Dans Une forme de guerre, troisième volet de la série de la Culture[1] mais qui fut le premier dans l’ordre des publications originales en anglais, un spectre hante le texte. C’est celui de la mort. Il est énigmatiquement présent dès le titre anglais, Consider Phlebas, que l’éditeur français a estimé impossible à traduire ou tout au moins périlleux à proposer tel quel au lecteur. Il est tiré d’un poème de T.S. Eliot dont on trouvera un extrait en exergue. Ce poème relève d’un genre singulier et fort classique, celui de la Vanité, qui illustre la fragilité de l’être et son inévitable dissolution dans le néant. Ce Phlébas, que tout désigne comme un Phénicien moyen, fait pendant à l’Ozymandias du poème de Shelley, qui, d’après une inscription, se crut au-dessus des rois et ne laissa qu’un nom, autrement oublié, sur une plaque à demi enfouie dans un désert. Puissants ou misérables dansent également, dans la mort, la gavotte de l’effacement.
Cependant ce genre qui pourrait sembler fort convenu est plus retors qu’il n’y paraît. Pour que la Vanité, littéraire ou picturale, ait un sens, il faut qu’un vivant la considère qui en tire la leçon, il faut que la chaîne de la vie soit maintenue. Et plus encore que ce vivant attache quelque importance à une œuvre d’art par laquelle l’artiste envisage précisément de préserver une forme de sa beauté et d’échapper à l’oubli, donc la chaîne de la culture. Voire de la Culture. Mais l’œuvre d’art est figée et donc elle appartient à la mort. Au contraire de qui la contemple, elle est déjà un mausolée.
La Culture, cette immense société galactique que l’on a découvert dans les deux précédents volumes, métabolise en quelque sorte toutes les civilisations qu’elle rencontre, s’en nourrit et, en un sens certain, en les forçant insidieusement à assimiler ses propres valeurs – tolérance, pacifisme, liberté, voire anarchisme, éthique – elle les tue. Mais elle représente elle-même une forme de vie, peut-être supérieure, qui se répand dans la Galaxie, qui évolue sans fin mais lentement et qui s’est enrichie de tout ce qu’elle a absorbé et transformé. Elle finira peut-être un jour, comme toute matière, mais elle peut se croire immortelle.
Il n’est pas indifférent que le principal personnage d’Une forme de guerre soit Horza, un Métamorphe qui peut donc changer à peu près à volonté de forme. Vivre, c’est changer. Pour Horza, la mort, c’est d’abord la fin du changement. Et parce qu’il perçoit bien que la Culture enrobe, enkyste et finalement dissout toutes les cultures particulières qu’elle rencontre, il la considère comme un danger mortel et entreprend contre elle une croisade personnelle qui serait dérisoire si elle n’était tragique. Horza qui est un tueur, sinon fanatique du moins allié des fanatiques Idirans, en vient à incarner, dans une des perspectives de l’auteur, un des visages de la liberté, de la vie, du changement. Il perdra.
Ce roman est truffé de figures de la mort. Non pas tant de la mort des individus qui fait partie de la vie, que de celle de sociétés entières, de civilisations. La race d’Horza est sur le point de disparaître, en raison du reste de la crainte que ses talents inspirent à la plupart des peuples. Le Monde de Schar tout entier est un gigantesque mausolée d’une civilisation qui a vécu ses guerres intestines dans une prolifération délirante d’engins de destruction jusqu’à son anéantissement : le système de bases mobiles souterraines aurait enchanté le Docteur Folamour du film de Stanley Kubrick.
Et dans la guerre qui s’engage entre la Culture et les Idirans, il est bien sûr que l’une des deux civilisations disparaîtra. Même si la Culture l’emporte et s’abstient de détruire les Idirans comme ceux-ci feraient de leurs adversaires, parce que cela est contraire à son éthique, elle empêchera la civilisation idirane de poursuivre ce qu’elle considère comme sa raison d’être au regard de Dieu, le fanatisme conquérant.
Une forme de guerre contient donc une sorte de réflexion sur la fin des civilisations. C’est un thème fort richement représenté dans la science-fiction qui abonde en sociétés disparues, menacées, déclinantes, décadentes, fossiles.
Il est difficile de ne pas songer aussitôt à la célèbre phrase de Paul Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Cette phrase fameuse et citée jusqu’à en avoir la nausée chaque fois que l’histoire semble trébucher, c’est-à-dire ne pas suivre le cours exact que lui voyait assigné un commentateur, Paul Valéry la publie en 1919, d’abord dans une revue anglaise, puis dans La Nouvelle Revue Française. Elle sera reprise en 1924 dans le premier recueil d’essais intitulé Variété où l’on va en général la dénicher sous le titre de La Crise de l’esprit. Elle est évidemment inspirée par l’épouvantable boucherie de la Première Guerre mondiale. Dix ans plus tard, elle prendra une tournure prophétique avec la montée du nazisme puis la Seconde Guerre mondiale. Il est difficile d’imaginer une période plus sombre de l’histoire contemporaine que ce terrible creux de l’entre-deux-guerres où une crise économique sans véritable précédent vient confirmer les totalitarismes. Des hommes de grandes intelligence et culture ont pu penser profondément que la civilisation allait céder devant la barbarie, qu’il n’y avait pas d’avenir, et céder au désespoir.
Et cependant, notre civilisation n’est pas morte. En cette fin de siècle, elle est plus florissante, plus riche et plus variée que jamais. À bien des égards, notre siècle apparaît bousculé par de terribles accidents, mais il a suivi son cours avec une continuité remarquable en réalisant la plupart des rêves des hommes du siècle précédent. Il convient donc de s’interroger sur la portée générale de la phrase de Valéry, ainsi qu’elle est généralement citée, en la dégageant de son contexte, et en lui accordant ce regard très particulier que confère la lecture de la science-fiction, un regard du long terme, voire du très long terme, balayant certes le passé mais aussi l’imprévisible avenir.
Les civilisations sont-elles vraiment mortelles ?
Si l’on réduit une civilisation à la culture d’une élite, à des modes de vie, à des rapports sociaux, à des modes de production, à des formes de pouvoir, à des religions, des cultes et des rites, à des langues figées un temps dans un corpus d’œuvres décrétées classiques, et même à des façons de sentir et à des relations interpersonnelles, alors oui, les civilisations sont sans doute mortelles. Mais peut-être s’agit-il de changements de tous ces traits et de bien d’autres, d’une évolution qui aboutit au bout de quelques siècles, voire seulement de quelques décennies, à donner l’impression de se trouver en présence d’une civilisation différente, plutôt que de ruptures radicales, de mort et de renaissance. Si l’on prend en compte d’autres traits qui ont la forme de questions scientifiques, philosophiques, d’interrogations sur l’organisation du pouvoir politique dans la société, on observe une remarquable continuité des grecs présocratiques à notre temps. Et peut-être peut-on même remonter plus haut aux Égyptiens et aux Babyloniens que les Grecs considéraient comme leurs prédécesseurs, leurs inspirateurs et leurs interlocuteurs. Des réponses définitives ont été données à des questions parfois vieilles de deux millénaires. Et si le travail persistant sur des questions, y compris très concrètes comme le statut à donner aux enfants et aux femmes, aux malades et aux pauvres, est le travail de la civilisation, alors nous appartenons à une civilisation qui n’est jamais morte, qui n’a jamais cessé d’évoluer et de s’enrichir des apports de sociétés diverses. En cela la Culture est une métaphore de notre propre civilisation métissée et composite.
Bien entendu, il serait anachronique de prétendre que nos réponses correspondent exactement aux questions des anciens Grecs ou des Latins. En un sens, très peu d’entre nous parvenons à comprendre, et très difficilement, leurs questions parce qu’elles étaient insérées dans un contexte qui a disparu ou plutôt changé et qu’il n’est pas aisé, qu’il est peut-être même impossible de se représenter. Mais nos réponses sont bien des réponses à leurs questions telles qu’elles ont changé. D’eux à nous, il y a un fil jamais rompu, qui nous tisse. Nos langues sont issues des leurs, non par une substitution brutale, mais à la suite de glissements incessants et imperceptibles durant certaines époques où la pression des modèles s’est relâchée. Au fond, nous appartenons à la même civilisation. C’est une question de forme et de changement de forme. Notre civilisation est métamorphe.
Il est caractéristique que nous n’éprouvions pas le sentiment d’avoir vécu la mort d’une civilisation au cours des deux derniers siècles. Pourtant, comme il est banal de le souligner, les changements intervenus dans tous les domaines de la civilisation ont été plus importants au cours de ces deux derniers siècles qu’au cours des deux millénaires précédents, et ils ont été encore bien plus radicaux au cours d’une vie humaine de notre siècle. Et on ne voit aucune raison pour que ça s’arrête.
Certes, des cultures (au sens ethnologique du terme) autonomes sont sans doute mortes, comme celles de l’Amérique d’avant l’invasion européenne. On en trouverait d’autres exemples en Afrique, en Asie et jusque sous les fondations, en Europe, de notre propre civilisation. En ce sens, des cultures sont mortelles. Mais il est difficile de décider si elles sont tout à fait mortes, de prétendre qu’elles n’ont rien versé dans le terrible creuset de la civilisation hégémonique.
Lorsque la science-fiction nous représente des sociétés galactiques, et plus encore des civilisations radicalement étrangères, elle nous donne à sentir que notre petit pays d’années est voué à l’oubli aussi sûrement qu’Ozymandias. Mais elle nous suggère aussi qu’il y a un fil continu de notre époque à ce grandiose avenir. En projetant dans le futur le plus éloigné, nos questions, nos désirs, nos appétits de conquêtes, en imaginant qu’ils trouveront des réponses, la science-fiction affirme souvent, peut-être naïvement, malgré tout le pessimisme dont elle est capable, sa confiance dans l’immortalité de notre civilisation technicienne.
Gérard KLEIN