Le crépuscule s’attardait sur la terre craquelée du lac ; le ciel s’assombrissait peu à peu, passant du turquoise à l’indigo, en déployant toute une gamme de bleus pailletés d’or. L’attention de Silver était sans cesse distraite de l’écran de contrôle par les nuances fantastiques qu’elle admirait à travers la verrière. Une écharpe violette courait le long de l’horizon d’où s’échappaient des flammèches orange et garance, avec de petites plumes cobalt de vapeur d’eau se dissolvant dans l’atmosphère. À regret, elle fit passer l’écran en mode infrarouge.
Enfin apparut ce qu’elle guettait avec anxiété. La Land Rover dévala les lointaines pentes rocailleuses, puis s’élança sur le lac. Mme Minchenko sortit de la cabine de pilotage pour ouvrir l’écoutille, alors même que le véhicule s’arrêtait en dérapant devant la navette.
Silver applaudit en voyant Ti gravir les marches de la passerelle, Tony accroché sur son dos. Ils ont réussi ! Ils le ramènent ! Le Dr Minchenko suivait de près.
Une courte discussion à voix basse s’ensuivit près du sas entre M. et Mme Minchenko ; puis le médecin redescendit rapidement les marches pour allumer le gyrophare sur le toit de la Land Rover. Très bien. Ainsi, les gardes ne devraient avoir aucun problème pour repérer la voiture et revenir au spatioport. Silver eut déjà meilleure conscience.
Elle se retourna sur le siège du copilote tandis que Ti arrivait dans la cabine. Il fit glisser Tony sur le fauteuil de l’ingénieur, puis se rua sur le sien. D’une main, il arracha son masque et, de l’autre, actionna les commandes de l’appareil.
— Hé ! Mais qui s’est amusé avec mon vaisseau ?
Silver ne put contenir un sourire radieux en voyant Tony ôter son masque et attacher son harnais de sécurité.
— Tu es là… dit-elle simplement.
— ’a a pas été ’acile. Sont ’uste derriè’ ’ous…
Ses yeux bleus reflétaient son excitation, mais aussi une souffrance. Ses lèvres étaient curieusement gonflées.
— Que t’est-il arrivé ? demanda-t-elle, inquiète. Ti, que lui ont-ils fait ?
— Cette ordure de Van Atta lui a brûlé la bouche avec son engin électrique, répondit Ti dont le regard passait sans cesse de l’horizon au tableau de bord.
Les moteurs se rallumèrent et la navette commença à cahoter sur le sol inégal.
— Docteur Minchenko ? appela Ti dans son intercom. Vous avez vos ceintures, derrière ?
— Une minute… Voilà. C’est bon !
— Vous avez eu des problèmes ? s’enquit Silver en bouclant la sienne.
— Pas au début. Nous sommes entrés dans l’hôpital sans aucune difficulté. Je m’attendais que les infirmières nous posent des questions quand on est allés chercher Tony, mais ça saute aux yeux que, pour elles, Minchenko est un véritable dieu. On allait ressortir, moi avec Tony sur le dos, quand il a fallu qu’on tombe sur ce salaud de Van Atta.
— Oh non !…
— On a dû se contenter de le bousculer un peu, c’est tout – le Dr Minchenko voulait lui donner une bonne dérouillée pour ce qu’il avait fait à la bouche de Tony, mais il aurait fallu que je m’en charge moi-même, parce que, qu’il le veuille ou non, il n’est plus tout jeune… J’ai dû presque le traîner jusqu’à la Land Rover, je t’assure. J’ai juste eu le temps d’entendre Van Atta sortir de l’hôpital en hurlant qu’il voulait un jet-copter avant de démarrer. Il a dû en trouver un, depuis…
Ti jeta un coup d’œil sur son écran de contrôle.
— Eh oui, exactement… Merde. Regarde…
Il pointa son doigt sur l’écran, là où un point lumineux révélait la position de l’appareil.
— De toute façon, ils ne peuvent plus nous rattraper, maintenant…
La navette décrivit un large cercle, puis s’arrêta. Le ronronnement des réacteurs devint une longue plainte qui se transforma elle-même en cri suraigu. Les faisceaux de ses phares blancs tranchaient la pénombre devant eux. Ti relâcha les freins ; le vaisseau s’élança avec un grondement d’enfer qui cessa soudain alors qu’ils quittaient le sol. L’accélération les plaqua tous contre leurs sièges.
— Mais qu’est-ce qu’il fout, cet abruti ? marmonna Ti entre ses dents en voyant le jetcopter s’accrocher à lui sur l’écran. Tu me cherches, c’est ça ? Tu veux me faire peur ?
C’était sans doute l’intention du pilote, en effet. Il s’éleva alors que la navette prenait de l’altitude et piqua vers eux, essayant de toute évidence de les forcer à se poser. La bouche de Ti n’était plus qu’une mince ligne blanche ; ses yeux brillaient, déterminés. Il poussa les réacteurs au maximum. Silver serra les dents.
Ils passèrent assez près du jetcopter pour apercevoir des visages dans l’éclair blafard des faisceaux lumineux, taches blanches indistinctes trouées d’une bouche et de deux yeux noirs.
Ensuite, il n’y eut plus rien entre eux et les étoiles.
Le feu et la glace.
Leo revérifia lui-même la solidité de chaque crampon, puis recula de quelques mètres pour inspecter une dernière fois le résultat de ses efforts. Ils flottaient dans le vide à près d’un kilomètre de l’Habitat désormais totalement fixé sous le D-620. À cette distance, tout semblait serein, mais Leo connaissait la frénésie qui régnait à l’intérieur pour régler les détails de dernière minute.
La matrice de glace atteignait à présent trois mètres de large sur deux mètres d’épaisseur. Sa forme étrange et sa surface irrégulière lui donnaient l’apparence d’un fragment détaché de quelque iceberg cosmique.
Une succession de couches recouvrait la cavité intérieure. D’abord, le flan de titane ; ensuite l’essence – Leo avait trouvé un autre moyen d’utiliser le carburant : contrairement aux autres liquides, il ne gelait pas à la température de la glace –, puis le séparateur circulaire en plastique, et enfin son précieux explosif essence-tétranitrométhane. Le tout coiffé d’un couvercle découpé dans une cloison de l’Habitat et fixé par des barres et des crampons. Bref, un superbe gâteau d’anniversaire. C’était le moment d’allumer la bougie et de faire un vœu avant que la crème glacée ne commence à fondre au soleil.
Leo se tourna pour faire signe à ses assistants quaddies de se retrancher derrière un des modules abandonnés. À cet instant, il aperçut un autre quaddie s’avancer rapidement vers eux depuis le D-620. S’armant de patience, Leo lui donna le temps de les rejoindre afin qu’il s’abrite avec eux. Un messager ? Peu probable. Il aurait utilisé la liaison com de son scaphandre…
— Sa’ut, ’eo, lança Tony sur son canal. Nav’é d’a’iver en ’etard. Vous en avez ’ardé un peu ’our moi ?
— Tony !
Pas facile d’étreindre quelqu’un à travers les scaphandres, mais Leo fit de son mieux.
— Tu arrives à pic pour le feu d’artifice ! dit Leo avec excitation. J’ai vu la navette accoster, tout à l’heure.
Inutile de mentionner les sueurs froides que ça lui avait provoquées en imaginant que Van Atta débarquait avec une équipe de la sécurité.
— Je pensais que le Dr Minchenko t’aurait gardé au chaud à l’infirmerie. Et Silver, ça va ?
— Oui. Elle est ’estée là-bas. Le Dr ’i’enko n’avait ’as le ’emps de s’o’uper de moi. Claire et An’y dor’aient et je n’ai ’as ’oulu ré’eiller le bébé.
— Tu es sûr que ça va ? insista Leo, inquiet. Tu as une drôle de voix.
— C’est ’a ’ouche. ’ien de g’ave…
— Ah !
Leo lui expliqua la manœuvre en cours.
— Tu vas assister au bouquet final, déclara-t-il en s’élevant afin de voir par-dessus le module. La petite boîte au sommet – la cerise sur le gâteau, si tu veux – est un condensateur de deux mille volts. Il est relié à un filament placé dans le liquide explosif. J’ai utilisé le filament d’une ampoule électrique dont j’ai enlevé la gaine. Le truc qui dépasse est une cellule photoélectrique qu’on a prise sur une porte. Quand on l’atteindra avec ce laser optique, elle refermera le commutateur…
— Et l’é’ect’icité déc’enchera l’ex’osif ?
— Pas tout à fait. La haute tension fait exploser le fil, et l’onde de choc déclenche le mélange essence-tétranitrométhane. Puis, le flan de titane se propulse et percute la matrice de glace. C’est très dangereux, aussi on s’est abrités derrière ce module.
Il se tourna pour s’assurer que toute son équipe était bien en sécurité.
— Tout le monde est prêt ?
— Si vous pouvez regarder ce qui se passe, pourquoi pas nous ? se plaignit Pramod.
— Parce que c’est moi qui suis derrière le laser, répondit Leo, non sans une certaine satisfaction.
Il braqua le laser optique, puis marqua une pause pour calmer son anxiété. Il y avait tant de grains de sable qui pouvaient encore se coincer dans l’engrenage, même s’il avait vérifié et revérifié chaque paramètre plutôt dix fois qu’une… Mais à un moment, il fallait se décider, s’en remettre à sa bonne étoile et passer à l’action.
Il pressa le bouton.
Un éclair luminescent, un nuage de vapeur, et la matrice de glace explosa, projetant des débris alentour. Un spectacle magnifique. À contrecœur, Leo se baissa derrière le module. Ses mains gantées, appuyées contre le module, ressentirent le choc des éclats de glace heurtant les parois du module avant de ricocher dans le vide.
Puis ce fut le silence. Leo resta figé un moment, les yeux rivés sur Rodeo.
— Maintenant j’ai peur de regarder, avoua-t-il.
Pramod contourna le module.
— C’est en un seul morceau, en tout cas. Mais j’ai du mal à distinguer la forme exacte.
— Allons-y, les enfants, déclara Leo, après avoir repris son souffle.
Peu après, ils avaient rattrapé le fruit de leurs efforts. Leo refusait encore d’appeler « miroir vortex » ce qui n’était peut-être qu’un énorme fragment de métal tordu. Les quaddies l’inspectèrent à l’aide de leurs scanners sur toute la surface argentée.
— Aucune fêlure, Leo, dit Pramod. Par contre, il est sans doute un peu trop épais par endroits…
— On pourra remédier à ça en le polissant.
Bobbi s’activait avec son laser optique, déchiffrant les données qui s’inscrivaient sur son petit écran de contrôle.
— Il est conforme, Leo ! s’exclama-t-elle enfin. Il est conforme ! On a réussi !
Leo ferma les yeux et exhala un long, très long soupir de soulagement.
— D’accord, les enfants. Nous allons l’installer dans le… Oh, flûte ! On ne peut pas continuer à l’appeler « la reconfiguration de l’Habitat et le D-620 ».
— C’est un peu long, acquiesça Tony.
— Alors ? Quel nom lui donne-t-on ?
Plusieurs possibilités traversèrent l’esprit de Leo – l’Arche, l’Etoile de la Liberté… Le Délire de Graf…
— Chez nous, dit Tony. Rentrons chez nous, Leo.
— Chez nous…
Leo répéta ces deux mots, lentement, comme on goûte un vin millésimé. Oui. Il en aimait la saveur. Pramod approuva d’un hochement de tête, et Bobbi donna son accord d’un signe de la main.
Leo cligna des yeux. Il devait y avoir de la vapeur, dans son casque… ça le faisait larmoyer. C’était idiot…
— Oui. Emportons notre miroir vortex chez nous, les enfants.
Bruce Van Atta s’arrêta devant la porte du bureau de Chalopin, au spatioport Trois, afin de reprendre son souffle et de maîtriser ses tremblements. En plus, il avait un point de côté. S’il ne se faisait pas un ulcère, avec tout ça, il aurait de la chance. Il n’avait pas décoléré depuis qu’ils étaient revenus du lac. Être si près du but, mais tout rater à cause d’incompétents… Il y avait de quoi enrager.
Par le plus pur des hasards, s’étant réveillé en plein sommeil, il en avait profité pour appeler le spatioport afin de savoir s’il y avait du nouveau. Autrement, il n’aurait peut-être jamais appris que la navette avait atterri ! Devinant le plan de Graf, il avait foncé à l’hôpital. À quelques minutes près, il aurait pu coincer Minchenko.
Il s’était déjà délesté d’une bonne partie de sa hargne sur le pilote du jetcopter, en le traitant de dégonflé – parce qu’il n’avait pas eu le cran nécessaire pour forcer la navette à atterrir – et d’incapable – parce qu’il n’avait pas été fichu d’arriver sur le lac avant la Land Rover. Le pilote, écarlate, avait serré les poings sans répondre, sans doute mortifié. Et à juste titre. Mais cet échec prenait véritablement sa source là, de l’autre côté de la porte qui s’ouvrit pour le laisser entrer.
Chalopin, Bannerji, son omniprésent capitaine de la sécurité, et le Dr Yei étaient tous tournés vers le vid que diffusait l’ordinateur de Chalopin. Bannerji désignait quelque chose à Yei.
—… pourrait entrer ici. Mais quelle résistance opposeraient-ils, à votre avis ?
— Les quaddies ne sont pas belliqueux, répondit-elle.
— Hmm. Je ne suis pas trop partisan d’envoyer mes hommes se battre avec des neutraliseurs contre des… des êtres désespérés munis d’armes bien plus dangereuses, voire mortelles. Quel est le véritable statut de ces prétendus otages ?
— Grâce à vous, ironisa Van Atta, le score des otages est maintenant de cinq à zéro. Ils ont réussi à embarquer Tony. Pourquoi ne l’avez-vous pas mis sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme je vous l’avais dit, bon sang ? Et on aurait dû s’occuper de Mme Minchenko, aussi.
Chalopin lui adressa un regard inexpressif.
— Monsieur Van Atta, vous semblez surestimer les capacités de ma sécurité. Je n’ai que dix hommes à ma disposition pour couvrir trois services de huit heures, sept jours par semaine.
— Plus dix dans chacun des deux autres spatioports. Ça fait trente. Armés comme il faut, ils constitueraient une force de frappe tout à fait honorable.
— J’ai déjà fait venir six de ces hommes afin d’assurer les tâches habituelles, car les autres sont accaparés par cette urgence.
— Pourquoi ne le sont-ils pas tous ?
— Monsieur Van Atta… GalacTech-Rodeo est une grosse compagnie. Il y a près de dix mille employés, ici, et presque autant de civils, si je puis dire. Mon service de sécurité est une force publique, et non une force armée. Mes hommes sont tenus d’accomplir leur devoir, auquel s’ajoutent les missions de sauvetage et de recherche, quand ils ne doivent pas, en plus, assister la brigade des pompiers.
— Bon sang… on les tenait, avec Tony ! Pourquoi est-ce que vous n’avez pas foncé pour attaquer l’Habitat ?
— J’avais huit hommes prêts à partir, dit sèchement Chalopin, après que vous m’avez garanti la coopération de ces quaddies. Nous n’avons cependant obtenu aucune confirmation de cette coopération en provenance de l’Habitat. Ils ont continué à observer le silence le plus strict. Nous avons ensuite repéré l’atterrissage de notre navette ; aussi avons-nous réparti nos forces pour la récupérer. D’abord une voiture, puis, ainsi que vous l’avez exigé vous-même en glapissant il n’y a même pas deux heures, un jetcopter.
— Eh bien, réunissez-les, maintenant, et envoyez-les là-haut !
— Vous semblez oublier que vous avez laissé trois de ces hommes en rade sur le lac, rétorqua le capitaine Bannerji. Le sergent Fors vient de nous contacter ; d’après lui, ils reviennent dans la Land Rover abandonnée par le Dr Minchenko. Il faudra bien encore une heure avant qu’ils arrivent. D’autre part, ainsi que le Dr Yei vous l’a fait remarquer à plusieurs reprises, nous n’avons toujours pas reçu l’autorisation de prendre des mesures radicales, quelles qu’elles soient.
— C’est un cas de force majeure ! protesta Van Atta. C’est un vol à grande échelle, et si on n’agit pas tout de suite, ils vont s’en tirer ! En plus, il ne faut pas perdre de vue qu’ils ont déjà failli tuer un de nos employés…
— J’y pense, monsieur Van Atta, j’y pense… marmonna Bannerji.
— Mais étant donné que nous avons demandé l’autorisation d’utiliser la force à la direction générale, intervint Yei, nous sommes désormais contraints d’attendre leur réponse. Ils peuvent très bien s’y opposer.
Les petits yeux plissés de Van Atta se tournèrent vers elle.
— On n’aurait jamais dû s’adresser à eux. Vous nous avez manipulés pour qu’on le fasse, Yei. Ils auraient été ravis qu’on les mette devant le fait accompli, j’en suis sûr. Mais maintenant, à cause de vous…
Il secoua la tête, exaspéré.
— En tout cas, ce n’est pas compliqué… Du personnel, il y en a à revendre. Celui de l’Habitat peut très bien être réquisitionné pour seconder vos hommes.
— Ils sont éparpillés un peu partout sur Rodeo, à présent, objecta le Dr Yei. Vous pensez bien qu’ils ne sont pas restés ici.
Un bip retentit sur la console de Chalopin. Le visage d’un tech apparut à l’écran.
— Administratrice Chalopin ? Ici le centre de com. Vous nous avez demandé de vous avertir de tout changement concernant la situation de l’Habitat ou du D-620.
— En effet. Et alors ?
— Alors, ils semblent être sur le point de quitter l’orbite.
— Envoyez l’image, ordonna-t-elle.
La vue de l’Habitat, transmise par satellite, succéda au visage du tech. Les deux propulseurs habituels du D-620 avaient été renforcés par quatre des énormes thrusters que les quaddies utilisaient pour véhiculer les chargements des cargos. Sous le regard horrifié de Van Atta, les moteurs se mirent en marche et le monstrueux engin commença à bouger.
Le Dr Yei, les mains serrées sur sa poitrine, avait les yeux humides. Van Atta avait lui aussi envie de pleurer, mais de rage.
— Vous voyez… dit-il, la voix enrouée de fureur. Vous voyez à quoi ça aboutit, vos interminables tergiversations ? Ils s’en vont !
— Oh ! pas encore, objecta le Dr Yei. Ils n’atteindront pas le couloir avant deux jours au moins. Il n’y a aucune raison de s’énerver.
Adressant un clin d’œil à Van Atta, elle poursuivit de sa voix hypnotique :
— Vous êtes extrêmement fatigué, bien sûr, comme nous tous. Et chacun sait que la fatigue est source d’erreurs de jugement. Vous devriez vous reposer… dormir un peu… Vous y verriez bien plus clair, après…
Il serra les poings. S’il ne se retenait pas, il l’étranglerait volontiers, là, ne serait-ce que pour effacer son petit sourire suffisant. Chalopin et cet imbécile de Bannerji approuvaient tous les deux en hochant la tête. Un cri de rage gargouilla dans la gorge de Van Atta.
— Chaque minute passée à rester les bras croisés ne fera qu’augmenter les risques de les perdre définitivement !…
Ils le considéraient tous avec ce même regard mi-condescendant, mi-narquois. D’accord. Il n’avait pas besoin de dessin. Tous ligués contre lui, complices dans la non-coopération. Il lança un regard meurtrier à Yei. Mais il avait les mains liées. Compte tenu des manipulations, il ne pouvait agir sans l’autorisation des autorités.
Près de s’étouffer de rage, il pivota sur ses talons et sortit.
Claire, confortablement installée dans son sac de couchage, se réveilla mais resta un instant les yeux fermés. Malgré ces quelques heures de sommeil, elle sentait encore la fatigue s’attarder dans les bras et la nuque. Andy ne bougeait toujours pas. Tant mieux. Un petit répit avant le changement de couche. D’ici dix minutes, elle le réveillerait et ils se livreraient à un échange de bons procédés – il soulagerait sa poitrine gonflée de lait, et le lait soulagerait sa faim. Les mères avaient besoin de leur bébé, songea-t-elle, à demi assoupie, tout autant que les bébés avaient besoin de leur mère. Deux individus partageant le même système biologique… de même que les quaddies partageaient le système technologique de l’Habitat, chacun dépendant de tous les autres…
Dépendant de son travail, en l’occurrence. Que devait-elle faire, aujourd’hui ? Les boîtes de germination, les végétubes… Non, elle ne pourrait pas manipuler les tubes aujourd’hui, avec l’accélération…
Elle ouvrit soudain les yeux. Et un sourire illumina son visage.
— Tony ! s’exclama-t-elle. Mais… depuis combien de temps es-tu ici ?
— Ça fait bien un quart d’heure que je t’observe. Tu es très jolie, quand tu dors. Je peux entrer ?
Elle demeura un instant interdite, submergée par la joie. Il portait son T-shirt et son short rouges habituels. Elle le trouva plus beau que jamais.
— De toute façon, il faut que je m’attache. L’accélération va bientôt commencer.
— Déjà ?
Elle se poussa pour lui faire une place dans le sac où ils s’étreignirent très fort. Anxieusement, elle effleura son ventre encore bandé.
— Ça va ? demanda-t-elle avec inquiétude.
— Maintenant, oui, soupira-t-il en souriant. Mais dans mon lit, à l’hôpital… À vrai dire, je ne m’attendais pas qu’on vienne me chercher. Vous avez pris un risque énorme… je ne pense pas que ça valait la peine de tout gâcher pour une seule personne…
— Tout le monde était bien conscient de ce risque, tu sais. On en a discuté longuement. Mais on ne pouvait pas t’abandonner, impossible. Nous, les quaddies, nous devons rester ensemble.
Désormais tout a fait réveillée, elle ne pouvait s’empêcher de faire courir ses mains sur son corps, dans ses cheveux, sur son visage, comme pour s’assurer de sa réalité physique.
— Selon Leo, renoncer à toi nous aurait diminués, et pas seulement sur le plan génétique. Désormais, nous sommes un peuple, un ensemble synergique.
Une étrange vibration se répercuta à travers les murs du module. Elle se tourna pour sortir Andy de son petit sac et le prendre contre elle. Andy pleurnicha dans son sommeil, puis se rendormit. Claire sentit ses épaules se plaquer contre la paroi.
— Nous partons, murmura-t-elle. Il démarre…
— Je voulais tellement être avec toi à cette seconde…
Serrés l’un contre l’autre, main dans la main, ils s’abandonnèrent au bonheur de l’instant. Quelque chose tomba dans un placard. Claire l’ignora ; elle aurait tout le temps d’y jeter un coup d’œil plus tard.
— C’est tout de même mieux de voyager comme ça qu’en passagers clandestins, tu ne trouves pas ? dit-il.
Elle sourit, lui pressa la main.
— Ça va être bizarre, sans GalacTech, remarqua-t-elle au bout d’un moment. Rien que nous, les quaddies… Je me demande à quoi ressemblera le monde d’Andy…
— Tout dépendra de nous, je suppose.
Il secoua la tête.
— La liberté… Hmm. C’est encore plus effrayant que des gravs armés. En tout cas, ce n’est pas comme ça que je l’imaginais.
Van Atta ne tint, bien entendu, aucun compte du conseil de Yei. Dormir ? Et puis quoi, encore ? Il retourna non pas chez lui, mais dans son bureau. Il y avait bien deux semaines qu’il n’y avait pas mis les pieds. Il était près de minuit, heure du spatioport Trois. Sa secrétaire était partie depuis longtemps. Tant mieux. Il serait plus à l’aise pour évacuer sa colère.
Au bout d’un quart d’heure passé à fulminer tout seul dans la pénombre, il décida de consulter son courrier électronique. Il avait négligé ses fonctions, depuis quelque temps, et bien sûr les récents événements l’avaient entièrement accaparé. Peut-être qu’un peu de paperasserie l’aiderait à dormir, après tout.
Des mémos caducs, des requêtes périmées, des rapports sans intérêt… Tiens, une note sur les baraquements des quaddies, remarqua-t-il avec un reniflement sarcastique. Ils étaient libres tout de suite, à quinze pour cent plus cher que prévu sur le budget. Encore faudrait-il qu’il puisse attraper des quaddies pour les y mettre. Suivaient des directives de la direction générale pour boucler l’Opération Cay, avec recommandations expresses et inopportunes pour la récupération des matériaux.
Van Atta, qui commençait à somnoler sur son siège, se réveilla soudain et revint en arrière sur son vid. Qu’est-ce qu’il racontait, ce mémo, exactement ?
Article : Cultures organiques postfœtales expérimentales. Quantité : 1 000. Destination : Crémation selon les mesures d’hygiène interplanétaires en vigueur.
Il vérifia l’origine du mémo. Non, celui-ci ne provenait pas du bureau d’Apmad, ainsi qu’il l’avait cru, mais du service de comptabilité générale et gestion des stocks. L’ordre avait été signé par un quelconque directeur, quelque part très loin de là, sur Terre, plusieurs semaines auparavant.
— Nom de Dieu ! murmura Van Atta. Je parie que ce type ne sait même pas ce qu’est un quaddie.
Il relut le premier paragraphe avec fébrilité.
Le directeur de l’opération veillera à y mettre un terme dans les plus brefs délais. Les membres du personnel se verront immédiatement confier d’autres postes. Si besoin, personnel et matériel vous seront expédiés pour vous acquitter de cette mission d’ici le 1.06.
Il le lut une troisième fois. Puis ses lèvres se retroussèrent en un sourire triomphant. Il glissa la précieuse disquette dans sa poche et sortit pour aller trouver Chalopin. Avec un peu de chance, il la sortirait du lit…