7

— Leo !

Silver, accrochée d’une main, frappait doucement avec les trois autres à la porte de la cabine.

— Leo, vite ! Réveillez-vous !

Elle pressa sa joue contre le plastique froid pour appeler, frustrée de ne pouvoir crier de toutes ses forces. Mais il n’était pas question d’attirer l’attention d’autres gravs.

La porte s’ouvrit enfin. Il était en T-shirt rouge et en short, pieds nus. Son sac de couchage, contre le mur du fond, était ouvert comme un cocon vide, et ses cheveux sable ébouriffés.

— Mais qu’est-ce que…

Ses yeux cernés, enfoncés par la fatigue dans son visage chiffonné, retrouvèrent aussitôt leur vivacité.

— Silver ?

— Venez vite ! Vite ! dit-elle à voix basse en lui prenant la main. C’est Claire. Elle a essayé de sortir par un sas. J’ai bloqué les commandes. Elle ne peut pas ouvrir la porte extérieure, mais comme je ne peux non plus ouvrir celle de l’intérieur, elle est enfermée là-dedans. Notre surveillante sera bientôt de retour, et alors je ne sais pas ce qu’ils nous feront…

— Nom de Dieu…

Elle commençait déjà à l’entraîner dans le corridor quand il revint dans sa cabine pour attraper sa ceinture à outils.

— Vas-y, je te suis.

Ils foncèrent à travers le dédale de l’Habitat, adressant des sourires figés aux quaddies et aux gravs qu’ils croisaient sur leur chemin. Enfin, la porte désormais familière d’Hydroponique D se referma derrière eux.

— Comment ça s’est passé ? demanda Leo alors qu’ils circulaient entre les végétubes jusqu’à l’extrémité de la serre.

— Avant-hier, quand vous êtes rentrés de Rodeo, ils n’ont pas voulu me laisser voir Claire, alors que nous étions à l’infirmerie. Et hier, ils nous ont mises au travail dans des équipes différentes. C’est sans doute exprès. Alors aujourd’hui, j’ai demandé à Teddie de permuter avec moi.

Sa voix tremblante trahissait son désarroi.

— Claire m’a dit qu’on ne la laisse même pas entrer dans la crèche pour voir Andy pendant ses heures de repos. À un moment, je suis allée chercher de l’engrais pour les tubes dont on s’occupait toutes les deux ; quand je suis revenue, le système de verrouillage du sas commençait tout juste à se mettre en place.

Le sas au fond de la serre était rarement utilisé, dans l’attente de devenir un simple passage vers une autre serre. Silver colla son visage près de la lucarne. À son grand soulagement, elle constata que Claire se trouvait toujours à l’intérieur.

Mais elle se jetait d’une porte contre l’autre, comme une panthère encagée, les joues barbouillées de larmes, les mains écorchées. Le sas étant insonorisé, Silver ne savait si elle hurlait ou si elle suffoquait par manque d’air.

Leo, après avoir jeté un coup d’œil à son tour, se pencha aussitôt sur le système de fermeture.

— Tu l’as bien bloqué, on dirait, dit-il en attrapant ses outils.

— Je n’ai pas eu le temps de réfléchir. Il fallait que je fasse vite. Quand on le bloque comme ça, l’alarme ne sonne pas au Système central.

Les mains de Leo hésitèrent.

— Si je comprends bien, tu n’as pas vraiment fait n’importe quoi…

— N’importe quoi ? Avec les commandes d’un sas ?

Elle le considéra avec un étonnement indigné.

— Pour qui me prenez-vous ? J’ai passé l’âge de raison !

— Tout à fait.

Un sourire amusé détendit ses traits.

— Mes excuses, Silver. Donc, le problème, en définitive, n’est pas d’ouvrir la porte, mais de le faire sans déclencher l’alarme.

— Exactement, confirma-t-elle en se penchant par-dessus son épaule.

Leo étudia avec attention le mécanisme. La porte résonnait des coups sourds dont la martelait Claire de l’autre côté.

— Tu es sûre que Claire n’a pas besoin de… de quelqu’un ?

— La seule personne vers qui on nous dirigerait serait le Dr Yei, rétorqua Silver.

— Ah !… Oui, bien sûr.

Il sectionna deux petits fils qu’il raccorda différemment puis, après une dernière hésitation, pressa un bouton à l’intérieur du mécanisme.

La porte intérieure s’ouvrit en glissant et Claire bascula vers eux.

—… Laissez-moi partir, supplia-t-elle d’une voix rauque. Pourquoi êtes-vous venus me rechercher ? Je ne peux plus supporter tout ça…

Elle se roula en boule, la tête entre les bras.

Silver se précipita pour l’étreindre.

— Ô Claire !… Ne fais plus jamais ça. Pense à la peine de Tony, coincé sur son lit d’hôpital, quand ils lui diront…

— Et alors ? sanglota Claire contre le T-shirt bleu de Silver. Ils ne m’autoriseront jamais plus à le revoir. Je pourrais aussi bien être morte, pour lui. Et pour Andy…

— Ne dis pas ça, intervint Leo. Pense à Andy. Qui le protégera, si tu n’es plus là ? Pas seulement aujourd’hui, mais demain, l’année prochaine…

Claire se redressa ; son visage s’empourpra quand elle lui répondit :

— Ils ne veulent pas que je le voie ! Ils m’ont mise à la porte de la crèche !

Leo lui prit les mains.

— Qui t’a jetée dehors ?

— M. Van Atta…

— D’accord, j’aurais dû m’en douter. Claire, écoute-moi bien. La seule réponse à l’attitude de Van Atta n’est pas le suicide. C’est le meurtre.

— Vraiment ? dit Silver, les yeux brillants.

Même Claire sortit de sa détresse pour affronter le regard de Leo.

— Oui, enfin… c’est une façon de parler. Mais vous ne pouvez pas laisser ce salaud vous écraser comme il le fait. Bon, nous sommes entre gens intelligents, ici, d’accord ? On trouvera un moyen de sortir de ce merdier. Tu n’es pas seule, Claire. On t’aidera. Je t’aiderai.

— Mais… vous faites partie de la compagnie… vous êtes un grav… Pourquoi voudriez-vous… ?

— GalacTech n’est pas un dieu, Claire. Il n’y a aucune raison que tu lui sacrifies ton premier enfant.

GalacTech, comme n’importe quelle compagnie, ne vise qu’à regrouper des gens et à s’organiser afin d’accomplir une tâche qui se révélerait bien trop énorme pour une personne seule. Donc, encore une fois, ce n’est pas Dieu, ce n’est même pas une personne. C’est un regroupement d’individus qui travaillent. Bruce n’est que Bruce, rien de plus, et on peut sans doute trouver un moyen de le contourner.

— Vous voulez dire… passer au-dessus de lui ? demanda Silver. Peut-être aussi de cette vice-présidente qui était là la semaine dernière ?

Leo inclina la tête.

— Non, peut-être pas d’Apmad. Mais j’ai réfléchi… Depuis trois jours, je ne pense à rien d’autre qu’au moyen de faire sauter ce système pourri. Mais il faut que vous soyez patients, pour que j’aie le temps de mettre quelque chose au point. Claire, tu pourras tenir le coup ?

Ses mains se resserrèrent sur celles de Claire.

Elle secoua la tête, doutant d’elle-même.

— C’est tellement dur…

— Il le faudra, pourtant. Écoute… je ne peux rien faire ici, à Rodeo, à cause de leur législation bien particulière. S’il s’agissait d’un gouvernement planétaire normal, je te jure que je vendrais jusqu’à ma chemise pour vous payer à chacun un billet sur la première navette en partance. Quoi qu’il en soit, GalacTech a le monopole sur les navires de saut, ici. Donc, si on voyage, c’est sur un vaisseau de la compagnie. Ce qui signifie que, pour l’instant, il faut attendre. On n’a pas le choix.

« Mais d’ici quelque temps – dans deux ou trois mois, pas plus – des quaddies quitteront Rodeo pour effectuer leur premier vrai travail. Pour ça, ils traverseront d’autres juridictions planétaires ; ils s’y installeront. Des gouvernements puissants contre lesquels même GalacTech ne pourrait pas se battre. Je suis sûr que si je choisis la bonne planète, disons la Terre, par exemple… c’est ce qu’il y aurait de mieux, et j’en suis originaire, en plus… je pourrai intenter une action en justice en vue de votre reconnaissance comme personnes à part entière devant la loi. Sans doute au prix de mon job, et d’un endettement jusqu’au cou, mais c’est tout à fait envisageable. Et ainsi, vous serez enfin affranchis de GalacTech.

— L’attente sera si longue… soupira Claire.

— Non, le temps va jouer pour nous, au contraire. Les petits grandissent un peu plus chaque jour. Quand interviendra le jugement, vous serez prêts. Vous vivrez en communauté, vous louerez vos services à droite, à gauche… Même à GalacTech, pourquoi pas ? Du moment que vous êtes des citoyens et des employés comme les autres, avec toutes les protections légales… Vous pourrez peut-être même adhérer au Syndicat de l’Espace, encore que ça crée des obligations qui… oui, enfin, je ne sais pas. Il faudra voir. En tout cas, tu dois t’accrocher, Claire. Promis ?

Silver, qui semblait avoir retenu son souffle, l’exhala dès le consentement de Claire. Elle l’entraîna vers la pharmacie fixée au mur et lui nettoya mains et visage à l’aide d’un antiseptique avant d’appliquer des pansements sur ses plaies.

— Là… c’est mieux, déjà…

Entre-temps, Leo avait remonté le système de verrouillage.

— Ça va, maintenant ? demanda-t-il en les rejoignant.

Il se tourna vers Silver.

— Elle va tenir le choc ?

Les yeux de Silver lançaient des éclairs.

— Comme nous tous, j’espère. Leo, ce n’est pas juste ! explosa-t-elle. C’est mon univers, ici, mais je commence à m’y sentir comme dans une bouteille d’oxygène surpressurisée. Tous les quaddies sont bouleversés par ce qui arrive à Claire et à Tony. Il ne s’était rien passé d’aussi grave depuis la mort de Jamie dans un affreux accident. Mais là, il ne s’agit pas d’un accident. C’est fait exprès ! S’ils ont fait ça à Tony, à qui on ne peut rien reprocher, alors que nous réservent-ils, à nous ? Que va-t-il se passer ?

— Je l’ignore, répondit sombrement Leo. Mais, en revanche, je suis sûr que la petite vie tranquille, c’est fini.

— Mais qu’allons-nous faire ? Que peut-on faire ?

— D’abord, ne pas paniquer. Et surtout ne pas désespérer.

Les portes au bout de la serre s’ouvrirent ; la voix de la surveillante retentit dans le module silencieux :

— Les filles, vous êtes là ? On vient enfin de recevoir la livraison des graines… Vous avez bien préparé le végétube, comme prévu ?

Leo sursauta, mais se tourna une dernière fois vers les deux quaddies pour leur prendre la main avec détermination.

— Ne perdez surtout pas courage. Je sais que ça ne sera pas toujours facile, pour personne, mais plus nous serons nombreux à y croire, plus nous aurons des chances de réussir. Alors gardez le moral, d’accord ? Je vous tiendrai au courant…

Le ventre de Silver se crispa, alors qu’elle observait Claire dont le visage trahissait encore la crise qu’elle venait de traverser. Claire renifla et se détourna en hâte pour faire mine d’être occupée devant un végétube, n’offrant que son dos à la surveillante. Silver soupira, soulagée. Pour l’instant, c’était gagné.

Toutefois, quelque chose de plus fort étouffa peu à peu son angoisse. Une émotion qu’elle n’avait encore jamais éprouvée.

Comment osent-ils lui faire ça ? Nous faire ça ? Ils n’ont aucun droit, aucun !…

La colère lui fit tourner la tête, mais c’était encore préférable à cette peur qui lui rongeait le ventre. Elle en ressentait presque une certaine jubilation. Une expression déterminée se peignit sur son visage qu’à son tour elle dissimula à la surveillante.


La petite serveuse du réfectoire, une quaddie d’environ treize ans, tendit son plateau à Leo avec un air morose inhabituel. Quand il la remercia d’un sourire, celui qu’il reçut en réponse fut bref et mécanique. Leo se demanda sous quelle version déformée l’aventure de Tony et de Claire était parvenue à ses oreilles. Encore que la version réelle était déjà assez pénible sans qu’il fût besoin d’en rajouter. L’Habitat tout entier semblait plongé dans une atmosphère de total désarroi.

Les problèmes des quaddies commençaient vraiment à lui peser. Après s’être écarté de ses étudiants, il dériva vers le fond du module où il fixa son plateau en face d’une personne à deux jambes. Lorsqu’il s’aperçut que le bipède n’était autre que le capitaine Durrance, il était trop tard pour battre en retraite.

L’accueil de Durrance, toutefois, n’avait rien d’hostile. De toute évidence, il ne le tenait pas, à l’instar de certains autres, pour responsable des mésaventures de Tony. Leo glissa ses pieds dans les fixations et répondit d’un bref salut au hochement de tête du capitaine avant d’avaler une gorgée de café.

Durrance semblait même d’humeur à bavarder.

— Vous allez bientôt prendre votre congé ? demanda-t-il.

— Ça ne devrait pas tarder, oui. D’ici une semaine, en fait. Il en fut surpris. Le temps filait à une vitesse…

— Comment c’est, Rodeo ?

— Sinistre, répondit Durrance en enfournant une bouchée de pudding aux légumes.

— Ah !

Leo regarda autour d’eux.

— Ti n’est pas avec vous ?

Reniflement ironique.

— Ça ne risque pas. Il est en gravispace, sur la touche. Et ce n’est pas moi qui irai le plaindre. J’ai eu droit à un blâme à cause de ce foutu têtard. Si ç’avait été son premier faux pas, il aurait peut-être évité d’être fichu à la porte, mais là, je ne crois pas qu’il y échappera. Votre Van Atta le poursuivra tant que son scalp ne sera pas accroché à la porte de son bureau.

— Ce n’est pas mon Van Atta, objecta Leo, tendu.

Un sourire étira le coin des lèvres de Durrance.

— Van Atta. Hmm… Le bruit court qu’il n’en aurait plus pour longtemps non plus à se pavaner dans les corridors. Et comme il n’y a jamais de fumée sans feu…

— Ah oui ? dit Leo, intéressé.

— Je discutais hier avec le pilote qui amène le personnel d’Orient IV toutes les semaines. Et vous savez ce qu’il m’a dit ? Tenez-vous bien… Les Betans auraient inventé une machine qui produirait des champs de gravitation artificielle. On pourrait, paraît-il, la voir à l’ambassade betane, sur Rodeo.

— Quoi ? Mais comment…

— Ils l’ont passée en douce, c’est évident. Tant qu’ils n’auront pas fait un malheur sur le marché et récupéré leurs billes, vous pensez bien qu’ils vont le couver, leur engin. Ça fait déjà deux ans que leurs militaires le gardent sous cloche. Comme ça, ils ont une sacrée longueur d’avance sur les concurrents. GalacTech et tous les autres vont devoir galoper pour rester dans la course. En attendant, les autres projets du service de recherche de la compagnie vont devoir se serrer la ceinture pendant les deux ans à venir, vous allez voir.

— Mon Dieu…

Leo se tourna vers le fond du réfectoire, où déjeunaient une bonne trentaine de quaddies. Mon Dieu…

Durrance se gratta pensivement le menton.

— Si c’est vrai, vous vous rendez compte de l’influence que ça va avoir sur l’industrie du transport spatial ? Selon le pilote, les Betans ont amené ce foutu engin ici en deux mois – de la Colonie de Beta ! –, en boostant à 15 G. Il n’y aura plus de limites à l’accélération, maintenant, à part le prix du carburant. Ça ne touchera sans doute pas le trafic des cargos, mais ce sera en revanche la révolution dans les transports commerciaux et militaires aussi, où on ne regarde pas à la dépense pour le carburant – et ça, ça va faire bouger la politique interplanétaire… On est en plein bouleversement, croyez-moi.

Durrance finit de racler son pudding dans la poche en plastique de son plateau.

— Je commence à en avoir ma claque, des coloniaux… Avec son esprit bien conservateur, GalacTech se retrouve encore à la bourre. Ça me démange de plus en plus d’émigrer à l’autre bout du couloir. Mais ma femme a de la famille sur Terre, alors ça m’étonnerait qu’on déménage un jour…

Leo restait suspendu dans ses sangles, sonné, tandis que Durrance continuait à parler. Au bout d’un moment, faute de pouvoir le recracher, il avala le morceau de viande qu’il avait toujours dans la bouche.

— Vous vous rendez compte du sale tour que ça va jouer aux quaddies ? dit-il soudain, interrompant le monologue du capitaine.

— Oh ! pas tant que ça. Il y aura toujours autant de boulot pour eux en apesanteur.

— Ça va réduire leur marge de profits face aux travailleurs ordinaires, oui. C’étaient les gravi-congés qui faisaient monter les coûts du personnel en flèche. Si on les supprime, le choix ne s’impose plus. Cet engin… il peut créer la gravité artificielle sur une station spatiale ?

— S’ils ont pu l’installer sur un vaisseau, pourquoi pas sur une station ? Mais ce n’est pas un mouvement perpétuel, par contre. Ça pompe un maximum d’énergie, d’après le pilote. Et ça, ce n’est pas donné non plus.

— Peut-être, mais ça ne sera jamais aussi cher que… et puis de toute façon, ils trouveront très vite un moyen de réduire les coûts… Oh ! bon sang…

Pourquoi maintenant ? D’ici dix ans, voire même un an ou deux, cette invention aurait pu sauver les quaddies. Mais là, elle signait peut-être leur arrêt de mort. Leo ôta les pieds des fixations et s’élança vers les portes du réfectoire.

— Vous laissez votre plateau ici ? demanda Durrance. Je peux prendre votre dessert ?

Leo acquiesça d’un geste impatient de la main, sans même se retourner.


Le regard hostile de Van Atta ne présageait rien de bon.

— Vous avez entendu parler de cette histoire de gravité artificielle ? demanda néanmoins Leo, s’avançant dans son bureau.

Van Atta lui décocha un coup d’œil mauvais.

— D’où tirez-vous ça ?

— Ça me regarde. Alors, c’est vrai ou non ?

— Il se trouve que ça me regarde aussi. Je veux garder ça secret aussi longtemps que possible.

Donc, c’était vrai. Le dernier espoir de Leo s’envola.

— Pourquoi ? Et depuis combien de temps êtes-vous au courant ?

Les mains de Van Atta effleurèrent une pile de feuillets et de disquettes magnétisés sur son bureau.

— Trois jours.

— C’est officiel, alors ?

— Oh ! tout ce qu’il y a de plus officiel.

Il eut une moue écœurée.

— La direction de GalacTech sur Orient IV m’en a informé directement. Apmad l’a sans doute appris pendant son voyage de retour, d’où encore une de ses fameuses décisions coup-de-poing.

D’un geste vif, il repoussa les feuillets plastifiés et fronça les sourcils.

— Il n’y a plus d’illusions à se faire… Parce que vous ne connaissez pas la dernière encore. Elle est tombée pas plus tard qu’hier : la station Kline a annulé son contrat avec GalacTech. Ça devait être la première mission des quaddies. Ils ont payé les frais de résiliation sans moufter. Kline n’est pas très loin de la Colonie de Beta ; ils doivent être au courant de cette histoire de gravité artificielle depuis déjà plusieurs semaines, peut-être même des mois. Et ils ont passé un accord avec un entrepreneur betan meilleur marché que nous. Enfin, je suppose… L’Opération Cay est cuite, Leo. On n’a plus qu’à boucler nos valises et à se tirer d’ici. Le plus tôt sera le mieux. Merde… maintenant, mon nom sera associé à un fiasco. On va me coller une étiquette de perdant sur le dos.

— Comment ça, se tirer d’ici ?

— C’est la solution finale qu’a trouvée cette garce d’Apmad. Les quaddies lui donnent des boutons, vous savez. Ils sont tellement stérilisés et préservés de toute pollution, là-bas… Les grossesses en cours doivent être interrompues… c’est bête, on vient d’en lancer une quinzaine… Quelle déconfiture ! Une année de ma carrière foutue.

— Bon Dieu, Bruce, vous n’allez pas exécuter ces ordres, tout de même ?

— Je vais me gêner…

Van Atta le fixa en se mordant la lèvre. Leo, saisi d’une rage froide, sentit tous ses muscles se raidir. Van Atta haussa les épaules.

— Qu’est-ce que vous espériez, Leo ? Apmad aurait pu ordonner leur extermination. Alors ne vous plaignez pas. Ils s’en sortent bien, finalement.

— Et si… si elle avait ordonné qu’on les tue… auriez-vous obéi aussi ? demanda Leo avec un calme trompeur.

— Elle ne l’a pas fait. Allez, Leo. Je ne suis pas si inhumain que ça. Ça m’attriste, pour ces petits ouistitis. Je me donnais du mal pour les rendre rentables. Mais là, je ne peux rien de plus, sinon boucler toute l’opération le plus vite et le moins douloureusement possible – et à moindres frais. Peut-être que quelqu’un, parmi les grands chefs de la compagnie, m’en sera reconnaissant.

— Le moins douloureusement possible pour qui ?

— Pour tout le monde.

Van Atta se pencha vers Leo, plantant son regard dans le sien.

— Autrement dit, pas question qu’un vent de panique souffle dans l’Habitat. Compris ? Je veux que tout se passe comme d’habitude jusqu’à la dernière minute. Vous et les autres instructeurs continuerez à enseigner comme si de rien n’était, comme si les quaddies allaient bien partir travailler à la station Kline, et ce jusqu’à ce que les locaux d’accueil soient prêts et qu’on puisse les expédier en gravispace. On commencera sans doute par les plus petits… Les parties récupérables de l’Habitat sont censées être envoyées à la station de transfert, et on pourra réduire les frais en utilisant les quaddies pour ce dernier boulot.

— Avant de les emprisonner en gravispace.

— N’essayez pas de m’apitoyer, Leo. Ils ne sont pas à plaindre. On les installe dans les logements d’un ancien chantier de forage abandonné il y a seulement six mois quand les puits se sont asséchés.

Van Atta sourit, fier de lui.

— C’est moi qui l’ai trouvé ; j’ai visité pas mal de sites pour ça. Financièrement, c’est une affaire ; ça coûtera dix fois moins cher de le retaper que de construire du neuf.

Leo n’imaginait que trop bien le gourbi dans lequel il s’apprêtait à envoyer les quaddies.

— Et que se passera-t-il dans quatorze ans, quand Orient IV expropriera GalacTech de Rodeo ?

Exaspéré, Van Atta se passa les mains dans les cheveux.

— Que voulez-vous que j’en sache ? À ce moment-là, ce sera le problème d’Orient IV. Tout homme a ses limites, bon sang…

Un lent sourire monta aux lèvres de l’ingénieur.

— Je n’en suis pas aussi sûr que vous, Bruce. Je n’ai jamais mis les miennes à l’épreuve. Je le croyais, mais je me rends compte aujourd’hui que non. Les tests que je m’imposais n’étaient jamais assez poussés.

Ce test-ci, en revanche, se révélait d’un niveau beaucoup plus élevé. Peut-être était-ce le défi suprême du Grand Contrôleur. Leo tenta de se rappeler depuis quand il n’avait pas prié. Jamais encore il n’avait eu besoin de croire aussi fort qu’à cet instant…

Van Atta l’étudia d’un air soupçonneux.

— Vous êtes bizarre, Leo.

Il redressa les épaules, comme s’il cherchait à asseoir son autorité par une posture rigide.

— Au cas où vous n’auriez pas saisi la pleine signification de mon message, laissez-moi le reformuler de façon nette et précise. Vous ne devez parler de ce problème de gravité artificielle à personne, et surtout pas, cela va de soi, aux quaddies. De la même manière, n’évoquez en aucun cas leur installation future en gravispace. Je confierai à Yei le soin de le leur annoncer sans qu’ils bronchent. Il est temps qu’elle justifie ses appointements exorbitants. En bref, pas de fuites, pas de panique, pas de mutinerie – et s’il y en a, je saurai immédiatement d’où elles viennent. Inutile de préciser que je ne serai pas enclin à la clémence. Est-ce clair ?

Le sourire de Leo était carnassier.

— Limpide.

Il se retira à reculons, sans quitter Van Atta des yeux.


Le Dr Yei n’était d’ordinaire pas facile à trouver. Elle avait pour habitude de circuler parmi les quaddies, d’observer leur comportement, de prendre des notes, de distribuer ses conseils. Cette fois-ci, cependant, Leo n’eut pas à la chercher. Elle se trouvait tout simplement dans son bureau, assise devant sa table encombrée de papiers.

— Vous avez entendu parler de…

Son attitude abattue répondit pour elle avant même qu’il ait terminé de poser sa question.

— Oui, dit-elle d’un ton las, en relevant les yeux vers lui. Bruce vient de me demander d’organiser l’évacuation de tout le personnel. Il a ajouté qu’en sa qualité d’ingénieur il s’occuperait du démantèlement des locaux et de la récupération du matériel. Dès qu’il n’aura plus ces macaques dans les jambes, comme il dit. Pardon… ces saletés de macaques.

Leo secoua la tête, accablé.

— Vous allez le faire ?

Elle haussa les épaules.

— Que voulez-vous que je fasse d’autre ? Que je démissionne ? Ça ne changerait rien. Cette affaire ne serait pas réglée moins brutalement pour autant, au contraire.

— Je ne vois pas comment.

— Ah non ? Non, bien sûr. Vous n’avez jamais réalisé à quel point la situation légale des quaddies est précaire. Moi, si. Un seul faux pas et… c’est la chute dans le vide. Je savais qu’Apmad serait à manier avec la plus grande prudence. Mais j’ai été dépassée par les événements. Enfin… je suppose que cette histoire de gravité artificielle aurait de toute façon réduit tous nos espoirs à néant. On a de la chance, beaucoup de chance, qu’elle n’ait pas ordonné l’extermination des quaddies.

Elle marqua une pause, soupira.

— Pour comprendre, il faut savoir que, dans sa jeunesse, elle a été obligée d’avorter quatre ou cinq fois en raison de malformations du fœtus. C’était la loi sur sa planète. Elle a fini par divorcer et accepter un emploi chez GalacTech où elle a gravi les échelons. Elle est très sensible et ne supporte pas les manipulations génétiques. Je le savais… mais j’ai tout gâché quand même… Elle a le pouvoir de condamner les quaddies à mort. Vous saisissez ? Si jamais elle entend parler d’un problème quelconque, sa paranoïa prendra le dessus. Et alors…

Fermant les yeux, elle se massa les tempes et le front du bout des doigts.

— Elle peut donner des ordres… mais qui vous oblige à les exécuter ? dit Leo. Le sort des quaddies ne vous laisse pas indifférente, il me semble. Alors il faut que nous fassions quelque chose.

— Mais quoi ?

Elle ouvrit les mains.

— Quoi, Leo ? Dans le meilleur des cas, je pourrais adopter un ou deux petits et les emmener avec moi, clandestinement, à la rigueur… Mais après ? Quelle vie auraient-ils ? Ils seraient traités comme des infirmes, des mutants… Et une fois adultes ? Et puis les autres, tous les autres ? Il y en a mille, Leo !

— Et si Apmad ordonne qu’on les tue tous… quelle excuse invoquerez-vous pour ne rien avoir tenté ?

— Oh ! allez-vous-en… gémit-elle. Vous ne comprenez rien à la complexité de la situation. Rien du tout. Que peut faire une personne seule ? J’avais une vie à moi, avant que ce job ne m’accapare totalement. J’ai donné six ans de mon existence pour ce travail. Je suis vidée – littéralement vidée. Une fois que j’aurai quitté ce trou, je ne veux plus jamais entendre prononcer le mot de quaddie devant moi. Ce ne sont pas mes enfants. Je n’ai pas eu le temps d’avoir des enfants.

Elle se frotta les yeux d’un geste rageur et renifla – des larmes ? Leo n’était pas sûr. Et il s’en moquait.

— Ils ne sont les enfants de personne. C’est le problème. Ils sont comme des… des orphelins génétiques, si on veut.

— Si vous n’avez rien de plus constructif à dire, je vous en prie, allez-vous-en, répéta-t-elle.

De la main, elle indiqua les feuillets entassés devant elle.

— J’ai du travail.

Leo sortit, tremblant de la tête aux pieds.


Il flottait dans les corridors en direction de sa cabine, se donnant le temps de se calmer. Qu’avait-il attendu de Yei, au juste ? Qu’elle le soulage de sa responsabilité ? Il avait peut-être espéré pouvoir déposer sa conscience sur son bureau, à la manière de Bruce, en la chargeant de s’en occuper… ?

Et pourtant… Pourtant… La solution était là, quelque part. Il la sentait, forme diffuse mais presque palpable, comme une crispation dans le ventre, de plus en plus intense, de plus en plus insoutenable. Il lui était déjà arrivé de régler des problèmes techniques qui se présentaient de la même façon – comme un mur infranchissable. Il ignorait d’où venaient les solutions qui finissaient par lui permettre de le franchir, ce mur. Il savait seulement qu’il ne s’agissait pas d’un processus conscient.

Dans l’immédiat, incapable de résoudre son problème, il ne pouvait non plus s’en détourner ; sans cesse, il revenait à la charge. Pour frapper, pour chercher une lézarde… comme une mouche se cognant aveuglément contre une vitre.

— Elle est là, murmura-t-il en se touchant le front. La solution est là. Je la sens… Mais je ne la vois pas…

Une chose était certaine : il fallait que les quaddies quittent l’espace local de Rodeo. Cette fichue législation ne leur laissait aucun avenir ici. Comment pouvait-il les y aider ? En piratant un navire de saut ? Mais ceux destinés au personnel ne contenaient pas plus de trois cents places. Et puis de quelle manière ? Avec quoi ? Un neutraliseur ? Un revolver ? Il n’avait jamais eu que des tournevis dans les poches. De toute façon, ce n’était pas un, mais trois vaisseaux qu’il lui faudrait pirater. Si ce n’était pas quatre.

Quant à la destination… Orient IV ne voudrait sûrement pas des quaddies. Personne ne voudrait d’eux, en fait. À quoi ressemblerait leur avenir, même s’il les libérait du joug de GalacTech ? À celui de gosses abandonnés, tantôt exploités, tantôt maltraités, à jamais dépendants de l’homme. Il eut soudain l’image de Silver sous les yeux… avec son physique, il n’imaginait que trop bien à quel genre d’exploitation elle serait condamnée.

Non ! Non, il ne pouvait pas croire qu’il n’existait pas un endroit pour eux, rien que pour eux. L’univers était si grand. Ils trouveraient un coin à des années-lumière de tous les pièges de cette prétendue civilisation.

Et tout à coup, il eut LA vision. Il ne la perçut pas comme un enchaînement logique de mots, mais comme une image aveuglante. Holistique.

Un système stellaire avec une étoile de type M, G ou K, calme et régulière, diffusant une énergie prête à être captée. Autour d’elle, un gaz jovien avec un anneau de glace et de méthane pour l’eau, l’oxygène, l’azote, l’hydrogène. Et, surtout… une ceinture d’astéroïdes.

Et tout aussi essentiel : pas de planète semblable à la Terre en orbite dans le secteur. Pas question d’attirer la concurrence. Pas de couloir d’importance stratégique pour d’éventuels conquistadors non plus. L’humanité, obsédée par sa quête de nouveaux mondes, avait traversé des centaines de systèmes de ce type. Les cartes en étaient constellées.

Une société de quaddies, régie par des quaddies, pour les quaddies. Il les imaginait, enfouis dans les rochers pour se protéger des radiations et préserver leur air, rare et précieux. Bondissant de rocher en rocher pour forer et puiser. Pour construire. Avec des minéraux partout, plus qu’ils n’en pourraient jamais utiliser. Et de grandes fermes hydroponiques pour Silver. Un nouveau monde à bâtir.

— Mais en fait… murmura Leo, c’est un problème d’ingénierie, ni plus ni moins !

Il restait suspendu dans l’air, extatique. Par chance, le corridor était désert. On aurait pu le croire frappé d’un brusque accès de folie. Ou drogué.

La solution avait été là depuis le départ, toutes les pièces du puzzle étalées autour de lui, invisibles jusqu’à ce qu’il modifie suffisamment sa façon de penser pour les voir. Un sourire béat éclaira son visage. Il s’abandonna sans retenue à son extase. Les possibilités humaines étaient illimitées. La clé ? Tout donner. Ne rien garder.

Ne t’accroche pas, ne regarde pas en arrière – car tu ne reviendras plus. Il était en plein cœur du problème. L’homme s’adaptait à l’apesanteur ; c’était de revenir en arrière qui le rendait infirme.

— Je suis un quaddie, dit-il, émerveillé.

Il baissa les yeux sur ses mains, serra les poings, écarta les doigts.

— Un quaddie avec des jambes, c’est tout.

Il ne reviendrait plus.

Quant à la structure de base… il y flottait en ce moment même. Elle avait simplement besoin d’être relocalisée. Ses pensées rebondissaient de rapports en déductions, d’hypothèses en certitudes, si vite qu’il n’avait pas le temps de s’arrêter pour les analyser. Plus besoin de pirater un vaisseau. Il était dans un vaisseau. Tout ce dont il avait besoin, c’était d’énergie pour le mouvoir.

Et cette énergie était là, à portée de main, dans l’orbite de Rodeo, gaspillée à chaque instant pour véhiculer de simples cargaisons de produits pétrochimiques. Quelle était la masse d’une telle cargaison comparée à celle de l’Habitat ? Il n’en avait aucune idée, mais il pourrait le découvrir.

Les cargos-thrusters pourraient contenir l’Habitat, il suffirait pour cela qu’il soit reconçu à cette fin, et tout ce que les thrusters pouvaient contenir, n’importe lequel des monstrueux superjumpers le pouvait aussi. Oui, tout était là. Tout. Il n’y avait qu’à se servir…

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