Pleurer ? Pourquoi pleurer ?

Il commençait à en avoir assez de Titan. Après le départ de Lona, la lune gelée avait été une drogue pour lui mais, maintenant, il était comme engourdi. Aoudad avait beau dire et beau faire, lui procurer n’importe quelle fantaisie, rien n’était capable de l’obliger à prolonger son séjour.

Élise était allongée, nue, à côté de lui. Au-dessus d’eux, se déployait la cataracte pétrifiée de la Grande Cascade. Ils avaient loué un traîneau à moteur et étaient partis tout seuls. Ils s’étaient arrêtés à l’orée du glacier et avaient fait l’amour au clair de Saturne.

— Regrettes-tu que je sois venue, Minner ?

— Oui.

Il pouvait se permettre d’être franc et brutal avec elle.

— Elle te manque encore ? Tu n’avais pas besoin d’elle.

— Je lui ai fait du mal. Sans nécessité.

— Et elle, qu’est-ce qu’elle t’a fait ?

— Je ne veux pas parler de Lona avec toi.

Quand Burris s’assit et empoigna les commandes du traîneau. Élise se dressa sur son séant et se colla contre lui. Sous cet éclairage insolite, elle paraissait encore plus pâle. Y avait-il du sang dans ce corps potelé ? Elle était d’une lividité sépulcrale. Minner mit le contact et, lentement, le véhicule se mit en marche, longeant le glacier pour regagner le dôme. Des mares de méthane stagnaient ici et là.

— Et si j’ouvrais le toit, Élise ?

— Nous mourrions !

— Toi, tu mourrais. Moi, je n’en suis pas sûr. Il n’est nullement impossible que ce corps puisse respirer dans une atmosphère de méthane.

— Cela me paraît peu vraisemblable. – Elle s’étira avec une langueur voluptueuse. – Où vas-tu ?

— Je fais du tourisme.

— Cela risque d’être dangereux. Tu pourrais fort bien t’écraser sur la glace.

— Eh bien, nous péririons. Comme ce serait reposant, Élise !

Le traîneau heurta une avancée de glace fraîche et craquante. Il cahota et Élise tressauta. Burris posa un regard indifférent sur les chairs abondantes et tremblotantes de sa compagne. Cela faisait maintenant une semaine qu’elle était là. Elle était venue à l’instigation d’Aoudad. Sa sensualité était digne de tous les éloges, mais pour ce qui était de son âme, cela laissait plutôt à désirer. Prolisse avait-il su quel genre de femme il avait prise pour épouse ? Burris se posait la question.

Elle le caressa. Elle ne cessait pas de le toucher. C’était comme si le seul fait d’effleurer l’épiderme invraisemblable de Minner la grisait.

— Fais-moi encore l’amour, murmura-t-elle.

— Pas maintenant. Que désires-tu en moi, Élise ?

— Je te désire en totalité.

— Il y a dans l’univers une multitude d’hommes capables de te rendre heureuse au lit. Qu’est-ce que j’ai d’exceptionnel ?

— Les transformations que tu as subies sur Manipool.

— Tu m’aimes à cause de mon aspect physique ?

— Je t’aime parce que tu es incongru.

— Et les aveugles ? Les borgnes ? Les bossus ? Les hommes qui n’ont pas de nez ?

— Il n’y en a plus. Aujourd’hui, tout le monde a des prothèses. Tout le monde est parfait.

— Excepté moi.

— Oui, excepté toi. – Elle enfonça ses ongles dans la peau de Burris. – Je ne peux pas te griffer. Je ne peux pas faire sourdre ta sueur. Je ne peux même pas te regarder sans éprouver une vague nausée. Voilà pourquoi je te désire.

— Je te donne la nausée ?

— Tu es stupide.

— Et toi, tu es masochiste. Tu cherches à t’avilir. Tu t’es jetée à la tête de l’être le plus singulier du système solaire et tu prétends que c’est de l’amour. Mais non ! Ce n’est pas de l’amour, ce n’est même pas de la nymphomanie. C’est une torture que tu veux t’infliger à toi-même. J’ai tort ?

Elle lui décocha un regard bizarre.

— Tu aimes qu’on te fasse mal, reprit Burris.

Il posa la main sur l’un des seins d’Élise en écartant les doigts pour qu’elle enveloppe totalement le globe chaud et doux. Quand il serra, elle tressaillit. Ses fines narines se mirent à palpiter et les larmes lui montèrent aux yeux. Mais pas un son ne s’échappa de ses lèvres. Son souffle se fit haché et Minner avait l’impression d’entendre son cœur battre la chamade. Elle aurait été capable d’encaisser une douleur sans limite sans un gémissement, même s’il lui avait purement et simplement arraché le sein.

Quand il la lâcha, six marques blêmes étaient imprimées dans la chair d’Élise. Très vite, elles commencèrent à devenir violacées. On aurait dit une tigresse prête à bondir. Au-dessus d’eux, la cataracte déployait son immobilité éternelle. Allait-elle se liquéfier ? Saturne tomberait-il du ciel pour balayer Titan de ses anneaux tourbillonnants ?

— Je pars demain pour la Terre, dit Burris.

Elle s’allongea, le corps offert.

— Fais-moi l’amour, Minner.

— Je repars seul. Pour retrouver Lona.

— Tu n’as pas besoin d’elle. Arrête de m’asticoter. – Elle l’attira à elle. – Couche-toi près de moi. Je veux regarder Saturne pendant que tu me posséderas.

Burris fit glisser sa main sur le corps soyeux d’Élise dont les yeux scintillèrent.

— Sortons de ce traîneau, murmura-t-il. On va courir tout nus jusqu’à ce lac et on se baignera.

Tout autour d’eux fusaient des bouffées de méthane. Par comparaison avec la température extérieure, l’hiver antarctique aurait fait l’effet d’un climat tropical. Mourraient-ils gelés ou, d’abord, empoisonnés ? Ils n’atteindraient jamais le lac. Burris imaginait leurs corps rigides comme du marbre gisant, silhouettes blanches sur la blancheur de la neige. Il survivrait quelque temps à Élise. Il retiendrait sa respiration tandis qu’elle s’effondrerait comme une masse sous le baiser du méthane. Mais ce serait reculer pour mieux sauter.

— Oui ! s’écria-t-elle. Allons nager ! Après, on fera l’amour au bord du lac.

Elle tendit le bras vers le levier commandant l’ouverture du toit transparent du traîneau. Burris admira le jeu de ses muscles, le mouvement de sa main. Des poignets aux chevilles, ses ligaments et ses tendons fonctionnaient admirablement sous la peau lisse. L’une de ses jambes était repliée, l’autre, gracieusement tendue, prolongeait le mouvement du bras. Ses seins se redressaient. Sa gorge, qui avait une légère tendance à s’avachir, avait perdu toute sa flaccidité. Dans l’ensemble, c’était un assez beau spectacle.

Il suffisait d’actionner le levier pour que le toit s’ouvrit, les exposant tous deux à l’atmosphère meurtrière de Titan. Et les doigts effilés d’Élise étaient déjà posés sur la commande.

Burris cessa de la contempler. Il agrippa le bras vibrant de la femme, la tira en arrière sans ménagements, la repoussant sur la couche. Elle s’écroula dans une position impudique. Quand elle se releva, il la gifla. Un ruisselet de sang se forma sur le menton d’Élise dont les yeux étincelèrent de plaisir. Il la frappa encore. Sous les coups, la chair d’Élise frémissait. Elle haletait, s’accrochait à lui et l’odeur de la luxure assaillit les narines de Minner.

Derechef, il cogna, mais se rendant compte que c’était ce qu’elle voulait, il recula et lui lança la combinaison respiratoire dont elle s’était débarrassée.

— Enfile ça. On rentre.

Elle était l’incarnation de la concupiscence à l’état brut, elle se trémoussait dans une sorte de parodie du désir en prononçant le nom de Minner d’une voix rauque.

— On rentre ! répéta ce dernier. Et il n’est pas question de rentrer tout nus.

Elle se rhabilla de mauvaise grâce.

Elle aurait ouvert le toit, songeait Minner. Elle serait venue se baigner avec moi dans ce lac de méthane.

Il dégomma le moteur. Le traîneau s’élança en direction de l’hôtel.

— Tu rentres vraiment demain ?

— Oui. J’ai ma réservation.

— Sans moi ?

— Sans toi.

— Et si je te suivais aussi sur la Terre ?

— Je ne pourrais pas t’en empêcher mais cela ne servirait à rien.

Le traîneau s’engouffra dans le sas du dôme. Burris l’immobilisa devant le stand de location. Sous sa combinaison, Élise était échevelée, elle avait l’air d’être en sueur.

Dès qu’il fut entré dans sa chambre, Burris s’empressa de fermer la porte à clé. Elle frappa à plusieurs reprises, mais comme il ne répondait pas, elle renonça.

Minner se prit la tête dans les mains. La fatigue revenait à la charge, une lassitude incommensurable qu’il n’avait pas éprouvée depuis sa dernière querelle avec Lona. Mais cela ne dura que quelques minutes.

Une heure plus tard, il reçut la visite de trois représentants de la direction de l’hôtel. Ils étaient graves et guère bavards. Burris revêtit la combinaison qu’ils lui tendaient et sortit avec eux.

— Elle est sous la couverture. Nous aimerions que vous l’identifiiez avant qu’on la ramène à l’intérieur.

De diaphanes cristaux de neige ammoniacale parsemaient la couverture. Ils s’envolèrent quand Burris la souleva. Élise, nue, semblait étreindre la glace. Les empreintes laissées par ses doigts sur le sein de la femme étaient maintenant d’un rouge sombre. Il la toucha. On aurait dit du marbre.

— Elle est morte sur le coup, dit l’un des trois hommes.

Burris leva la tête.

— Elle avait beaucoup bu cet après-midi. Ceci explique peut-être cela.

Il s’enferma dans sa chambre et, le lendemain, il n’en sortit pas de la matinée. À midi, il fut convoqué pour être conduit au spatiodrome. Quatre heures plus tard, il était dans l’espace. Destination la Terre via Ganymède. Il n’ouvrit pratiquement pas la bouche pendant toute la traversée.

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