8. Finalités de l’Invention

C’est peut-être un clone, songea Horza. Une coïncidence. Il était assis par terre dans la cabine de Kraiklyn – maintenant la sienne –, et regardait fixement les portes du placard mural, au fond de la pièce. Il avait conscience de devoir agir, mais n’arrivait pas à savoir en quel sens. Son cerveau refusait d’encaisser davantage de coups et de chocs. Le Métamorphe avait besoin de se poser un moment pour réfléchir.

Il essaya bien de se dire qu’il avait mal vu, que ce n’était pas réellement elle, qu’il était fatigué, désorienté, qu’il devenait paranoïaque et commençait à s’imaginer des choses. Mais il savait pertinemment que c’était Balvéda ; sous une forme suffisamment altérée pour que seul un ami intime, ou alors un Métamorphe, puisse la reconnaître, mais c’était assurément elle, bien vivante et probablement armée jusqu’aux dents…

Il se leva machinalement, le regard fixe. Puis il ôta ses vêtements mouillés et sortit de la cabine pour se diriger vers la salle d’eau, où il les mit à sécher avant de se laver minutieusement. De retour dans sa cabine, il trouva une tunique, qu’il enfila. Ensuite il entreprit d’inspecter la petite chambre tout encombrée et finit par mettre la main sur un enregistreur vocal. Il rembobina la bande et se mit à écouter.

— … euh…, y compris…, euh, Yalson. (La voix de Kraiklyn sortit du petit haut-parleur.) Qui à mon avis était, euh… occupée avec euh…, Horza Gobuchul. Elle… se montre plutôt brusque ces temps-ci et… je ne reçois pas d’elle le soutien qu’elle…, que je devrais recevoir… Il faudra que je lui dise un mot si ça continue, mais euh…, pour le moment, avec les réparations et tout ça…, il ne me paraît pas utile de… Ce n’est pas que je remette au lendemain, mais…, enfin, je me dis simplement qu’on verra bien comment elle se comporte après l’explosion de l’Orbitale, une fois qu’on sera en route.

« Euh…, il y a aussi cette nouvelle…, Gravante… Pas mal. J’ai comme l’impression qu’elle a besoin de recevoir des ordres…, besoin d’autorité, de discipline… Je ne crois pas qu’elle puisse entrer…, euh…, en conflit avec les autres. C’est surtout Yalson qui…, euh…, qui m’inquiétait, mais je ne pense pas que…, enfin, je crois que tout ira bien. Évidemment, avec les femmes, euh…, on ne peut jamais savoir mais…, elle me plaît… Il me semble qu’elle a de la classe et peut-être… Je ne sais pas… Peut-être qu’elle ferait un bon second, si elle fait ses preuves.

« Il me faut vraiment davantage de membres. Euh…, ça ne s’est pas très bien passé ces derniers temps, mais je crois que je me suis fait… enfin, qu’ils m’ont laissé tomber. Jandraligeli, de toute évidence… et puis je ne sais pas ; je vais voir s’il n’y a pas quelque chose à faire de ce côté-là parce que… il s’est quand même comporté en…, enfin il m’a trahi, quoi. C’est comme ça que…, euh…, que les choses se sont passées, il me semble. N’importe qui s’en rendrait compte. Alors je vais peut-être dire un mot à Ghalssel, une fois au jeu, en supposant qu’il y vienne… Je ne crois pas que ce type soit vraiment à la hauteur, et je vais le dire à Ghalssel parce qu’on est tous les deux…, dans la même, euh…, partie, et je suis… Je sais qu’il en aura entendu parler… Enfin, il écoutera ce que j’ai à dire, parce qu’il sait ce que c’est que les responsabilités de commandant autant que… enfin, euh…, autant que moi.

« Bref… Après le jeu, je ferai un peu de recrutement, et une fois que le VSG aura décollé, il restera un peu de temps… On devra rester encore un peu dans ce dock ; je ferai passer le mot. Il y a forcément… un tas de gens prêts à s’engager… Ah ! oui. Faut pas que j’oublie, pour la navette, demain. Je suis sûr de pouvoir faire baisser le prix. Euh, évidemment…, si ça se trouve, je vais gagner au jeu… (Dans le haut-parleur, la voix se mit à rire ; un faible écho métallique s’éleva.) Me retrouver invraisemblablement riche, et… (de nouveau ce rire distordu) j’en aurai plus rien à foutre de toute cette merde… Ha ! Je la donnerais, la TAC… Enfin, je la vendrais…, et je prendrais ma retraite… Enfin, on verra…

La voix s’affaiblit. Le silence revint. Horza éteignit l’enregistreur, le remit où il l’avait trouvé et frotta sa bague contre le petit doigt de sa main droite. Puis il enleva sa tunique et enfila sa combinaison – sa combinaison à lui ! – qui se mit instantanément à lui parler ; il lui ordonna d’éteindre son circuit vocal.

Horza contempla son reflet dans le champ inverseur des portes du placard, se redressa, s’assura que le pistolet à plasma sanglé contre sa cuisse était bien armé, refoula sa lassitude et ses douleurs dans un coin de son esprit et sortit de la cabine. Puis il remonta la coursive jusqu’au mess.

Yalson et la femme qui se faisait appeler Gravante bavardaient tout au bout de la table, sous l’écran pour le moment éteint. Elles levèrent les yeux à son arrivée. Horza alla les rejoindre et prit un siège non loin de Yalson, qui remarqua sa combinaison et dit :

— On va quelque part ?

— Possible. (Il lui jeta un bref coup d’œil avant de reporter son attention sur Balvéda et, souriant, de reprendre à l’intention de celle-ci :) Désolé, Gravante, mais j’ai réexaminé votre candidature et je suis obligé de la refuser. Je regrette, mais il n’y a pas de place pour vous sur la TAC. J’espère que vous comprenez.

Il joignit les mains sur la table et sourit à nouveau. Balvéda – plus il la regardait et plus il était certain qu’il s’agissait bien d’elle – avait l’air toute déconfite. La mâchoire légèrement pendante, elle regardait alternativement Horza et Yalson. Cette dernière avait les sourcils froncés à l’extrême.

— Mais…, commença Balvéda.

— Qu’est-ce qui te prend ? coupa Yalson avec colère. Tu ne vas tout de même pas…

— Voyez-vous, reprit Horza en souriant, j’ai décidé qu’il nous fallait réduire le nombre de personnes à bord, et…

— Quoi ? explosa Yalson en abattant sa paume à plat sur la table. Nous ne sommes déjà plus que six ! Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, à six ? (Sa voix s’éteignit, puis reprit plus lentement, un ton plus bas :) Mais peut-être avons-nous eu un coup de chance dans…, mettons, un jeu de hasard, par exemple, auquel cas nous ne serions pas disposés à partager en plus de parts que nécessaire ?

À nouveau Horza jeta un bref coup d’œil à Yalson, puis sourit et répondit :

— Non, mais vois-tu, je viens de réembaucher un de nos ex-membres, ce qui modifie quelque peu mes plans… La place que je réservais à Gravante est désormais prise.

— Tu as fait revenir Jandraligeli, après la façon dont tu l’as traité ? ironisa Yalson en s’appuyant contre son dossier.

Horza secoua négativement la tête.

— Non, ma chère. Comme j’aurais pu te l’apprendre si tu ne m’avais pas constamment coupé la parole, je viens de retrouver à Évanauth notre ami M. Gobuchul, qui a hâte de nous rejoindre.

— Horza ?

Yalson parut frémir imperceptiblement ; la tension perçait dans sa voix, et il vit qu’elle s’efforçait de se maîtriser. Ô dieux, fit une petite voix dans sa tête, pourquoi est-ce que ça fait mal à ce point ? Puis Yalson reprit :

— Il est vivant ? Tu es sûr que c’était bien lui ? Kraiklyn, est-ce que tu en es vraiment sûr ?

Le regard de Horza passait rapidement d’une femme à l’autre. Yalson était penchée au-dessus de la table, les yeux brillants sous l’éclairage du mess, les poings serrés. Son corps mince était tout contracté, le duvet doré qui recouvrait sa peau sombre luisait. Balvéda, elle, semblait déroutée. Horza la vit se mordre la lèvre inférieure, puis se reprendre.

— Je ne plaisanterais pas avec toi sur ce point, Yalson, l’assura-t-il. Horza est bien vivant, et pas très loin d’ici. (Il consulta sur le poignet de sa combinaison l’écran qui affichait l’heure.) D’ailleurs, je dois le retrouver dans une des sphères d’accueil du port dans… enfin, juste avant le départ du VSG. Il a déclaré qu’il avait d’abord deux ou trois choses à régler en ville. Il m’a demandé de te dire… euh… qu’il espérait que tu pariais toujours sur lui… (Un haussement d’épaules.) Ou quelque chose dans ce goût-là.

— Alors ce n’était pas une blague ! s’écria Yalson. (Un sourire plissa son visage. Elle secoua la tête, passa la main dans ses cheveux puis frappa deux ou trois fois la table du plat de la main.) Ça alors…, reprit-elle.

Puis elle se laissa de nouveau aller en arrière dans son siège et, muette, regarda tour à tour ses deux compagnons en haussant les épaules.

— Vous comprenez donc, Gravante, que nous n’avons pas besoin de vous pour le moment, dit Horza à Balvéda.

L’agent de la Culture ouvrit la bouche, mais ce fut Yalson qui parla la première. Elle toussa rapidement puis lança :

— Oh, laisse-la rester, Kraiklyn. Ça ne fait pas grande différence.

— La grande différence, Yalson, énonça Horza avec soin, en se pénétrant de la personnalité de Kraiklyn, c’est que c’est moi le commandant de bord, ici.

Yalson parut sur le point de répliquer, mais se ravisa et se tourna vers l’autre femme en ouvrant les deux mains d’un geste impuissant. Puis elle se rassit et se mit à tripoter le rebord de la table, les yeux baissés. Elle s’efforçait manifestement de réprimer un sourire de joie.

— Eh bien, comme vous voudrez, commandant, déclara Balvéda en se levant. Je vais chercher mes affaires.

Elle sortit sans attendre. Le bruit de ses pas se fondit à d’autres bruits de pas ; Horza et Yalson entendirent des voix étouffées. Un instant plus tard entraient pêle-mêle dans le réfectoire Dorolow, Wubslin et Aviger. Vêtus de couleurs gaies, ils avaient les joues enflammées et l’air réjoui ; le plus âgé des deux hommes entourait les épaules de la petite femme dodue.

— Voilà notre commandant ! s’exclama Aviger. (Dorolow sourit ; elle serrait une de ses mains, posée sur son épaule à elle. Wubslin salua d’un air rêveur ; l’ingénieur avait l’air ivre.) Je vois qu’on a joué au petit soldat, poursuivit Aviger en regardant fixement le visage de Horza, qui portait encore des traces de bagarre, bien qu’il ait mis à profit toutes ses ressources internes pour minimiser les dégâts.

— Qu’est-ce qu’elle a fait, Gravante ? demanda Dorolow de sa petite voix flûtée.

Elle aussi paraissait enjouée, et sa voix était encore plus aiguë que dans son souvenir.

— Rien du tout, répondit Horza en souriant aux trois mercenaires. Seulement, comme on récupère Horza Gobuchul d’entre les morts, j’ai décidé qu’on n’avait plus besoin d’elle.

Horza ? fit Wubslin en laissant pendre sa mâchoire avec une expression de surprise presque exagérée.

Le regard de Dorolow se détacha de lui pour se porter sur Yalson, l’air de dire : « C’est vrai ? » derrière son sourire. Cette dernière se borna à hausser les épaules en posant un regard heureux et plein d’espoir encore que légèrement teinté de méfiance sur l’homme qu’elle prenait pour Kraiklyn.

— Il embarquera peu de temps avant le départ du Finalités, reprit Horza. Il avait affaire en ville. J’ignore de quoi il s’agit, mais c’est peut-être un peu louche. (Il imita le sourire condescendant que Kraiklyn se permettait parfois.) Qui sait ?

Là, vous voyez ! fit Wubslin en essayant tant bien que mal de fixer son regard sur Aviger, au-dessus de la silhouette voûtée de Dorolow. Peut-être que ce type cherchait bien Horza, après tout. On devrait l’avertir.

— Quel type ? Où ça ? s’enquit Horza.

— Il a des visions, répondit Aviger en agitant la main. Il boit trop de vin-de-foie.

— Sornettes ! fit Wubslin d’une voix forte, en regardant alternativement Aviger et Horza et en hochant la tête. Et il y avait un drone, aussi. (Il éleva ses mains jointes à hauteur de son visage, puis les écarta d’environ vingt-cinq centimètres.) Un petit engin pas plus grand que ça.

— Mais où ? interrogea Horza en secouant la tête. Qu’est-ce qui te fait croire qu’on en a après Horza ?

— Là-dehors, sous le transtube, l’informa Aviger tandis que Wubslin disait :

— Rien qu’à le voir sortir de la capsule comme s’il s’attendait à devoir se battre d’une seconde à l’autre… Oh ! je sais bien les reconnaître, allez… Ce type… il faisait partie de la police… ou quelque chose dans ce genre…

— Et Mipp ? demanda Dorolow. (Le front barré d’un pli soucieux, Horza observa quelques secondes de silence sans regarder personne en particulier.) Est-ce que Horza t’a parlé de lui ?

— Mipp ? fit-il en la regardant. Non. (Il secoua la tête.) Non, Mipp ne s’en est pas tiré.

— Oh, je suis navrée, dit Dorolow.

— Écoutez, reprit Horza en s’adressant à Aviger et Wubslin. D’après vous, il y a quelqu’un là dehors qui recherche l’un d’entre nous, c’est ça ?

— Un homme, acquiesça lentement Wubslin. Avec un tout petit drone à l’air très méchant.

Dans un frisson, Horza se rappela l’insecte qui s’était brièvement posé sur son poignet dans le minidock juste avant qu’il n’embarque à bord de la TAC. La Culture, il ne l’ignorait pas, possédait des machines aussi petites que cela. Des insectes artificiels.

— Hmm…, proféra-t-il en faisant la moue. (Il hocha la tête d’un air pensif, puis releva les yeux sur Yalson.) Va t’assurer que Gravante quitte bien le bord, et en vitesse, d’accord ? (Il se leva et s’écarta pour lui laisser le passage. Elle s’engagea dans la coursive des cabines. Puis il regarda Wubslin et lui fit comprendre qu’il devait s’avancer vers la passerelle.) Vous deux, vous restez là, fit-il tout bas à l’intention d’Aviger et Dorolow.

Ceux-ci se séparèrent lentement et se choisirent des sièges, tandis que Horza prenait à son tour le chemin de la passerelle.

Il indiqua à Wubslin le siège du mécanicien et s’installa dans celui du pilote. L’ingénieur soupira profondément. Horza ferma la porte, puis se remémora rapidement tout ce qu’il avait assimilé des procédures de pilotage pendant ses quelques semaines de séjour à bord. Il était sur le point de brancher les canaux du communicateur lorsque quelque chose remua sous le tableau de bord, près de ses pieds. Il se figea.

Wubslin s’efforça de voir ce qui se passait, puis se plia en deux avec tant de difficulté que cela lui arracha un grognement et passa sa grosse tête entre ses jambes. Horza capta au passage des relents d’alcool.

— Tu n’as donc pas encore fini ? fit la voix étouffée de l’ingénieur.

— On m’avait assigné une autre tâche ; je viens seulement de rentrer, geignit une petite voix artificielle aux intonations flûtées.

Horza se plaqua en arrière contre le siège et coula un regard sous le tableau de bord. Un drone d’une taille inférieure de deux tiers à celui qui l’avait escorté depuis l’ascenseur jusqu’au dock s’efforçait de se dégager d’un enchevêtrement de câbles très fins dépassant d’une trappe d’inspection.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Horza.

— Oh, répondit Wubslin avec lassitude. (Il éructa.) C’est le même que l’autre fois, tu ne te rappelles pas ? Allez, toi, reprit-il à l’intention de la machine. Le commandant veut faire un test de communications.

— Écoutez, rétorqua la machine de sa voix synthétique à présent empreinte d’exaspération, j’ai fini. Je suis simplement en train de tout remettre en ordre.

— Oui, eh bien accélère un peu le mouvement, d’accord ? lança Wubslin. (Sa tête ressortit de dessous le tableau de bord, et il regarda Horza d’un air penaud.) Désolé, Kraiklyn.

— Ça ne fait rien, ça ne fait rien. (Horza agita la main, puis brancha le communicateur.) Euh…, fit-il. (Il se tourna vers l’ingénieur.) Qui est-ce qui contrôle la circulation, ici ? Je ne sais plus à qui il faut s’adresser. Comment je fais pour obtenir l’ouverture des portes du dock ?

— La circulation ? L’ouverture des portes ? (Wubslin enveloppa Horza d’un regard perplexe. Puis il haussa les épaules et répondit :) Ma foi, ça s’appelle simplement Contrôle de circulation ; comme quand on est arrivés, quoi.

— Ah, oui. (Horza bascula un interrupteur sur le tableau de bord et déclara :) Allô, Contrôle de circulation ? Ici…

Il s’interrompit. Il ignorait quel faux nom Kraiklyn avait pu donner à la TAC. Ce dernier ne figurait pas parmi les informations qu’il avait déjà recueillies ; c’était d’ailleurs une des mille choses qu’il s’était promis de rechercher une fois expédiée la tâche la plus urgente, à savoir l’expulsion de Balvéda qui, avec un peu de chance, suivait maintenant une fausse piste. Mais en apprenant que quelqu’un le cherchait dans le dock – ou le cherchait tout court, d’ailleurs –, il avait été sérieusement secoué.

— … Ici l’appareil stationné dans le dock 27492. Je demande l’autorisation immédiate de décoller. Nous voulons quitter l’Orbitale par nous-mêmes.

Wubslin regardait fixement Horza.

— Ici Contrôle de circulation, Port d’Évanauth, section temporaire VSG. Un instant, Minidock 27492, firent les haut-parleurs intégrés aux appuie-tête de leurs sièges.

Horza se tourna vers Wubslin tout en coupant l’émetteur du communicateur.

— Ce rafiot est bien prêt à décoller, j’espère ?

— Qu’est-ce que tu… ? Décoller… ? (L’ingénieur eut l’air abasourdi. Il se gratta la poitrine, baissa les yeux sur le drone qui continuait à repousser les câbles sous le tableau de bord et répondit :) Ma foi, je suppose que oui, mais…

— Parfait.

Le Métamorphe entreprit de tout mettre en marche, y compris les moteurs. Il remarqua que les écrans du laser de proue s’allumaient en même temps que les autres. Kraiklyn avait au moins fait réparer ça.

— Voler ? répéta Wubslin, qui recommença à se gratter, puis regarda à nouveau Horza. Tu as bien dit « décoller » ?

— En effet. On s’en va.

Les mains de Horza passaient rapidement d’un capteur à l’autre, réglant les différentes fonctions du vaisseau comme s’il faisait réellement cela depuis des années.

— Il va nous falloir un remorqueur…, commenta Wubslin.

Il avait raison. Horza le savait. Le système antigravité de la TAC était juste assez puissant pour produire un champ interne ; étant donné la proximité de la formidable masse du VSG (ou plutôt, étant donné qu’ils étaient à l’intérieur même de celui-ci), leurs unités-gauchissement exploseraient, et il n’était pas raisonnable de vouloir employer les moteurs à fusion dans un espace clos.

— On va en trouver un. Je vais leur dire que c’est une urgence. Que nous avons une bombe à bord, quelque chose dans ce style.

Horza vit s’allumer l’écran principal, qui afficha tout à coup, sur la cloison jusque-là vierge qui leur faisait face, une vue du fond du Minidock.

Wubslin appela sur son propre moniteur un graphique très complexe que le Métamorphe finit par identifier : c’était un plan de l’étage où ils étaient amarrés, à l’intérieur du gigantesque Finalités de l’Invention. Il ne fit tout d’abord que jeter un coup d’œil au plan, puis abandonna bientôt l’écran principal pour se concentrer sur lui ; finalement, il afficha sur le grand écran un holo représentant toute la disposition interne du VSG, et mémorisa rapidement tout ce qu’il pouvait.

— Qu’est-ce que… ? (Wubslin marqua une pause, éructa à nouveau, se frotta le ventre à travers sa tunique et reprit :) Qu’est-ce qu’on fait pour Horza ?

— On reviendra le chercher plus tard, répondit le Métamorphe en étudiant le plan du VSG. On s’est mis d’accord sur une solution de rechange au cas où je ne pourrais pas le retrouver comme prévu. (Il ralluma le transmetteur.) Appel à Contrôle de circulation, appel à Contrôle de circulation. Ici Minidock 27492. Il me faut une autorisation de décoller immédiate. Je répète, autorisation de décoller immédiate, ainsi qu’un remorqueur d’urgence. J’ai un générateur à fusion en dysfonctionnement que je ne peux pas couper. Je répète, panne de générateur à fusion nucléaire, de plus en plus critique.

— Quoi ! piailla une petite voix.

Horza ressentit un choc au genou, et le drone qui travaillait sous le tableau de bord apparut en vacillant dans les airs, tout festonné de câbles. On aurait dit quelque fêtard couvert de serpentins.

— J’ai bien entendu ? dit la machine.

— Ferme-la et débarque immédiatement. Allez ! lança Horza en augmentant le volume des circuits récepteurs. Un fort chuintement emplit la passerelle.

— Avec plaisir ! fit le drone en se secouant pour se débarrasser des câbles qui ficelaient sa coque. Comme toujours, je suis le dernier à savoir ce qui se passe, mais, de toute façon, je n’ai aucune intention de m’attarder dans les parages de ce…, marmonnait-il au moment où les lumières du hangar s’éteignirent.

Horza crut tout d’abord que l’écran faisait des siennes, mais en descendant un peu dans le spectre, il fit réapparaître une vue à peine perceptible du dock, qui se profilait maintenant dans l’infrarouge.

— Aïe, aïe, aïe ! fit le drone en se tournant d’abord vers l’écran, puis de nouveau vers Horza. Vous n’auriez pas par hasard oublié de payer votre emplacement ?

— Plus rien, annonça Wubslin.

Le drone chassa de sa coque les câbles qui s’y accrochaient encore. Horza lança un regard aigu à l’ingénieur.

— Quoi ?

Wubslin indiqua devant lui les commandes du transcepteur.

— Plus rien. On a coupé la communication avec le Contrôle de circulation.

Le vaisseau tout entier frémit. Un voyant se mit à clignoter, signalant que l’ascenseur de la soute principale venait de se refermer automatiquement.

Un courant d’air se fit brièvement sentir dans la passerelle. De nouveaux voyants s’allumèrent sur le tableau de bord.

— Merde, fit Horza. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Bon, eh ben, salut les gars ! lança précipitamment le drone, qui prit un départ fulgurant, étendit un champ aspirant afin d’ouvrir la porte, puis s’engouffra dans la coursive en direction de l’escalier du hangar.

— Chute de pression ? se demanda Wubslin à voix haute tout en se grattant la tête – pour changer –, les sourcils froncés et l’œil rivé à ses écrans.

— Kraiklyn ! cria la voix de Yalson dans les haut-parleurs de leurs appuie-tête.

Sur le tableau de bord, une lumière indiquait qu’elle appelait du hangar.

— Quoi ? jeta Horza.

— Qu’est-ce qui se passe, bon sang ? On a bien failli se faire écrabouiller ! Le Minidock se vide de son air et l’ascenseur du hangar vient de se mettre en mode alarme ! Mais qu’est-ce qui nous est arrivé ?

— Je t’expliquerai, répondit Horza. (La bouche sèche, il avait l’impression de sentir un bloc de glace dans son ventre.) Est-ce que Gravante est encore là ?

— Évidemment qu’elle est là, bordel !

— Bien. Remontez tout de suite au mess. Toutes les deux.

— Kraiklyn…, commença Yalson.

Puis une autre voix s’interposa ; tout d’abord assez éloignée du micro, elle s’en rapprocha rapidement.

— Fermée ? Fermée ? Pourquoi la porte de cet ascenseur est-elle fermée ? Non mais, qu’est-ce qui se passe au juste sur ce vaisseau ? Allô, la passerelle ? Commandant ? (Les haut-parleurs transmirent un fort tapotement, puis la voix synthétisée reprit :) Pourquoi est-ce qu’on me barre la route ? Laissez-moi immédiatement débar…

— Sors de là, espèce de crétin ! fit Yalson, qui reprit : C’est encore ce foutu drone.

— Venez ici, Gravante et toi, répéta Horza. Tout de suite. (Il éteignit le circuit com du hangar, fit rouler son siège afin de se dégager et de se remettre debout, puis donna de petites tapes sur l’épaule de Wubslin.) Attache-toi. Prépare tout pour le décollage. Tout, tu m’entends ?

Il s’élança par la porte ouverte et vit dans la coursive Aviger qui venait du mess. Ce dernier ouvrit la bouche pour parler, mais Horza le dépassa à toute allure sans s’arrêter.

— Pas maintenant, Aviger.

Il appliqua son gant droit contre la serrure de la porte de l’armurerie, qui s’ouvrit avec un déclic, et jeta un coup d’œil à l’intérieur.

— Je voulais seulement te demander…

— … ce qui se passe ici, oui, je sais, acheva Horza en soulevant le plus gros étourdisseur qu’il put trouver.

Puis il referma violemment les portes de l’armurerie et remonta en toute hâte le couloir jusqu’au réfectoire, où il trouva Dorolow endormie dans un fauteuil. Après quoi il s’engagea dans la coursive du secteur habitation, alluma son arme, régla sa puissance au maximum, puis la cacha derrière son dos.

Le drone apparut en premier. Il monta l’escalier en planant au-dessus des marches, puis fonça dans le couloir en planant à hauteur d’yeux.

— Commandant ! Vraiment, je proteste…

Horza ouvrit une porte d’un coup de pied, attrapa l’avant biseauté de la machine au moment où celle-ci arrivait devant lui et la précipita dans la cabine, dont il referma prestement la porte. Il entendait des voix dans l’escalier du hangar. Il maintint fermement la poignée. Le drone tira de son côté, puis se jeta contre la porte.

— Ceci est proprement scandaleux ! pleurnicha une lointaine petite voix métallique.

— Kraiklyn ! fit Yalson au moment où sa tête apparaissait en haut des marches.

Horza sourit et apprêta son arme derrière son dos. La porte de la cabine encaissa un nouveau coup qui lui secoua la main.

— Laissez-moi sortir !

— Kraiklyn, vas-tu enfin nous dire ce qui se passe ? insista Yalson en s’approchant.

Balvéda était pratiquement arrivée en haut de l’escalier. Elle portait un grand fourre-tout à l’épaule.

— Je vais me fâcher !

La porte trembla à nouveau.

Un ululement aigu et pressant s’éleva derrière Yalson ; il provenait du sac de Balvéda et fut bientôt suivi par un bruit de parasites. Yalson ne parut pas entendre le premier de ces deux sons, qui était une sirène d’alarme. Mais Horza entendit vaguement bouger Dorolow quelque part derrière lui, dans le réfectoire. En percevant tout à coup l’émission de parasites, message ou signal fortement comprimé, Yalson fit mine de se retourner vers Balvéda.

Aussitôt Horza se rua en avant, lâchant la poignée de la porte et ramenant devant lui la main qui tenait son arme afin de mettre Balvéda en joue. Déjà la femme de la Culture laissait choir son fourre-tout. Sa main se porta à son flanc, si rapidement que Horza eut peine à suivre le mouvement. Le Métamorphe se lança entre Yalson et la paroi de la coursive, projetant la jeune mercenaire de côté. Simultanément, il visa Balvéda en plein visage et pressa la détente. L’arme bourdonna dans sa main tandis qu’il continuait sur son élan et perdait l’équilibre. Tout en tombant, il s’efforça de garder le canon pointé sur sa cible. Il heurta le pont juste avant que l’agent de la Culture ne s’effondre à son tour.

Projetée contre la paroi, Yalson cherchait encore à recouvrer son propre équilibre. Horza resta quelques instants étendu au sol à surveiller les pieds et les jambes de Balvéda, puis se releva en toute hâte et vit cette dernière remuer faiblement ; ses cheveux roux frottèrent contre le revêtement du pont et ses yeux noirs s’ouvrirent fugitivement. Le Métamorphe appuya à nouveau sur la détente de l’étourdisseur et visa à nouveau la tête de la jeune femme. Celle-ci se convulsa une seconde, la bave aux lèvres, puis s’affaissa en perdant le bandana rouge qu’elle portait autour de la tête.

— Ça va pas, non ? hurla Yalson.

— Elle ne s’appelle pas Gravante, répondit-il en se tournant vers elle. Son vrai nom est Pérosteck Balvéda, et c’est un agent de la Culture, section Circonstances Spéciales, l’euphémisme qu’ils emploient pour désigner leurs services de Renseignement Militaire, au cas où tu l’ignorerais encore.

Yalson avait reculé presque jusqu’à l’entrée du mess et le regardait, l’air affolé, les mains agrippées à la cloison de part et d’autre de son corps. Horza voulut s’approcher, mais elle se déroba et il la sentit toute prête à lui sauter dessus. Il s’arrêta donc à quelques centimètres d’elle et lui tendit son étourdisseur en le tenant par le canon.

— Si tu refuses de me croire, on va tous y passer, reprit-il en poussant l’arme dans les mains de la jeune femme, qui finit par l’accepter. Je ne plaisante pas. Fouille-la, il faut savoir si elle est armée. Puis traîne-la dans le carré et attache-la sur un siège. Lie-lui les mains bien serré. Et les jambes aussi, tiens. Ensuite, tu iras t’attacher toi-même. On s’en va ; je t’expliquerai plus tard. (Il fit mine de se mettre en marche, puis se retourna brusquement et la regarda droit dans les yeux.) Ah ! et n’oublie pas de lui refiler un coup d’étourdisseur de temps en temps, à puissance maximale. Les gens de Circonstances Spéciales sont très résistants.

Sur quoi il fit volte-face et partit en direction du mess. Tout à coup, il entendit cliqueter l’arme.

— Kraiklyn, fit Yalson.

Il s’arrêta et fit une nouvelle fois demi-tour. Elle tenait l’arme à deux mains et le visait à hauteur des yeux. Horza soupira et secoua la tête.

— Ne fais pas ça.

— Parle-moi un peu de Horza.

— Il est en sécurité. Je te le jure. Mais il mourra si on ne s’en va pas d’ici tout de suite. Ou si elle se réveille, ajouta-t-il en indiquant d’un mouvement de tête la silhouette inerte de Balvéda.

Puis il repartit vers le mess en sentant sur sa nuque un désagréable chatouillement d’appréhension. Mais il n’arriva rien. Toujours assise à la table du mess, Dorolow leva les yeux sur son passage et demanda :

— Qu’est-ce que c’était que ce chahut ?

— Quel chahut ? demanda Horza en poursuivant son chemin vers la passerelle.

Pendant tout ce temps, Yalson ne quitta pas des yeux le dos de l’homme en qui elle croyait voir Kraiklyn, qui adressa au passage quelques mots à Dorolow, puis disparut au fond du réfectoire. Alors elle abaissa lentement l’étourdisseur et le laissa pendre au bout de ses doigts. Elle contempla pensivement l’arme en disant à voix basse :

— Yalson, ma fille, il y a des fois où je te trouve un peu trop loyale.

Elle releva son arme : la porte de la cabine s’entrouvrait. Une petite voix demanda :

— Est-ce que le danger est écarté maintenant ?

Yalson fit la grimace, ouvrit la porte d’une poussée et regarda le drone battre en retraite à l’intérieur de la cabine. Puis elle lui montra Balvéda et dit :

— Sors de là et aide-moi donc à transporter ce corps, espèce de mécanisme sans tripes.

— Réveille-toi !

Horza donna un coup de pied dans les jambes de Wubslin en se réinstallant dans son siège. Aviger occupait le troisième fauteuil de la passerelle et scrutait anxieusement les écrans et cadrans. Wubslin sursauta, puis promena tout autour de lui un regard incertain.

— Hein ? fit-il. (Puis, au bout d’un temps :) Je reposais mes yeux, c’est tout.

Horza tira les commandes manuelles de la TAC de la trappe du tableau de bord où elles étaient logées. Aviger les considéra d’un air craintif.

— Dis-moi, ce coup sur la tête que tu as pris…

Horza lui sourit froidement. Il étudia les écrans aussi vite qu’il put, puis bascula le commutateur des moteurs à fusion. Il essaya une nouvelle fois d’entrer en contact avec le Contrôle de circulation. Le Minidock était toujours plongé dans le noir. La jauge de pression extérieure indiquait zéro. Wubslin parlait tout seul en vérifiant les circuits de contrôle.

— Aviger, dit Horza sans regarder le vieil homme, je crois que tu ferais mieux de t’attacher.

— Pour quoi faire ? demanda l’autre d’une voix tranquille, mesurée. On ne peut aller nulle part. On ne peut même pas bouger. On est bloqués ici jusqu’à l’arrivée du remorqueur, non ?

— Mais oui, bien sûr, répondit Horza en ajustant les réglages des moteurs à fusion, puis en basculant en position automatique les contrôles des pieds sur lesquels reposait le navire. (Il se retourna vers Aviger.) Écoute, va donc récupérer le fourre-tout de la nouvelle recrue. Descends-le dans le hangar et jette-le dans un vactube.

— Quoi ? (Aviger fronça les sourcils, et son visage déjà tout ridé se plissa encore davantage.) Je croyais qu’elle nous quittait.

— C’est vrai, mais ceux qui veulent nous empêcher de partir ont commencé à faire le vide dans le Minidock avant qu’elle ait pu débarquer. Maintenant, je veux que tu prennes son fourre-tout ainsi que les affaires qu’elle a pu laisser traîner, et que tu balances tout ça dans un vactube, c’est compris ?

Aviger se leva lentement. Il tournait vers Horza un visage tendu et inquiet.

— Très bien. (Il se dirigea vers la sortie, puis hésita et jeta un regard en arrière.) Kraiklyn, pourquoi suis-je censé faire ça ?

— Parce que le fourre-tout en question contient presque à coup sûr une bombe très puissante, voilà pourquoi. Et maintenant, magne-toi !

Aviger hocha la tête et s’en alla, l’air encore plus contrarié. Horza revint aux commandes. De ce côté-là, on était presque prêts. Wubslin parlait tout seul et ne s’était pas encore attaché correctement en vue du décollage, mais il avait l’air de tenir son rôle avec une certaine compétence en dépit de fréquentes éructations et pauses destinées à lui permettre de se gratter la poitrine et la tête. Horza se rendit compte qu’il retardait le moment d’aborder l’étape suivante, mais il fallait pourtant bien en passer par là. Il appuya sur le bouton d’identification.

— Ici Kraiklyn, énonça-t-il.

Il toussa.

— Identification correcte, répondit instantanément le tableau de bord.

Horza eut envie de hurler, ou au moins de s’affaisser dans son siège sous le coup du soulagement, mais il n’avait pas de temps à perdre avec ça ; et puis, Wubslin se serait posé des questions. Ainsi d’ailleurs que l’ordinateur de bord : certaines machines étaient programmées pour repérer d’éventuelles manifestations d’euphorie ou autres soupirs de soulagement en fin d’identification. Il ne fit donc rien pour marquer le coup, et se borna à faire monter la température du dispositif d’amorce des moteurs à fusion jusqu’au niveau opérationnel.

— Commandant ! (Le petit drone entra en trombe dans la passerelle et s’arrêta entre Wubslin et Horza.) Vous allez me laisser débarquer immédiatement afin que je puisse signaler les irrégularités que j’ai constatées à bord de ce vaisseau, sinon…

— Sinon quoi ? interrogea Horza en surveillant la brusque élévation de température dans les moteurs à fusion de la TAC. Si tu crois pouvoir quitter le navire, je ne t’empêche pas d’essayer, bien au contraire. Mais en admettant que tu y parviennes, il est probable que des agents de la Culture te réduiraient aussitôt en poussière.

— Des agents de la Culture ? fit la petite machine avec dans la voix un soupçon de raillerie. Commandant, je vous rappelle que ce VSG est un vaisseau civil, démilitarisé, placé sous le contrôle des autorités de Vavatch Central aux termes des Accords de Conduite en Temps de Guerre, accords Idirans-Culture passés peu après le début des hostilités. Je ne vois donc pas comment…

— Dans ce cas, qui a éteint les lumières et laissé s’échapper l’air du dock, crétin ? demanda Horza en se tournant brièvement vers la machine.

Puis il reporta son attention sur le tableau de bord, régla au maximum la puissance du radar de proue et étudia les signaux renvoyés par le mur vierge situé au fond du Minidock.

— Je suis mal placé pour le savoir, mais je ne vois pas très bien comment il pourrait s’agir d’agents de la Culture. Et d’après vous, après qui ou après quoi en auraient-ils, ces fameux agents ? Après vous ?

— Et pourquoi pas ? répondit Horza.

Il se reporta à nouveau à l’affichage holo reproduisant la disposition interne du VSG et opéra un bref agrandissement de la zone entourant le Minidock 27492 avant d’éteindre l’écran répéteur. Le drone resta silencieux une seconde, puis recula dans l’encadrement de la porte.

— Ah, bravo ! Me voilà bouclé à l’intérieur d’une antiquité en compagnie d’un cinglé paranoïaque. Je crois que je vais partir en quête d’un endroit plus sûr.

— C’est ça ! lança Horza en se retournant vers la coursive. (Puis il ralluma le circuit com du hangar.) Aviger ?

— C’est fait, répondit la voix du vieil homme.

— Très bien. Remonte au mess en vitesse et attache-toi.

Sur ces mots, Horza coupa le circuit.

— Ma foi, déclara Wubslin qui se laissa aller en arrière dans son siège tout en se grattant la tête, l’œil rivé aux schémas et aux graphes qu’affichaient les écrans alignés devant lui, je ne sais pas ce que tu as l’intention de faire, Kraiklyn, mais quoi qu’il en soit, on est aussi prêts que possible.

Le robuste ingénieur jeta un regard à Horza, se souleva légèrement sur son siège et boucla ses sangles de sécurité. Horza lui sourit en s’efforçant de paraître sûr de lui. Le dispositif de maintien associé à son propre siège était d’un genre un peu plus raffiné : il n’eut qu’à actionner un interrupteur pour que des accoudoirs rembourrés se mettent en place et que des champs d’inertie s’activent. Il rabattit son casque jusque-là bloqué en position haute ; un chuintement signala qu’il se scellait hermétiquement.

— Oh, mon Dieu ! fit Wubslin en se détournant lentement de Horza pour regarder fixement, par le truchement de l’écran principal, la paroi quasi dépourvue de tout signe distinctif qui formait le fond du Minidock. J’espère sincèrement que tu ne te prépares pas à faire ce que je devine.

Horza ne répondit pas, mais appuya sur le bouton ouvrant le circuit com du mess.

— Ça y est ?

— Presque, Kraiklyn, mais…

C’était la voix de Yalson. Horza coupa le circuit. Il se passa la langue sur les lèvres, empoigna les manettes de ses deux mains gantées, prit une profonde inspiration et bascula les interrupteurs, situés juste sous ses pouces, qui commandaient les trois moteurs à fusion. Juste avant que le vacarme ne retentisse, il entendit Wubslin dire :

— Oh, mon Dieu ! Tu ne veux tout de même pas…

L’écran clignota, s’assombrit, puis redevint normal.

La vue du fond du dock était illuminée par trois jets de plasma surgis de dessous le vaisseau. Un grondement de tonnerre emplit la passerelle et se répercuta dans l’appareil tout entier. Les deux moteurs extérieurs prenaient en charge le plus gros de la poussée ; pour l’instant, ils étaient dirigés vers le bas. Ils crachèrent du feu sur le sol du Minidock, éparpillant les machines et pièces détachées gisant sous l’appareil pour les précipiter contre les murs et le plafond ; aveuglantes, les giclées de flammes se stabilisèrent. Le moteur interne situé dans le nez, qui ne servait qu’au décollage, se mit en marche par à-coups, puis trouva rapidement le bon régime et fora bientôt un trou dans le matériau ultradense à présent carbonisé qui tapissait le sol du Minidock.

La Turbulence Atmosphérique Claire se secoua comme un animal qui s’éveille, craqua, gémit et oscilla autour de son axe. Sur l’écran, une ombre gigantesque se déplaça latéralement sur le mur et le plafond en face de l’appareil, tandis que la clarté infernale émanant du moteur avant se répandait en dessous. Horza fut stupéfait de constater que les murs du Minidock tenaient le coup. Il alluma donc le laser de proue en augmentant simultanément la puissance du moteur à fusion.

L’écran afficha une explosion de lumière. Le mur qui leur faisait face s’ouvrit comme une fleur filmée au ralenti. D’énormes pétales se ruèrent vers le vaisseau. Un million de débris s’abattirent sur son nez, portés par l’onde de choc, à mesure que l’air franchissait en trombe la paroi lasérisée. Au même moment, la Turbulence Atmosphérique Claire décolla. Les indicateurs de masse au niveau des pieds de l’appareil tombèrent à zéro, puis disparurent d’un coup : chauffés à blanc, les pieds rentraient d’eux-mêmes dans la coque. Les circuits de refroidissement d’urgence du train d’atterrissage se mirent en marche avec un bruit de sirène. L’appareil se mit à pivoter de côté, vibrant sous l’effet de sa propre puissance et sous l’impact des décombres qui tourbillonnaient autour de lui. Vers l’avant, la vue se dégagea.

Horza stabilisa le vaisseau, puis poussa à fond les moteurs arrière, orientant brusquement une partie de leur poussée vers le fond et les portes du Minidock. Un écran leur apprit qu’elles étaient à présent chauffées à blanc. Horza aurait donné cher pour pouvoir partir par là, mais se dit que faire demi-tour pour enfoncer les portes avec la TAC équivaudrait sans doute à un suicide, et que toute manœuvre était impossible dans un espace aussi réduit. Il serait déjà assez difficile comme ça de foncer tout droit…

Le trou n’était pas assez grand. En le voyant venir vers eux, Horza s’en rendit immédiatement compte. Il posa un doigt tremblant sur le bouton réglant le déploiement du faisceau-laser, dans l’arc de cercle rassemblant les commandes principales de l’appareil, et le poussa à fond avant de tirer une nouvelle salve. L’écran s’emplit une fois encore de lumière, sur tout le périmètre du trou. La TAC engagea son nez puis le reste de son fuselage dans le Minidock voisin. Horza s’attendait à ce qu’une partie du vaisseau heurte les côtés ou la partie supérieure de la brèche chauffée à blanc, mais rien de tel n’arriva ; propulsés par leurs trois piliers de feu, ils franchirent l’ouverture en projetant vers l’avant de la lumière, des débris et une marée de fumée et de gaz. Sombres, les vagues allèrent frapper les navettes en stationnement ; le Minidock dans lequel ils progressaient à présent à vitesse réduite grouillait de véhicules de tout acabit. La TAC les survola en les fracassant et en les liquéfiant sous ses flammes.

Horza sentait la présence de Wubslin qui, assis à côté de lui, les yeux fixés sur l’écran, avait les jambes remontées contre lui de sorte que ses genoux dépassaient au-dessus du tableau de bord, tandis que ses bras formaient une espèce de carré au-dessus de sa tête, chaque main agrippant le biceps du côté opposé. Il tourna la tête vers lui et découvrit un masque de terreur et d’incrédulité qui le fit sourire. Wubslin lui montra l’écran principal d’un air complètement paniqué.

— Attention !

Sa voix suraiguë réussit à percer au-dessus du vacarme.

La TAC frémissait et bondissait, bousculée par le courant de matière suprachauffée qui se déversait sous sa coque. Elle utilisait certainement l’atmosphère environnante pour produire du plasma, maintenant qu’elle avait de l’air à sa disposition, et, dans l’espace relativement restreint qu’offraient les Minidocks, la turbulence ainsi créée suffisait à ébranler le vaisseau tout entier.

Un deuxième mur se profilait devant eux ; il se rapprochait plus vite que Horza n’aurait voulu. De plus, la TAC gîtait à nouveau, encore que légèrement ; il réduisit le faisceau-laser et tira tout en redressant le vaisseau. Le mur s’embrasa au niveau des angles ; le plancher et le plafond du Minidock se parèrent de cercles incandescents aux points d’impact du laser, et des dizaines de navettes garées juste devant eux se mirent à palpiter sous l’effet de la lumière et de la chaleur dégagées.

Le mur commença à s’effondrer lentement vers l’arrière, mais la TAC venait sur lui plus vite qu’il ne cédait. Horza émit un son étranglé et tenta de freiner leur progression ; il entendit Wubslin pousser un grand cri au moment où le nez du navire entrait en contact avec le centre encore intact de la paroi. L’affichage de l’écran s’inclina sur le côté au moment où le navire heurtait de plein fouet le matériau du mur. Puis le nez de l’appareil retomba, la Turbulence Atmosphérique Claire tangua, puis s’ébroua comme un animal au sortir de l’eau et, après plusieurs embardées, ils se retrouvèrent dans un nouveau Minidock. Celui-ci était entièrement vide.

Horza poussa encore un peu les moteurs, expédia deux ou trois décharges laser dans la paroi suivante et regarda, incrédule, le spectacle qui se déroulait sous ses yeux : au lieu de s’écrouler vers l’arrière comme le précédent, ce mur-là descendit sur eux tel un gigantesque pont-levis de château fort, pour venir s’abattre violemment, mais en un seul morceau, sur le sol du Minidock désert. Dans une tempête de vapeur et de gaz, une véritable montagne d’eau apparut au sommet du mur absent et se déversa en une formidable vague sur le vaisseau tout proche.

Horza s’entendit hurler. Il poussa en bout de course les manettes des moteurs et maintint appuyé à fond le bouton du laser.

La TAC fit un bond en avant et fila en un éclair sur la surface de l’eau cascadante ; la chaleur du plasma frappait le liquide avec assez de force pour remplir instantanément de vapeur bouillonnante le creux laissé par son passage. Tandis que l’inondation continuait de s’épandre et que la TAC la survolait en faisant hurler ses moteurs, tout autour du vaisseau l’air s’emplit de vapeur suprachauffée. La jauge de pression extérieure monta trop vite pour que l’œil puisse suivre ; le laser créait toujours plus de vapeur à partir de l’eau qu’il rencontrait à l’avant et, dans une explosion digne de la fin du monde, la paroi suivante vola en éclats, affaiblie par le laser et finalement pulvérisée par la seule pression de la vapeur. La Turbulence Atmosphérique Claire émergea d’un coup du tunnel formé par les Minidocks successifs, telle une balle sortant d’un canon.

Tous ses moteurs crachant le feu, franchissant un nuage de gaz et de vapeur qu’elle ne tarda pas à laisser derrière elle, elle pénétra en rugissant dans un canyon empli d’air pris entre deux flancs vertigineux où s’ouvraient des portes de docks et des sections d’habitation ; elle incendia des kilomètres de paroi et de couches nuageuses, hurlant de ses trois gorges emplies de flammes. Elle paraissait haler derrière elle un raz-de-marée d’eau ainsi qu’un nuage volcanique de vapeur, de gaz et de fumée. L’eau retomba ; la vague monstrueuse se mua en ressac pesant, puis en embruns, et finit sous forme de pluie et de vapeur qui suivirent le mouvement de la porte du dock, qui s’abattait comme une immense carte à jouer.

La TAC se tordit sur elle-même, pencha d’un côté puis de l’autre en s’efforçant de se redresser dans sa course précipitée vers la lointaine muraille percée de portes de Minidocks, à l’autre bout du gigantesque canyon interne. Tout à coup les moteurs eurent des ratés, puis se turent. La Turbulence se mit à tomber.

Horza actionna les manettes de toutes ses forces, mais les moteurs à fusion ne répondaient plus. L’écran montra d’un côté la muraille criblée de portes donnant sur d’autres docks, puis de l’air et des nuages au milieu, puis, sur le côté opposé, une muraille identique. La TAC s’était mise en vrille. Horza lança un coup d’œil à Wubslin sans cesser de se débattre avec les commandes. L’ingénieur contemplait fixement l’écran principal ; son visage n’exprimait rien.

— Wubslin ! hurla Horza.

Les moteurs à fusion ne répondaient toujours pas.

— Aaah !

Wubslin s’avisa brusquement qu’ils étaient en train de tomber, qu’ils n’avaient plus le contrôle de leur appareil. Il bondit sur les commandes qui lui faisaient face.

— Concentre-toi sur le pilotage ! lança-t-il. Je vais essayer les dispositifs d’amorçage ! On a dû mettre les moteurs en surpression !

Horza continua de manipuler tant bien que mal les commandes pendant que Wubslin s’efforçait de faire redémarrer les moteurs. Sur l’écran, les parois tournoyaient follement ; sous l’appareil, les nuages se rapprochaient rapidement… sous eux… Oui, sous eux… Une couche nuageuse complètement plane. Horza secoua à nouveau ses manettes.

Le moteur avant reprit brusquement vie ; il se mit à crachoter furieusement et entraîna l’appareil tourbillonnant vers l’une des falaises artificielles. Horza le coupa, remit le navire en vrille en se servant davantage de ses surfaces de contrôle que de ses moteurs, puis orienta le nez tout droit vers le bas et reposa le doigt sur le bouton du laser. Les nuages remontèrent à toute allure vers le vaisseau. Horza ferma les yeux et actionna le laser.

Le VSG Finalités de l’Invention était si colossal qu’il comprenait trois niveaux pratiquement indépendants les uns des autres, dont chacun mesurait plus de trois kilomètres de profondeur. Il s’agissait de niveaux de pressurisation qui se justifiaient par le fait qu’en leur absence la distance entre le point le plus bas et le point le plus haut du vaisseau aurait été égale à l’écart entre le niveau de la mer et la cime d’une montagne très élevée, quelque part au niveau de la tropopause. Il y avait trois mille cinq cents mètres entre la base et le sommet de chaque niveau de pressurisation, ce qui expliquait que les brusques déplacements de l’un à l’autre via transtube fussent peu recommandés. Dans la formidable caverne ouverte qui formait le centre creux du VSG, les niveaux de pressurisation étaient marqués par des champs de force, et non par une limite matérielle, afin que les appareils puissent passer de l’un à l’autre sans se trouver contraints de sortir du vaisseau, et c’était vers l’une de ces frontières, signalée par une couche nuageuse, que tombait à présent la Turbulence.

Les salves de laser restèrent totalement sans effet, encore que Horza ne s’en aperçût pas sur le moment. C’était en fait un des ordinateurs de Vavatch qui, prenant le relais des Mentaux de la Culture, se chargeait maintenant de la sécurité interne et avait ouvert une voie dans le champ de force pour laisser passer l’appareil en pleine chute. Il avait commis l’erreur de croire que le vaisseau en fuite occasionnerait moins de dégâts au VSG s’il l’autorisait à passer que s’il le laissait s’écraser.

Voguant au centre d’un soudain maelström d’air et de nuages, au cœur de son propre petit ouragan, la TAC sortit en trombe de l’épaisse couche d’air marquant le bas d’un des niveaux de pressurisation et pénétra dans l’atmosphère raréfiée qui régnait dans la partie supérieure du niveau suivant. Un tourbillon d’air entrelacé d’écharpes brumeuses s’engouffra à sa suite, telle une explosion inversée. Horza rouvrit les yeux et aperçut avec soulagement le fond très éloigné du puits formant le centre du VSG. Puis il vit que les chiffres remontaient sur les écrans de contrôle des moteurs à fusion.

Il s’empara à nouveau des manettes de propulsion, mais cette fois-ci sans toucher au moteur du nez de l’appareil. Les deux propulseurs principaux démarrèrent, plaquant Horza contre son siège, dans l’étreinte écœurante des champs de maintien. Il redressa le nez de l’appareil, qui tombait toujours en piqué, et vit progressivement disparaître le fond du puits, bientôt remplacé par une nouvelle paroi bordée de portes de docks béantes. Celles-ci étaient beaucoup plus grandes que les portes de Minidocks à l’étage qu’ils venaient de quitter, et les rares appareils visibles – qui entraient dans les alignements illuminés de hangars gigantesques ou bien qui en sortaient – étaient des astronefs de taille supérieure.

Horza gardait les yeux rivés à l’écran et pilotait la Turbulence exactement comme un avion. Ils avançaient à bonne allure dans un tunnel de plus d’un kilomètre de diamètre ; la couche nuageuse se trouvait à présent quinze cents mètres au-dessus d’eux. D’autres vaisseaux spatiaux évoluaient dans le même espace, quelques-uns grâce à leurs champs anti-g, mais la plupart tractés par des remorqueurs verticaux légers. Le tout avec lenteur, sans agitation aucune ; seule la TAC perturbait le calme régnant à l’intérieur du vaisseau géant en traversant les airs à grand bruit, avec les deux épées de flammes aveuglantes qui jaillissaient, palpitantes, de ses chambres à plasma chauffées à blanc.

Une autre muraille constituée d’énormes portes de hangar leur faisait maintenant face. Horza suivit du regard la courbure de l’écran principal et fit prendre à la TAC un long virage à gauche tout en plongeant légèrement afin de se diriger vers un secteur encore plus spacieux du canyon. Ils dépassèrent en un clin d’œil un astronef qu’on remorquait lentement en direction d’un lointain Superdock ouvert et le firent tanguer dans leur sillage d’air suprachauffé. La falaise d’ouvertures béantes s’approchait en s’inclinant à mesure que Horza virait. À l’avant, ce dernier aperçut une chose qui le fit penser à un nuage d’insectes : des centaines de minuscules points noirs flottant dans les airs.

Dans le lointain, droit devant eux, à cinq ou six kilomètres environ, se profilait un carré de ténèbres d’un kilomètre de côté bordé d’une discrète bande lumineuse qui clignotait lentement : la sortie du Finalités.

Horza poussa un soupir et sentit son corps tout entier se détendre. À moins de se faire intercepter d’ici là, ils avaient réussi. Maintenant, avec un peu de chance, ils arriveraient même à fuir l’Orbitale. Il poussa les moteurs à fond et poursuivit sa route en direction du carré noir comme de l’encre qui se profilait dans le lointain.

Soudain, Wubslin s’avança sur son siège en luttant contre la poussée de l’accélération et enfonça quelques boutons. Son écran répéteur, encastré dans le tableau de bord, donna un agrandissement de la section centrale de l’écran principal, qui affichait la vue droit devant.

— Ce sont des gens ! s’écria-t-il.

Horza le regarda en fronçant les sourcils.

— Quoi ?

— Des gens ! Ce sont des gens ! Ils doivent avoir des harnais anti-g ! On va passer en plein milieu !

Horza jeta un bref coup d’œil au répéteur de Wubslin et dut se rendre à l’évidence : le nuage noir occupant la quasi-totalité du petit écran se composait d’êtres humains évoluant lentement dans les airs, soit en combinaison, soit en vêtements ordinaires. Il y en avait des milliers, et cela à moins d’un kilomètre d’eux, distance qui, d’ailleurs, diminuait rapidement. Wubslin fixait l’écran en agitant la main.

— Écartez-vous ! Mais écartez-vous donc !

Horza ne voyait vraiment pas comment contourner cette masse d’humains volants, ni comment passer au-dessus ou au-dessous d’elle. Qu’ils soient en train de jouer à quelque curieux jeu aérien ou simplement de s’amuser un peu, ils étaient trop nombreux, trop proches et trop éparpillés.

— Merde ! lança Horza.

Il se prépara à couper les moteurs à plasma arrière avant que la Turbulence ne pénètre dans le nuage humain. Avec un peu de chance, là encore, on serait peut-être arrivés de l’autre côté quand il faudrait les rallumer, ce qui éviterait d’incinérer tout le monde.

— Non ! hurla Wubslin.

Il rejeta violemment ses sangles de sécurité, sauta sur Horza et chercha à s’emparer des commandes. Le Métamorphe tenta de le repousser, mais en vain. Les manettes lui échappèrent et, sur l’écran principal, la vue s’inclina brusquement avant de se mettre à tournoyer. Le nez du vaisseau filant à toute allure se détourna de la sortie du VSG ainsi que du nuage d’individus aéroportés pour se diriger vers la falaise piquetée de lumières signalant des entrées de Superdocks. D’un revers de bras, Horza frappa Wubslin à la tête et l’expédia au sol, assommé. Il détacha des commandes les doigts inertes de l’ingénieur, mais il était trop tard pour changer de cap. Horza stabilisa l’appareil sur son itinéraire.

La Turbulence Atmosphérique Claire se dirigeait vers un Superdock ouvert ; puis elle s’engouffra par la porte et survola rapidement le squelette d’un astronef en reconstruction. Au passage, le dégagement de ses moteurs déclencha des incendies, roussit des chevelures, carbonisa des vêtements et aveugla nombre d’yeux non protégés.

Horza vit du coin de l’œil Wubslin gisant inconscient sur le sol et roulant doucement sur lui-même tandis que la TAC couvrait les cinq cents mètres qui la séparaient du fond du Superdock. Les portes donnant sur le dock voisin étaient ouvertes, ainsi que les suivantes, et ainsi de suite. Ils s’étaient engagés dans un tunnel de deux kilomètres de long qui surplombait les docks d’amarrage et de réparation occupés par un des anciens armateurs d’Évanauth. Horza ignorait ce qu’il trouverait au bout, mais vit qu’avant d’y arriver il serait obligé de survoler le dessus d’un gros astronef qui emplissait la quasi-totalité du dock suivant.

Le Métamorphe orienta vers l’avant l’échappement des moteurs à fusion afin de commencer à ralentir l’appareil. La manœuvre s’exécuta et deux traits de feu flamboyèrent de chaque côté de l’écran. Wubslin, dont le corps n’était plus maintenu par rien, glissa vers l’avant sur le sol de la passerelle et resta coincé, en partie sous le tableau de bord et en partie sous son propre siège. Horza releva le nez de la TAC tandis qu’approchait le museau écrasé du vaisseau spatial stationné au-dessous d’eux.

La Turbulence Atmosphérique Claire fonça vers le plafond du Superdock, fila à toute allure entre celui-ci et la partie supérieure de l’astronef, puis redescendit de l’autre côté et, tout en continuant de perdre de la vitesse, traversa rapidement un dernier Superdock pour se retrouver dans un nouveau corridor dégagé. Mais il était trop étroit. Horza plongea à nouveau, vit approcher le sol et actionna les lasers. La TAC entra dans un nuage en expansion de débris incandescents et fut à nouveau agitée de frémissements et de soubresauts ; la silhouette trapue de Wubslin réapparut et s’envola vers la porte du fond de la passerelle.

Horza crut tout d’abord qu’ils étaient enfin parvenus à l’extérieur, mais non. Ils se trouvaient en fait dans un de ces endroits que la Culture appelait Docks Généraux.

La TAC piqua encore une fois du nez, puis se redressa. Elle évoluait à présent dans un espace qui semblait plus vaste que le centre même du VSG : le dock du Mégavaisseau, celui que Horza avait vu tirer des eaux par une centaine d’antiques remorqueurs verticaux de la Culture.

Le Métamorphe eut le temps de regarder autour de lui. Le temps, l’espace, ce n’était pas ce qui manquait. Le Mégavaisseau logé dans le dock géant évoquait irrésistiblement une petite ville posée sur une grande plaque de métal. La Turbulence Atmosphérique Claire en dépassa la poupe, survola des tunnels occupés par des lames de propulseurs mesurant bien dix mètres de large, contourna la première plate-forme arrière, où des embarcations de plaisance attendaient en cale sèche qu’on les remette à l’eau, fila au-dessus des tours et des spires de sa superstructure, puis s’engagea au-dessus des proues. Horza reporta son regard vers l’avant. Les portes du Dock Général, si c’étaient bien des portes, se profilaient à quelque deux kilomètres de là. Elles mesuraient bien deux kilomètres de haut sur le double de large. Horza se contenta de hausser les épaules ; on finissait par se sentir blasé devant ce genre de chose. On verra bien, se dit-il.

Les lasers forèrent un trou dans le mur de matière, une ouverture qui s’élargit, lentement et vers laquelle Horza fonça tout droit. Un tourbillon d’air s’amorça autour du trou ; la TAC se trouva bientôt prise dans un petit cyclone horizontal et se mit à virevolter sur elle-même. Puis elle passa de l’autre côté et se retrouva dans l’espace.

Entouré d’une bulle d’air et de cristaux de glace qui ne tardèrent pas à se disperser, l’appareil surgit du Véhicule Système Général et se précipita enfin dans le vide et les ténèbres parsemées d’étoiles. Derrière lui, un champ de force referma d’un coup la brèche qu’il avait pratiquée dans les portes du Dock Général. Horza sentit cafouiller les moteurs à plasma, brusquement coupés de leur source d’air extérieure ; puis les réservoirs internes prirent le relais. Il allait les couper et entamer en douceur la procédure d’amorçage des moteurs à gauchissement lorsque les haut-parleurs de son appuie-tête se mirent à crépiter.

— Police portuaire d’Évanauth. Et maintenant, bande de salauds, on continue tout droit et on commence tout de suite à ralentir ! Police portuaire d’Évanauth à vaisseau en infraction : maintenez ce cap et…

Horza tira sur les manettes ; lancée en pleine accélération, la TAC se mit à décrire un immense arc au-dessus de la poupe du VSG. Puis elle survola en un éclair le carré d’un kilomètre de côté représentant la sortie qu’elle aurait dû emprunter. Wubslin s’était mis à gémir ; au moment où l’appareil relevait le nez pour foncer droit devant, vers le labyrinthe de docks et de portiques abandonnés qui constituait le port d’Évanauth, il rebondit plusieurs fois sur la paroi de la cabine. Tout en suivant sa trajectoire, la TAC pivotait légèrement sur elle-même toujours sous l’effet de la rotation que lui avait imprimée le tourbillon d’air à la sortie du Dock Général. Horza la laissa faire ; il ne la stabilisa à nouveau qu’en arrivant au sommet de l’anneau de l’Orbitale, alors que la zone portuaire approchait à toute allure puis glissait sous l’appareil tandis que ce dernier se redressait.

— Police portuaire à vaisseau en infraction ! Dernier avertissement ! tonnèrent les haut-parleurs. Arrêtez-vous immédiatement ou nous vous réduisons en miettes. Bon sang, mais il se dirige vers…

La transmission s’interrompit. Horza sourit tout seul. En effet, il se dirigeait bien vers l’espace séparant la face inférieure du port de la partie supérieure du VSG. La Turbulence Atmosphérique Claire naviguait entre des jonctions de transtube, des cages d’ascenseur, des portiques de bassin de radoub, des zones de transit, des navettes sur le point d’accoster, des grues de chargement… Horza la guida à travers ce dédale en laissant les moteurs à fusion tourner à pleine puissance, et introduisit le petit appareil dans les quelques centaines de mètres d’espace encombré qui séparaient l’Orbitale du Véhicule Système Général. Le radar arrière détecta des échos lancés à leur poursuite et les signala par un ping !

Les deux grues – suspendues tête en bas sous l’Orbitale tels deux gratte-ciel inversés – entre lesquelles Horza comptait se faufiler furent subitement inondées de lumière et des débris s’envolèrent en tous sens. Horza se recroquevilla dans son siège et adopta une trajectoire en vrille entre les deux nuages de décombres.

— Ces deux-là, t’es passé entre, reprit la voix crépitante du haut-parleur. Mais les prochaines, tu les prendras en plein dans le cul, champion !

La TAC déboucha au-dessus d’une plaine uniforme grise, peuplée d’engins disposés à l’oblique annonçant la proximité de l’avant du VSG. Horza retourna son appareil et partit en piqué, suivant la courbure de la proue du vaisseau géant. Le signal radar arrière se tut quelques instants puis revint.

Horza retourna encore une fois la TAC. Les bras et les jambes de Wubslin ondoyèrent faiblement, puis l’ingénieur chut lourdement contre le plafond de la passerelle et resta collé là comme une mouche, tandis que Horza exécutait un autre looping pour se remettre dans le bon sens.

Le navire s’éloignait à toute vitesse de la zone portuaire de l’Orbitale ainsi que du colossal VSG, et filait vers l’espace. Horza se souvint brusquement des affaires de Balvéda et se hâta de trouver sur le tableau de bord le bouton déclenchant les circuits vactubes. Un cadran indiqua qu’ils avaient tous achevé leur cycle. Il vit sur l’écran arrière quelque chose s’enflammer entre les deux geysers de feu-plasma. Le radar se mit à biper avec insistance.

— Bon vent, crétin ! fit la voix dans les haut-parleurs.

Horza fit faire un brusque écart au vaisseau. L’écran arrière devint tout blanc, puis tout noir. Quant à l’écran principal, il n’affichait plus que par intermittence une série de couleurs et de lignes brisées. Le haut-parleur du casque de Horza ainsi que ceux incrustés dans son siège se mirent à hurler. Tous les instruments de bord clignotaient ou affichaient une image incertaine.

Horza crut une seconde qu’ils avaient été touchés, mais les moteurs rugissaient de plus belle, l’écran principal revenait peu à peu à la normale, et les autres cadrans commençaient également à récupérer. Néanmoins, l’écran arrière demeurait vide. Un moniteur d’avaries indiquait que les capteurs avaient été anéantis par une très forte dose de radiations.

Horza crut deviner ce qui s’était passé en constatant que le radar ne se remettait pas à biper après le choc. Il rejeta la tête en arrière et éclata de rire.

Il y avait bien eu une bombe dans le fourre-tout de Balvéda. Avait-elle explosé parce qu’elle s’était trouvée prise dans le dégagement de plasma, ou parce que quelqu’un – l’individu qui s’était tout d’abord efforcé de bloquer le vaisseau à bord du VSG – l’avait amorcée à distance dès que la TAC s’était suffisamment éloignée de ce dernier pour ne pas lui causer de dégâts ? Horza l’ignorait. Quoi qu’il en fût, l’explosion avait manifestement touché les véhicules de police qui le poursuivaient.

En proie à un fou rire homérique, Horza vira pour s’éloigner encore davantage du vaste anneau que formait l’Orbitale brillamment éclairée, fonçant droit vers les étoiles et préparant les gauchisseurs à prendre le relais des moteurs à plasma. Une jambe prisonnière de l’accoudoir de son siège, Wubslin, qui était enfin retombé du plafond, poussa un faible gémissement.

— Maman, disait-il. Maman, dis-moi que ce n’est qu’un rêve…

Horza pouffa de plus belle.

— Espèce de cinglé ! souffla Yalson en secouant la tête, les yeux écarquillés. Je ne t’ai jamais rien vu faire d’aussi dément. Tu es complètement fou, Kraiklyn. Moi, je m’en vais. Tu as ma démission, valable à partir de maintenant… Merde ! Je regrette de ne pas être partie chez Ghalssel avec Jandraligeli… Tu peux me débarquer à la première escale.

Horza se laissa tomber lourdement sur la chaise trônant en bout de table. Yalson, elle, était tout au fond du mess, sous l’écran qui retransmettait les images du moniteur principal de la passerelle. La TAC fonçait à plein gauchissement. On était maintenant à deux heures de Vavatch. Personne n’avait tenté de les poursuivre après la destruction de l’appareil de police, et le vaisseau se rapprochait progressivement de l’itinéraire que Horza lui avait fixé : il se dirigeait vers le théâtre des hostilités, vers la limite de la Falaise Scintillante, vers le Monde de Schar.

Dorolow et Aviger avaient pris place à côté de Yalson ; manifestement, ils étaient encore très secoués. La bouche ouverte, les yeux vitreux, tous deux regardaient Horza comme si celui-ci les tenait sous la menace d’une arme. De l’autre côté de Yalson se trouvait Pérosteck Balvéda ; inerte, le menton reposant sur la poitrine, elle était maintenue en position assise par les sangles de sécurité de son siège.

Il régnait dans le mess un fouillis inextricable. La TAC n’avait pas été préparée à cette série de manœuvres brutales, et rien n’avait donc été mis en sécurité. On voyait çà et là, sur le plancher de la salle, des assiettes et des récipients variés, deux chaussures, un gant, des bandes magnétiques à demi déroulées et divers autres objets hétéroclites. Yalson avait reçu quelque chose en pleine figure, et un filet de sang séchait sur son front.

Hormis de brefs séjours aux toilettes, Horza n’avait laissé bouger personne depuis deux heures. Il avait ordonné aux membres de la Compagnie de rester où ils étaient, par le circuit de communication général, tandis que la TAC s’éloignait de Vavatch en suivant une trajectoire sinueuse et quelque peu erratique. Il s’était tenu prêt à relancer les moteurs à plasma ainsi que ses lasers, mais aucun autre poursuivant ne s’était montré. Il estimait à présent avoir franchi une distance suffisante pour se sentir en sécurité et passer en gauchissement.

Il avait laissé sur la passerelle un Wubslin qui s’affairait maintenant à bichonner de son mieux les circuits maltraités de la Turbulence Atmosphérique Claire. L’ingénieur s’était excusé d’avoir empoigné les manettes et s’était fait tout petit ; évitant le regard de Horza, il s’était mis à ramasser quelques débris tombés sur le sol de la passerelle et à renfoncer sous le tableau de bord les fils qui s’en étaient échappés. Horza lui dit qu’il avait bien failli tous les tuer, mais que, d’un autre côté, on pouvait lui faire le même reproche et donc que, pour cette fois, on passerait l’éponge, puisqu’ils s’en étaient sortis indemnes. Wubslin hocha la tête et déclara qu’il se demandait encore par quel miracle. Il n’arrivait pas à croire que le vaisseau fût pratiquement intact. Ce qui n’était d’ailleurs pas le cas de l’ingénieur : il était couvert de bleus.

— Je crains fort, dit Horza à Yalson une fois qu’il se fut assis et qu’il eut posé les pieds sur la table, que notre première escale soit peu attrayante et plutôt sous-peuplée. Je ne suis pas sûr que tu aies vraiment intérêt à t’y faire débarquer.

Yalson posa sur la table le lourd étourdisseur.

— Et on peut savoir où on va ? Mais enfin, qu’est-ce qui se passe, Kraiklyn ? Qu’est-ce que c’était que ce délire dans le VSG ? Et elle, qu’est-ce qu’elle fait là ? Qu’est-ce que la Culture a à voir là-dedans ? fit-elle en indiquant Balvéda d’un mouvement de tête.

Lorsque Yalson se tut dans l’attente d’une réponse, Horza continua à fixer la représentante inconsciente de la Culture. Aviger et Dorolow rivaient sur lui le même regard interrogateur.

Mais il n’eut pas le temps de répondre : le petit drone débouchait du couloir de la section habitation ; il entra dans le mess en flottant dans les airs, examina la salle, puis se posa sur la table centrale.

— J’ai cru comprendre que c’était l’heure des explications. Je me trompe ? fit-il en se tournant carrément vers Horza.

Horza détacha son regard de Balvéda pour le reporter sur Aviger et Dorolow, puis sur Yalson, et enfin sur le drone.

— Bon, autant que vous sachiez la vérité, tous tant que vous êtes : nous nous dirigeons vers un endroit appelé Monde de Schar. C’est une des Planètes des Morts.

Yalson eut l’air interloqué. Aviger déclara :

— J’ai entendu parler des ces planètes-là. Mais on ne nous laissera pas aborder.

— C’est de pis en pis ! constata le drone. À votre place, commandant Kraiklyn, je regagnerais le VSG Finalités de l’Invention et je me rendrais aux autorités. Je suis sûr qu’on vous accorderait un procès en bonne et due forme.

Horza fit la sourde oreille. Il soupira, fit des yeux le tour de la pièce, étira ses jambes et bâilla.

— Je suis désolé que vous soyez tous embarqués, de gré ou de force, dans cette expédition, mais il faut que j’aille là-bas, et je ne peux pas me permettre de m’arrêter en route pour vous laisser descendre. Vous êtes donc bien obligés de suivre.

— Ah bon, c’est comme ça ? fit le petit drone.

— Eh oui, répondit Horza en le regardant, c’est comme ça.

— Mais enfin, puisque je te dis qu’ils ne nous laisseront pas approcher ! Ils ne veulent personne là-bas. Il y a une espèce de no man’s land autour de ces planètes.

— On verra bien quand on y sera, répliqua Horza en souriant.

— Tu n’as pas répondu à mes questions, reprit Yalson. (Elle regarda de nouveau Balvéda, puis l’arme posée sur la table.) J’assomme cette pauvre fille chaque fois qu’elle menace d’ouvrir une paupière, et maintenant, j’aimerais bien savoir pourquoi.

— Il me faudrait des heures pour tout vous expliquer, mais, en bref, disons qu’il y a sur le Monde de Schar quelque chose dont les idirans et la Culture veulent tous les deux s’emparer. J’ai… un contrat, une mission dont m’ont chargé les Idirans, et qui consiste à aller récupérer cette chose.

— Vous êtes un authentique paranoïaque ! fit le drone d’un ton incrédule. (Il s’éleva au-dessus de la table et pivota pour prendre les autres à témoin.) Cet homme est complètement fou !

— Les Idirans nous auraient embauchés nous – ou plutôt toi – pour aller rechercher ce truc ?

La voix de Yalson exprimait une incrédulité totale. Horza la regarda et sourit.

— Tu veux dire que cette femme, dit Dorolow en désignant Balvéda, a été envoyée par la Culture pour se joindre à nous, nous infiltrer… Tu parles sérieusement ?

— Tout à fait. Balvéda était à ma recherche. Elle en avait aussi après Horza Gobuchul. Elle voulait aller grâce à nous jusqu’au Monde de Schar, ou alors nous empêcher d’y arriver. (Horza se tourna vers Aviger.) À propos, il y avait bien une bombe dans ses affaires ; elle a explosé juste après que je l’ai expulsée des tubes, et elle a fait sauter les vaisseaux de la police. Nous avons tous été irradiés, mais rien de mortel.

— Et Horza dans tout ça ? reprit Yalson en le regardant d’un air mauvais. C’était juste une entourloupette, ton histoire, ou bien l’as-tu réellement rencontré ?

— Il est vivant, Yalson ; et pas plus en danger que n’importe lequel d’entre nous.

Wubslin apparut dans l’encadrement de la porte de la passerelle ; son air penaud ne l’avait pas quitté. Il salua Horza d’un signe de tête et s’assit non loin de lui.

— Tout se présente bien, Kraiklyn.

— Parfait, répondit Horza. J’étais justement en train d’expliquer à tout le monde que nous nous dirigions vers le Monde de Schar.

— Ah, oui, fit l’ingénieur, qui regarda les autres en haussant les épaules.

— Kraiklyn, reprit Yalson en se penchant sur la table et en le regardant intensément. Tu as failli nous tuer tous je ne sais combien de fois, bon sang ! Et tu as sans doute tué plus d’une personne, avec tes… acrobaties en chambre. Tu nous colles aux fesses un agent de la Culture, tu nous kidnappes pour nous emmener sur une planète située en pleine zone de combats et où personne n’a jamais été autorisé à atterrir, et tout ça pour chercher une chose que les deux belligérants désirent assez ardemment pour… Enfin, si les Idirans engagent une bande de mercenaires de seconde zone à moitié décimée, c’est qu’ils doivent être drôlement désespérés… Quant à la Culture, si c’est vraiment elle qui a voulu nous empêcher de quitter le dock, elle doit avoir sacrément la trouille pour risquer de transgresser la neutralité du Finalités et quelques-unes de ses précieuses conventions de guerre.

« Tu crois peut-être maîtriser la situation, et tu penses sans doute que le jeu en vaut la chandelle, mais moi non, et je n’aime pas non plus l’idée d’être ainsi laissée dans le noir complet. Regardons un peu les choses en face : ces derniers temps, tu n’as essuyé que des échecs. Alors risque ta vie si ça te chante, mais tu n’as pas le droit de mettre la nôtre en danger par-dessus le marché. Plus maintenant. Peut-être qu’on n’a pas tous envie de se ranger du côté des Idirans ! Mais même si on les préférait à la Culture, aucun d’entre nous n’a signé pour se retrouver en première ligne ! Enfin merde, Kraiklyn… On n’est ni… équipés ni entraînés pour se mesurer à ces gens-là.

— Je sais tout cela, répondit Horza. Mais normalement, on ne devrait pas rencontrer de forces armées. La Barrière de Sérénité qui entoure le Monde de Schar s’étend tellement loin dans l’espace qu’il est impossible de la voir tout entière. Nous nous dirigeons vers elle selon une trajectoire choisie au hasard, et quand ils nous repéreront, ils ne pourront pas intervenir, quel que soit le vaisseau dont ils disposent. Même une Flotte de Guerre Classe Un ne pourrait nous barrer la route. Et ce sera la même chose au retour.

— Ce que tu essaies de nous dire, commenta Yalson en se renfonçant dans son siège, c’est que, comme d’habitude, « on débarque et on rembarque sans problème ».

— Peut-être bien, répondit Horza en riant.

— Dites donc, coupa subitement Wubslin en consultant le terminal qu’il venait de sortir de sa poche. Il est presque l’heure !

Il se leva précipitamment et disparut par la porte de la passerelle. Quelques secondes plus tard, l’écran du mess changea d’aspect : l’image tournoya, puis montra Vavatch. L’immense Orbitale était suspendue dans l’espace, à la fois ténébreuse et tout illuminée par endroits, à la fois diurne et nocturne, pleine de bleus, de blancs et de noirs. Tous les yeux se tournèrent vers l’écran.

Wubslin vint reprendre sa place. Horza se sentait las. Tout son corps réclamait le repos, beaucoup de repos. Il avait encore le cerveau tout bourdonnant sous l’effet de la concentration et de la quantité d’adrénaline qu’il lui avait fallu pour piloter la TAC à travers le VSG, mais il était encore trop tôt. Que faire maintenant ? Où était son intérêt ? Valait-il mieux révéler sa véritable identité, dire qu’il était un Métamorphe et qu’il avait tué Kraiklyn ? Quel degré de loyauté éprouvaient-ils à l’égard d’un chef dont ils ignoraient encore la mort ? Yalson était peut-être la plus loyale de tous, mais se réjouirait certainement de le savoir en vie, lui… Et pourtant, c’était elle qui avait déclaré que tous ne seraient sans doute pas du côté des Idirans… Jamais elle n’avait affiché de sympathie particulière pour la Culture, au temps où ils étaient proches, mais elle avait pu changer d’avis depuis.

Il avait même la possibilité de se re-métamorphoser dans l’autre sens ; un assez long voyage les attendait, au cours duquel il ne lui serait probablement pas impossible – peut-être avec l’aide de Wubslin – de modifier les codes d’accès de la TAC. Mais avait-il vraiment intérêt à ce que les autres le sachent ? Et puis il y avait Balvéda ; qu’allait-il faire d’elle ? Il avait bien pensé l’utiliser comme monnaie d’échange avec la Culture, mais ils semblaient désormais hors de danger, et leur prochaine escale serait le Monde de Schar, où elle représenterait au mieux un handicap, un poids mort. Non, mieux valait l’éliminer tout de suite. Mais, d’une part, ce serait sans doute assez mal vu par les membres de la Compagnie, surtout Yalson, et, d’autre part, même s’il avait du mal à l’admettre, Horza pressentait qu’il lui serait personnellement très pénible de tuer l’agent de la Culture. Ils étaient ennemis, certes, et chacun des deux avait frôlé la mort de près sans que l’autre fasse quoi que ce soit pour intervenir ; mais de là à la tuer de ses propres mains…

Mais peut-être essayait-il seulement de s’en persuader. Peut-être cela ne le gênerait-il pas outre mesure, au contraire. Cette espèce de fausse camaraderie qu’on se témoignait entre gens du métier, même quand on appartenait au camp adverse, n’était peut-être qu’une imposture, en fait. Il ouvrit la bouche pour demander à Yalson d’étourdir à nouveau l’agent de la Culture, mais Wubslin le prit de vitesse.

— C’est parti !

Sur ces mots, l’Orbitale de Vavatch commença à se désintégrer.

L’image qu’en donnait l’écran du mess était une version hyperspatiale compensée de la réalité ; aussi, même s’ils étaient déjà sortis du système de Vavatch, ils pouvaient assister à l’événement pratiquement en temps réel. Exactement à l’heure prévue, le Véhicule Système Général invisible, anonyme, et toujours extrêmement militarisé qui croisait quelque part dans les parages du système de Vavatch, ouvrit le feu. C’était presque certainement un VSG de classe Océan, sans doute celui-là même dont ils avaient capté le message quelques jours auparavant, sur l’écran du réfectoire, alors qu’ils se dirigeaient vers Vavatch, donc de taille bien inférieure au géant Finalités, lequel était – conflit oblige – devenu obsolète. Un vaisseau de classe Océan aurait aisément pu prendre place dans un seul Dock Général du VSG mais tandis que ce dernier – qui devait actuellement se trouver à une heure de l’Orbitale – était bourré de passagers, le vaisseau Océan était probablement bourré de cuirassés et armements divers.

L’Orbitale se trouva prise sous un bombardement serré. Horza vit l’écran flamboyer intégralement, puis les capteurs accommodèrent et compensèrent l’excès de brillance. Il s’était attendu à ce que la Culture découpe toute l’Orbitale à coups d’énergie-réseau, puis crible les morceaux de rayons EAM, mais rien de tel n’arriva. Au lieu de cela, un unique faisceau lumineux d’un blanc aveuglant apparut sur toute la largeur de la face diurne de l’Orbitale, dessinant une lame fine et impitoyable porteuse de destruction silencieuse qui fut instantanément noyée dans le manteau nuageux, moins éclatant maintenant, mais toujours aussi blanc. Ce trait de lumière faisait partie intégrante du réseau proprement dit, ce tissu d’énergie qui sous-tendait l’univers entier et le séparait du règne un peu plus jeune et plus limité de l’antimatière.

Comme les Idirans, la Culture savait à présent maîtriser en partie cette puissance redoutable, suffisamment du moins pour la mettre au service de l’annihilation. Sur l’Orbitale pointait à présent un pinceau d’énergie venu de nulle part et qui traversait de part en part l’univers tridimensionnel ; devant lui la Mer Circulaire entrait en ébullition, les deux mille kilomètres de muraille transparente entraient en fusion, le fondement même de l’Orbitale se volatilisait sur ses trente-cinq mille kilomètres de largeur.

Vavatch, cet anneau de quatorze millions de kilomètres, était en train de se dérouler. Telle une chaîne aux maillons brisés.

Il n’y avait plus rien pour maintenir sa cohésion ; la force engendrée par sa propre rotation, source de son cycle jour-nuit et de sa gravité artificielle, allait la faire voler en éclats. À une vitesse avoisinant les cent trente kilomètres seconde, Vavatch se précipitait dans les profondeurs de l’espace en se détendant comme un ressort brusquement libéré.

Le trait de feu livide disparut et réapparut à plusieurs reprises, poursuivant méthodiquement sa trajectoire circulaire autour de l’Orbitale pour revenir à son point d’impact initial, divisant proprement l’ensemble en carrés de trente-cinq mille kilomètres de côté, chacun contenant une tranche composée de trillions et de trillions de tonnes de matériau de base ultradense, d’eau, de terre et d’air.

Vavatch virait au blanc. Le quadrillage provoqua tout d’abord l’apparition d’une bordure nuageuse due à l’évaporation de l’eau, puis l’air qui s’échappait de chaque carré comme l’épais fumet qui s’élève d’un plat posé sur une table transforma la vapeur d’eau en glace. L’océan lui-même, qui n’était plus maintenu en place par la force de la rotation, commençait à se déplacer, à se déverser avec une lenteur infinie par-dessus le bord des plaques de matériau fragmenté, puis se muait en glace à son tour et s’envolait dans l’espace en tournoyant sur lui-même.

Le pinceau de lumière resplendissant et précis poursuivait sa progression, revenant en sens inverse de la rotation, tranchant sans bavure des sections incurvées d’Orbitale qui continuaient de tourner sur elles-mêmes, en émettant des éclairs soudains, mortels, une lumière dont la source se situait en dehors de la substance normale de la réalité.

Horza se souvint du nom que Jandraligeli avait donné au phénomène le jour où Lénipobra avait évoqué avec tant d’enthousiasme la destruction de l’Orbitale.

« L’arme de la fin du monde », avait-il déclaré. Contemplant l’écran, Horza crut comprendre ce qu’avait voulu dire le mondlidicien.

Tout était en train de disparaître à jamais. Tout. L’épave de l’Olmédréca, l’iceberg tabulaire qu’il avait heurté, l’épave de la navette, le cadavre de Mipp, celui de Lénipobra, les restes de Fwi-Song et de M. Premier… Et les autres Mangeurs, ceux qu’il avait quittés vivants – si on n’était pas venu les chercher, ou s’ils avaient persisté dans leur refus. Et l’arène de Débâcle, les bassins d’amarrage, le cadavre de Kraiklyn, l’hydroglisseur, les animaux terrestres et marins, les oiseaux, les germes, tout. Tout cela se consumait ou se congelait en un éclair et, subitement privé de poids, se retrouvait projeté dans l’espace, vers l’anéantissement et la mort.

L’infatigable trait de feu acheva son parcours autour de l’Orbitale et revint pratiquement à son point de départ. Vavatch n’était plus qu’une rosace de carrés plats et blancs qui s’éloignaient lentement les uns des autres en direction des étoiles : quatre cents tranches distinctes d’eau, de vase, de terre et de matériau de base, le tout en congélation rapide, qui filaient de biais au-dessus ou au-dessous du plan des planètes du système comme autant de mondes quadrangulaires isolés.

Il y eut alors un moment de grâce tandis que Vavatch rendait l’âme dans une explosion de splendeur solitaire. En son cœur de ténèbres naquit une déflagration lactescente, un nouveau flamboiement d’étoiles : le Moyeu de l’Orbitale était à son tour frappé par la terrible source d’énergie qui venait de foudroyer le monde proprement dit.

Alors, telle une cible atteinte, Vavatch s’embrasa tout entière.

Au moment où Horza se disait que la Culture allait sûrement se contenter de ce résultat, l’écran s’emplit à nouveau de lumière. Les tranches aplaties pareilles à des cartes à jouer disparurent ainsi que le Moyeu dans une explosion de lumière coruscante et glacée, comme si un million d’infimes étoiles blanches transperçaient de leur fulgurance chacun des morceaux éclatés.

Puis la luminescence s’affadit, et on vit que les quatre cents portions de monde et leur Moyeu central avaient cédé la place à un réseau de blocs en forme de dés qui explosaient tour à tour en se détachant les uns des autres, ainsi que de l’Orbitale en pleine désintégration.

Les blocs s’embrasèrent à leur tour et éclatèrent lentement en un milliard de petits points lumineux qui, en s’évanouissant, laissèrent derrière eux des traces presque trop infimes pour être perçues.

Vavatch n’était plus qu’un disque ventru en forme de spirale où tournoyaient des échardes scintillantes, et qui s’enflait très lentement sur fond d’étoiles lointaines tel un anneau de poussière chatoyante. Avec son noyau resplendissant, on croyait voir un monstrueux œil fixe et sans paupière.

L’écran s’illumina une dernière fois. Cette fois, on ne pouvait plus distinguer de points lumineux isolés. C’était comme si l’image floue, agrandie, du monde circulaire maintenant morcelé luisait sous l’effet de sa propre chaleur interne, et en extrayait un nuage en forme de tore, un halo de luminosité blanche pourvu en son centre d’un iris évanescent. Puis le spectacle prit fin, et, dans son lent épanouissement, le nimbe du monde anéanti ne fut bientôt plus éclairé que par le soleil.

Il y avait certainement encore beaucoup à voir sur d’autres longueurs d’ondes, mais l’écran du mess était en mode lumière normale. Seuls les Mentaux et les astronefs contempleraient dans sa totalité la destruction de l’Orbitale ; eux seuls seraient en mesure d’y voir tout ce qu’elle avait à offrir. De la gamme totale du spectre électromagnétique, l’œil nu des humains ne pouvait percevoir qu’un pour cent, une unique octave de rayonnement sur un interminable clavier de tons. Les capteurs de vaisseaux n’en perdraient pas une miette ; ils recevraient tout, jusqu’au bout du spectre, de manière beaucoup plus détaillée et à une vitesse apparente beaucoup plus réduite. L’œil humain avait beau trouver impressionnante la destruction de l’Orbitale, il n’en passait pas moins complètement à côté de sa véritable dimension. Un spectacle destiné aux machines, songea Horza ; voilà ce dont il s’agit en fait. Une attraction pour ces fichues machines.

— Par Chicel…, fit Dorolow.

Wubslin soupira bruyamment et secoua la tête. Yalson se tourna vers Horza. Aviger resta face à l’écran.

— Étonnant, ce qu’on peut réaliser quand on s’y met, n’est-ce pas…, Horza ?

Bêtement, il crut d’abord que c’était Yalson qui venait de parler. Mais naturellement, c’était Balvéda.

Celle-ci relevait lentement la tête. Ses grands yeux noirs bien ouverts, elle avait l’air sonnée et se laissait toujours aller en avant contre les sangles de son siège. Néanmoins, elle s’était exprimée d’une voix claire et assurée.

Yalson tendit la main vers l’arme posée sur la table, mais se borna à l’attirer à elle, sans la prendre en main. Elle enveloppa l’agent de la Culture d’un regard soupçonneux. Aviger, Dorolow et Wubslin la contemplaient aussi.

— Les batteries de l’étourdisseur sont à plat, ou quoi ? interrogea Wubslin.

Yalson continuait à regarder Balvéda, les yeux plissés.

— Tu t’emmêles un peu. Gravante… enfin, quel que soit ton vrai nom. Parce que lui, c’est Kraiklyn.

Balvéda sourit à Horza, qui tâchait de ne rien laisser paraître. Il ne savait plus quelle conduite adopter. Il n’en pouvait plus. Tout cela lui demandait trop d’efforts. Advienne que pourra, songea-t-il. Il en avait assez de prendre des décisions.

— Alors, reprit Balvéda. Tu vas le leur dire, ou bien faut-il que je m’en charge ?

Il ne répondit pas. Il observait le visage de la jeune femme. Celle-ci inspira profondément et reprit :

— Très bien, puisque c’est comme ça, je dis tout. (Elle se tourna vers Yalson.) Cet homme s’appelle Bora Horza Gobuchul, et il prend l’apparence de Kraiklyn. Horza est un Métamorphe de Heibohre et travaille pour les Idirans. Cela dure depuis six ans. Il s’est métamorphosé pour devenir Kraiklyn. À mon avis, votre véritable chef est mort. Horza l’a sans doute tué, ou au moins abandonné dans un coin d’Évanauth ou de ses environs. Je suis sincèrement désolée. (Elle les regarda tour à tour, sans oublier le petit drone.) Et si je ne me trompe pas, nous voilà tous partis pour aller faire un petit tour dans un endroit appelé Monde de Schar. Enfin, en ce qui vous concerne du moins. J’ai idée que mon parcours personnel va s’avérer légèrement plus court – et infiniment plus long.

Balvéda gratifia Horza d’un sourire ironique.

— Deux, maintenant ? fit le drone sans s’adresser à personne en particulier. Je suis coincé dans une antiquité pleine de fuites et digne d’un musée avec à bord deux déments à tendance paranoïaque ?

— Ce n’est pas vrai ? demanda Yalson sans tenir compte de l’intervention de la machine et en fixant intensément Horza. Ce n’est pas vrai… ? Elle ment, n’est-ce pas ?

Wubslin se retourna vers le Métamorphe. Aviger et Dorolow échangèrent un regard. Horza soupira et ôta ses pieds de la table pour se redresser sur son siège. Il se pencha en avant et cala ses coudes sur la table, puis son menton dans ses paumes. Il observait la scène, tous les sens en éveil, cherchant à jauger l’humeur des personnes présentes. Il avait conscience de la distance à laquelle chacun d’entre eux se trouvait, conscience de la tension qui les gagnait, et savait exactement combien de temps il lui faudrait pour dégainer le pistolet à plasma qu’il portait sur sa hanche droite. Il leva la tête et les dévisagea l’un après l’autre avant de s’arrêter sur Yalson.

— Si, fit-il. C’est vrai.

Le silence se fit. Horza attendait une réaction. Au lieu de cela, on entendit une porte s’ouvrir au bout du couloir de la section habitation. Tous les regards se tournèrent vers la porte.

Neisin fit son apparition, vêtu en tout et pour tout d’un short crasseux. Tout décoiffé, les yeux mi-clos, il avait la peau constellée de taches alternativement sèches ou moites et le teint blafard. Des relents de boisson se propagèrent progressivement dans le mess. Il embrassa la pièce du regard, bâilla, salua l’assistance d’un hochement de tête puis désigna vaguement les débris qui gisaient toujours un peu partout alentour et dit :

— Y a presque autant de pagaïe ici que dans ma cabine. On croirait qu’on a manœuvré, ou quelque chose dans ce genre. Excusez-moi. Je croyais que c’était l’heure de manger. Bon, je crois que je vais retourner me coucher.

Sur quoi il bâilla à nouveau et s’en fut. La porte se referma derrière lui.

Balvéda riait sans bruit. Horza distingua des larmes dans ses yeux. Les autres semblaient simplement perplexes. Le drone annonça :

— Ma foi, l’observateur qui sort d’ici est sans doute la seule personne douée de raison à bord de cet asile ambulant. (La machine pivota sur la table et en érafla la surface en se retournant vers Horza.) Prétendez-vous réellement être un de ces légendaires imitateurs d’êtres humains ? lui demanda-t-il avec un soupçon de sarcasme dans la voix.

Horza dirigea son regard vers le bout de la table, puis le plongea dans les yeux soucieux et méfiants de Yalson.

— C’est ce que je suis, oui.

— Mais leur race est éteinte ! commenta Aviger en secouant la tête.

— Certainement pas, contra Balvéda en tournant brièvement vers le vieil homme sa tête à l’ossature délicate. Mais ils font dorénavant partie de la sphère d’influence idirane ; ils ont été absorbés. Certains d’entre eux soutenaient les Idirans depuis toujours ; d’autres sont partis ou ont décidé d’unir leur destinée à celle des Idirans. Horza est de la première espèce. Il ne peut pas supporter la Culture. S’il vous emmène tous sur le Monde de Schar, c’est dans le but d’y récupérer un Mental naufragé pour le compte de ses maîtres idirans. Un Mental de la Culture. Afin que la galaxie soit libérée du joug humain et que les Idirans aient enfin les mains libres pour…

— Ça suffit, Balvéda, coupa Horza.

Elle haussa les épaules.

— Alors tu es Horza, fit Yalson en le montrant du doigt. (Il acquiesça, et elle secoua négativement la tête.) Je ne peux pas y croire. Je commence à penser comme le drone : vous êtes tous les deux fous à lier. Tu as pris un sale coup sur la tête, Kraiklyn ; quant à toi, ma fille, fit-elle en se tournant vers Balvéda, ce truc-là a dû te déranger la cervelle.

Yalson ramassa l’étourdisseur pour le reposer aussitôt.

— Ma foi, déclara Wubslin en se grattant la tête et en regardant Horza comme s’il était une espèce de pièce à conviction, je trouvais bien le commandant un peu bizarre. Ce qu’il a fait dans le VSG ne lui ressemblait pas du tout.

— Qu’est-ce que tu as fait, Horza ? s’enquit Balvéda. J’ai manqué quelque chose, à ce qu’il paraît. Comment as-tu réussi à te sortir de là ?

— Par la voie des airs, Balvéda. Je me suis servi des moteurs et du laser pour m’ouvrir un passage.

— Vraiment ?

Balvéda rejeta la tête en arrière et éclata à nouveau de rire. Mais ce rire, s’il se prolongea assez longtemps, était un peu trop sonore, et les larmes lui vinrent un peu trop promptement aux yeux.

— Ho-ho ! Eh bien, là, tu m’en bouches un coin. Moi qui croyais qu’on t’avait enfin coincé.

— À quel moment as-tu compris la vérité ? lui demanda-t-il posément.

Elle renifla et chercha à s’essuyer le nez sur son épaule.

— Compris quoi ? Ah, tu veux dire : à quel moment j’ai compris que tu n’étais pas Kraiklyn ? (Elle passa sa langue sur sa lèvre supérieure.) Oh, juste avant que tu ne montes à bord. On avait lancé un microdrone travesti en mouche. Il était programmé pour se poser sur quiconque s’approcherait du vaisseau tant qu’il était au dock, et pour prélever un échantillon de peau, ou un poil. Nous t’avons identifié à partir de tes chromosomes. Il y avait un autre agent à l’extérieur ; il a dû braquer son effecteur sur les commandes du dock quand il a compris que tu étais prêt à décoller. Moi, j’étais censée agir au mieux au cas où tu ferais ton apparition. Te tuer, te capturer, mettre le vaisseau hors d’usage, bref… n’importe quoi. Mais ils m’ont mise au courant trop tard. Ils savaient que leurs signaux pouvaient être interceptés, mais comme ils commençaient à s’inquiéter sérieusement, ils m’ont tout de même avertie.

— C’était ça, le bruit que tu as entendu dans son fourre-tout juste avant que je ne l’étourdisse, dit Horza à Yalson avant de reporter son regard sur Balvéda. Au fait, je me suis débarrassé de ton matériel. Je l’ai balancé dans les vactubes. Ta bombe a explosé.

Balvéda parut s’affaisser encore plus dans son siège. Manifestement, elle avait gardé l’espoir de récupérer ses affaires. À la limite, elle avait espéré que la bombe se déclencherait plus tard et que, mourir pour mourir, elle ne serait pas morte toute seule… et pour rien.

— Ah oui, fit-elle en baissant les yeux sur la table, les vactubes.

— Et Kraiklyn dans tout ça ? interrogea Yalson.

— Mort, répondit Horza. Je l’ai tué.

— Ah bon, fit-elle avec de petits claquements de langue exprimant sa désapprobation. Enfin, c’est comme ça. J’ignore si vous êtes tous les deux fous ou si vous dites la vérité ; les deux possibilités sont également sordides. (Elle regarda Balvéda, puis Horza, et dit à ce dernier en haussant les sourcils :) Au fait, si tu es bien Horza, ça me fait moins plaisir de te revoir que je n’aurais cru.

— Je suis désolé.

Elle se détourna de lui.

— Je continue de croire que la meilleure solution est de retourner au VSG et de soumettre toute l’affaire aux autorités, dit le drone en s’élevant très légèrement au-dessus de la table et en les regardant tour à tour.

Horza se pencha en avant et lui donna de petits coups sur la coque. La machine se retourna pour lui faire face.

— Sache, tas de ferraille, que nous nous dirigeons vers le Monde de Schar. Si tu souhaites réintégrer le VSG, je serai ravi de t’expédier dans un vactube et de te laisser retrouver tout seul ton chemin. Mais si tu parles encore une seule fois de faire marche arrière et de subir un procès en règle, je fais sauter ta putain de cervelle synthétique, compris ?

— Comment osez-vous me parler sur ce ton ? beugla le drone. Je vous prie de considérer que je suis un Artefact Libre et Accrédité, certifié intelligent-conscient aux termes des Lois sur le Libre-Arbitre promulguées par le Bureau des Critères Moraux Unifiés de la zone de Vavatch, et bénéficiant de tous les attributs de la citoyenneté de l’Hétérocratie de Vavatch. J’aurai bientôt remboursé intégralement ma Dette de Génération, ce qui me permettra de faire exactement ce qui me plaît, et sachez que j’ai d’ores et déjà été accepté dans un cours supérieur de parathéologie appliquée, à l’Université de…

— Est-ce que tu vas bientôt fermer ton putain de… de haut-parleur et m’écouter ? vociféra Horza, mettant ainsi fin au monologue ininterrompu de la machine. Nous ne sommes pas sur Vavatch, et je me fiche de savoir à quel point tu es malin et bardé de qualifications. Tu es maintenant à bord de ce vaisseau, et tu fais ce que je te dis de faire. Tu veux débarquer ? Eh bien, vas-y, regagne tout seul ce qui reste de ta putain de précieuse Orbitale ! Mais si tu restes, tu obéis aux ordres. Sinon, à la ferraille.

— Ce sont les termes du choix qui s’offre à moi ?

— Tout juste. Alors mets à profit un peu de ton fameux libre-arbitre accrédité et prends ta décision sur-le-champ.

— Je… (Le drone s’éleva à nouveau dans les airs, puis redescendit vers la table.) Hmm, fit-il. Très bien. Je reste.

— Et j’obéis aux ordres.

— Et j’obéis aux ordres…

— Parfait, et maintenant…

— … dans les limites de la raison.

— Attention, tas de ferraille…, menaça Horza en faisant mine de saisir son pistolet à plasma.

— Oh, bonté divine, l’ami ! s’exclama le drone. Qu’est-ce qu’il vous faut donc ? Un robot ? ironisa-t-il. On ne peut pas « éteindre » mes facultés de raisonnement en appuyant sur un bouton ; je ne saurais choisir de ne pas avoir de libre-arbitre. Je peux très bien jurer d’obéir à n’importe quel ordre donné sans me soucier des conséquences, vous savez ; et même m’engager à me sacrifier pour vous si vous me le demandez. Seulement, je mentirais dans le seul but de rester en vie. Je promets de me montrer aussi obéissant et loyal que n’importe quel autre membre humain de l’équipage… sinon le plus obéissant et le plus loyal. Par pitié, mon ami, au nom de la raison, que pouvez-vous demander de plus ?

Saleté de faux jeton, songea Horza.

— Ma foi, je suppose qu’il faudra s’en contenter. Et maintenant…

— Néanmoins, je suis immédiatement contraint de vous informer légalement que, aux termes de mon Contrat Constructif Rétrospectif, mon Contrat de Prêt allié à ma Dette de Génération et mon Contrat de Travail, le fait de m’avoir enlevé de force à mon lieu de travail vous oblige à prendre à votre charge le remboursement de ladite dette, et ce jusqu’à mon retour, et vous rend passible de poursuites au titre du droit civil autant que pénal, et…

— Bon sang, drone, coupa Yalson. T’es sûr que c’est pas plutôt en droit que tu devrais t’inscrire ?

— J’assume toutes mes responsabilités, drone, l’informa Horza. Et maintenant, tu vas la fer…

— Eh bien, j’espère que vous êtes assuré en conséquence, marmotta le drone.

— … mer !

— Horza ? fit Balvéda.

— Oui, Pérosteck ?

Il se tourna vers elle avec soulagement. La jeune femme avait les yeux brillants. Elle se passa de nouveau la langue sur la lèvre supérieure, puis se remit à fixer le dessus de la table, la tête baissée.

— Et moi, qu’est-ce que je deviens dans tout ça ?

— Eh bien, répondit-il lentement, il m’est bien venu à l’idée de te balancer toi aussi dans un vactube…

Il la vit se contracter, ainsi d’ailleurs que Yalson ; celle-ci se tourna sur sa chaise afin de lui faire face, les poings serrés et la bouche ouverte pour parler. Il poursuivit :

— … Mais tu peux encore m’être de quelque utilité, et… ma foi, appelle ça du sentiment si tu veux. (Un sourire. Puis :) Naturellement, il va falloir que tu sois très sage.

Balvéda leva les yeux sur lui. On voyait sur son visage qu’elle retrouvait de l’espoir, mais aussi qu’elle craignait de se réjouir trop vite.

— Tu es sincère, j’espère ? demanda-t-elle calmement.

Horza acquiesça.

— Absolument. De toute façon, je ne peux pas me débarrasser de toi avant de savoir comment tu as fait pour t’enfuir de la Main de Dieu.

Balvéda se détendit et respira profondément. Le rire qui s’échappa de ses lèvres fut presque silencieux. Yalson rivait sur Horza un regard amer tout en pianotant sur la table.

— Yalson, dit Horza. J’aimerais que Dorolow et toi emmeniez Balvéda quelque part pour… la déshabiller. Enlevez-lui sa combinaison, mais aussi le reste. (Il sentit tous les regards peser sur lui. Balvéda prit un air faussement choqué et arqua les sourcils. Il poursuivit :) Prenez le matériel chirurgical et, quand elle sera nue, faites-lui passer tous les examens possibles et imaginables ; il faut s’assurer qu’elle n’a sur elle ni poche dermique, ni implants, ni prothèses ; soumettez-la aux ultrasons, aux rayons X, à la RMN, tout. Cela fait, vous lui trouverez des vêtements. Jetez sa combi dans un vactube, ainsi que tous bijoux ou autres affaires personnelles de quelque taille que ce soit, même si elles semblent parfaitement inoffensives.

— Tu veux peut-être aussi qu’on la lave, qu’on l’enduise d’huile, puis qu’on lui mette une tunique blanche et qu’on l’étende sur un autel de pierre, non ? fit Yalson d’un ton acide.

Horza secoua la tête.

— Je veux qu’on lui enlève tout ce qui pourrait lui servir d’arme, tel quel ou après transformation. Parmi les derniers gadgets distribués par la Culture aux agents de Circonstances Spéciales, il y a ce qu’ils appellent des « mémoformes » ; celles-ci peuvent prendre l’aspect de broches, de médaillons… (il sourit à Balvéda, qui réagit en hochant la tête d’un air amer) ou de n’importe quoi d’autre. Mais qu’on leur fasse subir un certain traitement – en les touchant au bon endroit, par exemple, en les mouillant ou en prononçant un mot bien précis –, et elles se transforment en communicateur, en arme ou en bombe. Je ne veux pas prendre le risque de garder à bord tout objet potentiellement plus dangereux que Balvéda elle-même.

— Que se passera-t-il quand on arrivera sur le Monde de Schar ? interrogea cette dernière.

— On va te donner des vêtements chauds. Si tu t’emmitoufles bien, tu ne risques rien. Mais ni combi, ni armes.

— Et nous ? demanda Aviger. Qu’est-ce qu’on est censés faire en arrivant là-bas ? En partant du principe qu’ils te laisseront aborder, ce qui m’étonnerait.

— Je ne sais pas encore, répondit sincèrement Horza. Vous serez peut-être obligés de venir avec moi. Je vais voir si je peux ou non intervenir sur les codes d’accès du vaisseau. Il se peut que vous puissiez tous demeurer à bord ; mais si ça se trouve, vous devrez descendre à terre avec moi. Quoi qu’il en soit, il y a là-bas d’autres Métamorphes, des gens comme moi mais qui ne travaillent pas pour les Idirans. Ils devraient pouvoir vous prendre en charge si mon absence se prolonge.

« Naturellement, reprit-il en regardant Yalson, si l’un d’entre vous souhaite m’accompagner, je suis sûr qu’on peut considérer cette mission comme une de vos opérations habituelles, y compris au niveau du partage des gains. Quand je n’aurai plus besoin de la TAC, ceux d’entre vous que ça intéresse pourront se l’approprier et en faire ce qu’ils voudront ; la vendre, par exemple. À votre guise. Quoi qu’il arrive, vous serez libres de faire ce qui vous plaît dès que j’aurai rempli ma mission sur le Monde de Schar – ou, du moins, quand j’aurai fait tout ce qui est en mon pouvoir pour l’accomplir.

Yalson, qui ne l’avait pas quitté des yeux, se détourna en secouant la tête. Wubslin regardait en direction de la passerelle. Aviger et Dorolow se regardaient dans les yeux. Le drone ne soufflait mot.

— Bon, reprit Horza en se levant avec raideur. Yalson et Dorolow, si vous voulez bien vous occuper de Balvéda… (Avec une répugnance affichée, Yalson soupira et se leva à son tour. Dorolow entreprit de défaire les sangles qui maintenaient encore l’agent de la Culture.) Et montrez-vous très prudentes avec elle, insista-t-il. Que l’une de vous deux se tienne constamment à distance en braquant son arme sur elle pendant que l’autre la fouille.

Yalson marmotta quelques mots inintelligibles et ramassa l’étourdisseur sur la table. Horza se tourna vers Aviger.

— On devrait dire à Neisin qu’il a vraiment raté quelque chose, tu ne crois pas ?

Aviger hésita, puis opina.

— D’accord, Kraik…

Il s’interrompit, émit deux ou trois sons indistincts puis se tut. Il se remit debout et partit d’un bon pas en direction des cabines.

— Moi, je vais aller ouvrir les compartiments avant, histoire de jeter un coup d’œil au laser, Kraiklyn, si tu n’y vois pas d’objections, ajouta Wubslin. Enfin, je veux dire : Horza.

Immobile, les sourcils froncés, l’ingénieur se grattait le cuir chevelu. Horza lui répondit d’un hochement de tête. L’autre mit la main sur une cruche à bec propre et intacte, alla se servir à boire au distributeur de boissons fraîches puis suivit le même chemin qu’Aviger.

Dorolow et Yalson avaient fini de libérer Balvéda. Pâle, celle-ci s’étira de toute sa haute taille en fermant les yeux et en rejetant la tête en arrière. Puis elle passa la main dans sa courte chevelure rousse. Dorolow la tenait à l’œil. Yalson avait l’étourdisseur en main. Balvéda fit rouler ses épaules, puis fit signe qu’elle était prête.

— Bien, fit Yalson en agitant son arme pour lui intimer l’ordre d’avancer. On va faire ça dans ma cabine.

Horza se leva pour laisser passer les trois femmes. Lorsque Balvéda arriva devant lui, marchant à longues foulées souples que ne gênait en aucune manière sa combinaison légère, il lui demanda :

— Alors, Balvéda… On peut savoir comment tu t’es sauvée de la Main de Dieu ?

La jeune femme s’arrêta et dit :

— J’ai tué le garde et j’ai attendu, Horza. L’UCG a réussi à capturer le croiseur sans lui causer de dégâts. Au bout d’un moment, de gentils drones-soldats sont venus me libérer.

Un haussement d’épaules.

— Seule et sans armes, tu t’es débrouillée pour abattre un Idiran en armure de combat et équipé d’un laser ? demanda Horza d’un ton sceptique.

Nouveau haussement d’épaules.

— Je n’ai pas dit que ça avait été facile.

— Et Xoralundra ? s’enquit Horza en réprimant un sourire.

— Ton vieux copain idiran ? Il a probablement pu s’enfuir. Quelques-uns y sont parvenus. En tout cas, il n’était ni parmi les morts ni parmi les captifs.

Le Métamorphe acquiesça et lui fit signe de poursuivre son chemin. Yalson et Dorolow sur ses talons, Pérosteck Balvéda disparut dans la coursive menant à la cabine de Yalson. Horza reporta son attention sur le drone toujours posé sur la table.

— Crois-tu pouvoir te rendre utile, drone ?

— Puisque vous avez manifestement l’intention de nous garder tous prisonniers ici, et de nous emmener avec vous sur ce tas de boue peu séduisant et loin de tout, autant contribuer à rendre le voyage aussi peu dangereux que possible. Je peux vous apporter mon aide pour ce qui concerne la maintenance du vaisseau, si vous voulez. Toutefois, je préférerais nettement que vous m’appeliez par mon nom, au lieu d’employer les termes « drone » ou « machine » qui, dans votre bouche, sonnent comme des gros mots. Mon nom est Unaha-Closp. Est-ce trop vous demander que de l’utiliser quand vous me parlez ?

— Mais pas du tout, Unaha-Closp, pas du tout, répondit Horza en en rajoutant dans la servilité. Croyez bien qu’à l’avenir je ne manquerai pas de vous donner ce nom.

— Cela vous paraît peut-être amusant, reprit le drone en s’élevant à la hauteur des yeux de l’homme, mais, pour moi, c’est important. Je ne suis pas un simple ordinateur ; je suis un drone. Je suis conscient, et je possède une identité individuelle. D’où le fait que je porte un nom.

— Puisque je te dis que je m’en servirai.

— Merci. Je m’en vais voir si votre ingénieur a besoin d’aide pour inspecter le logement du laser.

Sur ces mots, il se rapprocha de la porte. Horza le suivit du regard.

Le Métamorphe resta seul. Il se rassit et contempla l’écran au fond du mess. Les restes de Vavatch y luisaient d’un éclat stérile ; le vaste nuage de matière était encore visible, mais il se refroidissait et, formant un amas sans vie, s’enfonçait en tournoyant dans l’espace. À mesure que le temps passait, il devenait de plus en plus irréel, fantomatique, immatériel.

Horza se laissa aller contre le dossier de son siège et ferma les yeux. Il préférait attendre un peu avant d’aller dormir, pour laisser aux autres le temps de méditer sur ce qu’ils venaient d’apprendre. Après cela, ils seraient plus prévisibles ; Horza saurait s’il était en sécurité pour l’instant, ou bien s’il devait tous les surveiller de près.

D’autre part, il tenait à attendre que Yalson et Dorolow en aient fini avec Balvéda. L’agent de la Culture avait peut-être décidé d’attendre son heure, maintenant qu’elle était rassurée sur son avenir proche ; mais elle pouvait toujours tenter quelque chose. Auquel cas il voulait être éveillé. Il ne savait toujours pas s’il la tuerait ou non, mais au moins avait-il maintenant le temps d’y réfléchir, lui aussi.

La Turbulence Atmosphérique Claire compléta sa correction de trajectoire programmée et orienta son nez vers la Falaise Scintillante ; elle ne se dirigeait pas précisément vers l’étoile du Monde de Schar, mais suivait un itinéraire qui, en gros, l’amènerait dans ses parages.

Derrière elle, réduite à l’état d’innombrables fragments scintillants, l’Orbitale de Vavatch continuait à prendre de l’expansion ; elle irradiait, se dissolvait lentement dans le système qui portait son nom, et s’enflait vers les étoiles, portée par les furieux tourbillons de vent stellaire nés de la destruction d’un monde tout entier.

Horza resta quelques instants seul dans le mess, à regarder se dissiper les reliques de l’Orbitale.

Lumière sur fond de ténèbres, et un épais tore de débris, presque de néant. Un monde éradiqué d’un seul coup. Non pas seulement détruit – la toute première décharge d’énergie-réseau y aurait amplement pourvu –, mais oblitéré, décomposé avec soin et précision, presque avec art ; l’annihilation comme expérience esthétique. Il y avait une grâce arrogante dans tout cela, dans la froideur absolue de cette perversité raffinée… On en restait aussi impressionné qu’horrifié. Même Horza était obligé de reconnaître qu’il éprouvait – bien malgré lui – une certaine admiration.

En voulant donner une leçon aux Idirans et au reste de la communauté galactique, la Culture n’avait pas ménagé ses effets. De cette redoutable manifestation d’effort et de talent, elle avait réussi à faire une œuvre d’art… Mais c’était un message qu’elle allait regretter, songea Horza tandis que l’hyperlumière fonçait, à la différence de la lumière ordinaire, à travers la galaxie.

Voilà ce que la Culture avait à offrir ; c’était son signal, son avertissement, son héritage : le chaos naissant de l’ordre, la destruction surgissant de la construction, la mort surgissant de la vie.

Vavatch serait davantage que son propre monument funéraire ; elle commémorerait par la même occasion l’ultime et macabre manifestation de l’idéalisme fatal de la Culture, l’aveu tardif prouvant que non seulement elle n’était pas meilleure que les autres civilisations, mais en plus qu’elle était nettement, très nettement pire.

Ces gens cherchaient à dépouiller l’existence de toutes les injustices, à supprimer toutes les erreurs possibles dans ce message éternellement transmis qu’était la vie, erreurs qui, pourtant, donnaient à celle-ci sa raison d’être et de progresser (le souvenir des ténèbres le submergea et le fit frissonner)… Mais l’erreur ultime, suprême, c’étaient eux-mêmes qui la commettraient, et elle signerait leur perte.

Horza hésita à rejoindre la passerelle afin de basculer l’écran en mode espace réel et donc de revoir l’Orbitale intacte, telle qu’elle se présentait encore quelques semaines auparavant, lorsque la lumière réelle à travers laquelle se déplaçait la TAC était partie de Vavatch. Puis il secoua lentement la tête bien qu’il n’y eût personne pour le voir, et préféra rester devant l’écran silencieux, dans le fouillis du réfectoire désert.

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