10

Il faisait frais, dans la baie de déchargement des navettes de fret ; Claire se frottait les mains pour les réchauffer. Son cœur battait fort. L’impatience, l’angoisse… Elle se tourna vers Leo, flottant presque immobile à côté d’elle devant les portes hermétiques.

— Merci d’être venu me chercher, dit-elle. Vous êtes sûr que vous n’aurez pas de problème, si M. Van Atta l’apprend ?

— Qui ira lui dire ? En plus, je pense que Bruce commence à se lasser de te tourmenter. Tout devient si futile… Et tant mieux pour nous. De toute façon, je dois parler à Tony ; il est préférable qu’il t’ait vue avant pour qu’il me prête toute son attention.

Il lui sourit d’un air rassurant.

— Dans quel état sera-t-il ? soupira-t-elle.

— Sans doute en bonne voie de guérison, sinon le Dr Minchenko n’aurait pas pris le risque de le faire voyager, même pour l’avoir sous les yeux.

Un bruit sourd et des grincements de machinerie leur signalèrent que la navette venait d’accoster. Les quaddies de service installèrent les tubes flexibles. Le tube du personnel s’ouvrit le premier ; l’ingénieur de la navette passa la tête pour s’assurer que tout était bien en place.

Le Dr Minchenko émergea enfin et resta un instant immobile, agrippé à une poignée près de l’écoutille. C’était un homme vif, aux traits burinés, les cheveux aussi blancs que sa combinaison. Il avait sans doute été bien charpenté, autrefois, mais l’âge l’avait ratatiné comme un abricot sec, sans toutefois le déposséder de son extraordinaire vitalité. Claire avait toujours eu la sensation qu’il suffirait de le réhydrater pour qu’il retrouve la carrure de sa jeunesse.

Il sortit du sas et traversa la baie dans leur direction.

— Tiens, bonjour, Claire, dit-il, surpris. Ah !… Graf, ajouta-t-il d’un ton plus sévère. Autant vous dire que je n’apprécie pas du tout qu’on fasse pression sur moi pour que je ferme les yeux sur une violation flagrante du règlement médical. Vous me ferez le plaisir de passer deux fois plus de temps dans le gymnase jusqu’à ce que vous preniez votre gravi-congé, entendu ?

— Oui, docteur, merci, répondit humblement Leo. Où est Tony ? Nous pouvons vous aider à le conduire à l’infirmerie.

Minchenko, le front plissé, se tourna vers Claire.

— Tony n’est pas avec moi, ma fille, il est resté à l’hôpital de Rodeo.

Claire porta une main à sa gorge.

— Oh !… Est-ce qu’il… ?

— Rassure-toi, il va bien. J’étais déterminé à le ramener avec moi, d’autant que, à mon avis, il se remettrait beaucoup plus vite en apesanteur. Le problème, en fait, est… administratif, et non médical. Et je compte bien aller dès maintenant le résoudre.

— Bruce aurait-il ordonné qu’il reste sur Rodeo ? demanda Leo.

— Exactement, confirma Minchenko. Et je n’aime pas beaucoup qu’on marche sur mes plates-bandes. Je lui conseille d’avoir une bonne raison à me fournir. Du temps de Daryl Cay, on ne se serait jamais retrouvés dans une situation aussi invraisemblable…

— Vous… euh… vous ne semblez pas encore au courant des nouvelles directives ? s’enquit Leo.

— Quelles nouvelles directives ? Je vais aller sur-le-champ trouver cet imbécile de… enfin, notre directeur. Et voir de quoi il retourne.

S’adressant à Claire, il adopta un ton plus doux :

— Ne t’inquiète pas. Tout va s’arranger. Tony ne souffre plus d’hémorragie interne et il n’y a plus aucun signe d’infection. Vous autres quaddies êtes robustes et bien plus résistants à la gravité que nous le sommes à l’apesanteur. Cette expérience l’a confirmé. Je regrette seulement qu’elle ait été aussi traumatisante. Il faut dire que la jeunesse y est pour beaucoup… À propos de jeunesse, comment va le petit Andy ? Il dort mieux, maintenant ?

Claire faillit éclater en sanglots.

— Je n’en sais rien, dit-elle d’une voix étranglée.

— Comment ça ?

— Ils ne veulent pas que je l’approche.

Quoi ?

— Claire n’est plus autorisée à s’occuper d’Andy, expliqua Leo. Sous prétexte qu’elle serait irresponsable et donc dangereuse pour son fils… Bruce ne vous en a pas parlé non plus ?

Le teint du Dr Minchenko avait pris une coloration rouge sombre.

— Ils lui ont retiré le petit ? À une mère qui allaite ? C’est scandaleux !

Ses yeux revinrent sur Claire.

— Ils m’ont donné des remèdes pour couper le lait, dit-elle.

— C’est déjà ça… Qui s’en est chargé ?

— Le Dr Curry.

— Il ne me l’a pas signalé.

— Vous étiez en congé.

— Ce n’est pas parce que je suis en congé qu’on ne peut pas me joindre. Graf, que se passe-t-il, ici ? Notre abruti de service est devenu fou, ou quoi ?

— Non, vous n’êtes vraiment pas au courant. Mais je préfère que vous en discutiez avec Bruce lui-même. J’ai des ordres stricts : interdiction d’en parler.

Les yeux vifs de Minchenko, furieux, se rivèrent un instant sur ceux de Leo.

— Je vais le voir tout de suite, déclara-t-il avant de s’élancer vers le corridor en marmonnant entre ses dents.

Claire et Leo se regardèrent, un peu décontenancés.

— Comment allons-nous récupérer Tony, maintenant ? s’écria Claire. Silver doit nous envoyer son signal dans moins de vingt-quatre heures !

— Je l’ignore… mais ce n’est pas le moment de flancher, Claire. Pense à Andy. Il va avoir besoin de toi.

— Je ne flancherai pas.

— Bien… Je vais voir à quelle porte frapper pour tenter de faire revenir Tony. Je peux alléguer qu’il est indispensable pour diriger son équipe… Mais rien n’est sûr. Peut-être qu’à deux, Minchenko et moi, nous aurons plus de poids. Sauf que je ne veux pas éveiller les soupçons de Minchenko. Sinon… il faudra trouver autre chose.

— Ne me mentez pas, Leo, dit Claire sur un ton presque menaçant.

— N’imagine pas le pire, Claire. Oui, nous savons, toi comme moi, que nous risquons de ne pas pouvoir le ramener. D’accord. Mais retiens que toute solution envisageable dépend de Ti. Il est le seul qui soit en mesure de nous emmener là-bas. Donc, attendons son retour. Et seulement alors, après avoir capturé un superjumper, nous serons en droit de penser que tout est possible. Et si ça l’est…

Il tendit son index vers elle.

—… alors nous essaierons. Promis.

Un froid pénétrant s’insinuait en elle. Elle serra les lèvres pour les empêcher de trembler.

— On ne peut pas mettre en danger la vie de mille personnes pour en sauver une seule, dit-elle. Ce serait injuste.

Gentiment, il posa la main sur son épaule.

— Il y a une foule de choses qui peuvent mal tourner entre maintenant et… une sorte de point de non-retour pour Tony. Mais si on gaspille notre énergie en conjectures stériles au lieu de nous concentrer sur l’étape suivante, on se saborde, ni plus ni moins. Ce qui compte, c’est ce que nous allons faire, non la semaine prochaine, mais dans l’immédiat. Et maintenant, que dois-tu faire, Claire ?

Elle réfléchit un instant.

— Retourner travailler. Feindre que tout va bien. Continuer en cachette l’inventaire de tous les stocks de graines. Euh… voir comment on peut accrocher les lampes de jour pour permettre aux plantes de pousser tant que l’Habitat sera privé de soleil. Et dès que nous serons maîtres de l’Habitat, commencer les boutures et mettre en route de nouveaux végétubes pour constituer des stocks supplémentaires de nourriture. Et puis aussi organiser le stockage cryo d’échantillons de toutes les variétés génétiques pour ne pas être démunis en cas de catastrophe…

— C’est bon, je crois ! la coupa Leo en souriant. La prochaine étape suffira… Et tu sais que tu en es capable, n’est-ce pas ?

Elle hocha la tête.

— On a besoin de toi, Claire, ajouta-t-il. Nous tous pas seulement Andy. La production alimentaire est fondamentale pour notre survie. Il faudra bientôt que tu commences à former des plus jeunes, à leur transmettre cette connaissance que les livres, si détaillés soient-ils, ne pourront jamais enseigner.

— Je ne flancherai pas, répéta Claire, répondant non à ce qu’il disait, mais à ce qu’elle entendait derrière les mots.

— Tu m’as fait très peur, cette fois-là, dans le sas, s’excusa-t-il, embarrassé.

— Je sais…

— Tu avais des raisons d’être révoltée. Mais rappelle-toi… Ton véritable objectif n’est pas là…

Il pointa l’index vers son cœur.

—… Il est là, conclut-il en désignant l’espace autour d’eux.

Ainsi, il avait compris que c’était moins le désespoir qui l’avait poussée dans le sas, ce jour-là, que la colère. Une colère impuissante qu’elle avait retournée contre elle.

— Leo… ça me fait peur, à moi aussi.

Le sourire de l’ingénieur était empreint d’une tendre ironie.

— Bienvenue au club des humains, Claire…


Leo se tourna vers la baie de déchargement en soupirant. L’étape suivante… c’était vite dit, quand il fallait changer au pied levé l’ordre des priorités. Son regard s’attarda un instant sur l’équipe de quaddies qui, après avoir relié le tube flexible à la large écoutille de fret de la navette, commençaient à décharger la marchandise dans la baie à l’aide de leurs manipulateurs électriques.

Le matériel consistait en de gros cylindres d’environ deux mètres de haut que Leo ne reconnut pas.

C’était d’autant plus surprenant que ce chargement n’avait rien de mystérieux. Il devait s’agir d’un énorme stock de barres de combustible pour les cargos-pousseurs.

— Pour démonter l’Habitat, avait-il expliqué suavement à Van Atta avant de lui faire signer l’autorisation. Ça évitera d’avoir à en commander d’autres.

Troublé, Leo s’avança vers les quaddies.

— C’est quoi ça, les enfants ?

— Oh ! monsieur Graf, bonjour… Eh bien, à vrai dire, je n’ai jamais vu ces trucs-là auparavant, répondit un quaddie du service de maintenance. En tout cas, c’est gros.

Il s’arrêta une seconde pour détacher une miniconsole de son manipulateur.

— Tenez… si vous voulez le manifeste…

— C’était censé être des barres de combustible…

La taille des cylindres correspondait, à peu près. Ils n’en auraient tout de même pas changé le conditionnement ? Leo entra les références des barres sur la console – désignation de l’article, quantité…

— Ils gargouillent, dit le quaddie en souriant.

— Ils gargouillent ?

Leo regarda le numéro de série qui venait de s’inscrire sur son écran, puis celui des cylindres. C’étaient les mêmes. Et pourtant… Non ! G77618PD pour l’un, G77681PD pour l’autre. Rapidement, il tapa le numéro inscrit sur les cylindres. Leo mit quelques secondes à comprendre ce qu’il avait sous les yeux.

— De l’essence ! s’exclama-t-il enfin. De l’essence ! Ces crétins ont expédié dix tonnes d’essence à une station spatiale !

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le quaddie.

— L’essence ? C’est un hydrocarbure qu’on utilise en gravispace pour faire marcher les Land Rover. Un sous-produit du craquage pétrochimique. L’oxygène sert d’oxydant. C’est un liquide inflammable, et explosif ! Pour l’amour du ciel, assure-toi que personne n’ouvre ces cylindres.

— Oui, monsieur, promit le quaddie, impressionné par sa véhémence.

Loris, le superviseur de l’équipe, arriva à cet instant dans la baie, suivi d’un groupe de quaddies appartenant à son service.

— Tiens, bonjour, Graf. Justement, je voulais vous parler. Je crois avoir commis une erreur en acceptant de passer votre commande. Des problèmes de stockage vont se poser et…

— C’est vous qui avez commandé ça ? le coupa Leo, impérieux.

— Quoi ?

Loris cligna des yeux, puis se tourna vers les cylindres que Leo indiquait de la main.

— Où sont les barres de combustible ? dit-il. On m’a dit qu’elles venaient d’arriver.

— Avez-vous rédigé vous-même cette commande ? insista Leo.

— Ben… oui. Ne m’avez-vous pas demandé de le faire ?

Leo poussa un long soupir exaspéré et lui tendit la miniconsole.

— Il y a une faute de frappe.

Loris jeta un coup d’œil sur les références et blêmit.

— Oh, nom de Dieu…

— Et ils ont honoré la commande. Si incroyable que ça puisse paraître, sans même se poser de questions ! s’écria-t-il en se passant la main dans les cheveux. Ils ont chargé la navette de dix tonnes d’essence sans s’interroger une seule seconde sur l’absurdité de l’opération !

— Ce n’est pas possible… soupira le superviseur. Il va falloir le leur renvoyer, et repasser la commande. Ça demandera environ une semaine. Heureusement, on a encore un bon stock de barres, malgré la quantité que vous utilisez pour cette mystérieuse « mission spéciale ». Je serais curieux de savoir ce que c’est, tout de même…

Je n’ai pas une semaine devant moi, songea Leo. J’ai tout au plus vingt-quatre heures…

— Je ne peux pas attendre une semaine, dit-il. Il me les faut maintenant. Commandez-les en urgence.

Conscient que son attitude finirait par éveiller les soupçons, il s’efforça de recouvrer un semblant de calme.

Le superviseur était plus vexé que coupable.

— Inutile de monter sur vos grands chevaux, Graf. C’est ma faute. J’aurai sans doute à m’en mordre les doigts, mais il serait ridicule de faire payer un voyage supplémentaire à mon service alors qu’on peut attendre. Eh, les gosses ! lança-t-il aux quaddies. Arrêtez de décharger. Il y a eu erreur, il faut renvoyer le tout en gravispace.

Le pilote franchit l’écoutille du personnel juste à temps pour entendre l’ordre.

— Quoi ?

Il flotta vers eux, et Leo lui expliqua le malentendu.

— On ne pourra pas les ramener au prochain voyage, décréta le pilote. Je n’ai pas assez de carburant pour repartir chargé à bloc. Ça devra attendre.

Il s’éloigna pour aller faire sa pause obligatoire à la cafétéria.

Les quaddies, ballottés entre les ordres contradictoires, se tournèrent vers Leo.

— C’est sûr, maintenant, monsieur ?

— Oui, soupira-t-il. Mais trouvez un endroit dans un module séparé pour stocker ces cylindres. On ne peut pas les laisser ici.

— Bien, monsieur.

Leo se tourna de nouveau vers Loris.

— Le problème reste entier – il me faut ces barres.

— Je suis désolé, mais vous devrez vous armer de patience. Je refuse de considérer ça comme une urgence. Van Atta va déjà m’arracher les yeux à cause de ma bourde…

— Vous pouvez mettre la facture sur le compte de ma « mission spéciale ». Je la signerai.

— Bon… j’essaierai. Mais faites gaffe… c’est à vos yeux qu’il va s’en prendre.

— Ne vous inquiétez pas pour moi. Je me débrouillerai.

Loris haussa les épaules.

— Après tout, c’est vos oignons… marmonna-t-il en s’éloignant.

Un des quaddies de l’équipe des cargos-pousseurs, qui le suivait, se retourna pour adresser un regard interrogateur à Leo. Celui-ci lui répondit en secouant sévèrement la tête, un doigt sur les lèvres. Silence !

Pivotant sur lui-même, il faillit bousculer Pramod qui patientait derrière lui.

— Oh, bon sang ! Ces manières d’arriver sans bruit derrière les gens !… cria-t-il avant de se reprendre aussitôt. Excuse-moi, je suis un peu nerveux, en ce moment. Qu’y a-t-il ?

— On a un problème, Leo.

— Évidemment. On ne me traquerait pas dans tout l’Habitat pour m’annoncer une bonne nouvelle. Enfin… Bon, que se passe-t-il ?

— Les crampons.

— Eh bien ?

— Il y a beaucoup d’assemblages, dehors, qui ont été faits avec des crampons. On était en train d’étudier le plan de démantèlement de l’Habitat pour… euh… demain…

— Oui, je sais, ne m’en parle pas.

— Et on s’est dit que ce serait bien de s’entraîner un peu pour être prêts.

— Bonne initiative.

— Et nous avons découvert qu’il est impossible d’ôter les crampons. Même avec les outils les plus puissants.

— Oh ?…

Leo, le front plissé, réfléchit quelques secondes avant de deviner l’origine du problème.

— Ils sont en métal ?

— Pour la plupart, oui.

— Et c’est pire, côté soleil ?

— Bien pire. Ceux-là, on ne pouvait même pas en faire sauter un seul. Certains d’entre eux sont carrément fondus ; ça se voit à l’œil nu. Un idiot a dû les souder.

— Ils sont soudés, en effet. Mais pas par la faute d’un idiot. Par le soleil.

— Leo, c’est impossible. Il ne fait jamais chaud au point de…

— Non, mais dans le vide, les molécules présentes à la surface des pièces s’évaporent peu à peu. Quand il y a des joints, elles migrent sur les surfaces voisines et finissent par créer un lien très solide. Un peu plus vite pour les pièces côté soleil que pour celles côté ombre. Mais certains de ces crampons doivent être en place depuis vingt ans, j’imagine.

— Que peut-on faire, alors ?

— Les couper.

Pramod secoua la tête, découragé.

— Ça va nous retarder.

— Oui. Et nous devrons aussi trouver le moyen de réagencer toutes les pièces pour la nouvelle configuration. Il nous faudra plus de crampons, ou quelque chose qui pourra les remplacer, en tout cas. Va rassembler ceux de ton équipe qui sont disponibles pour l’instant ; nous allons voir ensemble comment nous organiser.


Silver se redressa sur sa couchette d’accélération, qui devenait de plus en plus inconfortable après les huit premières heures de vol ; le menton posé sur le rembourrage, elle observa le reste de l’équipage tassé dans la cabine du cargo-pousseur. Les autres quaddies étaient aussi courbaturés qu’elle par les effets indésirables de la gravité. Seul Ti, affalé dans son fauteuil, paraissait tout à fait à l’aise.

— J’ai vu un holovid génial, une fois, dit Siggy avec enthousiasme. C’était un abordage. Les marines utilisaient des mines magnétiques pour faire des trous dans le ravitailleur et s’y engouffrer.

Il ponctua son explication d’un cri d’attaque pour mieux illustrer la scène.

— Les extraterrestres cavalaient dans tous les sens, fallait voir…

— Je l’ai vu, dit Ti. C’était Nest of Doom, non ?

— C’est toi qui nous l’as apporté, lui rappela Silver.

— Tu sais qu’il y a une suite ? dit Ti en aparté à Siggy. The Nest’s Revenge.

— Oh ? C’est vrai ? Et tu crois que…

— Primo, le coupa Silver, personne n’a encore rencontré d’intelligences extraterrestres, hostiles ou non. Secundo, nous n’avons pas de mines magnétiques – Dieu merci ! – et, tertio, Ti n’a sans doute pas envie de transformer la coque de son vaisseau en passoire.

— En effet, confirma Ti.

— Nous passerons donc par le sas conçu à cet effet, décréta Silver. Les membres d’équipage du superjumper devraient être suffisamment surpris quand on les entassera dans leur nacelle de sauvetage pour ne pas jouer les héros.

Elle acheva de clouer le bec à Siggy :

— Nous procéderons comme Leo a dit, continua-t-elle. En les menaçant avec les soudeurs laser. Ils ne nous connaissent pas, donc ils ignoreront si on est capables ou non de tirer.

— À propos, comment allons-nous choisir le superjumper ? demanda Siggy. Ce sera sans doute plus facile d’avoir l’autorisation de monter à bord, si Ti connaît quelqu’un de l’équipage. D’un autre côté, ce serait plus difficile de…

Il laissa sa phrase en suspens, grimaçant à l’idée de ce qu’elle impliquait.

— Surtout s’ils essaient de se défendre.

— Jon a des arguments de choc pour les en dissuader, dit Ti. Il est là pour ça, non ?

Jon le costaud lui adressa un regard noir.

— Je croyais que j’étais ici comme pilote de réserve. Bats-toi, avec eux si tu veux, ce sont tes copains. Moi, je tiens le soudeur.

Ti se racla la gorge.

— En tout cas, tant qu’à me servir, je préfère le D-771, s’il est là. Mais il ne faut pas rêver, le choix sera limité. Il ne devrait pas y avoir plus de deux superjumpers en service à la fois de ce côté du couloir. En fait, on prendra le premier vaisseau qui aura largué ses nacelles vides sans avoir eu le temps de charger les nouvelles. Ça nous permettra de détaler plus vite.

— Les vrais problèmes commenceront quand ils auront compris ce qu’on veut, dit Silver. Là, ils risquent de vouloir défendre le vaisseau.

Un silence lugubre tomba sur la cabine. Même Siggy était à court de solutions.


Leo trouva Van Atta dans le gym des gravs, en train de transpirer sur le manège – un instrument de torture médical. Des sangles élastiques tiraient la malheureuse victime par les chevilles sur la surface caoutchouteuse mouvante où il devait marcher en poussant sur ses pieds pendant une heure ou deux, selon la prescription du médecin. Un exercice destiné à ralentir le déconditionnement des membres inférieurs et la déminéralisation osseuse consécutive aux séjours prolongés en apesanteur.

Van Atta s’acharnait sur l’appareil avec une animosité particulière. Sa colère contenue produisait en fait une énergie tout indiquée pour accomplir l’exercice. Après un instant de réflexion, Leo ôta sa combinaison, ne gardant que son T-shirt et son short, et se harnacha dans l’appareil inoccupé près de Van Atta.

— Ils ont enduit le caoutchouc de colle, ou quoi ? haleta-t-il au bout de quelques minutes d’efforts intenses pour mettre le manège en route.

Van Atta se tourna vers lui avec un sourire sarcastique.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Leo ? Minchenko, notre dictateur médical, aurait-il programmé une petite vengeance physiologique sur vous ?

— Ça en a tout l’air…

Il parvint enfin à trouver un rythme régulier. C’est vrai qu’il avait beaucoup trop négligé sa forme, ces derniers temps.

— Vous lui avez parlé, depuis son retour ?

— Ouais.

Les pieds de Van Atta parurent attaquer la surface mouvante avec plus de rage encore.

— Et vous l’avez mis au courant du sort réservé à l’Opération Cay ?

— J’y ai bien été obligé. J’avais espéré le lui dire en dernier, avec les autres. Minchenko fait partie de la vieille garde de Cay ; c’est un type virulent et arrogant comme pas un. Il n’a jamais caché qu’il espérait succéder à Cay à la direction de l’opération, et qu’il était opposé au fait qu’on aille chercher quelqu’un de l’extérieur, comme moi. S’il ne devait pas prendre sa retraite dans un an, je vous jure que j’aurais fait ce qu’il fallait pour me débarrasser de lui.

— Est-ce que, euh… il a formulé des objections ?

— Disons plutôt qu’il a gueulé comme un porc qu’on égorge, oui. À l’entendre, j’étais directement responsable de l’invention de cette foutue gravité artificielle. Comme si j’avais besoin de ça…

— S’il travaille sur l’opération depuis le début, je suppose qu’il doit considérer les quaddies un peu comme l’œuvre de sa vie.

— Ça ne lui donne pas pour autant le droit de contester mes ordres. Même vous, vous avez fini par entendre raison. Je lui laisse le temps de se calmer et de réfléchir, mais s’il ne témoigne pas d’une attitude un peu plus coopérative, je m’arrangerai pour qu’il soit dans le premier convoi à quitter l’Habitat. Je garderai Curry plus longtemps, voilà tout.

— Ah !…

Leo s’éclaircit la gorge. Ce n’était pas tout à fait l’entrée en matière qu’il avait espérée. Mais il n’avait plus le temps d’attendre ; il lui en restait si peu…

— Vous a-t-il parlé de Tony ?

— Tony !

Van Atta prononça ce nom comme s’il s’agissait d’un juron.

— Sale petit merdeux ! Je lui souhaite de ne jamais se retrouver sur mon chemin… Il ne m’a causé que des ennuis et des frais supplémentaires.

— Je m’étais dit que je pourrais l’utiliser, insista malgré tout Leo. Même s’il n’est pas encore prêt médicalement à reprendre son travail, j’aurais beaucoup de boulot sur ordinateur à lui confier. On pourrait le faire revenir, peut-être ?

— Sûrement pas. Il est bien plus simple de prendre un des autres quaddies. Pramod, par exemple… ou un autre. Ce n’est pas le choix qui manque. Débrouillez-vous, c’est pour ça que je vous ai donné carte blanche. Nous allons commencer à les expédier sur Rodeo d’ici deux semaines. Il serait ridicule d’en faire remonter un maintenant. Surtout que Minchenko s’arrangerait pour le garder au chaud à l’infirmerie…

Il lança un regard mauvais à Leo.

— Je ne veux plus jamais entendre parler de Tony, compris ?

— Très bien, dit Leo.

Flûte ! Il aurait dû informer Minchenko lui-même avant de faire des remous chez Van Atta. Un peu tard pour réparer les dégâts, maintenant. Ce n’était pas seulement l’exercice qui faisait monter le sang à la tête de Van Atta. Leo se demanda ce que Minchenko avait pu dire ; il n’avait a priori pas mâché ses mots. Un vrai plaisir pour les oreilles, à n’en pas douter. Mais un plaisir qui risquait de coûter cher aux quaddies.

— Et le planning de récupération, ça avance ? demanda Van Atta au bout d’un moment.

— C’est presque fini.

— Oh ? Vraiment ?

Un semblant de sourire détendit son visage écarlate.

— C’est toujours ça…

— Vous serez étonné de constater jusqu’à quel point l’Habitat peut être recyclé, dit Leo, sans avoir besoin de mentir. Et les gros bonnets de la compagnie aussi.

— Et rapidement ?

— Dès que j’aurai le feu vert. La stratégie de l’état-major est au point… Au fait, vous envisagez toujours de mettre le reste du personnel au courant à 13 heures demain ? s’enquit-il d’un air faussement détaché. Je tiens à y être ; j’ai prévu quelques explications sur vid quand vous aurez terminé.

— Non, dit Van Atta.

— Comment ça, non ? fit Leo d’une voix étranglée.

Il se tordit la cheville et tomba à genoux sur le tapis roulant. Tant bien que mal, il se remit sur ses pieds.

— Vous vous êtes fait mal ? demanda Van Atta qui l’observait avec curiosité. Vous avez l’air bizarre.

— Non, ça va…

Le souffle court, il s’efforça de retrouver son rythme et son calme. Ne pas céder à la panique, surtout.

— Je pensais que… c’était pour vous le moyen idéal d’informer tout le monde. Rassembler tout le personnel en une seule fois…

— J’en ai soupé d’être la cible des reproches. J’ai eu mon compte avec Minchenko. J’en ai parlé à Yei. Elle les convoquera par petits groupes dans son bureau et s’occupera du plan d’évacuation par la même occasion. Ce sera bien plus efficace. Et moins stressant pour moi…

Et ainsi, le merveilleux plan de Leo et de Silver visant à détacher en douceur les gravs du reste de l’Habitat était réduit à néant.

Tout était prêt pourtant pour isoler le module de conférences C. Il suffisait d’appuyer sur un bouton pour le couper de l’Habitat… Les masques respiratoires qui permettraient aux quelque trois cents personnes de supporter le voyage jusqu’à la station de transfert étaient cachés à l’intérieur. Les deux équipes des cargos-pousseurs étaient sur le pied de guerre.

Quel idiot… comment avait-il pu prévoir quoi que ce fût qui reposât sur une décision de Van Atta ? Leo en eut soudain la nausée.

Il leur faudrait avoir recours au plan numéro deux, dans ce cas. Celui qu’ils avaient écarté par crainte de ses conséquences imprévisibles. Hors d’haleine, il s’arrêta et dénoua les attaches qui entravaient ses chevilles.

— Ça ne fait pas une heure, dit Van Atta.

— J’ai dû me froisser un muscle en tombant, tout à l’heure, mentit Leo.

— Pas étonnant. Vous croyez que je suis aveugle ? J’ai bien vu que vous ne faisiez pas régulièrement vos exercices. Mais je vous préviens… Inutile de traîner GalacTech devant les tribunaux ; je pourrai prouver la négligence personnelle.

Leo s’éloigna du manège et commença à enfiler sa combinaison.

— Au fait, dit-il, savez-vous que l’entrepôt nous a expédié dix tonnes d’essence par erreur ? Et ils veulent nous faire payer la facture…

— Quoi ?

Alors qu’il sortait du gym, Leo eut la petite satisfaction d’entendre s’arrêter le manège de Van Atta et claquer ses attaches dénouées en toute hâte.

— Eh ! s’écria Van Atta.

Leo ne se retourna pas.


Le Dr Curry accueillit Claire avec un grand sourire quand elle arriva à l’infirmerie pour son rendez-vous.

— Très bien, tu es ponctuelle… dit-il.

Claire regarda dans le corridor, puis dans la salle d’examen où le Dr Curry venait de la précéder.

— Où est le Dr Minchenko ? demanda-t-elle. Je croyais qu’il serait là.

Une légère rougeur colora le visage de Curry.

— Le Dr Minchenko n’est pas disponible. Il ne viendra pas.

— Mais je voulais lui parler…

Curry s’éclaircit la voix.

— T’ont-ils dit pourquoi tu avais été convoquée ?

— Non… j’ai pensé qu’on voulait me redonner des remèdes pour les montées de lait.

— Ah ! Je vois…

Le médecin disposa divers instruments à l’aide de Velcro sur un plateau avant de les placer dans le stérilisateur, tout en évitant le regard de Claire.

— C’est tout à fait indolore, dit-il.

Naguère, elle se serait soumise à l’intervention, quelle qu’elle fût, sans poser de questions. Elle avait ainsi subi des milliers de tests médicaux depuis sa plus petite enfance ; et même avant d’avoir été libérée de son réplicateur utérin, la matrice artificielle où elle s’était développée. Naguère elle était encore une autre personne. Avant sa désastreuse expédition avec Tony. Pendant un temps, à la suite de cela, elle avait bien failli n’être plus rien du tout. À présent, toutefois, elle se sentait étrangement vivante, comme à l’aube d’une nouvelle naissance.

— Qu’est-ce que…

Elle toussota. Sa voix était trop faible, trop timide. Elle haussa le ton :

— Quel est l’objet de ce rendez-vous ?

— Une petite intervention abdominale, répondit le Dr Curry, trop poli pour être honnête. Ça ne prendra que quelques minutes. Tu n’as même pas besoin de te déshabiller. Remonte simplement ton T-shirt et baisse un petit peu ton short. Je vais te préparer. Il faut que je t’immobilise sous le souffleur d’air stérilisé, au cas où une goutte de sang s’échapperait.

M’immobiliser ? Pas question…

— À quoi sert cette intervention ?

— Ça ne fera pas mal, je te le promets. Allez viens, maintenant.

Il sourit, tapotant la table d’examen d’un air encourageant.

— À quoi sert-elle ? insista Claire sans bouger.

— Je ne peux pas t’en parler. C’est… secret. Désolé. Il faudra que tu t’adresses à quelqu’un d’autre. M. Van Atta, ou le Dr Yei… Tu sais ce qu’on va faire ? Je vais t’envoyer voir le Dr Yei dès que ce sera fini, et tu pourras en discuter avec elle, d’accord ?

Il s’humecta les lèvres. Son sourire se dissipait.

Claire eut recours à une expression qu’un grav avait un jour employée devant elle.

— Je ne demanderais même pas l’heure qu’il est à Bruce Van Atta.

Le médecin eut un léger haut-le-corps.

— Oh !…

Piquant du nez sur ses instruments, il marmonna entre ses dents :

— Je comprends pourquoi tu étais deuxième sur la liste, maintenant…

— Qui était la première ?

— Silver, mais le professeur de soudure avait besoin d’elle. C’est une de tes amies, n’est-ce pas ? Tu pourras lui dire que ce n’est pas douloureux.

— Je me moque que ça le soit ou non… ce que je veux, c’est savoir de quoi il s’agit.

Elle plissa les yeux, comprenant soudain.

— Les stérilisations, dit-elle dans un souffle. Vous commencez les stérilisations !

— Comment as-tu… personne n’est censé… qu’est-ce qui te fait penser une chose pareille ? balbutia Curry.

Elle se précipita pour sortir mais, plus proche qu’elle de la porte, il la referma avant qu’elle n’ait pu la franchir. Elle se recula contre le mur, se cognant contre une armoire métallique.

— Claire, c’est ridicule. Calme-toi ! haleta-t-il en s’avançant vers elle. Tu vas finir par te blesser. Je pourrais t’opérer sous anesthésie générale, mais il est préférable qu’elle soit locale. Du moment que tu restes immobile… Que tu le veuilles ou non, de toute façon, tu n’as pas le choix. Il faut le faire.

— Et pourquoi ça ? rétorqua-t-elle. Et le Dr Minchenko, qu’en pense-t-il, lui ? Je voudrais bien entendre son avis. Qui vous oblige à le faire, vous ?

— Si Minchenko était ici, je n’aurais pas eu à me mêler de ça, répondit Curry qui voyait de plus en plus rouge. Il a déclaré forfait, et m’a laissé me débrouiller avec cette histoire. À présent, viens t’allonger sur cette table. Ne m’oblige pas à utiliser la force.

— Obligé… Vous autres, gravs, vous êtes toujours obligés de faire les choses…

Curry perdit le peu de patience qui lui restait. S’emparant d’une seringue parmi les instruments disposés sur son plateau, il fondit sur elle et lui attrapa le bras gauche supérieur, prêt à lui planter l’aiguille dans la chair. Plus rapide, elle lui saisit les poignets pour l’immobiliser. Un bref instant, ils restèrent ainsi, luttant sans un mot dans la petite salle d’examen silencieuse.

Puis elle se servit de ses mains inférieures qui vinrent à la rescousse des autres. Curry eut un hoquet de protestation quand elle lui écarta les bras. Il chercha à se défendre, mais ses pieds frappaient dans le vide.

Un sourire éclaira les traits de Claire qui se découvrait soudain des capacités jusque-là ignorées. Je suis plus forte que lui ! Plus forte qu’un grav ! Et je ne m’en étais jamais rendu compte…

Elle resserra ses mains inférieures sur les poignets du médecin, puis, avec les autres, ouvrit un à un les doigts qui tenaient encore la seringue dont elle s’empara. Elle l’approcha du bras de Curry.

— C’est tout à fait indolore, susurra-t-elle avec ironie.

— Non ! Ne fais pas de bêtises… Non !

Il gigotait trop pour qu’elle eût pu lui injecter le produit en intraveineuse ; elle se contenta de planter l’aiguille dans le deltoïde. Sans relâcher son étreinte, elle attendit qu’il commence à manifester des signes de faiblesse. Ce qui ne tarda pas… Au bout de quelques minutes, sa tête ballottait comme celle d’une poupée désarticulée. Elle n’eut aucun mal à l’immobiliser sur la table. Du bout des doigts, elle effleura les instruments sur le plateau.

— Jusqu’où devrais-je abuser de ce retournement de situation, à votre avis ? demanda-t-elle à haute voix.

Il gémit dans sa torpeur et tenta faiblement de se libérer des liens qui le retenaient prisonnier sur la table.

Claire éclata de rire. Un vrai rire. Le premier depuis… combien de temps, maintenant ? Elle ne savait même plus. Elle approcha ses lèvres de l’oreille du médecin :

— Je ne suis pas obligée, moi…

Elle riait toujours quand les portes de la salle d’examen se refermèrent derrière elle. En hâte, elle remonta le corridor pour aller se réfugier dans un endroit sûr.

Загрузка...