— … Un ciel de glace pilée, un vent à vous taillader jusqu’à l’os. La plupart du temps, il faisait trop froid pour la neige, mais à un moment, onze jours et onze nuits durant, le blizzard a soufflé sur le champ de glace où nous marchions ; avec un hurlement de bête sauvage et une morsure d’acier, il précipitait les cristaux de glace en un seul et vaste torrent par-dessus la terre dure et gelée. Une fois pris dans ses remous, on ne pouvait ni ouvrir les yeux, ni respirer ; même la station debout était quasi impossible. Nous avons creusé un trou peu profond et nous nous y sommes étendus dans le froid jusqu’à ce que les cieux se dégagent.
« Nous étions une bande d’éclopés marchant dans le plus grand désordre. Nous avons perdu quelques-uns des nôtres, dont le sang avait gelé dans les veines. L’un de nos compagnons a tout bonnement disparu, une nuit, lors d’une tempête de neige. D’autres n’ont pas survécu à leurs blessures. L’un après l’autre nous les avons perdus, nos camarades, nos serviteurs. Tous nous ont suppliés de faire bon usage de leur cadavre. Nous avions si peu de nourriture ! Nous savions tous ce que cela signifiait. Nous étions préparés. Citez-moi sacrifice plus absolu, plus noble !
« Dans cet air-là, quand nous pleurions, les larmes nous gelaient sur les joues avec un craquement, comme un cœur qui se brise.
« Les montagnes. Les défilés de très haute altitude que nous avons franchis, affaiblis par la famine, par l’air rare et mordant ! La neige était une poudre blanche, sèche comme la poussière. La respirer, c’était geler de l’intérieur ; les paquets de neige chassés des pentes inégales par les pieds de ceux qui marchaient devant nous nous piquaient la gorge telle une rafale d’embruns acides. J’ai vu des arcs-en-ciel dans les voiles cristallins de glace et de neige qui étaient le résultat de notre passage, et j’en suis venu à haïr ces couleurs, cette sécheresse frigorifiante, l’air des hauteurs, si pauvre en oxygène, et ces cieux bleu foncé.
« Trois glaciers nous avons dû traverser, deux de nos camarades nous avons vus disparaître dans des crevasses où nul ne les voyait ni ne les entendait bientôt plus, où ils s’enfonçaient plus vite que ne nous parvenait l’écho de leurs cris.
« Tout au fond d’un cirque, au milieu des montagnes, nous avons débouché dans un marécage qui s’étendait là, dans cette dépression, tel un cloaque où s’engluaient nos espoirs. Nous étions trop apathiques, trop abrutis pour sauver la vie de notre Querl lorsque celui-ci s’y aventura par mégarde, avant de s’y enliser irrémédiablement. Nous pensions que ce n’était pas possible, tant l’air était froid malgré le soleil timide ; nous nous disions que le marécage était sûrement gelé, que nos yeux nous trompaient, que, bientôt, ils y verraient à nouveau clair et nous montreraient notre Querl revenant vers nous au lieu de s’enfoncer, hors d’atteinte, sous cette eau croupissante et noire.
« Mais c’était une mare de pétrole, ainsi que nous l’avons compris trop tard, après que les profondeurs goudronneuses eurent réclamé leur dû. Le lendemain, comme nous cherchions encore un moyen de traverser, le froid s’accrut ; sous son emprise même la fange se pétrifia ; alors nous avons pu nous élancer vers l’autre rive.
« Parvenus au milieu de l’étendue d’eau gelée, nous avons commencé à mourir de soif. Nous n’avions guère que la chaleur de nos propres corps pour faire fondre la neige, et quand nous absorbions cette poudre blanche jusqu’à ce que sa morsure glaciale nous engourdisse et nous assomme, cela ralentissait à la fois nos paroles et notre progression. Mais toujours nous avancions, malgré le froid qui nous suçait la peau, que nous soyons éveillés ou que nous tentions de dormir, tandis que le soleil implacable faisait de nous des aveugles perdus dans une immensité étincelante, et emplissait nos yeux de feu. Le vent nous cisaillait, la neige s’efforçait de nous engloutir, des montagnes qu’on aurait dites taillées dans du verre noir bouchaient notre horizon et, la nuit, par temps clair, les étoiles nous tentaient ; mais toujours nous allions de l’avant.
« Près de deux mille kilomètres, petit homme, avec pour tout viatique le peu de nourriture récupéré dans l’épave, le peu de matériel que la bête de la Barrière n’avait pas réduit à l’état de ferraille, ainsi que notre seule volonté. Nous étions quarante-quatre en quittant le cuirassé, vingt-sept au moment d’entreprendre notre équipée à travers les neiges : huit de mon espèce et dix-neuf représentants de la race des medjels. Deux seulement sont parvenus au bout du voyage, sans compter nos six serviteurs.
« Et vous vous étonnez que nous nous soyons rués sur le premier refuge pourvu de lumière et de chaleur que nous ayons trouvé sur notre chemin ? Que nous nous en soyons rendus maîtres sans demander la permission ? Nous avons vu de fiers guerriers et de fidèles serviteurs mourir de froid, nous avons été témoins de notre affaiblissement mutuel, comme si les rafales de glace nous avaient érodés ; nous avons levé les yeux vers les cieux cruels et sans nuage d’un monde mort qui n’était pas le nôtre, en nous demandant qui, l’aube venue, serait mangé par l’autre. Nous en avons plaisanté les premiers temps, mais après avoir marché trente jours et vu mourir la plupart des nôtres, abîmés dans des crevasses de glace ou des ravins de montagne, quand ils ne s’engloutissaient pas tout crus dans nos estomacs, nous n’avons plus trouvé cela si drôle. Parmi les derniers survivants, quelques-uns, je crois, ont douté de notre mission et sont morts de désespoir.
« Oui, nous avons exécuté vos amis humains, ceux que vous appelez Métamorphes. J’en ai tué un de mes propres mains ; un autre, le premier, est tombé aux mains d’un medjel alors qu’il dormait encore. Celui de la salle de contrôle s’est battu courageusement ; quand il s’est su perdu, il a détruit presque tous les instruments de contrôle. Je salue sa mémoire. Un autre encore s’est fièrement défendu dans la salle où ils stockaient leur matériel ; celui-là aussi a noblement péri. Vous ne devriez pas les pleurer trop amèrement. J’affronterai mes supérieurs le regard clair et le cœur confiant. Au lieu de me châtier, comme vous semblez le croire, ils me récompenseront, si je parviens jamais devant eux.
Horza marchait dans le tunnel sur les talons de l’Idiran pendant que Yalson prenait un peu de repos après avoir monté la garde auprès du grand tripède. Il avait demandé à Xoxarle de lui raconter ce qui était arrivé au commando idiran dépêché sur la planète par l’intermédiaire de l’animal chuy-hirtsi. La créature avait répondu par une véritable harangue.
— Elle, corrigea le Métamorphe.
— Que dis-tu, humain ? tonna la voix de Xoxarle, répercutée par les parois du souterrain.
Pour prononcer son discours, il ne s’était même pas donné la peine de se retourner ; au lieu de cela il s’adressait à l’air limpide du tunnel piéton menant à la station 7, d’une puissante voix de basse qui parvenait aisément aux oreilles de la petite bande hétéroclite, Wubslin et Aviger fermant la marche.
— Vous vous trompez encore, lança Horza avec lassitude vers la nuque de l’Idiran. L’humain tué dans son sommeil était de sexe féminin, une femme.
— Quoi qu’il en soit, le medjel s’en est occupé. Nous les avons étendus dans la galerie. Certains de leurs aliments se sont avérés comestibles ; dans nos bouches, ils ont même pris un goût de paradis.
— Il y a combien de temps de cela ? s’enquit Horza.
— Environ huit jours, il me semble. Il n’est pas facile de comptabiliser le temps, ici. Nous avons immédiatement entrepris de fabriquer un détecteur de masse, sachant à quel point il nous serait précieux, mais nous avons échoué. Nous ne disposions que du matériel encore intact issu de la base Métamorphe, le nôtre ayant été en majorité détruit par la bête de la Barrière, laissé sur place lorsque nous avons quitté l’animal gauchisseur ou abandonné en route à mesure que les nôtres mouraient.
— Vous avez dû vous estimer drôlement heureux de tomber si vite sur le Mental.
Horza tenait l’Idiran à l’œil, et son arme restait en permanence braquée sur sa nuque. Car il avait beau être blessé (Horza en savait assez sur son espèce pour deviner qu’il souffrait rien qu’à sa façon de marcher), il n’en restait pas moins dangereux. Néanmoins, le Métamorphe ne voyait pas d’inconvénient à converser ; cela faisait passer le temps.
— Nous savions qu’il n’était pas indemne. Voyant qu’il ne bronchait pas, qu’il ne semblait pas nous identifier quand nous l’avons découvert dans la station 6, nous en avons conclu que ses dégâts l’empêchaient de réagir. Nous étions déjà au courant de votre arrivée ; cela se passait seulement hier. Nous avons profité de l’aubaine sans y réfléchir à deux fois, et nous nous sommes disposés à préparer notre fuite. C’est là que vous êtes intervenus. Quelques heures de plus et nous remettions ce train en marche.
— Je crois plutôt que vous vous seriez fait sauter la tête, et qu’à l’heure actuelle vous ne seriez plus que poussière radioactive, répliqua Horza.
— Pense ce que tu voudras, petit homme. Je savais ce que je faisais.
— Je n’en doute pas, fit le Métamorphe d’un ton au contraire empreint de scepticisme. Pourquoi avez-vous emporté toutes les armes et laissé à la surface un medjel sans défense ?
— Nous avions prévu de prendre un Métamorphe vivant afin de l’interroger, mais nous avons échoué ; d’ailleurs, ce fut certainement de notre faute. Ainsi nous aurions pu nous assurer que personne ne nous avait précédés dans les souterrains. Nous avions pris tellement de retard ! Alors nous avons fait main basse sur toutes les armes que nous avons pu trouver à la base, et posté ce serviteur en surface avec son seul communicateur, afin qu’il…
— Nous n’avons pas trouvé de communicateur, coupa Horza.
— C’est normal. Il était censé le dissimuler quand il ne s’en servait pas pour faire son rapport, l’informa Xoxarle avant de poursuivre. Nous avons donc concentré toute notre puissance de feu là où nous risquions d’en avoir le plus besoin. Dès que nous avons été sûrs d’être les seuls en bas, nous avons renvoyé un serviteur à la surface, avec une arme destinée au premier medjel. Malheureusement pour lui, il semble qu’il y soit parvenu très peu après votre irruption.
— Ne vous en faites pas, dit Horza ; il s’est très bien comporté. Pour tout dire, il a bien failli me faire sauter la cervelle.
Xoxarle partit d’un grand rire qui fit broncher le Métamorphe : non seulement il était trop bruyant, mais on y décelait aussi une trace de cruauté que jamais n’avait trahie le rire de Xoralundra.
— Sa pauvre âme d’esclave a donc à présent trouvé le repos, tonna encore Xoxarle. Sa tribu ne peut rien demander de plus.
Horza interdit toute pause avant qu’ils n’aient atteint la moitié du parcours.
Ils s’assirent par terre dans le tunnel pour prendre un peu de repos. L’Idiran s’installa un peu plus loin, et Horza se posta de l’autre côté du souterrain, à cinq ou six mètres d’écart, prêt à tirer en cas de besoin. Yalson resta à ses côtés.
— Horza, dit-elle en examinant sa combinaison, puis celle du Métamorphe. Je crois qu’on peut détacher l’anti-g de ma combi ; il est amovible. On pourrait l’attacher à la tienne ; ça fera peut-être un peu désordre, mais je suis sûre que ça marcherait.
Elle le regarda, et il détourna très brièvement son regard de l’Idiran.
— Je n’ai besoin de rien, répondit-il. Garde donc ton anti-g. (De sa main libre, il lui tapota gentiment l’épaule puis poursuivit un ton plus bas :) Après tout, tu portes quelque chose de plus que moi, non ?
Il poussa un grognement et massa le flanc de sa combinaison en simulant la douleur : elle venait de lui décocher un coup de coude assez violent pour l’obliger à faire un pas de côté.
— Aïe !
— Si tu savais comme je regrette de te l’avoir dit, fit Yalson.
— Balvéda ? proféra brusquement Xoxarle en tournant lentement sa grosse tête vers le fond du tunnel, cherchant des yeux – par-delà Horza et Yalson, puis la palette et le drone, par-delà Wubslin (qui surveillait le détecteur de masse) et enfin Aviger –, l’agent de la Culture qui, les yeux clos, s’était adossé à la paroi.
— Oui, Chef de Section ? réagit Balvéda en ouvrant des yeux sereins qui se posèrent sur l’Idiran.
— Le Métamorphe prétend que vous êtes de la Culture. Tel est le rôle dans lequel il vous cantonne. Il voudrait me faire croire que vous êtes ici à titre d’espionne. (Xoxarle pencha la tête de côté et contempla la femme assise contre la muraille incurvée, tout au bout du long couloir sombre.) Vous semblez être, tout comme moi, la prisonnière de cet homme. Confirmez-vous ses dires ?
Balvéda posa sur Horza puis sur l’Idiran un regard paresseux, presque indolent.
— Je crains d’y être obligée, en effet. Chef de Section.
La créature secoua la tête, puis battit des paupières et gronda :
— Cela est des plus étranges. Je ne vois vraiment pas pourquoi vous essayeriez tous de me jouer un tour, ni pourquoi cet homme a tant d’emprise sur vous. Et pourtant, je trouve sa version des faits à peine croyable. S’il est vraiment de mon bord, alors mes actions passées sont de nature à nuire à la cause, voire peut-être à faciliter votre tâche à vous, femme, si vous êtes bien ce que vous prétendez être. Oui, tout cela est bien étrange.
Réfléchissez encore, énonça Balvéda d’une voix traînante avant de refermer les yeux et de laisser à nouveau aller sa tête en arrière, contre la paroi du tunnel.
— Horza est du côté de Horza et un point c’est tout, commenta Aviger quelque part au bout du tunnel.
C’était à l’Idiran qu’il s’adressait, mais son regard dévia vers Horza à la fin de sa phrase, et le vieil homme baissa brusquement la tête pour fixer obstinément le récipient posé à côté de lui, et y récupérer quelques miettes de nourriture.
— Il en va toujours ainsi chez les gens de votre espèce, répondit Xoxarle, qui ne le regardait plus. C’est ainsi que vous êtes faits ; tous, durant votre bref passage dans l’univers, vous devez vous efforcer de grimper sur le dos de vos semblables en leur plantant vos griffes dans la peau ; vous vous reproduisez quand vous le pouvez, afin que les branches les plus robustes survivent et que les autres périssent. Je ne vous en blâmerais pas davantage que je ne tenterais de convertir au régime végétarien un Carnivore sans conscience. Vous êtes tous de votre côté à vous, et seulement de celui-là. Chez nous, il en va différemment. (Xoxarle regarda Horza.) Il faut t’y faire, allié Métamorphe.
— Pour être différents, vous êtes différents, constata Horza. Mais tout ce qui m’importe à moi, c’est que vous combattiez la Culture. Que vous soyez un cadeau du ciel ou au contraire une plaie, en définitive, ce que je vois, moi, c’est que pour le moment vous êtes contre eux, fit-il en indiquant d’un mouvement de tête Balvéda, qui n’ouvrit pas les yeux mais eut tout de même un sourire.
— Quel pragmatisme, remarqua Xoxarle. (Horza se demanda si les autres décelaient aussi la nuance ironique dont se teintait la voix du géant.) Je me demande bien ce que la Culture a pu vous faire pour que vous la détestiez à ce point.
— Elle ne m’a rien fait personnellement. Il se trouve simplement que je ne suis pas d’accord avec elle.
— Ma foi, reprit Xoxarle, vous autres humains ne cesserez jamais de m’étonner.
Tout à coup, il rentra la tête dans les épaules et un bruit de tonnerre sortit de sa bouche, entrecoupé de craquements évoquant le roc qu’on écrase. Tout son grand corps tressautait. Puis il se détourna, cracha par terre et demeura dans cette position tandis que les humains s’entre-regardaient en se demandant à quel point ses blessures étaient graves. Alors Xoxarle se tut, se pencha pour examiner de plus près ce qu’il venait d’expectorer, et émit un son guttural qui leur parut lointain et résonnant d’échos. Puis il se tourna à nouveau vers Horza ; lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix rauque et éraillée.
— Oui, monsieur le Métamorphe, vous êtes décidément un bien curieux personnage. Vous tolérez un peu trop de dissensions dans vos rangs, voyez-vous.
Sur ces mots, Xoxarle regarda Aviger, qui leva la tête et lui renvoya un regard apeuré.
— Je fais ce que je peux, dit Horza au chef de section idiran. (Il se leva et regarda ses compagnons un par un en étirant ses jambes lasses.) Il est temps de repartir. (Il se tourna vers Xoxarle.) Êtes-vous en état de marcher ?
— Détache-moi et je courrai si vite que tu ne pourras pas m’échapper, humain, ronronna l’autre en dépliant sa grande carcasse.
Horza leva les yeux vers le large visage en V de la créature et hocha lentement la tête.
— Contentez-vous de rester en vie afin que je puisse vous ramener à la Flotte, Xoxarle. Finies les poursuites maintenant. À présent, nous sommes tous à la recherche du Mental.
— Piètre quête que la tienne, humain. Conclusion ignominieuse de tous nos efforts. J’ai honte pour toi, mais après tout, tu n’es qu’un humain.
— Oh, la ferme et en route ! lui intima Yalson.
Elle enfonça d’un coup sec les boutons de l’unité de commande intégrée à sa combinaison et s’éleva dans les airs jusqu’à la hauteur de la tête de l’Idiran. Celui-ci renifla, se détourna et partit en claudiquant vers l’extrémité du tunnel piéton. L’un après l’autre, ils lui emboîtèrent le pas.
Horza remarqua que l’Idiran commençait à se fatiguer au bout de quelques kilomètres. Ses enjambées étaient plus courtes, il faisait de plus en plus souvent jouer les grandes plaques cornées recouvrant ses épaules, comme pour tenter de soulager une douleur interne et, de temps à autre, il secouait la tête comme pour s’éclaircir les idées. Deux fois déjà il s’était tourné pour cracher contre les murs. Horza examina en passant les taches de fluide dégoulinant : c’était bien du sang idiran.
Finalement, Xoxarle trébucha et ses pas l’entraînèrent de côté. À ce moment-là, Horza marchait derrière lui, après avoir pris son tour sur la palette. Il ralentit en voyant l’Idiran vaciller et leva la main pour avertir les autres. La créature émit une longue plainte, se tourna à demi, puis chancela et fit un pas de côté pour recouvrer son équilibre ; là, tandis que les fils électriques qui lui entravaient les jambes se tendaient au maximum et vibraient comme des cordes d’instrument de musique, Xoxarle tomba en avant, s’abattit au sol et ne bougea plus.
— Oh… ! fit quelqu’un.
— N’approchez pas ! lança Horza en s’avançant prudemment vers le long corps inerte de l’Idiran.
Il observa sa grosse tête immobile et vit qu’à sa hauteur le sang formait déjà une mare sur le sol du tunnel. Yalson vint le rejoindre, prête elle aussi à tirer sur la créature.
— Il est mort ? demanda-t-elle.
Horza se contenta de hausser les épaules. Puis il s’agenouilla et posa sa main nue en un endroit proche du cou où il était parfois possible de sentir le flot régulier du sang dans les veines des Idirans, mais ne sentit rien. Alors il essaya de clore puis de rouvrir un des yeux de la créature.
— Je ne crois pas. (Il effleura la flaque de sang qui s’élargissait.) Mais il a une sacrée hémorragie interne.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ? interrogea-t-elle.
— Pas grand-chose, répondit-il en se frottant le menton d’un air pensif.
— Et si on essayait les anticoagulants ? Proposa Aviger depuis l’arrière de la palette, où Balvéda était assise et d’où elle contemplait la scène avec son habituelle sérénité.
— Les nôtres n’agissent pas sur eux, répliqua Horza.
— Dermospray, intervint Balvéda. (Tous les regards se tournèrent vers elle, et la jeune femme hocha la tête en dévisageant Horza.) Si vous avez de l’alcool et du dermospray, mélangez-les en quantités égales. Ça sera utile s’il y a des lésions du tube digestif. Mais s’il est touché au niveau du système respiratoire, il est fichu, ajouta-t-elle en haussant les épaules.
— Bon, si on faisait quelque chose au lieu de rester plantés là, dit Yalson.
— Ça vaut le coup d’essayer, acquiesça Horza. Il faut le redresser en position assise, si on veut lui faire avaler ce truc.
La voix lasse du drone sortit de sous la palette.
— Là, je me sens visé.
La machine s’avança donc dans les airs et déplaça la palette près des pieds de Xoxarle. Balvéda en descendit, et le drone transféra au sol la charge qu’il supportait jusque-là. Ensuite, il alla rejoindre Horza et Yalson à côté de l’Idiran tombé.
— Je vais donner un coup de main au tas de ferraille, déclara Horza en posant son arme par terre. Toi, tu ne le quittes pas des yeux.
Wubslin, qui s’était mis à genoux et manipulait les boutons du détecteur de masse, se mit à siffler doucement. Balvéda contourna la palette pour venir voir ce qui se passait.
— Le voilà, déclara Wubslin en souriant à la jeune femme et en indiquant d’un hochement de tête un point lumineux radieux sur fond de parallèles vertes. Superbe, non ?
— D’après toi, c’est la station 7 ? interrogea Balvéda en voûtant ses épaules minces et en enfonçant profondément ses poings dans les poches de sa veste.
Elle fronça le nez tout en scrutant l’écran. Elle venait de sentir sa propre odeur corporelle. Ils dégageaient tous une mauvaise odeur, après tout ce temps passé dans les souterrains sans se laver.
Wubslin hocha la tête.
— Forcément, répondit-il à l’agent de la Culture.
Horza et le drone s’efforçaient tant bien que mal d’asseoir l’Idiran, dont les membres ballottaient. Aviger vint à leur secours après avoir ôté son casque.
— Forcément, souffla à nouveau Wubslin, davantage pour lui-même qu’à l’intention de Balvéda.
Son fusil lui glissa de l’épaule et il dégagea carrément son bras ; les sourcils froncés, il examina le mécanisme censé rembobiner automatiquement la sangle quand il y avait du mou. Puis il déposa l’arme sur la palette et se remit à tripoter le détecteur de masse. Balvéda se rapprocha encore un peu en regardant par-dessus l’épaule de l’ingénieur. Wubslin tourna la tête et leva les yeux vers elle tandis que Horza et Unaha-Closp soulevaient lentement de terre le corps flasque de Xoxarle. Avec un sourire gêné, il poussa l’arme sur la palette pour l’éloigner de la femme de la Culture. Celle-ci lui rendit son sourire et fit un pas en arrière. Puis elle sortit ses mains de ses poches et croisa les bras en allant observer Wubslin d’un peu plus loin.
— Qu’est-ce qu’il est lourd, le salaud ! haleta Horza tandis qu’Aviger, Unaha-Closp et lui-même tiraient et poussaient Xoxarle pour l’adosser à la paroi du tunnel.
Sa tête massive pendait mollement sur sa poitrine. Un liquide suintait à la commissure de ses lèvres démesurées. Horza et Aviger se redressèrent. Ce dernier s’étira les bras en poussant un grognement.
Xoxarle semblait mort. Cela dura une seconde, peut-être deux.
Alors, ce fut comme si une force colossale se déchaînait brusquement et le décollait du mur. Il se jeta en avant, légèrement de biais ; un de ses bras heurta violemment la poitrine de Horza et projeta comme un boulet de canon le Métamorphe contre Yalson. Simultanément, les jambes partiellement fléchies de l’Idiran se détendirent ; il s’écarta d’un seul coup du petit groupe assemblé devant la palette et dépassa Aviger (plaqué contre la paroi) puis Unaha-Closp (aplati contre le sol du tunnel par l’autre main de Xoxarle). Puis il se rua sur la palette.
Il bondit par-dessus l’engin et brandit un poing massif. Wubslin n’avait même pas eu le temps de tendre la main vers son arme que l’Idiran abattait de toutes ses forces son poing sur le détecteur de masse, qu’il réduisit aussitôt en miettes. De l’autre main, il chercha en un clin d’œil à dérober le laser. Wubslin se jeta instinctivement en arrière et percuta Balvéda.
La main de Xoxarle se referma sur le fusil-laser comme un piège à ressort sur la patte d’un animal. Emporté par son élan, il roula sur lui-même et se retrouva de l’autre côté des miettes du détecteur. L’arme tournoya dans sa poigne et se braqua vers les profondeurs du tunnel, là où Horza, Yalson et Aviger en étaient encore à chercher leur équilibre, tandis que Unaha-Closp commençait tout juste à réagir. Xoxarle assura sa position et visa Horza.
Unaha-Closp se précipita contre la mâchoire inférieure de l’Idiran tel un minuscule missile mal conçu ; la créature tout entière s’en trouva soulevée de la palette. Le cou étiré au maximum, ses trois jambes tressautant d’un même mouvement et les bras en croix, il atterrit avec un choc sourd aux pieds de Wubslin et ne bougea plus.
Horza se pencha pour récupérer son arme. Yalson plongea et, pivotant sur elle-même, pointa sur l’Idiran le canon de son arme. Wubslin se redressa en position assise. Balvéda avait fait quelques pas chancelants en arrière après que l’ingénieur l’eut heurtée en tombant ; une main sur la bouche, elle regardait fixement Unaha-Closp suspendu au-dessus du visage de Xoxarle. Aviger se frottait la tête en lançant un regard mauvais à la paroi du tunnel.
Horza alla se tenir auprès de Xoxarle, dont les yeux étaient fermés. Wubslin arracha son arme à la poigne désormais flasque de l’Idiran.
— Pas mal, drone, fit Horza en hochant la tête.
La machine se tourna vers lui.
— Je m’appelle Unaha-Closp, lui renvoya-t-elle, exaspérée.
— D’accord, d’accord, soupira-t-il. Pas mal du tout, Unaha-Closp.
Puis il entreprit d’examiner les poignets de Xoxarle. Les fils avaient cassé. Ceux qui lui entravaient les chevilles avaient tenu, mais au niveau des bras, ils s’étaient rompus net.
— Je ne l’ai tout de même pas tué, j’espère ? demanda Unaha-Closp.
Tout en pressant le canon de son arme contre la tête de Xoxarle, Horza lui fit signe que non.
Le corps de la créature se mit tout à coup à trembler. Ses paupières s’ouvrirent brusquement.
— Non, mes petits amis, je ne suis pas mort, gronda l’Idiran.
Le son à la fois crépitant et râpeux de son rire résonna dans le tunnel et se répercuta sur les parois. Il décolla lentement son torse du sol.
Horza lui décocha un coup de pied dans les côtes.
— On ne b…
— Nabot ! coupa la créature en riant, avant qu’il n’ait eu le temps de finir. Est-ce ainsi qu’on traite ses alliés ? (Il se frotta la mâchoire, déplaçant par la même occasion des plaques de kératine fracturées.) Je suis blessé, annonça la formidable voix. (Puis il se remit à rire, et sa grosse tête en V roula en direction de l’appareil pulvérisé gisant sur la palette.) Mais pas aussi mal en point que votre précieux détecteur de masse.
Horza poussa son canon contre la tempe de l’Idiran.
— Je devrais bien…
— Me tirer tout de suite une balle dans la tête, oui, je sais, Métamorphe. Je t’ai déjà dit que c’était dans ton intérêt. Alors, qu’est-ce que tu attends ?
Horza contracta son doigt sur la détente en retenant sa respiration, puis lâcha un hurlement inarticulé sous le nez de la créature assise devant lui et s’éloigna à grands pas pour s’arrêter de l’autre côté de la palette.
— Ligotez-moi ce fumier ! vociféra-t-il.
Puis il dépassa Yalson et s’éloigna à grandes enjambées. La jeune femme se retourna brièvement pour le regarder partir, puis reporta son attention sur la scène et, secouant légèrement la tête, regarda Aviger ficeler les bras de l’Idiran contre son torse au moyen de plusieurs longueurs de fil, aidé par Wubslin qui jetait de temps en temps un regard attristé aux débris du détecteur. Xoxarle était encore secoué d’éclats de rire.
— J’ai comme l’impression qu’il a détecté ma masse, et surtout celle de mon poing ! Ha ha !
— Quelqu’un a pensé à dire à ce sac à merde tripède que nous avions toujours le détecteur de masse de ma combi, j’espère, déclara Horza lorsque Yalson vint le rejoindre.
Cette dernière lança un regard par-dessus son épaule et dit :
— Ma foi, moi, je le lui ai dit, mais je ne pense pas qu’il m’ait crue. (Elle regarda Horza.) Pourquoi ? Il marche ?
Horza consulta brièvement le petit écran répéteur sur sa console de poignet.
— Pas à cette distance, il n’est pas d’une portée suffisante, mais dès qu’on s’approchera, oui. Ça ne nous empêchera pas de trouver ce que nous cherchons, va. Ne t’inquiète pas.
— Mais je ne m’inquiète pas, rétorqua Yalson. Tu viens bientôt rejoindre les autres ?
Nouveau regard par-dessus son épaule. Le petit groupe venait à une vingtaine de mètres derrière eux. Xoxarle, qui continuait de pouffer de temps à autre, marchait en tête, suivi de Wubslin, qui pointait sur lui le paralyseur neural. Balvéda était assise sur la palette, et juste derrière elle planait Aviger.
— Mais oui, fit-il en hochant la tête. On n’a qu’à les attendre ici.
Il fit halte, et Yalson, qui avait préféré marcher, s’arrêta aussi. Ils s’appuyèrent à la paroi le temps que Xoxarle parvienne à leur hauteur.
— Et toi, au fait, ça va ? demanda-t-il à la jeune femme.
— Très bien, répondit-elle en haussant les épaules. Et toi ?
— Je voulais dire…, commença-t-il.
— Je sais très bien ce que tu voulais dire, coupa-t-elle, et je t’ai répondu : très bien. Et maintenant, arrête de m’emmerder avec ça. (Elle lui sourit.) D’accord ?
— D’accord, répondit Horza en braquant son arme sur l’Idiran au moment où celui-ci passait devant lui.
— Alors, Métamorphe… on est perdu ? ironisa le géant.
— Taisez-vous donc et marchez, répliqua Horza, qui régla son pas sur celui de Wubslin.
— Je n’aurais pas dû poser mon arme sur la palette, fit l’ingénieur. C’était stupide de ma part.
— Laisse tomber. De toute façon, c’est après le détecteur de masse qu’il en avait. Pour lui l’arme n’était qu’une bonne surprise, c’est tout. Et puis, quoi qu’il en soit, le drone nous a sauvés.
Horza émit un petit gloussement nasal et secoua la tête.
— Le drone nous a sauvés, répéta-t-il sans s’adresser à personne en particulier.
… ô mon âme, mon âme, tout est ténèbres à présent, à présent je meurs, je m’éloigne peu à peu et il ne restera rien de moi. j’ai peur, ô toi dans ta grandeur, prends pitié de moi, mais j’ai si peur, point de sommeil victorieux pour moi ; j’ai entendu, la mort, rien que la mort, les ténèbres et la mort, instant où tous se fondent pour devenir un, instance d’annihilation, j’ai échoué ; j’ai entendu, et à présent je sais ; l’échec, la mort est encore trop bonne pour moi. l’oubli comme une libération, plus que je ne mérite, beaucoup plus, je ne dois pas lâcher prise, il faut que je tienne bon car je ne mérite pas la mort rapide et désirée, les miens attendent, mais ils ignorent l’étendue de mon échec, je ne suis pas digne de les rejoindre, mon clan devra pleurer.
Ô ma douleur… les ténèbres et la souffrance…
Ils atteignirent la station.
Le train du Complexe dominait le quai et, dans l’obscurité ambiante, les projecteurs de la petite bande d’humains fraîchement débarqués dans la gare allumèrent des reflets sur toute sa longueur.
— Eh bien, nous y voilà enfin, déclara Unaha-Closp.
La machine s’immobilisa pour laisser Balvéda glisser au bas de la palette, puis déposa sur le sol poussiéreux la plaque qui servait de support aux fournitures et au matériel.
Horza ordonna à l’Idiran d’aller se tenir contre le portique d’accès le plus proche et s’empressa de l’y attacher.
— Et alors ? fit Xoxarle tandis que le Métamorphe le ligotait aux montants de métal. Quid de votre cher Mental ? (Il abaissa un regard d’adulte s’apprêtant à faire des remontrances à un enfant sur l’humain qui l’entourait de fil électrique.) Où est-il donc ? Je ne le vois pas.
— Patience, monsieur le Chef de section. (Horza noua le fil, éprouva la solidité de son nœud, puis fit un pas en arrière.) Ce n’est pas trop inconfortable ?
— Mes entrailles me torturent, j’ai la mâchoire brisée et la main incrustée de morceaux de détecteur de masse. J’ajoute que je ressens une certaine douleur dans la bouche pour m’être mordu la joue tout à l’heure, afin de provoquer cet écoulement de sang si convaincant. Mais à part cela je vais très bien, mon allié, et je te remercie, termina Xoxarle en inclinant la tête autant qu’il lui était loisible.
— Eh bien restez donc un peu plus longtemps avec nous, conclut Horza avec un mince sourire.
Puis il posta Yalson près de la créature et de Balvéda tandis que Wubslin et lui-même se rendaient dans la salle de contrôle du groupe électrogène.
— J’ai faim, déclara Aviger, qui s’assit sur la palette et défit une barre-ration.
Une fois dans la salle de contrôle, Horza examina quelques instants les divers cadrans, commutateurs et leviers, puis procéda aux réglages nécessaires.
Je, euh…, commença Wubslin en se grattant le front par la visière relevée de son casque. Je me demandais… pour le détecteur de masse de ta combi. Est-ce qu’il marche ?
Des lumières s’allumèrent sur un des panneaux de contrôle, et une vingtaine de cadrans alignés se mirent à luire faiblement. Horza les étudia, puis répondit :
— Non. J’ai déjà vérifié. Il enregistre à peine la présence du train, rien d’autre. Et c’est comme ça depuis les deux derniers kilomètres de tunnel. Soit le Mental est parti depuis que l’autre détecteur a été détruit, soit c’est le mien qui ne fonctionne pas correctement.
— Oh, merde, soupira Wubslin.
— Au point où on en est, de toute façon…, commenta Horza tout en basculant une série d’interrupteurs et en observant les nouveaux voyants qui s’allumaient. Il n’y a qu’à remettre d’abord l’électricité. On verra bien ensuite s’il nous vient une idée.
— D’accord, répondit Wubslin en jetant un coup d’œil par la porte ouverte de la salle de contrôle, comme pour voir si la lumière était déjà revenue de l’autre côté.
Mais il ne vit rien d’autre que la silhouette obscure de Yalson, qui se tenait le dos tourné un peu plus loin sur le quai. Derrière elle se profilaient les trois étages du train, également plongés dans l’ombre.
Horza se dirigea vers un autre mur de la salle et bascula quelques leviers. Il tapota deux ou trois cadrans, scruta un écran lumineux, puis il se frotta les mains et finit par poser son pouce sur un bouton de la console centrale.
— Nous y sommes, déclara-t-il.
Il enfonça le bouton.
— Ouais !
— Hourra !
— On a réussi !
— Il était temps, d’ailleurs, si vous voulez mon avis.
— Tiens tiens, petit homme, c’était donc ainsi qu’il fallait s’y prendre…
— … Merde ! Si j’avais su qu’elle était de cette couleur, cette barre, je n’y aurais même pas touché !
Horza perçut les voix des autres, prit une profonde inspiration et se retourna vers Wubslin. L’ingénieur trapu clignait lentement des yeux sous la lumière vive de la salle de contrôle. Il sourit au Métamorphe.
— Formidable, fit-il. (Il promena son regard tout autour de la pièce en hochant la tête.) Formidable. Enfin !
— Bien joué, Horza, fit Yalson.
Il sentit de nouveaux commutateurs – plus gros cette fois, sans doute des mécanismes automatiques commandés par l’interrupteur maître qu’il avait actionné – basculer tout seuls sous ses pieds. La pièce s’emplit de bourdonnements, et une odeur de poussière chauffée s’éleva dans tous les coins, telle la puanteur tiède d’un animal qui s’éveille. La lumière de la gare entrait à flots dans la salle. Horza et Wubslin inspectèrent quelques cadrans et écrans de contrôle, puis ressortirent.
La station était brillamment éclairée. Elle étincelait littéralement. Les murs gris-noir reflétaient les tubes et plaques lumineux du plafond. Le train du Complexe, qui leur apparaissait clairement pour la toute première fois, emplissait la gare d’un bout à l’autre, monstre de métal luisant, vaste version androïde d’un insecte au corps segmenté.
Yalson enleva son casque, passa ses doigts dans sa courte chevelure et regarda tout autour d’elle, sans oublier les hauteurs de la salle, en plissant les yeux sous la vive lumière jaune-blanc qui tombait du plafond.
— Alors, fit Unaha-Closp en venant vers Horza. (La coque de la machine scintillait sous l’éclat dur de ce nouvel éclairage.) Où se trouve exactement le dispositif que nous cherchons ? (Elle s’approcha tout près du visage de Horza.) Le détecteur de votre combinaison le localise-t-il ? Est-ce qu’il est là ? L’avons-nous trouvé ?
Horza le repoussa d’une main.
— Donne-moi un peu de temps, drone. On vient juste d’arriver. J’ai remis le courant, ce n’est déjà pas si mal, non ?
Sur ces mots il le planta là, suivi de Yalson qui continuait d’examiner les alentours et de Wubslin, aussi curieux qu’elle, encore que son attention fût principalement retenue par le train. À l’intérieur de celui-ci, on voyait briller des lampes. Le bourdonnement des moteurs au repos, le chuintement des circulateurs d’air et des ventilateurs emplissaient la station. Unaha-Closp décrivit une courbe dans les airs pour revenir se suspendre à la hauteur des yeux de Horza, puis se mit à reculer à mesure que ce dernier avançait.
— Que voulez-vous dire ? s’enquit-il. Il devrait suffire de regarder l’écran ! Y voit-on la trace du Mental, oui ou non ?
Le drone s’approcha encore de Horza et s’inclina pour inspecter le petit écran situé sur la manchette de sa combinaison. Le Métamorphe le chassa du geste.
— Le réacteur crée des interférences. (Un coup d’œil à Wubslin.) On va se débrouiller quand même.
— Va donc faire un tour dans la zone atelier, voir si tout va bien, dit Yalson à la machine. Rends-toi un peu utile.
— Il ne marche plus, c’est ça ? lança Unaha-Closp qui, toujours posté devant le visage de Horza, se déplaçait à reculons dans les airs. Depuis que ce dément à trois jambes a pulvérisé le détecteur de masse de la palette, nous sommes comme des aveugles ! Retour à la case départ, hein ?
— Mais non, s’impatienta Horza. Pas du tout. On va le réparer. Et maintenant, si tu faisais quelque chose d’un tant soit peu utile, pour changer ?
— Pour changer ? s’écria Unaha-Closp d’un ton qui laissait presque croire qu’il éprouvait parfois des sentiments. Pour changer ? Vous oubliez qui vous a sauvé la vie à tous quand notre charmant officier de liaison idiran s’est mis à faire des siennes, là-bas, dans les tunnels.
— D’accord, d’accord, drone, proféra Horza entre ses dents serrées. Je t’ai déjà remercié. Et maintenant, je te suggère d’aller te promener un peu dans la gare, au cas où il y aurait quelque chose à voir.
— Comme par exemple, des Mentaux que certains détecteurs de masse intégrés ne peuvent plus repérer, c’est ça ? Et pendant ce temps, on peut savoir ce que vous ferez, vous autres ?
— On va se reposer, répondit Horza. Et réfléchir, ajouta-t-il en s’arrêtant devant Xoxarle afin d’inspecter ses liens.
— Excellente idée, railla le drone. Il est vrai que, jusqu’à présent, vos réflexions ont donné de si bons résultats…
— Bordel de merde, Unaha-Closp ! Tu restes ou tu t’en vas, mais tu la fermes !
— Je vois ! Très bien ! (La machine s’écarta et s’éleva dans les airs.) Puisque c’est comme ça, je disparais ! J’aurais dû…, continua-t-elle tout en traversant la salle.
Horza cria afin de couvrir sa voix :
— Dis donc, avant de partir… Est-ce que tu reçois des signaux d’alarme ?
— Quoi ? fit Unaha-Closp en s’immobilisant.
Wubslin s’efforça sciemment de prendre l’air concentré et se mit à scruter tour à tour les murs radieux de la station, comme pour déceler des fréquences que son oreille ne lui permettait pas de recevoir.
Le drone resta un instant silencieux, puis déclara :
— Non, rien. Bon, eh bien j’y vais. Je n’ai qu’à jeter un coup d’œil à l’autre train. Quand j’estimerai que vous êtes redevenu d’humeur plus avenante, je reviendrai.
Il fit demi-tour et partit à toute vitesse.
— Dorolow, elle, aurait pu en détecter, des signaux d’alarme, marmonna Aviger sans que personne ne l’entende.
Wubslin leva les yeux sur le train qui jetait mille feux sous l’éclairage de la gare et, comme lui, parut irradier de l’intérieur.
… qu’est-ce que c’est ? est-ce de la lumière ? suis-je en train de l’imaginer ? suis-je en train de mourir ? est-ce cela qui m’arrive ? mourir, si vite ? je croyais disposer d’un certain délai, et je ne mérite pas…
de la lumière ! c’est de la lumière !
j’y vois à nouveau !
Soudé par son propre sang au sol de métal froid, le corps fendillé, contorsionné, mutilé, à l’agonie, il ouvrit son œil valide aussi grand qu’il put. Le mucus y avait séché, et il dut ciller jusqu’à ce que sa vision s’éclaircisse.
Son corps tout entier était une contrée de douleur obscure et inconnue, un continent de tourments.
… Un seul œil. Un bras. Une jambe manquait, tranchée net. Une autre était engourdie, paralysée, et la troisième cassée (il l’éprouva afin de s’en assurer, et tenta de la déplacer : une douleur cuisante le traversa de part en part, tel un éclair illuminant brièvement le pays d’ombre qu’étaient devenus son corps et sa souffrance) ; et mon visage… mon visage…
Il avait l’impression d’être un insecte écrasé, abandonné par des enfants qui se seraient cruellement amusés avec lui l’espace d’un après-midi. Ils l’avaient cru mort, mais il n’était pas fait comme eux. La peau trouée ici et là, ce n’était pas très grave ; un membre coupé… son sang à lui ne jaillissait pas comme le leur à l’amputation d’un bras ou d’une jambe (il se remémora un enregistrement montrant la dissection d’un être humain). Et pour le guerrier, l’état de choc n’existait pas ; ce n’était pas comme leurs organismes à eux, avec leur chair flasque et tendre, si peu efficace… Il avait été touché au visage, mais le rayon ou le projectile n’avait pas percé l’enveloppe de kératine protégeant son cerveau, ni d’ailleurs endommagé de nerfs. Il avait aussi perdu un œil mais, l’autre moitié de son visage étant intact, de ce côté-là il y voyait encore.
La lumière était tellement vive… Puis sa vision s’améliora et il contempla sans bouger le plafond de la gare.
Il se sentait mourir à petit feu ; c’était une intime conviction que, là encore, les humains n’auraient pas pu ressentir. Il savait qu’à l’intérieur de lui le sang fuyait lentement ; il sentait la pression s’accroître progressivement dans son torse, et le liquide suinter par les multiples fissures de la kératine. Les lambeaux de sa combinaison lui rendraient service sans pour autant le sauver. Il sentait ses organes cesser l’un après l’autre de fonctionner : trop de lésions liant ses différents métabolismes. Son estomac ne digérerait jamais son dernier repas, et sa poche pulmonaire antérieure – qui abritait en temps normal une réserve de sang hyperoxygéné destiné à entrer dans le circuit lorsque son corps devait puiser dans ses ultimes ressources – était en train de se vider : ce carburant précieux s’amenuisait à mesure qu’avançait vers son terme le vain combat de son organisme contre la pression sanguine de plus en plus basse.
Agonie… je suis à l’agonie… Qu’importe dans les ténèbres ou en pleine lumière.
Ô Toi dans Ta grandeur, et vous mes camarades tombés, vous, mes enfants et partenaires… me voyez-vous mieux dans la clarté violente irradiant au cœur de cette terre étrangère ?
Je suis Quayanorl, ô Toi si grand, et…
Une idée lui vint, plus lumineuse que la douleur lorsqu’il avait voulu bouger sa jambe fracassée, plus encore que l’éclairage fixe et muet de la gare.
Ils avaient dit qu’ils se dirigeaient vers la station 7.
C’était son dernier souvenir, hormis la vision d’un d’entre eux venu par la voie des airs. C’était celui-là qui avait dû lui tirer en pleine figure ; il ne se rappelait rien, mais l’hypothèse se tenait… On avait dû l’envoyer voir s’il était bien mort. Seulement voilà, il était vivant, et il venait d’avoir une idée.
Le stratagème n’avait guère de chances de réussir, même s’il s’arrangeait pour le mettre en œuvre, même s’il arrivait à changer de position, même si tout marchait comme prévu… C’était une tentative désespérée, dans tous les sens du terme… Mais au moins, il aurait tenté quelque chose ; quoi qu’il advienne, il aurait péri en guerrier. Les souffrances que cela lui coûterait en valaient la peine.
Il passa rapidement à l’action, avant de changer d’avis, sachant très bien qu’il ne lui restait que peu de temps (s’il n’était pas déjà trop tard…). La douleur le transperça comme une épée.
De sa bouche disloquée et sanglante sortit un cri.
Personne ne l’entendit. Le cri se répercuta dans toute la station. Puis le silence retomba. Des élancements palpitèrent dans son corps tout entier, mais il sut alors qu’il s’était libéré ; la soudure de sang qui le maintenait plaqué contre le métal avait cédé. Il pouvait bouger ; dans la lumière, il pouvait bouger.
Xoxarle, si tu es encore en vie, il se peut que je réserve à nos amis une petite surprise…
— Drone ?
— Quoi ?
— Horza veut savoir ce que tu es en train de faire, fit Yalson par l’intermédiaire de son communicateur en regardant le Métamorphe.
— J’opère une fouille du train ; celui qui est stationné dans l’atelier. Je l’aurais dit, vous savez, si j’avais trouvé quelque chose. Vous avez pu remettre en marche le détecteur de masse ?
Horza grimaça en jetant un regard au casque que Yalson tenait sur ses genoux, puis coupa le communicateur.
— Mais il a raison, n’est-ce pas ? demanda Aviger, assis sur la palette. Celui de ta combi ne marche pas non plus ?
— J’ai des interférences à cause du réacteur, dit Horza au vieil homme. C’est tout. On va arranger ça.
Aviger n’eut pas l’air très convaincu.
Horza ouvrit une boîte de boisson. Il se sentait épuisé, vidé. Il y avait de la morosité déçue dans l’air, maintenant qu’ils avaient réussi à rétablir le courant sans pour autant dénicher le Mental. Il maudit le détecteur cassé, puis Xoxarle, et pour finir le Mental.
Il ignorait où se trouvait ce fichu engin, mais il le trouverait, ça oui ! Néanmoins, dans l’immédiat, tout ce qu’il voulait c’était rester assis et se détendre un peu. Il lui fallait du temps pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Il se frotta la tête au niveau de la contusion reçue dans l’échauffourée de la station 6 ; il y avait là, à l’intérieur, une douleur diffuse mais insistante qui l’aurait distrait s’il n’avait pas été capable de la déconnecter.
— Tu ne crois pas qu’on devrait inspecter ce train, maintenant ? demanda Wubslin en enveloppant d’un regard avide les courbes polies du véhicule.
Horza sourit de le voir si enthousiaste.
— Mais oui, pourquoi pas ? Vas-y, jette un coup d’œil, acquiesça-t-il en regardant Wubslin qui, souriant, avala une dernière bouchée et attrapa son casque.
— Ouais, c’est vrai, autant s’y mettre tout de suite, conclut-il en s’éloignant d’un pas vif.
Il dépassa la silhouette immobile de Xoxarle, emprunta la rampe d’accès et entra dans le train.
Balvéda se tenait debout, adossée au mur, les mains dans les poches. Elle regarda en souriant l’ingénieur leur tourner le dos, se diriger vers le train puis disparaître à l’intérieur.
— Tu vas le laisser piloter cet engin, Horza ? s’enquit-elle.
— Il va bien falloir que quelqu’un s’en charge. On aura peut-être besoin d’un moyen de transport pour chercher le Mental.
— Chouette ! commenta la jeune femme. On pourrait circuler en train indéfiniment.
— Très peu pour moi, intervint Aviger en se détournant de Horza pour regarder l’agent de la Culture. Personnellement, je rentre à la TAC. Pas question que je me balade là-dessous pour chercher ce maudit ordinateur.
— Excellente initiative, répliqua Yalson en le dévisageant. On pourrait te charger de convoyer le prisonnier ; vous partiriez rien que tous les deux, Xoxarle et toi.
— J’irai seul, répondit Aviger à voix basse, en évitant le regard de Yalson. Je n’ai pas peur.
Xoxarle les écoutait parler. Il n’aimait pas le piaulement rêche de leurs voix. Il éprouva à nouveau la solidité de ses liens. Le fil électrique s’était incrusté sur quelques millimètres dans la kératine au niveau de ses épaules, de ses cuisses et de ses poignets. Cela lui faisait un peu mal, mais il fallait partir du principe que le jeu en valait la chandelle. Il s’appliqua à approfondir ses coupures en frottant de toutes ses maigres forces les endroits où le fil était le plus serré, râpant délibérément la couche cornée, comparable aux ongles des humains, qui recouvrait la totalité de son corps. Lorsqu’on l’avait ligoté, il avait rempli sa cage thoracique et bandé ses muscles le plus possible, ce qui lui accordait à présent un peu de mou ; mais il lui en faudrait plus pour parvenir à se dégager entièrement.
Il n’avait pas de projet précis, pas de minutage bien au point ; aucun moyen de savoir quand l’occasion d’agir se présenterait. Mais de toute façon, que faire d’autre ? Rester debout là bien sagement comme un mannequin empaillé ? Pendant que ces vermisseaux au corps flaccide se tortillaient, grattaient leur peau pulpeuse et s’efforçaient de trouver la cachette du Mental ? Ce n’était pas digne d’un guerrier ; il avait fait trop de chemin, vu trop de morts…
— Hé ! (Wubslin avait ouvert un petit hublot à l’étage supérieur du train et se penchait pour interpeller les autres.) Les ascenseurs marchent ! Je viens d’en prendre un pour monter ! Tout marche !
— Bravo ! (Yalson agita la main.) Bravo, Wubslin !
L’ingénieur rentra la tête. Ils le virent progresser dans le train, éprouvant et touchant tout ce qu’il rencontrait, inspectant les commandes et les divers mécanismes.
— Plutôt impressionnant, non ? fit Balvéda. Pour l’époque, je veux dire. Horza opina en promenant lentement son regard d’un bout à l’autre du train. Puis il acheva la boisson contenue dans sa boîte, qu’il reposa sur la palette avant de se lever.
— Oui, en effet. Mais ça ne leur a pas servi à grand-chose.
Quayanorl se hissa sur la passerelle.
Un rideau de fumée planait, à peine dérangé par la lente circulation de l’air. Mais les ventilateurs du train, eux, fonctionnaient, et les rares mouvements perceptibles à travers le nuage gris bleuté provenaient principalement des portes et des fenêtres, par où sortait du train une brume âcre chassée par ses systèmes de climatisation et de filtrage.
Il se traîna dans les décombres, des morceaux de mur et de train parsemés de débris provenant de sa propre combinaison. Sa progression était lente et pénible, et déjà il craignait de mourir avant d’arriver au train.
Ses jambes ne lui étaient plus d’aucune utilité ; il s’en serait sans doute mieux sorti si les deux autres lui avaient également été arrachées.
Il rampait en se propulsant grâce à son bras valide, dont il agrippait le rebord de la passerelle avant de s’arc-bouter de toutes ses forces.
L’effort lui causait des souffrances intolérables. À chaque traction il se disait qu’elles allaient décroître, mais non ; on aurait dit qu’à chaque traction, pendant les secondes interminables où son corps brisé, sanglant, se traînait vers l’avant sur le sol encombré de la passerelle, ses veines s’emplissaient d’acide. Il secoua la tête et marmonna quelques mots. Le sang coulait par des craquelures qui s’étaient refermées pendant son immobilisation, et qui maintenant se rouvraient d’un coup. Les larmes coulaient à flot de son unique œil valide, et un liquide cicatrisant suintait lentement pour venir s’amasser dans l’orbite vide.
Devant lui, la porte luminescente transparaissait dans la brume radieuse ; un léger courant d’air s’en échappait, qui y créait des tourbillons. Les pieds de l’Idiran traînaient derrière lui en raclant la passerelle, et à mesure qu’il avançait, sa plaque thoracique creusait un sillon dans les décombres, telle une étrave fendant les eaux. Il saisit à nouveau le rebord et tira.
Il s’efforçait de ne pas crier ; non qu’il craignît d’attirer l’attention, mais parce que, du jour où il s’était tenu debout seul pour la première fois, toute sa vie on lui avait appris à souffrir en silence. Et il s’y était consacré de tout son cœur ; il entendait encore son Querl-de-nid et son parent-mère lui interdire de crier. Il avait honte de leur désobéir, seulement parfois, c’était plus fort que lui. Parfois le cri fusait sous la pression de la douleur.
Au plafond, certaines lampes touchées par des tirs égarés étaient éteintes. L’Idiran distinguait des cratères et des perforations diverses dans le revêtement extérieur du train ; il n’avait aucun moyen de savoir s’il avait subi des dégâts graves, mais il n’allait pas s’arrêter maintenant. Il fallait qu’il continue.
Il entendait le train. Il l’écoutait comme le chasseur écoute une bête sauvage. Le train était vivant ; blessé – certains de ses moteurs semblaient endommagés – mais vivant. Lui-même allait mourir, mais, avant, il ferait son possible pour capturer la bête.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Horza à Wubslin.
Il avait repéré l’ingénieur sous un des wagons ; la tête en bas, ce dernier étudiait le système d’entraînement des roues. Le Métamorphe lui avait demandé de jeter un coup d’œil au petit appareil qui, fixé à l’avant de sa combinaison, constituait le corps du détecteur de masse.
— Je ne sais pas, répondit Wubslin en secouant la tête. (Il avait revêtu son casque et, visière rabattue, se servait de l’écran intérieur pour obtenir un agrandissement du détecteur.) C’est trop petit. Il faudrait que je le ramène à bord de la TAC pour pouvoir l’examiner correctement. Je n’ai pas pris tous mes instruments avec moi. (Il fit claquer ses lèvres.) Il a l’air intact. Je ne vois pas de dégâts apparents. Ce sont peut-être les réacteurs qui le neutralisent.
— Quelle guigne ! Il va falloir chercher par nous-mêmes, alors, fit Horza.
Il laissa Wubslin refermer la minuscule trappe d’inspection ouverte sur sa poitrine. L’ingénieur se redressa et releva sa visière.
— Le seul problème, reprit-il avec morosité, c’est que, si le phénomène est dû à une interférence des réacteurs, il ne serait pas très indiqué de prendre le train pour partir en quête du Mental. Il va falloir emprunter le transtube.
— On va d’abord fouiller la station, répondit Horza en se levant.
Par la fenêtre du train, à l’autre bout du quai, il vit Yalson surveiller Balvéda, qui faisait lentement les cent pas. Aviger n’avait pas bougé de la palette. Xoxarle était toujours ligoté aux poutrelles de la rampe d’accès.
— Je peux remonter jusqu’à la cabine de pilotage ? demanda Wubslin.
Horza dévisagea l’ingénieur, dont les traits lui parurent francs et ouverts.
— Oui, pourquoi pas ? Mais n’essaie pas de le faire démarrer pour l’instant, tu m’entends ?
— D’accord, répondit l’ingénieur d’un air enchanté.
— Métamorphe ! lança Xoxarle tandis que Horza redescendait la passerelle.
— Quoi ?
— Ces fils… Ils sont trop serrés. Ils me cisaillent.
Horza observa attentivement les liens qui ficelaient les bras de l’Idiran.
— Tant pis pour vous, énonça-t-il.
— Mais ils me coupent aux épaules, aux jambes et aux poignets. Si on ne les desserre pas, ils sectionneront mes vaisseaux sanguins. Je ne voudrais pas mourir dans des circonstances aussi peu élégantes. Ne vous gênez surtout pas si vous voulez me mettre une balle dans la tête, mais ce lent découpage est par trop humiliant. Si je vous tiens ce discours, c’est uniquement parce que je commence à croire que vous avez réellement l’intention de me ramener à la Flotte.
Horza passa derrière l’Idiran afin d’examiner l’entrecroisement des fils sur les poignets du captif. Ce dernier disait vrai : ils avaient pénétré dans sa chair comme un fil de fer dans l’écorce d’un arbre. Le Métamorphe se renfrogna.
— Jamais vu une chose pareille, déclara-t-il en fixant la nuque immobile de l’Idiran. Qu’est-ce que vous mijotez ? Votre peau n’est pas si tendre que ça, tout de même.
— Je ne mijote rien du tout, humain, répondit Xoxarle avec lassitude, en poussant un profond soupir. Simplement, mon corps meurtri tente de se reconstituer. Tout naturellement, il se fait plus flexible, moins résistant, à mesure qu’il s’efforce de reconstruire ses zones détériorées. Oh, et puis que m’importe que tu me croies ou pas. Mais je t’aurai averti.
— Je vais y réfléchir, répondit Horza. Si ça devient trop douloureux, poussez un cri.
Il revint sur le quai en enjambant les poutrelles, puis alla rejoindre les autres.
— C’est moi qui vais devoir réfléchir au problème, déclara tranquillement Xoxarle. Les guerriers ne « poussent pas de cris » quand ils souffrent.
— Alors, dit Yalson au Métamorphe. Wubslin est heureux ?
— Il a peur de ne pas pouvoir piloter le train, l’informa Horza. Que fabrique le drone ?
— Il inspecte l’autre train, et en prenant tout son temps.
— Bon, on va le laisser ici. Toi et moi, on s’en va fouiller la station. Aviger ? lança-t-il en se tournant vers le vieil homme, qui se curait les dents avec un petit morceau de plastique.
— Quoi ? fit ce dernier en levant sur le Métamorphe un regard lourd de soupçon.
— Tu surveilles l’Idiran ? On va jeter un coup d’œil aux environs.
— D’accord, répondit Aviger en haussant les épaules. Pourquoi pas ? D’ailleurs, ça tombe bien, je n’avais rien de mieux à faire.
Il tendit le bras, agrippa l’extrémité de la rampe et tira. Puis il se propulsa vers l’avant et une vague de douleur le submergea. Il s’assura une prise sur le rebord de la porte du train et tira à nouveau. Ensuite, glissant sur le ventre, il passa lourdement du sol de la passerelle à celui du train.
Une fois qu’il fut tout entier à l’intérieur, il s’arrêta pour se reposer.
Le sang rugissait sans interruption dans sa tête.
Sa main était affaiblie, tout endolorie. C’était une sensation différente de la douleur aiguë que lui causaient ses blessures, et elle l’inquiétait davantage. Il craignait que cette main-là ne s’ankylose bientôt, qu’elle ne veuille bientôt plus rien agripper et qu’il ne puisse donc plus s’en servir pour avancer.
Au moins le sol était-il plat, à présent. Il lui restait à se traîner sur la longueur d’un wagon et demi, mais heureusement, sans aucun plan incliné. Il se retourna vers l’endroit où il avait été blessé, mais eut seulement le temps d’y jeter un bref coup d’œil avant que sa tête ne retombe. Il avait laissé un sillage sanglant sur la passerelle, comme si on avait passé un balai mêlé de peinture pourpre dans la poussière et les déchets qui en recouvraient la surface métallique.
Inutile de regarder en arrière. La seule chose qui comptait, c’était de continuer ; il ne lui restait que peu de temps. Dans une demi-heure au plus, il serait mort. Il aurait pu survivre un peu plus longtemps en restant immobile sur la rampe, mais ses efforts avaient accéléré les forces qui sapaient sa résistance et sa vitalité.
Il se poussa en avant vers le couloir qui traversait tout le train dans le sens de la longueur, traînant à sa suite ses deux jambes fracassées, inertes et inutiles, qui glissaient sur une mince pellicule de sang.
— Métamorphe !
Horza fronça les sourcils. Il s’apprêtait à partir explorer la gare en compagnie de Yalson, et l’Idiran l’avait appelé alors qu’il ne se trouvait plus qu’à quelques pas de la palette où veillait toujours Aviger, qui semblait à présent rassasié et accompagnait de son arme les allées et venues de Balvéda.
— Oui, Xoxarle ?
— Ces fils… Ils ne vont pas tarder à me découper en tranches. Je te le dis seulement parce que, jusqu’ici, tu as tout fait pour me garder en vie ; il serait trop bête que je meure accidentellement, pour cause de négligence. Mais je t’en prie… poursuis donc ton chemin, si mon sort t’importe si peu.
— Vous voulez que je desserre les fils ?
— Un tout petit peu. Il n’y a pas du tout de mou, vois-tu, et j’apprécierais de pouvoir respirer sans me disséquer en même temps.
— Si vous tentez quoi que ce soit, cette fois-ci, dit Horza à l’Idiran en se rapprochant et en lui braquant son arme en plein visage, je vous fais sauter les deux bras et les trois jambes et je vous ramène chez vous en vous traînant sur la palette.
— Je suis convaincu par la cruauté dont tu menaces de faire preuve à mon égard, humain. Tu sais manifestement à quel point nous avons honte de porter des prothèses, même à la suite de blessures de guerre. Je ne tenterai donc rien. Desserre simplement mes liens, en bon allié que tu es.
Horza donna un peu de mou là où les fils entaillaient Xoxarle, qui contracta ses muscles et produisit une espèce de soupir très sonore.
— C’est beaucoup mieux, petit homme. Beaucoup mieux. De cette façon je survivrai jusqu’au châtiment que tu imagineras de me réserver.
— Comptez là-dessus. S’il se mettait ne serait-ce qu’à respirer de manière hostile, tire-lui dans les jambes et fais-les-lui sauter, d’accord ? dit-il à Aviger.
— Oh, oui mon commandant, répliqua ce dernier en saluant.
— Alors, Horza. On espère tomber en plein sur le Mental ? lui demanda Balvéda, qui avait interrompu son perpétuel va-et-vient pour se planter devant Yalson et lui, les mains dans les poches.
— On ne sait jamais, Balvéda.
— Pilleur de tombes, fit-elle avec un sourire nonchalant.
— Dis à Wubslin qu’on s’en va, reprit Horza en se tournant vers Yalson. Demande-lui de monter la garde sur le quai et de surveiller Aviger pour ne pas qu’il s’endorme.
Yalson appela Wubslin par communicateur.
— Mieux vaut que tu viennes avec nous, reprit-il à l’intention de Balvéda. Je n’ai pas très envie de te laisser ici avec tout ce matériel en état de marche.
— Comment, Horza, tu ne me fais donc pas confiance ? fit-elle en souriant.
— Ouvre la marche et tais-toi, dit Horza d’un ton las en lui indiquant la direction qu’il voulait la voir prendre.
Balvéda haussa les épaules et se mit en route.
— On est vraiment obligés de la prendre avec nous ? s’enquit Yalson en réglant son pas sur celui de Horza.
— On peut toujours l’enfermer quelque part, répondit-il en regardant Yalson, qui haussa à son tour les épaules.
— Oh, et puis après tout, pourquoi pas ? conclut-elle.
Unaha-Closp avançait dans le train. Dehors il voyait la zone d’entretien-réparation, avec toutes ses machines – tours, forges, bancs de soudure, bras articulés, unités de rechange et berceaux géants accrochés au plafond auxquels s’ajoutait un unique portique suspendu qui ressemblait à un pont étroit –, le tout scintillant sous la lumière vive qui tombait du plafond.
Le train présentait un intérêt certain ; dans cet environnement technologique archaïque, il y avait décidément beaucoup de choses à voir, beaucoup de pièces à toucher et à explorer, mais Unaha-Closp était surtout content de se retrouver un moment seul. La compagnie des humains s’était avérée lassante, au bout de quelques jours, et l’attitude du Métamorphe le plongeait constamment dans le plus grand désarroi. Cet homme était un spéciste ! Me traiter, moi, comme une simple machine, songeait Unaha-Closp. Comment ose-t-il ?
Quel plaisir il avait ressenti en se montrant capable de réagir plus vite que les autres, là-bas, dans le tunnel, et peut-être même de leur sauver la vie ! Sans doute avait-il même sauvé celle du Métamorphe, cet ingrat, en assommant Xoxarle. Il rechignait à se l’avouer, mais le drone s’était senti éclatant de fierté quand Horza l’avait remercié. Mais voilà, après l’incident, l’homme n’avait pas changé d’attitude à son égard ; il oublierait sans doute ce qui s’était passé, ou bien il voudrait y voir une aberration momentanée dans le comportement d’une machine indécise, anormale.
Unaha-Closp était seul à savoir ce qu’il ressentait, ce qui l’avait poussé à prendre des risques dans le seul but de protéger des humains. Ou plutôt je devrais le savoir, songea-t-il avec tristesse. Je n’aurais peut-être pas dû intervenir ; laisser tout simplement l’Idiran les descendre tous. Mais sur le moment, son instinct l’avait poussé à s’interposer. Brute, se dit-il encore.
Il se déplaçait çà et là dans le train bourdonnant, brillamment éclairé ; on aurait dit une pièce mobile faisant partie de l’engin lui-même.
Wubslin se gratta la tête. En se dirigeant vers la cabine de pilotage, il s’était arrêté dans le wagon-réacteur, dont certaines portes refusaient de s’ouvrir. Elles devaient comporter un genre de verrouillage de sécurité, sans doute commandé depuis la cabine… ou la passerelle… ou la plate-forme, il ne savait pas quel nom donner à la zone située dans le nez du train. Puis il se souvint des recommandations de Horza et regarda par une fenêtre.
Aviger était toujours assis sur sa palette et tenait en joue l’Idiran, qui se tenait parfaitement immobile contre les poutrelles. Wubslin détourna les yeux, éprouva à nouveau la porte donnant dans le wagon du réacteur, puis secoua la tête.
Sa main, son bras faiblissaient. Au-dessus de lui, des rangées de sièges faisaient face à une série d’écrans vierges. Il se propulsait en s’accrochant au pied des fauteuils ; il avait presque atteint le couloir menant à la voiture de tête.
Il ne savait pas très bien comment y arriver. À quoi pourrait-il s’agripper ? Enfin, inutile de s’en inquiéter dès maintenant. Il attrapa un nouveau pied de fauteuil et tira.
Depuis la plate-forme surplombant le secteur réparation, ils avaient vue sur le train de tête, celui où se trouvait le drone. Ainsi immobilisé au-dessus du sol en creux de la zone entretien, le long véhicule lustré, niché dans une alcôve creusée à même la paroi du fond, évoquait un astronef mince et étiré tandis que, tout autour, le roc sombre faisait penser à un espace sans étoiles.
Le front barré d’un pli soucieux, Yalson avait les yeux fixés sur le dos de l’agent de la Culture.
— Je la trouve un peu trop docile, Horza, dit-elle juste assez haut pour que son compagnon l’entende.
— Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai, répliqua ce dernier. Plus elle se montrera docile, mieux ça vaudra.
Yalson secoua imperceptiblement la tête, sans quitter du regard la femme qui les précédait.
— Non, elle nous mène en bateau. Elle n’était pas comme ça avant. À mon avis, elle sait qu’elle peut se permettre d’attendre une occasion. Elle a un atout, et elle se décontracte en attendant le moment de l’abattre.
— Tu te fais des idées. Ce sont tes hormones qui prennent le dessus, qui te donnent des soupçons et des arrière-pensées.
Elle le regarda, transférant ainsi son regard soucieux de Balvéda au Métamorphe. Ses yeux s’étrécirent.
— Quoi ?
— Je plaisantais, l’assura Horza en levant sa main libre, le sourire aux lèvres.
Yalson n’eut pas l’air convaincue.
— Elle prépare quelque chose. J’en suis sûre, ajouta-t-elle en hochant distraitement la tête. Je le sens.
Quayanorl se traîna dans le couloir de jonction, poussa la porte donnant dans le wagon et continua de ramper lentement sur le sol.
Il commençait à ne plus très bien se rappeler son but. Il savait seulement qu’il devait continuer, aller toujours de l’avant, ramper, toujours ramper, mais pour faire quoi, cela il n’aurait su le dire. Le train était un labyrinthe-torture conçu pour multiplier ses souffrances.
Je suis en train de me traîner vers ma propre mort. J’ignore pourquoi, mais même quand je suis à bout, quand je ne peux plus ramper, je continue d’avancer. Vais-je mourir en atteignant la salle de contrôle, puis poursuivre mon voyage de l’autre côté, du côté de la mort ? Est-ce cela que j’avais en tête ?
Je suis comme un tout petit enfant qui se traîne au sol… Viens à moi, petit bonhomme, dit le train.
Nous cherchions quelque chose, mais je n’arrive pas à me souvenir… au juste… de ce que…
Ils fouillèrent du regard la vaste caverne, puis escaladèrent des marches menant à une galerie, elle-même donnant accès aux wagons d’habitation et de stockage.
Balvéda se tenait au bord de la grande terrasse qui courait tout autour de la caverne, à mi-chemin entre le plancher et le plafond. Yalson surveilla l’agent de la Culture pendant que Horza ouvrait les portes conduisant à la section habitation. Balvéda plongeait son regard dans le vaste espace dégagé de la salle ; ses mains fines reposaient sur la balustrade, dont la rambarde supérieure lui arrivait aux épaules : pour les constructeurs du Complexe, elle serait montée à hauteur de hanches.
Non loin de la jeune femme, un long portique suspendu au plafond par des câbles enjambait le vide pour rejoindre la terrasse du côté opposé de la caverne, où un étroit tunnel brillamment éclairé s’enfonçait dans le roc. Le regard de Balvéda courut sur toute la longueur de la passerelle, jusqu’à la lointaine entrée du conduit.
Yalson se demanda un instant si la femme de la Culture envisageait de s’y précipiter subitement, mais elle savait très bien que Balvéda n’en ferait rien ; peut-être désirait-elle seulement la voir tenter le tout pour le tout, ce qui lui permettrait à elle, Yalson, de lui tirer dessus et de s’en débarrasser une fois pour toutes.
Balvéda détourna son regard de l’étroit pont métallique et Horza ouvrit d’un coup les portes de la zone habitation.
Xoxarle fit rouler ses épaules. Les fils glissèrent légèrement et s’amassèrent par paquets.
L’humain qu’ils avaient laissé sur place pour monter la garde auprès de lui avait l’air fatigué ; peut-être même avait-il envie de dormir, mais Xoxarle se doutait bien que les autres ne resteraient pas longtemps absents. Il ne pouvait pas se permettre de trop avancer en besogne pour le moment, au cas où, en rentrant, le Métamorphe remarquerait le déplacement de ses liens.
De toute manière – même si ce n’était pas la conclusion la plus intéressante à laquelle pût aboutir la situation présente – il existait apparemment une forte possibilité pour que les humains ne trouvent jamais le calculateur intelligent-conscient qu’ils recherchaient tous. Auquel cas la meilleure ligne de conduite à adopter était la passivité totale. Il laisserait les petits hommes le ramener à leur vaisseau. Le dénommé Horza demanderait sans doute une rançon pour sa restitution ; d’ailleurs c’était certainement pour cela qu’on le laissait en vie, il venait de s’en rendre subitement compte.
Il se pouvait que la Flotte paie pour récupérer un de ses guerriers, même si sa famille à lui – qui, de toute façon, n’était pas riche – n’en avait pas le droit. Il ne savait plus très bien s’il avait envie de vivre, s’il devait racheter par de futurs exploits la honte de s’être fait prendre puis restituer contre rançon, ou bien faire son possible pour s’enfuir… ou mourir. C’était vers l’action qu’il se sentait le plus attiré ; l’action, c’était la vocation du guerrier. En cas de doute, agis.
Le vieil humain se leva de sa palette et la contourna. Il s’approcha suffisamment près de Xoxarle pour inspecter ses liens, mais sans beaucoup de soin. L’Idiran jeta un regard au fusil-laser, et ses grandes mains liées derrière son dos s’ouvrirent puis se refermèrent lentement sans même qu’il s’en rende compte.
Wubslin déboucha dans la salle de contrôle située à l’avant du train. Il ôta son casque et le posa sur le tableau de bord en s’assurant qu’il ne touchait aucune commande, puis constata qu’il prenait seulement appui contre une série de petits cadrans éteints. Il resta immobile au centre de la pièce en promenant autour de lui un regard fasciné.
Le train vibrait sous ses pieds. Cadrans, voyants, écrans et panneaux divers indiquaient bien que le train était prêt à partir. L’ingénieur fixa un panneau de commande situé face à deux énormes fauteuils, eux-mêmes disposés devant la partie avant du tableau de bord ; ensuite venait le vitrage blindé formant une partie du nez de l’engin. Au-delà s’ouvrait le tunnel, dont seules quelques petites ampoules murales dissipaient l’obscurité.
Cinquante mètres plus loin, un ensemble d’aiguillages complexe divisait les rails en deux tunnels distincts ; l’un partait tout droit – Wubslin y aperçut l’arrière du second train –, et l’autre s’incurvait pour contourner la zone entretien-réparation et rejoindre perpendiculairement la station suivante.
Wubslin tendit le bras par-dessus la console pour effleurer le vitrage et en éprouver la surface lisse et froide. Il sourit : c’était bien du verre, et non un écran. Il préférait cela. Les concepteurs de l’engin connaissaient les écrans holographiques, les supraconducteurs et la lévitation magnétique – puisqu’ils avaient utilisé toutes ces techniques dans leurs transtubes –, mais pour leur grand œuvre, ils n’avaient pas craint de s’en tenir à une technologie plus rudimentaire, mais moins fragile. C’était ainsi que le train comportait des vitrages blindés et roulait sur des rails en métal. Wubslin se frotta lentement les mains et examina tour à tour les nombreux instruments et manettes de contrôle.
— Pas mal, souffla-t-il.
Il se demanda s’il serait capable de deviner quels boutons commandaient l’ouverture des portes du wagon-réacteur.
Quayanorl atteignit la salle de pilotage.
Elle n’avait pas souffert. De haut en bas, du plancher au plafond, on y voyait successivement des pieds de fauteuils en métal, des tableaux de commande en surplomb, puis des plafonniers dispensant une vive lumière. Perclus de douleurs, marmonnant des mots sans suite, il se traînait sur le sol en s’efforçant de se rappeler pourquoi il avait fait tout ce chemin.
Il se reposa en appuyant sa joue contre le sol glacial de la cabine. Le train bourdonnait sous son visage et lui transmettait ses vibrations. L’engin était toujours vivant ; abîmé, certes – et, comme l’Idiran, il ne s’en remettrait jamais –, mais vivant. Ce dernier avait eu jusque-là quelque chose en tête, il le sentait confusément, mais quoi ? Cela lui échappait à présent. Il en aurait pleuré de frustration, mais n’avait même plus assez d’énergie pour cela.
Qu’est-ce que c’était ? se demandait-il (tandis que le train ronronnait). J’allais… j’allais faire… mais quoi ?
Unaha-Closp examina le wagon-réacteur. Il lui parut tout d’abord en grande partie inaccessible, mais le drone finit par trouver un accès par le biais d’une gaine de câbles.
La machine se promena çà et là dans le wagon en repérant le fonctionnement de l’ensemble : les déflecteurs absorbants abaissés destinés à empêcher la surchauffe de la pile ; la plaque d’uranium appauvri prévue pour protéger les fragiles organismes humanoïdes, le système d’évacuation de la chaleur canalisant cette dernière vers une batterie de petites cuves, où la vapeur produite alimentait des génératrices, qui à leur tour produisaient la force motrice des roues. Tout cela est d’un sommaire ! songea Unaha-Closp. Compliqué et sommaire à la fois. Tellement enclin à se détraquer, malgré tous leurs systèmes de sécurité !
Mais de toute façon, si les humains et lui avaient à se déplacer dans un véhicule tracté par ce genre de locomotive à vapeur nucléaire, ils utiliseraient l’énergie du système principal. Le drone tomba d’accord avec le Métamorphe : c’était de la folie, de la part des Idirans, que de vouloir remettre en marche toute cette antique ferraille.
— Et ils dormaient dans ces trucs-là ?
Yalson contemplait les filets suspendus. Ils se tenaient tous trois dans l’encadrement d’une porte donnant sur une vaste salle ; celle-ci avait dû servir de dortoir aux êtres depuis longtemps disparus qui travaillaient jadis dans le Complexe. Balvéda essaya un des filets. Ils ressemblaient à des hamacs dépliés, tendus entre des piquets alignés qui tombaient du plafond. Il pouvait y en avoir une centaine dans la pièce ; on aurait dit des filets de pêcheur mis à sécher.
— Je suppose qu’ils trouvaient cela confortable, dit Horza. (Il regarda autour d’eux. Aucun endroit où le Mental fût susceptible d’avoir trouvé refuge.) On continue, reprit-il. Allez, Balvéda, en route.
La jeune femme quitta son filet en le laissant animé d’un léger balancement, et se demanda s’il n’y avait pas quelque part des baignoires ou des douches en état de marche.
Il tendit les bras et agrippa le tableau de bord. Tirant de toutes ses forces, il réussit à hisser sa tête sur le siège. Puis il se servit des muscles de son cou et de son bras douloureux, affaibli, pour se soulever de terre. Là, il s’arc-bouta à nouveau et fit pivoter son torse. Une de ses jambes heurta le dessous du fauteuil ; il hoqueta de douleur et faillit retomber. Mais il avait réussi à se hisser sur le siège.
Il jeta un regard, par-delà les commandes groupées, au large tunnel qui s’ouvrait derrière le nez incliné du train ; ses parois noires étaient jalonnées de petites lumières. L’acier étincelant des rails s’enfonçait dans le lointain.
Quayanorl plongea son regard dans cet espace immobile et muet et éprouva une maigre sensation de triomphe, légèrement teintée d’amertume ; il venait de se rappeler la raison qui l’avait poussé à ramper jusqu’ici.
— Ça y est ? interrogea Yalson.
Ils se trouvaient dans la salle de contrôle, d’où on commandait les fonctions complexes de la station. Horza avait allumé quelques écrans, vérifié des chiffres, et était à présent assis devant un panneau de contrôle, où il se servait des télécaméras de la station pour balayer une dernière fois les couloirs, salles, tunnels, puits et autres cavernes. Perchée sur un autre siège colossal, Balvéda agitait ses jambes pendantes comme une petite fille dans un fauteuil d’adulte.
— Oui, ça y est, répondit Horza. On a passé en revue toute la station ; à moins de se cacher dans un des trains, le Mental n’est pas là.
Il activa les caméras des autres stations, en commençant par la 1. Il s’attarda sur la station 5, où il obtint une vue plongeante des quatre cadavres de medjels et de l’épave du canon rudimentaire qu’avait fabriqué le Mental, puis passa à la caméra fixée au plafond de la station 6…
Ils ne m’ont pas encore trouvé. Je ne les entends pas très bien. Seul me parvient l’écho de leurs pas infimes. Je sais qu’ils sont là, mais je n’arrive pas à deviner ce qu’ils font. Les aurais-je dupés ? J’avais repéré un détecteur de masse, mais son signal a disparu. Il y en a un autre. Ils l’ont ici, avec eux, mais il est impossible qu’il fonctionne correctement. Oui, bernés, peut-être ; est-ce le train qui me sauve ? Quelle ironie…
Ils ont pu capturer un autre Idiran. Je distingue au milieu de leurs pas un rythme différent. Se déplacent-ils tous à pied, ou quelques-uns par anti-g ? Comment ont-ils pénétré ici ? Se peut-il que ce soient les Métamorphes de la Surface ?
Je donnerais la moitié de ma capacité mémoire pour posséder un seul télédrone. Je suis caché, mais piégé. Je ne peux ni voir ni entendre comme je voudrais. Juste ressentir des choses. Et j’ai horreur de ça. Si seulement je savais ce qui se passe !
Quayanorl contemplait fixement les commandes devant lui. Xoxarle et lui avaient eu le temps de déterminer leur mode de fonctionnement avant l’arrivée des humains, du moins en partie. Maintenant, il fallait qu’il se souvienne de tout. Que faire en premier ? Il se pencha en avant, le bras tendu, et se balança dangereusement sur ce siège qui n’était pas fait pour les êtres de son espèce. Il actionna une série d’interrupteurs. Des voyants se mirent à clignoter, des déclics retentirent.
Il avait tellement de mal à se souvenir… Il effleura des leviers, des manettes, des boutons. Cadrans et affichages lumineux indiquèrent subitement de nouvelles données. Des écrans s’allumèrent, des chiffres se mirent à palpiter. On entendait des signaux sonores ténus, très haut dans l’aigu. Il avait l’impression de procéder correctement, mais comment en être sûr ?
Comme certaines commandes se trouvaient trop loin de lui, il dut pour les atteindre se vautrer à demi sur le tableau de bord en prenant bien garde à ne modifier aucun des réglages déjà effectués ; puis il se rejeta dans le fauteuil.
Le train était à présent parcouru d’un bourdonnement sourd ; l’Idiran le sentait vibrer. Les moteurs tournaient, l’air circulait en chuintant, les haut-parleurs émettaient des bips et des déclics. Il n’avait pas fait tout cela pour rien. Le train ne s’ébranlait pas encore, mais le moment fatidique se rapprochait.
Seulement, sa vue baissait sensiblement.
Il cilla, secoua la tête, mais son œil valide l’abandonnait. Tout devenait gris devant lui ; il devait se concentrer sur les commandes, les écrans. Les lumières murales du tunnel, qui s’enfonçaient dans les ténèbres au-devant, lui paraissaient moins brillantes. Il aurait pu attribuer cela à une baisse de tension dans l’alimentation du Complexe, mais savait très bien que c’était autre chose. Son crâne lui faisait mal, quelque part à l’intérieur. C’était sans doute dû à la position assise : le sang refluait dans la partie inférieure de son corps.
De toute façon, ce serait bientôt la fin ; il en accélérait même la venue. Mais maintenant, il était de plus en plus urgent de poursuivre sa tâche. Il enfonçait des boutons, basculait des leviers. Le train aurait dû bouger, s’animer ; pourtant il demeurait immobile.
Qu’avait-il omis de faire ? Il se tourna du côté où il n’y voyait plus ; des panneaux lumineux clignotants lui apparurent brusquement. Ah, oui : les portes. Il actionna les commandes adéquates et perçut un bruit de roulement ; la plupart des affichages lumineux cessèrent de palpiter, mais pas tous. Certaines portes devaient être coincées. Il actionna un autre instrument permettant de passer outre cette mesure de sécurité. Les écrans s’éteignirent.
Il fit une nouvelle tentative.
Lentement, comme un animal qui s’étire après une longue période d’hibernation, sur trois cents mètres le train du Complexe de Commandement frémit tandis que ses wagons se serraient quelque peu les uns contre les autres, puis au contraire se ménageaient du mou, bref, s’apprêtaient à partir.
Quayanorl sentit cet imperceptible ébranlement et eut envie d’éclater de rire. Ça avait marché ! Sans doute avait-il mis trop de temps, sans doute était-il trop tard, mais au moins, il avait rempli la mission qu’il s’était donnée, alors que tout était contre lui et qu’il souffrait le martyre. Il avait pris le contrôle de la grande bête d’argent, et avec encore un tout petit peu de chance, il donnerait à réfléchir aux humains. Et il ferait voir à la Bête de la Barrière ce qu’il pensait de son précieux monument.
D’un geste nerveux, craignant qu’au dernier moment quelque chose refuse de fonctionner après tous ces efforts, toutes les souffrances qu’il avait endurées, il saisit le levier dont Xoxarle et lui avaient décidé qu’il commandait l’alimentation des moteurs principaux et le poussa au dernier cran du mode Démarrage. Le train trépida, gémit mais ne partit pas.
L’œil unique de l’Idiran, qui n’y voyait plus qu’en gris, se mit à pleurer et fut bientôt noyé de larmes.
Le train eut un sursaut ; un bruit de métal froissé s’éleva à l’arrière. L’Idiran fut presque jeté au bas de son siège. Il dut en agripper les bords, puis se pencher et reprendre en main le levier d’alimentation qui menaçait de revenir en position Arrêt. Dans sa tête s’enflait un rugissement ; il tremblait d’épuisement et d’excitation. Il bascula de nouveau le levier.
Les décombres bloquaient une porte en position ouverte. Des appareils à soudure étaient restés suspendus sous le wagon du réacteur. Des bandes métalliques arrachées à la coque du train gisaient déployées çà et là, tels les poils tombés d’une pelisse mal entretenue. Des débris entassés jonchaient les rails de part et d’autre des portiques d’accès et, en se détachant, l’une des passerelles – celle sous laquelle Xoxarle était resté enseveli quelque temps – avait défoncé tout un flanc de wagon.
Geignant et protestant comme si ses propres amorces de mouvement étaient aussi douloureuses que celles de Quayanorl, le train se mut de nouveau vers l’avant. Les roues avancèrent d’un quart de tour, puis s’immobilisèrent : la passerelle tombée restait coincée contre le portique d’accès. Un gémissement s’échappa des moteurs. Dans la cabine de pilotage s’élevèrent des sirènes d’alarme, presque trop aiguës pour des oreilles d’Idiran. Des affichages lumineux clignotaient, des aiguilles entraient dans le rouge, des écrans s’emplissaient de données.
La passerelle commença à s’arracher du train, froissant la tôle et creusant une tranchée aux bords irréguliers dans le flanc du wagon à mesure que le train se poussait lentement vers l’avant.
Quayanorl regarda se rapprocher l’orée du tunnel.
De nouveaux décombres s’écrasèrent en crissant contre le portique avant. Sous le wagon-réacteur, le banc de soudure racla le sol lisse jusqu’à atteindre le rebord en pierre d’une cavité d’inspection ; là, il se coinça, se brisa, puis tomba à grand fracas au fond du trou. Le train poursuivit sa pénible progression.
Dans un craquement déchirant, la passerelle prise dans l’échafaudage arrière se détacha et tomba ; les tubages d’aluminium et d’acier se rompirent en arrachant le revêtement d’aluminium et de plastique du train où ils étaient fixés. Un coin de la passerelle s’engagea sous le train et recouvrit un rail ; les roues hésitèrent au moment de passer par-dessus, les attaches qui reliaient les voitures les unes aux autres se tendirent au maximum, puis l’élan lentement accumulé du véhicule finit par l’emporter et ce dernier franchit l’obstacle. Il se cabra, son châssis se contracta, mais les roues s’engagèrent sur le métal tombé et retombèrent bruyamment de l’autre côté avant de poursuivre leur chemin sur les rails. Les roues suivantes le franchirent à grand bruit, mais sans même marquer de pause.
Quayanorl s’enfonça dans son siège. Le tunnel venait à la rencontre du train et paraissait l’avaler ; la station ne fut bientôt plus visible. Deux murailles sombres défilaient doucement de chaque côté de la cabine de pilotage. Le train frémissait toujours, mais gagnait progressivement de la vitesse. Une succession de détonations et de chocs apprirent à Quayanorl que, derrière lui, les voitures suivaient tant bien que mal, glissant sur leurs rails luisants entre les amas de décombres et les portiques démolis, et s’éloignant de la station dévastée.
La première voiture quitta la station au pas, la deuxième un peu plus vite ; le wagon-réacteur filait déjà à petite allure, et la dernière voiture passa à la vitesse d’un homme qui s’élance.
La fumée parut vouloir suivre le train en partance, puis revint lentement dans la gare et finit par s’élever à nouveau vers le plafond.
… Dans la station 6, celle où ils s’étaient battus, celle où Dorolow et Neisin s’étaient fait tuer et où on avait laissé pour mort le second Idiran, la caméra était hors service. Horza appuya plusieurs fois sur l’interrupteur qui la commandait, mais l’écran demeura obstinément noir. Un témoin de panne se mit à clignoter. Horza passa rapidement en revue les images en provenance des autres stations, puis éteignit le moniteur.
— Ma foi, on dirait que tout va bien, fit-il en se relevant. Retournons au train.
Yalson mit Wubslin et le drone au courant ; Balvéda se laissa glisser au bas de son énorme siège et prit la tête du petit cortège. Tous trois sortirent de la salle des commandes.
Derrière eux, un moniteur d’alimentation – un des premiers que Horza ait allumés – signalait une formidable déperdition d’énergie dans les circuits d’approvisionnement des locomotives, indiquant que, quelque part dans les tunnels du Complexe, un train entrait en mouvement.