5

Leo s’arrêta devant les portes de l’infirmerie pour rassembler son courage. Un appel au secours de Pramod l’avait dispensé, à point nommé, d’assister jusqu’au bout à l’insupportable interrogatoire de Silver. Le problème de Pramod – des niveaux de puissance fluctuants dans l’utilisation du faisceau de soudure, dus en définitive à la contamination d’une cathode par un gaz nocif – l’avait occupé un temps, mais une fois la démonstration terminée, il s’était empressé de revenir.

Et que comptes-tu faire pour elle, maintenant ? ironisa sa conscience. L’assurer de ton soutien moral, dans la mesure bien sûr où ça ne t’oblige pas à t’impliquer dans quoi que ce soit qui dérangerait ta petite tranquillité ? Quel réconfort…

En soupirant, il composa le code d’ouverture de la porte.

Silver se trouvait dans un box privé, au fond de l’infirmerie. Leo jeta un coup d’œil par la lucarne. Elle était seule, flottant dans les lanières qui la retenaient contre le mur. À la lueur des tubes fluorescents, son visage était moite et livide. Ses yeux semblaient délavés, cernés de croissants plombés. Elle tenait à la main un sac en plastique chiffonné, au cas où elle serait malade.

Pris de nausée lui-même, Leo s’assura que personne, dans le couloir, ne l’observait, ravala la boule de rage impuissante qui gonflait dans sa gorge et se glissa dans le box.

— Euh… Salut, Silver… commença-t-il avec un faible sourire. Comment te sens-tu ?

Idiot, comme question. Il s’en voulut de ses mots vides, inadéquats.

Les yeux pâles de la quaddie se posèrent sur lui. Elle parut tout d’abord ne pas le reconnaître, puis une infime lueur s’alluma dans son regard.

— Oh !… Leo. J’ai dû m’endormir. Je faisais de drôles de rêves… J’ai toujours mal au cœur.

L’effet du produit devait se dissiper. Sa voix n’était plus aussi pâteuse que pendant l’interrogatoire. Elle était encore faiblarde, mais consciente.

— Ce truc m’a fait vomir, ajouta-t-elle avec un frisson d’indignation. Et je n’avais jamais vomi avant. Jamais !

Leo avait entendu dire que, dans le petit monde de Silver, vomir constituait le summum de l’humiliation. Sans doute aurait-elle été moins embarrassée d’avoir eu à se déshabiller en public.

— Ce n’était pas ta faute, s’empressa-t-il de la rassurer.

Elle secoua la tête. Son habituelle auréole de cheveux brillants ondulait en mèches ternes.

— Je croyais que j’aurais eu la force de… Le Ninja Rouge n’a jamais avoué ses secrets à ses ennemis, lui, et pourtant ils l’ont drogué et torturé !

— Qui ? demanda Leo, interloqué.

— Le Ninja Rouge… répéta Silver d’une petite voix plaintive. Oh ! et puis, ils ont appris, pour nos livres, aussi. Cette fois, ils vont tous les trouver…

Des larmes qui ne pouvaient rouler sur ses joues s’accrochèrent à ses cils, puis s’en détachèrent pour flotter autour d’elle en gouttelettes irisées sous les lumières fluo. Ses yeux s’écarquillèrent soudain, horrifiés.

— Et en plus, M. Van Atta pense que Ti savait que Tony et Claire étaient dans sa navette. Il va le faire renvoyer ! Et il les retrouvera, là-bas, et je ne sais pas ce qu’il va leur faire. Je ne l’ai jamais vu aussi furieux…

— Mais tu leur as sûrement dit, pendant ton… interrogatoire, que Ti n’était pas au courant.

— Il n’a pas voulu le croire. Il m’a accusée de mentir.

— Mais ce serait tout à fait illogique, puisque…

Il s’interrompit de lui-même avec un soupir exaspéré.

— Non. Tu as raison. Il est bien trop borné pour être logique, ce fumier.

Silver, choquée, en resta bouche bée.

— Vous parlez de… M. Van Atta ?

— De Brucie-baby, oui. Ne me dis pas que depuis que tu le connais – ça fait quoi, onze mois ? – tu ne t’en étais pas aperçue.

— Je pensais que ça venait de moi…

Elle s’exprimait sur un ton encore geignard, mais ses yeux en revanche s’étaient éclairés comme un paysage touché par les premiers rayons du soleil levant. Surmontant son malaise, elle regarda Leo avec une attention soutenue.

— Brucie-baby ?…

— Hmm.

Une des recommandations du Dr Yei revint à la mémoire de Leo : Il est essentiel de maintenir une autorité unifiée et indéfectible.

— Peu importe, dit-il, éludant le sujet. En attendant tu n’as rien à te reprocher, Silver.

Elle continua à le considérer d’un œil critique.

— Vous n’avez pas peur de lui.

Ce n’était pas une question, mais une constatation. Une découverte exceptionnelle, même.

— Moi ? Peur de Van Atta ?

Il secoua la tête avec un rire bref, dénué de gaieté.

— Il ne manquerait plus que ça.

— Quand il est arrivé, au début, et qu’il a pris la place du Dr Cay, j’ai cru qu’il serait comme lui.

— Tu sais, on dit souvent que le faste du trône n’a d’égal que l’incompétence de celui qui l’occupe. Ton Dr Cay échappait à cette règle. Pas Van Atta.

Et tant pis pour les sermons de Yei…

— Tony et Claire n’auraient jamais cherché à fuir, si le Dr Cay était encore là, remarqua-t-elle.

De nouveau, elle plissa les yeux pour mieux l’observer.

— Vous voulez dire que toute cette histoire pourrait être la faute de M. Van Atta ?

Leo toussota.

— Votre…

Le terme esclavage lui brûlait les lèvres.

—… situation est intrinsèquement susceptible de vous exposer à des abus de toutes sortes. Étant donné que le Dr Cay se vouait corps et âme à votre bien-être…

— Il était comme un père, pour nous, confirma-t-elle tristement.

—… cette possibilité demeurait à l’état latent. Mais tôt ou tard, il est inévitable que quelqu’un souhaite l’exploiter… et vous exploiter. Si ce n’est pas Van Atta, ce sera quelqu’un d’autre. Quelqu’un…

De pire ? Sans doute. Il n’était pas dupe. L’histoire regorgeait d’exemples…

—… peut-être pire encore.

À son expression concentrée, il était clair que Silver essayait d’imaginer ce qui pouvait être pire que Van Atta. Sans succès. Elle secoua la tête en soupirant, puis releva les yeux vers lui. Des yeux comme des belles-de-jour tournées vers le soleil. Un sourire involontaire apparut sur les lèvres de Leo.

— Que va-t-il arriver à Claire et à Tony, à présent ? demanda-t-elle. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour ne pas les trahir, mais cette drogue m’a complètement embrouillée… C’était déjà dangereux pour eux avant, mais c’est encore pire maintenant.

Leo adopta un ton faussement rassurant :

— Il ne leur arrivera rien, Silver. Ne te laisse surtout pas influencer par les menaces de Bruce. Ils sont bien trop précieux pour GalacTech… il n’oserait pas y toucher. Il va leur passer un bon savon, c’est certain, et tu ne peux pas lui jeter la pierre pour ça. Je serais bien tenté d’en faire autant. La sécurité va les retrouver dans le spatioport – ils ne peuvent pas être allés très loin –, ils se feront bien sonner les cloches, et dans quelques semaines, on n’en parlera plus. C’est comme ça qu’on apprend les leçons de la vie…

Il se racla la gorge, pas très fier de lui. Quelle leçon pourraient-ils bien tirer de ce fiasco ?

— À vous entendre, dit-elle, on dirait que… se faire disputer n’a aucune importance.

— Ça vient avec l’âge. Un jour, tu ne t’en formaliseras plus non plus.

— En tout cas, aujourd’hui, ce n’est pas ce que je ressens.

— Écoute… je vais te faire une promesse. Si ça peut te rassurer, je vais accompagner Van Atta au spatioport. Je pourrai peut-être faire en sorte que la situation ne s’envenime pas trop.

— C’est vrai ? Vous feriez ça ? dit-elle, soulagée.

— Si c’est possible, absolument.

— Vous n’avez pas peur de M. Van Atta. Vous pouvez lui tenir tête, vous. Merci, Leo…

Un peu de couleur était revenue sur ses joues.

— Bon, euh… Je ferais mieux de me dépêcher, maintenant, si je ne veux pas rater la navette. On va les ramener sains et saufs pour le petit déjeuner, d’accord ? Et puis, pour voir les choses du bon côté, dis-toi que GalacTech ne pourra pas leur retenir les frais du voyage sur leur salaire. C’est toujours ça de gagné, non ?

Il réussit même à lui arracher un semblant de sourire.

— Leo…

Sur le point de partir, il se retourna. Elle avait recouvré son sérieux.

— Qu’est-ce qu’on va faire si… si quelqu’un de pire que M. Van Atta s’occupe un jour de nous ?

Tu verras bien le moment venu, eut-il envie de répondre pour éluder la question. Mais il craignit de s’étouffer s’il prononçait encore une seule platitude. Il se contenta de sourire et de hausser les épaules. Avant de fuir.


Claire était fascinée par la structure en dédale de l’entrepôt. Tout n’était qu’angles droits et lignes brisées, avec d’innombrables rangées de casiers montant jusqu’au plafond, d’allées et de carrefours.

Aucune chance de s’envoler, ici. Elle avait la sensation d’être une molécule vagabonde piégée dans les interstices d’une énorme gaufre. À cet instant, elle regrettait amèrement les rondeurs rassurantes de l’Habitat.

Tous trois étaient tassés dans un casier vide, un des rares à n’être pas occupé par des caisses de marchandises. Il devait mesurer près de deux mètres sur deux et présentait l’avantage d’être situé au troisième niveau ; ainsi, ils ne risquaient pas d’être repérés par les employés qui pourraient passer par là, perchés sur leurs longues jambes. Les échelles fixées à intervalles réguliers s’étaient révélées plutôt faciles à utiliser. Le sac, en revanche, leur avait posé un problème. Sa corde étant trop courte pour qu’ils puissent monter d’abord et le tirer ensuite, ils avaient dû le porter avec eux jusqu’en haut.

Claire, bien qu’elle s’efforçât de ne pas trop le laisser paraître, était sur les nerfs. Andy commençait déjà à s’adapter à la gravité et trouvait le moyen de crapahuter sur ses quatre mains dès qu’elle le posait par terre. Elle redoutait de le voir basculer au bord du casier.

Un robot élévateur passa dans l’allée. Tapie dans le fond de l’alvéole, Claire se figea, Andy serré contre elle, sa main libre agrippée à celle de Tony. Le bruit décrut peu à peu et elle s’autorisa à respirer de nouveau.

— Détends-toi, dit Tony d’une voix éraillée. Cool…

Il inspira profondément, fournissant un effort évident pour suivre son propre conseil.

Claire jeta un coup d’œil soupçonneux dans l’allée et surveilla l’élévateur qui s’était arrêté quelque vingt mètres plus loin pour sortir un container en plastique d’un casier codé.

» On peut manger, maintenant ? demanda-t-elle.

Depuis plus de trois heures qu’elle donnait le sein à Andy afin de le dissuader de crier, elle se sentait vidée. Dans tous les sens du terme. Elle avait des crampes d’estomac et la gorge sèche comme du papier de verre.

— Je suppose, oui, répondit Tony.

Il sortit du sac deux barres de rations.

— Et après, il faudra qu’on retourne dans la baie de chargement.

— On ne peut pas se reposer encore un peu ?

Il secoua la tête.

— Plus on attend, plus on leur donne de chances de s’apercevoir de notre disparition. Si on ne monte pas très vite dans une navette pour la station de transfert, ils risquent de fouiller tous les vaisseaux en partance.

Claire fronça le nez ; une odeur familière envahissait soudain le casier.

— Oh, flûte ! Tu peux sortir une couche, Tony ?

— Encore ? C’est la quatrième fois depuis qu’on a quitté l’Habitat.

— J’ai l’impression que je n’ai pas pris assez de changes, s’inquiéta-t-elle en dépliant la couche de son sachet de plastique.

— Tu plaisantes… Le sac en est plein. Tu ne pourrais pas plutôt… les faire durer un peu plus longtemps ?

— J’ai bien peur qu’il ait la diarrhée. Et si je ne le change pas tout de suite, ça lui rongera la peau, ça pourrait même s’infecter… et il va hurler dès que je le toucherai pour essayer de le nettoyer. Très fort, insista-t-elle.

Les doigts d’une main inférieure de Tony tambourinaient sur le sol du casier. Il soupira, ravalant son irritation. Claire enveloppa la couche souillée et s’apprêta à la ranger dans le sac.

— On n’a peut-être pas besoin de les trimbaler, dit Tony. Il est déjà lourd comme c’est pas permis, ce sac, mais en plus, il va empester.

— Je n’ai vu de poubelle nulle part. Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ?

— Eh bien, on n’a qu’à les laisser là, dit-il après un temps de réflexion. Dans le coin. Ici, au moins, elles ne risquent pas d’aller flotter dans le couloir et d’être happées par le circuit de recyclage d’air. On va toutes les mettre là.

Claire imagina leurs poursuivants traquant les couches sales, abandonnées derrière eux tels les pétales de rose semés par l’héroïne d’un des romans de Silver à l’intention de son amoureux…

— S’il est prêt, dit Tony en désignant son fils, on pourrait tenter de retourner dans la baie. Les gravs doivent avoir fini leur travail, maintenant.

— Comment est-ce qu’on va faire pour choisir la bonne navette, cette fois ? On ne pourra pas savoir si elle rentre directement à l’Habitat… ou si elle prend des caisses de déchets destinées à être larguées dans le vide. Si elle décharge alors qu’on est dans la soute…

— Je ne sais pas, la coupa Tony, nerveux. Mais Leo dit que… pour venir à bout d’un problème complexe, le meilleur moyen, c’est de le décomposer en questions simples, de les résoudre les unes après les autres, dans l’ordre. Alors d’abord, on va retourner dans la baie. Une fois là-bas, on s’occupera du problème numéro deux : découvrir quelle navette peut nous emmener à la station de transfert.

Claire acquiesça, puis fronça les sourcils. Andy n’était pas le seul à être embêté par les exigences biologiques.

— Tony, tu crois qu’on pourrait trouver des toilettes, sur le chemin ? Il faut que j’y aille.

— Oui, moi aussi. Tu en as vu quelque part en venant ici ?

— Non.

Sur le moment, ça n’avait pas été son principal souci. Il avait fallu ramper sur le sol crasseux, éviter les employés, empêcher Andy de hurler. Un vrai cauchemar. Elle n’était même pas certaine de pouvoir retrouver la bonne direction. L’équipe d’ouvriers leur était tombée dessus sans prévenir, les délogeant précipitamment de leur cachette quand ils avaient mis toutes les machines en marche.

— Il doit bien y avoir quelque chose, dit Tony avec optimisme. Il y a des gens qui travaillent, ici.

— Pas dans cette section, objecta Claire. On n’a vu que des robots, depuis tout à l’heure.

— Alors, aux abords de la baie. À propos… euh… À quoi ressemblent des toilettes en gravispace ? Comment font-ils ? Penses-tu qu’une pompe aspirante est assez puissante pour combattre la pesanteur ?

Dans un des films clandestins de Silver, Claire avait vu un jour une cuvette de W.-C. Mais elle était certaine qu’il s’agissait d’une technologie tout à fait dépassée.

— J’ai l’impression qu’ils utilisent de l’eau.

Tony haussa les épaules.

— Bon, on verra bien.

Un martèlement régulier, d’abord lointain, puis de plus en plus proche, retentit au bout de l’allée. Tony, qui s’apprêtait à descendre l’échelle, revint se tapir dans le fond du casier près de Claire, un doigt sur les lèvres.

— Aaaah ? fit Andy.

Claire lui mit d’office un téton dans la bouche, mais, repu et lassé, il le refusa et détourna la tête. Claire rabaissa son T-shirt et s’évertua à le distraire en comptant en silence tous ses petits doigts agités.

Le bruit, rythmé, s’approcha encore, passa juste au-dessous d’eux, puis s’éloigna.

— Un homme de la sécurité, murmura Tony.

Elle acquiesça, osant à peine respirer. Le martèlement provenait de ces vêtements durs dont les gravs protégeaient leurs pieds et qui claquaient sur le ciment. Ils patientèrent quelques minutes encore, mais le bruit ne se manifesta plus. Andy gazouillait paisiblement.

Tony passa la tête dans l’allée, regarda à droite, puis à gauche, en haut, en bas.

— C’est bon, annonça-t-il. Tu vas m’aider à descendre le sac dès que l’élévateur passera dessous. Il faudra le laisser tomber au dernier moment, mais le bruit de l’engin devrait couvrir celui de la chute.

Ensemble, ils poussèrent le sac sur le bord du casier et attendirent. Dix minutes plus tard, un robot apparut dans l’allée. C’était une énorme grue presque aussi large que le container posé sur son plateau de levage.

L’engin s’arrêta juste au-dessous d’eux et poussa un bip grave avant de pivoter de quatre-vingt-dix degrés sur lui-même. Avec un ronronnement régulier, le plateau de levage commença à monter.

Claire, horrifiée, se rappela soudain que leur casier était le seul encore vide de toute la rangée.

— Il vient ici ! hurla-t-elle. On va être écrasés !

— Descends ! Vite ! Viens sur l’échelle !

Au lieu de cela, Claire fit demi-tour et courut chercher Andy qu’elle avait couché au fond de l’alvéole pendant qu’elle aidait Tony à pousser le sac. Le casier s’assombrit tandis que le container se glissait dans l’ouverture. Tony parvint à l’éviter en se tenant juste au bord de l’échelle.

— Claire ! cria-t-il, cognant en vain sur l’énorme caisse qui entrait peu à peu dans le casier. Claire ! Non, non ! Saleté de robot, arrête ! Arrête !

Mais l’élévateur, de toute évidence, ne répondait pas aux voix humaines. Il continua obstinément à enfourner le container, poussant le sac devant lui. Claire battit en retraite au fond, si terrifiée que ses cris restaient bloqués dans sa gorge. Elle se plaqua contre la paroi métallique, debout sur ses mains inférieures, Andy dans les bras, et poussa enfin un long hurlement de terreur qui transperça Tony comme la lame acérée d’un poignard.

— Claire ! répondit-il depuis l’échelle, la voix rauque. ANDY !

Le sac, près d’elle, se ratatina dans un bruit de verre broyé. Au dernier moment, Claire coinça Andy entre ses bras inférieurs et, de ses mains libres, tenta d’empêcher le container d’avancer plus loin. Si elle ne pouvait être sauvée, peut-être son corps pourrait-il au moins protéger Andy…

Les servos du robot se mirent à patiner. Claire crut tout d’abord que ses efforts en étaient responsables, mais non. C’était le sac. Ce sac contre lequel Tony et elle avaient pesté depuis le départ. Elle lui adressa ses excuses silencieuses. Il venait de leur sauver la vie, à elle et à Andy.

Le robot hoqueta avec une obstination mécanique. Puis, désormais désynchronisé, le plateau recula, tirant le container avec lui, lequel glissait de travers sur son support.

Claire, fascinée, le regarda basculer et tomber de la bouche béante du casier. Elle se précipita au bord. La caisse s’écrasa quatre mètres plus bas, dans un fracas qui secoua tout l’entrepôt, suivi d’un autre, plus fort encore. Le container avait entraîné l’élévateur dans sa chute.

Le pouvoir de la gravité était ahurissant. La caisse, éventrée, se mit à vomir des centaines d’enjoliveurs de roues, qui résonnèrent comme une cacophonie de cymbales. Peu à peu, le bruit s’arrêta, suivi d’un silence irréel. Les roues de l’élévateur continuaient à tourner dans le vide.

— Oh, Claire !

Tony remonta dans le casier et les serra entre ses bras, elle et Andy, comme s’il ne devait plus jamais les relâcher.

— Claire, Claire…

Sa voix se brisa alors qu’il frottait son visage contre ses cheveux courts.

Claire, par-dessus l’épaule de Tony, contempla le désastre qu’ils avaient provoqué. L’élévateur, renversé sur le côté, s’était remis à biper faiblement, comme un animal blessé.

— Tony, il ne faut pas qu’on reste ici.

— Je croyais que tu me suivais, sur l’échelle. Que tu étais juste derrière moi.

— Il fallait que j’aille chercher Andy.

— Bien sûr. Tu l’as sauvé, alors que… que je me suis sauvé… Oh, Claire ! Je ne voulais pas te laisser seule là-dedans…

— Je le sais bien. Écoute, tu ne veux pas qu’on en parle plus tard ? Je crois vraiment qu’on devrait partir d’ici.

— Oui. Oui, bien sûr… Euh… le sac ?

Tony jeta un coup d’œil dans le fond de l’alvéole.

Claire l’aurait volontiers laissé sur place. Cependant, ils ne pourraient aller bien loin sans provisions, sans boissons… sans couches. À eux deux, ils le poussèrent de nouveau sur le bord.

— Je vais me mettre sur l’échelle, dit Tony. Tu n’auras qu’à le glisser sur mon dos pour que…

Sans hésiter une seconde, Claire fit basculer le sac du casier ; il atterrit au milieu des enjoliveurs.

— On n’a plus à s’inquiéter des choses fragiles, maintenant, dit-elle. Allons-y.

Tony, sur l’échelle, aida Claire à soutenir Andy qu’elle tenait entre ses bras inférieurs. Puis ce fut de nouveau la lente et frustrante progression sur le sol.

Claire commençait à détester l’odeur poussiéreuse du ciment.

Ils ne s’étaient éloignés que de quelques mètres, quand Claire entendit de nouveau un martèlement de pas. Irrégulier, cette fois. Le grav hésitait sans doute sur la direction à prendre. Il n’était pas loin, peut-être à une ou deux allées de la leur. Puis elle perçut un écho. Non, pas un écho. D’autres pas. Ils étaient plusieurs.

La suite se déroula très vite. Un grav en uniforme gris bondit d’un croisement et se plaça face à eux en poussant un cri inintelligible. Il se campa sur ses jambes légèrement fléchies, ramassé sur lui-même, braquant un étrange appareil à bout de bras. Son visage était aussi livide et terrorisé que celui de Claire.

Devant elle, Tony lâcha le sac et se dressa sur ses bras inférieurs, ouvrant ses mains libres.

— Non ! cria-t-il.

Le grav, bouche ouverte et yeux écarquillés, eut un mouvement instinctif de recul. Deux ou trois éclairs jaillirent de son appareil, accompagnés de détonations assourdissantes dont l’écho se répercuta à travers tout l’entrepôt. Puis il releva les mains et laissa tomber l’objet à ses pieds.

Elle entendit le cri de Tony, le vit s’écrouler sur le sol, les bras repliés sur lui-même.

— Tony ?… Tony !

Elle courut jusqu’à lui, Andy serré contre la poitrine. Le petit, terrifié, pleurait, ses hurlements se mêlant à ceux de son père.

— Tony ? Tony, qu’est-ce qu’il y a ?

Elle n’aperçut pas tout de suite le sang sur son T-shirt rouge. Mais alors qu’elle l’attirait contre elle, ses yeux tombèrent sur son bras inférieur gauche dont le muscle n’était plus qu’une bouillie de chair rouge agitée de pulsations spasmodiques.

— Tony !…

Le garde s’était précipité vers eux. Hagard, il décrocha son com de sa ceinture et le porta à la bouche, d’une main tremblante.

— Nelson ! Nelson ! appela-t-il. Nom de Dieu, préviens l’équipe médicale, vite ! C’est des gosses ! Je viens de tirer sur un gosse ! hurla-t-il d’une voix brisée. C’est rien que des mômes infirmes !…


Leo sentit son ventre se crisper en apercevant le reflet des lumières jaunes clignoter sur les murs de l’entrepôt. Les médics de la compagnie. Oui, c’était bien ça. Leur véhicule électrique était garé dans l’allée centrale, gyrophare allumé. Les quelques mots essoufflés de l’employé venu au-devant d’eux à leur descente de la navette résonnaient encore dans sa tête –… trouvés dans l’entrepôt… un accident… blessé…

Leo pressa le pas.

— Ralentissez, Leo. Ça me donne le tournis, protesta Van Atta avec irritation. Tout le monde n’est pas capable de passer de l’apesanteur à la gravité sans problème, vous savez…

— Ils ont dit qu’un des gosses était blessé.

— Et alors ? Qu’est-ce que vous comptez faire de plus que les médics ? En ce qui me concerne, je vais aller directement dire ce que je pense à ce crétin de chef de la sécurité…

— Je vous retrouverai là-bas, lança Leo par-dessus son épaule en s’éloignant à petites foulées.

L’allée 29 ressemblait à une zone de guerre. Un élévateur renversé, du matériel éparpillé partout… Il faillit déraper sur une plaque métallique et l’envoya valser d’un coup de pied impatient. Deux médics et un garde étaient penchés au-dessus d’une civière ; un goutte-à-goutte avait été dressé à côté.

Un T-shirt rouge. Tony. C’était Tony qui avait été blessé. Claire était accroupie, un petit peu plus loin, Andy serré contre elle ; des larmes roulaient sur son visage exsangue. Sur la civière, Tony s’agitait et criait en sanglotant.

— Vous ne pouvez pas au moins lui donner quelque chose pour calmer la douleur ? demanda le garde.

— Je ne sais pas, répondit le médic, manifestement tourneboulé. J’ignore ce qu’ils ont fait à leur métabolisme. Un choc, c’est un choc. Avec le goutte-à-goutte et la synergine, je suis tranquille, mais pour le reste…

— Contactez le Dr Warren Minchenko, conseilla Leo en s’agenouillant près d’eux. C’est le médecin-chef de l’Habitat Cay. C’est son mois de congé, en ce moment. Demandez-lui de vous rejoindre à votre infirmerie ; il prendra le relais.

Le garde pianota en hâte les touches de son com.

— Ah ! ce n’est pas trop tôt, soupira le médic en se tournant vers Leo. Vous ne sauriez pas ce que je peux lui donner comme analgésique, par hasard ?

— Euh…

Leo réfléchit rapidement.

— Le syntha-morph devrait pouvoir le soulager, en attendant l’avis du Dr Minchenko. Mais à dose réduite. Ces gosses sont moins lourds qu’ils en ont l’air. Tony ne doit pas peser plus de… disons quarante-deux kilos.

La nature particulière des blessures de Tony attira enfin l’attention de Leo. Il s’était imaginé une chute, avec des membres brisés, peut-être une fracture du crâne…

— Eh… mais que s’est-il passé, exactement ?

— Blessures par balles, l’informa le médic. Abdomen et… euh, enfin… pas le fémur, mais… membre inférieur gauche. Celle-ci est assez superficielle, mais l’autre, dans le ventre, est plus sérieuse.

— Des balles ?

Leo se tourna vers le garde, qui piqua un fard.

— Vous ne connaissez donc pas les neutraliseurs, ici ? Pour l’amour du ciel, pourquoi… ?

— Quand cette espèce d’hystérique a appelé de l’Habitat, en vociférant contre ses monstres en cavale, j’ai pensé que… Oh ! je ne sais même plus ce que j’ai pensé.

— Et vous n’avez pas regardé avant de tirer ?

— J’ai bien failli viser la fille et son gosse.

Le garde haussa les épaules, les yeux rivés sur le bout de ses bottes.

— C’était un accident, je vous jure… Les coups sont partis tout seuls…

Van Atta les rejoignit, essoufflé.

— Bon Dieu, quel merdier ! déclara-t-il avant de se tourner vers le garde. Je croyais vous avoir dit d’être discret, Bannerji. Qu’est-ce que vous avez fait ? Vous avez lancé une bombe ?

— Il a tiré sur Tony, répondit Leo entre ses dents.

— Pauvre idiot ! Je vous ai dit de les capturer, pas de les assassiner ! Maintenant, comment suis-je censé balayer tout ça sous le tapis, hein ? demanda-t-il en agitant la main vers l’allée 29. Et pourquoi vous trimbalez-vous avec un revolver, d’abord ?

— Vous aviez dit que… j’ai pensé…

— Je vous ferai coffrer pour ça. Où vous croyez-vous ? Dans un western ? Je ne sais pas lequel est le plus à blâmer… Vous, ou celui qui a été assez con pour vous embaucher.

De rouge, le visage du garde était devenu blême.

— Espèce d’enfant de salaud, c’est votre faute ! Vous avez tout fait pour me rendre parano…

C’était le moment ou jamais d’intervenir, songea Leo. Bannerji avait récupéré son arme, ce dont Van Atta n’avait sûrement pas conscience. Or, mieux valait que la tentation de loger une balle entre les deux yeux du directeur de l’Habitat ne démange pas trop le garde, déjà bien ébranlé par les événements.

— Messieurs, puis-je suggérer qu’il serait préférable de garder les accusations et les arguments de défense pour l’enquête officielle ; les esprits, d’ici là, devraient s’apaiser. Entre-temps, nous avons des gosses blessés et traumatisés qui réclament notre attention.

Bannerji se tut, en proie à un profond sentiment d’injustice. Van Atta acquiesça d’un grognement, ponctuant cet échange d’un regard venimeux qui ne présageait rien de bon pour la future carrière du garde.

Les deux médics roulèrent la civière vers l’ambulance. Claire tendit une main vers Tony, puis la laissa retomber.

Le geste attira l’attention de Van Atta. Vibrant de rage contenue, il découvrit avec ravissement un nouvel exutoire à sa colère.

— Ah, tu es là, toi !

Elle se recroquevilla plus encore.

— Sais-tu ce que votre petite escapade va coûter à l’Habitat, hein ? C’est toi qui as entraîné Tony dans cette connerie, n’est-ce pas ?

Elle secoua la tête, les yeux agrandis de peur.

— Bien sûr que si, insista-t-il. Ce sont toujours les femmes qui manigancent tout ; les hommes sont les dindons de la farce, c’est bien connu.

— Non !…

— En plus, bravo pour le timing. Idéal. Tu voulais me faire virer, je suppose ? Comment as-tu appris la visite de la vice-présidente ? Tu croyais peut-être que je vous couvrirais à cause d’elle ? Bien joué… mais pas assez finement pour moi…

Les oreilles de Leo bourdonnaient sous la pression des battements sourds de son cœur.

— Laissez tomber, Bruce. Elle a eu son compte pour aujourd’hui.

— Votre meilleur étudiant a failli être tué à cause de cette garce, et vous la soutenez ?

— Fichez-lui la paix. Elle est déjà terrorisée…

— Elle l’a bien cherché ! Et tu n’es pas au bout du voyage, c’est moi qui te le dis, ma belle… Quand on sera de retour sur l’Habitat…

Van Atta passa devant Leo et se précipita sur Claire. Lui prenant le bras, il la souleva violemment. Elle cria, manquant lâcher Andy sous le coup de la douleur.

— Ah ! tu voulais venir en gravispace… Alors autant apprendre à marcher ! Allez, on retourne à la navette…

Leo ne prit pas le temps de réfléchir. Il rattrapa Van Atta et le retourna brutalement vers lui.

— Bruce ! dit-il, découvrant son expression étonnée à travers le brouillard rouge de sa fureur. Lâche-la, espèce d’ordure…

Le poing atteignit Van Atta juste au-dessous de la tempe. Un coup renversant d’efficacité, car c’était la première fois de sa vie que Leo frappait un homme sous l’empire de la colère. Van Atta s’étala sur le ciment.

Leo se rua vers lui, galvanisé. Il allait bouleverser l’anatomie de Van Atta, en faire un petit chef-d’œuvre d’excentricité morphologique que même l’imagination du Dr Cay n’aurait pu concevoir.

— Euh… monsieur Graf ?

Bannerji posa une main hésitante sur l’épaule de Leo qui se penchait pour agripper le col de Van Atta.

— C’est bon, le rassura celui-ci. Ça fait des semaines que j’attends ça.

— Ce n’est pas ça, monsieur… En fait…

Une voix froide, étrangère, le coupa :

— Fascinant, cette technique de persuasion. Il faut que je prenne des notes.

Leo se retourna… et rencontra le regard glacial de la vice-présidente Apmad, plantée au centre de l’allée 29 et entourée d’un essaim d’assistants et de comptables…

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