9

Le cargo-pousseur ralentit à l’approche de la station de transfert. Leo s’avança vers la verrière. Flûte ! Le vaisseau du personnel, qui faisait chaque semaine le voyage depuis l’Orient IV, était déjà amarré au moyeu. Ti risquait de monter à bord plus tôt pour discuter avec ses collègues. Il fallait faire vite.

Le vaisseau disparut alors qu’ils tournaient autour de la station pour rejoindre leur écoutille. Zara, la quaddie aux commandes du cargo-pousseur, une fille aux cheveux sombres et à la peau mate, vêtue du T-shirt et du short violets de son équipe, réussit avec brio sa manœuvre d’accostage. Leo avait tout lieu de croire que son excellente réputation de pilote était justifiée, et ce en dépit de son âge – à peine quinze ans.

La légère accélération, à cet endroit de la station, exerça une pression sur Leo dont la chaise rembourrée se redressa en position verticale. Zara lui sourit par-dessus son épaule, excitée par cette sensation. Silver, en revanche, sur sa couchette, paraissait nettement moins enthousiaste.

Zara s’acquitta des formalités techniques avec la tour de contrôle et coupa les moteurs. Leo soupira, soulagé que le motif de leur vol – « Chargement de matériel pour l’Habitat Cay » – n’ait pas éveillé les soupçons des contrôleurs. Même si cette requête entrait tout à fait dans le cadre de la tâche qui lui avait été confiée.

— Il faut y aller, maintenant, dit-il. On risque de rater Ti, si on traîne.

Aussitôt, Silver se hissa en position assise sur la couchette. Leo déplia le pantalon d’un ensemble de jogging qu’il avait apporté pour l’occasion et l’aida à y enfiler ses bras inférieurs.

— À présent, dit-il, les chaussures que tu as empruntées à la surveillante de l’hydroponique.

— Je les ai données à Zara pour qu’elle les cache ici.

Zara porta une main à ses lèvres.

— Oh ! flûte…

— Quoi ?

— Je les ai laissées dans la baie de chargement.

— Zara !

— Désolée…

Silver soupira et Leo sentit son souffle chaud sur son cou.

— Et si je prends les vôtres, Leo ? suggéra-t-elle.

— Je ne sais pas…

Il les ôta ; Zara aida Silver à y glisser les mains.

— Qu’est-ce que ça donne ? demanda Silver, inquiète.

Zara fronça le nez.

— Un peu grandes…

Leo se tourna pour observer leur reflet dans la verrière sombre. Ils avaient l’air ridicules, tous les deux. Il contempla ses pieds comme s’il ne les avait encore jamais vus. Ses chaussettes lui évoquèrent deux énormes vers blancs. Les pieds n’étaient finalement que d’absurdes appendices.

— On laisse tomber, pour les chaussures. Rends-les-moi, et rentre tes mains dans les jambes du pantalon.

— Et si des gens me demandent ce qui est arrivé à mes pieds ?

— Ils ont été amputés, dit Leo. Tu es partie en vacances dans l’Antarctique, et ils ont gelé.

— C’est pas sur la Terre ça, l’Antarctique ? Et s’ils me posent des questions à propos de la Terre ?

— Dans ce cas, je les remettrai à leur place parce que ce serait très inconvenant de leur part. Mais les gens sont rarement aussi indiscrets. De toute façon, on peut toujours s’en tenir à notre première version, celle du fauteuil roulant perdu avec tes bagages et qu’on est en train d’essayer de récupérer. Ça, c’est plausible.

Il lui tourna le dos et se baissa.

— Tout le monde à bord…

Silver enroula ses bras supérieurs autour de son cou et les autres sur la taille, se cramponnant à lui avec une insistance quelque peu inquiète, alors qu’elle découvrait son propre poids. De nouveau, il sentit son souffle chaud sur sa joue…

Après avoir franchi le tube flexible ils pénétrèrent dans la station. Leo se dirigea vers les ascenseurs, monta dans la première cabine vide venue et appuya sur le bouton 3 : l’étage des boxes de repos. Par malheur, l’ascenseur s’arrêta à un autre étage d’abord pour charger plusieurs personnes. Soudain, Leo eut peur. Et s’il prenait l’envie à Silver de discuter avec un des passagers ? Il aurait dû lui préciser de ne pas s’adresser aux étrangers. Toutefois, ses craintes furent de courte durée. Elle adopta d’emblée une attitude réservée qu’elle maintint tant qu’ils ne furent pas seuls. Ils eurent droit à des regards obliques, empreints de curiosité, mais Leo garda les yeux obstinément rivés sur le mur et personne ne s’avisa de rompre le silence.

La force de gravitation, à son maximum sur le bord extérieur de la station, le fît tituber quand il sortit de l’ascenseur. Bien qu’il répugnât à l’admettre, il ne pouvait ignorer les effets de trois mois passés en apesanteur. Pourtant, même avec Silver sur le dos, il n’atteignait pas le poids qu’il avait sur Terre. Il s’éloigna le plus vite possible du hall trop peuplé à son goût.

Après s’être assuré du numéro, Leo frappa à la porte du box qui s’ouvrit aussitôt.

— Oui, quoi ? lança une voix masculine.

— C’est bien lui, chuchota Silver à l’oreille de Leo qui entra dans la petite pièce.

Ti était vautré sur le lit, manipulant une visionneuse avec un air de profond ennui. Son regard irrité se posa sur Leo, puis ses yeux s’arrondirent quand il reconnut Silver. Leo, sans plus de cérémonie, fit basculer la jeune fille au bout du lit et se laissa tomber sur la seule chaise de la cabine pour reprendre haleine.

— Ti Gulik, il faut qu’on vous parle.

Ti s’était reculé dans le coin du mur, les genoux repliés sous le menton. La visionneuse, oubliée, avait roulé sur l’oreiller.

— Silver ! Mais que fais-tu là ? Et qui est ce type ? demanda-t-il, le doigt pointé vers Leo.

— C’est Leo Graf, le prof de soudure, répondit-elle en roulant sur le ventre pour se hisser sur ses bras supérieurs. C’est drôle, cette sensation…

Elle releva la tête et se tint un instant sur ses quatre mains, comme un chien, les cheveux plats ; l’état de pesanteur lui ôtait toute grâce.

— Nous avons besoin de votre aide, lieutenant Gulik, commença Leo dès qu’il eut repris son souffle.

— Qui ça, nous ? dit Ti, méfiant.

— Les quaddies.

— Ah !

Ti se rembrunit.

— Ce que j’aimerais préciser, avant tout, c’est que je ne suis plus le lieutenant Gulik. Appelez-moi Ti Gulik tout court. Ex-pilote, aujourd’hui au chômage et destiné à le rester longtemps. Grâce aux quaddies, justement. Ou, en tout cas, grâce à une d’entre eux, insista-t-il en posant un regard accusateur sur Silver.

— Je leur ai dit que tu n’y étais pour rien, dit Silver. Mais ils n’ont pas voulu me croire.

— Tu aurais pu faire en sorte que je ne sois pas impliqué du tout dans cette histoire, rétorqua-t-il avec agressivité. Tu me devais bien ça…

Il aurait pu aussi bien la gifler. Silver, décomposée, eut un mouvement de recul, comme un animal blessé.

— Ça suffit, Gulik, intervint Leo. Ils l’ont droguée pour lui arracher ces aveux. Si quelqu’un est responsable, ici, ce n’est sûrement pas elle.

Ti piqua un fard, et Leo s’en voulut de n’avoir pas su tenir sa langue. Le moment était mal choisi pour prendre le pilote à rebrousse-poil ; ils avaient trop besoin de lui. De plus, ce n’était pas du tout ainsi qu’il avait imaginé la scène. Ti était censé être enchanté de cette visite inattendue de Silver et se montrer prêt à tenter n’importe quelle aventure pour l’éclat turquoise de ses yeux. Si ce crétin ne faisait pas plus cas du charme de la jeune quaddie, il ne méritait pas de l’avoir pour lui.

Les mâchoires serrées, il se concentra sur le seul sujet qui les intéressait dans l’immédiat.

— Avez-vous entendu parler de ce nouveau système de gravité artificielle ? demanda-t-il.

— Vaguement, répondit Ti, sans trop se mouiller.

— À cause de cette découverte, l’Opération Cay est arrêtée. GalacTech renonce à poursuivre toute expérimentation avec les quaddies.

— Hmm. C’était à prévoir.

Leo attendit en vain la question qui, en toute logique, aurait dû suivre. Ti n’étant pas idiot, il se montrait donc délibérément obtus.

— Ils envisagent de les expédier sur Rodeo, poursuivit Leo, et de les parquer dans d’anciens baraquements d’ouvriers.

Il répéta le scénario de la mort lente par oubli qu’il avait décrit aux quaddies une semaine plus tôt, puis observa la réaction du pilote.

Le visage de Ti était fermé, sans émotion apparente.

— Navré pour eux, dit-il enfin en évitant les yeux de Silver, mais je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire. Je quitte Rodeo dans six heures pour ne jamais plus y revenir… Ce qui me va tout à fait. C’est un vrai trou, ici…

— Un trou où on va déverser Silver et ses amis avant de refermer le couvercle sur eux. Et le seul crime qu’ils aient commis, c’est d’être techniquement périmés. Vous trouvez ça normal ?

Ti se redressa avec indignation.

— Vous voulez parler d’obsolescence technique ? Je vais vous montrer ce que c’est, moi… Regardez ça !

Ses doigts se posèrent sur les boutons argentés fixés sur son front, ses tempes et sur la canule à la base de sa nuque.

— Ces implants représentent deux ans de formation et un an sur liste d’attente pour qu’on me les pose. Ils appartiennent à un système d’une version bien particulière que la compagnie a en partie financé. Les Transports Trans-Stellaires et quelques indépendants l’utilisent aussi. Partout ailleurs, dans l’univers, les pilotes sont équipés de la version Necklin. Vous savez quelles sont mes chances d’être embauché par TTS après avoir été viré par GalacTech ? Nulles. Si je veux continuer dans le métier, il faut que je repasse sur le billard pour qu’on me change les implants. Mais sans boulot, je ne peux pas me payer ce genre d’opération. Et sans implants, je ne peux pas trouver de boulot. Il est foutu, Ti Gulik ! conclut-il en secouant la tête.

Leo se pencha, accoudé sur les cuisses.

— Ti, dit-il, je voudrais que vous pilotiez pour nous le plus gros navire de saut existant à l’heure actuelle.

Rapidement, avant que Ti ne puisse l’interrompre, il lui décrivit en détail sa vision de l’Habitat reconverti en colonie spatiale.

— On a tout ce qu’il faut. Sauf un pilote. Un pilote équipé du système d’implants GalacTech. Autrement dit… on a besoin de vous.

Ti, estomaqué, écarquilla les yeux.

— Mais… ce n’est pas seulement de la démence, c’est de l’escroquerie à grande échelle ! Vous rendez-vous compte de ce que ça va coûter à GalacTech ? Vous allez vous retrouver en cabane jusqu’au prochain millénaire !

— Je n’irai pas en prison. Je vais me perdre dans les étoiles avec les quaddies.

— Votre cellule sera capitonnée, en plus.

— Je ne commets aucun crime. Il s’agit plutôt d’une guerre, si on veut. Le crime, ce serait de tourner le dos et de fuir.

— Ah oui ? Et en vertu de quelle loi ?

— D’accord. Alors disons que ce serait un péché, si vous préférez.

— Allons bon…

Ti leva les yeux au ciel.

— Vous êtes quoi, exactement ? Le Messie ? Vous avez reçu une mission divine, c’est ça ?

Dieu n’est pas là. Il faut bien que quelqu’un fasse le boulot pour Lui. Leo abandonna cette voie. Sinon ce serait bientôt la camisole de force en plus de la cellule capitonnée…

— Je vous croyais amoureux de Silver. Ça ne vous ferait rien de la condamner à ce genre d’enfer ?

— Ti n’est pas amoureux de moi, intervint Silver, surprise. Où êtes-vous allé chercher cette idée, Leo ?

Ti lui adressa un regard embarrassé.

— Non, c’est vrai, acquiesça-t-il faiblement. Tu… tu l’as toujours su, hein ? On avait une sorte de… d’arrangement entre nous, rien de plus.

— Tout à fait, confirma-t-elle. Des livres et des vids pour moi, et une détente pour Ti. Les hommes gravs ont besoin du sexe pour rester en forme, vous savez, ils souffrent tant du stress physiologique…

— Qui t’a raconté des conneries pareilles ? commença Leo qui préféra laisser tomber le sujet.

Il ne devinait que trop bien.

— Donc, pour vous, Silver est un produit jetable, ni plus ni moins. Comme un Kleenex.

Ti pinça les lèvres, vexé.

— Ça va, Graf. Je ne suis pas pire qu’un autre.

— Mais je vous donne une chance d’être meilleur, justement…

— Leo… l’interrompit de nouveau Silver.

Elle était à présent étalée sur le ventre, le menton dans la paume.

— Une fois que nous aurons atteint notre ceinture d’astéroïdes… ou je ne sais quoi… que fera-t-on du superjumper ?

— Le superjumper ?

— On va détacher l’Habitat et s’y installer. Et le vaisseau ne nous servira plus à rien. On ne pourrait pas le donner à Ti ?

— Quoi ! s’exclamèrent Ti et Leo de concert.

— Eh bien oui. En paiement. Il nous dépose à destination et il garde le superjumper. Comme ça, il peut devenir pilote-propriétaire et créer sa propre entreprise de transports.

— Dans un vaisseau volé ? glapit Ti.

— Si on parvient assez loin pour que GalacTech ne vienne pas nous rechercher, il n’y a aucune raison que tu sois poursuivi, répondit-elle avec logique. Tu auras un vaisseau qui correspond à tes implants ; personne ne pourra plus te renvoyer, car tu travailleras à ton compte.

Leo n’en revenait pas. D’accord, il avait amené Silver avec lui pour convaincre Ti, mais il avait prévu d’autres arguments de sa part. Cependant, d’après l’expression ahurie de Ti, il se rendit compte qu’elle avait fait mouche. D’un discret signe de tête, il l’encouragea.

— En plus, dit-elle, si nous réussissons à partir d’ici, avec l’Habitat et tout… M. Van Atta passera pour le dernier des imbéciles.

Elle laissa retomber sa tête sur l’oreiller et adressa un sourire complice à Ti dont le regard s’éclaira.

— Je vois, dit-il.

— Vos bagages sont prêts ? demanda Leo.

— Oui, ici…

Ti désigna les valises dans un coin du box.

— Mais… oh ! bon sang… si cette affaire foire, ils vont m’écarteler !

— Non, dit Leo.

Il ouvrit sa combinaison et en sortit le soudeur laser caché dans sa large poche intérieure.

— J’ai trafiqué le cran de sécurité, mais il peut projeter un faisceau très puissant qui traverserait cette pièce sans problème.

Il l’agita négligemment. Ti, les yeux arrondis, se recroquevilla d’instinct sur lui-même.

— En cas d’arrestation, vous pourrez toujours dire que vous avez été kidnappé par un ingénieur fou et son assistante, une mutante demeurée, qui vous ont forcé à coopérer sous la menace. Vous pourrez même devenir un héros, qui sait ?

La mutante demeurée, les yeux comme des étoiles, adressa un sourire éblouissant à Ti.

Le pilote se racla la gorge.

— Vous… vous ne vous serviriez pas réellement de ce truc, hein ?

— Bien sûr que non, répondit Leo sur un ton jovial en rangeant l’arme.

— Ah !

Ti eut un bref rictus. Mais ses yeux revinrent à plusieurs reprises se poser sur la bosse dans la combinaison de Leo…


Quand ils retournèrent au cargo-pousseur, ils eurent la désagréable surprise de le trouver vide. Zara avait disparu.

— Oh non ! gémit Leo.

Avait-elle voulu visiter la station ? S’était-elle perdue ? L’avait-on emmenée de force ? Une fouille rapide ne révéla aucun message sur le com, aucune note épinglée sur la porte.

Leo réfléchit à haute voix.

— Elle est pilote. De quoi aurait-elle pu avoir besoin ? On a fait le plein de carburant, toute communication avec la tour de contrôle se fait directement d’ici…

Il se rendit compte soudain qu’à aucun moment il ne lui avait expressément interdit de quitter son poste. Il était si évident qu’elle ne devait pas s’exhiber dans la station, qu’elle devait rester sur ses gardes… Mais peut-être n’était-ce pas si évident que cela pour un quaddie ?

— Je peux piloter cet engin, s’il le faut, dit Ti en se penchant sur le tableau de bord. Tout est manuel.

— Ce n’est pas le problème, répondit Leo. On ne peut pas partir sans elle. Les quaddies n’ont rien à faire ici. Si elle se fait repérer par la sécurité ou autre chose et qu’on commence à lui poser des questions…

Après un instant d’hésitation, Silver passa devant Leo, sur ses quatre mains, et franchit l’écoutille dans l’autre sens.

— Où vas-tu ? demanda Leo.

— Chercher Zara.

— Silver, reste ici ! ordonna-t-il. Il y en a déjà assez d’une dans la nature… Ti et moi nous déplacerons plus vite… et plus discrètement. On la retrouvera.

— Ça m’étonnerait, murmura-t-elle, distante.

Elle atteignit le tube flexible, regarda d’un côté et de l’autre du couloir.

— Elle ne doit pas être bien loin…

— Si elle a pris l’ascenseur, elle peut se trouver n’importe où dans la station, dit Ti.

Silver se dressa sur ses mains inférieures et plissa les yeux pour observer, dans le hall, la hauteur des boutons d’appel des ascenseurs.

— Trop haut pour un quaddie. En tout cas, pas pratique du tout. En plus, elle devait bien se douter qu’elle aurait davantage risqué de rencontrer des gravs, en allant par là. Non… à mon avis, elle a pris cette direction.

Déterminée, elle partit à quatre pattes sur sa droite. Au bout d’un moment, elle se mit à bondir comme une gazelle, d’autant plus gracieuse que la force de gravitation, à cet endroit, était très faible. Leo et Ti couraient derrière elle dans le couloir.

Un étrange grondement approchait du croisement. Silver poussa un cri et se plaqua contre le mur.

— Oups… désolée ! s’exclama Zara qui arrivait à toute vitesse, couchée sur une planche à roulettes, pagayant des quatre mains pour se propulser sur le lino du couloir.

Le freinage se révéla plus problématique que l’accélération ; Zara bascula de son skate-board qui percuta le mur.

Leo, horrifié, se précipita vers elle, mais Zara se redressait déjà, hilare.

— Regarde ça, Silver, dit-elle en retournant la planche. Des roues ! Comment résistent-elles donc à la friction ? Touche… elles ne sont même pas chaudes.

— Zara ! s’écria Leo. Pourquoi as-tu quitté ton poste, bon sang ?

— Je voulais voir à quoi ressemblaient des toilettes de gravs, mais il n’y en avait pas à ce niveau. Tout ce que j’ai trouvé, c’est un placard plein de balais et de produits de nettoyage… et ça.

Elle tapota la planche, ravie.

— Je peux démonter les roues pour voir ce qu’il y a dedans ?

— Sûrement pas ! s’écria Leo. Allez, on y va, maintenant.

Il coinça la planche sous son bras et reprit la direction de la baie. La notion de propriété privée n’était, semblait-il, pas familière aux quaddies. Sans doute était-ce dû à une vie passée dans un habitat spatial communautaire. L’esprit avait de ces contradictions vraiment risibles, se dit-il soudain. Il se préoccupait du vol d’une malheureuse planche à roulettes, alors qu’il planifiait le plus grand hold-up spatial de l’histoire de l’humanité…

Ti regimba de nouveau quand on l’informa du reste de la mission qui lui avait été assignée. Leo, par précaution, ne lui donna ces détails qu’une fois le cargo-pousseur à mi-chemin entre la station de transfert et l’Habitat.

— Parce que, en plus, c’est moi qui devrai pirater le superjumper ? se récria Ti.

— Non, le rassura Leo. Vous ne serez présent qu’en tant que conseiller. Les quaddies se chargent du reste.

— Mais ma peau dépendra de ce qu’ils sont ou non capables de…

— Dans ce cas, je vous suggère de donner de bons conseils.

— Nom de Dieu…

— Le problème, avec vous, Ti, soupira Leo, c’est que vous n’avez aucune expérience de l’enseignement. Sinon, vous sauriez que n’importe qui peut apprendre n’importe quoi. Si vous y réfléchissez, vous n’êtes pas né avec vos implants et la science infuse. Et pourtant, dès que vous avez piloté seul, vous avez eu la responsabilité de nombreuses vies entre les mains. Eh bien, maintenant, vous allez savoir ce qu’éprouvaient vos instructeurs, je vous le garantis.

— Et qu’éprouvaient-ils ?

Leo sourit et baissa la voix :

— Une peur épouvantable, Ti. Épouvantable…


Un second cargo-pousseur, ravitaillé en vivres et en carburant, était amarré à côté du leur quand ils accostèrent l’Habitat. Tout était prêt pour l’expédition. Leo aurait voulu prendre Ti à part afin de lui prodiguer des conseils en vue de cette mission délicate. Malheureusement, ils n’avaient pas plus l’un que l’autre l’expérience du vol à main armée, surtout à cette échelle. Et le nombre des années ne faisait en l’occurrence rien à l’affaire.

Ils traversèrent l’écoutille et découvrirent plusieurs quaddies qui les attendaient avec anxiété dans le module de débarquement.

— J’ai modifié d’autres soudeurs, Leo, annonça Pramod, son arsenal de fortune serré contre le torse. On en a un pour cinq personnes, pour l’instant.

Claire, près de son épaule, regardait les armes avec une fascination horrifiée.

— Parfait. Donne-les à Silver, dit Leo. Elle en aura la responsabilité.

De poignée en poignée, ils se dirigèrent jusqu’à l’écoutille suivante. Zara glissa dans le cargo-pousseur pour commencer ses vérifications d’usage.

Ti la suivit des yeux.

— On part tout de suite ?

— Pas une minute à perdre, répondit Leo. D’ici quatre heures, au plus, ils vont remarquer votre absence à la station de transfert.

— Oui, mais… ne devrait-on pas organiser un… un briefing, ou quelque chose ?

— Vous avez presque vingt-quatre heures pour mettre votre plan d’attaque au point. Silver dépendra de vos connaissances en ce qui concerne les superjumpers. Nous avons déjà envisagé différentes méthodes pour bénéficier de l’effet de surprise. Elle vous en parlera.

— Ah !… parce que Silver est du voyage ?

— Silver est le chef de cette expédition.

Une émotion troubla le visage de Ti.

— Je laisse tomber, dit-il enfin, consterné. J’ai encore le temps de repartir et de prendre mon vaisseau…

— Et cela, le coupa Leo, est précisément la raison pour laquelle Silver dirige cette mission. La capture du cargo-jumper entraînera le soulèvement des quaddies dans l’Habitat. Et ce soulèvement signera leur arrêt de mort. Quand les responsables de GalacTech découvriront qu’ils ne peuvent plus contrôler les quaddies, ils voudront les exterminer. Le bon déroulement de leur fuite doit être assuré avant que nous abattions nos cartes. Le vaisseau dont vous devrez vous emparer se trouve dans cette direction, dit-il en pointant l’index. Et Silver s’en souviendra. Vous n’êtes pas pire qu’un autre, ajouta-t-il avec un mince sourire.

Ti se le tint pour dit, bien que de mauvaise grâce.

Silver, Zara, Siggy, Jon, un quaddie de l’équipe des cargos-pousseurs, et Ti. Soit cinq passagers entassés dans un vaisseau prévu pour une équipe de deux et sans doute pas pour un long voyage. Leo soupira. L’équipage des superjumpers se composait d’un pilote et d’un ingénieur. Cinq contre deux. Ils avaient l’avantage du nombre, certes, mais il regrettait tout de même de ne pas pouvoir envoyer plus de quaddies afin de faire vraiment pencher la balance en leur faveur.

Ils s’engagèrent dans le tube flexible pour embarquer dans le cargo-pousseur. Silver s’arrêta pour embrasser Claire et Pramod qui les avaient accompagnés.

— On va récupérer Andy, tu verras, murmura-t-elle à Claire.

Celle-ci l’étreignit avec force.

Silver se tourna enfin vers Leo qui regardait les quaddies disparaître dans le tube.

— Ne laisse pas Ti se dégonfler, d’accord ? dit-il. Il faut réussir, vous n’avez pas le choix.

— Je ferai tout ce que je peux. Leo… pourquoi pensiez-vous que Ti était amoureux de moi ?

— Je ne sais pas… Vous étiez intimes, alors… le pouvoir de la suggestion… Tous ces romans d’amour…

— Ti ne lit pas ce genre de livres. Il préfère les Ninja.

— Et toi ? Tu n’étais pas amoureuse de lui ? Au moins au début ?

— C’était excitant, d’enfreindre le règlement avec lui. Mais Ti est…

Elle haussa les épaules.

— Ti, c’est Ti. L’amour qu’on lit dans les livres n’existe pas vraiment. Aucun des gravs de l’Habitat ne ressemble aux héros. Je suis stupide d’être aussi subjuguée par ces livres.

— Ils ne reflètent pas trop la réalité, en effet… Pour être franc, je n’en ai jamais lu. Mais il n’y a rien d’idiot à vouloir quelque chose de mieux, Silver.

— Mieux que quoi ?

Mieux que d’être utilisée par des gravs sans scrupule. Mais on n’est pas tous comme ça, Silver… Pourquoi éprouvait-il le désir de se délester de son propre fardeau sur elle, maintenant, alors qu’elle avait besoin de toute sa concentration pour la tâche qui l’attendait ? Il secoua la tête.

— Quoi qu’il en soit, ne te laisse pas influencer par Ti. Garde bien le but de ta mission à l’esprit.

Il se racla la gorge, ému.

— Sois prudente.

— Vous aussi, Leo.

Elle ne l’étreignit pas comme elle avait étreint Claire et Pramod.

Et ne crois surtout pas que personne ne pourrait t’aimer, Silver… songea-t-il quand elle eut disparu dans le tube flexible.

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