QUATRIÈME PARTIE Le mal du pays

1

C’est un matin d’hiver, et le soleil brille sur Vallès Marineris, illuminant les parois nord de la concaténation de canyons. Et, sous sa lumière intense, çà et là, un surplomb, un affleurement est marqué d’une touche de lichen noir.

La vie s’adapte, voyez-vous. Elle n’a que quelques besoins : un peu de carburant, un peu d’énergie, et elle se montre d’une ingéniosité fantastique pour extraire ce qu’il lui faut dans la vaste gamme des environnements terrestres. Certains organismes survivent au-dessous du point de congélation de l’eau, d’autres au-dessus de 100 degrés. D’autres encore supportent des taux de radiation intenses, alors qu’il s’en trouve pour s’accommoder de régions à salinité élevée, ou qui apprécient la roche dure, l’obscurité totale, l’extrême déshydratation, et même le manque d’oxygène. Ils s’adaptent à toutes sortes de milieux, de manière tellement étrange et merveilleuse que notre imagination est dépassée. Et des lits de roc au sommet de l’atmosphère, la vie a imprégné la Terre pour en faire une seule et immense biosphère.

Toutes ces capacités d’adaptation sont codées et génétiquement transmissibles. Si les gènes mutent, les organismes changent. Si les gènes sont altérés, les organismes changent. Les bio-ingénieurs se servent de ces formes de changement, non seulement en recombinant les chaînons des gènes, mais en se servant de l’art bien plus ancien de la culture sélective.

Les micro-organismes ont un code d’identité, et les plus rapides en croissance (ou bien ceux qui présentent les caractères souhaités) peuvent être recueillis et recodés. On peut ajouter des mutagènes afin d’augmenter le taux de mutation et, avec la succession rapide des générations microbiotiques (à raison de dix par jour, à peu près), on peut répéter le processus jusqu’à satisfaction. La reproduction sélective est l’une des plus puissantes techniques de bioingénierie dont nous disposons.

Mais des techniques nouvelles ont attiré l’attention. Des microorganismes issus du génie génétique sont apparus un demi-siècle environ avant que les cent premiers débarquent sur Mars. Mais, pour la science moderne, un demi-siècle, c’est beaucoup de temps. Les conjugaisons de plasmides, durant toutes ces années, sont devenues des outils très sophistiqués. Le choix d’enzymes de restriction pour le bouturage et d’enzymes ligases[18] pour le collage était vaste et diversifié. D’où la possibilité de développer de longues chaînes d’ADN. La connaissance accumulée par les génomes était immense, et s’accroissait exponentiellement. Utilisée dans son ensemble, cette nouvelle biotechnologie permettait toutes sortes de réorganisations de caractères, de promotion, de réplique, de suicide provoqué (destiné à stopper les excès de succès), et ainsi de suite. Il était possible de trouver les séquences ADN d’un organisme qui possédait les caractères souhaités, de synthétiser les messages de cet ADN, de les couper et de les coller dans les anneaux des plasmides. Après ça, les cellules étaient lavées et suspendues dans le glycérol avec les nouveaux plasmides, le glycérol était suspendu entre deux électrodes, on lui infligeait un choc très bref de l’ordre de 2 000 volts, et les plasmides éclataient en cellules. Et voilà ![19] Tel le monstre de Frankenstein, on obtenait alors un nouvel organisme. Avec des capacités nouvelles.

Donc : des lichens à croissance rapide. Des algues thermorésistantes. Des champignons destinés aux froids extrêmes. La bactérie halophylique Archae, qui se nourrissait de sel et fabriquait de l’oxygène. Des mousses surarctiques. Toute une taxinomie de nouvelles formes de vie, partiellement adaptées à la surface de Mars, qui toutes étaient essayées. Certaines espèces s’éteignirent par sélection naturelle. D’autres prospérèrent selon la loi du mieux adapté. Certaines se propageaient de façon vivace, aux dépens d’autres organismes. Puis certains éléments chimiques qu’elles excrétaient activaient leurs gènes suicidaires, et elles régressaient jusqu’à ce que les niveaux de ces agents chimiques retombent à nouveau.

La vie s’adaptait donc aux conditions. Et, dans le même temps, les conditions étaient modifiées par la vie. Telle est une des définitions de la vie : l’organisme et son environnement changent ensemble selon un arrangement réciproque et constituent deux manifestations d’une écologie, deux parties d’un tout.

Résultat : plus d’oxygène et d’azote dans l’atmosphère. Un duvet noir sur les glaces polaires. Sur les surfaces bulbeuses des rochers boursouflés. Des plaques d’un vert pâle sur le sol. Des cristaux de givre plus gros. Des animalcules dans le régolite, creusant comme des trilliards de taupes minuscules, transformant les nitrates en azote, les oxydes en oxygène.

Tout d’abord, ç’avait été presque invisible, et très lent. Un coup de froid, une éruption solaire, et des disparitions massives auraient suivi. Mais les restes des morts nourrissaient les autres créatures, dont les conditions de vie s’amélioraient, ce qui accélérait le mouvement. Les bactéries se reproduisent très vite, et peuvent doubler leur masse plusieurs fois par jour si les conditions sont favorables. Les possibilités mathématiques de leur vitesse de croissance sont précaires, et même si les contraintes d’environnement – plus particulièrement sur Mars – empêchent de loin toute évaluation mathématique de la croissance réelle, les nouveaux organismes, les aréophytes, se reproduisirent rapidement. Certains mutaient parfois, mouraient constamment, et une vie nouvelle se développait sur le compost de ses ancêtres pour se reproduire. La vie, puis la mort. Et l’air et le sol qu’ils laissaient derrière eux étaient différents de ce qu’ils avaient été durant quelques millions de brèves générations.

Ainsi, le soleil se lève un matin, et ses longs rayons se propagent au travers de la nappe de nuages effilochés sur toute la longueur de Vallès Marineris. Sur les parois nord, des traces infimes de noir, de jaune, de vert olive et de gris sont visibles. Des touches de lichen marquent les façades de pierre inchangées, craquelées, rougeâtres. Mais tachetées désormais. Comme moisies.

2

Michel Duval rêvait de sa maison. Il nageait dans les longues lames, à la pointe de Villefranche-sur-Mer, dans l’eau tiède du mois d’août. Le crépuscule approchait, le vent soufflait, et la mer était d’un bronze blanchi qui renvoyait des éclats de soleil tout autour de lui. Pour la Méditerranée, les rouleaux étaient gros et rapides, et le portaient un instant avant d’aller se briser en longues ondulations irrégulières. Il était soulevé par les bulles et le sable, resurgissait dans la lumière dorée, le goût du sel dans la bouche, les yeux délicieusement piquants. De grands pélicans noirs se laissaient porter par les coussins d’air au-dessus de la houle, montaient vers le ciel en tourbillons maladroits, planaient, puis se posaient sur l’eau, non loin de lui, les ailes repliées. Souvent, ils arrivaient en piquant droit sur un petit poisson.

Il faisait tour à tour frais et chaud, et il se laissait flotter, glisser. Une vague se brisa près de lui en une frange de crème qui explosa en diamants.

Le téléphone sonnait.

Le téléphone sonnait. C’était sans doute Ursula ou Phyllis qui l’appelaient pour lui dire que Maya avait un nouvel état d’âme et qu’elle était inconsolable. Il se leva, enfila ses sous-vêtements et gagna la salle de bains. Les vagues déferlaient à la limite du ressac. Maya. Une fois encore déprimée. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle était très bien, presque euphorique. Cela remontait à… quoi ? Une semaine ?… Mais c’était comme ça avec elle. Maya était dingue. Dingue comme seuls les Russes pouvaient l’être ; ce qui impliquait qu’elle représentait une force avec laquelle il fallait compter. La Mère Russie ! L’Église et les communistes avaient tenté d’éradiquer le matriarcat qui les avait précédés, et tout ce qu’ils avaient réussi à apporter, c’était un flot de mépris émasculatoire, ils avaient créé une nation de russalkas et de baba yagas hautaines, de superwomen permanentes, qui vivaient dans une société quasi parthénogénétique de mères, de filles, de babuchkas, de petites-filles. Mais néanmoins vouées à leurs rapports avec les hommes, dans une quête désespérée du père disparu, du parfait compagnon. Ou, plus simplement, de l’homme qui accepterait sa part du fardeau. Et quand elles trouvaient ce grand amour, la plupart du temps elles le détruisaient. Complètement fou !

Mais il était dangereux de généraliser. Maya était un cas classique. Tour à tour mélancolique, colérique, charmeuse, brillante, séduisante, manipulatrice, exaltée – et maintenant les yeux rouges, la bouche entrouverte, elle semait le désordre dans le bureau de Michel transformé en poubelle géante.

Ursula et Phyllis accueillirent Michel avec des remerciements chuchotés, s’excusèrent de l’avoir dérangé si tôt le matin, et s’éclipsèrent.

Il ouvrit les stores vénitiens et la lumière du dôme central inonda la pièce. Oui, Maya était une très belle femme, avec ses longs cheveux soyeux, son regard sombre, charismatique, direct, immédiat. C’était désolant de la découvrir à ce point perturbée. Jamais il ne s’y habituerait. Le contraste était trop fort avec sa vivacité habituelle, la façon qu’elle avait de poser le doigt sur votre bras pour vous confier sur un ton confidentiel ce qui l’avait récemment fascinée…

Cette pauvre créature qui avait sombré dans le désespoir était à présent affalée sur le bureau et commençait à lui raconter d’une voix rauque la dernière scène de son drame permanent dont elle était l’actrice avec John et, bien sûr, Frank. Apparemment, elle était furieuse contre John : il avait refusé de l’aider dans un plan pour lequel elle avait besoin que les transnationales russes soussignent le développement des colonies du bassin d’Hellas qui, étant la région la plus profonde de Mars, serait la première à bénéficier des changements atmosphériques. La pression, à Low Point, serait dix fois plus élevée qu’au sommet des grands volcans, et trois fois plus que la moyenne enregistrée. Ce devrait être le premier endroit viable, parfait pour le développement à venir.

Mais John, apparemment, préférait passer par l’AMONU et les gouvernements de la Terre. Ce n’était qu’un des nombreux désaccords politiques qui commençaient à infester leur vie privée, à tel point qu’ils se querellaient de plus en plus souvent à propos d’autres sujets qui étaient sans importance, et pour lesquels ils ne se seraient jamais passionnés auparavant.

En observant Maya, Michel faillit lui dire : « John souhaite que tu sois irritée à son égard. » Mais il n’était pas certain de la réaction de John.

Maya se frotta les yeux, posa le front sur son bureau, révélant sa nuque et ses épaules larges. Jamais elle ne se serait montrée dans un pareil désarroi devant les autres citoyens d’Underhill. C’était un accord intime entre eux. Comme si elle s’était déshabillée. Les gens ne parvenaient jamais à comprendre que l’intimité véritable n’était pas forcément fondée sur les rapports sexuels, ce que l’on pouvait accomplir avec des étrangers et dans un état d’aliénation totale. L’intimité consistait à parler durant des heures de ce qui était le plus important pour la vie de l’autre. Mais Maya, c’était vrai, était absolument belle, avec des proportions parfaites : il l’avait vue plonger dans la piscine et nager sur le dos dans son maillot bleu. Une image de la Méditerranée. Il flottait encore dans la rade de Villefranche, sous la lumière ambrée du soleil, il observait la plage où passaient des hommes et des femmes en maillots de bain, ou simples cache-sexe. Et les dauphins surgissaient d’entre les vagues, comme pour faire concurrence aux corps bronzés et huilés des femmes.

Mais Maya parlait de Frank. Frank qui semblait doué d’un sixième sens pour semer la discorde entre elle et John (mais un sixième sens était-il vraiment nécessaire ?…), Frank qui accourait vers elle pour lui parler de la vision qu’il avait de Mars, une vision audacieuse, excitante, ambitieuse, qui ne correspondait à rien de ce qu’était John.

— Frank est tellement dynamique par rapport à John, ces jours-ci, je ne comprends pas pourquoi.

— Parce qu’il est d’accord avec toi, dit Michel.

Elle haussa les épaules.

— Oui, ça n’est peut-être que ça. Mais nous avons la chance de pouvoir construire toute une civilisation ici, une chance réelle. Mais John est si… (Là, grand soupir.) Pourtant, je l’aime. Je l’aime vraiment. Seulement…

Durant un moment, elle parla du passé, de leur liaison, qui avait sauvé l’expédition de l’anarchie (ou du moins de l’ennui), et du bien qu’elle avait éprouvé au contact de l’aisance équilibrée de John. On pouvait constamment compter sur lui. Et elle était tellement impressionnée par sa réputation, au point de se sentir elle-même une actrice de l’histoire du monde. Ils étaient tous les cent premiers. Elle s’emportait, son débit se faisait plus rapide et véhément.

— Je n’ai plus besoin de John pour tout ça, maintenant. Je n’ai besoin de lui que pour les sentiments qu’il m’apporte, mais nous ne sommes plus d’accord sur quoi que ce soit, nous ne sommes plus les mêmes. Ça n’est pas le cas avec Frank. Il a toujours su se maintenir à distance, et nous nous entendons sur tout. Et je suis si heureuse qu’il ait recommencé hier. Dans la piscine. Il… il m’a pris les bras… (Elle referma les mains sur ses biceps…) et il m’a demandé de quitter John pour aller avec lui. Bien sûr, je suis incapable de cela, mais il tremblait, et moi aussi, quand je lui ai dit que c’était impossible.

Plus tard, à bout de nerfs, elle avait eu une scène avec John. Elle l’avait provoqué de façon si flagrante qu’il était devenu vraiment furieux et était parti en patrouilleur vers l’arcade de Nadia. Il avait passé le reste de la nuit avec l’équipe de construction. Frank était venu retrouver Maya, et comme elle le repoussait, il lui avait annoncé qu’il partait vivre de l’autre côté de la planète, dans la colonie européenne, lui, un élément essentiel de leur expansion !

— Il va le faire ! Ça n’est pas son genre de jouer au chantage ! Il a appris l’allemand en un rien de temps. Pour lui, les langues ne posent aucun problème.

Michel essayait de se concentrer sur ce qu’elle disait. C’était difficile, parce qu’il savait que dans une semaine, les choses seraient différentes, que la dynamique interne du trio serait modifiée jusqu’à être méconnaissable. Il avait du mal à compatir. Et qui se préoccupait de ses ennuis, à lui ? Tellement plus graves. Personne ne l’écoutait jamais, lui. Il faisait les cent pas devant la fenêtre, rassurant Maya avec les questions et commentaires habituels. La verdure de l’atrium était rafraîchissante. Il aurait pu se croire dans une courette d’Arles ou de Villefranche. Soudain, il se souvint de cette petite place d’Avignon, sous les cyprès, proche du palais des Papes, avec ses cafés-terrasses. Les étés, au crépuscule, y avaient la couleur de Mars. Il retrouva la saveur des olives et du vin rouge…

— Sortons faire un petit tour, proposa-t-il.

Cela faisait partie de la routine. Ils traversèrent l’atrium jusqu’aux cuisines. Là, Michel put prendre un petit déjeuner qu’il oublia aussitôt. Manger, oublier, songea-t-il tandis qu’ils suivaient les couloirs en direction des sas. Ils mirent leurs tenues, passèrent en dépressurisation, et sortirent.

Un froid de cristal. Un instant, ils suivirent les trottoirs circulaires d’Underhill et firent le tour des grandes pyramides de sel.

— Tu penses qu’ils trouveront un usage à tout ce sel ? demanda Maya.

— Sax travaille toujours là-dessus.

De temps en temps, elle se remettait à parler de John et de Frank. Michel posait les questions que l’on attendait d’un psy, et Maya répondait comme un programme qui se serait appelé Maya. Ils étaient dans l’intimité de l’intercom.

Ils s’arrêtèrent à la ferme des lichens. Michel observa les bacs avec toutes leurs couleurs vives. L’algue noire destinée à la neige, les couches épaisses de lichen otoo marquées par les traces bleu-vert de l’algue symbiote dont la croissance en solitaire avait été mise au point par Vlad. Le lichen rouge, qui ne semblait pas se porter tellement bien. Et qui était de toute façon superflu. Le jaune, l’olive, et un autre qui avait exactement la couleur des bateaux de guerre. Un autre encore, blanc floconneux. Et puis celui qui était d’un vert mousse – un vert vivant, riche, qui accrochait le regard, comme une improbable fleur dans le désert martien. Michel avait entendu Hiroko s’écrier : « C’est la viriditas ! », ce qui, en latin, signifiait puissance verdoyante. Le nom avait été forgé par une mystique chrétienne du Moyen-Âge, une femme du nom d’Hildegarde. Viriditas, qui s’était désormais adapté au milieu ambiant, se propageait lentement sur les Lowlands de l’hémisphère nord. Dans les étés du sud austral, il se comportait encore mieux. Il lui était arrivé de supporter 285 degrés Kelvin, battant le record de douze degrés. Ce monde changeait. Maya le fit remarquer.

— Oui, acquiesça Michel. Dans trois cents ans, nous atteindrons des températures supportables.

Elle rit. Elle se sentait mieux. Bientôt, elle serait redevenue normale, en route vers l’euphorie. Maya était une instable. Stabilité-instabilité étaient au centre des études que Michel avait faites sur les cent premiers. Maya était un cas extrême.

— Allons jeter un coup d’œil à l’arcade, proposa-t-elle.

Michel acquiesça, tout en se demandant comment ça se passerait s’ils rencontraient John. Ils prirent un véhicule. Michel, au volant de la petite jeep, écouta Maya. Il se demandait si leur conversation était modifiée par le fait qu’ils se parlaient d’oreille à oreille ? Est-ce que ce serait meilleur ou pire s’ils utilisaient la télépathie ?…

En accélérant, il sentit le souffle de l’air ténu sur son casque. Plein de C02 que Sax voulait épurer de l’atmosphère. Pour ça, il aurait besoin de très bons épurateurs, plus efficaces que les lichens. Il allait lui falloir des forêts, d’immenses forêts humides multi-halophiles, qui captureraient des quantités gigantesques de carbone dans le bois, les feuilles, le terreau. Des tourbières de cent mètres de profondeur, des forêts humides de cent mètres de haut. C’est ce qu’il disait. Et rien qu’au son de sa voix, le visage d’Ann se crispait.

En cinq minutes, ils atteignirent l’arcade de Nadia. Le site était encore en construction et évoquait Underhill à ses débuts, à plus vaste échelle. Un monticule de gravats rouges avait été extrait de la tranchée, orientée d’est en ouest. Elle était profonde de trente mètres, sur la même largeur, et longue d’un kilomètre. Le flanc sud était désormais une paroi de verre et, au nord, la tranchée était couverte de batteries de miroirs filtrants et de parois mésocosmes, de bacs et de terrariums qui composaient un ensemble chatoyant, une tapisserie dédiée au passé et au futur.

Dans la plupart des terrariums, des conifères et autres flores rappelaient la grande forêt terrestre du 16e degré de latitude nord : autrement dit, l’ancienne maison de Nadia Chernechevsky en Sibérie. Est-ce que cela indiquait qu’elle avait été gagnée par la maladie de sa forêt ? Et que ça l’inciterait, lui, à recréer un milieu méditerranéen ?

Nadia conduisait un bulldozer. Normal pour une femme pleine de viriditas. Elle s’arrêta pour échanger quelques mots avec eux. Le projet avançait. C’était surprenant de voir ce dont les véhicules robots arrivés de la Terre étaient capables. L’implantation était achevée, avec toutes sortes d’arbres, y compris un séquoia nain qui culminait quand même à cent mètres, haut comme l’arcade. Les trois niveaux de chambres en voûte d’Underhill avaient été installés au-delà de la tranchée, et elles étaient déjà isolées. Le site venait juste d’être pressurisé et chauffé. Désormais, il était possible d’y travailler sans combinaison. Les trois niveaux avaient été empilés sous des arcades plus réduites, qui rappelaient à Michel le pont du Gard. Évidemment, toute cette architecture était d’inspiration romaine, et ça n’était guère surprenant. Néanmoins, les arcades étaient plus larges et légères. On avait profité de la tolérance g de Mars.

Nadia reprit son travail, et Maya parut garder pour elle un peu de sa sérénité.

— Je regretterai Underhill quand nous serons partis, fit-elle. Et toi, Michel ?

— Je ne pense pas. Ça va devenir beaucoup plus ensoleillé. Je serai heureux de déménager. Depuis le début, nous avons besoin de plus d’espace vital.

— Mais tout cet espace ne sera pas que pour nous seuls. Il va y avoir d’autres gens.

— Oui. Mais, en même temps, l’espace sera différent.

Maya prit un air songeur.

— Frank et John, quand ils seront loin…

— Oui. Mais ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose.

Dans une société plus élargie, lui dit-il, l’atmosphère villageoise et claustrophobique d’Underhill commencerait à se dissiper, ce qui leur donnerait une meilleure perspective des choses.

Il hésita avant de poursuivre. La subtilité était dangereuse quand on se servait d’un autre langage, issu de plusieurs dialectes indigènes, et les risques d’incompréhension étaient certains.

— Il faut accepter le fait que tu ne veux peut-être pas choisir entre John et Frank. Que tu les désires l’un et l’autre. Dans le contexte de cette société que constituent les cent premiers, ça ne peut être que scandaleux. Mais dans un monde élargi, avec le temps…

— Hiroko a dix hommes à elle !

— Oui, et toi aussi. Toi aussi. Dans un monde plus large, nul ne le saura, ou ne s’en souciera.

Et il continua à la rassurer, à lui répéter qu’elle avait du pouvoir (ça, c’étaient les termes que Frank employait), qu’elle était la femelle alpha de la colonie. Elle rejetait tous ses arguments pour en appeler de nouveaux jusqu’à satiété. Alors, il proposa qu’ils retournent à Underhill.

— Tu ne crois pas que ce sera un choc véritable de vivre avec des gens nouveaux, différents ? demanda Maya.

Elle s’était tournée vers lui en posant la question et faillit quitter la route.

— Oui, je le suppose.

Les nouveaux groupes avaient déjà débarqué dans Borealis et Acidalia. En les découvrant sur la vidéo, ils avaient effectivement éprouvé un choc. Comme si des extraterrestres avaient surgi du fond de l’espace. Mais, jusqu’alors, seuls Ann et Simon avaient rencontré des représentants des nouveaux venus, lors d’une expédition au nord, dans le secteur de Noctis Labyrinthus.

— Ann m’a dit qu’elle avait eu l’impression de rencontrer un personnage de feuilleton télé.

— Ma vie ressemble à ça, commenta Maya, l’air triste.

Michel haussa les sourcils. Jamais le programme Maya n’aurait été censé faire un tel aveu.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu le sais bien. Les trois quarts du temps, ça ressemble à un grand exercice de simulation, non ?…

— Non. (Il réfléchit un bref instant.) Non, définitivement.

Le froid qui lui pénétrait les membres était bien trop réel – indéniablement et péniblement réel. Maya était russe et elle l’appréciait peut-être. Mais le froid était toujours là, toujours, installé en permanence, et même à l’heure de midi, en plein été, quand le soleil ressemblait à la gueule d’un four dans le ciel rouillé, la température ne dépassait pas 15 degrés au-dessous de zéro. Le froid omniprésent transperçait le tissu des marcheurs et transformait chaque pas en une épreuve de douleur.

Je suis comme un serpent diamantin qui sinue dans ce désert rouge de poussière et de pierre froide. Un jour viendra où je me débarrasserai de ma peau comme un phénix dans le feu, pour devenir une créature différente sous le soleil. Et je marcherai nu sur la plage, et je plongerai dans les rouleaux tièdes d’eau salée…

De retour à Underhill, il ouvrit le programme psy qu’il avait dans le cerveau et demanda à Maya si elle se sentait mieux. Il posa sa visière contre la sienne, avec un bref regard qui était un baiser.

— Mais tu le sais bien. (Il hocha la tête.)

— En ce cas, je vais aller faire encore un petit tour.

Il fit appel à toute sa volonté pour s’éloigner. La plaine désolée qui entourait la base évoquait un désert post-atomique, un monde de cauchemar. Les couleurs étaient fausses, ou, plus grave encore, insensées. Un enfer de papier peint.

La phrase était venue naturellement à ses lèvres. Un enfer de papier peint. Mais comme, de toute façon, ils étaient voués à la folie…

Au départ, on avait certainement commis une erreur en ne désignant qu’un seul psychiatre pour l’expédition. Les thérapeutes de la Terre étaient eux-mêmes en thérapie. Ça faisait partie de leur job. Mais le psy de Michel se trouvait à Nice. Bien sûr, Michel pouvait lui parler avec un quart d’heure de décalage, mais il ne lui était guère utile. Il ne le comprenait pas vraiment. Là où il vivait, il faisait doux et la mer était bleue comme le ciel, il pouvait se promener sur la plage et – du moins Michel le présumait – il était dans un état de santé mentale raisonnable. Alors que Michel était médecin-psychiatre dans une prison installée en enfer. C’était lui le docteur, et il était malade ! Il avait été incapable de s’adapter. Les gens différaient sur ce point. C’était une question de tempérament. Maya avait un tempérament complètement différent du sien. Il la regarda marcher vers le sas : elle était totalement chez elle ici.

Tandis qu’il se dirigeait vers le quartier des alchimistes, il tenta de replacer les événements de la matinée dans le schéma de ce nouveau système caractérologique. La balance extroversion-introversion figurait parmi les systèmes de caractères les plus étudiés de toute théorie psychologique, avec des quantités de preuves venues de cultures différentes qui consolidaient la vérité objective du concept.

Au sortir de ses réflexions, Michel se retrouva dans le quartier des alchimistes. Il s’efforça de s’intéresser à ce qu’il découvrait. Ici, les hommes se servaient des arcanes de la connaissance pour extraire des diamants du carbone, et ils le faisaient avec tellement de facilité et de précision que le verre des baies était revêtu d’une couche moléculaire de diamant afin de le protéger de la poussière corrosive de l’extérieur. Leurs grandes pyramides de sel (l’une des grandes formes issues de la connaissance ancienne) étaient elles aussi revêtues d’une couche de diamant pur. Mais la pulvérisation moléculaire du diamant n’était qu’une parmi les milliers d’opérations alchimiques qui s’accomplissaient dans ces bâtiments trapus qui, depuis ces dernières années, avaient pris un aspect vaguement musulman, avec leurs parois de briques blanches décorées d’équations en calligraphie de mosaïque noire. Michel rencontra Sax, qui se tenait non loin de l’équation de vélocité terminale inscrite sur un des murs de la briqueterie. Il passa sur la fréquence commune pour lui demander :

— Est-ce que vous pouvez changer le plomb en or ?

Sax inclina son casque, intrigué.

— Pourquoi pas ! Ce sont des éléments. Ce serait difficile… Il faudrait quand même que j’y pense.

Saxifrage Russell. Le flegmatique parfait.

Mais il y avait aussi des mélancoliques, chez les alchimistes. Et Michel, malheureusement pour lui, l’était aussi. Toujours à l’écart, incapable de contrôler ses sentiments, enclin à la dépression. Jamais on n’aurait dû le sélectionner pour Mars, et à présent, il ne parvenait plus à se rappeler pourquoi il avait lutté avec tant de passion pour être choisi. Le souvenir s’était perdu, sans doute englouti dans les images douloureuses, poignantes, fragmentées de l’existence qui avait été la sienne au milieu de son désir de partir pour Mars. Des images minuscules et précieuses : les soirées sur les places, les après-midi d’été à la plage, les femmes de ses nuits. Les oliviers de la garrigue, non loin d’Avignon. Les flammes vertes des cyprès.

Il avait maintenant quitté le quartier des alchimistes. Il se trouvait au pied de la grande pyramide de sel. Lentement, il gravit les quatre cents marches, en posant prudemment le pied sur les tapis bleus antidérapants. À chaque marche, il découvrait un peu plus la plaine d’Underhill, toujours inchangée, dénudée, semée de rochers. Au sommet de la pyramide, dans le pavillon blanc, on pouvait apercevoir Tchernobyl et le port spatial. Rien d’autre. Pourquoi donc était-il venu sur ce monde ? Pourquoi avait-il travaillé si dur et sacrifié tous les plaisirs de la vie, de la famille, du foyer, des loisirs, des jeux… Il secoua la tête. Aussi loin qu’il se souvienne, ç’avait été au centre de sa vie. C’était une compulsion, un objectif à atteindre. Comment faire la différence ? Les nuits baignées de clair de lune dans les oliveraies, la caresse électrisante du mistral et le friselis des feuilles. Il se laissait porter par les vagues, rapides et douces, les bras en croix, sous les étoiles. Et l’une de ces étoiles était toujours présente, rouge entre toutes les autres, faible parfois, et il la cherchait alors, tandis que voletaient autour de lui les feuilles d’olivier. Il avait huit ans ! Mon Dieu !

Il avait eu une jeunesse ordinaire, souvent agitée. Il avait laissé derrière lui de nombreux amis, il était monté à Paris pour étudier la psychologie à l’université, il avait présenté une thèse sur les dépressions nerveuses à bord d’une station spatiale, avant d’aller travailler sur le programme Ariane, puis Glavkosmos. Il s’était marié, il avait divorcé. Françoise lui disait toujours « qu’il n’était pas là ». Il y avait eu toutes ces nuits en Avignon, tous ces jours à Villefranche-sur-Mer, dans le plus bel endroit de la Terre. Et lui passait son temps dans son désir brumeux de Mars ! Absurde ! Stupide ! Une lacune dans son imagination, sa mémoire et, enfin, dans son intelligence. Il avait été incapable de mesurer ce qu’il avait et ce qu’il aurait. À présent, il en payait le prix, prisonnier d’un bout de banquise perdu dans la nuit arctique avec quatre-vingt-dix-neuf étrangers dont aucun ne parlait un mot de français. Il y en avait bien trois d’entre eux qui essayaient, mais le français de Frank était pire que pas de français du tout. Il attaquait les phrases à la hachette.

L’absence de la langue propre à son esprit l’avait conduit à regarder de plus en plus souvent la télévision, ce qui ne faisait qu’exacerber son chagrin. Il enregistrait des monologues vidéo qu’il envoyait à sa mère et à sa sœur, pour qu’elles lui répondent. Il regardait plusieurs fois leurs messages, plus fasciné par les arrière-plans que par leurs visages. Il avait quelquefois des dialogues avec des journalistes. Il était à l’évidence une célébrité en France, et il se montrait vigilant dans ses réponses : il jouait le rôle de Michel Duval, il en assumait la personnalité et le programme. Quelquefois, quand il avait envie d’entendre du français, il lui arrivait d’annuler des rendez-vous. Que les autres aillent donc se gaver d’anglais ! Mais ce genre d’incident avait fini par lui attirer de sévères réprimandes de Frank, suivies d’une conférence en compagnie de Maya. Est-ce qu’il était surmené ? Bien sûr que non. Il n’avait que quatre-vingt-dix-neuf patients, il se promenait en Provence par l’esprit, entre les collines couvertes d’arbres et de vignobles, de ferme en ferme, passant d’une tour en ruine à un monastère, dans un paysage vivant, infiniment plus beau et humain que les étendues de pierraille de la réalité…

Il était dans le salon télé. Apparemment, perdu dans ses pensées, il était revenu. Mais il n’en avait pas le souvenir : il avait cru se trouver encore au sommet de la grande pyramide de sel. Il avait sous les yeux une image vidéo de la paroi d’un canyon de Vallès Marineris, recouverte de lichen.

Il frissonna. Ça recommençait. Il avait perdu le contact avec la réalité et il avait erré. Cela lui était déjà arrivé une dizaine de fois. Et il ne se perdait pas seulement en esprit : il s’enfouissait, il était comme mort vis-à-vis de ce monde. Il regarda autour de lui. On était Ls = 5. C’était le début du printemps boréal, et les parois des grands canyons étaient baignées de soleil. Mais, de toute façon, ils allaient tous devenir dingues…

Quand il regarda de nouveau, il lut Ls = 157. 152 degrés s’étaient écoulés le temps d’une télé-existence. Il rissolait sous le soleil dans la cour de la villa de Françoise, à Villefranche, le regard perdu entre les tuiles, les piliers de terra-cotta, la petite piscine, turquoise sur le fond cobalt de la Méditerranée. Un cyprès montait vers le ciel, oscillant doucement dans la brise, comme un grand plumet vert. Il en percevait le parfum. Et là-bas, il devinait la langue verte du cap Ferrât…

Mais il se trouvait à Underhill Prime, que l’on appelait généralement la tranchée, ou encore l’arcade de Nadia. Il était assis sur le balcon supérieur, les yeux fixés sur un séquoia nain. Derrière, il y avait le mur de verre et les miroirs avec leur gradient de réflexion qui captait la lumière du soleil qui brillait sur la Côte d’Or[20] Tatiana Durova avait été tuée dans la chute d’une grue renversée par un robot, et Nadia était inconsolable.

Mais le chagrin glisse sur nous, à la fin, pensa Michel assis auprès d’elle. Il passe comme la pluie sur les ailes d’un canard. Avec le temps, Nadia se remettrait. Jusque-là, il n’y avait rien à faire. Ils le prenaient pour un sorcier ? Un prêtre ? Si cela était, il se serait guéri lui-même, et ensuite tout ce monde, avant de jaillir vers l’espace pour retourner chez lui. Ça ferait un certain effet de surgir comme ça sur une plage d’Antibes :

— Bonjour, je m’appelle Michel. Je viens juste de revenir.

Mais on était en Ls = 241. Il s’avançait vers le parapet de calcaire alvéolé des Baux et se penchait vers les ruines de l’ermitage médiéval. C’était l’heure du crépuscule et la lumière avait une teinte étrangement martienne, qui faisait flamber le calcaire, tout le village et la plaine qui se déployait jusqu’à la ligne de bronze et de métal en fusion de la Méditerranée. Tout était improbable, comme dans un rêve… Mais c’était un rêve, et il en sortit pour se retrouver dans Underhill.

Phyllis et Edvard revenaient d’une expédition. Phyllis, en riant, leur montrait un bloc de rocher à l’apparence huileuse.

— Il y en avait dans tout le canyon. Des pépites d’or grosses comme le poing.

Il se retrouva dans les tunnels du garage. Le psy de la colonie avait des visions, sombrait dans des failles de sa conscience, les crevasses de sa mémoire. Médecin, guéris-toi toi-même ! Mais il ne le pouvait pas. Il avait le mal du pays et il en devenait fou. Le mal du pays. Il devait exister un terme scientifique plus approprié, qui légitimerait ce mal, qui le rendrait réel, évident au regard des autres. Mais il savait que la maladie était réelle. Il lui arrivait parfois de regretter la Provence au point de ne plus pouvoir respirer. C’était comme le doigt de Nadia. On lui avait arraché quelque chose, mais il éprouvait toujours les élancements douloureux des nerfs fantômes.

Le temps passait, le programme Michel déambulait. C’était une personnalité creuse, un minuscule homuncule du cerebellum subsistant qui téléopérait la chose.

Dans la nuit du second jour de Ls = 266, il se mit au lit. Il était épuisé, alors qu’il n’avait rien fait, vidé de ses forces. Mais, allongé dans l’obscurité, il ne parvint pas à trouver le sommeil. Son esprit tournait douloureusement. Il avait la conscience aiguë d’être très malade. Il aurait tellement aimé cesser sa comédie pour avouer qu’il avait perdu. Pour pouvoir rentrer chez lui. Il ne se rappelait presque plus rien des dernières semaines – ou bien était-ce des mois ? Il n’avait plus aucune certitude. Il se mit à pleurer.

La porte cliqueta et s’ouvrit. Un mince faisceau de lumière venu du hall perça à l’intérieur. Mais il n’y avait personne.

— Oui ?… fit-il en tentant de ravaler ses sanglots. Qui est là ?

La réponse lui arriva dans l’oreille, comme s’il était sur l’intercom de son casque.

— Viens avec moi, lui dit une voix d’homme.

Michel sursauta et se cogna contre la paroi. Il discerna alors une silhouette obscure.

— Nous avons besoin de ton aide, chuchota la silhouette. (Une main se posa sur son bras et le serra.) Et toi, tu as besoin de la nôtre.

Il y avait comme une trace de sourire dans cette voix que Michel ne reconnaissait pas.

La peur le projeta dans un monde nouveau. Soudain, il voyait plus nettement, comme si l’attouchement de son visiteur avait réglé son optique à la façon d’une caméra. L’autre était mince, la peau sombre. Un étranger. L’étonnement domina sa peur, il se leva et se déplaça dans l’ombre avec des gestes précis. Ceux d’un rêve. Il mit ses sandales et suivit l’étranger qui le pressait de sortir dans le couloir. Pour la première fois depuis des années, il sentit la légèreté de la pesanteur martienne. Le couloir semblait empli d’une lumière grise et dense. Mais il savait que seules les bandes d’éclairage du sol étaient allumées. Elles suffisaient à y voir clair, même si on avait peur. Son compagnon avait sur la tête des dreadlocks courtes et noires, ce qui lui donnait une allure de hérisson. Il était de petite taille, fluet, le visage émacié. Un étranger, sans le moindre doute. Un intrus venu des nouvelles colonies de l’hémisphère sud, songea Michel. Mais il le guidait dans Underhill comme un familier des lieux, dans un silence absolu. À dire vrai, tout Underhill était plongé dans le silence, comme un film en noir et blanc. Un film muet. Il jeta un coup d’œil à son bloc de poignet : il était vide. Le laps de temps martien. Il voulut demander : Qui êtes-vous ?, mais le silence était si épais qu’il n’y parvint pas. Il formula les mots en esprit, l’homme se détourna et le regarda, et il découvrit le blanc de ses yeux comme deux cercles lumineux, et ses narines comme deux trous noirs dans son visage.

— Je suis le passager clandestin, dit-il dans un sourire.

Michel vit alors que ses canines étaient décolorées : elles étaient en pierre. De la pierre martienne dans une bouche de Terrien. Mais l’étranger le saisit par le bras et l’entraîna vers le sas de la ferme.

— Dehors, nous allons avoir besoin de casques, chuchota Michel, en reculant.

— Pas cette nuit.

L’étranger ouvrit le sas et Michel ne sentit pas le moindre souffle d’air. Ils y entrèrent et pénétrèrent dans le feuillage. L’air était doux. Hiroko sera furieuse, se dit Michel.

Soudain, il avait perdu son guide. Devant lui, il devina un mouvement et entendit un petit rire cristallin. Comme celui d’un enfant. Il prit brusquement conscience que l’absence de tout enfant dans la colonie expliquait ce sentiment de stérilité qu’ils éprouvaient. Ils construisaient, ils plantaient et, pourtant, en l’absence d’enfants, ce sentiment de stérilité enveloppait leur existence.

Il était effrayé, mais il continua d’avancer vers le centre de la ferme. L’air était humide et chaud, il sentait la boue, l’engrais et le feuillage. La lumière perçait au travers de milliers de trous dans le feuillage, comme si les étoiles avaient réussi à les rejoindre au travers de la baie.

Ils traversèrent un champ de maïs dans un grand bruissement, et Michel eut le sentiment de respirer un parfum de cognac. De petites pattes se hâtaient dans les canaux étroits des rizières où poussait le paddy. Même dans la pénombre, Michel devinait le vert intense des pousses. Et puis, aussi, de petits visages qui souriaient à la hauteur de ses genoux et disparaissaient dès qu’il essayait de les regarder en face. Le sang bouillonnait dans ses veines, il recula de trois pas, puis s’arrêta et pivota. Deux petites filles nues venaient vers lui, suivant l’allée, les cheveux noirs, la peau sombre. Elles ne devaient pas avoir plus de trois ans. Elles avaient les yeux bridés, l’air solennel. Elles lui prirent les mains et il se laissa entraîner le long de l’allée, en les regardant tour à tour.

Quelqu’un avait décidé de s’attaquer à la stérilité. Comme ils s’avançaient, d’autres gamins nus surgirent des buissons pour se rassembler autour d’eux, filles et garçons, certains plus sombres ou plus clairs que les deux petites filles qui l’avaient accueilli, mais tous à peu près du même âge. Michel se retrouva avec une escorte de neuf ou dix enfants lancés au trot. Au centre du labyrinthe végétal, il déboucha sur une clairière. Il y découvrit une dizaine d’adultes, nus également, assis en cercle. Les enfants se précipitèrent sur eux pour les cajoler, avant de s’installer sur leurs genoux. La vision de Michel était maintenant plus claire dans le reflet des étoiles et la brillance des feuilles, et il identifia certains membres de l’équipe de la ferme : Iwao, Raul, Ellen, Rya, Gene, Evgenia. Hiroko était absente.

Après un instant d’hésitation, Michel se débarrassa de ses sandales et ôta ses vêtements avant de prendre place dans le cercle. Il ne savait pas à quoi il participait, mais, pour l’heure, ça n’avait pas d’importance. Certains des autres inclinèrent la tête, et Ellen et Evgenia, qui l’encadraient, lui touchèrent le bras. Puis, brusquement, les enfants se levèrent et coururent vers les travées extérieures en riant et en poussant des cris aigus. Ils revinrent pour former un groupe serré autour d’Hiroko, qui pénétrait maintenant dans le cercle, forme nue et semi-obscure dans le noir. Conduite par les enfants, elle fit lentement le tour du cercle, distribuant à chaque main tendue une poignée de terre. Michel imita le geste d’Ellen et d’Evgenia à son approche, tout en observant la peau satinée d’Hiroko.

Il lui était arrivé une fois, sur la plage de Villefranche, de courir avec des femmes africaines dans la phosphorescence des vagues. Et l’écume lumineuse avait ourlé leur peau noire et luisante…

La terre était tiède et elle avait une odeur de rouille.

— Ceci est notre corps, dit Hiroko.

Elle passa de l’autre côté du cercle et distribua une poignée de terre à chacun des enfants. L’un après l’autre, ils retournèrent s’asseoir parmi les adultes. Elle prit place en face de Michel et entama une mélopée en japonais. Evgenia se pencha vers Michel et traduisit en chuchotant dans son oreille. Ils célébraient l’aréophanie, une cérémonie qu’ils avaient conçue ensemble, inspirés et guidés par Hiroko. C’était une sorte de religion du paysage, une prise de conscience de Mars en tant qu’espace physique coloré par le kami, qui était l’énergie spirituelle, la force présente dans le sol. Le kami se manifestait avec évidence dans certains objets extraordinaires du paysage : piliers de pierre, déjections isolées, falaises en à-pic, intérieurs de cratères étrangement polis, vastes pics circulaires autour des grands volcans. Ces expressions du kami de Mars avaient un analogue terrestre chez les colons eux-mêmes, la force qu’Hiroko appelait viriditas, cette force verdoyante et fructifère qu’ils portaient en eux, qui savait que le monde sauvage est saint. Kami, viriditas : c’était la combinaison de ces forces sacrées qui permettrait de donner une signification à l’existence des humains ici.

Lorsque Michel entendit Evgenia chuchoter le mot combinaison, tous les termes formèrent aussitôt un rectangle sémantique dans son esprit : kami et viriditas, Mars et la Terre, la haine et l’amour, l’absence et le désir. Puis le kaléidoscope se mit en place, les rectangles se replièrent dans son esprit, toutes les antinomies s’effondrèrent pour former une seule et splendide rose, le cœur de l’aréophanie, le kami se fondit dans la viriditas, le vert et le rouge flamboyant ensemble. Michel avait la bouche entrouverte, la peau brûlante. Il ne pouvait rien expliquer et ne le voulait pas. Dans ses veines, son sang courait comme du feu.

Hiroko cessa sa mélopée, leva la main vers sa bouche, et mangea la terre qui était dans sa paume. Tous les autres l’imitèrent. Michel leva la main : ça faisait beaucoup de terre à avaler. Mais il tendit la langue, en lécha une bonne moitié et sentit comme un choc électrique qui fusa jusqu’à son palais. Le gravier se changea en boue. Avec un goût de sel et de rouille, une trace pas désagréable de sels chimiques et d’œuf pourri. Il avala, avec une brève crispation de l’œsophage. Et l’autre moitié suivit. Un marmonnement irrégulier montait du cercle des fidèles, fait de voyelles qui s’enchaînaient : aaa, eee, iii, ooo, uuu… Ils s’attardaient sur chacune pendant une minute environ. Les sons se répétèrent, créant des harmoniques étranges. Et Hiroko reprit une mélopée. Tous se levèrent, et Michel aussi. Ils se déplacèrent tous vers le centre du cercle, Evgenia et Ellen entraînant Michel par les bras. Bientôt, tous se pressèrent contre Hiroko. Michel sentit le contact de toutes ces peaux tièdes contre la sienne. Ceci est notre corps. Certains s’embrassaient, les yeux clos. Ils bougeaient lentement, formant de nouvelles configurations sans jamais perdre le contact des autres. Michel sentit une toison pubienne sur ses fesses, et crut deviner un pénis en érection contre sa hanche. Dans son estomac, il sentait le poids de la terre, mais il avait la tête légère, flottante. Le feu circulait toujours dans ses veines, et sa peau était comme la baudruche d’un ballon. Dans le ciel, il y avait un nombre d’étoiles étonnant, chacune avec sa couleur propre, verte, rouge, jaune ou bleue. Comme des étincelles.

Il était un phénix. Hiroko se pressait contre lui, et il se dressa au centre du feu, prêt à renaître. Elle étreignit son nouveau corps, le serra. Elle était grande et tout en muscles. Ses yeux se rivèrent aux siens. Ses seins étaient collés à ses côtes, et son mont de Vénus à sa cuisse. Elle l’embrassa longuement, la langue dardée entre ses dents. Il perçut le goût de la terre et sentit Hiroko dans le même temps, tout entière. Il sut que durant toute sa vie, le souvenir de cette sensation suffirait à déclencher une érection. Mais là, en cet instant, il était trop subjugué, totalement embrasé.

Hiroko rejeta la tête en arrière et le regarda. L’air grondait dans ses poumons. En anglais, d’une voix calme et douce, elle lui dit :

— Ceci est ton initiation dans l’aréophanie, la célébration du corps de Mars. Bienvenue. Nous adorons le monde. Nous voulons nous y faire une place pour y vivre, un lieu qui soit beau et martien, tel qu’on ne le connaît pas sur Terre. Nous avons construit un refuge caché dans le sud, et à présent, nous allons partir.

« Nous te connaissons et nous t’aimons. Nous savons que ton aide pourra nous être utile. Nous savons que tu pourras avoir besoin de la nôtre. Nous voulons construire ce que tu appelles de tout ton désir, ce que tu n’as pas trouvé ici. Mais sous des formes nouvelles. Car nous ne pouvons jamais revenir en arrière. Nous ne devons aller que de l’avant. Trouver notre propre chemin. Nous commençons cette nuit. Nous voulons que tu viennes avec nous.

Et Michel dit :

— Je viens.

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