écarta les bras, prit l’air penaud et fit mine de lui donner une tape amicale sur l’épaule. Puis il se dandina à nouveau. La femme-garde regarda vers la méridienne où Horza disait avoir laissé son laissez-passer.
— Ça va pour le moment, monsieur. J’y jetterai un coup d’œil tout à l’heure. Mais vous ne devriez pas le laisser traîner comme ça. Ne recommencez pas.
— Entendu ! D’accord ! Merci.
Horza rit et s’engagea hâtivement dans l’allée circulaire et bifurqua vers les toilettes, au cas où on l’aurait suivi du regard. Il se lava le visage et les mains, écouta chanter une femme saoule quelque part dans la vaste pièce pleine d’échos, puis sortit par une autre porte et fit un grand tour pour rejoindre une autre terrasse, où il s’acheta des provisions et en profita pour prendre un verre. Ensuite, il soudoya quelqu’un pour pouvoir accéder à une nouvelle terrasse, encore plus chère que la première parce qu’elle jouxtait celle des concubines de Wilgre.
On avait tendu une toile noire aux reflets moirés sur trois côtés de leur secteur afin d’arrêter les regards des spectateurs les plus proches, mais leur odeur corporelle imprégnait fortement la terrasse où se trouvait à présent Horza. Génoformées avant même la conception pour être infiniment séduisantes aux yeux d’un très grand nombre de mâles humanoïdes, les femmes du harem dégageaient par ailleurs des phéromones aphrodisiaques considérablement accentuées. Avant même de comprendre ce qui lui arrivait, Horza se sentit entrer en érection et commença à transpirer. Autour de lui, la plupart des hommes et des femmes étaient en état d’excitation sexuelle, et ceux qui n’étaient pas simultanément branchés sur le jeu pour s’envoyer en quelque sorte une double dose de sensations additionnée d’exotisme, se livraient à des caresses préliminaires ou s’accouplaient tout simplement. Horza actionna de nouveau ses immuno-glandes et s’avança avec raideur vers la partie frontale de la terrasse ; cinq méridiennes venaient d’être libérées par deux mâles et trois femelles qui, à présent, roulaient ensemble sur le sol juste devant la balustrade. Il y avait des vêtements éparpillés un peu partout. Horza se choisit une méridienne. Une tête de femme toute perlée de sueur émergea de l’enchevêtrement de corps ondulants, le temps de regarder Horza en soufflant :
— Ne vous gênez pas ; et si vous avez envie de…
Puis ses yeux se révulsèrent ; elle poussa un gémissement et disparut à nouveau.
Horza secoua la tête, jura et se leva dans l’intention de quitter la terrasse. Il fit une tentative pour récupérer son pot-de-vin, dépensé en pure perte, mais ne réussit qu’à s’attirer un rire plein de mépris.
Il finit par se retrouver assis sur un tabouret, devant un stand où l’on pouvait à la fois boire et parier. Il commanda un bol-drogue et paria une petite somme sur Kraiklyn en le donnant vainqueur de la manche suivante. Son organisme éliminait progressivement l’effet des glandes sudoripares trafiquées des concubines. Son pouls ralentit, son souffle se fit plus léger ; la sueur cessa de ruisseler sur son front. Il but à petites gorgées et huma les vapeurs qui s’échappaient du bol-drogue tout en regardant Kraiklyn perdre une manche puis une autre, bien qu’à l’issue de la première, il se fût retiré juste à temps pour ne pas perdre un Vivant. Il ne lui en restait plus qu’un. Le Joueur de Débâcle pouvait s’il le désirait mettre en gage sa propre vie s’il n’avait plus de Vivant derrière lui, mais c’était un phénomène rare et, dans les tournois où les champions rencontraient des espoirs, comme c’était le cas aujourd’hui, les Ishlorsinami avaient plutôt tendance à interdire cette pratique.
Le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire ne prenait pas de risques. Il se retirait invariablement avant de risquer un Vivant, et attendait manifestement d’avoir en main un jeu quasi imbattable pour tenter ce qui pouvait être sa dernière mise de la manche en cours. Horza mangeait. Horza buvait. Horza inhalait. À plusieurs reprises il chercha à voir la terrasse où il s’était installé en premier, non loin de la femme qui semblait s’ennuyer, mais les projecteurs le gênaient. De temps en temps, il levait la tête pour contempler les duellistes sur leurs trapèzes. Les animaux étaient exténués et en très mauvais état. Disparue, la chorégraphie raffinée qui orchestrait leurs évolutions du début. Ils en étaient réduits à se balancer, suspendus par un membre, et à projeter un bras griffu vers leur adversaire chaque fois que celui-ci passait à leur portée. Des gouttes de sang blanc tombaient, tels des flocons de neige isolés, et s’arrêtaient sur un champ de force invisible, vingt mètres au-dessous des trapézistes.
Les uns après les autres les Vivants mouraient. Le jeu continuait. Selon la personnalité du spectateur, le temps se traînait en longueur ou au contraire filait à toute allure. Le prix des boissons, des drogues et des plats grimpait lentement à mesure que l’heure fatale approchait. Au-delà du dôme encore transparent de l’antique arène, les feux intermittents des navettes en partance continuaient de luire. Une bagarre éclata au bar entre deux parieurs. Horza s’éloigna avant que les gardes ne s’interposent.
Il compta l’argent qui lui restait. Deux Dixièmes de Crédit Aoïen, plus une certaine somme affectée à ses cartes négociables, lesquelles devenaient de plus en plus difficiles à utiliser : un par un, les ordinateurs du réseau financier de l’Orbitale étaient déconnectés.
Il s’accouda à la rambarde d’une passerelle circulaire donnant sur l’aire de jeu et observa les progrès de la partie en cours. Wilgre menait ; le Suut le suivait de près. Ils avaient tous les deux perdu le même nombre de Vivants, mais le géant bleu avait plus d’argent. Deux espoirs avaient quitté la table, dont l’un avait vainement tenté de convaincre l’Ishlorsinami qu’il avait les moyens de parier sa propre vie. Kraiklyn était toujours là ; cependant, grâce au gros plan affiché par un écran qu’il aperçut en passant devant un bar, Horza vit nettement que l’Homme passait un mauvais quart d’heure.
Horza manipulait distraitement un de ses Dixièmes en appelant de ses vœux la fin de la partie, ou tout au moins l’élimination de Kraiklyn. La pièce de monnaie resta collée à sa paume, et il y plongea son regard : on avait l’impression de contempler un tube minuscule et pourtant sans fin, éclairé par le fond. Quand on la rapprochait de son œil en prenant soin de fermer l’autre, on attrapait le vertige.
Les Aoïens étaient une race de banquiers, et les Crédits constituaient leur invention majeure. C’était pratiquement la seule monnaie d’échange universellement acceptée ; le porteur pouvait échanger un Crédit soit contre un élément stable quelconque, en quantité déterminée, soit contre une certaine surface d’Orbitale disponible, soit encore contre un ordinateur de rapidité et de puissance données. Les Aoïens garantissaient la conversion et ne manquaient jamais à leurs engagements ; et si les variations du taux de change étaient parfois supérieures aux normes officielles – comme, par exemple, pendant la guerre Idirans-Culture –, dans l’ensemble, loin d’être un rêve de spéculateur, la valeur réelle et théorique de cette monnaie restait suffisamment prévisible pour en faire une garantie solide et sûre en cas de phase difficile. La rumeur – comme toujours assez contradictoire pour susciter des soupçons légitimes – disait que, de tous les peuples de la galaxie, c’était la Culture qui possédait le plus gros tas de Crédits. La société qui, dans tout le paysage civilisé, prônait avec le plus de ferveur l’abandon de la monnaie ! Mais Horza n’ajoutait pas réellement foi à cette rumeur ; en fait, pour lui c’était exactement le genre de bruit que la Culture était bien capable de répandre volontairement.
Il rangea les pièces dans une poche intérieure de sa blouse. Kraiklyn tendait le bras vers le centre de la table et ajoutait une petite somme à la grosse pile qui s’y dressait déjà. Redoublant d’attention, le Métamorphe se dirigea vers le plus proche bar où l’on pût également changer de l’argent, et obtint huit Centièmes en échange de son unique Dixième (en raison d’une commission exorbitante, même pour Vavatch) ; puis il réussit, grâce à quelques petites pièces, à s’introduire sur une terrasse comportant des méridiennes inoccupées. Là, il se brancha sur les pensées de Kraiklyn. Une question lui sauta au visage et lui entra brusquement dans la tête.
Qui êtes-vous ?
Il éprouva une sensation de vertige, un formidable étourdissement, l’équivalent – à une échelle bien supérieure – de la désorientation qui s’empare des yeux lorsque ceux-ci se fixent sur un motif simple et régulier et que le cerveau évalue mal la distance ; alors la focalisation erronée paraît exercer une traction sur les globes oculaires, un combat se livre entre les muscles et les nerfs, entre la réalité et l’hypothèse. Il n’avait pas la tête qui tournait, non, ce n’était pas exactement cela ; il avait plutôt l’impression qu’elle chavirait, sombrait, luttait…
Qui êtes-vous ? (Qui suis-je ?) Qui êtes-vous ?
Vlan ! Vlan ! Vlan ! Un bruit de barrage qui s’écroule, de porte qui claque ; agression et incarcération, explosion et effondrement à la fois.
Rien qu’un petit accident. Une légère erreur. Un de ces facteurs… Un jeu de Débâcle, et un impressionniste high-tech… une combinaison malheureuse. Deux substances chimiques inoffensives qui, mélangées… Le choc en retour, un ululement comparable à une douleur, et quelque chose qui se brise…
Un esprit entre deux miroirs. Il était en train de se noyer dans son propre reflet (quelque chose se brisait), de passer de l’autre côté. Une partie de lui-même – celle qui ne dormait pas ? Oui ? Non ? – hurlait en s’enfonçant dans le puits de ténèbres : Métamorphe… Métamorphe… Métam… (oooo)…
… Le son s’atténua, devint murmure, puis plainte venteuse d’air confiné soufflant entre les arbres morts lors d’un vain minuit de solstice, au cœur de l’hiver de l’âme en un lieu calme et dur.
Il savait…
(Recommencer…)
Quelqu’un savait que quelque part, un homme était assis sur un siège, dans une vaste salle, dans une cité… dans un gigantesque monde, un monde menacé ; et cet homme jouait… jouait à un jeu (un jeu qui tuait). L’homme était toujours là, vivant et respirant… Mais ses yeux ne voyaient pas, ses oreilles n’entendaient pas. Il n’avait plus qu’un seul sens à présent : celui-ci, là, dedans, attaché… à l’intérieur.
Murmure : Qui suis-je ?
Il y a eu un petit accident (la vie, une succession d’accidents ; l’évolution, résultant de facteurs embrouillés, dénaturés ; tout progrès étant fonction d’une erreur d’interprétation)…
Lui (et oublier qui est ce « lui », se contenter d’accepter cette impersonnelle désignation le temps que se résolve l’équation)… il est l’homme assis sur le siège dans la salle dans la ville menacée, enfoui quelque part à l’intérieur de lui-même, quelque part à l’intérieur… d’un autre. Un double, une copie, quelqu’un qui se prétend lui.
… Mais il y a quelque chose qui cloche dans cette théorie…
(Recommence…)
Rassembler ses forces.
Besoin d’indices, de points de référence, de quelque chose à quoi je puisse me raccrocher.
Souvenir d’une cellule qui se divise, vue au ralenti, les tout premiers pas de la vie autonome, mais encore dépendante. Rester sur cette image.
Des mots (des noms) ; trouver des mots.
Pas encore ça, mais… Retourner comme un gant ? Un endroit…
Qu’est-ce que je cherche ?
Esprit.
Celui de qui ?
(Silence.)
L’esprit de qui ?
(Silence.)
L’esprit de qui ?…
(Silence.)
(… Recommencer…)
Écoute. C’est le choc. Tu as été durement éprouvé. Ce n’est qu’une forme de choc, tu vas t’en remettre.
Tu es l’homme qui joue au jeu (comme nous tous)… Reste quand même quelque chose qui cloche, quelque chose qui manque, mais en même temps quelque chose en plus. Pense à ces erreurs vitales ; pense à cette cellule en pleine division, identique et non identique, à cet endroit retourné comme un gant, qui ressemble à un cerveau aux hémisphères dissociés (non dormant, avançant). Prête l’oreille, au cas où quelqu’un essaierait de te parler…
(Silence.)
(Écho issu de cette même fosse de nuit, nu dans le paysage en friche, avec pour seul vêtement la plainte glaciale du vent, seul dans les ténèbres hivernales sous un ciel de froide obsidienne, ceci :)
Qui a jamais essayé de me parler ? Quand ai-je jamais prêté l’oreille ? Quand ai-je jamais été autre que moi-même, exclusivement préoccupé par moi-même ?
L’individu est le fruit de l’erreur ; par conséquent, seul le processus est valide… Alors, qui va parler à sa place ?
Le vent hurle, vide de sens, engloutit la tiédeur, cloaque où s’englue l’espoir, répartit dans les cieux noirs la chaleur épuisée de son corps, dissout la flamme saumâtre de sa vie, le glace jusqu’aux os, sape progressivement, ralentit le mouvement. Il se sent à nouveau tomber et sait que cette fois il plonge plus profond, vers un endroit où le silence et le froid sont absolus, où nul appel ne retentit, même pas celui-ci.
(Hurla comme le vent :) Qui a jamais pris la peine de me parler ?
(Silence.)
Qui a jamais pris la peine…
(Silence.)
Qui…
(Murmure :) Écoute : « Les Jinmoti de…
… Bozlen Deux. »
Deux. Quelqu’un avait parlé. Une fois. Lui, il était le Métamorphe, l’erreur, la contrefaçon imparfaite.
Il jouait à un autre jeu que l’autre (mais avait toujours l’intention de mettre fin à une vie). Il observait, ressentant ce que ressentait l’autre, mais ressentant davantage.
Horza. Kraiklyn.
Maintenant il savait. Le jeu s’appelait… Débâcle. Le lieu… un monde où une bribe du concept de départ se retournait sur elle-même : une Orbitale : Vavatch. Le Mental sur le Monde de Schar. Xoralundra. Balvéda. La (et, retrouvant sa haine, il la planta dans la paroi de la fosse, tel un piton destiné à fixer une corde)… Culture !
Une brèche dans le mur de la cellule ; l’eau qui se déverse ; la lumière qui se libère ; l’illumination… conduisant à la renaissance.
La pesanteur, le froid et une lumière vive, si vive…
… Merde. Les salauds. J’ai tout perdu à cause de la triple Fosse du Doute-de-Soi… Une vague de fureur abattue le submergea, et quelque chose mourut.
Horza arracha le casque léger et se retrouva tout tremblant sur son sofa, les yeux collés et irrités, fixant les lumières de l’auditorium et les deux animaux de combat blancs qui pendaient, à moitié morts, accrochés à leurs trapèzes. Il s’obligea à fermer les paupières, puis les rouvrit afin de fuir les ténèbres.
La Fosse du Doute-de-Soi. Kraiklyn avait été victime d’une série de cartes destinées à pousser le Joueur-cible à remettre en question sa propre identité. D’après ce qu’il avait capté des pensées de Kraiklyn juste avant d’ôter précipitamment son casque, Horza avait cru comprendre que le commandant de la TAC n’était pas trop terrifié par ce qui lui arrivait ; seulement désorienté. Mais suffisamment distrait par cette attaque pour perdre la main, et c’était tout ce que ses adversaires cherchaient à obtenir. Kraiklyn était hors jeu.
Mais sur lui, lui qui essayait d’être Kraiklyn tout en sachant très bien qu’il ne l’était pas, les effets avaient été autrement virulents. Et cela s’arrêtait là. N’importe quel Métamorphe aurait rencontré le même problème ; il en était certain…
Les tremblements cessèrent progressivement. Il se redressa en position assise et posa les pieds par terre. Il fallait qu’il s’en aille. Puisque Kraiklyn allait partir aussi…
Reprends-toi, mon vieux.
Il regarda vers la table de jeu. La femme sans seins avait gagné. Kraiklyn la regardait ramasser ses gains d’un air furibond tandis qu’on défaisait ses sangles. En sortant de l’arène, le commandant passa à côté du corps inerte et chaud de son dernier Vivant, qu’on extrayait de son siège.
Il expédia un coup de pied au cadavre ; la foule le hua.
Horza se remit sur ses pieds, fit demi-tour et heurta de plein fouet un corps solide qui lui barrait le passage.
— Je peux voir votre laissez-passer maintenant, monsieur ? s’enquit la femme-garde à qui il avait menti un peu plus tôt.
Il lui fit un sourire nerveux et se rendit compte qu’il était toujours en proie à un léger tremblement ; il avait les yeux rouges et le visage luisant de sueur. L’autre le regardait sans ciller, neutre. Sur la terrasse, quelques individus les observaient.
— Je… Je suis désolé, je…, fit laborieusement le Métamorphe en examinant ses diverses poches d’une main tremblante.
Elle le prit par le coude gauche.
— Vous feriez peut-être mieux de…
— Écoutez, coupa Horza en se rapprochant d’elle. Je… Je n’en ai pas. On ne pourrait pas arranger ça avec un peu d’argent ?
Il fit mine de pêcher ses crédits dans sa blouse. La femme-garde lui décocha un coup de genou en lui tordant le bras gauche derrière le dos, le tout de la manière la plus experte qui fût ; Horza dut faire un saut de côté pour parer le coup du mieux qu’il put. Il laissa son épaule se déboîter et ses muscles se froisser, mais en prenant tout d’abord soin de griffer légèrement le visage de la femme avec sa main libre – ce qui, comprit-il en s’effondrant, était d’ailleurs chez lui une réaction instinctive ; aucune préméditation là-dedans. Bizarrement, il trouva cela amusant.
Elle saisit alors son bras droit et lui emprisonna les deux mains derrière le dos grâce à son gant immobilisateur. Puis, de l’autre main, elle essuya le sang qui lui maculait la joue. Horza s’agenouilla sur le revêtement du sol en geignant comme on est censé geindre quand on a le bras cassé ou l’épaule démise.
— Tout va bien, dit la femme. Juste un petit problème de laissez-passer. Vous pouvez continuer à profiter du spectacle.
Là-dessus, elle leva un bras : le gant immobilisant les mains de Horza suivit le mouvement, forçant le Métamorphe à se remettre debout à son tour. Il poussa un glapissement de douleur simulée puis, tête basse, se laissa pousser dans l’escalier en direction de la travée centrale.
— Sept-trois, sept-trois, fit la femme dans son micro de revers. Mâle code vert en route allée sept.
Horza la sentit faiblir dès qu’ils furent parvenus à la travée. Il ne voyait pas encore arriver d’autres gardes. Derrière lui, il entendit ses pas chanceler, ralentir. Elle émit un son étranglé et deux ivrognes accoudés à un autobar leur jetèrent un regard perplexe ; l’un pivota sur son tabouret pour voir ce qui se passait.
— Sept… -tr…, commença la femme-garde.
Alors ses genoux fléchirent, et elle entraîna Horza dans sa chute : ses muscles se détendirent mais le gant immobilisateur, lui, demeura fixe. Horza remit son épaule en place et tira en tordant le bras ; les filaments-champ du gant cédèrent en lui laissant les poignets meurtris ; déjà les contusions apparaissaient. La femme gisait sur le dos, les yeux clos, le souffle court. Horza songea qu’il avait dû, en la griffant, lui inoculer un poison non mortel ; quoi qu’il en fût, il n’avait pas le temps de s’en assurer. On viendrait sans tarder s’enquérir de la femme-garde, et il ne pouvait se permettre de laisser trop d’avance à Kraiklyn. Que celui-ci regagnât son vaisseau, ainsi que l’espérait Horza, ou qu’il restât pour assister au jeu, le Métamorphe tenait à ne pas le quitter d’une semelle.
Sa capuche avait glissé pendant l’incident. Il la rabattit sur ses yeux, puis releva la femme et la traîna jusqu’au bar ; là, il l’installa sur un tabouret, non loin des deux ivrognes, en lui croisant les bras sur le comptoir et en lui posant la tête dessus.
Le buveur témoin de toute la scène sourit au Métamorphe, qui s’efforça de lui rendre sa politesse.
— À vous de prendre soin d’elle, maintenant. (Il aperçut un manteau au pied du tabouret de l’autre ivrogne et, souriant à son propriétaire – trop occupé à se commander à boire pour remarquer quoi que ce soit –, en enveloppa la femme-garde afin de dissimuler son uniforme.) Il ne faut pas qu’elle attrape froid, ajouta-t-il à l’intention du premier homme, qui hocha la tête.
Horza s’éloigna discrètement. Le second ivrogne, qui n’avait encore rien vu, prit le verre qui venait de se matérialiser dans une ouverture du comptoir et, se retournant pour parler à son compagnon, découvrit la femme vautrée ; il lui donna un petit coup de coude et dit :
— Hé ! Il vous plaît, mon manteau ? Et si je vous offrais un verre, hein ?
Avant de quitter l’auditorium, Horza leva la tête. Les animaux de combat ne combattraient plus jamais. Sous la boucle radieuse que dessinait la face opposée – et pour l’instant diurne – de Vavatch, l’une des deux bêtes gisait sur le filet de sécurité, très haut, dans une petite mare de sang laiteux ; les quatre membres de son grand corps formaient un X au-dessus de la scène qui se déroulait dans l’arène. Sa fourrure sombre et sa grosse tête étaient toutes balafrées, toutes mouchetées de blanc. Quant à l’autre créature, elle se balançait doucement à son trapèze ; toute dégouttante de sang, elle tournait lentement sur elle-même, suspendue par une griffe refermée sur la barre, aussi morte que son adversaire déchu.
Horza fouilla dans ses souvenirs, mais en vain : il n’arrivait pas à se rappeler le nom de ces étranges animaux. Il secoua la tête et s’empressa de poursuivre son chemin.
Il déboucha sur l’aire des Joueurs. Un Ishlorsinami se tenait auprès d’une double porte, dans un couloir profondément enfoui sous la surface de l’arène. Il y avait là un petit attroupement. On posait bien quelques questions à l’Ishlorsinami, qui restait obstinément muet, mais pour l’essentiel, êtres vivants et machines s’entretenaient entre eux. Horza prit une profonde inspiration puis, agitant une de ses cartes-comptes négociables désormais inutiles, se fraya un chemin dans la foule en lançant :
— Sécurité ! Allez, allez, dégagez ! Sécurité !
Les gens protestèrent, mais obéirent. Horza vint se planter devant le grand Ishlorsinami dont le visage étroit, dur, et pourvu d’yeux à l’éclat d’acier s’inclina vers lui.
— Vous, là ! reprit Horza en claquant des doigts. Où est allé ce Joueur ? Le brun en combinaison une pièce ? (L’humanoïde hésita.) Alors, ça vient ? J’ai parcouru la moitié de la galaxie pour retrouver cet escroc à la carte-compte ! Pas question de le perdre maintenant !
L’Ishlorsinami eut un mouvement de tête en direction du couloir menant à l’entrée principale de l’arène.
— Il vient juste de partir.
Le son de sa voix évoquait deux tessons de verre frottés l’un contre l’autre. Horza grimaça, mais hocha rapidement la tête et, fendant une nouvelle fois la foule, partit en courant dans le couloir.
La cohue était encore plus dense dans le hall d’entrée du complexe. Vigiles, drones de sécurité montés sur roues, gardes du corps privés, chauffeurs, pilotes de navette, policiers municipaux… Des individus à l’air désespéré agitaient des cartes négociables ; d’autres répertoriaient ceux qui réservaient des places à bord des bus ou des survoleurs-navettes en direction de la zone portuaire. Il y avait aussi des individus qui traînaient en attendant de voir ce qui allait se passer, d’autres qui attendaient leur taxi, des gens qui erraient çà et là, perdus, les vêtements déchirés, tout en désordre, ou bien qui, souriants, pleins d’assurance, serraient contre eux divers sacs encombrants et étaient le plus souvent accompagnés de gardes particuliers… Tout ce petit monde allait et venait dans le vaste espace rempli d’agitation et de bruit qui s’étendait entre l’auditorium proprement dit et l’esplanade à ciel ouvert, éclairée par la vive clarté des étoiles et la ligne lumineuse de la face opposée de l’Orbitale.
Horza rabattit sa capuche encore plus bas sur ses yeux et franchit une haie de gardes ; bien que le tournoi fût à présent bien entamé et l’heure de la destruction toute proche, ceux-ci se souciaient surtout d’empêcher les gens d’entrer ; on ne fit donc pas attention à lui. Il survola du regard la mer de têtes, de capes, de casques, de coques et d’ornements divers qui s’étalait sous ses yeux et se demanda comment il allait bien pouvoir attraper Kraiklyn, voire seulement le repérer dans cette multitude. Un groupe de quadrupèdes en uniforme avançant en formation triangulaire passa à côté de lui et le bouscula ; au centre, sur une litière, se trouvait un dignitaire de haute taille. À peine remis du choc, Horza sentit qu’un pneu moelleux lui roulait sur le pied : un bar ambulant qui vantait sa marchandise.
— Puis-je vous servir un cocktail bol-drogue, monsieur ?
— Va te faire foutre ! lança Horza en faisant demi-tour pour suivre le triangle de quadrupèdes, qui se dirigeait vers la porte.
— Mais certainement, monsieur. Sec, médium ou… ?
Horza joua des coudes pour écarter la foule et rattraper les quadrupèdes. Il finit par y arriver et resta dans leur sillage afin de gagner les portes sans trop de mal.
Dehors, il faisait étonnamment froid. Horza vit son souffle se condenser devant sa bouche tandis qu’il tournait la tête en tous sens dans l’espoir de repérer Kraiklyn. La cohue était à peine moins nombreuse et chahuteuse dehors que dedans. On vendait à la criée des objets variés ou bien des billets pour le spectacle, on errait d’un pas chancelant, on demandait la charité aux étrangers, on faisait les poches, ou on sondait les cieux ou les vastes espaces dégagés qui s’ouvraient entre les immeubles. Des machines vrombissantes surgissaient en un flot ininterrompu du ciel ou des boulevards, s’arrêtaient, embarquaient un nouveau chargement et repartaient à toute allure.
Horza n’y voyait pas assez bien. Il remarqua tout à coup un gigantesque garde-à-louer : il mesurait dans les trois mètres de haut et, vêtu d’une volumineuse combinaison complétée par une arme de gros calibre, tournait vers la foule son large visage pâle dénué de toute expression.
— Vous êtes libre ? s’enquit Horza, qui fut obligé de se propulser pratiquement à la brasse pour traverser un groupe de gens attroupés autour d’un combat d’insectes.
— Libre je suis, tonna en retour une voix de stentor.
— Voici un Centième, répliqua vivement Horza en glissant une pièce dans la paume gantée du géant, où elle disparut complètement. Hissez-moi sur vos épaules, je cherche quelqu’un.
— D’accord, répondit l’autre après une seconde d’hésitation.
Il mit lentement un genou en terre et étendit le bras pour conserver son équilibre, la crosse de son fusil reposant sur le sol. Horza passa ses jambes autour du cou du monstre, qui se redressa sans qu’il lui ait rien demandé. Horza se retrouva d’un coup au-dessus des têtes. Il rajusta à nouveau sa capuche et scruta la masse d’individus, cherchant une silhouette en tenue une pièce légère, tout en sachant très bien que Kraiklyn avait pu se changer, voire quitter les lieux. Une crispation due à la désillusion et à l’énervement lui nouait le ventre. Il tenta bien de se dire que, s’il avait vraiment perdu Kraiklyn, cela n’avait pas tant d’importance, qu’il pouvait toujours regagner seul la zone portuaire et le VSG auquel la Turbulence Atmosphérique Claire était amarrée ; mais ses entrailles refusaient de se décontracter. Comme si l’atmosphère du jeu, l’excitation qui régnait sur l’Orbitale, sur la ville et sur l’arène pendant leurs dernières heures d’existence, comme si tout cela modifiait sa chimie corporelle. Il aurait pu se concentrer et s’obliger à se détendre, mais il n’en avait pas le temps. Il fallait qu’il retrouve Kraiklyn.
Il examina la populace bigarrée qui attendait les navettes un peu à l’écart, puis se remémora une des pensées de Kraiklyn : le commandant jugeait qu’il avait déjà gaspillé trop d’argent. Alors il détourna les yeux et les reporta sur le reste de la foule.
Et il était bien là. Le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire se tenait debout, les bras croisés et les pieds écartés, sa combinaison à demi recouverte par une cape grise, dans une file de gens attendant qui un bus, qui un taxi, à trente mètres de Horza. Celui-ci plongea vers l’avant et se pencha jusqu’à se retrouver au niveau du visage du géant, qu’il voyait donc à l’envers.
— Merci. Vous pouvez me reposer, à présent.
— Je n’ai pas de monnaie, gronda l’autre en se baissant.
La vibration produite par sa voix traversa tout le corps de Horza.
— Ça ne fait rien. Gardez tout.
Il sauta des épaules du géant et fila vers sa cible en évitant les gens sur son passage.
Il consulta le terminal qu’il portait au poignet gauche : il restait deux heures et demie avant l’explosion finale. Horza traversa la cohue en se faufilant entre les gens, en les poussant et en s’excusant tour à tour. Il vit en chemin un grand nombre de personnes consulter leur montre, leur terminal ou leur écran ; il entendit beaucoup de petites voix synthétiques caqueter l’heure, et beaucoup de voix humaines la répéter d’un ton angoissé.
Enfin il atteignit la file d’attente. Étonnamment disciplinée, songea Horza avant de remarquer que, là aussi, des gardes y mettaient bon ordre. Kraiklyn était presque arrivé en tête de file, où un autobus finissait de se remplir. Survoleurs et véhicules de surface attendaient derrière lui. Un garde tenant un notécran vint poser une question au commandant de la TAC, qui répondit en lui désignant un des appareils.
Horza contempla la procession et l’estima à plusieurs centaines de personnes. S’il y prenait place, il perdrait Kraiklyn. Il regarda autour de lui, cherchant un autre moyen de le suivre.
Quelqu’un lui rentra violemment dans le dos ; des cris et des voix s’élevèrent et, en se retournant pour voir ce qui se passait, le Métamorphe découvrit une pléiade d’individus vêtus de couleurs vives. Une femme masquée portant une robe argentée très moulante vociférait à l’adresse d’un petit homme aux longs cheveux dont l’habillement se composait en tout et pour tout de bandelettes vert foncé entrecroisées sur son corps, et qui la regardait d’un air perplexe. Elle lui lançait des hurlements incohérents, et se mit tout à coup à le gifler ; sous le regard des badauds, il battit en retraite en secouant la tête. Horza s’assura qu’on ne lui avait rien volé au moment du choc, puis chercha à nouveau un moyen de transport quelconque, un taxi vendant ses services à la criée.
Un aéro passa au-dessus de leurs têtes en lâchant une pluie de tracts rédigés dans une langue que Horza ne comprenait pas.
— … Sarble, dit à son compagnon un homme à la peau transparente au moment où tous deux sortaient tant bien que mal de la cohue et passaient à côté de Horza.
Tout en marchant, le premier s’efforçait de consulter un petit écran de terminal, et Horza entr’aperçut une chose qui le stupéfia. Il régla son propre terminal sur le même canal.
Il avait apparemment sous les yeux une vue de l’incident auquel il avait assisté dans l’auditorium, quelques heures plus tôt : la petite émeute qui avait éclaté sur la terrasse au-dessus de la sienne lorsque, selon la rumeur, Sarble l’Œil s’était fait prendre par les gardes. Horza fronça les sourcils et regarda son écran de plus près.
C’était bien le même endroit, le même incident ; celui qui avait filmé la scène se trouvait pratiquement au même endroit et à la même distance que lui-même sur le moment. Il grimaça et s’efforça de scruter l’écran, de saisir d’où cette image avait bien pu être prise. Puis elle disparut, et fut remplacée par divers instantanés représentant des créatures d’apparence excentrique en train de prendre du bon temps dans l’auditorium tandis que la partie de Débâcle suivait son cours en arrière-fond.
… Si je m’étais levé, songea Horza, si je m’étais rapproché un tant soit peu…
C’était la femme.
La femme aux cheveux blancs qu’il avait vue tout en haut de l’arène et qui manipulait sans arrêt son diadème. Elle se tenait sur sa terrasse, tout près de sa chaise longue à lui quand l’incident s’était produit. C’était elle, Sarble l’Œil. Sans doute le diadème recelait-il un appareil photo, sans doute l’homme qu’on avait arrêté n’était-il qu’un leurre, un agent.
Horza éteignit son écran. Il eut un sourire, puis secoua la tête comme pour chasser de ses pensées cette petite révélation qui ne lui était d’aucune utilité. Il fallait qu’il trouve un moyen de transport.
Il s’engagea d’un pas pressé dans la foule en se faufilant entre attroupements et files, cherchant du regard un véhicule libre, une porte ouverte, les yeux électroniques d’un taxi racoleur. Il entrevit la file d’attente où se trouvait Kraiklyn. Ce dernier se tenait devant la porte ouverte d’un véhicule de surface rouge et parlementait avec le chauffeur ainsi que deux autres personnes qui attendaient dans la queue.
Horza se sentait gagné par l’écœurement. Il se mit à transpirer. Il aurait voulu ruer, écarter de son chemin tous ceux qui se pressaient autour de lui. Puis il repartit en sens inverse. Décidément, il lui faudrait soudoyer quelqu’un pour pouvoir prendre place à la tête de la file où se trouvait Kraiklyn. Il n’en était plus qu’à cinq mètres lorsque celui-ci cessa de se disputer avec les autres et monta dans le taxi, qui s’éloigna aussitôt. Horza le suivit du regard, sentit le cœur lui manquer et serra les poings. À ce moment-là il aperçut la femme aux cheveux blancs. Elle portait un grand manteau bleu, mais sa capuche glissa comme la femme s’extrayait de la foule au bord du trottoir, où un homme de haute taille la prit par les épaules et fit un signe en direction de l’esplanade. Elle rabattit promptement sa capuche sur ses yeux.
Horza plongea la main dans sa poche et la referma sur son arme. Puis il s’avança vers le couple… juste au moment où un aéroglisseur noir mat aux courbes gracieuses surgissait de nulle part et, dans un sifflement, venait s’arrêter devant eux. La porte située sur son flanc pivota sur ses gonds et la femme qui n’était autre que Sarble l’Œil se pencha pour la franchir ; Horza s’avança promptement et lui tapota l’épaule. Elle se retourna brusquement. Son compagnon fit un pas vers Horza, qui pointa visiblement son arme à travers le tissu de sa poche. Voyant cela, l’autre s’immobilisa, hésitant ; la femme se figea, un pied dans l’encadrement de la porte.
— Je crois que nous allons dans la même direction, fit précipitamment Horza. Je sais qui vous êtes, ajouta-t-il en regardant la femme. Je suis au courant, pour l’objet que vous portiez sur la tête. Tout ce que je veux, c’est que vous m’ameniez au port. C’est tout. Et pas de scandale.
Il eut un mouvement de tête en direction des gardes postés en tête de la file d’attente.
La femme regarda son compagnon, puis Horza, et fit lentement un pas en arrière.
— D’accord. Après vous.
— Non, vous passez la première.
Horza fit bouger l’arme dans sa poche. La femme sourit, haussa les épaules et s’exécuta, suivie par l’homme de haute taille, et enfin par Horza.
— Qu’est-ce que c’est que ce… ? commença la personne qui tenait le volant, une femme chauve à l’air farouche.
— Un invité, répondit Sarble. Démarre.
L’aéroglisseur s’éleva dans les airs.
— Tout droit, dit Horza. Aussi vite que possible. Je cherche un véhicule à roues de couleur rouge.
Il sortit son arme de sa poche et pivota de manière à faire face à Sarble l’Œil et à son compagnon. L’aéroglisseur prit de la vitesse.
— Je t’avais bien dit qu’ils avaient diffusé tes images trop tôt, siffla l’inconnu d’une voix à la fois rauque et haut perchée.
Sarble se contenta de hausser les épaules. Horza sourit ; il jetait de temps en temps un regard par la vitre du taxi, observant la circulation autour d’eux, mais sans cesser de surveiller les deux autres.
— Je n’ai pas eu de chance, c’est tout, répondit-elle. À l’intérieur déjà, je n’arrêtais pas de tomber sur ce type.
— Alors vous êtes bien Sarble ? interrogea Horza.
La femme ne daigna ni lui répondre ni même se tourner vers lui.
— Écoutez, fit en revanche le grand inconnu. Nous allons vous amener au port, si c’est bien là que va la voiture rouge, mais surtout ne tentez rien. Nous nous battrons s’il le faut. Je n’ai pas peur de mourir.
L’homme semblait à la fois effrayé et furieux ; son visage au teint jaunâtre faisait penser à celui d’un enfant qui va se mettre à pleurer.
— Vous m’avez convaincu, répliqua Horza en souriant. Et maintenant, si nous essayions de repérer cette voiture rouge ? Trois roues, quatre portes, un chauffeur, trois passagers à l’arrière. On ne peut pas la manquer.
L’homme se mordit la lèvre. D’un petit mouvement de son arme, Horza lui fit signe de regarder vers l’avant.
— C’est celle-là ? demanda la conductrice.
Horza repéra la voiture en question, qui lui parut correspondre à ce qu’il cherchait.
— Oui. Suivez-la. Mais pas de trop près.
L’aéroglisseur ralentit un peu pour la laisser prendre de l’avance. Ils pénétrèrent dans la zone portuaire. On voyait au loin des grues et des portiques illuminés ; des véhicules terrestres, des survoleurs et même des navettes étaient garés çà et là, de part et d’autre de la route. La voiture rouge était maintenant juste devant eux ; elle suivait deux aérobus qui grimpaient péniblement une rampe d’accès en pente. Ils entamèrent à leur tour l’ascension ; le moteur de leur propre aéro peinait.
La voiture rouge quitta le circuit principal et obliqua vers un long tronçon de route incurvé ; de chaque côté miroitait une eau sombre.
— Alors, c’est vous ou ce n’est pas vous, Sarble ? demanda Horza à la femme aux cheveux blancs, qui refusa une fois de plus de se tourner vers lui. C’était vous, là-bas, à l’intérieur, oui ou non ? Ou bien faut-il en conclure que Sarble est en réalité plusieurs personnes ?
Les deux autres passagers gardèrent le silence. Horza se contenta de sourire en les observant attentivement, mais hocha la tête d’un air entendu. Dans l’habitacle de l’aéro, seul se faisait entendre le rugissement du vent.
La voiture quitta la route pour s’engager sur un boulevard entouré de barrières protectrices qui longeait de gigantesques portiques ainsi que des engins tout illuminés hauts comme des montagnes. Elle emprunta ensuite une route bordée d’entrepôts plongés dans l’ombre et ralentit aux abords d’un dock de taille modeste.
— Restez en arrière, ordonna Horza.
La conductrice chauve ralentit tandis que la voiture roulait le long du quai, sous les cages cubiques formées par les montants des grues.
Elle s’arrêta devant un bâtiment brillamment éclairé. Un motif lumineux encerclant sa partie supérieure affichait en plusieurs langues les mots : « Accès infrabase 54 ».
— Parfait. Arrêtez-vous là, fit Horza. (L’aéroglisseur s’immobilisa et s’abaissa sur sa jupe.) Merci.
Il descendit en prenant bien soin de ne pas tourner le dos aux deux autres.
— Vous avez été bien inspiré de ne rien tenter, s’emporta l’homme en hochant furieusement la tête ; ses yeux lançaient des éclairs.
— Je sais, répondit-il. Allez, au revoir !
Il adressa un clin d’œil à la femme aux cheveux blancs, qui cette fois-ci se retourna et leva un doigt ; il crut pouvoir interpréter le geste comme obscène. L’aéro s’éleva à nouveau dans les airs, fonça tout droit puis vira et repartit à toute allure par où il était venu. Horza reporta son regard sur l’entrée violemment éclairée du puits d’accès à l’infrabase, où se détachait la silhouette des trois passagers de la voiture rouge. Il crut en voir une se tourner vers le dock dans sa direction ; il n’aurait pu en jurer, mais préféra se fondre dans l’ombre de la grue qui se profilait au-dessus de sa tête.
Deux des silhouettes qui se tenaient auprès du tube d’accès disparurent à l’intérieur du bâtiment. La troisième, qui pouvait être Kraiklyn, s’éloigna à pied vers un côté du dock.
Horza rempocha son arme et se précipita à sa suite en passant sous une seconde grue.
Un vrombissement pareil à celui de l’aéroglisseur de Sarble – en plus sonore et en plus grave – retentit dans le dock.
L’extrémité du quai, celle qui donnait sur la mer, s’emplit de lumière et d’embruns : venu des vastes eaux sombres de la mer, apparut tout à coup un énorme véhicule sur coussin d’air répondant aux mêmes principes que l’aéroglisseur réquisitionné par Horza, mais beaucoup plus volumineux. Illuminés par la clarté des étoiles, par le reflet de la face diurne de l’Orbitale qui s’arquait dans le ciel et par les feux de l’embarcation proprement dite, des tourbillons d’embruns parés d’une luminescence lactée jaillirent dans les airs. L’imposant engin s’avança entre les parois du dock en faisant hurler ses moteurs. Derrière lui, vers le large, Horza distingua deux autres nuages d’embruns, éclairés de l’intérieur et par intermittence. Le premier navire arriva lentement à quai dans un véritable feu d’artifice. Horza vit à son bord une série de fenêtres derrière lesquelles des gens semblaient danser. Puis il reporta son attention sur le quai ; l’homme qu’il suivait montait les marches d’une passerelle surplombant le dock. Le Métamorphe s’élança en silence, plongea derrière les montants des grues et sauta par-dessus des enroulements d’épaisses haussières. Les lumières de l’hydroglisseur passèrent sur les noires superstructures des grues ; le hurlement des propulseurs et des impulseurs rebondissait d’une paroi à l’autre.
Comme pour faire encore ressortir le caractère un peu désuet de cette scène, un petit aéro – sombre, et silencieux si l’on exceptait le chuintement dû au déplacement d’air – passa en trombe au-dessus de sa tête et s’enfonça en un clin d’œil dans le ciel nocturne ; l’espace d’une seconde, il dessina un minuscule point noir qui se détacha contre l’anneau de la face éclairée de l’Orbitale. Horza lui accorda un rapide regard, puis revint à la petite silhouette perchée sur la passerelle, illuminée par les feux clignotants de l’hydroglisseur qui, sous ses pieds, continuait de se rapprocher majestueusement du quai. L’appareil qui venait juste derrière se mit en position pour entrer dans le dock à sa suite.
Horza parvint devant l’escalier de l’étroit pont suspendu. L’homme, qui marchait comme Kraiklyn et portait une cape grise, en avait parcouru près de la moitié. Horza ne voyait pas ce qui se trouvait de l’autre côté de l’eau, mais décréta qu’il avait de grandes chances de perdre sa proie s’il attendait pour se lancer dans la traversée qu’elle soit arrivée de l’autre côté. D’ailleurs, l’inconnu – Kraiklyn, peut-être – s’était certainement tenu le même raisonnement ; en effet, Horza était sûr qu’il se savait poursuivi. Le Métamorphe s’engagea sur la passerelle, qui se mit à osciller légèrement. Avec ses mille feux et son vacarme assourdissant, l’hydroglisseur géant était presque directement sous ses pieds, à présent ; l’air s’emplit de senteurs d’embruns arrachés aux eaux peu profondes du dock. L’homme ne se retourna pas vers son poursuivant, bien qu’il ait dû sentir ses pas ébranler le pont en même temps que les siens.
La silhouette parvint de l’autre côté et mit pied à terre. Horza la perdit de vue et se mit à courir, tendant son arme devant lui, enveloppé et trempé par les brusques geysers d’écume que soulevait sous ses pieds le véhicule à coussin d’air, d’où s’échappait une musique tonitruante qui couvrait même le bruit des moteurs. Il dérapa en arrivant au bout de la passerelle et dévala en toute hâte l’escalier en colimaçon qui redescendait vers le quai.
Quelque chose émergea des ténèbres, au pied des marches, et vint le heurter au visage. Presque aussitôt, il sentit un choc dans son dos et à la base de son crâne. Il atterrit sur une surface dure et, tout étourdi, se demanda ce qui venait d’arriver ; des faisceaux lumineux lui passaient sur le corps, l’air lui rugissait interminablement aux oreilles, et quelque part retentissait de la musique. Une vive lumière vint le frapper directement dans les yeux, et sa capuche fut repoussée vers l’arrière.
Il entendit un son étranglé : celui qu’émet un homme qui, arrachant une capuche, se retrouve confronté à son propre visage. (Qui êtes-vous ?) Si tel était bien le cas, alors cet homme était pour l’instant vulnérable, au moins pendant les quelques secondes où il resterait en état de choc (Qui suis-je ?)… Il réunit suffisamment de forces pour détendre brusquement une jambe tout en projetant ses bras vers le haut ; il attrapa un pan de tissu au moment même où son tibia rencontrait l’entrejambe de l’autre, qui parut passer par-dessus les épaules de Horza, basculant tête la première vers le bord du quai ; puis le Métamorphe se sentit pris par les épaules ; comme son agresseur à présent prisonnier s’écrasait au sol derrière lui, il se sentit attiré et…
Passa par-dessus bord. L’autre avait atterri juste à la limite du quai, puis avait roulé dans le vide, entraînant Horza à sa suite. Ils étaient en train de tomber.
Il eut conscience de passer de la lumière à l’ombre, et sentit qu’il agrippait toujours le manteau ou la combinaison de son adversaire, qui le tenait encore par l’épaule. Tombé… à quelle distance se trouvait le fond ? Le bruit du vent. Écouter le bruit du…
Un double impact. D’abord la surface de l’eau, puis quelque chose de plus dur ; une collision fracassante de membres et de fluide. L’eau était froide, sa nuque lui faisait mal. Il se débattit sans savoir très bien dans quel sens nager pour remonter à la surface, sonné par les coups qu’il avait reçus à la tête ; puis il se sentit tiré. Il lança un poing, heurta quelque chose de mou, puis se redressa et se retrouva debout, vacillant, dans un mètre d’eau au plus. Tout autour de lui régnait un chahut épouvantable : partout de la lumière, du bruit et des embruns, et aussi quelqu’un qui s’accrochait à lui.
Horza battit à nouveau des bras. Les embruns s’éclaircirent momentanément ; il entrevit la paroi du dock à deux ou trois mètres sur sa droite et, droit devant lui, l’arrière de l’hydroglisseur géant qui s’éloignait lentement, à une distance de cinq ou six mètres. Une puissante rafale d’air huileux et brûlant le fouetta ; il retomba dans l’eau en soulevant une gerbe d’éclaboussures. Les embruns l’enveloppèrent à nouveau. La main qui le retenait relâcha son étreinte, et il s’enfonça encore une fois dans l’eau.
Horza se releva juste à temps pour voir son ennemi s’enfoncer dans le sillage d’embruns de l’hydroglisseur, qui remontait pesamment vers le fond du dock. Il voulut courir, mais l’eau était trop profonde ; il dut progresser au ralenti, le torse penché afin que son poids l’entraîne en avant, et pousser de toutes ses forces sur ses jambes comme dans un de ces cauchemars où l’on s’efforce vainement de s’enfuir.
Exagérant son mouvement de balancier, il chercha désespérément à rattraper l’homme à la cape grise en ramant des deux mains pour gagner de la vitesse. La tête lui tournait ; son dos, son visage et son cou lui faisaient horriblement mal, sa vision était brouillée, mais au moins persistait-il à pourchasser sa proie. L’autre semblait en revanche plus pressé de s’enfuir que de se battre.
L’échappement syncopé de l’hydroglisseur qui continuait d’avancer perça une nouvelle trouée dans les embruns qui s’étendaient entre l’engin et les deux hommes, révélant une poupe carrée qui jaillissait de la jupe gonflée, trois bons mètres au-dessus de la surface de l’eau. L’homme en gris puis son poursuivant furent tour à tour frappés de plein fouet par une bouffée de gaz brûlants qui faillit les asphyxier. L’eau était à présent moins profonde. Horza se rendit compte qu’il pouvait remonter ses genoux assez haut pour accélérer l’allure. Tous deux se retrouvèrent encore une fois noyés dans le vacarme et les embruns et, l’espace d’un instant, le Métamorphe perdit sa proie ; puis la visibilité redevint claire et il vit que le gros véhicule se trouvait maintenant sur une surface de béton sec. Les hautes parois du dock s’élevaient de part et d’autre, mais il n’y avait presque plus d’eau ni d’embruns. Devant lui, l’homme remontait d’un pas mal assuré le court plan incliné qui sortait de l’eau – laquelle ne leur arrivait plus qu’aux chevilles – et débouchait sur le béton ; il trébucha, faillit tomber, puis se mit à courir péniblement derrière l’hydroglisseur, dont la progression sur la terre ferme, dans le canyon que formait le dock, s’accélérait sensiblement.
Dans un ultime éclaboussement, Horza sortit de l’eau et se lança sur les talons de l’homme ; il voyait encore sa cape grise, dont les plis détrempés battaient au vent.
L’inconnu trébucha à nouveau, s’écroula et roula sur lui-même. Au moment où il tentait de se relever, Horza lui tomba dessus ; tous deux firent un roulé-boulé. Il voulut le griffer au visage en profitant de ce que la lumière venait de derrière lui, laissant donc ses propres traits dans l’ombre, mais manqua son coup. L’autre lui expédia une ruade, puis essaya de se dégager. Horza se jeta sur les jambes de son adversaire et le fit à nouveau tomber. Le manteau mouillé claqua au-dessus de sa tête. Le Métamorphe rattrapa l’homme à quatre pattes et le fit rouler sur le dos.
C’était bien Kraiklyn. Il s’apprêta à lui décocher un coup de poing. Dans l’ombre du corps de Horza, qui masquait les lumières dans son dos, le visage pâle et glabre de l’homme à terre était déformé par l’épouvante ; derrière eux, un formidable grondement était en train de… Kraiklyn poussa un hurlement, les yeux rivés non pas sur l’homme dont le visage était identique au sien, mais sur ce qui venait derrière lui, au-dessus de lui… Horza fit volte-face.
Un monstre noir crachant des embruns se ruait vers lui ; des lumières brillaient très haut au-dessus de sa tête. Une sirène retentit, puis l’écrasante masse noire fut sur lui ; elle le heurta, l’aplatit au sol, lui comprima les tympans à force de bruit et de pression, de plus en plus forte, de plus en plus… Horza entendit un gargouillement ; il était en train d’écraser la poitrine de Kraiklyn. Tous deux étaient comme frottés sur le béton par un pouce de colosse.
Un autre hydroglisseur. Celui qui venait en deuxième position.
Subitement, dans une unique onde douloureuse qui le submergea des pieds à la tête, comme si quelque géant pourvu d’une brosse dure taillée à sa mesure tentait de le balayer d’un coup, le poids qui l’oppressait disparut. Il ne resta que les ténèbres absolues, un vacarme à vous faire éclater le crâne, et un courant d’air violent, turbulent, dont la pression était écrasante.
Ils se trouvaient sous la jupe du grand hydroglisseur qui avançait lentement au-dessus d’eux, à moins – il faisait trop noir pour distinguer quoi que ce fût – qu’il n’ait fait halte sur le tablier de béton, peut-être pour se poser, auquel cas il allait les broyer.
Un coup qui semblait faire partie intégrante du maelström de douleur ambiant résonna dans l’oreille de Horza et le fit basculer de côté dans le noir. Il roula sur le béton rugueux mais, dès qu’il le put, il se redressa sur un coude tout en calant une jambe contre le sol pour détendre l’autre dans la direction d’où était venu le coup de poing ; il sentit son pied entrer en contact avec quelque chose de mou.
Il se remit debout puis baissa brusquement la tête en repensant aux pales tournantes des impulseurs, qui devaient se trouver juste au-dessus de lui. Les remous d’air brûlant chargé d’odeurs d’huile le malmenaient telle une petite barque ballottée par une mer sans merci. Il avait l’impression d’être un pantin manipulé par un ivrogne. Il fit quelques pas en avant, les bras tendus, vacillant sur ses jambes, et percuta Kraiklyn. Ils faillirent tomber à nouveau et Horza lâcha son ennemi pour décocher un coup de poing au jugé dans l’espoir de l’atteindre à la tête. Sa main heurta durement une surface osseuse, mais il n’aurait su dire laquelle. Il bondit prestement en arrière, au cas où l’autre lui expédierait un coup de poing ou de pied en guise de représailles. Il sentait ses tympans craquer, sa tête céder au vertige, ses yeux vibrer dans leurs orbites ; il se crut sourd, puis sentit une série de coups lui marteler la poitrine et la gorge, l’étrangler et lui couper le souffle. Il discernait tout juste une faible bordure de lumière tout autour d’eux, comme s’ils se tenaient au centre exact du navire. Puis il distingua quelque chose, une ombre vague qui se profilait sur cette bordure, et se précipita vers elle. Horza projeta son pied, et là encore atteignit sa cible ; la forme sombre disparut.
Il fut soulevé de terre par un furieux courant d’air, fit la culbute, s’étala de tout son long sur le béton et vint s’arrêter contre Kraiklyn, tombé là suite à son dernier coup de pied. Un nouveau coup atterrit sur sa tête, mais il manquait de force et ne lui fit pas grand mal. Horza chercha à tâtons la tête de Kraiklyn et la trouva. Il la souleva, puis l’abattit à plusieurs reprises sur le béton. Kraiklyn se débattait, mais ses mains martelèrent en vain les épaules et la poitrine du Métamorphe. La zone de clarté visible derrière la silhouette au sol était en train de s’agrandir et de se rapprocher. Horza heurta une dernière fois la tête de Kraiklyn contre le sol, puis se jeta à plat-ventre. Le bord arrière de la jupe du navire passa sur lui en l’éraflant ; ses côtes lui faisaient mal, et il avait l’impression que quelqu’un se tenait debout sur son crâne. Puis tout fut fini et ils se retrouvèrent en plein air.
Le colossal navire poursuivit sa route en tonnant, traînant toujours son sillage d’embruns. À cinquante mètres en arrière, un autre hydroglisseur s’avançait dans leur direction.
Kraiklyn gisait, immobile, à quelque distance de Horza.
Ce dernier se mit à quatre pattes, se dirigea tant bien que mal vers sa victime et observa ses yeux, qui bougeaient légèrement.
— Je suis Horza ! Horza ! hurla-t-il, mais lui-même ne s’entendait pas.
Alors il secoua la tête et, tandis qu’une grimace frustrée se peignait sur des traits qui n’étaient même pas les siens, sous les yeux du vrai Kraiklyn – qui ne devait plus jamais rien voir d’autre –, il attrapa la tête de son ennemi et la tordit d’un seul coup, rompant le cou du commandant de la TAC comme il avait rompu celui de Zallin.
Il réussit à traîner le cadavre sur un côté du dock et à s’écarter juste à temps pour éviter le troisième et dernier hydroglisseur, dont la jupe majestueuse s’enfla à deux mètres à peine de l’endroit où il s’écroula, haletant et suant, le dos contre le béton humide et froid du dock, la bouche ouverte et le cœur battant à grands coups.
Il déshabilla Kraiklyn, lui prit sa cape et sa combinaison claire puis les enfila après avoir enlevé sa propre blouse déchirée et son pantalon ensanglanté. Il s’empara également de la bague que le commandant portait au petit doigt de la main droite. Puis il se mit à tirer sur la peau de ses poignets, juste à la jonction de la paume. Une pellicule se détacha comme une mue, du poignet jusqu’au bout des doigts. Alors il essuya la paume droite de Kraiklyn au moyen d’un pan de tissu humide, et appliqua la dépouille en appuyant de toutes ses forces. Ensuite il la retira précautionneusement et la remit en place sur sa propre main. Pour finir, il répéta l’opération avec sa main gauche.
Il faisait froid, et le tout lui demanda beaucoup de temps et d’efforts. Enfin, tandis que les trois gros véhicules à coussin d’air arrivaient à quai et débarquaient leurs passagers à quelque cinq cents mètres de lui, Horza gagna en chancelant une échelle métallique scellée dans le béton du dock et, les mains tremblantes, les pieds défaillants, se hissa jusqu’au sommet.
Il resta un instant immobile, puis se releva, remonta l’escalier en spirale et traversa tant bien que mal la passerelle suspendue ; parvenu de l’autre côté, il entra dans le bâtiment circulaire qui donnait accès au tube. Les voyageurs enthousiastes et vêtus de couleurs gaies, qui venaient de descendre des trois hydroglisseurs sans pour autant renoncer à leur humeur fêtarde, baissèrent le ton en le voyant attendre avec eux, devant les portes de l’ascenseur la capsule qui les emmènerait à l’astroport situé cinq cents mètres sous leurs pieds. Horza n’entendait pratiquement plus rien, mais leurs regards anxieux ne lui échappèrent pas, pas plus que le malaise suscité par son visage meurtri tout couvert de sang, et ses vêtements lacérés, détrempés.
La cabine apparut enfin. Les noceurs s’y entassèrent ; trébuchant, prenant appui sur la paroi, Horza entra à son tour. Quelqu’un voulut l’aider, le soutenir en le prenant par le bras ; il remercia d’un hochement de tête. On lui parla, mais il ne perçut qu’une espèce de grondement lointain. Il s’efforça de sourire et de hocher à nouveau la tête. L’ascenseur se mit à descendre.
À leur arrivée sur l’infraface, ils furent accueillis par ce qu’ils prirent pour un immense ciel étoilé. Mais Horza ne tarda pas à se rendre compte que ce qu’il avait sous les yeux était en réalité la partie supérieure, toute piquetée de lumières, d’un astronef dépassant en taille tout ce qu’il avait jamais vu, tout ce dont il avait jamais entendu parler ; ce devait donc être le VSG Finalités de l’Invention. Mais que lui importait le nom du vaisseau de la Culture, du moment qu’il arrivait à monter à bord et à retrouver la TAC.
L’ascenseur s’était immobilisé dans un tube transparent au-dessus d’une zone de réception sphérique suspendue dans le vide absolu, à une centaine de mètres sous la base de l’Orbitale. De cette sphère partaient une série de passerelles et de tunnels qui se déployaient dans toutes les directions pour rejoindre les portiques d’accès et les docks, ouverts ou fermés, de la zone portuaire proprement dite.
Les portes des docks couverts, où l’on pouvait réparer les vaisseaux en zone pressurisée, étaient toutes ouvertes. Quant aux docks ouverts, où les astronefs venaient simplement s’amarrer et auxquels on devait accéder par un sas, ils étaient tous déserts. En lieu et place de tout cela, exactement au-dessous de la zone sphérique mais aussi de la zone portuaire dans son ensemble, se trouvait l’ex-Véhicule Système Général de la Culture Finalités de l’Invention. Sa surface interminable et plate s’étendait sur des kilomètres et des kilomètres dans tous les sens, masquant presque entièrement l’espace et les étoiles, mais engendrant son propre petit scintillement à chaque point de contact avec les divers tubes d’accès et tunnels du port.
Prenant conscience des invraisemblables dimensions de l’engin, il se sentit pris de vertige. Il n’avait encore jamais vu de VSG ; quant à monter à bord… Bien sûr, il connaissait leur existence et savait à quoi ils servaient, mais de là à prendre toute la mesure de l’exploit technique qu’ils représentaient… Celui qu’il avait sous les yeux ne faisait théoriquement plus partie de la Culture ; Horza le savait démilitarisé, dépouillé de la plus grande partie de son équipement, et privé du Mental – ou des Mentaux – qui, en temps normal, en aurait assuré le fonctionnement. Néanmoins, la structure seule restait impressionnante.
Les Véhicules Systèmes Généraux étaient de véritables mondes encapsulés, et non de simples vaisseaux spatiaux de taille très supérieure à la moyenne ; c’étaient des habitats, des universités, des usines, des musées, des chantiers navals, des bibliothèques, et même des galeries d’expositions itinérantes. Ils représentaient la Culture – ils étaient la Culture. La quasi-totalité de ce qui pouvait se faire au sein de la Culture pouvait se faire à bord de ses VSG. Ceux-ci savaient réaliser tout ce qui entrait dans les capacités de la Culture, contenaient tout le savoir accumulé par elle, transportaient ou pouvaient fabriquer n’importe quel équipement spécialisé en vue de n’importe quelle éventualité, et produisaient constamment des astronefs plus modestes : le plus souvent des Unités de Contact Général et, depuis quelque temps, des navires de guerre. Leurs effectifs se chiffraient au minimum par millions, et l’augmentation régulière de leur population alimentait en équipages leur progéniture.
Autonomes à tout point de vue, productifs et – du moins en temps de paix – lieux d’un constant échange d’information, ils étaient les ambassadeurs de la Culture, ses citoyens les plus en vue, ses éléments d’artillerie lourde dans le domaine technologique et intellectuel. Nul besoin, quand on se trouvait dans un coin reculé de la galaxie, d’entamer un long voyage vers l’une des planètes-mères de la Culture pour s’émerveiller de l’envergure et de la formidable puissance de celle-ci ; les VSG vous apportaient tout cela à votre porte…
Horza suivit de petits groupes aux vêtements bigarrés à travers un hall d’accueil bourdonnant d’activité. On y voyait quelques individus en uniforme, mais qui n’arrêtaient personne. Horza se sentait un peu étourdi ; il avait l’impression de n’être qu’un passager dans son propre corps. Mais le marionnettiste ivre dont il s’était un peu plus tôt senti le jouet avait quelque peu dessoûlé, et le guidait à présent entre les attroupements vers la porte d’un nouvel ascenseur. Il voulut secouer la tête pour s’éclaircir les idées, mais découvrit que cela lui faisait mal. Il recouvrait peu à peu l’ouïe.
Il regarda ses mains, puis se dépouilla de la peau-empreinte de ses paumes en les frottant contre les revers de son costume, jusqu’à ce qu’elle forme un rouleau et se détache pour tomber sur le sol du couloir.
En sortant de ce second ascenseur, ils se retrouvèrent à bord de l’astronef. Les autres se dispersèrent au gré de spacieux couloirs aux tons pastel dont le plafond était très haut. Horza regarda d’un côté, puis de l’autre, tandis que la cabine remontait avec un chuintement vers la sphère d’accueil. Un drone de petite taille vint dans sa direction en flottant dans les airs. Il avait la forme et la taille d’un sac à dos, et Horza l’observa prudemment en se demandant s’il émanait ou non de la Culture.
— Pardonnez-moi, mais… est-ce que tout va bien ? s’enquit la machine d’une voix énergique, mais plutôt amicale.
Horza eut peine à l’entendre.
— Je suis perdu, répondit-il trop fort. Perdu, répéta-t-il un ton plus bas, ce qui fit qu’il ne s’entendit presque plus lui-même.
Il s’avisa qu’il oscillait légèrement sur place, et sentit l’eau couler dans ses bottes et s’égoutter de sa cape détrempée sur la surface moelleuse et absorbante du sol.
— Où désirez-vous aller ? demanda le drone.
— Je cherche un vaisseau appelé… (Envahi par un désespoir imprégné de lassitude, Horza ferma les yeux. Il n’osait pas révéler le vrai nom du navire.) L’Esbroufe du Mendiant, termina-t-il.
Le drone se tut une seconde, puis répondit :
— Je regrette, je ne crois pas que nous ayons à bord un navire de ce nom. Peut-être se trouve-t-il dans la zone portuaire proprement dite, et non sur le Finalités.
— Il s’agit d’un vieux cuirassé d’assaut hronish, précisa Horza d’un ton las en cherchant du regard un endroit où s’asseoir.
Il finit par repérer des sièges encastrés dans le mur à quelques mètres de là, et partit dans cette direction. Le drone lui emboîta le pas et descendit dans les airs au moment où l’autre s’assit, afin de se trouver à nouveau à hauteur de ses yeux.
— Il a une centaine de mètres de long, reprit le Métamorphe qui, à ce stade, ne se souciait plus de révéler quoi que ce fût. Il était en réparation chez un armateur du port ; ses unités-gauchissement étaient endommagées.
— Ah ! Il me semble savoir de quel vaisseau vous voulez parler. Il est amarré plus ou moins à la verticale de l’endroit où nous nous trouvons actuellement. Je n’ai pas son nom en archives, mais à mon avis, c’est bien lui que vous cherchez. Vous y arriverez tout seul, ou vous préférez que je vous conduise ?
— Je ne sais pas si j’en suis capable, répondit Horza avec sincérité.
— Veuillez patienter un instant. (Le drone resta quelques secondes suspendu dans les airs en face de Horza, puis déclara :) Très bien, suivez-moi. Il y a un transtube par là, au niveau inférieur.
La machine recula et indiqua la direction qu’ils devaient prendre en étendant un champ brumeux qui sortit de sa coque. Horza se leva et partit à sa suite.
Ils descendirent par un petit puits anti-g ouvert, puis traversèrent une vaste zone dégagée où étaient garés certains des véhicules à roues et à jupe dont on se servait sur l’Orbitale.
— Juste quelques échantillons. Pour la postérité, l’informa le drone.
Il ajouta que le Finalités abritait également un Mégavaisseau dans l’un de ses docks Généraux, treize kilomètres plus bas, tout au fond de l’énorme appareil. Horza ne sut s’il fallait vraiment le croire.
À l’autre bout du hangar, ils empruntèrent un nouveau couloir, puis pénétrèrent dans un cylindre d’environ trois mètres de diamètre sur six de longueur, qui déroula son panneau de fermeture, fit une brusque embardée et se retrouva instantanément aspiré par un tunnel plongé dans l’obscurité. L’intérieur était baigné d’une lumière tamisée. Le drone lui expliqua que les fenêtres en étaient occultées car, à moins d’en avoir l’habitude, les voyages en capsule à travers un VSG pouvaient se révéler pénibles, à la fois à cause de la vitesse et des changements de direction abrupts, que l’œil percevait mais que le corps ne ressentait pas. Horza se laissa lourdement choir sur un des sièges pliants qui s’offraient à lui au centre de la capsule, mais le trajet ne dura que quelques secondes.
— Nous y voilà. Minidock 27492, au cas où vous auriez à nouveau besoin de vous y rendre. Intra-niveau S-10-droit. Au revoir.
La porte de la capsule se déroula à nouveau. Horza lança un salut de la tête au drone et sortit de l’engin pour se retrouver dans une galerie aux parois rectilignes et transparentes. La porte se ferma et la machine disparut. Il crut la sentir passer devant lui en un éclair, mais à une vitesse telle qu’il n’aurait pu en jurer. De toute façon, sa vision demeurait floue.
Il tourna la tête vers la droite. Au-delà des parois de la galerie, le regard plongeait dans une atmosphère limpide. Sur des kilomètres de profondeur. On distinguait tout en haut une sorte de plafond, avec quelques traces d’écharpes nuageuses. Quelques minuscules appareils se déplaçaient çà et là. À hauteur de ses yeux, et suffisamment loin pour que le panorama lui parût vaste et légèrement brumeux, se trouvaient une infinité de hangars superposés – hangars, docks, quais, quel que fût le nom qu’on leur donnait ils emplissaient son champ de vision sur une surface de plusieurs kilomètres carrés ; l’échelle de l’ensemble lui donna le vertige. Il sentit son cerveau marquer une espèce de temps d’arrêt et dut cligner des yeux en se secouant ; mais le spectacle ne disparut pas pour autant.
Les appareils se mouvaient de-ci, de-là, des lumières s’allumaient ou s’éteignaient, une couche nuageuse située plus bas rendait la perspective encore plus brumeuse ; tout à coup, quelque chose passa à vive allure le long de la galerie où se tenait Horza. Un vaisseau, qui mesurait bien trois cents mètres de long. L’appareil se maintint quelques instants à niveau, puis plongea et vira à gauche au loin en décrivant une courbe gracieuse pour s’enfoncer enfin dans un autre couloir, vaste et brillamment éclairé, qui semblait croiser à angle droit celui que contemplait Horza.
Dans la direction opposée, c’est-à-dire celle d’où était venu le vaisseau, se dressait un mur apparemment uniforme. Horza l’inspecta plus soigneusement et se frotta les yeux : le mur arborait en fait un réseau de points lumineux disposés dans un certain ordre. Des milliers et des milliers de fenêtres, de lampes et de balcons. Des aéros plus petits en sillonnaient la surface, et d’infimes points signalant des capsules de transtube allaient et venaient verticalement.
Horza ne pouvait en voir davantage. Il se tourna vers la gauche et aperçut un court plan incliné passant sous le tube de la capsule. Il s’y engagea en trébuchant et pénétra dans l’espace confortablement restreint d’un Minidock qui mesurait seulement deux cents mètres de long.
Horza eut envie de pleurer. Le vieux navire reposait sur ses trois pieds courtauds au beau milieu de la plate-forme, tout entouré de pièces détachées éparses. Il n’y avait personne d’autre en vue, rien que du matériel. La TAC avait l’air vieille et tout esquintée, mais intacte et d’un seul tenant. Manifestement, les travaux étaient soit achevés, soit pas encore commencés. Le principal ascenseur de la soute était en position basse et reposait sur la surface lisse et blanche du dock. Horza s’en approcha et remarqua une échelle légère donnant accès à l’intérieur violemment éclairé de la soute proprement dite. Un minuscule insecte se posa fugitivement sur son poignet. Le Métamorphe le balaya du geste au moment où il s’envolait. Quelle légèreté de la part de la Culture, songea-t-il, de tolérer un insecte à bord d’un de ses impeccables vaisseaux ! Il était vrai que, officiellement du moins, le Finalités n’appartenait plus à la Culture. Horza gravit péniblement l’échelle, gêné par son manteau gorgé d’eau et accompagné par un concert de gargouillements issus de ses bottes.
La soute répandait une odeur familière, bien qu’elle parût étrangement spacieuse sans la navette qu’elle abritait d’ordinaire. Là non plus il n’y avait personne. Il prit l’escalier montant vers le secteur habitation, puis emprunta le couloir du mess en se demandant qui avait survécu, qui avait péri, et quels changements s’étaient produits, en admettant qu’il y ait eu des changements. Trois jours seulement s’étaient écoulés, mais il avait l’impression d’être parti depuis des années. Il avait presque atteint la cabine de Yalson lorsque la porte s’ouvrit à la volée.
La tête blonde de Yalson apparut, et une expression de surprise teintée de joie commença à se peindre sur ses traits.
— Ho… ! fit-elle.
Puis elle s’interrompit, le contempla en fronçant les sourcils, secoua la tête en marmottant quelques mots, puis rentra la tête dans sa cabine.
Horza s’était figé sur place. Il se réjouit de la savoir en vie, et se rendit simultanément compte de son erreur : il n’avait pas marché comme Kraiklyn. Il s’était laissé aller à sa démarche naturelle, et Yalson l’avait reconnue. Une main fit son apparition sur le montant de la porte ; la jeune femme enfilait une tunique légère. Puis elle sortit et vint se planter au milieu du couloir, observant les mains sur les hanches celui qu’elle prenait pour Kraiklyn. Son visage mince et dur exprimait le souci, mais par-dessus tout la prudence. Horza cacha derrière son dos la main à laquelle il manquait un doigt.
— Mais qu’est-ce qui t’est arrivé, bon sang ? demanda-t-elle.
— Je me suis battu. Pourquoi, de quoi j’ai l’air ?
La voix était réussie. Ils restèrent là à se dévisager.
— Si tu as besoin d’aide…, commença-t-elle.
Mais Horza secoua la tête.
— Je peux me débrouiller.
Yalson opina, un demi-sourire aux lèvres, tout en le détaillant de la tête aux pieds.
— C’est ça. Eh bien, débrouille-toi, alors. (Elle pointa un pouce par-dessus son épaule, indiquant le réfectoire.) Ta nouvelle recrue vient juste d’apporter ses affaires à bord. Elle t’attend au mess, mais si tu te montres dans cet état, il se pourrait qu’elle change d’avis.
Horza acquiesça. Yalson haussa les épaules, puis tourna les talons et remonta le couloir avant de traverser le mess en direction de la passerelle. Horza la suivit.
— Notre glorieux commandant de bord, annonça-t-elle en passant dans la salle.
Horza hésita devant la porte de la cabine de Kraiklyn, puis poursuivit son chemin afin d’aller passer la tête par la porte du mess.
Une femme était assise à l’autre extrémité de la grande table, ses jambes croisées reposant sur une chaise en face d’elle. Au-dessus de sa tête, l’écran était allumé, comme si elle venait à peine d’en détacher son regard. Il affichait une vue d’un Mégavaisseau tout entier soulevé hors de l’eau par des centaines de petits remorqueurs aériens rassemblés sous son ventre et le long de ses flancs. On reconnaissait aisément en eux d’antiques engins de la Culture. Mais la femme s’était détournée de ce spectacle et regardait dans la direction de Horza lorsque celui-ci vint jeter un coup d’œil dans le mess.
Elle était mince, grande, pâle. Manifestement en pleine forme physique, elle commençait à peine à montrer de la surprise lorsque ses yeux noirs se posèrent sur le visage qui venait d’apparaître à la porte. Elle portait une combinaison légère dont le casque gisait sur la table devant elle. Un bandana rouge était noué autour de sa tête, sous la racine de ses cheveux roux coupés court.
— Ah, commandant Kraiklyn ! fit-elle en reposant les pieds par terre avant de se pencher en avant, le visage empreint d’un mélange de stupéfaction et de pitié. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
Horza voulut parler, mais tout à coup sa gorge était sèche. Il n’en croyait pas ses yeux. Ses lèvres remuèrent, et il les humecta d’un coup de langue, qui elle aussi lui parut sèche. La femme fit mine de se lever de table, mais d’un geste de la main il lui intima l’ordre de rester où elle était. Alors elle se rassit lentement, et il réussit à articuler :
— Tout va bien. À plus tard. Vous… vous restez là pour le moment.
Puis il se détacha du chambranle et revint d’un pas mal assuré vers la cabine de Kraiklyn. Sa bague s’ajusta dans l’orifice de la porte, qui s’ouvrit toute grande. Le Métamorphe faillit s’écrouler dans la pièce.
Dans un état proche de la transe, il referma la porte et resta un instant immobile, les yeux rivés à la cloison qui lui faisait face ; puis, lentement, il s’assit par terre.
Il avait conscience d’être encore un peu sonné, il savait que sa vision restait floue, qu’il n’entendait toujours pas très bien. Il se rendait bien compte que la chose était vraiment peu probable, et que s’il ne se trompait pas, les événements prenaient décidément une bien mauvaise tournure pour lui.
Mais il était sûr, absolument sûr de son fait. La même certitude qu’il avait éprouvée en voyant Kraiklyn monter la rampe inclinée menant à la table de Débâcle, là-bas, dans l’arène.
Comme s’il n’avait pas subi assez de chocs pour la soirée, le spectacle de cette femme assise à la table du mess avait réussi à le rendre muet et à paralyser son esprit. Qu’allait-il faire maintenant ? Il se sentait incapable de réfléchir. Le traumatisme continuait de résonner dans sa tête ; et l’image en restait obstinément imprimée sur sa rétine.
La femme du mess était Pérosteck Balvéda.