HUITIÈME PARTIE Shikata ga nai

1

Lorsque les occupants de la cabine d’ascenseur Bangkok Friend apprirent que le câble avait été arraché de Clarke et tombait, ils se précipitèrent dans les vestiaires du foyer pour revêtir des tenues spatiales aussi rapidement que possible. Miracle : il n’y eut pas de panique générale. Ce calme stupéfia Peter Clayborne, dont le sang puisait violemment dans les artères, poussé à grands coups d’adrénaline. Il n’était pas du tout certain d’être capable de formuler un mot. Un homme qui se trouvait dans le groupe d’avant leur dit qu’ils approchaient du point aréosynchrone et qu’ils devraient tous s’entasser dans le sas avant d’être compressés comme l’avaient été leurs tenues dans les placards de stockage. La porte extérieure glissa et ils se retrouvèrent devant un grand rectangle d’espace, noir, étoilé, mortel. Sauter là-dedans sans fil de sécurité, c’était comme un suicide, se dit Peter. Mais tous ses compagnons s’élançaient, et il suivit. Ils se répandirent comme des spores expulsés d’une cosse.

La cabine et l’ascenseur dérivaient vers l’orient de la planète et ne tardèrent pas à disparaître à leur vue. L’amas de scaphandres commença à se dilater. Ils étaient nombreux à pointer les pieds vers Mars, qui s’offrait à eux comme un vieux ballon de basket plutôt sale. Le groupe chargé des calculs d’orbite était toujours là, sur la fréquence commune, énonçant des données comme s’il s’agissait d’un tournoi d’échecs. Bien sûr, ils approchaient de l’orbite aréosynchrone, mais avec une vélocité de plusieurs centaines de kilomètres à l’heure. Ils pourraient freiner cette descente vers le bas en brûlant la moitié de leur carburant et se retrouver sur une orbite plus stable que nécessaire, en tenant compte de leurs réserves d’air. Autrement dit, ils risquaient de mourir d’asphyxie et non pas carbonisés dans la rentrée atmosphérique. Mais ç’avait été le point crucial au moment de l’évacuation. Et il était toujours possible que des sauveteurs fassent leur apparition, on ne savait jamais. À l’évidence, ils étaient une majorité à vouloir tenter le risque.

Peter Clayborne dégagea les tiges de contrôle des fusées de ses consoles de poignet, plaça les doigts sur les boutons. Il avait le monde entre ses bottes. Il dériva un bref instant. La plupart des autres essayaient de rester groupés, mais lui jugeait cela totalement vain. De plus, c’était un gaspillage de carburant. Il les laissa donc s’éloigner jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que de simples étoiles. Il n’avait plus aussi peur que dans le vestiaire. Mais il éprouvait de la colère et de la tristesse : il ne voulait pas mourir. Il éprouva même un spasme de chagrin en pensant à son avenir perdu et se mit à sangloter bruyamment. Après un instant, ces pénibles manifestations physiques cessèrent, quoiqu’il se sentît toujours aussi malheureux. Il observait les étoiles d’un regard morne. Des bouffées de frayeur ou de désespoir le traversaient, mais elles diminuaient au fil des heures. Il tenta de ralentir son métabolisme, mais obtint le résultat contraire de celui qu’il avait espéré et décida de laisser tomber. Sur sa console de poignet, son pouls était à cent huit pulsations. Avec une grimace, il essaya de s’amuser à identifier les constellations. Et le temps s’étira.

Il s’éveilla, surpris de réaliser qu’il avait dormi. Avant de retourner immédiatement dans le sommeil. Il se réveilla enfin, pour de bon. Les autres réfugiés de l’ascenseur étaient hors de vue, encore que certaines étoiles qu’il apercevait… Mais il n’y avait plus aucune trace de l’ascenseur, pas plus dans l’espace qu’à la surface de la planète.

Étrange manière d’en finir. Un rêve spatial, peut-être, avant de se retrouver au petit matin devant un peloton d’exécution. La mort, ça devait être un peu ça : sans les étoiles. Sans la pensée. Mais c’était une attente plutôt pénible, qui le rendait impatient, et il songea à couper son système de chauffage pour en finir plus vite. Du coup, cela le calma : il pourrait toujours le faire quand sa réserve d’air viendrait à épuisement. Son pouls remonta à cent trente et il focalisa toutes ses pensées sur la planète rouge, au-dessous. Bonjour la maison ! Il était toujours sur orbite aréosynchrone, ou presque, et il dominait Tharsis depuis des heures. Non, il se situait un peu plus à l’ouest. Oui, à la verticale de Vallès Marineris.

Des heures passèrent, et il sombra de nouveau dans le sommeil. Quand il se réveilla, il vit un petit vaisseau spatial argenté qui dansait sous son regard comme une soucoupe volante et il poussa un cri de surprise. Il se mit à tournoyer, s’activa fébrilement sur les commandes pour déclencher les fusées et se stabiliser et, quand il y parvint, l’engin argenté était toujours là. Il distingua un visage de femme derrière une baie. Elle semblait lui parler tout en montrant son oreille. Il fonça vers l’engin spatial et fit peur à la femme en passant un peu trop près. Elle agitait les mains comme pour lui faire signe d’entrer. Il acquiesça énergiquement et décrivit un cercle chaloupé en appuyant sur les boutons de commande avec son pouce et son index gantés. Une écoutille s’ouvrit au sommet de l’engin, il freina, se stabilisa, et se dirigea vers l’ouverture en se demandant si tout ça serait réel quand il serait à l’intérieur. Il pleurait et ses larmes dansèrent en sphères minuscules quand il toucha le sol. Il lui restait encore une heure d’atmosphère.

L’écoutille se referma et il put enlever son casque. L’air qu’il respirait était riche en oxygène mais ténu et frais. Il entra dès que le sas s’ouvrit.

Il vit deux femmes qui riaient follement.

— Qu’est-ce que vous comptiez faire ? Débarquer comme ça ?

— J’étais dans l’ascenseur, coassa-t-il. Il a bien fallu sauter. Vous n’avez pas reçu de message ?

— Non. Vous êtes le seul survivant qu’on ait trouvé. On vous ramène en bas ?

Il ne trouva rien à répondre. Ce qui les fit rire encore plus fort.

— On peut dire qu’on a été surprises de te trouver, mon petit ! Qu’est-ce qui te va, comme g ?

— Je l’ignore… Trois, non ?…

Les rires repartirent.

— Tu peux supporter combien ?

— Beaucoup plus, c’est sûr, déclara la femme qui avait tourné la tête vers lui.

— Oui, beaucoup plus, souffla-t-il. C’est quoi, la limite pour un être humain ?

— Ça, on va le voir.

Le petit vaisseau se mit à accélérer tout en plongeant vers la surface martienne. Peter Clayborne s’écroula derrière les deux femmes, tout en grignotant du cheddar et en buvant de l’eau. Il apprit qu’elles venaient d’un des complexes de miroirs et qu’elles avaient détourné cet atterrisseur d’urgence après avoir transformé les miroirs en un amas de molécules. Elles comptaient se poser à proximité de la calotte polaire sud.

Peter avala tout cela en silence. Puis ils furent sérieusement secoués, les hublots devinrent blancs, puis jaunes, puis d’un orange violent. Il fut écrasé dans son siège par la gravité et sa vision se fit trouble.

— Poids plume, dit une des femmes, et il ne sut pas s’il s’agissait de lui ou de l’atterrisseur.

Puis les forces gravitiques se relâchèrent et le hublot s’éclaira. Regardant au-dehors, il vit qu’ils tombaient vers la planète rouge en angle abrupt et qu’ils n’étaient plus qu’à quelques milliers de mètres de la surface. Incroyable. Les deux femmes maintinrent leur cap avant de redresser à la dernière minute, et il fut brutalement rejeté dans son siège.

— Tout en douceur, dit l’une des femmes à la seconde où ils se posaient dans un boum assourdi.

La pesanteur retrouvée. Peter descendit, suivit les deux femmes dans un tube de circulation jusqu’à un énorme patrouilleur. Il se sentait paralysé, au bord des larmes. Il y avait deux hommes dans le véhicule. Ils serrèrent les deux femmes dans leurs bras, puis s’écrièrent :

— Hé, qui c’est ?

— Oh, on l’a récupéré là-haut. Il avait sauté de l’ascenseur. Il a encore un vieux coup d’espace. Hein ? (La femme se tourna vers Peter.) Mais on est arrivés. Tout va bien.

2

Il y a des fautes qu’on ne peut pas corriger.

Ann Clayborne était effondrée à l’arrière du patrouilleur de Michel Duval. Elle avait commis deux fautes : venir sur Mars, d’abord, et tomber amoureuse de cette planète que tous les autres voulaient détruire.

La planète avait été changée à jamais. Ils étaient sur l’autoroute de Noctis, sur lequel s’était abattue une pluie de rocs. Michel contournait sans difficulté les plus importants. Pour le reste, ils circulaient sur une chaussée de gravier grossier. Les hublots étroits donnaient une vision fragmentaire de l’extérieur, sous l’auvent de pierre. Ils roulaient à 60 kilomètres à l’heure et il leur arrivait de rebondir dans leurs sièges.

— Désolé, disait Michel. Il faut qu’on rejoigne le Chandelier aussi vite que possible.

— Le Chandelier ?

— Noctis Labyrinthus.

C’était le nom d’origine. Ann le savait. On l’avait baptisé ainsi en hommage à l’un des géologues qui avaient examiné les premiers clichés transmis par Mariner. Mais elle ne fit aucun commentaire.

Et Michel poursuivit son discours, d’une voix calme, rassurante.

— Il existe plusieurs endroits où, si la route est coupée, il sera impossible de continuer. Des escarpements, des champs d’éboulis, ce genre de chose… Mais quand nous serons dans Marineris, ça s’arrangera : il y a toutes sortes de routes transversales.

— Est-ce que ces véhicules ont été équipés pour descendre tout le canyon ? demanda Sax.

— Non. Mais nous disposons de cachettes un peu partout.

Apparemment, les grands canyons de Noctis avaient constitué les principaux corridors de transit de la colonie clandestine. La construction de l’autoroute leur avait causé pas mal de problèmes en coupant à travers leurs itinéraires.

Ann écoutait attentivement. Sa curiosité avait toujours été attirée par la colonie cachée. Leur utilisation des canyons avait été ingénieuse. Ils avaient maquillé leurs patrouilleurs en blocs de rocher et les avaient dissimulés parmi les autres, au pied des falaises. Les toits étaient faits de rocher et l’isolation empêchait le réchauffement, ce qui coupait tout signal. Les transcanyons étaient également isolés en dessous afin d’éviter de laisser des traces d’escargots. La chaleur des moteurs à hydrazine était récupérée pour les quartiers d’habitation, et le surplus était stocké dans des bobines d’accumulateurs. En cas de surcharge, les bobines étaient larguées dans des trous creusés sous le véhicule, avec du régolite et de l’oxygène liquide. Quand le sol commençait à se réchauffer, le patrouilleur était parti depuis longtemps. Donc, ils ne laissaient jamais la moindre trace thermique, ils ne se servaient jamais de la radio, et ne se déplaçaient que durant la nuit. Dans la journée, ils se cachaient au milieu des blocs de rocher.

— Donc, ils n’ont aucun moyen de nous repérer, résuma Sax, surpris.

— Exact. Aucun signal visuel, électronique ni thermique.

— Un patrouilleur furtif, acheva Frank sur l’intercom avec son habituel rire rauque.

— C’est tout à fait ça. Le vrai danger, ce sont ces éboulis qui nous dissimulent. (Un voyant rouge s’était mis à clignoter sur le tableau de bord et Michel rit en achevant :) On roule tellement bien qu’il va falloir enterrer une autre bobine.

— Mais est-ce que ça ne prend pas trop de temps de creuser ces trous ? s’inquiéta Sax.

— Non. Parce qu’ils sont déjà creusés. Si on arrive à atteindre le prochain, encore quatre kilomètres, je pense que nous n’aurons pas de problème.

— Vous avez installé un sacré système.

— Nous sommes dans la clandestinité depuis quatorze ans, non ? Quatorze années martiennes… L’ingénierie thermique, c’est notre grande spécialité.

— Mais pour vos habitats permanents, vous faites comment ?… À supposer que vous en ayez ?

— Nous pompons dans les couches profondes de régolite, et c’est la glace fondue qui nous fournit notre eau. Ou alors, nous pillons vos éoliennes. Entre autres techniques.

— Les éoliennes… Ça, c’était une mauvaise idée, dit Sax.

Frank rit.

— Mais non, elle était excellente ! s’exclama Michel. Parce qu’à présent elles ont dû ajouter des millions de kilocalories dans l’atmosphère.

— Ce que donne n’importe quel mohole par heure.

Sax et Michel entreprirent de discuter des projets de terraforming. Et Ann se perdit dans leur discours.

Ils firent halte à l’aube. Les deux transcanyons maquillés en rochers se garèrent au milieu d’un éboulis. Durant toute la journée, ils se réhydratèrent et dévorèrent des repas micro-ondes en essayant toutes les fréquences radio et TV. Ils ne captèrent aucune conversation, uniquement des transmissions cryptées dans des langages divers. Une autre poubelle à ajouter à l’ensemble. Des salves plus marquées de statiques paraissaient indiquer des rafales électromagnétiques. Mais les éléments électroniques du patrouilleur s’étaient endurcis, déclara Michel Duval, en s’éveillant d’une période de méditation. Encore une, songea Ann. Comme s’il avait pris l’habitude d’attendre depuis qu’il était entré dans la clandestinité. Son compagnon, le jeune homme qui conduisait l’autre patrouilleur, s’appelait Kasei. Il ne s’exprimait que sur un ton sinistre de désapprobation permanente. À vrai dire, ils le méritaient. Dans l’après-midi, Michel montra à Sax et Frank leur position sur une carte topographique projetée sur l’écran des deux véhicules. Ils traversaient le Noctis Labyrinthus du sud-ouest au nord-est en suivant l’un des plus longs canyons. Leur route quittait le labyrinthe pour zigzaguer vers l’est selon une pente abrupte, jusqu’à rejoindre la vaste région située entre Noctis et les débouchés de lus et Tithonium Chasma. Michel la nommait la Percée de Compton. C’était un terrain chaotique et il ne se sentirait pas rassuré aussi longtemps qu’ils ne l’auraient pas traversé pour enfiler lus Chasma. En dehors de leur route secrète, leur dit-il, la zone était infranchissable.

— Et s’ils devinent que nous sommes allés dans cette direction en quittant Le Caire, ils vont bombarder la route.

Durant la nuit précédente, ils avaient franchi près de cinq cents kilomètres et couvert presque toute la longueur de Noctis. Encore une nuit, et ils auraient rejoint lus. Au-delà, ils ne dépendraient plus que d’une unique route.

La journée était sombre. Les vents violents charriaient des écharpes denses de particules brunes. Aucun doute : c’était une nouvelle tempête de poussière qui se levait. Les températures chutaient. Sax capta une radio qui annonçait que la tempête allait être planétaire comme la précédente. Mais cette prévision semblait séduire Michel. Ils pourraient rouler durant le jour, ce qui raccourcirait de moitié leur voyage.

— Il nous reste 5 000 kilomètres à parcourir, et en grande partie hors de la route. Ce sera splendide de voyager dans la journée. Je ne l’ai plus fait depuis la grande tempête.

Lui et Kasei pilotaient donc en permanence, selon des quarts de trois heures, suivis d’une demi-heure de repos. Une autre journée passa et ils se retrouvèrent dans la Percée de Compton, entre les parois étroites de lus Chasma. Là, Michel se détendit.

Ius était le plus étroit de tous les canyons du système de Marineris. Il ne faisait que vingt-cinq kilomètres de large en quittant la Percée de Compton et séparait Sinai Planum de Tithania Catena. C’était en fait une crevasse entre les deux plateaux, profonde de 3 000 mètres, un rift resserré et géant à la fois. Mais, dans la tourmente de poussière, ils ne faisaient qu’entrevoir les falaises. La conduite devenait périlleuse, et Simon et Sax relayèrent Michel et Kasei. Ann ne disait toujours rien et personne ne lui demanda de conduire. Sax ne quittait pas du regard l’écran de son IA qui lui indiquait les relevés atmosphériques. L’impact de Phobos, conclut Ann, avait considérablement augmenté la densité de l’atmosphère. De plus de 50 millibars, en fait, ce qui était extraordinaire. Et les cratères fracturés continuaient de déverser leurs gaz. Sax enregistra ce changement avec son habituelle expression de hibou satisfait, oubliant complètement la traînée de morts et de destruction.

— Ça ressemble un peu à l’Age noachien, commenta-t-il.

Il faillit se lancer dans un discours, mais Simon le fit taire d’un regard.

Durant la troisième nuit, ils s’engagèrent sur la dernière pente de lus pour atteindre une longue arête qui divisait le canyon en deux. Ils s’engagèrent sur l’autoroute officielle de Marineris, en direction de la fourche sud. Dans l’heure qui précéda l’aube, ils entrevirent des nuages, et la clarté, quand elle perça, était plus vive que les jours précédents. Assez pour qu’ils se mettent à couvert dans un lit de rochers, au pied de la paroi sud. Ils se rassemblèrent tous dans le patrouilleur de tête pour passer la journée.

Au milieu de l’après-midi, brusquement, le patrouilleur oscilla. Ils se redressèrent tous. La caméra arrière était braquée sur lus, et Sax désigna l’écran :

— Le givre ! Je me demande si…

La caméra montrait nettement, à présent, la vapeur givrante qui s’épaississait et dévalait le canyon dans leur direction.

L’autoroute, à l’endroit où ils se trouvaient, suivait un surplomb, juste au-dessus de la fourche sud de lus. Une chance pour eux car, dans un grondement qui fit vibrer tout le véhicule, le plancher du canyon disparut sous un déluge d’eau noire et d’écume sale. Des blocs de glace suivirent, mêlés à des rocs, de la boue, de la mousse, et de l’eau encore : une coulée dégorgée dans le canyon, roulant dans un bruit de tonnerre.

Le plancher du canyon, à cet endroit, était large d’une quinzaine de kilomètres. Le flot boueux l’envahit en quelques minutes avant de se solidifier pour se changer en un chaos glaciaire, immobile, décoloré. Ils s’entendaient soudain crier par dessus les craquements et les grondements. Mais, en fait, ils n’avaient rien à se dire. Ils gardaient les yeux fixés sur les écrans, tétanisés. La vapeur givrée qui montait de la surface du chaos devint un simple brouillard. Moins d’un quart d’heure plus tard, le lac de glace éclata à son extrémité inférieure. Le flot dévala encore une fois le canyon dans un fracas d’avalanche et disparut hors de leur vue sur la pente de Mêlas Chasma.


Le déluge de glace qui dévalait à présent Vallès Marineris était un fleuve. Un immense torrent emballé. Ann avait vu des vidéos des inondations du nord, mais c’était la première fois qu’elle en observait une directement. Les grondements leur revenaient en échos jusqu’au plus profond du ventre. Mais le spectacle qu’ils observaient était celui d’un chaos minéral, un torrent de tourbillons et de courants qui partaient vers le haut ou le bas, clairs ou obscurs, déconcertant et vertigineux. Elle dut faire un sérieux effort pour saisir ce que disaient ses compagnons. Elle ne parvenait pas à regarder Sax en face, mais elle le comprenait, au moins. Il essayait de ne pas le montrer, mais il était clair qu’il était très excité par les événements. Son calme extérieur avait toujours masqué sa nature passionnée. Il semblait avoir la fièvre et évitait constamment le regard d’Ann, car il savait qu’elle le devinait. Elle éprouvait du mépris pour son attitude fuyante, même si, au fond, Sax avait un certain respect pour elle. Après avoir observé la crue sur les écrans, il était revenu à son IA et à son projet.

Les torrents d’eau s’engouffraient dans lus, se gelaient, craquaient et se précipitaient à nouveau vers le bas. Dans Mêlas, où ils retrouvaient encore de l’eau pour dévaler jusqu’à Copratès, puis Capri, Eos, avant de se déverser enfin dans Aureum Chaos…

Elle prit conscience qu’elle était allongée sur le sol, qu’elle observait le déferlement en essayant de comprendre. Et qu’elle calculait pour mieux se focaliser sur ce qu’elle voyait, pour arracher un sens à tout ce qui menaçait de l’engloutir. L’image, tout autant que ses calculs, la fascinait. Tout cela s’était déjà produit sur Mars, des milliards d’années auparavant, sans doute très exactement de la même manière. Les traces d’inondations catastrophiques étaient visibles : terrasses, îles en arêtes, chenaux, déserts de croûtes… Et les anciens aquifères s’étaient remplis, avec la surrection de Tharsis, la chaleur et les dégagements de gaz que cela avait engendrés. Tout avait été très lent… mais, en deux milliards d’années…

Elle s’efforçait de regarder. Le torrent était à un kilomètre de là, et à deux cents mètres en contrebas. La base de la paroi nord de lus était à quinze kilomètres de distance et le flot allait se déverser droit dessus. À en juger par les énormes blocs de rocher qu’il roulait, le mur d’eau devait être haut de dix mètres. Il brisait la glace en échardes, laissant dans son sillage des polyplaques noires. Une centaine d’Amazones se ruaient en même temps, mais irrégulièrement, se figeant parfois en barrages de glace qui s’entassaient en étages avant de s’effondrer. Des lacs bouillonnants ruisselaient des falaises, creusant des crevasses dans la glace jusqu’à dénuder la roche… Ann ressentait l’écho de tous ces assauts dans ses pommettes, dans ses tempes. Des millions d’années auparavant, de pareilles secousses avaient transformé Mars, ce qui expliquait qu’elle avait vu sans le comprendre. La paroi nord de lus bougeait. Des blocs arrachés à la falaise tombaient dans le canyon, provoquant de terribles impacts, engendrant d’autres effondrements, d’autres vagues géantes qui déferlaient sur la glace qui, à son tour, explosait dans des geysers de vapeur masquant la vue.

Il ne faisait aucun doute que la paroi nord allait s’effondrer. Et si elle commençait à s’effriter depuis son sommet, ils étaient perdus. Ce qui était possible, affreusement possible. Pour autant qu’ils pouvaient en juger par quelques visions fugaces, les chances étaient strictement partagées. Mais la situation était sans doute plus grave encore : la base de la paroi nord était creusée par la crue, alors que la paroi sud était isolée par le banc sur lequel ils roulaient. Donc, les falaises du sud devaient être un peu plus stables.

Quelque chose attira son regard vers l’aval. Là-bas, la paroi sud s’effritait vraiment et s’abattait en grandes plaques. La base de la falaise explosa dans un nuage dense qui se dilata au-dessus du talus tandis que le haut glissait et disparaissait. Une seconde plus tard, la masse tout entière réapparut : elle volait horizontalement et sortait du nuage – étrange vision. Le bruit était épouvantable, douloureux, même à l’intérieur du patrouilleur. Puis ce ne fut plus qu’un glissement de terrain, long et lent, qui se déversait dans les flots, les rochers brisant la glace pour former un barrage. Une mer se forma un instant, noire, sifflante et fumante, montant rapidement vers eux. Si la coulée persistait, se dit Ann, ils seraient emportés.

Elle était paralysée, coupée de la réalité, et curieusement sereine. Elle se sentait indifférente. Que le barrage momentané se brise ou non. Et, dans le bruit ambiant, elle n’avait plus à parler aux autres. Elle était heureuse de voir monter le grand torrent. Après tout, il leur rendrait service à tous.

Puis le barrage s’effondra sous l’écoulement décoloré et se dispersa dans le flot. Le lac s’écoula tandis que les blocs de glace s’entrechoquaient à sa surface, se brisaient dans un bruit énorme, se fissuraient et jaillissaient dans les airs avec des vrombissements assourdissants. Ann se boucha les oreilles. Le patrouilleur sautait sur place. Elle discerna d’autres effondrements en aval, provoqués sans doute par la poussée des eaux, des rocs et de la glace. Elle avait l’impression que tout le canyon allait déborder. Dans ce bruit terrible et ces vibrations, il semblait impossible que les deux véhicules en réchappent. Tous étaient crispés dans leurs sièges ou recroquevillés sur le sol comme Ann. Et elle-même avait de plus en plus de difficulté à respirer, tous ses muscles tétanisés par l’assaut des chocs.

Quand ils purent à nouveau échanger des mots, ils lui demandèrent ce qu’elle avait. Mais, sans répondre, elle fixait le paysage d’un air morne. Apparemment, ils allaient survivre. La surface du torrent était devenue le terrain le plus chaotique qu’elle ait jamais observé. La glace s’était pulvérisée en aiguilles acérées, et la surface du lac qui était montée sur leur rive avait laissé en se retirant un terrain détrempé qui passait lentement d’un rouille noirâtre à un blanc douteux au fil des secondes. Il gelait sur Mars.


Sax n’avait pas quitté son siège, absorbé entièrement par son écran. Il marmonnait entre ses dents : l’eau allait s’évaporer en grande partie, ou bien se geler ou se sublimer. Elle était hautement saline et riche en carbonates mais, de toute façon, elle se changerait en neige mêlée de poussière pour retomber un peu partout. L’atmosphère deviendrait alors suffisamment hydratée pour que la neige retombe plusieurs fois, ou bien adopte un rythme régulier selon des cycles précis de sublimation et de précipitation. Ainsi, les inondations seraient distribuées sur toute la planète, à l’exception des points les plus élevés. L’indice d’albedo en serait d’autant augmenté. Ils seraient sans doute obligés de l’abaisser, probablement en favorisant la croissance des algues des neiges que le groupe d’Acheron avait créées. (Mais il n’y a plus d’Acheron, songea Ann.) La glace noire fondrait avec le jour avant de se reformer la nuit. Sublimation et précipitation. Ils trouveraient ainsi un cycle de l’eau. Des ruissellements, des flaques, des écoulements, puis le gel, l’incrustation glaciaire, la sublimation, la cristallisation, la neige, la fonte et la pluie. Un monde gelé ou boueux, tour à tour. Mais avec un cycle de l’eau.

Et toute trace de la planète primitive disparaîtrait.

C’était la fin de Mars la rouge.

Ann demeurait étendue près du hublot. Et les larmes qui coulaient sur ses joues semblaient rejoindre le flot de glace, d’eau et de roc. Sur le barrage de son nez, dans les canyons de ses oreilles et de ses joues.

Jusqu’à ce que son visage tout entier en soit inondé.


— Cela va compliquer notre descente du canyon, remarqua Michel Duval avec son petit sourire français, ce qui fit rire Frank.

En fait, il semblait impossible qu’ils puissent parcourir plus de cinq kilomètres. Droit devant eux, l’autoroute du canyon était ensevelie sous le glissement de terrain. Le nouvel entassement de rocs était instable, séparé à la base par la coulée et écrasé en haut par une nouvelle avalanche de débris.

Longtemps, ils discutèrent pour savoir s’ils devaient essayer. Ils devaient presque crier pour s’entendre dans le grondement du flot qui ne semblait pas près de ralentir. Nadia considérait que toute tentative de franchir la pente serait suicidaire, mais Michel et Kasei étaient convaincus qu’ils pourraient trouver un chemin possible. Après une journée de reconnaissance à pied, ils réussirent à la convaincre d’essayer. La décision des autres dépendait de celle de Nadia.

Et c’est ainsi que, le lendemain, ils repartirent dans les deux patrouilleurs et s’engagèrent lentement sur l’éboulement.

C’était un agglomérat de sable et de gravier semé de blocs. Il y avait toutefois une partie relativement plane, qui correspondait à la berge. C’était le seul chemin possible. Le jeu consistait à trouver des passages non obstrués sur une surface qui ressemblait à du ciment mal gâché, en contournant des pans de roches et, parfois, des trous béants. Michel conduisait le patrouilleur de tête avec une témérité et une sûreté proches de l’inconscience.

— Mesures exceptionnelles ! lança-t-il d’un ton ravi. Vous vous imaginez sur ce genre de terrain en temps normal ? Ce serait de la folie.

— Mais c’est de la folie, remarqua Nadia d’un ton aigre.

— Qu’est-ce que nous pourrions faire d’autre ? Nous ne pouvons pas rebrousser chemin, ni abandonner. C’est en de pareils moments que l’âme de l’homme est soumise à l’épreuve.

— Mais les femmes s’en tirent aussi très bien.

— Ce n’était qu’une citation. Tu comprends parfaitement ce que je veux dire. Le débouché de lus va être submergé. Je suppose que c’est à cause de ça que je suis plutôt de bonne humeur. Est-ce que nous avons eu le choix ? Le passé est balayé, seul le présent compte. Et l’avenir. L’avenir, c’est ce champ de pierres où nous sommes. Tu sais bien qu’on ne fait appel à toutes ses forces que s’il n’existe plus de moyens de reculer, quand on ne peut plus faire autrement qu’avancer.

Et ils avancèrent. Mais l’optimisme de Michel fut sérieusement douché quand le deuxième patrouilleur bascula dans un trou dissimulé par des blocs, comme un véritable piège. Ils durent batailler pour ouvrir le sas avant et faire sortir Kasei, Maya, Frank et Nadia. Mais ils n’avaient aucun espoir de dégager le véhicule sans cric. Ils transférèrent donc toutes les provisions dans le patrouilleur un, qui se retrouva bourré jusqu’au plafond et remontèrent à bord. Ils étaient maintenant huit dans un seul véhicule.


Après le glissement de terrain, cependant, ce fut plus facile. Ils purent suivre l’autoroute du canyon dans Mêlas Chasma. La route avait été construite à proximité de la paroi sud, et Mêlas était un canyon très large : l’inondation s’y était répandue sans entraves pour déferler vers le nord en suivant plusieurs couloirs d’écoulement.

Ils progressèrent sans trop de difficultés pendant deux nuits consécutives, jusqu’à ce qu’ils atteignent l’Éperon de Genève, qui se dressait au-dessus de l’immense paroi sud, jusqu’au bord du courant. À cet endroit, la route officielle plongeait dans le déluge et ils durent en trouver une autre en hauteur. Les traverses rocailleuses, au bas de l’Éperon, étaient difficiles, même pour un patrouilleur. Ils se retrouvèrent suspendus sur un énorme rocher rond et Maya se mit à invectiver Michel. Elle prit le volant tandis que Michel, Kasei et Nadia sortaient en marcheur. Ils dégagèrent le rocher et s’avancèrent en reconnaissance sur la route de traverse.

Frank et Simon aidaient Maya à détecter les obstacles, tandis que Sax continuait à passer son temps sur son écran. Parfois, Frank allumait la TV en quête d’éventuels signaux, essayant de tirer des informations cohérentes des rafales de voix brouillées qu’il captait. Quand ils se retrouvèrent sur l’échine de l’Éperon de Genève et traversèrent le mince ruban de ciment de l’autoroute transcanyon, la réception s’améliora. Il semblait que les prévisions de tempête de poussière planétaire n’étaient pas confirmées. À vrai dire, ils ne rencontraient plus que des couches de brume. Sax déclara que c’était la preuve de l’efficacité des stratégies de fixage de poussière qu’ils avaient utilisées après la grande tempête. Mais personne ne réagit. Frank observa que la brume qui demeurait en suspens dans l’air semblait curieusement amplifier les signaux radio. Simple résonance stochastique, dit Sax. Frank lui demanda de s’expliquer plus clairement. Quand il comprit enfin, il partit de son grand rire sans joie.

— Peut-être que toute l’immigration était un effet de résonance stochastique qui a amplifié le signal de la révolution !

— Je ne crois pas que l’on puisse tirer profit de toute analogie entre l’univers physique et le monde social.

— Tais-toi, Sax. Retourne donc à ta réalité virtuelle.

Frank était toujours furieux. Il dégageait de l’amertume comme l’inondation répandait ses vapeurs givrées. Deux ou trois fois par jour, il assaillait Michel de ses questions sur la colonie cachée. Ann se disait qu’elle n’aurait pas voulu être Hiroko. Mais Michel réagissait calmement aux accusations de Frank, ignorant son ton sarcastique et son regard furibond. Les tentatives de Maya pour l’apaiser ne faisaient que le déchaîner un peu plus, mais elle persistait.

Ils finirent de contourner l’Éperon de Genève et redescendirent vers la berge sud. La route de l’est était fréquemment coupée par des glissements de terrain, qu’ils parvenaient à contourner. Et ils roulaient plus rapidement, désormais.

Ils parvinrent à l’extrémité sud de Mêlas. Là, la faille se rétrécissait avant de descendre de plusieurs centaines de mètres vers les deux canyons parallèles de Coprates, séparés par un plateau étroit et long. Coprates sud s’achevait en impasse sur une falaise, à deux cent cinquante kilomètres de là. Quant à Coprates nord, il était relié aux canyons inférieurs, plus loin à l’est, et il constituait leur seule route possible. C’était le plus long des segments isolés du système de Marineris. Michel l’appelait en français la Manche. De fait, tout comme entre la France et l’Angleterre, le canyon se rétrécissait en allant vers l’est. Vers le 60e degré de longitude, il devenait une gorge gigantesque – les falaises hautes de 4 000 mètres n’étaient éloignées que de trente-cinq kilomètres. Michel appelait cette région le Pas-de-Calais.

Quand ils y parvinrent, ils découvrirent que le plancher du canyon avait été inondé. La berge, sous la falaise sud de la gorge, n’était large que de deux kilomètres. Plus loin, elle se rétrécissait encore. Elle paraissait vulnérable, susceptible d’être emportée à tout instant. Maya clama qu’il était trop dangereux de continuer et qu’il fallait envisager une retraite. S’ils décrivaient un cercle pour remonter vers le débouché de Coprates sud, ils pourraient escalader la pente jusqu’au plateau, et contourner les puits jusqu’à Aureum.

Michel insistait, lui, pour qu’ils poursuivent.

— En roulant vite, nous y arriverons ! Il faut essayer !

Et, comme Maya criait qu’elle refusait, il ajouta :

— La pente au débouché de Coprates est trop raide ! Jamais on ne pourra l’escalader ! Et nous n’avons pas assez de vivres pour tenir aussi longtemps ! Non, nous ne pouvons pas faire demi-tour !

Ils continuèrent. Frank, Maya, Simon et Nadia se tenaient derrière Michel et Kasei. Sax, lui, était toujours collé à son écran. Il s’étirait comme un chat, fixant de son regard de myope les minuscules images du déluge.

— C’est un peu comme le Grand Canyon à une échelle super himalayenne. (Il se parlait à lui-même, mais Ann l’entendit.) La gorge de Kala Gandaki est profonde de 3 000 mètres, non ?… Et le Dhaulagiri et l’Anapurna ne sont éloignés que de cinquante kilomètres, je pense. Si on déverse là-dedans une inondation pareille… (Il réfléchit un instant.) Je me demande ce que toute cette eau faisait à cette altitude dans Tharsis.

Des craquements qui ressemblaient à des tirs de canon annoncèrent une autre montée. La surface blanchâtre du flot se déchira, explosa, puis retomba vers l’aval. L’univers tout entier se mit à vibrer et un bruit sourd éteignit leurs paroles comme leurs pensées.

— Dégazage, commenta Ann. (Elle avait les lèvres durcies.) Tharsis repose sur une poche de plasma. La roche ne pouvait contenir la pression. La poche aurait cédé sans le courant ascendant du manteau.

— Je croyais qu’il n’y avait pas de manteau.

— Non, non. (Peu lui importait que Sax l’entende ou pas.) C’est un effet de ralentissement. Mais les courants sont là. Et depuis les dernières grandes inondations, ils ont rempli à nouveau les aquifères les plus élevés de Tharsis. Et ceux de Compton sont demeurés à l’état liquide. Il se peut que les pressions hydrostatiques aient été extrêmes. Mais avec une activité volcanique moindre, et des impacts météoritiques en diminution, rien ne s’est passé. Les aquifères auraient pu rester pleins pendant un milliard d’années.

— Est-ce que tu crois que c’est Phobos qui les a crevés ?

— Peut-être. Mais je pencherais plutôt pour une sorte de fusion de réacteur.

— Tu voyais l’aquifère de Compton aussi énorme ?

— Oui.

— Je n’en avais jamais entendu parler.

— Non.

Elle leva les yeux. Est-ce que Sax avait entendu cette dernière réponse ?

Oui, c’était évident. Dissimulation d’information. Il était ébranlé, elle le voyait. Il ne pouvait imaginer pour quel motif elle avait pu cacher une pareille information. Et là se trouvait sans doute la racine de leur incompréhension. Des systèmes de valeurs fondés sur des postulats différents. Deux sciences totalement séparées.

— Est-ce que tu savais que l’eau était à l’état liquide ? demanda enfin Sax après s’être éclairci la gorge.

— Je le supposais. Mais maintenant, nous en avons la preuve.

Il appela sur son écran les images de la caméra de gauche. La turbulence des eaux noires, des débris grisâtres, des fragments de glace, des rochers qui roulaient comme des dés géants, des vagues gelées, des geysers de vapeur givrante…

— Je ne m’y serais pas pris de cette façon !

Ann l’observait. Il ne détournait pas les yeux de son écran.

— Je sais, fit-elle.

Elle était soudain lasse de parler et elle se laissa partir dans l’immense grondement du monde : elle ne l’entendait plus qu’à demi, ne le comprenait plus qu’à demi.


Ils suivaient toujours la rampe, traversant le Pas-de-Calais. Ils ne dépassaient pas deux kilomètres à l’heure, rebondissant de bosse en creux. Ils roulèrent ainsi toute la nuit et durant toute la journée suivante. Pourtant, la brume s’était éclaircie au point de les rendre à nouveau visibles pour les satellites. Mais ils n’avaient plus le choix.

Coprates s’ouvrit enfin à nouveau devant eux. Le flot du déluge s’orientait vers le nord sur quelques kilomètres.

Au crépuscule, ils firent halte. Ils roulaient depuis quarante heures. Ils se levèrent tous en s’étirant avant de se rassembler autour d’un repas micro-ondes. Maya, Simon, Michel et Kasei étaient soulagés, heureux d’avoir franchi le Pas. Sax restait le même, mais Nadia et Frank étaient un peu moins sinistres qu’à l’accoutumée. Le grondement de l’inondation s’était estompé et ils pouvaient converser sans se déchirer la gorge.

Les portions étaient minces mais leur bavardages aussi légers. Après ce repas paisible, Ann observa ses compagnons avec curiosité, soudain admirative devant l’adaptabilité de l’être humain.

C’est en cet instant de la tempête qu’Ann Clayborne s’activa. Elle se mit à débarrasser les couverts, en commençant par l’assiette de Sax. Elle emporta la pile jusqu’à l’évier de magnésium et, tout en faisant la vaisselle, elle sentit sa gorge s’assouplir. Elle coassa quelques phrases et tenta de se comporter en être humain.

— C’est vraiment un soir de tempête ! résuma Michel en la rejoignant devant les assiettes étincelantes.


Au matin, elle s’éveilla bien avant les autres, observa leurs visages dans le sommeil. Plissés, bouffis, noircis par le gel, les lèvres entrouvertes, ils semblaient tous morts. Et elle n’avait rien fait pour les aider – bien au contraire !

Elle avait été un poids mort ! Ils avaient toujours eu en face d’eux cette folle recroquevillée, qui refusait tout dialogue, qui pleurait. Exactement ce dont ils avaient besoin dans cette situation de désastre !

Elle n’éprouvait plus que de la honte en finissant de nettoyer la pièce principale et le poste de conduite. Et, plus tard dans la journée, elle prit le volant à son tour et pilota durant six heures d’affilée avant de finir épuisée. Mais elle réussit à les amener sains et saufs de l’autre côté du Pas-de-Calais. Leurs ennuis n’étaient pourtant pas terminés. Certes, Coprates s’était élargi et la paroi sud avait supporté le choc. Mais, dans ce secteur, une longue arête, transformée en île désormais, divisait le canyon en deux chenaux qui s’orientaient vers le nord et le sud. Malheureusement pour eux, le chenal sud était situé plus bas, et la crue s’y déversait à grands remous. Une consolation : la berge était large de cinq kilomètres. Mais avec le torrent énorme sur leur gauche et les falaises menaçantes sur leur droite, le danger ne les abandonna pas une seconde.

Un jour, Maya, cogna du poing sur la table.

— Est-ce qu’on ne pourrait pas attendre que cette arête soit emportée par le courant ?

Kasei hésita brièvement.

— Mais elle fait cent kilomètres de long.

— Et alors ?… Et si on attendait que la crue s’arrête ? Je veux dire : combien de temps ça va-t-il encore durer ?

— Quelques mois, avança Ann.

— Et alors, on ne peut pas attendre ?

— On va être à court de vivres, intervint Michel.

— Et puis, il faut bien continuer ! lâcha Frank en fixant Maya. Ne sois pas idiote !

Elle le foudroya du regard et se détourna, furieuse. Le patrouilleur était tout à coup encore plus petit, habité par une horde de tigres et de lionnes. Simon et Kasei, qui ne supportaient visiblement pas ce retour de tension, enfilèrent leurs marcheurs et partirent en reconnaissance.


Plus loin devant eux, il y avait Island Ridge, Coprates s’y ouvrait comme une trompe, avec des goulets profonds qui plongeaient dans les falaises. Capri Chasma allait vers le nord, tandis qu’Eos Chasma continuait vers le sud, suivant le cours de Coprates. Ils n’avaient d’autre choix que de continuer sur Eos, mais Michel leur précisa que c’était de toute manière le chemin qu’ils auraient dû suivre. Pour leur malheur, le torrent se déversait dans le lit d’Eos et, s’ils étaient enfin sortis des gorges étranglées de Coprates, ils étaient cependant obligés de suivre au plus près la falaise. Ils roulaient désormais encore plus lentement, hors de toute route, de toute piste, et leurs ressources en carburant et en aliments s’épuisaient.

Ils étaient dans un état d’épuisement absolu. Ils avaient fui Le Caire depuis vingt-trois jours et avaient parcouru 2 500 kilomètres de canyons en se relayant pour de courtes périodes de sommeil. Ils étaient trop vieux pour ça, comme ne cessait de le répéter Maya, et leurs nerfs étaient fragiles. Ils commettaient des fautes de conduite et somnolaient en plein jour.

La banquette qu’ils suivaient entre la falaise et le torrent devint un immense champ de rocaille. Des déjections des cratères proches, des détritus crachés par des coulées. Ann avait l’impression que les grands renfoncements échancrés et rainurés de la falaise sud étaient des canyons en formation. Mais le temps lui manquait pour les examiner de plus près. D’énormes blocs leur barraient souvent la route, comme si après tous ces jours, tous ces kilomètres, après avoir affronté Marineris dans le cataclysme, ils allaient s’arrêter là, tout près des derniers remous, au débouché des canyons.

Mais ils trouvaient toujours un itinéraire de contournement, avant d’être bloqués à nouveau et d’en trouver un autre, et un autre encore, jour après jour.

Ils avaient encore réduit leurs rations. Ann conduisait plus souvent qu’à son tour, comme si elle était plus en forme que les autres. Elle se montrait presque aussi experte que Michel. De toute sa volonté, elle voulait aider, et quand elle n’était pas au volant, elle allait explorer la route. Le fracas était toujours assourdissant et le sol vibrait sous ses bottes. Impossible de s’y habituer, même si elle faisait tous ses efforts pour l’ignorer. Le soleil perçait parfois entre les bancs de brume en nappes phosphorescentes, des arcs-en-ciel et des mirages colorés inondaient le ciel qui, le plus souvent, semblait incendié : l’Apocalypse vue par Turner.


La route devint encore plus difficile. Il leur advint de ne parcourir qu’un seul kilomètre en une journée. Et, le lendemain, ils durent s’arrêter face à une rangée de rocs géants qui évoquaient une sorte de ligne Maginot martienne. Un plan fractal parfait, selon le diagnostic de Sax. Personne ne se risqua à en discuter.

Kasei descendit et découvrit un passage possible tout au bord du courant. Pour l’heure, le déluge était gelé, comme il l’avait été depuis ces deux derniers jours. Il se déployait jusque sous l’horizon, hérissé, chaotique, semblable à l’océan arctique de la Terre, mais nettement plus sale, composé d’un foisonnement de fragments noirs, rouges ou blanchâtres. Sur la berge, néanmoins, la surface de glace était quasi plane, et par endroits translucide. Ils empruntèrent donc cette nouvelle piste. Ann, lorsqu’elle rencontrait des rochers, déviait sur la gauche, roulant carrément sur la glace, ce qui rendit ses passagers nerveux. Mais Maya et Nadia vinrent à son secours.

— En Sibérie, déclara Nadia, on passait chaque hiver à rouler sur les fleuves gelés. C’étaient nos meilleures routes.

Durant toute une journée, Ann suivit la berge déchiquetée, et ils parcoururent ainsi cent soixante kilomètres, leur meilleure étape en deux semaines.

À l’approche du crépuscule, il neigea. Le vent d’ouest soufflait depuis Coprates de grandes bouffées denses de flocons grésillants. Avec une force telle qu’ils avaient l’impression de ne plus avancer. Ils abordaient un secteur de glissement récent, qui se déversait jusqu’à la glace du torrent. La lumière était grisâtre, morne. Dans le dédale des éléments, ils avaient besoin d’un éclaireur, et Frank se porta volontaire. Il était le dernier à conserver encore suffisamment de forces, plus même que le jeune Kasei. Toujours en état de rage : un réservoir d’énergie qui semblait chez lui inépuisable. Lentement, il s’avança sur le terrain et revint en secouant la tête et en adressant de grands signes à Ann. Autour d’eux, des rideaux ténus de vapeur givrée se formaient dans l’averse de neige pour se fondre dans le vent puissant du soir et se perdre dans la brume.

Au plus fort d’une bourrasque, Ann se perdit dans les lacis de glace sur le sol et le patrouilleur fit une embardée sur un rocher arrondi, à la lisière de la berge, sa roue arrière gauche tournant dans le vide. Ann lança la puissance sur le train avant pour se dégager, mais s’embourba dans un creux de neige et de sable. Brusquement, tout l’essieu arrière fut soulevé tandis que les roues avant patinaient. Le patrouilleur était échoué.

Cela s’était déjà produit plusieurs fois, mais elle s’en voulait de s’être laissé distraire par le spectacle tourmenté du ciel.

— Merde, qu’est-ce que tu fous ? cracha Frank dans l’intercom.

Ann tressaillit. Jamais elle ne s’habituerait à la véhémence de Frank.

— Roule, bordel !

— Mais je suis coincée sur un rocher !

— Bon Dieu ! Tu ne regardes même pas où tu vas ! Arrête-moi ces putains de roues ! Je vais mettre les bandes d’accrochage à l’avant et te tirer. Quand tu atteindras le rocher, tu grimperas aussi vite que tu le pourras. Compris ? Il y a une autre secousse qui se prépare !

— Frank ! cria Maya. Remonte !

— Dès que j’aurai mis ces conneries de bandes dessous ! Tenez-vous prêts !

Les bandes étaient en métal tressé muni de pointes. Il les mit en place sous les creux des roues avant de les tendre pour que les roues puissent mordre au démarrage. Une ancienne méthode qui avait été employée jadis dans le désert. Frank courait devant le patrouilleur en jurant à voix sourde, lançant parfois des indications de braquage à Ann qui obéissait, les dents serrées, l’estomac noué.

— C’est bon, vas-y ! Fonce !

— Monte d’abord !

— Pas le temps ! Allez, roule, tu y es presque ! Je vais m’accrocher. Roule, Bon Dieu !

Ann accéléra doucement et sentit les roues avant accrocher sur les bandes en grinçant. Les roues arrière passèrent ensuite, et ils furent sur le rocher, libres. Mais le grondement du flot redoublait soudain derrière eux, et des éclats de glace volèrent autour du patrouilleur dans des craquements affreux. Puis la glace fut submergée par une vague sombre de boue gargouillante et fumante qui monta jusqu’aux hublots. Ann écrasa l’accélérateur et serra son volant, affolée, dans une étreinte mortelle. Elle entendit les cris de Frank par-dessus le fracas de la coulée déferlante :

— Vas-y, idiote ! Vas-y !

Un choc violent et ils dérapèrent sur la gauche. Ann perdit un bref instant le contrôle de la conduite, mais resta cramponnée au volant tandis que le patrouilleur oscillait follement. Une douleur intense lui vrilla l’oreille gauche. Toujours soudée au volant, elle écrasait l’accélérateur. Les roues mordirent dans le terrain, au fond de l’eau. Un coup mat résonna contre le flanc.

— Vas-y !

L’accélérateur au plancher, elle escaladait la pente, rebondissant sur son siège, et tous les hublots et les écrans étaient submergés. Puis, tout à coup, l’eau reflua vers l’arrière et les images redevinrent claires. Sous les projecteurs, le terrain rocheux luisait, des flocons de neige passaient, et Ann discerna une zone plane droit devant. Elle garda le patrouilleur en ligne en dépit des secousses. Derrière, le torrent grondait toujours. En atteignant enfin l’étroite terrasse, elle dut s’aider de ses deux mains pour dégager son pied de l’accélérateur. Le patrouilleur était arrêté. Il dominait la coulée qui était en train de diminuer. Mais Frank Chalmers avait disparu.


Maya insista pour qu’ils repartent à sa recherche. Il était probable qu’ils n’auraient plus à redouter de coulée aussi énorme, et ils firent demi-tour. En vain. Dans le crépuscule, les faisceaux des projecteurs portaient à cinquante mètres sous l’averse de neige et, dans les deux cônes de lumière jaune, ils ne discernaient que la surface déchiquetée du torrent, un déversoir gris sombre de débris et de glace sans la moindre forme régulière. Personne n’aurait pu survivre dans un pareil déchaînement. Frank avait été emporté : il avait dû lâcher prise dans une secousse, ou bien avait été balayé par l’ultime déferlement d’eau et de boue.

Dans le grondement ambiant et le grésillement de statique de la radio, Ann entendait encore ses imprécations : « Vas-y, idiote ! Vas-y ! » C’était de sa faute, se dit-elle…

Maya sanglotait, les mains crispées sur son ventre.

— Oh, non, non ! Frank ! Il faut qu’on le retrouve !

À la fin, elle se tut, étouffée par ses larmes. Sax alla jusqu’à l’armoire d’urgence et revint s’accroupir près d’elle.

— Maya, tu veux un calmant ?

Elle recula en lui frappant la main.

— Non ! Non ! Je pleure parce qu’ils étaient mes hommes ! Tu crois que je suis lâche, que je veux être un zombie comme toi ?

Elle replongea dans ses sanglots déchirants et Sax resta là, devant elle, bouleversé. Ann se précipita en voyant son expression.

— Viens, je t’en prie !

Elle le prit par le bras. Puis elle aida Nadia et Simon à porter Maya jusqu’à sa couchette. Déjà, elle semblait plus calme, les yeux rougis, une main crispée sur le poignet de Nadia qui l’observait avec le détachement d’un médecin en murmurant en russe.

— Maya, dit Ann, j’ai tellement de peine. C’est ma faute. Je suis navrée.

Elle avait la gorge nouée.

Mais Maya secoua la tête.

— Non, c’était un accident.

Ann ne trouva pas la force de lui dire que son attention s’était relâchée un instant. Les paroles étaient bloquées dans sa gorge. Un nouveau spasme de sanglots secoua Maya et elles perdirent leur dernière chance de communiquer.

Michel et Kasei s’installèrent de nouveau aux commandes et lancèrent le patrouilleur en avant.

Un peu plus loin à l’est, la falaise sud plongeait vers la plaine, et ils purent enfin s’écarter du torrent, qui enfilait Eos Chasma vers le nord pour rejoindre Capri Chasma. Michel tentait de suivre la piste de la colonie cachée, mais il la perdit une fois encore dans la couche de neige. Toute la journée, il essaya de retrouver une cache qu’il savait proche, mais vainement. Ils décidèrent de rouler vite aussi souvent que possible plutôt que de perdre du temps, cap au nord-nord-est. Michel prétendait qu’ils allaient en direction du refuge qui se trouvait dans la région accidentée d’Aureum Chaos.

— Ce n’est plus notre colonie principale, expliqua-t-il aux autres. Mais c’est bien là que nous nous sommes installés au début, après avoir quitté Underhill. Mais Hiroko a décidé d’aller plus loin au sud, ce que nous avons fait quelques années plus tard. Notre premier refuge ne lui plaisait pas, parce qu’Aureum est une cuvette et qu’elle pensait qu’un jour elle pourrait bien se transformer en lac. Je me disais à l’époque que c’était de la folie, mais les événements lui donnent raison. Aureum pourrait d’ailleurs bien être le dernier réceptacle de cette crue. Je ne sais pas. Mais le refuge est en altitude, et on devrait y être en sûreté. Il n’y a plus personne, mais nous y avons laissé des vivres. Et dans une tempête, tous les ports font l’affaire, non ?…

Nul n’avait le cœur à lui répondre.

Au second jour, le flot disparut à l’horizon du nord et le grondement sourd s’estompa, puis s’éteignit. Le sol, sous un mètre de neige, ne vibrait plus. Le monde semblait mort, silencieux et figé. Le blanc avait recouvert le rouge. Quand il ne neigeait pas, le ciel demeurait brumeux, mais il faisait assez clair pour qu’on puisse à nouveau les repérer d’en haut, aussi cessèrent-ils de rouler de jour. La nuit, ils se déplaçaient dans l’obscurité, sans projecteurs, sous les étoiles revenues.

Ann était le plus souvent au volant. Elle ne parla jamais de son instant d’inattention aux autres. Par sa faute, Frank Chalmers était mort. Désespérément, elle se disait parfois quelle pourrait revenir en arrière, changer le cours des choses. Mais il est des fautes qu’on ne corrige jamais.

Certaines nuits, elle avait le sentiment de conduire un corbillard. Nadia et Maya, les veuves, étaient à l’arrière. Et elle avait à présent la certitude que Peter, lui aussi, était mort.

Par deux fois, elle entendit la voix de Frank dans l’intercom. La première fois, il lui demandait de faire demi-tour et de venir à son secours. La seconde, il criait : « Vas-y, idiote ! Roule ! »

Maya tenait le coup. Elle était coriace, en dépit de ses états d’âme. Nadia, qu’Ann avait longtemps jugée la plus dure, gardait le silence la plupart du temps. Sax restait devant son écran. Michel, lui, essayait constamment de rétablir le contact avec ses vieux amis et abandonnait, l’air sombre quand personne ne lui répondait. Simon, comme à l’accoutumée, observait Ann avec inquiétude, même avec une angoisse insupportable. Et elle évitait son regard. Quant au malheureux Kasei, il devait se sentir prisonnier d’un asile de vieillards fous.

La neige emplissait chaque nuit de sa pulsation blanche. Quand elle fondait, elle traçait de nouveaux sillons, creusait de nouveaux lits, et emportait Mars. Mars disparaissait.

Michel s’installait près d’Ann à chaque deuxième quart, cherchant obstinément des traces de la piste perdue.

— Nous nous sommes égarés ? s’inquiéta Maya, un peu avant l’aube.

— Non, c’est seulement que… nous laissons des traces dans la neige. J’ignore combien de temps elles vont persister, ni même si elles sont vraiment visibles, mais si c’est le cas… Il faudra que je parte seul en avant, à pied. Je veux être certain de notre position auparavant. Nous avons mis en place des pierres et des dolmens, et il faut d’abord que j’en trouve. Normalement, ils devraient être visibles à l’horizon. Des rochers plus gros que la normale, des colonnes…

— Ce sera plus facile de les repérer de jour, remarqua Simon.

— C’est vrai. Nous surveillerons tous tour à tour demain et on devrait y arriver. Nous sommes tout près de la zone. Ça ira.

Oui, tout irait bien. Si ce n’est que leurs amis étaient morts. Qu’Ann avait perdu son seul enfant. Que leur monde était foutu, disparu. Quand elle se pencha vers un hublot, à la première lueur de l’aube, Ann tenta de s’imaginer la vie dans un abri secret. Des années sous la terre. Impossible ! Vas-y, idiote ! Fonce ! Roule !

Kasei poussa un cri rauque de triomphe. Trois pierres se dressaient à l’horizon du nord. Comme un reste de Stonehenge. La maison les attendait là-bas, annonça-t-il.

Mais ils devraient d’abord attendre durant toute la journée. Michel se méfiait de plus en plus des satellites et ils prirent quelques heures de sommeil.

Pour Ann, c’était impossible. Elle avait pris sa résolution. Quand ils furent tous endormis, que Michel se mit à ronfler tranquillement, elle se glissa dans son marcheur et s’approcha en silence du sas. Elle se retourna et les regarda tous, l’un après l’autre. Ils étaient épuisés, sales, affamés. Inévitablement, le sas grinça, mais ils avaient tous l’habitude de dormir dans le bruit, avec les ronronnements et les cliquetis du système de survie. Et Ann sortit sans éveiller personne.

Le froid basique de la planète… Elle frissonna et partit vers l’ouest, dans les traces du patrouilleur. Le soleil perçait déjà la brume. La neige tombait toujours, esquissant des puits roses dans la lumière. Elle atteignit le faîte d’un drumlin[42] dont la paroi abrupte était nue. Elle pourrait donc traverser sans laisser de traces. Elle marcha longtemps jusqu’à être gagnée par la fatigue. Il faisait réellement très froid, et la neige ressemblait à de la grêle, sans doute parce que des cristaux s’étaient agglomérés sur des grains de sable. Au bas du drumlin, elle trouva un gros rocher bien pansu et s’assit sous sa protection. Elle coupa l’unité de chauffage de son marcheur et masqua la lampe d’alerte de son bloc de poignet avec de la neige tassée.

Très vite, le froid la gagna. Le ciel était maintenant d’un gris opaque marqué de faibles traces roses. Les flocons se posaient sur sa visière.

Elle ne frissonnait plus. Elle gelait, confortablement, quand une botte heurta violemment son casque. On la remit sur pied si brusquement qu’un tintement résonna dans son crâne. Un casque se pencha jusqu’à heurter le sien. Puis, avec violence, on la jeta sur le sol.

— Hé ! cria-t-elle dans un souffle.

C’est alors qu’on la souleva par les épaules jusqu’à ce qu’elle se retrouve debout. On lui tordit le bras gauche dans le dos. Son assaillant tritura son bloc de poignet, puis la souleva. C’était douloureux, et elle ne pouvait tomber sans avoir le bras cassé. Elle sentait la chaleur de son marcheur se répandre sur sa peau. C’était presque comme une brûlure. À chaque pas, sa tête cognait à l’intérieur de son casque.

L’homme la ramenait droit vers leur patrouilleur, ce qui l’étonna. Il la jeta dans le sas, lui arracha son casque tandis que l’atmosphère se rétablissait. Et elle vit que c’était Simon. Il avait le visage violacé et la secouait en criant et en pleurant.

Simon, son paisible Simon…

— Pourquoi ? Pourquoi tu as fait ça ? Merde, tu fais toujours la même chose ! Il n’y a que toi qui comptes dans ton monde ! Ton monde à toi ! Tu es tellement égoïste !

Simon, son Simon qui ne disait jamais rien, la secouait dans un hurlement de chagrin. Furieux et déchiré, criant et crachant dans le même temps, inondé de larmes. Et, brusquement, la colère monta en elle. Pourquoi n’avait-il jamais fait ça avant ? Quand elle avait tellement besoin de quelqu’un dans sa vie ? Pourquoi se réveillait-il maintenant ? Elle lui frappa la poitrine et il tomba en arrière.

— Laisse-moi ! Laisse-moi seule !

La peur et l’angoisse refluaient, avec le froid mortel de Mars.

Pourquoi tu ne me laisses pas seule ?

Il se redressa et la prit par les épaules. Elle n’avait jamais eu conscience que sa poigne pouvait être aussi puissante.

Parce que ! cria-t-il de toutes ses forces avant de passer la langue sur ses lèvres et de retrouver son souffle.

Les yeux écarquillés, le visage encore plus rouge. Comme si un millier de phrases lui bloquaient la gorge. Simon, le timide et tranquille Simon…

Parce que ! Parce que ! Parce que !

3

Il neigeait. C’était le milieu de la matinée mais la lumière était encore terne. Le vent soufflait sur le chaos, brassant des volées d’embruns au-dessus du paysage brisé. Des rochers vastes comme des immeubles étaient affaissés en un champ d’amas, et la terre était maintenant découpée en millions de falaises, de trous, de crêtes, de pics et de mesas – avec en plus des pointes, des tourelles, des entassements précaires des rochers que seuls les kami maintenaient en place. Tout ce qui était vertical était demeuré noir, le reste était blanc de neige. Le paysage était en dominos, mêlé de voiles de brume et de flocons, de tourbillons qui effaçaient les formes.

Puis la neige cessa et le vent tomba. Les verticales noires et les plans blancs donnaient au monde un aspect qu’il n’avait jamais eu. Il n’y avait plus d’ombres et tout brillait comme si une lumière nouvelle montait du sol à travers la couche de neige. Les arêtes étaient acérées, taillées dans du verre.

Des silhouettes en marcheur se dessinaient sur l’horizon. L’une après l’autre, jusqu’à sept, en ligne brisée.

Elles avançaient lentement, les épaules affaissées, leurs casques inclinés. Elles ne semblaient pas avoir de destination précise.

À l’avant, deux silhouettes redressaient parfois la tête, mais elles ne s’arrêtaient jamais, pas plus qu’elles ne tendaient la main pour montrer le chemin.

Les nuages d’orient avaient l’éclat de la nacre, seul indice, dans cette terne journée, du déclin du soleil.

Les silhouettes escaladaient la pente d’une longue crête qui émergeait du paysage bouleversé. De là-haut, la vision portait très loin.

Il fallut un certain temps aux silhouettes pour atteindre la cime. Elles s’approchèrent alors d’une bosse noueuse à partir de laquelle la ligne de crête redescendait. Au sommet, il se trouvait une chose Curieuse : un gros rocher aplati qui semblait suspendu dans l’air, mais qui était en fait soutenu par six frêles piliers de pierre.

Les sept silhouettes s’approchèrent de ce mégalithe et s’arrêtèrent pour le contempler un moment, sous les sombres nuages déchiquetés. Ensuite, elles se groupèrent entre les piliers.

Et le rocher aplati était au-dessus de leurs têtes comme un toit massif.

Le sol, lui, était plat, un cercle fait de pierre polie.

L’une des silhouettes gagna le pilier le plus éloigné et le toucha du doigt. Les autres contemplaient le chaos enneigé. Une trappe glissa dans le sol.

L’une après l’autre, les silhouettes s’y glissèrent et disparurent.

L’instant suivant, les six piliers commencèrent à s’enfoncer dans le sol, et le grand dolmen suivit, jusqu’à ce que les piliers aient entièrement disparu, ne laissant qu’un rocher impressionnant.

Au-delà des nuages, le soleil s’était couché, et la lumière s’évanouit du paysage déserté.

4

Maya commandait leur course. Maya les poussait vers le sud.

Le refuge du dolmen n’était qu’une suite de petites cavernes remplies de rations de secours, de réserves de gaz, sans rien d’autre.

Après quelques jours de repos, passés à manger et à dormir, Maya avait commencé à se plaindre. Ça n’était pas une existence, disait-elle, guère plus qu’un fantôme de survie. Où étaient donc tous les autres ? Où était Hiroko ?

Michel et Kasei lui expliquèrent une fois encore que la colonie était dans le sud, qu’ils avaient depuis longtemps abandonné ce refuge.

— D’accord, dit-elle, alors nous devons aller vers le sud. Dans le garage du refuge, il y avait d’autres patrouilleurs camouflés en rochers. Elle décida qu’ils rouleraient de nuit, comme auparavant, et que dès qu’ils seraient sortis des canyons, ils seraient sauvés. Le refuge n’était plus autonome, de toute façon, et ils devraient repartir tôt ou tard. Mieux valait redémarrer dans les dernières heures de la tempête, sous le couvert de la poussière. Mieux valait redémarrer.

C’est donc Maya qui les remit tous en mouvement. Ils embarquèrent dans deux patrouilleurs et s’engagèrent vers les grandes plaines froissées de Margaritifer Sinus. Libérés des contraintes du dédale de Marineris, ils parcouraient quelques centaines de kilomètres chaque nuit, dormaient durant la journée et, en quelques jours, ils passèrent entre Argyre et Hellas, franchissant l’interminable région de cratères des Highlands du sud. Ils avaient l’impression d’avoir toujours vécu ainsi, roulant sans cesse dans leurs engins, avec la certitude que leur voyage n’aurait jamais de terme.

Et puis, un soir, ils parvinrent à la région polaire. L’horizon devint lumineux avant de se changer en une barre blanche et diffuse qui s’épaissit au fur et à mesure de leur avance, et se transforma en une grande falaise en travers de leur route. La calotte polaire. Michel et Kasei reprirent les commandes et conversèrent à voix basse. Ils roulèrent vers la base de la falaise jusqu’à rencontrer une croûte de sable gelé. Un tunnel avait été creusé au bas de la falaise. Une silhouette en marcheur venait d’apparaître et les guidait. Une femme.

Ils parcoururent au moins un kilomètre sous la glace. Le tunnel était suffisamment large pour deux ou trois patrouilleurs, mais la voûte était basse. La glace était d’un blanc pur, marquée par endroits par les strates. Ils passèrent devant deux sas et, au troisième, Michel et Kasei s’arrêtèrent et descendirent, laissant les sas des véhicules ouverts. Maya, Nadia, Sax, Simon et Ann les suivirent. Ils franchirent une porte et continuèrent en silence dans le tunnel. À l’autre extrémité, ils s’arrêtèrent, pétrifiés par ce qu’ils découvraient.

Un gigantesque dôme de glace étincelante les dominait. Il devait mesurer plusieurs kilomètres de diamètre pour une hauteur de mille mètres, sans doute. Peut-être plus. Il s’élevait presque à la verticale de la périphérie avant de se courber doucement vers le haut. La clarté était diffuse mais puissante, comme celle qu’aurait diffusée un ciel d’été sur Terre à travers les nuages.

Le sol était de sable rougeâtre, avec des creux d’herbe, des bouquets de bambous et de pins noueux. Sur leur droite, ils découvrirent quelques tertres ainsi qu’un petit village. Les maisons, d’un ou deux étages, étaient peintes en blanc et en bleu, séparées par de grands arbres qui supportaient des plates-formes et des escaliers de bambou entre leurs branches épaisses.

Michel et Kasei s’avançaient vers le village, précédés par la femme qui les avait accueillis et qui criait maintenant : « Les voilà ! Les voilà ! » De l’autre côté du dôme, ils découvrirent un lac qui bouillonnait doucement. Des vaguelettes scintillantes couraient à sa surface jusqu’à la rive proche. De l’autre côté se dressait la masse bleue d’un générateur nucléaire Rickover qui se reflétait dans l’eau. Des bouffées de vent humide passèrent sur leurs visages.

Michel rebroussa chemin vers ses amis, qui restaient immobiles comme des statues.

— Venez, il fait froid ici, dit-il avec un sourire. Il y a une nappe d’eau gelée collée au dôme, et il faut laisser l’air souffler en permanence.

Des gens apparaissaient de toutes parts dans le village et les interpellaient. Près du petit lac, un jeune homme courait dans leur direction, sautant comme une gazelle par-dessus les dunes. Même après tant d’années sur Mars, cette course folle semblait un rêve aux yeux des cent premiers, et un instant passa avant que Simon ne saisisse Ann par le bras en s’écriant :

— C’est Peter ! C’est Peter !

— Peter… répéta-t-elle.

Et soudain, ils se retrouvèrent tous ensemble. Des jeunes, des enfants, des étrangers, des visages familiers : Hiroko et Iwao, Raul, Rya, Gene et Peter qui serrait Ann et Simon dans ses bras. Et puis aussi Vlad et Ursula, et Marina, et d’autres encore venus du groupe d’Acheron. Tous voulaient les embrasser.

— Mais c’est quoi, cet endroit ? s’exclama Maya.

— C’est chez nous, dit Hiroko. C’est ici que nous allons tout recommencer.


FIN DU TOME 1
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