Sous les glaces de la nuit

Sur Titan, Lona abandonna Burris. Il n’en fut pas surpris : il y avait déjà pas mal de temps qu’il savait que cela finirait comme ça. Et ce fut presque un soulagement.

Depuis le pôle Sud, cela allait de plus en plus mal entre eux. Il ne savait pas trop pourquoi. Mais une chose était claire : ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre. Ils se heurtaient de plus en plus fréquemment. D’abord, ç’avait été en tapinois. Ensuite, ils avaient commencé à se crêper le chignon. Figurativement pour commencer, littéralement à la fin.

Alors, elle l’avait quitté.

Ils avaient passé six jours à Luna Tivoli. Une routine s’était instituée. Ils se levaient tard, prenaient un copieux petit déjeuner, faisaient un peu de tourisme et se rendaient à la kermesse. Le parc d’attractions était si vaste qu’il y avait toujours quelque chose à découvrir, mais le troisième jour, Minner s’aperçut qu’ils ne pouvaient pas faire autrement que de revenir aux mêmes endroits et, le cinquième, il ne pouvait plus voir Tivoli en peinture. Il s’efforçait de faire preuve de tolérance car Lona s’amusait comme une folle, mais il arriva aux limites de sa patience et ce furent des querelles à n’en plus finir. Chaque soir, ils se disputaient avec plus d’âpreté que la veille. Tantôt le conflit s’achevait dans un débordement de passion frénétique, tantôt par des bouderies qui duraient toute la nuit.

Et, invariablement, pendant ou immédiatement après ces querelles, ils éprouvaient cette impression de fatigue, cette espèce d’alanguissement morbide. Burris n’avait jamais connu cela, et le fait que Lona ressentait les mêmes symptômes rendait la chose plus étrange encore. Toutefois, quand par hasard ils tombaient sur Aoudad ou Nikolaides au milieu de la foule, ni l’un ni l’autre n’en soufflaient mot.

Burris était conscient que ces altercations virulentes creusaient un fossé de plus en plus profond entre eux. Dans les moments de calme, il les regrettait, car Lona était tendre, gentille, et il attachait du prix à son affection. Seulement, quand la rage s’emparait de lui, il oubliait tout. Alors il la trouvait vide, inutile, exaspérante, c’était un fardeau s’ajoutant aux autres fardeaux qu’il portait, c’était une gamine stupide, ignorante, odieuse. Il ne se cachait pas pour lui exprimer le fond de sa pensée. Au commencement, il employait des périphrases pour essayer d’arrondir les angles, mais au bout d’un certain temps, il ne se gêna plus pour l’injurier sans vergogne.

La rupture était inévitable. Ils s’épuisaient, ces affrontements les vidaient de leur énergie vitale. Ils faisaient de moins en moins souvent l’amour et s’accrochaient de plus en plus souvent.

Le matin arbitrairement désigné du sixième jour non moins arbitrairement fixé de leur séjour sur Luna, Lona lui dit :

— Laissons tout tomber et partons tout de suite pour Titan.

— Nous avons encore théoriquement cinq jours à passer ici.

— Tu veux vraiment rester ?

— Franchement… non.

Il avait peur que sa réponse ne provoque une nouvelle dispute et il était trop tôt pour la bagarre. Mais, ce jour-là, Lona était prête à tous les sacrifices.

— Je crois que j’en ai assez et tu en as assez, toi aussi, ce n’est un secret pour personne. Alors, à quoi bon rester ? Titan sera probablement beaucoup plus passionnant.

— Probablement.

— Et nous n’arrêtons pas de nous déchirer. Un changement de décor devrait nous faire du bien.

Aucun doute là-dessus. Le premier barbare venu, pourvu qu’il ait un portefeuille bien rempli, pouvait se payer un billet pour Luna. On ne rencontrait que des rustres mal dégrossis, des ivrognes et des fêtards. La clientèle potentielle de Luna était loin d’être limitée aux cadres supérieurs de la Terre. Celle de Titan était plus select. N’y venait que du beau monde doré sur tranches, des éminences pour qui le prix d’un voyage équivalant au salaire annuel d’un ouvrier était une broutille. Et ces gens-là auraient, au moins, la courtoisie de traiter Burris comme un individu normal. Les amoureux d’Antarctica, aveugles à tout ce qui pouvait être dérangeant, avaient fait comme s’il était invisible. Les habitués de Luna Tivoli lui avaient ri au nez et s’étaient gaussés de ses difformités. Mais, sur Titan, on était bien élevé et on manifesterait de l’indifférence devant son apparence physique. On regarderait ce drôle de type, on lui sourirait, on bavarderait aimablement avec lui sans jamais montrer, ni par la parole ni par le geste, que l’on avait conscience de sa singularité. C’était ça, les bonnes manières. De ces trois attitudes cruelles, Burris préférait la dernière.

Sous un ciel fulgurant de fusées, il coinça Aoudad.

— Nous en avons assez. Inscrivez-nous sur un vol pour Titan.

— Mais vous avez…

— … encore cinq jours à passer ici. Je sais. Mais, figurez-vous que ça ne nous intéresse pas. Arrangez-vous pour nous trouver des places.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Aoudad avait été témoin de leurs querelles et cela gênait Burris pour des raisons qui lui déplaisaient. Aoudad et Nikolaides avaient tenu le rôle de Cupidon, et Minner se sentait vaguement dans l’obligation de se comporter tout le temps comme un amant subjugué. Il avait obscurément l’impression de faillir à ses devoirs envers Aoudad quand il se chamaillait avec Lona. Mais qu’est-ce que cela peut me faire ? Il n’intervient pas. Il ne se propose pas pour jouer les médiateurs. Il ne dit rien !

Comme Burris l’escomptait, Aoudad n’eut aucune difficulté à leur obtenir des réservations. Il prévint Titan qu’ils arriveraient plus tôt que prévu. Et ils s’embarquèrent.

Il n’y avait pas de comparaison entre un décollage lunaire et un décollage terrestre. Sous une gravité d’un sixième, il ne fallait qu’une légère poussée pour arracher la fusée. Le spatiodrome bruissait d’activité. Il y avait des départs tous les jours pour Mars, Vénus, Titan, Ganymède et la Terre, tous les trois jours pour les planètes extérieures, une fois par semaine pour Mercure. Les astronefs interstellaires ne partaient pas de la Lune. Les règlements et les traditions exigeaient qu’ils décollent de la Terre et qu’ils ne soient livrés à eux-mêmes qu’après avoir atteint un point situé au delà de l’orbite de Pluton. La plupart des vaisseaux à destination de Titan faisaient halte sur Ganymède, qui était un important centre minier, et, originellement, l’itinéraire étudié pour Burris et Lona prévoyait cette étape. Mais la fusée qu’ils avaient prise faisait le trajet sans escale.

Lona regretterait de ne pas voir Ganymède mais ce serait sa faute. C’était elle, pas lui, qui avait eu l’idée de quitter Luna avant la date prescrite. Peut-être pourraient-ils s’arrêter sur Ganymède au retour.

Tandis qu’ils franchissaient le gouffre ténébreux de l’espace, Lona fit montre d’une animation factice. Elle voulait tout savoir sur Titan, exactement comme elle avait tout voulu savoir sur le pôle Sud, le changement des saisons, la vie des cactus et bien d’autres choses encore. Mais alors qu’avant c’était une curiosité naïve qui la poussait à interroger Minner, c’était maintenant dans l’espoir de renouer avec lui un contact, quel qu’il fût, qu’elle le bombardait de questions.

Mais Burris savait qu’elle en serait pour ses frais.

— C’est la plus grosse lune du système solaire. Elle est même plus grosse que Mercure, qui est une planète.

— Mais Mercure tourne autour du Soleil alors que Titan tourne autour de Saturne.

— En effet. Titan est beaucoup plus volumineux que Luna. Il se trouve à environ un million deux cent mille kilomètres de Saturne. Tu verras bien les anneaux. Titan possède une atmosphère. Une atmosphère à base de méthane et d’ammoniac qui n’est pas très recommandée pour les poumons. Gelée, en plus. Il paraît que c’est pittoresque. Moi, je n’y suis jamais allé.

— Comment cela se fait-il ?

— Quand j’étais jeune, c’était trop cher pour ma bourse. Et, plus tard, j’ai navigué dans d’autres régions de l’univers.

L’astronef dévorait l’espace. Lona écarquillait les yeux. Ils jouèrent à saute-moutons au-dessus du plan de la ceinture des astéroïdes, ils virent assez bien Jupiter encore haut sur son orbite. Puis Saturne leur apparut.

Ils atteignirent Titan.

Encore un dôme, bien entendu. Un terrain sinistre installé sur un plateau qui ne l’était pas moins. C’était un monde glacé, mais extrêmement différent de la mortelle Antarctica. Sur Titan, tout était étrange et inhabituel, alors que, sur le continent antarctique, tout prenait rapidement un aspect familier au point d’en être obsédant. Titan n’était pas simplement une étendue blanche, gelée et en proie aux vents.

Il y avait Saturne. La planète aux anneaux flottait dans le ciel à distance réduite et elle était beaucoup plus grosse que la Terre telle qu’on la voyait de Luna. Il y avait juste ce qu’il fallait d’atmosphère méthane-ammoniac pour donner au ciel de Titan une nuance bleutée qui constituait une élégante toile de fond sur laquelle se détachait le lumineux globe doré de Saturne, strié de ses épais et sombres bandeaux atmosphériques et entouré de sa ceinture de minuscules particules rocailleuses.

— Ce qu’il est mince, l’anneau ! se plaignit Lona. Je le vois à peine.

— C’est à cause de la taille de Saturne. Nous le verrons mieux demain et tu constateras qu’il n’y en a pas un, mais plusieurs. Les anneaux intérieurs se meuvent plus rapidement que les anneaux extérieurs.

Tant que la conversation se maintenait à ce niveau, tout allait bien. Mais Burris avait peur de s’engager hors du domaine des abstractions et Lona aussi. Ils avaient, l’un et l’autre, les nerfs trop à vif. Et, après toutes ces querelles, ils étaient au bord de l’abîme.

Ils occupaient l’une des meilleures chambres du luxueux hôtel. La clientèle, pleine aux as, appartenait à la caste la plus élevée : rien que des gens qui avaient fait fortune dans le développement de la planète, les transports spatiaux ou l’énergie. Tout le monde connaissait tout le monde. Les femmes, quel que fût leur âge, étaient sveltes et pleines de dynamisme. La majorité des hommes étaient bedonnants, mais robustes et débordants de vigueur. Personne ne se permettait d’être impoli avec Burris ou Lona. Personne ne les regardait. Ils étaient aimables et indifférents.

Le premier jour, à la salle à manger, un industriel qui avait de gros intérêts sur Mars vint s’asseoir à leur table. Il avait largement dépassé soixante-dix ans. Son visage couturé était bronzé et ses yeux noirs étroits. Sa femme avait à peine franchi le cap de la trentaine. Ils parlèrent presque exclusivement de l’exploitation commerciale des planètes extrasolaires.

— Tu lui as tapé dans l’œil, dit Lona à Burris, un peu plus tard.

— Première nouvelle !

— C’était visible comme le nez au milieu de la figure. Je parie qu’elle te faisait du pied sous la table.

Pressentant une nouvelle querelle, Minner poussa Lona vers l’une des baies du dôme.

— On va faire un marché, veux-tu ? Si elle me séduit, je t’autorise à séduire son mari.

— Comme c’est drôle !

— Et alors ? Où est le mal ? Il est plein de fric.

— Il n’y a pas encore une journée que nous sommes là et je déteste cet endroit.

— Ça suffit, Lona. Mets un frein à ton imagination. Cette femme ne me touchera jamais. À cette seule perspective, elle aurait la tremblote pendant un mois, tu peux m’en croire. Regarde plutôt le paysage.

Une tempête était en train de se préparer. Des rafales giflaient le dôme. Saturne était presque à son plein et sa lumière qui faisait étinceler la neige se tressait à celle, éblouissante, qui filtrait des baies. La voûte céleste était ponctuée d’étoiles semblables à des pointes d’aiguilles, qui paraissaient aussi proches que s’ils étaient dans l’espace.

Il commençait à neiger. Ils restèrent un moment à regarder les flocons danser leur sarabande dans la bourrasque. Soudain, ils entendirent de la musique et se dirigèrent vers l’endroit d’où elle venait. La plupart des gens taisaient comme eux.

— Tu veux danser ? demanda Lona.

Des musiciens en tenue de soirée avaient surgi d’on ne sait où. La musique endiablée gagnait en volume. Il y avait des instruments à cordes, des instruments à vent, une section de percussion avec, par-ci, par-là, quelques instruments de facture non terrestre tellement appréciés des orchestres modernes. Des couples élégants virevoltaient avec grâce sur la piste miroitante.

Burris, très raide, prit Lona dans ses bras et ils se mêlèrent aux danseurs.

Minner n’avait jamais été grand amateur de danse et il n’avait pas dansé une seule fois depuis son retour de Manipool. Quelques mois plus tôt, la seule idée de faire des entrechats dans un endroit comme celui-là lui aurait paru grotesque. Mais la façon dont son nouveau corps s’adaptait aux rythmes le stupéfiait. C’était avec une grâce insoupçonnée qu’il pirouettait.

Lona ne le quittait pas des yeux. Elle ne souriait pas. On eût dit qu’elle avait peur de quelque chose.

Le salon était encore une rotonde transparente. Duncan Chalk était un fanatique de cette école d’architecture : que les gens voient les étoiles, mais qu’ils aient chaud ! Les rafales précipitaient les flocons sur le dôme et les en chassaient aussitôt. La main de Lona était glacée dans celle de Minner. Le rythme de la musique s’exacerbait. Les régulateurs thermiques qui remplaçaient les glandes sudoripares de Burris étaient soumis à rude épreuve. Serait-il capable de soutenir cette cadence vertigineuse ? N’allait-il pas trébucher ?

L’orchestre s’interrompit.

Le couple de tout à l’heure les rejoignit. La femme souriait. Lona lui lança un regard venimeux.

— M’accorderez-vous la prochaine danse ? demanda la femme à Burris avec l’assurance tranquille des gens cousus d’or.

Minner avait essayé de ne pas tomber dans ce piège, mais maintenant, refuser serait un manque de tact, et cela allait jeter de l’huile sur le feu de la jalousie de Lona. La sonorité grêle et flûtée du hautbois appela les danseurs. Burris enlaça la femme, laissant Lona, les traits figés, entre les mains du vieil industriel.

Sa cavalière était une danseuse hors ligne. On aurait dit que ses pieds ne touchaient pas le sol. Diabolique, elle épuisait Burris. Ils flottaient littéralement au-dessus de la piste. La cadence était si rapide que, bien que sa vision fût pour ainsi dire instantanée, Minner ne voyait plus Lona. La musique l’assourdissait. Le sourire de la femme était trop éclatant.

— Vous êtes un merveilleux partenaire, lui dit-elle. Vous possédez une puissance… un sens du rythme…

— Je n’avais jamais fait tellement d’étincelles comme danseur avant Manipool.

— Manipool ?

— La planète où je… où on m’a…

Elle n’était pas au courant. Pourtant, Burris était persuadé que toutes les personnes présentes connaissaient son histoire. Mais peut-être que ces nababs ne suivaient pas avec beaucoup d’attention les actualités vidéo. Ils ignoraient son infortune. Selon toute vraisemblance, la femme ne s’était posé aucune question en le voyant. Elle ne s’était pas demandé un seul instant pourquoi il avait cette tête-là. Il ne s’agissait certainement pas de savoir-vivre : elle s’intéressait moins à lui qu’il ne l’avait cru, tout simplement.

— C’est sans importance, laissa-t-il tomber.

Comme ils entamaient un nouveau tour de piste, il aperçut enfin Lona. En train de quitter le salon. L’industriel abandonné avait l’air de ne pas en revenir.

Burris s’arrêta. La femme lui lança un coup d’œil interrogateur.

— Excusez-moi. Elle a peut-être un malaise.

Lona n’avait pas le moindre malaise : elle boudait. Il la rejoignit dans la chambre. Elle était à plat ventre sur le lit. Quand il posa la main sur son dos découvert, elle frissonna et se rétracta. Il était incapable de lui dire quoi que ce soit. Ils firent lit à part et, quand il rêva de Manipool, il parvint à étouffer les hurlements qui s’apprêtaient à sortir de sa gorge et attendit, dressé sur son séant, rigide, que la vague de terreur reflue.

Le matin venu, ni l’un ni l’autre ne firent allusion à cet épisode.

Ils firent une visite guidée à bord d’un traîneau à moteur. Le complexe hôtellerie-spatiodrome de Titan était situé presque au centre d’une cuvette aux dimensions réduites ceinturée de hautes montagnes. Comme sur Luna, les sommets auprès desquels l’Everest aurait fait piètre figure étaient innombrables. Que des planètes aussi petites pussent s’enorgueillir de cimes pareilles était incongru, mais c’était comme ça. À quelque cent cinquante kilomètres à l’est de l’hôtel se dressait le glacier Martinelli, gigantesque coulée de glace descendant des himalayas locaux. Il s’achevait par l’improbable cataracte gelée de renommée galactique. Quiconque se rendait sur Titan se devait de la visiter. Burris et Lona la visitèrent donc.

Il y avait, en chemin, des panoramas que Minner trouva plus prodigieux. Les nuages de méthane tourbillonnants et les aigrettes d’ammoniac congelé qui ornaient les pics leur donnaient l’aspect des montagnes des rouleaux Song. Sans parler du noir lac de méthane qui se trouvait à une demi-heure du dôme. Ses molles profondeurs étaient habitées par des animalcules opiniâtres, ressemblant plus ou moins à des mollusques et à des arthropodes – plutôt moins que plus – équipés pour pouvoir respirer et boire le méthane. La vie sous quelque forme que ce fût était exceptionnelle dans le système solaire et la vue de ces spécimens d’une rareté insigne dans leur habitat naturel fascinait Burris. Ces êtres se nourrissaient des roseaux qui poussaient au bord du lac, végétaux gélatineux d’une lividité cadavérique, qui prospéraient admirablement sous ce climat infernal.

Ils arrivèrent à la cataracte gelée, étincelant de son éclat bleuté à la lumière de Saturne flottant dans un vide immense. Tout le monde poussa les exclamations admiratives de rigueur, mais personne ne descendit du traîneau, car le vent soufflait avec rage et on ne pouvait pas être absolument sûr que les combinaisons respiratoires étaient d’une efficacité totale dans cette atmosphère corrosive.

Le groupe fit le tour de la cataracte, buvant des yeux les scintillantes arcades de glace. Mais le guide lui fit part d’une mauvaise nouvelle : « On rentre ! Une tempête s’annonce. »

Elle éclata bien avant que l’on eût atteint la sécurité du dôme. Il commença d’abord par pleuvoir – un crachin d’ammoniac qui tambourinait sur le toit du traîneau. Puis la tourmente charria des nuages de neige – une neige formée de cristaux d’ammoniac. Le véhicule avançait avec difficulté. C’était la première fois que Burris voyait de la neige tomber aussi dru, aussi brutalement. Le vent la brassait, la barattait, faisait naître des cathédrales, des forêts. Tant bien que mal, le traîneau évitait des dunes inattendues, contournait des barrières imprévues. Les voyageurs demeuraient pour la plupart imperturbables. La splendeur de la tempête leur arrachait des exclamations admiratives. Mais Burris, qui savait qu’ils risquaient fort de s’enliser, s’enfermait dans un silence morose. L’air commençait à s’appauvrir et il avait une saveur désagréablement acide. Les gaz d’échappement des moteurs surmenés envahissaient la cabine. C’est mon imagination qui me joue des tours, se disait-il. Et il s’efforçait d’apprécier la somptuosité de la tempête.

Néanmoins, grand fut son soulagement quand il retrouva enfin la chaleur et la sécurité du dôme.

Presque aussitôt après le retour, une nouvelle querelle éclata. Une querelle qui avait encore moins de raison d’être que toutes celles qui l’avaient précédée mais qui, très vite, s’envenima.

— Tu ne m’as pas regardée une seule fois pendant toute la promenade, Minner.

— J’ai regardé le paysage. C’était pour cela qu’on faisait l’excursion.

— Tu aurais pu me prendre par la main. Tu aurais pu me sourire.

— Je…

— Je t’assomme donc tellement ?

Burris en avait assez de battre en retraite.

— Exactement ! Tu me barbes, tu es une petite fille emmerdante et ignorante ! Toutes ces splendeurs, c’est des perles aux pourceaux pour toi ! Tu n’apprécies rien. Ni la gastronomie, ni les beaux vêtements, ni l’amour, ni les voyages…

— Et toi, tu n’es qu’un monstre hideux !

— Eh bien, à nous deux, nous faisons la paire.

— Je suis un monstre, moi ? s’exclama-t-elle d’une voix perçante. En tout cas, ça ne se voit pas. Moi, au moins, je suis un être humain. Mais qu’est-ce que tu es, toi ?

Ce fut à ce moment qu’il se jeta sur elle.

Ses doigts à l’épiderme lisse se nouèrent autour de la gorge de Lona. Elle se débattit, le frappa de ses poings, lui laboura les joues de ses ongles acérés mais sans pouvoir déchirer sa peau. Cela ne fit que le pousser à bout. Burris la tenait dans sa poigne de fer, la secouait en tous sens. La tête ballottait, mais elle n’arrêtait pas de ruer et de cogner. Tous les sucs de la colère se bousculaient dans les veines de Minner.

Je pourrais la tuer comme de rien faire, se dit-il.

Mais le simple fait de prendre du recul eut un effet calmant et la raison lui revint. Il la lâcha. Il regarda ses mains. Elle le contempla. Les meurtrissures qui striaient le cou de la jeune fille faisaient presque pendant aux taches violacées qui marquaient le visage de l’homme. Lona exhala un cri étranglé et recula. Elle ne dit rien. Elle pointa un doigt tremblant sur Burris.

Une intense fatigue enclouait les genoux de celui-ci. D’un seul coup, il se retrouvait sans Force. Ses articulations fléchirent, il trébucha et, incapable de se servir de ses mains pour se retenir, il s’écroula. Il appela Lona. Il n’avait jamais éprouvé une telle faiblesse, même après le traitement qui lui avait été infligé sur Manipool.

C’est ce qu’on appelle être saigné à blanc, songea-t-il. Les sangsues m’ont pompé ! Dieu du Ciel ! Pourrais-je jamais me remettre debout ?

« Au secours ! hurla-t-il d’une voix muette. Où es-tu, Lona ? »

Quand il put enfin redresser la tête, ce fut pour découvrir qu’elle n’était plus là. Il ne savait pas combien de temps s’était écoulé. Péniblement, il se releva, centimètre par centimètre, et s’assit sur le lit. Il resta ainsi jusqu’à ce qu’il eût récupéré un peu. Était-ce le châtiment qu’il recevait pour l’avoir brutalisée ? Chaque fois qu’ils s’étaient disputés, il avait eu cette sensation de langueur qui le terrassait.

— Lona ?

Il gagna le hall en rasant les murs. Les gens calamistrés qui le croisaient devaient penser qu’il était ivre. Il s’efforçait de sourire en réponse aux sourires qu’ils lui adressaient.

Il ne retrouva pas Lona.

Néanmoins, quelques heures plus tard, il tomba sur Aoudad. Celui-ci paraissait inquiet.

— Est-ce que vous l’avez vue ? lui demanda Burris d’une voix enrouée.

— À l’heure qu’il est, elle est à mi-chemin de Ganymède. Elle est partie par le vol de la soirée.

— Partie ?

Aoudad acquiesça.

— Nick l’accompagne. Ils retournent sur la Terre. Qu’est-ce que vous lui avez fait ? Vous l’avez cognée ou quoi ?

— Et vous l’avez laissée partir ? balbutia Burris. Vous lui avez permis de tirer sa révérence ? Qu’en dira Chalk ?

— Il est au courant. Vous ne pensez quand même pas que nous ne l’aurions pas prévenu ? Si elle veut rentrer, qu’elle rentre, a-t-il dit. Faites-la embarquer sur le premier astronef en partance. C’est ce que nous avons fait. Mais comme vous êtes pâle, Burris ! Je ne croyais pas que votre peau pouvait blêmir comme ça.

— Quand part la prochaine fusée ?

— Demain soir. Vous n’allez quand même pas vous lancer à sa poursuite ?

— Que voulez-vous que je fasse d’autre ?

— Vous n’arriverez à rien comme ça, rétorqua Aoudad en souriant. Laissez-la partir. Il y a dans cet hôtel une foule de femmes qui ne demanderaient pas mieux que de prendre sa place. Vous seriez surpris de savoir comme elles sont nombreuses. Certaines savent que nous sommes en rapport, vous et moi, et elles viennent me voir pour me demander d’organiser une prise de contact. C’est votre figure qui les fascine, Minner.

Burris tourna la tête.

— Vous tremblez comme une feuille. Allez ! Je vous emmène boire un pot !

— Je suis fatigué, répondit Burris sans bouger. J’ai besoin de me reposer.

— Faut-il que je vous envoie une de ces dames dans un moment ?

— C’est l’idée que vous vous faites du repos ?

— Eh bien, oui, justement ! – Aoudad eut un rire jovial. – Je ne verrais aucun inconvénient à m’occuper personnellement d’elles, mais c’est vous qu’elles veulent, vous comprenez ? Vous.

— Est-il possible d’appeler Ganymède ? Je pourrais peut-être lui parler pendant que le navire refera son plein.

— Elle est partie, Burris. Vous feriez mieux de l’oublier, maintenant. En-dehors de ses problèmes, qu’est-ce qu’elle avait pour elle ? Ce n’est qu’une gamine maigre comme un chat ! Ça ne collait même pas entre vous. Je le sais, je l’ai vu. Vous n’arrêtiez pas de vous engueuler. Comme si vous aviez besoin d’elle ! Laissez-moi vous dire…

— Est-ce que vous avez des tranquillisants ?

— Vous savez qu’ils n’ont aucun effet sur vous.

Burris tendit quand même la main. Aoudad haussa les épaules et s’exécuta. Minner appuya le tube contre sa peau. L’illusion du calme serait presque aussi efficace, maintenant, que l’apaisement véritable. Il remercia Aoudad et s’éloigna d’un pas vif en direction de sa chambre. Seul.

Dans le couloir, il croisa une femme dont les cheveux roses étaient semblables à du verre filé et dont les yeux étaient des améthystes. Son vêtement était d’une chaste impudeur et sa voix caressa comme une plume les joues sans oreilles de Burris qui, hâtant le pas, tremblant, se réfugia précipitamment dans l’appartement.

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