L’enfant de la tempête

Lona Kelvin s’habilla. Deux vêtements de dessous, deux vêtements de dessus, gris sur gris, et elle fut prête. Elle s’approcha de la fenêtre de la petite chambre. Dehors, il neigeait. Les blancs flocons voltigeaient dans la nuit. On se débarrassait rapidement de la neige une fois à terre mais on ne pouvait pas l’empêcher de tomber. Pas encore. Elle décida de se rendre à l’Arcade. Après, elle dormirait et cela ferait une journée de plus de passée.

Elle enfila sa veste en frémissant d’impatience et jeta un coup d’œil à la ronde.

Des photos de bébés s’alignaient en bon ordre sur les murs. Il n’y en avait pas cent. Tout au plus soixante ou soixante-dix. Et ce n’étaient pas les siens. Mais entre soixante et cent photos de bébés, la différence était inexistante. Et pour une mère comme Lona, n’importe quels bébés pouvaient être les siens.

Les bébés ressemblaient à des bébés. Des visages potelés et mal léchés, luisants, des nez en boutons de bottine, des lèvres baveuses et des yeux sans regard. Des oreilles minuscules ciselées à la perfection. De petites mains happeuses, des ongles si mignons que c’en était incroyable. Une peau douce. Lona effleura la photographie la plus proche de la porte en imaginant qu’elle caressait une peau satinée de bébé. Puis elle posa la main sur son propre corps, sur son ventre plat, sur un sein dur et menu, sur ses reins qui avaient et n’avaient pas engendré toute une armée de bébés. Elle secoua la tête dans un geste qui aurait pu être d’apitoiement sur soi mais sa capacité d’attendrissement était à peu près tarie. Il ne subsistait plus en elle que le résidu sec d’un vague sentiment de confusion et de vide.

Elle sortit et la porte se referma sans bruit derrière elle.

Le puits de descente la conduisit en un clin d’œil au rez-de-chaussée. Le vent soufflait rageusement dans les étroits passages que délimitaient les hauts bâtiments. Au-dessus d’elle, l’éclat artificiel de la nuit repoussait les ténèbres. Des globes de couleur se mouvaient ici et là, illuminant la sarabande des flocons. La chaussée était chaude. Les édifices qui se dressaient de part et d’autre de Lona étaient brillamment éclairés. Ses jambes entraînèrent la jeune fille vers l’Arcade. L’Arcade où elle flânerait un moment dans l’embrasement et la tiédeur de cette nuit de neige.

Personne ne la reconnaissait.

Ce n’était qu’une fille qui se promenait seule. Ses cheveux ternes lui fouettaient les oreilles. Un cou maigre, des épaules tombantes, un corps inachevé. Quel âge avait-elle ? Dix-sept ans. Peut-être quatorze. Personne ne le lui demandait. Une fille sans éclat.

Sans éclat.

« À l’époque prévue de l’ovulation déclenchée par l’action des hormones, des souris femelles de la souche agouti noir C3H-Hej furent placées dans une cage avec des souris mâles fertiles de souche albinos BALB-c ou Cal A (originellement A-Crgl-2). Entre neuf et douze heures après l’accouplement escompté, les œufs furent extraits des oviductes. On identifia ceux qui avaient été fécondés à la présence du second corps polaire ou par l’observation des nuclei. » (Dr Teh Ping Lin, San Francisco, 1966).

Ç’avait été un labeur éprouvant pour le docteur. Même à l’époque, les micro-injections de cellules vivantes n’étaient pas une nouveauté mais cette opération avait toujours échoué avec des cellules de mammifères, les expérimentateurs étant incapables de sauvegarder l’intégrité structurale et fonctionnelle de l’ovule.

Personne n’avait informé Lona Kelvin que :

« L’œuf de mammifères est apparemment plus difficile à injecter que les autres cellules en raison de l’épaisse zona pellucida et de la membrane vitelline dont la haute élasticité résiste à la pénétration des micro-instruments, notamment lorsque l’œuf n’est pas encore fertilisé. »

Comme d’habitude, des groupes de garçons étaient agglutinés dans le vestibule de l’Arcade. Quelques-uns étaient accompagnés de filles. Lona les regarda timidement. L’hiver était interdit de séjour dans le vestibule et les filles avaient retiré leurs fourreaux thermiques et paradaient fièrement. L’une avait le bout des seins phosphorescent, une autre s’était rasée pour bien mettre en évidence la délicatesse de sa structure crânienne. Une voluptueuse rousse dans les dernières semaines de sa grossesse donnait le bras à deux jeunes gens bien découplés et, riant aux éclats, lançait des obscénités d’une voix rauque.

Lona la voyait de profil. Son regard se posa sur le ventre saillant de la fille, sur le volumineux fardeau qu’elle portait. Est-ce quelle peut voir ses doigts de pieds ? Ses seins sont gonflés. Lui font-ils mal ? L’enfant avait été conçu selon la vieille méthode. Lona battit des paupières. Un halètement, une poussée, le ventre qui frémit et voilà un bébé fabriqué. Un bébé. Peut-être deux. Lona redressa ses épaules étroites et aspira une goulée d’air. Ses poumons rabougris se remplirent, faisant saillir ses seins, et ses joues creuses se colorèrent.

— Tu vas à l’Arcade ? Viens avec moi.

— Eh, mon petit pinson, gazouille un peu !

— Tu ne veux pas d’un brin de compagnie, la môme ?

Remous de conversations. Bruissements sourds d’invitations. Mais pas pour elle. Jamais pour elle.

Je suis une mère.

Je suis la mère.

« Ces œufs fertilisés furent placés dans un milieu composé de trois parties de solution de Locke modifiée, d’une partie de citrate de sodium hydroxyle à 2,9 % et de 25 mg de globules gamma d’origine bovine (BCG, Armour) par millilitre de solution. De la pénicilline (100 unités par ml) et de la streptomicine (50 mg/ml) furent ajoutées au milieu de culture dont la viscosité à la température de 22°C était de 1,1591 cp et le pH de 7,2. Les œufs furent conservés en vue de la micromanipulation et de l’injection au sein d’une goutte de solution de Locke modifiée par adjonction de globuline gamma et de citrate de sodium, recouverte d’huile minérale et déposée sur une plaquette d’observation microscopique vaselinée. »

La soirée réservait une petite surprise à Lona. L’un des flâneurs s’approcha d’elle. Était-il ivre ? Si privé sexuellement qu’il la trouvait attirante ? Éprouvait-il de la pitié pour cette épave ? Ou savait-il qui elle était et voulait-il partager sa célébrité ? Cette dernière hypothèse était, de toutes, la plus improbable. Il ne la connaissait pas et, de célébrité, elle n’en avait aucune.

Pour n’être pas un Apollon, le garçon n’était quand même pas franchement repoussant. Il était de taille moyenne et ses cheveux ramenés sur le front touchaient presque ses sourcils dont la ligne, légèrement modifiée par une opération chirurgicale, dessinait un V inversé qui lui conférait une expression sceptique. Des yeux gris luisant d’une sournoiserie furtive, un menton peu prononcé, un nez aigu et saillant. Son âge ? Environ dix-neuf ans. Un teint brouillé marqué de striures sous-épidermiques sensibles au soleil qui s’illuminaient d’un éclat éblouissant à midi. Il avait l’air affamé. Son haleine dégageait un parfum composite de vin bon marché et de pain épicé assorti d’un soupçon (une giclée !) d’eau-de-vie.

— Salut, ma jolie. On se colle, tous les deux ? Je suis Tom Piper, le fils de Tom le Joueur de Pipeau. Et toi, comment t’appelles-tu ?

— Non… s’il vous plaît, murmura Lona.

Elle tenta de s’éloigner mais le garçon lui barra le chemin.

— T’es déjà collée ? T’as rendez-vous avec quelqu’un à l’intérieur ?

— Non.

— Alors, pourquoi pas moi ? Tu pourrais faire une plus mauvaise affaire.

— Laissez-moi, fit-elle dans un souffle.

Il la dévisagea avec concupiscence, ses petits yeux vrillés à ceux de Lona.

— Je suis astronaute, j’arrive de l’espace. On va s’asseoir et je te parlerai des planètes extérieures. On ne repousse pas un astronaute.

Lona plissa le front. Astronaute ? Les planètes extérieures ? Saturne et ses anneaux, des soleils verts par-delà la nuit, de livides créatures aux bras innombrables ? Il n’était pas astronaute. L’espace marque l’âme et le fils de Tom le Joueur de Pipeau n’était pas marqué. Même Lona était capable de s’en rendre compte.

— Ce n’est pas vrai.

— Si. Je te parlerai des étoiles. Ophiuchus, Rigel, Aldébaran. J’y ai été. Viens, petite fleur. Viens avec Tom.

Il mentait. Il se parait des plumes du paon pour rehausser son magnétisme. Lona frissonna. Derrière l’épaule massive du garçon, elle apercevait les lumières de l’Arcade. Il se rapprocha d’elle. Sa main s’abaissa, se posa sur sa hanche, se plaqua, lascive, sur sa croupe plate, son flanc maigre.

— Qui sait ? chuchota-t-il d’une voix rauque. Tout peut arriver cette nuit. Peut-être que je te donnerai un bébé. Je parie que tu serais ravie. Tu as déjà eu un bébé ?

Lona lui laboura la joue de ses ongles. Surpris, le visage ensanglanté, il recula. L’espace d’un instant, ses striures sous-cutanées s’illuminèrent bien que la lumière de l’Arcade fût artificielle, et une lueur féroce scintilla dans ses yeux. Lona pivota sur elle-même, fit un crochet et se perdit dans la foule du vestibule.

Jouant des coudes, elle se fraya un chemin en direction de l’Arcade.

Tom, Tom le fils du Joueur de Pipeau te donnera un bébé avant que…

« 301 œufs nouvellement fertilisés furent conservés en frottis vaselinés et chacun reçut l’un des cinq traitements expérimentaux suivants : 1) Pas de piqûre par pipette et pas d’injection. 2) Piqûre sans injection. 3) Injection de 180 mg3 d’une solution contenant environ 5 unités pharmaceutiques de globuline gamma bovine. 4) Injection de 770 mg3 d’une solution contenant 20 unités pharmaceutiques de GGB. Ou 5) une injection de 2730 mg3 d’une solution contenant 68 up de GGB. »

L’Arcade brillait de mille feux. Là, sous le même toit transparent, étaient rassemblés tous les divertissements vulgaires. En franchissant la porte, Lona appuya sur le bouton de péage. Le droit d’entrée n’était pas élevé. Mais elle avait de l’argent. Elle avait de l’argent. Ils y avaient veillé.

Se plantant fermement sur ses pieds, elle leva les yeux, balayant du regard les gradins qui s’étageaient jusqu’à la voûte, soixante mètres plus haut. La neige tombait, mais elle ne se posait pas. De puissants ventilateurs l’empêchaient de toucher le dôme, et les flocons promis à une mort gluante fondaient sur le pavé chaud.

Elle décela les niveaux où l’on pouvait jouer à n’importe quel jeu pour n’importe quelle mise. Celles-ci étaient généralement faibles. C’était le rendez-vous des jeunes, des bourses plates, des besogneux. Mais on pouvait perdre gros si on le voulait et c’était arrivé à plus d’un. Les roues tournoyaient, les lumières scintillaient, les jetons cliquetaient. Lona ne comprenait rien aux jeux de hasard.

Plus loin, c’étaient des labyrinthes de galeries où la chair humaine était proposée à ceux qui en avaient le besoin ou le goût. On vendait des femmes aux hommes, des hommes aux femmes, des garçons aux filles, des filles aux garçons et toutes les combinaisons imaginables étaient admises. Pourquoi pas ? Un être humain était libre de disposer de son corps du moment que cela ne portait pas atteinte au bien-être d’un autre. Ceux qui se vendaient n’y étaient pas forcés. Ils pouvaient tout aussi bien tenir boutique. Lona dédaigna les maisons charnelles.

Le niveau principal de l’Arcade était réservé aux stands des gagne-petit. Avec une poignée de piécettes, on pouvait s’offrir une jolie pochette surprise. Vous laisserez-vous tenter par un minuscule filament de lumière vivante qui égaiera les jours gris ? Ou par un petit compagnon venu d’un autre monde ? À ce qu’on disait, bien que, en vérité, les crapauds aux yeux de topaze fussent produits dans les laboratoires du Brésil. Par un coffre à poésie qui vous chantera des berceuses pour vous endormir ? Par des photographies des personnages illustres qu’un astucieux mécanisme faisaient sourire et parler ?

Lona déambulait deçà de-là, regardait. Ne touchait à rien. N’achetait rien.

« Pour tester leur viabilité, les œufs furent transplantés sur des réceptrices consanguines des souches albinos BALB-c ou Cal A sous anesthésie. Les sujets avaient reçu une injection hormonale afin que l’ovulation fût simultanée et avaient été accouplés avec des mâles fertiles de la même souche. »

Un jour, mes enfants viendront ici, songeait Lona. Ils achèteront des jouets. Ils s’amuseront. Ils se poursuivront au milieu de la foule…

… et eux-mêmes constitueront une foule.

Elle sentit un souffle chaud sur sa nuque. Une main lui caressa la fesse. Était-ce Tom ? Elle se retourna avec affolement. C’était seulement un garçon aux yeux exorbités dont le regard passionné était braqué fixement sur le niveau lointain des marchands de chair. Lona s’éloigna.

« Toute la procédure, depuis le moment où les œufs expérimentaux eurent été extraits des trompes des donneuses et celui où ils furent transplantés dans l’infundibulum des receveuses, demanda de 30 à 40 minutes. Pendant cette période, durant laquelle ils furent maintenus in vitro à la température de la pièce, un grand nombre d’entre eux se contractèrent. »

Lona arriva au zoo. Des animaux arpentaient leurs cages, regardaient furtivement autour d’eux, l’air implorant. Elle entra. Était-ce l’ultime refuge des bêtes ? Un monde expurgé de toute sa faune ? Le tamanoir géant. Où était son museau, où était sa queue ? Un paresseux s’étirait voluptueusement, ses griffes plantées dans le bois mort. Des coatis tournaient nerveusement en rond dans leur fosse. L’odeur fétide de toute cette ménagerie était aspirée par les pompes qui vrombissaient sous le sol dallé.

« … les œufs qui avaient perdu du volume survivaient généralement et on les considéra comme fondamentalement normaux… »

Les animaux effrayèrent Lona qui sortit du zoo et reprit sa déambulation le long de la galerie centrale de l’Arcade. Elle crut apercevoir Tom qui la cherchait. Elle frôla le ventre rigide de la fille enceinte.

« … on examina également en faisant l’autopsie des receveuses les embryons dégénérés et les sites de résorption… »

Elle prit conscience qu’elle ne désirait nullement être ici. Elle souhaitait être chez elle, en sécurité, seule. Elle ne savait pas ce qui lui faisait le plus peur : la cohue ou la solitude.

« … un nombre important d’œufs survécurent à la micromanipulation et à l’injection de substances étrangères… »

Je veux m’en aller, décida Lona.

La sortie. Où est la sortie ? Les sorties n’étaient pas indiquées. Ils ne voulaient pas que l’on parte. Et s’il y avait le feu ? Des robots jailliraient de niches dissimulées pour l’éteindre. Mais je veux partir.

« … nous disposons ainsi d’une méthode utile… »

« … le taux de survivance des pronucléaires après ces différents traitements est indiqué dans le tableau 1… » « … les fœtus issus des œufs micro-injectés étaient en règle générale plus petits que leurs homologues naturels mais aucune autre anomalie ne fut constatée… »

Merci, Dr Teh Ping Lin de San Francisco.

Lona prit ses jambes à son cou.

Elle tourna frénétiquement tout autour de l’Arcade. Tom la retrouva, lui cria quelque chose en lui tendant les bras. Il est gentil. Il n’a pas de mauvaises intentions. Il est solitaire. C’est peut-être vraiment un astronaute.

Elle s’enfuit.

Elle finit par trouver un évacuateur et se rua en direction de la rue. La rumeur de l’Arcade mourut. Dans l’obscurité, elle recouvra un peu de son calme et la sueur sécrétée par la panique sécha, rafraîchissant sa peau. Elle frissonna. Elle se hâta vers son domicile non sans se retourner à maintes reprises. Elle portait, fixé à sa cuisse, tout un attirail de nature à dissuader un éventuel agresseur : sirène, lance-fumée, laser aux aveuglantes pulsations lumiques. Mais on ne pouvait jamais être sûr de rien. Ce Tom pouvait être partout, il était capable de n’importe quoi.

Elle arriva devant son immeuble. Mes bébés, songea-t-elle. Je veux mes bébés.

La porte se referma. La lumière se fit. Soixante, soixante-dix photos de bébés fixées aux murs. Lona les caressa. Fallait-il changer leurs langes ? Les langes étaient une vérité éternelle. Avaient-ils des traces de lait sur leurs petites joues roses ? Fallait-il brosser leurs cheveux bouclés ? Crânes tendres, pas encore soudés. Os flexibles. Nez retroussés. Mes bébés. Les mains de Lona palpaient les murs. Elle se déshabilla. Un peu plus tard, le sommeil s’empara d’elle.

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