Le canon recula. La fusée jaillit, fila à travers l’orifice du dôme et explosa dans les ténèbres. Lona, captivée, retenait son souffle.
La nuit s’embrasa.
Il n’y avait pas d’air, il n’y avait rien pour faire obstacle à la lente trajectoire des particules de poudre. Elles ne dérivaient même pas. Elles demeuraient à peu près là où elles étaient, dessinant d’éblouissantes images. À présent, c’étaient des animaux, d’étranges silhouettes extraterrestres. Burris, la tête levée, était aussi passionné que tout le monde.
— As-tu déjà vu une bête comme ça ? demanda la jeune fille.
C’était une créature originaire d’une planète marécageuse : des tentacules visqueux, un cou qui n’en finissait pas, des pattes spatulées.
— Jamais.
Une seconde fusée partit mais c’était une charge neutralisante qui effaça le céleste tableau noir, annihilant le monstre aquatique.
Une troisième fusée.
Une quatrième.
Encore une autre.
— Cela ne ressemble absolument pas aux feux d’artifice terrestres, reprit Lona. Il n’y a pas de déflagrations, pas de détonations. En plus, ça ne bouge pas. Si on ne faisait pas disparaître les figures, combien de temps resteraient-elles, Minner ?
— Quelques minutes. La gravité existe quand même, ici. Les particules seraient attirées par la pesanteur, les débris cosmiques les dérangeraient. Il y a toutes sortes de détritus qui pleuvent de l’espace.
Burris était toujours prêt à répondre à toutes les questions. Au début, Lona avait été émerveillée, mais à présent, cela l’exaspérait un peu. Elle aurait voulu le coller et s’y essayait avec persévérance. Elle savait que ses questions énervaient autant Minner que les réponses de celui-ci l’agaçaient, elle.
Vrai, on fait un joli couple, tous les deux ! On n’est même pas encore en voyage de noces, et déjà, on se chamaille.
Ils assistèrent pendant une demi-heure à ce feu d’artifice silencieux. Finalement, Lona en eut assez et ils s’éloignèrent.
— Où va-t-on ? s’enquit-elle.
— Contentons-nous de nous balader.
Il était tendu, irritable. Elle le sentait, elle devinait qu’il lui sauterait à la gorge si elle commettait une gaffe. Comme il devait détester le parc d’attractions ! On le regardait avec curiosité. Elle aussi, on la regardait, mais ce qui était intéressant, c’était ce qu’on lui avait fait, ce n’était pas son aspect, et les yeux se détournaient rapidement de la jeune fille.
Ils déambulèrent de travée en travée, de stand en stand.
C’était une sorte de grande foire traditionnelle qui se conformait à un modèle séculaire. La technique de la fête avait changé mais pas sa substance. Il y avait des jeux d’adresse où l’on gagnait des poupées, des buvettes où l’on débitait de la ragougnasse, des manèges qui auraient fait la joie de n’importe quel derviche, des galeries des horreurs, des pistes de danse, des stands de jeux, des érothéâtres (réservés aux adultes !) où s’exhibaient les mystères de chairs affaissées, il y avait les puces savantes et les chiens qui parlent, il y avait ces feux d’artifice nouvelle formule, des musiques assourdissantes, des dentelles de lumières éblouissantes. Quatre cents hectares présentant les derniers raffinements du plaisir. La différence capitale entre le Luna Tivoli de Chalk et n’importe quelle kermesse d’autrefois était son site : il était installé au fond du grand cratère de Copernic. Là, l’air que l’on respirait était pur mais les danseurs bénéficiaient de la pesanteur réduite. C’était Luna.
— Un petit tour de maelstrom, m’sieurs-dames ? proposa une voix onctueuse.
Lona s’approcha, le sourire aux lèvres. Burris jeta quelques pièces sur le comptoir et ils entrèrent. Une douzaine de coquilles d’aluminium béantes semblables à des dépouilles de palourdes géantes flottaient sur un lac de mercure.
— Une coquille pour deux ? lança un personnage trapu, torse nu, la peau cuivrée. Par ici !
Burris aida Lona à prendre place dans une coquille et s’assit à côté d’elle. Une fois le couvercle refermé, il faisait noir à l’intérieur et la chaleur était oppressante. Il y avait juste assez de place pour deux.
— Les phantasmes du retour à la matrice, grommela Minner.
Lona lui serra la main de toutes ses forces. Le lac de vif-argent s’anima et l’esquif prit le large en direction de l’inconnu. Dans quel sombre tunnel, à travers quelles gorges secrètes plongeaient-ils ? La coquille tanguait, en proie aux tourbillons. Lona hurla, hurla encore.
— Tu as peur ?
— Je ne sais pas. Ça va si vite !
— Nous ne risquons rien.
Ils avaient l’impression de flotter, de voler. La pesanteur était pratiquement inexistante et aucun phénomène de friction ne faisait obstacle à la progression de la coquille naviguant au milieu des méandres et des cloaques. Des odeurs jaillirent d’invisibles robinets.
— Qu’est-ce que tu sens, Minner ?
— Le parfum du désert. Le parfum de la chaleur. Et toi ?
— Celui des forêts sous la pluie. Des feuilles pourrissantes. Comment est-ce possible, Minner ?
Peut-être que ses sens ne réagissent pas comme les miens, comme ceux d’un être humain, se dit-elle. Comment peut-il sentir l’odeur du désert alors que c’est l’odeur entêtante et lourde de la moisissure ? Elle avait l’impression de voir des champignons rouges sortir du sol, de petits insectes hérissés de pattes détaler et s’enfoncer dans l’humus, ver de terre phosphorescent. Et lui, il voyait un désert !
La coquille bascula et se redressa. Lona s’aperçut soudain que l’odeur n’était plus la même.
— C’est l’Arcade, fit-elle. Le pop-corn… la sueur… les rires. Quelle est l’odeur du rire, Minner ? Qu’est-ce que tu sens, maintenant ?
— La salle des machines d’un astronef au moment où l’on change le cœur nucléaire. Un vieux reste de brûlé. Cette odeur de friture quand il y a une fuite. C’est comme une griffe qui te laboure les narines.
— Comment se fait-il que nous ne sentions pas la même chose ?
— C’est un effet de psychovariation olfactive. Nous sentons ce que notre esprit nous fait sentir. Il ne s’agit pas d’un arôme déterminé, mais simplement d’une matière brute et c’est nous qui la façonnons.
— Je ne comprends pas.
Il garda le silence.
D’autres parfums les assaillirent : des odeurs d’hôpital, l’odeur du clair de Lune, celle de l’acier, celle de la mer. Lona s’abstint de demander à Burris comment il réagissait à cette stimulation globale. À un moment donné, il poussa une exclamation étouffée. Plus tard, il tressaillit et ses doigts s’enfoncèrent comme des serres dans la cuisse de la jeune fille.
Le bombardement olfactif prit fin.
La coquille continuait sa course sans à-coups. Maintenant, c’étaient des bruits : des rafales de sonorités métalliques, la voix grave des grandes orgues, des coups de marteau, le crissement de râpes rythmiquement frottées. Tous les sens étaient sollicités. L’atmosphère intérieure de la coquille se refroidit puis se réchauffa. L’humidité variait selon un cycle complexe. L’esquif allait tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Il tournoyait de façon vertigineuse, frénétiquement. Puis, d’un seul coup, il s’immobilisa. Ils étaient rentrés au port, sains et saufs.
Burris prit la main de Lona dans la sienne.
— Tu as trouvé ça amusant ?
— Je ne sais pas. Inhabituel, en tout cas.
Il lui acheta de la barbe à papa. Ils passèrent devant un stand où on lançait de petites boules de verre sur les cibles dorées qui défilaient sur un écran à déroulement continu. Quand on faisait mouche trois fois avec quatre billes, on gagnait un lot. Les hommes dont les muscles étaient habitués à la gravité terrestre peinaient et rataient leurs coups. Les filles faisaient la moue. Lona tendit le doigt vers les lots, des mobiles duveteux aux ondoiements abstraits qui avaient quelque chose de subtilement étranger.
— Tu m’en descends un, Minner ?
Burris prit le temps d’observer les amateurs malchanceux. La plupart tiraient trop loin. Quelques-uns, s’efforçant de tenir compte de la faible pesanteur, lançaient les billes trop doucement et elles passaient à côté de la cible. Les curieux se pressaient en foule, mais quand il avança, ils lui ouvrirent un passage en le regardant d’un air embarrassé. Lona s’en rendit compte. Pourvu qu’il ne le remarque pas, se dit-elle.
L’astronaute paya. On lui donna ses billes. La première manqua la cible de quinze centimètres.
— C’est pas mal pour un coup d’essai, l’ami ! Écartez-vous donc ! C’est lui qui joue !
Derrière le comptoir, le bonimenteur enveloppa Burris d’un regard incrédule et Lona rougit. Pourquoi le regardaient-ils tous comme ça ? Est-ce qu’il a donc l’air tellement bizarre ?
Minner lança la seconde bille. Clang. Et il continua. Clang. Clang.
— Trois fois de suite au but ! Vous donnerez votre prime à la petite dame.
On fourra dans les mains de Lona quelque chose de chaud, de doux, presque vivant. Tous deux quittèrent le stand, fuyant le murmure des conversations.
— Ce corps détestable a quand même certaines qualités qu’il faut mettre à son crédit, Lona, murmura Burris.
Un peu plus tard, elle posa quelque part le prix de la victoire. Quand elle voulut récupérer son bien, il s’était volatilisé. Minner lui proposa de retourner au stand pour recommencer mais elle lui répondit que ce n’était pas la peine.
Ils dédaignèrent l’érothéâtre.
Quand ils arrivèrent devant la galerie des phénomènes, Lona hésita. Elle avait envie d’entrer mais n’osait pas le proposer. Cette hésitation leur fut fatale. Trois personnages aux visages enflammés par les libations surgirent, regardèrent Burris et éclatèrent de rire.
— Eh ! Il y en a un qui s’est échappé !
Sous l’effet de la fureur, des plaques apparurent sur les joues de Minner. Lona se hâta de l’entraîner plus loin mais le mal était fait. Combien de semaines de convalescence avaient-elles été ainsi détruites en un clin d’œil ?
Ce fut à ce moment que la soirée bascula. Jusque-là, Minner s’était montré indulgent, vaguement amusé. Il donnait à peine l’impression de s’ennuyer. Maintenant, ses yeux à diaphragme étaient ouverts en grand et, s’il l’avait pu, son regard glacé aurait dévoré le parc d’attractions comme un acide. Sa démarche était raide. Il était furieux d’être là.
— Je suis fatigué, Lona. Je veux rentrer.
— Restons encore un petit moment.
— Nous reviendrons demain.
— Mais il est encore tôt, Minner !
Sa bouche se tortillait bizarrement.
— Eh bien, reste si ça te plaît. Moi, je m’en vais.
— Non ! J’ai peur ! Je veux dire… Je ne m’amuserais pas sans toi.
— Je ne m’amuse pas.
— Tu paraissais pourtant t’amuser… tout à l’heure.
— Tout à l’heure, c’était tout à l’heure. Maintenant, c’est maintenant. – Il agrippa la jeune fille par le bras.
— Lona…
— Non, l’interrompit-elle. Pas question de nous en aller aussi vite. Il n’y a rien à faire dans la chambre sinon dormir, tirer un coup et regarder les étoiles. C’est Tivoli, Minner. Tivoli ! Et je veux le savourer jusqu’à la dernière goutte.
Il répondit quelque chose qu’elle ne comprit pas et tous deux se dirigèrent vers une autre partie du parc. Mais, à présent, Burris était incapable de dominer sa nervosité. Au bout de quelques minutes, il supplia à nouveau sa compagne : il voulait partir.
— Essaie de te distraire, Minner.
— Cet endroit me rend malade. Le bruit, l’odeur… tous ces regards !
— Personne ne te regarde.
— Vraiment très drôle ! Tu n’as pas entendu ce qu’ils ont dit quand…
— Ils étaient ivres. – Il cherchait à l’attendrir mais, ce coup-là, elle en avait assez de se laisser faire. – Oui, je sais, tu es vexé. Tu te vexes pour un rien. Eh bien, pour une fois, fais donc l’effort de ne pas t’apitoyer sur toi-même ! J’ai l’intention de m’amuser et je ne te laisserai pas me gâcher mon plaisir !
— Quelle méchanceté !
— La méchanceté n’est pas pire que l’égoïsme ! riposta-t-elle sur un ton hargneux.
Le feu d’artifice continuait. Un aveuglant serpent à sept queues se vautrait dans le ciel.
— Combien de temps veux-tu encore rester ?
La voix de Minner s’était faite cassante.
— Je ne sais pas. Une demi-heure… Une heure…
— Un quart d’heure, ça te va ?
— Oh ! Ne marchandons pas ! Nous n’avons pas encore vu le dixième de ce qu’il y a à voir.
— Il y aura d’autres soirées.
— Il recommence ! Ça suffit comme ça, Minner ! Je n’ai pas envie que nous nous disputions, mais je ne me laisserai pas faire. Je m’y refuse absolument.
Il la gratifia d’une révérence, s’inclinant beaucoup plus bas qu’il n’aurait pu le faire s’il avait eu un squelette humain.
— Qu’il en soit fait selon votre bon plaisir, Votre Seigneurie.
Lona préféra faire mine d’ignorer le ton venimeux qu’il avait employé et l’entraîna dans une allée où se bousculait la cohue. Ils n’avaient encore jamais eu une querelle aussi grave. Jusque-là, quand ils s’étaient heurtés, ç’avait été de la froideur, des ripostes aigres-douces, des sarcasmes, le coup du mépris. Mais ils ne s’étaient jamais chamaillés de cette façon. Leurs éclats de voix avaient même attiré un petit public : Polichinelle et Guignol qui se crêpaient le chignon pour la plus grande joie des badauds. Que se passait-il ? Pourquoi se querellaient-ils ? Pourquoi avait-elle parfois l’impression que Minner la haïssait ? Et pourquoi lui semblait-il alors qu’il suffirait d’un rien pour qu’elle le haïsse à son tour ?
Ils devraient se soutenir mutuellement. C’était comme cela, au début. Quelque chose les soudait, un lien de sympathie parce qu’ils avaient souffert tous les deux. Et tout s’était dégradé. Leurs rapports étaient maintenant remplis d’acrimonie. Des accusations réciproques, des récriminations, des déchirements.
Trois roues dorées entrecroisées se livraient devant eux à un ballet lumineux, complexes pulsations de flammes scintillantes. Une fille nue, uniquement vêtue d’une tunique de lumière vivante, apparut en haut d’une colonne. Agitant les bras, elle interpella le public comme un muezzin appelant les fidèles à entrer dans un palais charnel. Son corps était d’une féminité improbable : ses seins étaient d’agressifs promontoires, ses fesses des globes phénoménaux. Cela ne pouvait pas être naturel. C’était sûrement le fruit de la chirurgie esthétique…
C’est un membre de notre confrérie, songea Lona. Pourtant, cela lui est indifférent. Elle s’exhibe devant tout le monde et est tout à fait heureuse de gagner sa vie ainsi. À quoi pense-t-elle à 4 heures du matin ? Est-ce qu’elle cafarde ?
Burris regardait fixement la fille nue.
— Ça n’est rien de plus qu’une pièce de viande à l’étal, lui dit Lona. Pourquoi as-tu l’air tellement fasciné ?
— C’est Élise !
— Tu fais erreur, Minner. Comment veux-tu qu’elle soit là-haut ? C’est impossible.
— Je te dis que c’est Élise. Ma vue est plus acérée que la tienne. Et tu ne la connais pour ainsi dire pas. Je ne sais pas ce qu’ils lui ont fait, ils l’ont étoffée d’une façon ou d’une autre, mais je sais que c’est elle.
— Eh bien, tu n’as qu’à aller la retrouver.
Il était comme pétrifié.
— Je n’ai pas dit que je voulais la retrouver.
— Non, mais tu l’as pensé.
— Alors, maintenant, tu es jalouse d’une fille nue plantée sur une colonne ?
— Tu l’as aimée avant de me connaître.
— Jamais je ne l’ai aimée ! s’exclama-t-il.
Et le mensonge fit virer son front à l’écarlate.
Les haut-parleurs commencèrent à chanter les louanges de la fille, du parc d’attractions, des visiteurs. Leurs hurlements se fondaient en une rumeur informe.
Burris avança vers la colonne. Lona le suivit. À présent, la fille dansait. Elle cabriolait frénétiquement. Son corps nu brillait. Ses chairs ballonnées tremblotaient et tressautaient. Elle était la personnification de la sensualité.
— Ce n’est pas Élise, fit soudain Burris.
Du coup, le charme fut rompu. Il fit demi-tour, la mine sombre. S’arrêta. À l’entour, les visiteurs convergeaient vers la colonne qui, maintenant, était devenue le pôle d’attraction de la kermesse, mais ni Lona ni Burris ne bougeaient. Ils tournaient le dos à la danseuse. Minner sursauta comme s’il avait reçu une gifle. Il croisa les bras sur sa poitrine et s’affala sur un banc, la tête basse.
Ce n’était pas un faux-semblant de mélancolie : Lona comprit qu’il éprouvait un malaise.
— Je suis épuisé, murmura-t-il d’une voix rauque. Je n’ai plus de forces. J’ai l’impression d’avoir mille ans, Lona.
La jeune fille s’approcha de lui, les yeux ruisselant de larmes. Elle se laissa choir sur le banc à son tour et toussota, s’efforçant de recouvrer son souffle.
— Moi aussi. Je n’en peux plus.
— Que nous arrive-t-il ?
— Peut-être un parfum que nous avons respiré au cours de notre promenade dans la coquille ? Ou quelque chose que nous avons mangé ?
— Non. Regarde mes mains.
Elles tremblaient. Les petits tentacules pendaient, flasques. Son visage était terreux.
Quant à Lona, elle avait l’impression d’avoir parcouru cent cinquante kilomètres au pas de course ou d’avoir donné le jour à cent bébés.
Cette fois, quant à nouveau il lui proposa de rentrer, elle ne protesta pas.