SEPTIÈME PARTIE Senzeni Na

1

Au quatorzième jour de la révolution, Arkady Bogdanov rêva de son père. Il était assis sur un coffre en bois, devant un petit feu, au fond de la clairière – une sorte de feu de camp, si ce n’est que les longs toits de tôle d’Ugoly étaient visibles à une centaine de mètres derrière eux. Ils tendaient les mains vers les flammes, et son père lui racontait encore une fois sa rencontre avec un léopard des neiges. Le vent soufflait et faisait danser les flammes. Alors, une sirène d’alarme retentit.

C’était le réveil d’Arkady, réglé sur quatre heures du matin. Il se leva et prit un bain chaud. Une image du rêve lui revint. Depuis le commencement de la révolte, il avait peu dormi : quelques heures grappillées çà et là, et son réveil l’avait tiré de plusieurs rêves en sommeil profond, dont on ne se souvient généralement pas. Presque tous étaient construits autour de souvenirs déformés de son enfance, des souvenirs qui ne lui étaient encore jamais revenus. Il se demandait quel pouvait être le contenu de la mémoire, et si ce stockage n’était pas immensément plus fort que le mécanisme de recherche. Est-ce que chacun était capable de se souvenir de chaque seconde de sa vie, mais seulement dans ces rêves que l’on perdait au réveil ? Est-ce que c’était en quelque sorte nécessaire ? Dans ce cas, que se passerait-il si les gens se mettaient à vivre pendant cent ou deux cents ans ?

Janet Blyleven entra. Elle avait l’air inquiète.

— Ils ont fait sauter Nemesis. Roald a analysé la vidéo et il pense qu’ils ont utilisé un paquet de bombes à hydrogène.

Ils passèrent à côté, dans les vastes bureaux de Carr, où Arkady avait passé la majeure partie de ces deux dernières semaines. Alex et Roald étaient installés devant la TV.

— Écran, dit Roald. Repasser bande 1.

L’image clignota avant de se stabiliser : l’espace noir, le fond des étoiles et, au milieu de l’écran, un astéroïde sombre et irrégulier, visible en fait comme une tache sur les étoiles. Une tache d’un blanc intense apparut sur un côté. Et l’astéroïde éclata et se dispersa presque immédiatement.

— Vite fait, bien fait, commenta Arkady.

— On a une autre prise, sous un autre angle, plus loin.

Sur cette image, l’astéroïde était oblong et on distinguait les cloques argentées de son propulseur de masse. Un éclair blanc, et l’espace noir restitué avec des traces de fragments entre les étoiles, sur la droite de l’écran. Puis plus rien. Pas de nuage incandescent, pas de grondement. Rien que la voix ténue d’un commentateur, qui parlait de la défaite des émeutiers de Mars et de l’écrasement de leur menace d’apocalypse, de la riposte de la défense stratégique terrienne. Quoique, apparemment, les missiles aient été lancés à partir des pistes de la base lunaire de l’Amex.

— Je n’ai jamais vraiment aimé cette idée, dit Arkady. C’est la destruction mutuelle assurée.

— Mais s’il y a bien une destruction mutuelle, et que l’un des camps perde ses capacités… commença Roald.

— Nous n’avons pas perdu nos capacités, en ce qui nous concerne. Et ils estiment aussi bien nos forces que nous estimons les leurs. On repasse donc à la défense suisse.

Ce qui voulait dire : détruire ce que les autres veulent, partir dans les collines et recommencer l’éternelle résistance. Ce qui séduisait infiniment plus Arkady.

— Nous serons plus faibles, trancha Roald d’un ton sec.

Avec la majorité, il avait voté pour qu’on envoie Nemesis vers la Terre.

Arkady acquiesça. Ça, on ne pouvait nier qu’un facteur venait d’être éliminé de l’équation. Mais il n’était pas évident que l’équilibre des forces en ait été modifié. Ce n’était pas lui qui avait eu l’idée de Nemesis, mais Mikhail Yangel, et c’est le groupe des astéroïdes qui avait été chargé du lancement. À présent, ils étaient nombreux à avoir été tués par la grande explosion ou par d’autres, résiduelles, à l’intérieur de la ceinture. Et l’opération Nemesis avait fait croire aux populations que les rebelles étaient prêts à des destructions massives sur Terre. Comme l’avait fait remarquer Arkady, c’était vraiment une très mauvaise idée.

Mais une révolution se vivait comme ça. Personne n’exerçait un réel contrôle, quoi qu’en pensent les gens. Et c’était sans doute mieux comme ça, et plus particulièrement ici, sur Mars. Les combats avaient été durs pendant la première semaine : l’AMONU comme les transnationales avaient augmenté leurs forces de sécurité l’année précédente. Un certain nombre de grandes villes avaient été investies instantanément, mais le nombre de groupes rebelles avait été sous-estimé. Plus de soixante cités et stations avaient proclamé leur indépendance. Les gens avaient surgi des collines, des labos et ils avaient simplement pris le pouvoir. La Terre, maintenant, était en opposition par rapport au soleil, le port de transit de navette le plus proche avait été détruit, et c’était au tour des forces de sécurité d’être assiégées, dans les cités majeures ou ailleurs.

La centrale physique appela : ils avaient des ennuis avec les ordinateurs, et ils voulaient qu’Arkady vienne jeter un coup d’œil sur place.

Il traversa Menlo Park. Le soleil venait de se lever et le cratère de Carr était encore presque complètement plongé dans l’ombre. Seuls la paroi ouest et les grands bâtiments de béton de la centrale apparaissaient dans les rayons jaunes et durs du soleil levant, qui transformaient les pistes des pentes en rubans d’argent. Les rues de la cité s’éveillaient lentement. Des rebelles avaient afflué depuis les autres villes et les Highlands, et ils dormaient dans le parc. Les gens se levaient et s’extrayaient de leurs sacs de couchage, les jambes raides, les cheveux hirsutes, les yeux gonflés. Les températures nocturnes restaient stables, mais il faisait encore froid à l’aube, et tous se pressaient maintenant autour des réchauds, en s’activant avec leurs samovars et leurs cafetières, se tournant souvent vers l’ouest pour mesurer la progression de la lumière. Ils agitaient la main en apercevant Arkady, et il s’arrêta plusieurs fois pour répondre à leurs questions ou donner des conseils d’un ton joyeux. Il sentait le changement d’atmosphère, il retrouvait ce sentiment d’être avec tous les autres dans un espace différent, face une fois encore aux mêmes problèmes. Ils étaient de nouveau tous égaux, ils brillaient du même éclat devant leurs réchauds, leurs circuits thermiques : l’éclat électrique de la liberté.

Il murmura dans son bloc de poignet :

— Ce parc me rappelle ce qu’Orwell disait à propos de Barcelone aux mains des anarchistes – c’est l’euphorie d’un nouveau contrat social, le retour à ce rêve d’enfant d’honnêteté et de justice avec lequel nous commençons tous…

Un bip, et le visage de Phyllis apparut sur l’écran minuscule, ce qui l’agaça.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Nemesis a été détruite. Nous voulons que vous vous rendiez avant que d’autres dommages soient commis. Arkady, c’est très simple. C’est vous rendre ou mourir…

Il faillit rire. Elle était tout à coup comme la vieille sorcière méchante du Magicien d’Oz, au centre de la boule de cristal.

— Il n’y a pas de quoi sourire !

Il comprit soudain qu’elle avait peur.

— Tu sais très bien que nous n’étions pour rien dans Nemesis. C’est absurde.

— Comment peux-tu te montrer aussi stupide ?

— Ce n’est pas de la stupidité. Écoute, voilà ce que tu vas dire à tes maîtres : s’ils essaient de neutraliser les villes libérées, nous détruirons tout sur Mars.

La tactique de défense suisse.

— Est-ce que tu crois que c’est vraiment important ?

Elle avait les lèvres blêmes et son visage n’était plus qu’un masque primitif de fureur.

— Mais oui, ça compte, Phyllis. Je ne suis que la calotte polaire de tout cela. En profondeur, il existe une lentille énorme que tu ne peux pas voir. Elle est vraiment très vaste et, là, ils ont les moyens de riposter s’ils le veulent.

Elle avait dû baisser le bras car l’image tourbillonna et montra soudain le sol.

— Tu as toujours été un idiot, fit la voix désincarnée de Phyllis. Même à bord de l’Arès.

Et elle coupa la communication.

Arkady reprit son chemin. Le réveil de la ville n’était plus aussi réconfortant que le moment d’avant. Si Phyllis avait peur…

Les gens de la centrale travaillaient sur un dysfonctionnement. Quelques heures auparavant, le niveau d’oxygène s’était mis à grimper dans toute la ville et aucune alarme ne s’était déclenchée. C’était un technicien qui l’avait découvert par hasard.

Une demi-heure encore, et ils trouvèrent : il y avait eu substitution de programme. Ils effectuèrent le changement, mais cela ne parut pas apaiser Tati Anokhin.

— Il y a certainement eu sabotage. Il doit rester plus d’oxygène qu’on ne le lit. En ce moment même, ça doit monter à 40 %.

— Pas étonnant que tout le monde soit de bonne humeur ce matin.

— Pas moi. Et puis, cette histoire d’euphorie, c’est un mythe.

— Vous en êtes certain ? Revoyez donc le programme et vérifiez l’identification d’encryptage. Il y a peut-être d’autres substituts sous celui-là.

Arkady retourna vers les bureaux. Il était à mi-chemin quand il entendit une détonation au-dessus de lui. Il leva la tête et découvrit un petit trou dans le dôme. L’air devint iridescent, comme s’ils étaient à l’intérieur d’une énorme bulle de savon. Un éclair et un grondement le firent trébucher. Il lutta pour se redresser et tout prit feu autour de lui dans le même instant : les gens flambaient comme des torches. Et, sous ses yeux, son bras droit s’enflamma.

2

Détruire les villes martiennes n’était pas difficile. Pas plus que de briser une vitrine, de faire éclater un ballon.

Nadia Chernechevsky le découvrit alors qu’elle se terrait dans les bureaux municipaux de Lasswitz, une cité-tente qui avait été trouée un soir, juste après le coucher du soleil. Tous les survivants s’étaient repliés dans les bureaux et la centrale. Depuis trois jours, ils passaient leur temps à essayer de réparer la tente et à regarder la TV pour savoir ce qui était arrivé. Mais les bulletins d’infos de la Terre ne parlaient que des conflits de la planète mère, qui paraissaient s’être fondus en une seule déflagration. Parfois, un flash rapportait la destruction de cités martiennes. De nombreux cratères sous dôme avaient été touchés par des missiles venus de l’horizon. Dans un premier temps, ils étaient chargés d’oxygène ou de carburants oxygénés, et rapidement suivis d’un ignoteur qui déclenchait des explosions à divers degrés : incendies antipersonnels, détonations qui soufflaient les dômes, et enfin des explosions assez puissantes pour laisser un nouveau cratère. Les incendies antipersonnels déclenchés par l’oxygène semblaient les plus courants : ils laissaient en grande partie l’infrastructure intacte.

Nadia observait les images dansantes qui témoignaient de la peur réelle des cameramen, l’estomac noué.

— Qu’est-ce qu’ils font ? Ils testent des méthodes ? hurla-t-elle.

— J’en doute, fit Yeli Zudov. Il s’agit probablement de différents groupes qui utilisent des méthodes différentes. Certains semblent viser des dommages minimes alors que d’autres veulent apparemment tuer le plus grand nombre de gens possible. Rien que pour faire de la place aux prochains flux migratoires.

Nadia se détourna, bouleversée. Elle se dirigea vers la cuisine où l’on avait installé un générateur pour le micro-ondes. Ils se nourrissaient maintenant de surgelés. Elle donna un coup de main en sortant les plats. Elle circulait entre les files d’attente, les visages défaits, sales, plusieurs marqués de cloques de gelure. Certains bavardaient, excités, d’autres restaient plantés comme des statues, ou bien somnolaient, effondrés les uns contre les autres. La plupart étaient des réfugiés de Lasswitz, mais un grand nombre avaient été sous des tentes ou des abris détruits par des attaques venues de l’espace, ou des forces au sol.

— C’est stupide, disait une vieille femme arabe à un petit homme noueux. Mes parents étaient dans le Croissant rouge lors des bombardements américains sur Bagdad. Si l’ennemi occupe le ciel, on ne peut rien faire ! Rien ! Il faut nous rendre. Dès que possible !

— Mais à qui ? dit le petit homme d’un ton méfiant. Et pour qui ? Et comment ?

— À n’importe qui, pour tout le monde, et par radio, bien sûr !

La vieille femme lança un regard noir à Nadia, qui haussa les épaules.

Son bloc de poignet bippa, et elle entendit la voix ténue de Sacha Yefremov. La station de captage d’eau du nord de la ville venait d’être détruite par une explosion et le puits crachait de l’eau et de la glace.

— J’arrive, dit Nadia, secouée.

La station de captage était située sur l’aquifère de Lasswitz, l’un des plus importants de la planète. Si l’aquifère perçait en surface, la station, la cité et le canyon tout entier seraient engloutis – plus grave encore : Burroughs n’était qu’à deux cents kilomètres plus bas, sur la pente de Syrtis et d’Isidis, et l’inondation se propagerait jusque-là ! Burroughs ! La population était trop nombreuse pour concevoir une évacuation, surtout depuis qu’elle était devenue le principal refuge de ceux qui fuyaient la guerre, car ils ne pouvaient aller nulle part ailleurs.

— Il faut se rendre ! insista la vieille femme, depuis l’autre bout de la salle. Tous !

— Je crois que ça ne servirait plus à rien, dit Nadia avant de s’élancer vers le sas.


Nadia avait dressé les plans de Lasswitz et en avait supervisé la construction, six ans auparavant seulement, et elle avait une idée sur ce qu’il convenait de faire. La cité était sous tente, du type Nicosia, la ferme et la centrale installées dans des structures différentes, et la station de captage plus loin au nord. Toutes les structures se trouvaient sur le plancher du canyon Arena, orienté est-ouest. Les parois étaient presque verticales, hautes de cinq cents mètres. La station de captage de l’aquifère se trouvait à quelques centaines de mètres de la paroi nord qui, à cet endroit, était dominée par un surplomb impressionnant. Tout en roulant vers la station avec Sacha et Yeli, Nadia leur expliqua rapidement son plan.

— Je pense que nous pouvons abattre la falaise sur la station. Si nous y arrivons, le glissement de terrain devrait étouffer la fuite.

— Mais est-ce qu’elle n’est pas assez forte pour repousser l’avalanche de rocaille ? s’inquiéta Sacha.

— Sûrement, si tout l’aquifère explosait. Mais si nous le recouvrons alors qu’il n’est encore qu’un puits débouché, l’eau sera gelée dans l’avalanche et, je l’espère, elle formera un barrage assez solide. La pression hydrostatique dans cet aquifère est à peine supérieure à la pression lithostatique de la roche, donc le flux artésien n’est pas trop élevé. Sinon, nous serions déjà tous noyés.

Elle freina. À travers le pare-brise, les restes de la station étaient visibles sous le nuage de vapeur gelée. Un patrouilleur venait droit sur eux à pleine vitesse, en cahotant. Nadia fit un appel de phares et passa sur la fréquence radio commune. C’était l’équipe de la station : Angela et Sam, fous de rage après les événements qu’ils venaient de vivre. Quand ils eurent achevé le récit de la dernière heure, Nadia leur exposa son idée.

— Ça pourrait marcher, dit Angela. Une chose est certaine : rien d’autre ne peut l’arrêter à présent. Ça jaillit à plein.

— Il va falloir faire vite, ajouta Sam. La roche se délite à une vitesse incroyable.

— Si nous n’arrivons pas à l’étouffer, fit Angela avec un enthousiasme quelque peu morbide, ce sera comme lorsque l’Atlantique a franchi le détroit de Gibraltar pour la première fois et s’est déversé dans le bassin méditerranéen. Une cataracte de dix mille ans.

— Je n’en ai pas entendu parler, de celle-là, dit Nadia. Venez : on va aller jusqu’à la falaise et mettre les robots au travail.

En route, elle avait donné l’ordre à tous les robots de construction de quitter leur hangar pour se diriger vers la paroi nord voisine de la station de captage. Quand ils descendirent des patrouilleurs, ils constatèrent que certains des robots les plus rapides étaient déjà sur place, et que les autres suivaient à quelque distance dans le fond du canyon. Une pente d’éboulis se dressait au pied de la falaise comme une énorme vague figée, luisant sous le soleil au zénith. Nadia coupla les excavatrices et les bulldozers et programma les instructions nécessaires pour se frayer un chemin dans les éboulis.

Elle montra aux autres la carte aréologique du canyon qu’elle venait d’appeler sur l’écran du patrouilleur.

— Vous voyez… Il y a une fissure, là, juste derrière le surplomb. C’est ce qui provoque cette inclinaison du bord. Si nous déclenchons tous les explosifs dont nous disposons ici, au fond de la fissure, le rocher va tomber, vous ne pensez pas ?

— Je ne sais pas, dit Yeli. Mais ça vaut le coup d’essayer.

Dès que les autres robots les eurent rejoints avec l’arsenal d’explosifs qui restait du creusement des fondations de la ville, elle se mit au travail. Elle programma les véhicules pour qu’ils creusent un tunnel au bas de la falaise. Au bout d’une heure, elle déclara :

— Maintenant, on retourne en ville et on fait évacuer tout le monde. Je ne suis pas certaine de l’importance de l’effondrement et je ne tiens pas à ce que quiconque soit enterré là-dessous. Nous disposons de quatre heures.

— Grands dieux, Nadia !

— J’ai dit quatre heures.

Elle pianota un dernier ordre et lança le patrouilleur. Angela et Sam suivirent, en poussant un grand cri de soulagement.

— Vous n’avez pas l’air fâchés de ficher le camp, leur dit Yeli.

— Bon Dieu, ça commençait à être vraiment emmerdant ! fit Angela.

— Ça ne posera plus de problème dorénavant.

L’évacuation s’avéra difficile. Ils étaient nombreux à refuser de partir, et il n’y avait guère de place dans les patrouilleurs. Finalement, on réussit à tous les entasser et la caravane s’engagea sur la route à transpondeurs en direction de Burroughs. Lasswitz était désormais déserte. Nadia perdit une heure à essayer de joindre Phyllis par satellite, mais tous les canaux étaient encombrés ou brouillés. Elle laissa finalement un message sur le satellite : « Nous sommes les non-combattants de Syrtis Major. Nous essayons d’endiguer l’aquifère de Lasswitz pour qu’il n’inonde pas Burroughs. Alors laissez-nous tranquilles ! »

C’était une reddition, en quelque sorte.

Angela et Sam avaient quitté leur patrouilleur pour les rejoindre. Ils escaladèrent la route en montagnes russes de la falaise jusqu’à la bordure sud du canyon d’Arena. La paroi nord intimidante se dressait devant eux. Tout en bas, sur la gauche, ils distinguaient la cité. À cette distance, elle paraissait presque normale. Mais, un peu plus à droite, il était évident que quelque chose se passait. La station était traversée en son milieu par un épais geyser blanc, pareil à un jet de gaz carbonique, qui retombait en une averse de blocs de glace sale, blanchâtres ou rougeâtres. Sous leurs yeux, l’équilibre de cette masse bizarre changea, révélant brièvement un torrent d’eau noire qui fut gelé avec une rapidité folle. Des tourbillons de brouillard montèrent des craquelures de la roche avant de s’effilocher vers le bas du canyon, emportés par le vent. Le rocher et le gravier étaient à tel point déshydratés que, lorsque l’eau les touchait, ils explosaient sous l’effet de violentes réactions chimiques. Quand l’eau ruisselait sur un sol sec, de grands nuages de poussière jaillissaient dans l’air pour se confondre avec les vapeurs gelées.

— Ça, ça plairait à Sax, commenta Nadia d’un ton sinistre.

À la minute prévue, quatre jets de fumée fusèrent à la base de la paroi nord. Durant plusieurs secondes, ensuite, il ne se passa rien, et les observateurs, paralysés, gémirent. Puis la falaise fut secouée, et le roc en surplomb dévala la pente, lentement, majestueusement. Des nuages de fumée denses furent soufflés depuis la base de la falaise, et des nappes de déjections suivirent, comme l’eau filtrant d’un iceberg. Le patrouilleur vibra sous l’effet d’un grondement sourd et Nadia l’éloigna prudemment du rebord sud. Juste avant qu’un nuage boursouflé de poussière n’occulte la vue, ils aperçurent la coulée de terrain qui enfouissait la station.

Angela et Sam applaudissaient.

— Comment saurons-nous si ça a marché ? demanda Sacha.

— Attendons d’y voir à nouveau, fit Nadia. Heureusement, l’eau aura gelé en aval. Rien ne devrait plus bouger.

Lentement, le vent dispersa la poussière. Ses compagnons applaudirent : la station de captage avait disparu, recouverte maintenant d’une couche de terrain noir. Il y avait une découpe en arc béante dans la paroi nord. Mais ils étaient passés à un doigt de la catastrophe et, si Lasswitz existait encore, la couche qui recouvrait la station ne semblait pas très dense. Le déversement s’était interrompu, pourtant. Il restait une enveloppe épaisse, d’un blanc sale, dressée comme le front d’un glacier au milieu du canyon. Un mince rideau de vapeur givrée s’en élevait. Néanmoins…

— On redescend à Lasswitz pour jeter un coup d’œil sur les moniteurs de l’aquifère, décida Nadia.

En marcheur, casqués, ils parcoururent les rues désertes. Le centre d’étude de l’aquifère était tout proche des bureaux. C’était étrange, de retrouver leur refuge de ces derniers jours totalement vide.

Ils pénétrèrent dans le centre et lurent les relevés des senseurs souterrains. Beaucoup avaient été neutralisés, mais ceux qui fonctionnaient encore indiquaient que la pression hydrostatique était plus élevée que jamais, et qu’elle ne cessait d’augmenter. Comme une confirmation, ils sentirent une faible secousse sous leurs pieds. Jamais cela ne s’était produit sur Mars.

— Merde ! s’exclama Yeli. Ça va péter une fois encore, c’est sûr !

— Il faut forer un puits d’écoulement, dit Nadia. Une sorte de valve de pression.

— Mais s’il explose comme le premier ? s’inquiéta Sacha.

— Si on le met en place en haut de l’aquifère, ou au milieu, la pression devrait être suffisante. Aussi bien en tout cas que l’ancienne station de captage, que quelqu’un a dû faire sauter, sinon elle fonctionnerait encore. (Elle secoua la tête avec une expression amère.) C’est un risque que nous devons courir. Si ça marche, ça marche… Sinon… Nous ne ferons que provoquer un autre geyser. Mais si nous ne faisons rien, de toute façon, ça ressemblera à un geyser.

Elle redescendit la rue principale avec son équipe jusqu’au hangar des robots, et s’installa dans le centre de commande pour recommencer la programmation. Un forage standard, sous une menace d’éruption maximale. L’eau atteindrait la surface sous l’effet de la pression artésienne avant d’être canalisée jusqu’à un pipeline qui l’évacuerait de la région d’Arena. Ils étudièrent diverses cartes et simulèrent des écoulements dans plusieurs canyons parallèles, vers le nord et le sud. Ils s’aperçurent qu’ils étaient tous importants. Tout ce qui se déversait dans Syrtis descendait vers Burroughs comme dans un bol gigantesque. Il leur faudrait faire courir le pipeline sur près de trois cents kilomètres pour trouver un chenal.

— Et si on prenait Nili Fossae comme déversoir, proposa Yeli. L’eau s’écoulerait droit vers le nord sur Utopia Planitia et elle gèlerait sur les dunes du nord.

— Sax doit vraiment adorer cette révolution, répéta Nadia. Ils n’auraient jamais approuvé tout ça.

— Oui, mais il y a pas mal de ses projets qui vont être bousillés.

— En termes de pensée, pour Sax, ça doit quand même représenter un bénéfice net. Toute cette eau en surface…

— Il faudra lui poser la question.

— Si jamais on le revoit…

Yeli resta silencieux un bref instant, puis dit :

— Il y a tant d’eau que ça, en réalité ?

— Oui, il n’y a pas que Lasswitz, intervint Sam. J’ai vu quelques séquences – ils ont fait exploser l’aquifère de Lowell. Une inondation énorme comme celles qui ont submergé les chenaux d’évacuation. Des milliards de tonnes de régolite ont été précipités sur les pentes. Pour l’eau, toute mesure est impossible. C’est incroyable.

— Mais pourquoi ? geignit Nadia.

— Parce que c’est la meilleure arme dont ils disposent, à mon avis.

— Mais ça n’est pas une arme ! Ils ne peuvent pas viser, ni l’arrêter !

— Non. Personne ne le peut. Réfléchis bien – toutes les villes des pentes de Lowell ont disparu : Franklin, Drexler, Osaka, Galileo, et même Silverton, j’imagine. Elles appartenaient toutes aux transnationales. Je crois que la plupart des cités minières installées dans les chenaux sont vulnérables. J’aurais dû y penser avant.

— Alors, les deux camps attaquent l’infrastructure, résuma Nadia d’un ton morne.

— C’est ça.

Elle devait se remettre au travail : il n’y avait pas d’autre choix possible. Ils reprirent la programmation des robots et passèrent toute la soirée, puis la journée du lendemain, à diriger les robots sur le site du forage. Ils perçaient tout droit. L’unique problème était de ne pas provoquer une éruption. Le raccordement du pipeline destiné à évacuer l’eau vers le nord fut encore plus simple. Depuis plusieurs années, l’opération était entièrement automatique. Mais ils doublèrent tout le dispositif, pour ne pas courir de risque.

Ils estimèrent enfin que l’ensemble était opérationnel. Avec l’espoir qu’il tiendrait sur trois cents kilomètres. Le pipeline allait être construit au rythme d’un kilomètre à l’heure, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Si tout se passait bien, il atteindrait Nili Fossae dans douze jours. Juste au moment où le forage serait achevé. Et si le barrage créé par le glissement de terrain tenait jusque-là, ils auraient enfin leur valve.

Burroughs était donc momentanément hors de danger. Nadia, écroulée dans un siège, regardait les infos de la Terre en grignotant son dîner micro-ondes. Les révolutionnaires de Mars étaient décrits de cent façons, toutes plus atroces les unes que les autres : des extrémistes, des communistes, des vandales, des saboteurs, des rouges, des terroristes… Mais il n’était question nulle part de rebelles ou de révolutionnaires, des mots que la moitié de la population terrienne (au moins) aurait approuvés. Non, ils n’étaient que des groupes de fous destructeurs. Il y avait un zeste de vérité là-dedans, se dit Nadia, augmentant du coup sa colère.

— On devrait rallier n’importe quel camp ! proclama Angela, et participer à la lutte !

— Mais je ne lutte contre personne, s’entêta Nadia. C’est idiot ! Jamais je ne m’engagerai. Je répare ce que je peux, mais je ne vais pas me battre pour tout ça !

Ils reçurent un message radio. Le dôme du cratère de Fournier, à huit cent soixante kilomètres de là, venait de craquer. La population s’était réfugiée dans des bâtiments étanches, mais l’air commençait à manquer.

— Je veux y aller, déclara Nadia. Il y a un hangar à robots énorme là-bas. Ils pourront réparer le dôme et, ensuite, on les enverra sur Isidis.

— Mais comment vas-tu y aller ? demanda Sam.

Nadia réfléchit.

— En ULM, je pense. Il y a encore certains des nouveaux 16 D sur le terrain de la bordure sud. C’est le moyen le plus rapide, et peut-être le plus sûr, qui sait ? (Elle se tourna vers Yeli et Sacha.) Qui veut s’envoler avec moi ?

— Je veux bien, dit Yeli, et Sacha acquiesça.

— On va t’accompagner, dit Angela. Avec deux unités, ce sera plus sûr.

3

Les deux appareils avaient été construits aux ateliers aéronautiques de Spencer, dans Elysium. Les 16 D étaient le dernier cri en matière de delta quadriplaces ultralégers à turbo-jets. Ils étaient en aréogel et plastique et plutôt dangereux à piloter à cause de leur extrême légèreté. Mais Yeli était un as du pilotage, et Angela aussi. Ils passèrent la nuit dans le petit aérodrome désert avant de décoller au matin droit vers le soleil. Il leur fallut un bon moment avant de plafonner à mille mètres.

La planète présentait une apparence trompeusement normale, toujours aussi rude, quoique un petit peu plus blanche sur les parois nord, comme gagnée par le parasite du vieillissement. Puis ils survolèrent le canyon d’Arena : un glacier sale, un fleuve de blocs de glace brisés. Là où le flot s’était étalé quelque temps, le glacier s’était élargi. Parfois, la glace redevenait d’un blanc pur mais, partout ailleurs, elle portait les traces des tons de Mars et se fondait souvent en une mosaïque de brique, de soufre, de noir charbonneux et de cannelle, de crème et de sang… Un tapis multicolore qui coulait sur le plancher du canyon jusqu’à l’horizon, à quelque soixante-quinze kilomètres de distance…

Nadia demanda à Yeli de mettre le cap au nord afin d’inspecter la région où les robots étaient censés poser le pipeline. Peu après, un message leur parvint, très faible. Il provenait d’Ann Clayborne et Simon Frazier. Ils étaient pris au piège dans le cratère Peridier, qui n’avait plus de dôme. C’était sur la route du nord, ce qui ne posait aucun problème.

Le secteur qu’ils survolaient semblait tout à fait négociable pour l’équipe robotique. Le terrain était plat, parsemé de déjections, mais sans escarpements incontournables. La région de Nili Fossae commençait au-delà, très graduellement, par quatre dépressions très faibles qui s’infléchissaient vers le nord-est comme des empreintes de doigts estompées. À cent kilomètres au nord, ils se retrouvèrent en parallèle avec des failles profondes de cinq cents mètres, séparées par des terres sombres, les coulées des cratères : une configuration lunaire qui, pour Nadia, évoquait un site de construction délabré. Plus au nord encore, ils eurent une surprise : à l’endroit où le canyon le plus oriental débouchait sur Utopia, un autre aquifère avait éclaté. Dans sa partie supérieure, ce n’était qu’un simple affaissement de terrain, fendillé par des éclats de verre, mais, plus bas, des plaques d’eau gelée marquaient en noir et blanc le sol fracturé, déchirant d’autres blocs qui étaient portés par le flot de vapeur avant d’exploser. La blessure avait creusé le sol sur trente kilomètres et elle allait jusqu’à l’horizon du nord sans montrer le moindre signe de dissipation.

Nadia appela Yeli et lui demanda de se rapprocher.

— Je veux éviter la vapeur, dit Yeli, qui observait lui aussi les dommages.

— Ça représente une énorme quantité d’eau, dit Angela.

Nadia passa sur la fréquence des cent premiers et appela Ann à Peridier.

— Ann, est-ce que tu es au courant de ça ? (Elle lui décrivit le spectacle qu’ils avaient sous les yeux.) Et ça continue. La glace se déplace et on voit des étendues d’eau libre. Certaines sont noires, d’autres rouges.

— Tu entends quelque chose ?

— Une sorte de bourdonnement. Comme un ventilateur. Et aussi des craquements dans la croûte de glace… Oui. Mais il y a tellement d’eau et on fait aussi tellement de bruit !

— Tu sais, cet aquifère n’est pas aussi énorme que ça à côté de certains autres.

— Et comment font-ils pour les faire sauter ? On peut vraiment y arriver ?

— Avec certains, oui. Ceux dont la pression hydrostatique dépasse la pression lithostatique poussent la roche vers le haut. La couche de permafrost forme une sorte de barrage de glace, si tu veux. Mais si tu fores un puits, ou si tu fais fondre cette couche…

— Comment ?

— Grâce à la fusion du réacteur.

Angela appuya sa réponse d’un sifflement.

— Mais les radiations ?

— Oui, bien sûr, mais est-ce que tu as consulté ton tableau de contrôle récemment ? Je pense que deux ou trois de tes cadrans ont dû griller !

— Oh, bon sang ! s’écria Angela.

— Voilà où nous en sommes, conclut Ann avec ce ton morne et distant qu’elle prenait quand elle était très en colère. Est-ce que vous allez venir à Peridier ?

— Nous mettons cap à l’est, dit Yeli. Je voulais un point visuel sur le cratère Fv.

— Bonne idée.

Peridier apparut bientôt à l’horizon, avec ses parois basses et érodées. Son dôme avait été effectivement détruit et des lambeaux de tissu roulaient sur les bords du cratère, comme des étendards déchirés. En s’envolant, ils évoquaient plutôt les restes d’une cosse éclatée. La piste du sud était éblouissante sous le soleil. Nadia décrivit un arc au-dessus des bâtiments sombres en les observant à la lunette. Comment ? Qui ? Pourquoi ? Elle ne trouvait pas de réponse. Ils se dirigèrent vers une piste d’atterrissage, vers la paroi opposée du cratère. Les hangars avaient été abandonnés et ils empruntèrent les quelques petits véhicules qui restaient pour gagner la cité.

Les survivants de Peridier s’étaient terrés dans la centrale physique. Nadia et Yeli franchirent le sas et serrèrent Ann et Simon entre leurs bras avant d’être présentés aux autres. Ils étaient une quarantaine et ne survivaient que sur les réserves d’atmosphère des bâtiments étanches et les rations d’urgence.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Angela, et elle reçut la réponse d’un chœur grec.

En résumé, une explosion unique avait fait éclater le dôme comme un ballon et, sous l’effet de la décompression brutale, plusieurs bâtiments avaient sauté. Heureusement, la centrale avait été renforcée et elle était parvenue à soutenir la différence de pression. Ceux qui se trouvaient à l’intérieur avaient survécu. Seuls.

— Où est Peter ? demanda Yeli, effrayé.

— Il est à Clarke, lui dit très vite Simon. Il nous a appelés immédiatement après que tout a commencé. Il a essayé de prendre une des cabines de descente mais, maintenant, c’est l’affaire de la police, et je pense qu’ils sont nombreux en orbite. Il redescendra quand il pourra. De toute façon, il y a moins de risques là-haut. Et je ne suis pas pressé de le revoir.

Nadia pensa à Arkady. Mais il n’y avait rien qu’elle puisse faire et, très vite, elle se lança dans la reconstruction de Peridier. Elle demanda d’abord aux survivants quels étaient leurs plans. Ils haussèrent les épaules et elle leur suggéra alors de dresser une tente plus petite que le dôme en utilisant les matériaux stockés dans les hangars de l’aéroport. Il y avait sur place une quantité de robots en réserve et la reconstruction ne nécessiterait pas trop de travaux préliminaires. Les survivants étaient enthousiastes : ils venaient de découvrir que les hangars étaient autant de cavernes d’Ali Baba. Mais Nadia secoua la tête.

— Tout était dans les données, dit-elle à Yeli un peu plus tard. Ils n’avaient qu’à les interroger. Mais ils ne pensent à rien. Ils regardent la TV et ils attendent.

— Nadia, voir un dôme comme celui-là partir en éclats, ça fait vraiment un choc. Ils voulaient avant tout être certains que leur habitat était en sécurité.

— Je suppose.

Une semaine environ après leur arrivée, ils redécollèrent. Ann et Simon avaient pris place dans l’appareil d’Angela et Sam.


Ils volaient vers le sud, au-dessus de la pente d’Isidis, en direction de Burroughs, lorsqu’un message codé crépita dans la radio. Nadia trouva dans son sac une liste qu’Arkady lui avait donnée et, quand elle eut repéré le numéro de code qu’elle voulait, elle l’introduisit dans l’intelligence du delta et ils purent déchiffrer le message grâce au programme d’Arkady. L’IA le débita d’un ton monocorde :

— L’AMONU s’est emparée de Burroughs et tous ceux qui s’y présentent sont mis en état d’arrestation.

Le silence régna un instant. Ils filaient dans le ciel rose. Tout en bas, la plaine d’Isidis s’inclinait vers la gauche.

— Allons n’importe où, déclara Ann. Nous pouvons leur dire en personne de cesser leurs attaques.

— Non, protesta Nadia. Il faut que je puisse travailler. Et s’ils nous bouclent… Et puis, qu’est-ce qui te fait croire qu’ils écouteront ce que nous avons à leur dire ?

Ann se tut et Nadia se tourna vers Yeli.

— Est-ce qu’on pourrait atteindre Elysium ?

— Oui.

Ils dévièrent donc vers l’est en ignorant les appels du contrôle aérien de Burroughs.

— Ils ne nous poursuivront pas, dit Yeli d’un ton assuré. Le radar satellite montre qu’il y a des tas d’appareils dans ce secteur, trop nombreux pour qu’ils puissent tous les intercepter. Et puis, ce serait une perte de temps, car je soupçonne qu’il y a pas mal de leurres dans le ciel en ce moment. Quelqu’un a dû lancer des drones, ce qui brouille la situation à notre avantage.

— Quelqu’un qui se donne à fond dans cette bataille, murmura Nadia en fixant l’image radar.

Cinq ou six objets scintillaient dans le quadrant sud.

— C’est toi, Arkady ? Et tu m’aurais caché ça ?… (Elle repensa à cet émetteur radio qu’elle venait de trouver dans son sac.) Mais peut-être qu’il n’était pas caché. Peut-être que je refusais de le voir, c’est tout.


Ils se posèrent à proximité de Fossa Sud, le plus grand canyon couvert de la région. La toiture était encore là mais – ils le découvrirent peu après – seulement parce que la cité avait été dépressurisée avant d’être trouée. Les habitants s’étaient enfermés dans les derniers bâtiments intacts et luttaient pour entretenir la ferme. Il y avait eu une explosion à la centrale, et plusieurs autres dans la cité. Des travaux importants étaient nécessaires, mais le site pouvait fonctionner à nouveau très vite, et la population était plus entreprenante que celle de Peridier. Nadia se lança à corps perdu dans le travail, bien décidée à ne pas perdre une minute.

Quand Fossa Sud fut recouverte à nouveau, asséchée et chauffée, elle lança des équipes à la recherche des survivants éventuels sur le flanc ouest du canyon, puis plus loin en direction du sud, vers d’autres canyons. Ensuite, elle se pencha sur les programmes de fabrication d’outils afin de mettre en place des lignes de robots sur les pipelines fracturés de Chasma Borealis.

— Mais qui a pu faire tous ces dégâts ? demanda-t-elle avec dégoût en regardant sur la TV les canalisations qui crachaient leur purée de glace.

Cette question lui avait été arrachée malgré elle. En vérité, elle ne voulait pas savoir. Elle ne tenait pas à réfléchir à la stratégie d’ensemble, elle ne voulait penser qu’à ce pipeline brisé, perdu entre les dunes. Mais Yeli la prit au mot :

— C’est difficile à dire. Les journaux terriens ne concernent plus que la Terre, maintenant, si l’on excepte une info de temps en temps. Apparemment, les prochaines navettes vont amener des troupes de l’ONU qui sont censées rétablir l’ordre sur Mars. Mais sur la Terre, on ne parle que de la guerre du Moyen-Orient, de la mer Noire, de l’Afrique, et tout le reste… Une bonne partie du club du Sud est en train de bombarder les nations à pavillons de complaisance, et le groupe des Sept a déclaré qu’il allait les défendre. Il y a aussi un agent biologique qui s’est répandu sur le Canada et la Scandinavie…

— Et peut-être ici, l’interrompit Sacha. Est-ce que vous avez vu le reportage sur Acheron ? Il s’est passé quelque chose. Les baies de l’habitat ont été soufflées et le sol est recouvert de ces espèces de pousses de je ne sais quoi… Personne ne veut aller y voir de plus près…

Nadia ferma les yeux pour essayer de se concentrer sur le problème du pipeline. Quand elle revint au réel, elle s’aperçut que tous les robots qu’elle avait pu trouver travaillaient à la reconstruction des villes et que les usines sortaient à plein rythme des bulldozers, des excavatrices, des camions, des chargeurs, des unités de soudure, des cimenteries, des unités de plasturgie, de couverture… Tout. Le système était relancé à plein régime et elle n’avait même plus de quoi s’occuper suffisamment. Elle déclara donc aux autres qu’elle allait redécoller. Ann, Simon, Yeli et Sacha décidèrent de l’accompagner. Mais Angela et Sam avaient retrouvé des amis dans Fossa Sud et ils restaient.

Ils s’envolèrent. Et Yeli leur assura qu’il en serait toujours ainsi : quand des membres des cent premiers se rencontraient, ils n’arrivaient plus à se séparer.


Les deux appareils se dirigeaient vers Hellas, droit au sud. Ils se posèrent brièvement près du mohole de Tyrrhena, proche de Hadriaca Patera. La cité avait été trouée et elle avait besoin de secours. Il n’existait pas de robots disponibles, mais Nadia avait découvert qu’elle pouvait démarrer ce genre d’opération mineure avec son seul ordinateur, ses programmes, et un extracteur d’air. Ce type de génération spontanée de machinerie était un autre aspect de leur puissance. C’était plus lent, sans doute, mais néanmoins, en un mois, avec ces trois éléments, on pouvait faire surgir du sable d’abord des usines, puis des ateliers d’assemblage. D’où sortaient les robots, des véhicules de toutes tailles, certains grands comme des immeubles, tous capables de travailler efficacement en son absence. Une puissance confondante.

Mais ce n’était rien face à la capacité de destruction des humains. De ruine en ruine, ils étaient abasourdis par les dommages et le nombre des morts. Et leurs vies étaient également menacées : après avoir rencontré un certain nombre d’épaves dans le couloir aérien Hellas-Elysium, ils prirent la décision de ne voler que de nuit. Par certains côtés, le danger était plus grand, mais Yeli se sentait plus à l’aise en vol furtif. Les 16 D étaient presque invisibles au radar et ils ne laissaient que des traces infimes sur les détecteurs infrarouges les plus pointus. Pour Nadia, cela n’avait guère d’importance. Elle aurait préféré voler de jour, mais ses pensées tournaient en rond autour du choc qu’elle avait éprouvé devant l’étendue des destructions. Elle essayait de refouler ses émotions et ne souhaitait qu’une chose : travailler.

Au fil des jours, ils intervenaient sur des structures détruites : des ponts, des pipelines, des puits, une centrale énergétique, une piste, une ville. Yeli disait qu’ils vivaient dans un monde waldo, donnant leurs ordres aux robots comme des négriers, des magiciens, ou des dieux. Et quand les machines se mettaient au travail, c’était comme si elles essayaient de repasser un film, de recoller des débris. Ils allaient vite et sans finesse, mais ils s’étonnaient de voir à quelle allure ils arrivaient à relancer la construction de tous côtés avant de reprendre leur vol.

— Au début, il y avait le monde, déclara Simon d’un ton las en pianotant sur son bloc de poignet.

Ils décollaient dans le soleil couchant, au-dessus d’un immense pont-grue.

Ils mirent en place des programmes d’extinction et d’enfouissement pour trois réacteurs qui avaient explosé. Ils se tenaient au-dessous de l’horizon et travaillaient par téléopération. Tout en surveillant l’ensemble, Yeli interrogeait les différents canaux d’information. Ils tombèrent sur une image prise sur orbite : la région occidentale de l’hémisphère de Tharsis en plein jour. À pareille distance, on ne discernait pas les inondations. Mais le commentateur précisait qu’elles avaient suivi les anciens chenaux qui s’écoulaient du nord, à partir de Vallès Marineris et de Chryse. L’image zooma, révélant des bandes roses et blanches dans cette région. Mars s’était trouvé des canaux, en fait.

Nadia revint à son travail. Tant de choses détruites, tant de gens tués qui auraient pu vivre des centaines d’années – et, bien sûr, Arkady restait silencieux. Depuis vingt jours. Certains prétendaient qu’il avait dû se terrer afin de pas être tué par des engins sur orbite. Mais Nadia n’y croyait pas, sauf dans ses moments les plus extrêmes de désir et de chagrin.

Ils survolèrent le pont qui enjambait Harmakhis Vallis, sur le pourtour est d’Hellas. Il était effondré. Ici encore, ils mirent les robots au travail. Sur tous les grands ponts, les robots de réparation étaient stockés dans des hangars. Ils travaillaient lentement, mais ils les activèrent ce même soir avant de s’installer autour d’un plat de spaghettis sorti du micro-ondes, dans la cabine d’un des deltas. Yeli mit les infos terriennes. Mais ils ne virent qu’un déferlement de parasites. Il essaya d’autres canaux, avec le même résultat.

— Est-ce qu’ils auraient fait sauter la Terre ? demanda Ann.

— Non, non, fit Yeli. Quelqu’un brouille leurs émissions. Le soleil est entre nous et la Terre, depuis quelques jours, et il suffit d’interférer avec des satellites-relais pour couper le contact.

Ils fixaient l’écran enneigé d’un air sombre. Récemment, les satellites de communication aréosynchrones avaient été détruits un peu partout, atteints par des tirs ou sabotés. Impossible à dire. Désormais, privés des infos terriennes, ils se retrouvaient réellement dans le noir. Les communications radio de surface étaient limitées par l’absence d’horizon ionique et l’étroitesse de l’horizon. Elles ne portaient guère plus loin que les intercoms de leurs marcheurs. Yeli essaya différents schémas de résonance stochastique pour tenter de franchir le brouillage. Sans succès. En grommelant, il lança un programme de recherche. La radio monta et redescendit la gamme hertzienne, s’arrêtant parfois sur des cliquetis codés, des lambeaux de musique. Des voix fantomatiques balbutiaient dans des langues incompréhensibles, comme si Yeli réussissait là ou le programme SETI avait échoué : il recevait peut-être des messages incohérents venus des étoiles. Mais non : il ne s’agissait sans doute que de dialogues entre des équipes de mineurs des astéroïdes.

Ils étaient vraiment seuls sur Mars. Cinq des cent premiers dans deux minuscules appareils volants.

C’était un sentiment nouveau et très bizarre, qui ne fit que se renforcer dans les jours suivants. Il ne disparut pas, et ils se firent à l’idée de continuer avec le bruit blanc des ondes radio et télé. C’était une expérience unique, non seulement dans le temps de leur existence martienne, mais sur l’ensemble de leur vie. Ils s’aperçurent très vite que la rupture avec le réseau d’information électronique était presque comme perdre un de leurs cinq sens. Nadia consultait fréquemment son bloc sur lequel l’image d’Arkady aurait pu apparaître, tout comme n’importe lequel des cent premiers. Et quand elle relevait les yeux, le paysage lui paraissait encore plus vaste, plus aride et vide qu’avant. Effrayant.

Ils atteignirent les régions basses du bassin d’Hellas, suivant la piste de Low Point Lakefront. Et c’est alors que, sous la lumière rouge et les ombres allongées du soleil levant, ils découvrirent une mer de blocs de glace fracassés. Elle semblait remplir toute la partie orientale d’Hellas.

Une mer !

Ils allaient droit dessus. La grève était un agglomérat de plaques gelées : rouges, noires, blanches, bleues, ou parfois d’un vert jade somptueux. C’était comme si un mascaret avait traversé une collection de papillons géants. Au-delà, la mer de glace se déployait jusqu’à l’horizon.

Après plusieurs secondes de silence, Ann déclara :

— Ils ont dû faire sauter l’aquifère d’Hellespontus. Il était énorme et il aurait pu aller jusqu’à Low Point.

— Mais alors, le mohole d’Hellas a dû être inondé ! s’écria Yeli.

— Exact. Et l’eau va se réchauffer au fond. Ce qui empêchera sans doute la surface du lac de geler. Difficile à dire. L’air est froid mais, avec les turbulences, il doit bien y avoir un point clair. Sinon, sous la surface, l’eau doit rester à l’état liquide. Les courants de convection doivent être puissants, à vrai dire. Mais quant à la surface…

— On va le voir très bientôt, annonça Yeli.

— Nous devrions nous poser, dit Nadia.

— Quand on le pourra, oui, d’accord. Et puis, on dirait que la situation se calme un peu.

— C’est parce que nous ne recevons plus d’informations.

— Mmm…

Ils furent en fait obligés de traverser toute l’étendue pour aller se poser sur l’autre rive. C’était une matinée sinistre. Ils avaient l’impression de survoler l’océan Arctique, à cette différence près qu’ici, les courants de glaciation évoquaient une porte de réfrigérateur ouverte : ils prenaient toutes les teintes du spectre et formaient une mosaïque chaotique du rouge au jaune, en passant par toutes les nuances de bleu et de vert.

Ils étaient encore en altitude mais, au centre, la mer de glace allait jusqu’aux quatre horizons. Et un gigantesque nuage de vapeur montait à des milliers de mètres dans l’atmosphère. Ils en firent prudemment le tour. Des icebergs et des blocs à la dérive flottaient à la base, sur les eaux noires. Ils tournoyaient et se heurtaient sans cesse, projetant d’épais rideaux d’encre.

Le spectacle n’appartenait pas à Mars et ils le contemplaient en silence, fascinés. Puis, après avoir fait deux autres tours de la colonne de vapeur, ils remirent cap à l’ouest.

— Oui, Sax doit réellement adorer cette révolution, répéta Nadia. Vous croyez qu’il y joue un rôle ?

— J’en doute, dit Ann. Il est probable qu’il ne risquerait pas ses investissements terriens. Pas plus qu’une atteinte à son projet ou quelque tentative de contrôle que ce soit. Mais je suis persuadée qu’il évalue son effet sur le terraforming. Je ne veux pas dire qu’il se soucie des morts et des blessés, des destructions ou de qui gagnera à terme : non, il n’y a que le projet qui compte.

— Intéressant, comme expérience, commenta Nadia.

— Oui, mais difficile à dupliquer.

Ils partirent tous d’un grand rire.

Quand on parle du loup… Ils s’étaient posés à l’ouest de la mer nouvelle (Lakefront avait été submergée), et ils passèrent leur journée à se reposer. Dans la nuit qui suivit, alors qu’ils suivaient la piste du nord-ouest vers Marineris, ils survolèrent un transpondeur qui émettait un signal de SOS en morse. Ils tournèrent au-dessus jusqu’à ce que l’aube pointe, avant de se poser sur la piste, non loin d’un patrouilleur en panne. Et Sax était là, en marcheur, répétant son signal sur le transpondeur.

Il monta avec eux et, lentement, ôta son casque, les yeux écarquillés, les lèvres serrées, comme à son habitude. Il semblait fatigué. Mais comme le chat qui a mangé le canari, ainsi qu’Ann le dit plus tard à Nadia. Il n’était pas très disert. Il était bloqué là depuis trois jours. La piste des transpondeurs ne répondait plus, et son patrouilleur n’avait pas de réserve de secours. Lakefront était bel et bien anéantie.

— J’étais sur la route du Caire pour rencontrer Maya et Frank, parce qu’ils pensent que ce serait bien que les cent premiers se rassemblent pour créer une forme d’autorité afin de négocier avec la police de l’AMONU, pour qu’elle arrête ses actions.

Il expliqua qu’il se trouvait au pied des collines d’Hellespontus quand le nuage du mohole de Low Point était devenu jaune, tout à coup, et avait jailli jusqu’à 20 000 mètres dans le ciel.

— Il ressemblait à un champignon, comme une explosion nucléaire, mais en plus petit. Le gradient de température n’est pas aussi élevé sur Mars que sur la Terre.

Après quoi, il avait fait demi-tour pour observer l’inondation. L’eau qui s’était déversée dans le bassin avait été noire au début, avant de blanchir en se recouvrant de blocs de glace. À l’exception de Lakefront, où elle s’était mise à bouillir.

— … comme sur un réchaud. Les échanges thermodynamiques ont été très complexes pendant un temps, mais l’eau a refroidi assez vite le mohole et…

— Tais-toi, Sax ! lança Ann.

Il haussa les sourcils et, sans un mot, se mit à bricoler sur le récepteur radio du delta.


Ils étaient six, désormais, à voler dans le ciel de Mars : Sacha, Yeli, Ann, Simon, Nadia et Sax. Six parmi les cent premiers, rassemblés comme par l’effet d’une force magnétique. Durant cette première nuit, les sujets de conversation ne leur manquèrent pas et ils échangèrent des informations, des récits, des rumeurs, et des spéculations. Mais Sax ne leur apportait pas d’éléments concrets. Il était sans informations, tout comme eux.

Le lendemain à l’aube, ils se posèrent sur la piste de Bakhuysen et furent accueillis par une dizaine d’hommes armés de paralyseurs. Ils gardaient leurs canons baissés, mais ils escortèrent sans égards leurs six visiteurs jusqu’à un hangar, à l’intérieur du cratère.

Là, la population était plus nombreuse, et les gens ne cessaient d’arriver. Ils étaient en tout une cinquantaine, dont une trentaine de femmes. Tous se montraient courtois et, quand ils apprirent l’identité de leurs hôtes, ils devinrent franchement amicaux.

— Nous devions être certains de qui nous avions affaire, leur expliqua une grosse femme avec un épais accent du Yorkshire.

— Et vous, qui êtes-vous ? demanda Nadia.

— Nous venons de Korolyov Prime. Nous nous sommes évadés.

Ils conduisirent leurs visiteurs jusqu’au réfectoire, où on leur servit un petit déjeuner honorable. Tout en dégustant des crêpes, ils apprirent que le groupe de Bakhuysen s’était enfui de Koroliov Prime au tout premier jour de la révolte, qu’ils s’étaient dirigés vers le sud, vers les régions polaires.

— C’est un nid de rebelles, assura la femme à l’accent du Yorkshire (qui se révéla plus tard être finlandaise.) Avec ces terrasses incroyables suspendues au-dessus du vide, et ces grottes très longues et très larges, c’est parfait comme refuge pour échapper aux satellites tout en respirant à l’aise. Ils se sont installés un peu comme des cro-magnons. C’est vraiment bien.

Il semblait que ces grottes étaient célèbres parmi les réfugiés de Korolyov et qu’un grand nombre de prisonniers avaient décidé de s’y fixer rendez-vous en cas d’accident.

— Est-ce que vous êtes avec Arkady ? demanda enfin Nadia.

— Qui ?

En fait, ils étaient des partisans du biologiste Schnelling. À les entendre, une sorte de mystique rouge, qui avait vécu avec eux à Korolyov, où il était mort quelques années auparavant. Il avait donné des conférences sur tout le réseau de Tharsis et, après son arrestation, de nombreux prisonniers de Korolyov étaient devenus ses étudiants. Il leur avait apparemment enseigné une sorte de communalisme martien fondé sur les principes de la biochimie locale. Les gens de Bakhuysen n’étaient pas très clairs à ce sujet, mais ils n’avaient qu’une idée en tête : contacter d’autres forces rebelles. Ils avaient réussi à établir le contact avec un satellite furtif programmé pour opérer par salves de signaux directifs. Ils étaient également parvenus à monitorer brièvement un canal utilisé par les forces de sécurité de Phobos. Ils avaient donc quelques nouvelles. Phobos servait de base de surveillance et d’attaque pour les forces des transnationales et la police de l’AMONU, qui venaient de débarquer par la dernière navette. Ces mêmes forces avaient le contrôle de l’ascenseur, de Pavonis Mons, ainsi que du reste de Tharsis. L’observatoire d’Olympus était entré en rébellion et il avait été foudroyé par les engins en orbite. Les unités transnationales avaient pris position sur une majeure partie du Grand Escarpement, coupant ainsi la planète en deux. Quant à la guerre sur Terre, elle semblait se poursuivre. Les points les plus chauds, apparemment, étaient l’Afrique, l’Espagne, et la frontière entre les États-Unis et le Mexique.

Ils pensaient qu’il était inutile d’essayer de rallier Pavonis.

— Ils vous arrêteront ou ils vous abattront, résuma Sonia.

Mais quand ils décidèrent de tenter quand même leur chance, on leur donna la direction précise d’un refuge situé à une nuit de vol vers l’ouest : la station météo de Margaritifer sud. Les gens de Bakhuysen ajoutèrent qu’elle était occupée par des bogdanovistes.


Leurs vols nocturnes ressemblaient maintenant à un étrange rituel, comme s’ils étaient en train d’inventer une nouvelle forme épuisante de pèlerinage. Les deux appareils étaient si légers qu’ils encaissaient durement les vents dominants d’ouest, ce qui rendait le sommeil difficile – un bond ou un plongeon de dix mètres et on se réveillait dans l’obscurité de la cabine, dans le tournoiement des étoiles, ou au-dessus du fond noir de la surface. Nadia pilotait parfois, entre deux périodes de demi-sommeil agité. Quelquefois, le cliquetis d’un transpondeur dans la radio lui rappelait le temps où elle et Arkady avaient affronté cette fameuse tempête à bord de l’Arrowhead. Elle le revoyait, nu avec sa barbe rousse, dans l’intérieur démantelé du dirigeable, arrachant des panneaux pour les jeter par-dessus bord en riant, projetant derrière eux des nimbus de poussière.

L’autre 16 D volait à un kilomètre sur leur droite au maximum. Ils correspondaient par micro-rafales pour faire le point, poser de brèves questions si l’un des deux appareils prenait du retard. Parfois, au cœur de la nuit, il leur venait le sentiment d’avoir toujours vécu ainsi, et ils avaient presque du mal à se rappeler leur existence avant la révolte. Pourtant, cela durait depuis combien de temps ? Trois semaines ?… qui auraient aussi bien pu être cinq années.

Puis des traînées sanglantes se dessinèrent dans le ciel derrière eux. Les cirrus se révélaient en violet avant de passer dans des tons de rouille, de cramoisi, de lavande, pour se changer enfin très vite en lames de métal dans le ciel rose. La fontaine éblouissante du soleil réapparut au-dessus d’une crête dentelée ou au détour d’un escarpement, et ils cherchèrent alors dans l’angoisse un terrain possible au milieu du paysage. Après cette nuit qui leur avait paru durer une éternité, il semblait impossible qu’ils aient navigué pour rien. Mais la piste était bien là, droit devant, sous le soleil. Et les transpondeurs leur indiquaient la route. C’est ainsi qu’ils continuèrent leur vol, nuit après nuit, pour découvrir à l’aube une nouvelle ligne brillante entre les dernières ombres. Ils se posaient doucement, roulaient vers un éventuel refuge, coupaient les moteurs et se relaxaient un moment dans leurs sièges, retrouvant l’absence de vibration, le silence d’un autre jour.


Quand ils se posèrent sur la piste de Margaritifer, ils furent accueillis par une dizaine d’hommes et de femmes avec un enthousiasme extravagant. Ils serrèrent les six voyageurs entre leurs bras en les embrassant un millier de fois, riant comme des fous. Mais les six restaient groupés, plus inquiets encore que devant les accueils méfiants. On passa quand même leurs blocs de poignet au laser et, quand les ordinateurs confirmèrent qu’ils appartenaient bien aux cent premiers, l’accueil devint encore plus frénétique. Ils franchirent un sas et découvrirent que leurs hôtes inspiraient des bouffées d’oxygène nitreux et d’un aérosol de pandorphine, ce qui déclenchait chez eux des déflagrations de rires idiots. L’un d’eux, un grand Américain rasé de frais, se présenta : – Steve. J’ai suivi la formation d’Arkady sur Phobos dans l’année 12, et j’ai ensuite travaillé avec lui sur Clarke. La plupart d’entre nous étaient avec lui à cette époque. Nous étions dans Schiaparelli quand la révolution a commencé.

— Vous savez où il est ? demanda Nadia.

— La dernière fois que nous avons eu de ses nouvelles, il se trouvait à Carr, mais il s’est échappé du filet, bien entendu.

Un grand personnage noueux s’approcha de Nadia en traînant les pieds, lui posa la main sur l’épaule et dit :

— Nous ne sommes pas toujours comme ça !

Il éclata de rire.

— Non ! confirma Steve. Mais aujourd’hui, c’est un jour de fête, non ? Vous ne le saviez pas ?

Une femme, sans cesser de glousser, s’écria :

— On est le 4 juillet ! La fête de l’Indépendance !

Steve pointa le doigt sur un écran de TV.

— Tenez ! Regardez ça !

Sur l’écran, une vue de l’espace tremblotait. Et, soudain, le groupe se mit à applaudir en criant. Ils avaient accroché un canal codé de Clarke, expliqua Steve, et même s’ils étaient dans l’impossibilité de décoder les messages, cela leur servait de balise pour braquer leur télescope optique. L’image était transmise sur les écrans de TV, et ils contemplaient à présent l’espace noir et les étoiles, avec, au centre, cet astéroïde métallique aux facettes abruptes d’où pendait le câble.

— Regardez bien !

Après une nouvelle vague de hurlements, certains entamèrent un compte à rebours à partir de cent. Ils étaient quelques-uns à continuer d’inhaler de l’hélium et du peroxyde d’azote. Et ils chantaient :

We’re off to see the wizard,

the wonderful wizard of Oz !

Because, because, because, because, because

of the wonderful things he does !

We’re off to see the wizard,

the wonderful wizard of Oz[40] !

Nadia se surprit en train de frissonner. Le compte à rebours approchait de son terme et, tous ensemble, ils crièrent :

— Zéro !

Un espace se creusa entre l’astéroïde et le câble. Instantanément, Clarke s’effaça de l’écran. Le câble n’était plus qu’un fil ténu sur le fond des étoiles, et il tombait hors de vue à la même vitesse.

Le tohu-bohu monta dans la pièce. Mais certains furent distraits par Ann, qui dansait sur place, les mains crispées sur ses lèvres.

— Il est descendu ! lui hurla Simon. Ça c’est sûr ! Il a appelé il y a des semaines déjà !

La frénésie s’apaisa et Nadia se retrouva au côté d’Ann, non loin de Simon et Sacha. Elle ne savait que dire. Ann restait figée, les yeux exorbités.

— Comment avez-vous fait pour rompre le câble ? demanda enfin Sax.

— Mais on ne peut pas, répliqua Steve.

— Pourtantvous l’avez rompu, non ?… insista Yeli.

— Eh bien, non, à vrai dire. Nous l’avons juste séparé de Clarke. Mais le résultat est le même. Le câble est en train de redescendre.

De nouveaux applaudissement éclatèrent, plus discrets cette fois. Et Steve poursuivit son explication :

— Le câble lui-même était inattaquable. Il est constitué d’une trichite de graphite avec un gel de maille-éponge en diamant à double hélice. Tous les cent kilomètres, il y a des stations de défense imprenables, et toutes les cabines étaient protégées au maximum. Arkady nous a donc suggéré de viser directement Clarke. Le câble traversait la roche avant d’atteindre les centrales, puis l’intérieur, et son extrémité était scellée dans l’astéroïde, physiquement et magnétiquement. Nous sommes tombés dessus avec nos robots, nous avons foré. On a placé des bombes thermiques autour du blindage du câble et du générateur magnétique. Aujourd’hui, on a tout fait sauter en même temps. La roche a fondu quand les générateurs magnétiques ont stoppé. Clarke est alors devenu une balle sur sa trajectoire, et il s’est détaché tout naturellement du câble ! Et on a programmé la séparation pour qu’il s’éloigne directement du soleil, à 24 degrés sur le plan de l’écliptique ! Difficile de le rattraper ! C’est ce qu’on espère du moins !

— Et le câble ? demanda Sacha.

D’autres applaudissements, et Sax répondit dans le moment d’accalmie qui suivit :

— Il tombe, dit-il brièvement.

Il était devant une console et pianotait fébrilement, mais Steve insista :

— Nous avons les équations de descente, si vous le désirez. Elles sont plutôt complexes, avec des différentielles.

— Je sais.

— Je n’arrive pas à y croire, dit Simon.

Il n’avait pas lâché le bras d’Ann, et promena son regard sur les visages réjouis des autres d’un air sombre.

— Mais l’impact va tuer des tas d’autres gens !

— Probablement pas ! Et s’il y a des victimes, ce sera surtout parmi les policiers de l’ONU qui ont emprunté l’ascenseur pour venir massacrer des populations au sol.

Simon se tourna vers Ann, qui demeurait blême, et lui dit :

— Il est probablement redescendu depuis une ou deux semaines.

— Peut-être.

Quelques-uns avaient entendu et se turent. Mais d’autres poursuivirent leurs réjouissances.

— Nous ne savions pas, déclara Steve à Simon et Ann. Son expression de triomphe s’était effacée de son visage. Il avait maintenant l’air soucieux.

— Sinon, je pense que nous aurions réussi à le contacter. Mais… Je suis désolé. J’espère… J’espère qu’il n’était pas là-haut.

Ann retourna s’asseoir à table. Simon s’installa près d’elle sans un mot. C’était comme si Steve ne leur avait rien dit.


Le trafic radio s’accrut. D’autres, qui contrôlaient les derniers satellites de communication, avaient appris la nouvelle à propos du câble. Tous les messages étaient monitorés et enregistrés.

Sax, lui, était toujours absorbé par les équations qui apparaissaient sur l’écran.

— Il va vers l’est.

— Exact, dit Steve. Il va décrire un très bel arc au début, quand sa partie inférieure touchera le sol, et puis le reste suivra.

— À quelle vitesse ?

— C’est difficile à déterminer, mais nous estimons que le premier tour demandera quatre heures, et le second une heure seulement.

— Deux tours !

— Eh bien, vous le savez, le câble est long de 37 000 kilomètres, et la circonférence de la planète, à l’équateur, est de 21 000 kilomètres. Donc, deux tours seront nécessaires. Ou presque.

— Les gens de l’équateur feraient bien de se tenir prêts, et très vite, dit Sax.

— Il ne retombera pas exactement sur l’équateur, dit Steve. L’oscillation de Phobos va le dévier. C’est la trajectoire la plus complexe à calculer, car les facteurs dépendent de l’oscillation du câble pendant le début de sa chute.

— Nord ou sud ?

— On devrait le savoir dans les prochaines heures.

Les six voyageurs gardaient les yeux fixés sur l’écran. Pour la première fois depuis leur arrivée, l’ambiance était calme. Ils ne distinguaient que des étoiles. Le câble, jusqu’à sa chute finale, resterait invisible. Si ce n’est, à la dernière minute, comme une ligne de feu.

— Fini le pont de Phyllis, dit Nadia.

— Et Phyllis aussi, ajouta Sax.


Le groupe de Margaritifer rétablit le contact avec le satellite de transmission qu’ils avaient repéré. Ils découvrirent qu’ils pouvaient aussi piller d’autres satellites de sécurité. C’est à partir de ces canaux qu’ils purent partiellement reconstituer la chute du câble. Une équipe de l’AMONU, depuis Nicosia, rapporta que le câble était tombé vers le nord, en se repliant en accordéon comme s’il allait traverser la planète. Pourtant, au nord, on jugeait qu’il avait atteint le sud de l’équateur. Une voix affolée perça les parasites depuis Sheffield : est-ce qu’ils avaient la confirmation de cela ? Le câble s’était d’ores et déjà abattu sur la moitié de la ville et tout un campement sur la pente de Pavonis Mons, vers l’est de Tharsis. La déflagration sonique avait aplati une zone de dix kilomètres de large. Ç’aurait pu être pire, mais l’atmosphère était tellement ténue à cette hauteur que l’impact avait été faible. Les survivants de Sheffield voulaient savoir s’ils devaient fuir vers le sud, ou contourner la caldeira vers le nord.

Ils n’obtinrent pas de réponse. Mais d’autres rescapés de Korolyov, sur la bordure sud de Mêlas Chasma, dans Marineris, rapportèrent sur une fréquence rebelle que le câble tombait maintenant avec une violence telle qu’il se fracassait sous l’effet de l’impact. Une demi-heure plus tard, une équipe de forage dans Aureum appela : après le choc sonique, ils avaient découvert un monticule de rocs fragmentés, acérés et brillants qui s’étendait sur tout l’horizon.

Pendant une heure, il n’y eut pas d’autre information majeure, rien que des interrogations, des rumeurs et des spéculations. Puis une voix leur parvint par-dessus le ressac de la statique :

— Il est en train d’exploser ! Il est tombé en moins de quatre secondes, entièrement en feu, et quand il a heurté le sol, on a dégusté une sacrée secousse ! On a une fuite, ici. On a calculé qu’on se trouvait à dix-huit kilomètres du point de chute, et on est à vingt-cinq au sud de l’équateur. Vous devriez donc pouvoir calculer la couverture de l’impact, j’espère. C’est comme si on avait reçu un météore… Attendez : j’ai Jorge sur l’intercom. Il est sur place et il me dit que le reste du câble ne fait pas plus de trois mètres. Le régolite est tendre, dans le coin, et le câble a dû creuser une tranchée. Mais en d’autres endroits, il est haut de cinq ou six mètres. Ça va finir par ressembler à la Grande Muraille !

On les appela du cratère d’Escalante, situé exactement sur l’équateur. Les occupants avaient évacué leur base dès qu’on avait annoncé la rupture du câble. Mais ils avaient fait route au sud, et ils avaient bien failli être écrasés. Ils rapportèrent que le câble était en train d’exploser en crachant des rideaux de déjections, des bouquets de lave effervescente qui se déployaient dans l’aube avant de noircir en retombant.

Sax, durant toutes ces heures, n’avait pas quitté son écran du regard. Il marmonnait entre ses lèvres tout en frappant sur son clavier. Il leur annonça que dans sa seconde rotation, la vitesse de chute du câble passerait à 21 000 kilomètres à l’heure, soit près de six kilomètres par seconde. Il deviendrait alors un véritable météore, dangereux pour tous ceux qui se trouveraient sur des éminences ou à quelques kilomètres de distance. Il traverserait l’horizon en moins d’une seconde et des chocs soniques suivraient inévitablement.

— On va sortir pour aller jeter un coup d’œil, proposa Steve avec un regard coupable en direction d’Ann et de Simon.

Ils furent nombreux à enfiler une tenue pour le suivre. Quant aux six voyageurs, ils se contentèrent des images retransmises par une caméra extérieure, en alternance avec celles envoyées par les satellites. Celles qui venaient de la face nocturne étaient particulièrement spectaculaires : elles montraient une courbe embrasée qui évoquait une faucille de feu prête à trancher Mars en deux.

Mais ils avaient du mal à se concentrer sur ce qu’ils voyaient et entendaient, encore plus à le ressentir. Quand ils s’étaient posés, ils étaient épuisés mais, à présent, ils l’étaient encore plus, à tel point qu’il leur devenait impossible de dormir. Les images se succédaient, certaines prises par des caméras-robots placées sur des drones qui survolaient la face éclairée de la planète et qui révélaient un véritable réseau noirâtre de désolation – le régolite avait éclaté en deux barrières de déjections bordant un canal obscur qui se remplissait de matières brasillantes à mesure que l’impact s’accentuait. Finalement, ils découvrirent une tranchée qui traversait l’horizon et que Sax identifia comme du diamant noir et brut.

Dans la dernière demi-heure de la chute, l’impact aplatit tout ce qui se trouvait à quelque distance, au nord comme au sud. Des témoins lointains rapportèrent que tous ceux qui avaient pu observer l’impact final n’avaient pas survécu et que la plupart des caméras-drones avaient été détruites. Ainsi, il n’existait aucun témoin oculaire de la fin du dernier millier de kilomètres du câble.

Des images leur parvinrent tardivement de Tharsis, montrant le dernier passage du câble. La séquence était aussi brève qu’impressionnante. Un brasier dans le ciel, suivi d’une explosion qui avait couru sur tout le flanc ouest du grand volcan. Une autre vue, prise par une caméra-robot au-dessus de Sheffield ouest, montrait le câble explosant au sud. Un séisme, puis une explosion sonique, et tout le secteur périphérique de Sheffield s’écroula dans la caldeira, à 5 000 mètres en dessous.

Cinq heures s’étaient écoulées depuis le début de la chute du câble.

— Bien, déclara Sax, nous avons maintenant un équateur comme celui que j’imaginais sur Terre quand j’avais quatre ans : une grosse ligne noire qui ceinturerait le monde.

Ann lui lança un regard tellement haineux que Nadia eut peur qu’il s’en aperçoive. Mais aucun d’entre eux ne bougea. Seules les images de la TV tremblotaient et les voix des speakers chuintaient.


Alors qu’ils volaient vers Shalbatana Vallis, au cours de la seconde nuit, ils virent le nouvel équateur, du moins sa partie extrême sud. Dans l’ombre, il formait un treillis d’un noir profond qui les entraînait vers l’ouest. Le regard de Nadia était tout aussi sombre. Elle n’était pas l’auteur du projet, mais elle y avait travaillé. Et on avait détruit son travail.

Mais cette bande noire était aussi une tombe. En surface, il n’y avait pas eu trop de morts, si l’on exceptait le versant oriental de Pavonis Mons. Mais la plupart de ceux qui s’étaient trouvés dans l’ascenseur avaient disparu, ce qui signifiait plusieurs milliers de victimes au moins. Dont la plupart avaient sans doute péri quand le câble avait touché l’atmosphère pour se transformer en un immense incendie.

Sax intercepta un nouveau clip. Apparemment, quelqu’un avait fait un montage de toutes les images reçues en direct sur le réseau, ou dans les heures suivantes. La zone d’impact du câble n’y apparaissait que sous la forme d’une tache blanche mouvante : une sorte de défaut d’enregistrement. Aucune vidéo n’aurait pu supporter un pareil degré de luminance. Une vue ultra-ralentie révélait des détails qui auraient été masqués par une prise directe. Ainsi, ils constatèrent que le graphite enflammé s’était décollé en premier du sol en laissant derrière lui une double hélice de diamant qui avait flotté majestueusement dans le crépuscule.

Vision étrange et belle d’une immense tombe, image fantasmatique de l’ADN : un macromonde de lumière pure qui ensemençait une planète dénudée…

Nadia cessa de regarder la TV et s’installa dans le siège du copilote. Durant toute la nuit qui suivit, elle observa le ciel, incapable de chasser de son esprit l’image de ce croissant de diamant. Pour elle, cette nuit fut la plus longue depuis le début de leur voyage. L’aube pointa après une éternité.

Ils se posèrent peu après sur une piste de service du pipeline de Shalbatana et rejoignirent un groupe de réfugiés qui étaient bloqués sur place. Ces gens n’avaient pas d’opinion politique sur les événements. Ils voulaient seulement survivre. Retrouver une vie normale. Nadia pensa que cette attitude était revigorante et fit tout ses efforts pour les persuader de sortir et de réparer les pipelines. Mais ils ne parurent pas très convaincus.


Ils redécollèrent encore une fois avec du ravitaillement fourni par leurs hôtes. À l’aube suivante, ils se posèrent sur le terrain abandonné du cratère de Carr. Il n’était pas encore huit heures, et Nadia, Sax, Simon, Sacha et Yeli étaient déjà sur le bord du cratère, en marcheur.

Le dôme avait disparu. Il y avait eu un incendie à la base. Tous les bâtiments étaient intacts mais les baies avaient fondu sous la chaleur. Les parois de plastique étaient déformées et tout était couvert de suie. Il y avait des tas de scories un peu partout. Des traces noires rappelaient les ombres d’Hiroshima. Et il y avait aussi les cadavres, les longues files de corps agrippés aux trottoirs.

— L’atmosphère de la cité était hyper oxygénée, risqua Sax.

Les tissus humains devenaient alors combustibles. C’était arrivé aux premiers astronautes des missions Apollo, prisonniers d’une capsule remplie d’oxygène pur. Dès la première étincelle, ils avaient brûlé comme de la paraffine.

Comme ici. Tous ceux qui avaient été surpris dans la ville avaient été transformés en torches : on ne voyait que des tas de suie.

Ils étaient six à marcher dans l’ombre de la paroi est du cratère. Six sous le ciel rose, à s’arrêter devant des amas de corps noirs avant de s’éloigner aussi vite. Lorsque c’était possible, ils pénétraient dans les immeubles, poussaient des portes déformées, et sondaient les murs avec une sorte de stéthoscope que Sax avait apporté. Mais ils ne percevaient que leurs battements de cœur, violents, rapides, dans leur gorge de cuivre.

Nadia errait, le souffle rauque. Elle effleurait du regard les corps charbonneux, essayant d’estimer leur taille. Les os n’étaient plus que des tiges noires. Tous ces morts semblaient plus grands. Comme à Hiroshima ou Pompéi.

Elle s’approcha d’un autre amas, souleva un bras droit, gratta de sa main gantée le poignet carbonisé, et trouva la médaille codée d’identité. Elle la balaya de son laser et déchiffra : Emily Hargrove.

Elle continua sur un autre empilement de carcasses. Thabo Mœti. C’était plus efficace que la recherche par dentition, qu’elle aurait été incapable de faire de toute façon.

La tête vide, les membres gourds, elle s’approcha enfin, seule, d’un amas de cendres proche des bureaux. Une main était dressée. Elle nettoya la médaille et la décrypta : Arkady Nikeliovitch Bogdanov.

4

Durant onze jours, ils continuèrent à voler vers l’ouest, se dissimulant pendant la journée quand ils ne s’arrêtaient pas dans un refuge. Chaque nuit, ils suivaient les itinéraires des transpondeurs, ou les directions indiquées par le dernier groupe rencontré. Mais, pour la plupart, ces groupes dispersés ignoraient l’existence de leurs voisins, ou même leur situation précise. Il n’existait aucune coordination et ils ne faisaient pas partie d’un mouvement de résistance unifié. Certains espéraient rallier la calotte polaire sud, comme les prisonniers de Korolyov, d’autres n’avaient jamais entendu parler de ce refuge. Il y avait des bogdanovistes, des révolutionnaires obéissant à divers chefs, des communautés religieuses, des utopies expérimentales, des groupes nationalistes qui essayaient d’entrer en contact avec leur pays, et de simples survivants sans programme, rendus orphelins par la violence. Les six voyageurs s’arrêtèrent même à Korolyov mais, en découvrant les corps glacés des gardes à l’extérieur des sas, pareils à des statues, ils renoncèrent à entrer. Après Korolyov, ils ne rencontrèrent plus personne. Les radios et les fréquences TV étaient mortes au fur et à mesure de la destruction des satellites, les pistes étaient vides, et la Terre de l’autre côté du soleil. Le paysage leur apparaissait aussi désolé qu’à leur arrivée, si l’on oubliait les plaques de givre. Ils volaient dans le ciel rose comme s’ils étaient seuls désormais.

Nadia avait gardé ses corvées. Dès qu’ils s’étaient posés ou juste avant le décollage, elle allait se promener seule. Ils étaient tous encore sous le coup de ce qu’ils avaient trouvé à Carr et à Korolyov, incapables de lui venir en aide, ce qui, pour elle, était en fait un soulagement. Ann et Simon étaient toujours inquiets pour Peter. Yeli et Sax étaient préoccupés par le ravitaillement et ne cessaient de se poser depuis que les soutes des appareils se vidaient.

Mais Arkady était mort, et le reste importait peu. Plus que jamais, la révolte martienne semblait à Nadia un gâchis absolu, un spasme de rage qui avait laissé un monde en ruine ! Elle demanda aux autres de lancer un message pour annoncer la mort d’Arkady sur toutes les ondes. Sacha était d’accord et il l’aida à convaincre ses compagnons.

— Ça aidera à arrêter plus vite tout ça, dit-il.

Sax secoua la tête.

— Les insurrections ignorent les chefs. Et puis, il est probable que personne ne pourra nous capter.

Mais, quelques jours plus tard, il fut évident que certains avaient reçu le message. Une réponse en micro-rafale leur parvint d’Alex Zhalin :

— Sax, ça n’est pas la guerre d’indépendance américaine, pas plus que la révolution française, russe ou anglaise. C’est toutes les révolutions à la fois, et partout ! Tout un monde s’est soulevé, un monde dont la surface est équivalente à celle de la Terre, et il n’y a que quelques milliers de personnes pour s’y opposer – et encore : la plupart sont dans l’espace. De là-haut, ils ont une vue imprenable mais ils sont vulnérables. S’ils parviennent à étouffer un soulèvement dans Syrtis, il y en aura un autre dans Hellespontus. Imagine seulement des forces spatiales en train d’essayer d’écraser une révolution au Cambodge, en Alaska, au Japon, en Espagne, à Madagascar… Tu en dirais quoi ? Rien. J’aurais seulement souhaité qu’Arkady Nikeliovich vive pour voir ça. Il aurait…

Le faisceau fut brutalement coupé. C’était peut-être un mauvais signe. Mais qui pouvait savoir ?…

Nadia domina son chagrin et aida de nouveau au pilotage de nuit, dormant plus longtemps dans la journée. Elle perdit du poids et ses cheveux devinrent entièrement blancs. Elle avait de la difficulté à s’exprimer, comme si ses viscères s’étaient figés en même temps que sa gorge. Elle était changée en pierre, désormais incapable de pleurer. Ils rencontrèrent d’autres groupes qui n’avaient pas la moindre provision à leur céder. Ils établirent un régime strict et réduisirent les portions de moitié.

Au trentième jour de leur périple depuis Lasswitz, soit 10 000 kilomètres, ils atteignirent Le Caire, au sud de Noctis Labyrinthus, exactement au sud extrême du câble.

Le Caire était de facto sous le contrôle de l’AMONU. Aucun habitant n’avait protesté. Comme toutes les autres cités-tentes, la ville était demeurée sous la menace des lasers des vaisseaux de l’AMONU en orbite. Et puis, au Caire, la plupart des résidants étaient suisses ou arabes, et s’étaient apparemment tenus à l’écart du conflit.

Mais, depuis, tout un flot de population était descendu de Tharsis après la destruction de Sheffield et du reste des cités de Pavonis. D’autres encore avaient afflué de Marineris en traversant Noctis Labyrinthus. La population avait été multipliée par quatre. Des foules entières campaient dans les rues et les parcs, la centrale était au seuil de la saturation. Les ressources en gaz et en aliments seraient bientôt épuisées.

Ils apprirent tout cela d’une employée de l’aéroport qui s’acharnait toujours à faire son travail alors qu’aucune navette ne se posait plus. Après les avoir guidés jusqu’à un parking entre deux flottes d’avions, tout en bout de piste, elle leur dit d’enfiler leur marcheur pour aller jusqu’à la cité. Nadia éprouva une crainte irrationnelle en quittant les 16 D. Elle ne fut guère plus rassurée quand ils eurent passé le sas et découvrirent qu’à l’intérieur tout le monde circulait en marcheur et casque en cas de dépressurisation brutale.

Dans les bureaux municipaux, ils retrouvèrent Frank, Maya, mais également Mary Dunkel et Spencer Jackson. Frank, collé devant un écran, dialoguait avec un interlocuteur sur orbite, et il rejeta nerveusement les embrassades des visiteurs. Apparemment, il avait réussi à accrocher un système de communication encore en fonction car il resta six heures d’affilée devant son écran, ne s’interrompant que pour boire un verre d’eau, sans jamais accorder le moindre regard à ses compatriotes.

Quand il coupa enfin la communication, il soupira longuement en s’étirant, puis se redressa avec des mouvements roides et alla enfin jusqu’à eux, posant au passage une main amicale sur l’épaule de Nadia. Mais il se comporta de façon plutôt rude et se montra complètement indifférent quant à leur voyage jusqu’au Caire. Il voulait seulement savoir qui ils avaient rencontré, où, et comment les petits groupes éparpillés s’en sortaient. Plusieurs fois, il retourna à son écran pour contacter certains de ces groupes avec une précision qui les stupéfia tous. D’autant plus qu’ils avaient eu le sentiment d’être absolument coupés du reste de la planète.

— Les relais de l’AMONU, expliqua-t-il brièvement. Ils gardent certains canaux ouverts pour moi.

— Et pourquoi ? demanda Sax.

— Parce que j’essaie d’arrêter tout ça. J’essaie d’obtenir un cessez-le-feu et une amnistie générale pour qu’on commence la reconstruction tous ensemble.

— Mais sous la direction de qui ?

— De l’AMONU, bien sûr. Et des administrations nationales.

— Mais l’AMONU n’est d’accord que pour un cessez-le-feu. Alors que les rebelles ne s’accordent que sur l’amnistie générale !

Frank acquiesça.

— Oui, et ils ne font aucun pas vers la reconstruction. Mais la situation est tellement détériorée qu’ils vont y venir. Depuis la chute du câble, quatre autres aquifères ont sauté. Ils étaient tous sur l’équateur et certains pensent à un lien de cause à effet.

Ann hocha la tête, ce qui parut plaire à Frank.

— Ils ont été complètement éventrés, j’en suis certain. Ils se sont déversés à l’embouchure de Chasma Borealis pour continuer dans les dunes.

— Le poids de la calotte polaire a probablement ajouté de la pression, remarqua Ann.

— Tu sais ce qui est arrivé au groupe d’Acheron ? demanda Sax à Frank.

— Non. Ils ont disparu. Ils ont peut-être eu le même sort qu’Arkady, j’en ai peur. (Il jeta un regard à Nadia, les lèvres serrées.) Bon, je crois que je devrais me remettre au travail.

— Mais que se passe-t-il sur Terre ? insista Ann. Qu’en dit l’ONU ?

— Mars n’est pas une nation mais une ressource mondiale, cita Frank d’un ton grave. Ils disent que cette minuscule fraction d’humanité qui y vit ne saurait contrôler les ressources alors que l’avenir matériel humain dans son ensemble est sérieusement secoué.

— Ce qui est probablement vrai, fit Nadia dans un coassement rauque.

Frank haussa les épaules.

— Je suppose que c’est la raison pour laquelle ils ont lâché la bride aux transnationales, dit Sax. Leurs forces de sécurité sont plus importantes que celles de la police de l’ONU.

— Exact, approuva Frank. Il a fallu pas mal de temps à l’ONU pour envoyer ses émissaires de paix.

— Ils se fichent pas mal que le sale boulot soit fait par d’autres.

— Bien sûr.

— Et la Terre ? demanda Ann.

— Le groupe des Sept semble avoir repris le contrôle de la situation, fit Frank. Difficile d’en juger d’ici.

Il retourna devant son écran pour lancer d’autres appels. Les autres partirent manger, puis se laver avant d’aller se coucher ou de retrouver des amis, des connaissances, ou de chercher les dernières nouvelles de la Terre. Les pavillons de complaisance avaient été détruits par les non-nantis dans le sud mais, apparemment, les transnationales s’étaient réfugiées sous la protection du groupe des Sept et les géants militaires les avaient défendues. Un douzième cessez-le-feu semblait tenir depuis plusieurs jours.

Frank était toujours en train de rager devant son écran, plongé dans ce qui semblait être un cauchemar de télédiplomatie, argumentant sans cesse d’un ton amer ou méprisant.

Les seuls moyens dont il disposait étaient ses anciens contacts américains et les relations qu’il avait personnellement avec les chefs de l’insurrection. Les uns et les autres résistaient fort mal aux événements, et les possibilités de Frank s’amenuisaient jour après jour, au fur et à mesure que l’AMONU et les forces transnationales reprenaient les villes. Nadia avait le sentiment que Frank luttait pour maintenir sa place dans le processus, par le seul effet de la colère qu’il éprouvait en constatant son manque d’influence. Elle ne supportait plus sa présence. Les choses étaient déjà assez graves sans toute cette bile qu’il déversait.

Mais, avec l’aide de Sax, il réussit à émettre en direction de la Terre en passant par les techniciens de Véga qui établirent un relais. Quelques jours plus tard, il envoya cinq messages codés au secrétaire d’État, Wu. Il dut attendre toute une nuit les réponses, mais les gens de Véga leur retransmirent des programmes d’infos terriens qu’ils n’avaient pas vus. La situation sur Mars était décrite comme un trouble mineur provoqué par des éléments criminels, principalement des prisonniers évadés de Korolyov qui s’étaient livrés à des actes de violence inconsidérés, provoquant la mort d’un grand nombre de civils innocents. On montra quelques vues : des téléphotos des aquifères éclatés, les gardes gelés devant l’entrée de Korolyov. Certains programmes précisaient que les images étaient de source AMONU, et certaines stations, en Chine et aux Pays-Bas, mirent en question l’authenticité et l’exactitude des informations. Mais c’était avant tout la version des transnationales que retransmettaient les médias. Nadia le fit remarquer, et Frank grommela :

— Évidemment, puisque les réseaux d’info terriens appartiennent aux trans.

Il coupa le son.

Un message parvint du département d’État. Frank, qui sommeillait, monta brusquement le son, observa les visages minuscules sur l’écran et aboya une réponse rauque avant de fermer les yeux à nouveau.

Au terme de la deuxième nuit de liaison via Véga, il obtint de Wu qu’il fasse pression sur l’ONU, à New York, afin de rétablir les communications entre la Terre et Mars et de mettre un terme à toutes les actions de police jusqu’à ce que la situation soit stabilisée. Le secrétaire d’État tentait aussi d’obtenir le retrait des forces transnationales et leur rapatriement sur Terre. Mais Frank savait que ce serait impossible.

Le soleil s’était levé depuis deux heures quand Frank reçut le signal de réception de Véga. Il put enfin couper la liaison.

Nadia se leva, les membres roidis, et sortit dans le parc, dans la fraîche clarté du jour.

Quand elle revint dans les bureaux, elle surprit Frank penché sur Maya, qui dormait sur une banquette. Il la contemplait avec une expression vide. Il leva les yeux sur Nadia.

— Elle est vraiment claquée.

— Mais tout le monde est fatigué !

— Mmm… C’était comment, à Hellas ?

— Inondé.

Il secoua la tête.

— C’est Sax qui doit être satisfait.

— Je n’arrête pas de le répéter. Mais je pense que tout lui a échappé.

— Oui. Je suis désolé pour Arkady.

— Oui.

Un autre silence.

— On dirait une petite fille.

— Oui.

À dire vrai, Nadia n’avait jamais trouvé Maya aussi vieille. Ils allaient tous sur leurs quatre-vingts ans, et ils ne pouvaient plus suivre le rythme, traitement ou non. En esprit, ils étaient vieux.

— Les types de Véga m’ont dit que Phyllis et son équipe de Clarke vont tenter de les rejoindre à bord d’une fusée d’urgence.

— Est-ce qu’ils ne se trouvent pas en dehors de l’écliptique ?

— En ce moment, oui, mais ils vont essayer de se servir du tremplin gravitique de Jupiter.

— Ce qui va leur prendre un ou deux ans, non ?…

— Un an à peu près. J’espère qu’ils vont louper leur manœuvre ou tomber sur Jupiter. À moins qu’ils ne meurent de faim et de soif.

— Je crois deviner que tu en veux à Phyllis.

— C’est une garce. Elle a une sacrée part de responsabilité dans tout ce qui s’est passé. Elle a ramené toutes ces transnats en leur promettant tous les métaux de l’univers – elle a cru qu’elle allait devenir la reine de Mars. Tu aurais dû la voir sur Clarke : une vraie petite divinité en plomb qui contemplait sa planète rouge. Je l’aurais étranglée. J’aurais tellement voulu être là quand Clarke a dégagé !

Il eut un rire dur.

Maya s’éveilla. Avec Nadia, ils l’aidèrent à se lever et partirent dans le parc, en quête d’un déjeuner. Ils prirent place dans une file de gens en marcheur, qui toussotaient en se frottant les mains. Les conversations étaient rares. Frank observait la scène avec dégoût. Quand ils reçurent enfin leurs plateaux de rushti et de tabouli, il se mit à dévorer avant de parler en arabe dans son bloc.

Quand il coupa la communication, il dit à Maya et Nadia :

— Alex, Evgenia et Samantha arrivent de Noctis avec des amis bédouins.

Une bonne nouvelle. La dernière fois qu’ils avaient entendu parler d’Alex et Evgenia, ils étaient au Belvédère d’Aureum, un bastion rebelle qui avait été détruit par des vaisseaux de l’ONU sur orbite avant d’être incinéré par un tir de missile venu de Phobos. Et nul n’avait plus entendu parler d’eux depuis un mois.

Aussi, tous les cent premiers présents se rendirent-ils à la porte nord du Caire pour les accueillir. De là, on dominait une rampe naturelle qui plongeait vers les confins sud de Noctis. Une caravane de patrouilleurs approchait dans le soir, lentement, suivie d’un nuage de poussière.

Une heure passa encore avant que les véhicules n’abordent la dernière pente. Ils n’étaient plus qu’à trois kilomètres de distance quand des flammes et des déjections jaillirent au sein de la colonne. Plusieurs patrouilleurs tombèrent dans le gouffre, d’autres furent projetés contre la falaise, et les autres stoppèrent, fracassés ou incendiés.

Une explosion secoua alors toute la porte nord de la cité et ils plongèrent vers l’abri de la muraille. Des hurlements et des appels se mêlaient sur la fréquence commune. Ils se redressèrent. La tente était toujours en place, mais le verrou de la porte semblait bloqué.

Nadia expédia un robot à la recherche des survivants. Seul le crépitement de la statique se faisait entendre dans les blocs de poignet, et Nadia en fut presque soulagée : qu’attendaient-ils ? Des cris ? Des plaintes ?

Frank lançait des jurons en arabe et en anglais. Il s’agitait pour tenter de savoir ce qui s’était produit. Alexander, Evgenia, Samantha… Nadia fixait d’un regard effrayé les minuscules images de son écran, tout en dirigeant les caméras du robot. Des carcasses tordues. Des corps. Aucun mouvement discernable. L’un des véhicules crachait encore de la fumée.

— Où est Sacha ? cria Yeli. Où est Sacha ?

— Elle était dans le sas, répondit quelqu’un. Elle allait à leur rencontre.

Ils luttaient pour rouvrir la porte intérieure du sas. Nadia, au premier rang, essaya tous les codes avant de sortir des outils, puis une charge explosive modulée. Ils reculèrent et le verrou sauta. L’instant d’après, ils dégageaient la porte au pied-de-biche. Nadia entra la première et s’agenouilla auprès de Sacha, qui était accroupie, la tête en avant. Mais elle était morte, les yeux vitreux, le visage cramoisi.

Avec le sentiment qu’elle devait bouger dans l’instant ou se figer comme une pierre, Nadia se releva et courut vers un véhicule. Elle démarra sans but précis : elle n’avait pas de plan et le véhicule semblait choisir lui-même son chemin. Les voix de ses amis montaient de son poignet comme des stridulations de criquets en cage. Maya pleurait et jurait en russe :

— C’est Phobos ! Encore eux ! Ils sont fous, là-haut !

— Non, ils ne sont pas fous, disait Frank. C’est parfaitement logique. Ils voient qu’un équilibre politique va s’établir, et ils essaient de le détruire.

— Fumiers d’assassins ! hurla Maya. Fascistes du KGB !

Le véhicule de Nadia s’arrêta devant les bureaux. Elle se précipita à l’intérieur, retrouva son vieux sac bleu et fouilla, sans savoir vraiment ce qu’elle espérait trouver. L’émetteur d’Arkady. Oui, bien sûr, c’était ça. Elle le serra contre elle et retourna à la porte sud. Sax et Frank discutaient toujours.

— Tous ceux d’entre nous dont la position est connue se trouvent ici, ou bien ils ont déjà été tués. Je crois qu’ils en ont après les cent premiers en priorité.

— Pour nous isoler, tu crois ?

— Dans les infos de la Terre, on dit que nous sommes les meneurs de la rébellion. Et depuis qu’elle a éclaté, vingt et un d’entre nous sont morts. Et quarante sont portés disparus.

Le véhicule s’arrêta. Nadia coupa l’intercom et pénétra dans le sas. Elle chaussa ses bottes, mit son casque et ses gants. Elle appuya sur le bouton d’ouverture et attendit que le sas se vide et s’ouvre. Comme pour Sacha. Et elle se retrouva à l’extérieur, dans le jour brumeux et venteux, et elle ressentit le premier éclat de diamant du froid. Elle donna des coups de pied dans le sable et de grandes bouffées rougeâtres passèrent sur elle. La femme vide dans un nuage de sang. Et, là-bas, il y avait les corps de ses amis, et d’autres encore. Leurs visages étaient violets et boursouflés, comme ceux de tant d’autres morts qu’elle avait vus sur les chantiers. Ces gens auraient pu vivre des siècles. Elle pensa à Arkady, au temps qui aurait pu passer, et siffla entre ses dents. Ils s’étaient si souvent querellés durant ces dernières années, surtout à propos de politique. Nadia lui avait dit que ses plans étaient anachroniques. Qu’il ne comprenait rien au monde. Mais il avait ri, furieux et blessé. Il lui avait dit qu’il connaissait ce monde, avec une expression sombre qu’elle ne lui avait jamais vue. Et elle se souvenait du moment où il lui avait donné l’émetteur, alors qu’il pleurait la mort de John, fou de fureur et de chagrin. C’est juste en cas d’urgence, avait-il insisté alors qu’elle refusait. Juste au cas où.

Et le cas, c’était maintenant. Elle ne parvenait pas à y croire. Elle sortit le boîtier de la poche de son marcheur. Phobos montait à l’horizon d’ouest comme une pomme de terre grise. Le soleil venait à peine de se coucher, et la clarté sanguinolente lui donnait l’impression d’être une créature microscopique, une cellule perdue entre les parois corrodées de son cœur, tandis qu’autour d’elle se levaient de grands vents de plasma poussiéreux. Des fusées se posaient sur le spatioport, au nord de la cité. Les miroirs brillaient dans le ciel d’occident comme des essaims d’étoiles. Un ciel embouteillé. Dans lequel, bientôt, les vaisseaux de l’ONU descendraient.

Phobos traversait le ciel en quatre heures et demie, et elle ne devait pas s’attarder. Il se présentait déjà comme une demi-lune à mi-chemin du zénith, gibbeuse encore dans le ciel coagulé. Nadia discernait deux points lumineux : les cratères sous dômes : Semenov et Leveykin. Elle leva son émetteur-radio et tapa le code de mise à feu : MANGALA. C’était aussi simple que n’importe quelle télécommande.

Un éclair éblouissant jaillit du bord du petit disque grisâtre. Les deux points s’éteignirent. L’éclair se fit encore plus intense. Est-ce qu’elle pouvait mesurer la décélération ? Probablement pas. Mais Phobos décélérait.

Et descendait.


De retour dans Le Caire, elle découvrit que la nouvelle s’était déjà répandue. L’éclair avait attiré tous les regards. Ensuite, tous ceux qui étaient là s’étaient agglutinés devant les écrans TV, en échangeant des rumeurs et des suppositions. Finalement, la vérité courait. Nadia, circulant entre les divers groupes, entendait partout :

— Phobos a été touché ! Phobos a été touché !

Un moment, elle crut s’être perdue dans la medina, puis se retrouva devant les bureaux de la cité. Et Maya lui cria :

— Nadia ! Tu as vu Phobos ?

— Oui.

— Roger m’a dit que lorsqu’ils s’y trouvaient, dans la première année, ils avaient mis en place un dispositif de fusées et d’explosifs ! Est-ce qu’Arkady t’en avait parlé ?

— Oui.

Ils entrèrent.

— S’ils parviennent à le freiner, il se posera, supputa Maya à haute voix. Je me demande si on va pouvoir calculer sa trajectoire. On est tout près de l’équateur, ici.

— Il va se fragmenter, c’est certain, et tomber un peu partout.

— Exact. Je me demande ce que Sax peut en penser.

Sax et Frank étaient plantés devant un écran, Yeli, Ann et Simon devant un autre. Phobos était suivi au télescope par l’AMONU, et Sax mesurait la vélocité du satellite. Sur l’image, le dôme de Stickney scintillait comme un œuf de Fabergé, mais, à l’avant, tout était brouillé par les traînées et les éclats de gaz et de déjections.

— La poussée est très équilibrée, commenta Sax. Si elle avait été trop brusque initialement, tout le planétoïde aurait été brisé. Et si elle n’avait pas été calculée, il se serait mis à tournoyer et il aurait littéralement mitraillé la planète en se fragmentant.

— Je discerne des signes de poussées latérales, annonça son IA.

— Correction d’altitude. Ils ont transformé Phobos en une gigantesque fusée.

— Ils l’ont fait au cours de la première année, expliqua Nadia.

Elle n’était pas certaine de devoir leur révéler ça, elle n’avait pas encore vraiment repris le contrôle d’elle-même, et conservait un retard de plusieurs secondes par rapport à ses actes. Elle s’entendit parler :

— Sur Phobos, les spécialistes en guidage et propulsion étaient nombreux. Ils ont infiltré les veines glaciaires avec de l’oxygène et du deutérium, en formant des colonnes alignées et inscrites dans la chondrite. Le complexe de contrôle et les moteurs ont été placés au centre.

— Donc, c’est bien une énorme fusée, appuya Sax tout en hochant la tête et en pianotant sur son clavier. « Périodicité : 27,452 secondes. Ce qui nous donne… 2 146 kilomètres à la seconde approximativement. Pour descendre, il faudrait que la décélération atteigne… voyons… 1 561 kilomètres à la seconde. Pour une masse pareille… Waouh ! Ça représente une sacrée quantité de carburant.

— Quelle est sa trajectoire maintenant ? demanda Frank.

Il avait le visage sombre, les mâchoires serrées. Il était furieux, constata Nadia. Furieux de n’avoir pas prévu ce qui allait se passer.

— Environ 1,7. Et ces gros générateurs de poussée fonctionnent toujours. Il va descendre, d’accord. Mais pas en un seul morceau. Il va se casser, c’est sûr.

— Le point de fracture de Roche ?

— Non, c’est un simple effet de l’aréofreinage, et avec tous ces réservoirs de carburant vides…

— Que va-t-il se passer pour ceux qui se trouvent encore dessus ? demanda Nadia, avec l’impression que quelqu’un d’autre venait de poser la question.

— Quelqu’un nous a dit qu’ils avaient tous évacué Phobos. Il n’y a plus personne qui puisse stopper ces fusées.

— Bonne chose, dit Nadia en se laissant tomber sur une banquette.

— Et il tombera quand ? demanda Frank.

Sax hésita.

— Impossible à dire. Tout dépend du moment où il se brisera. Mais ça ne tardera guère, je pense. Disons dans la journée. Ensuite, il va survoler l’équateur et on aura droit à une formidable averse de météores.

— Comme ça, on sera débarrassés des derniers restes du câble, commenta Simon d’une voix sourde.

Assis auprès d’Ann, il l’observait avec inquiétude. Elle avait les yeux fixés sur l’écran et ne parut pas l’entendre. Nul n’avait eu de nouvelles de son fils, Peter.

— Regardez ! s’écria Sax. Il se brise.

La caméra du télescope leur transmettait une image excellente. Le dôme de Stickney explosait en échardes de feu, et la ligne de cratères qui avait marqué Phobos, soudain béante, se transformait en poussière. Puis le petit satellite pomme de terre s’ouvrit et se dispersa en blocs irréguliers. Lentement, le plus important se dégagea sur le côté, apparemment propulsé par une des fusées. Les autres se placèrent en une ligne irrégulière, à des vitesses différentes.

— Eh bien… On dirait que nous sommes dans la ligne de feu, remarqua Sax. Les plus gros vont bientôt toucher l’atmosphère.

— Est-ce que tu peux déterminer leurs points d’entrée ?

— Non, il y a trop d’inconnues. Ça se passera sur la ligne équatoriale, de toute façon. Nous sommes probablement un peu trop au sud pour être atteints directement, mais il va y avoir des effets de dispersion.

— Donc, tous ceux qui sont sur l’équateur devraient évacuer vers le nord ou le sud, résuma Maya.

— Ils le savent sans doute. Et le câble a déjà dû nettoyer le secteur.

— Nous avons un répit, grogna Frank. La police de l’ONU ne descendra pas avant que toute la merde ne soit tombée. Ensuite, ils vont s’abattre comme des faucons. Ils prétendent que c’est à partir d’ici que l’explosion de Phobos a été déclenchée, et ils disent qu’ils en ont assez qu’une ville neutre serve de centre de commandement à l’insurrection.

— On va donc attendre que la chute soit terminée, conclut Sax.

Il repassa sur le réseau de l’AMONU et obtint une image radar composite des fragments. Après quoi, ils n’eurent plus rien à faire.

Juste avant minuit et le laps de temps martien, quelque chose attira l’attention de Sax. Il pianota frénétiquement sur les canaux de Frank et établit enfin la liaison avec l’observatoire d’Olympus Mons. Là-bas, c’était encore la nuit, peu avant l’aube. L’une des caméras cadrait l’horizon du sud. La courbe noire de la planète occultait les étoiles. Des traces de météorites striaient le ciel d’ouest et explosaient quelques secondes avant l’impact final pour laisser des taches phosphorescentes, comme autant de minuscules nuages nucléaires. En moins de dix secondes, la pluie cessa, ne laissant que de vagues taches jaunes sur le fond obscur de l’espace.

Nadia ferma les yeux et retrouva des images fantômes. Quand elle regarda l’écran de la TV, elle découvrit des nuages de fumée dans le ciel de Tharsis, juste avant l’aube. Ils montaient si haut dans l’atmosphère qu’ils accrochaient les premiers rayons du soleil. Ils étaient d’un rose vif, en forme de champignons, avec de longues tiges d’un gris sombre. Puis le soleil monta sur cette végétation tumultueuse, et la recouvrit d’un vernis de bronze. Ensuite, le barrage des champignons jaunes et roses dériva au-dessus d’un horizon de pastel indigo : un cauchemar aux couleurs de Maxfield Parrish,[41] trop étrange et beau pour que l’on y croie. Nadia repensa aux derniers instants du câble, à cette double hélice de diamant… Le spectacle de la destruction pouvait-il atteindre une pareille beauté ? Était-ce dû à une combinaison accidentelle des éléments, la preuve finale que la beauté ne connaissait pas de dimension morale ?

— Ça devrait donner suffisamment de matière particulaire pour déclencher une autre tempête planétaire, remarqua Sax. Mais l’apport de chaleur dans le système va certainement être considérable.

— Tais-toi, Sax, fit Maya.

— C’est à notre tour d’être touchés, hein ? demanda Frank, et Sax acquiesça.

Ils quittèrent les bureaux et sortirent dans le parc. Tous avaient le regard braqué sur le nord-ouest. Ils gardaient le silence, comme s’ils accomplissaient un rite religieux. C’était tout à fait différent des moments où ils avaient guetté les bombardements. À présent, on était au milieu de la matinée et le ciel était d’un rose poussiéreux et terne.

Une comète jaillit au-dessus de l’horizon. Elle irradiait une lumière douloureuse. Quelques cris s’élevèrent, mais la plupart de ceux qui étaient là retinrent leur souffle. Le sillon blanc venait vers eux. Puis, en un instant, il passa et disparut à l’est. L’instant d’après, le sol trembla sous eux, et des exclamations trouèrent le silence. À l’est, un nuage monta vers le sommet du grand dôme du ciel rose, à 20 000 mètres !

Puis d’autres traces blanches traversèrent le ciel comme autant de queues de comètes perdues. Toutes plongèrent vers l’horizon d’orient, vers les profondeurs de Marineris. Quand, enfin, la pluie cessa, les spectateurs du Caire restèrent un moment à demi aveugles, titubants, inondés d’images fantômes sur la rétine. Ils avaient été épargnés.


— Maintenant, reste l’ONU, déclara Frank. Au mieux…

— Est-ce que tu penses que nous devrions ?… commença Maya. Je veux dire : est-ce que nous sommes…

— En sécurité ? compléta Frank d’un ton acerbe.

— Peut-être que nous devrions redécoller ?

— De jour ?

— Ça serait peut-être plus sûr que de rester là ! Je ne sais pas vraiment ce que tu en penses, mais moi, je ne tiens pas à me retrouver contre un mur pour être fusillée !

— Si ce sont les types de l’AMONU, ils ne feront jamais ça, dit Sax.

— On ne peut pas en être certains. Tout le monde sur Terre pense que nous sommes les instigateurs de la rébellion.

— Mais il n’y a pas eu d’instigateurs ! insista Frank.

— Il suffit qu’ils veuillent qu’il y en ait, dit Nadia.

Ce qui les ramena au silence.

Et Sax conclut humblement :

— Quelqu’un a dû décider qu’il serait plus facile de contrôler les choses sans nous.


Ils reçurent des nouvelles des impacts dans l’autre hémisphère, et Sax s’installa devant les écrans avec Ann, qui essayait de l’aider.

Frank sortit pour aller inspecter le spatioport et Nadia l’accompagna jusqu’aux portes :

— Maya a raison. Nous devons fuir.

C’était l’après-midi, et les vents dominants d’ouest balayaient la pente de Tharsis, ramenant la poussière des impacts. La lumière, à l’intérieur du Caire, était assombrie par les nuages qui défilaient devant le soleil, et la polarisation de la tente suscitait des arcs-en-ciel et des effets de lumière, comme si la planète tout entière était devenue un kaléidoscope. Nadia frissonna. Un nuage plus épais que les autres était venu couvrir soudain le soleil. Elle s’échappa de l’ombre et rentra.

À l’instant, – Sax déclarait :

— Ça ressemble bien à une autre tempête globale !

— Je l’espère, dit Maya. Ça nous aidera à fuir.

— Vers où ? demanda Sax.

Elle inspira nerveusement.

— Les appareils sont prêts. Nous pourrions aller jusqu’à Hellespontus Montes. Il y a encore des habitats, là-bas.

— Mais ils nous repéreraient.

Frank apparut sur l’écran de Sax. L’image vacillait. Il consultait son bloc de poignet.

— Je suis à la porte ouest avec le maire. Des patrouilleurs sont arrivés. Nous avons bouclé les portes parce qu’ils refusaient de s’identifier. Apparemment, ils ont encerclé toute la ville et ils tentent d’approcher de la centrale physique par l’extérieur. Gardez tous votre marcheur et préparez-vous à battre en retraite.

— J’avais bien dit qu’il fallait partir ! cria Maya.

— On n’aurait pas pu, dit Sax. De toute manière, nous aurions les mêmes chances en cas de mêlée. Si on tente une sortie en masse, ils seront peut-être débordés. Écoutez : s’il arrive quoi que ce soit, on se retrouve tous à la porte est, d’accord ? Vous partez les premiers. Frank… toi aussi tu devrais aller là-bas dès que tu le pourras. Je vais essayer quelques petits bricolages sur nos robots de la centrale pour retarder nos gentils visiteurs au moins jusqu’à la nuit.

Il était maintenant trois heures, mais on se serait cru au crépuscule sous un ciel de plus en plus épais, chargé de nuages de poussière. Les forces qui cernaient la ville s’identifièrent comme appartenant à la police de l’AMONU, exigeant qu’on les laisse entrer. Frank et le maire leur demandèrent de bien vouloir présenter un mandat de Genève et d’interdire l’usage des armes dans l’enceinte de la cité. Les forces extérieures ne répondirent pas.

À quatre heures trente, toutes les sirènes d’alarme résonnèrent en même temps : une déchirure de la tente, et apparemment très large, car un vent violent balayait soudain les rues et l’alerte de dépressurisation s’était déclenchée dans tous les immeubles. L’électricité était coupée, et la ville devint une coquille en perdition dans laquelle des silhouettes en marcheur se précipitaient vers les portes, titubant dans les rafales, se heurtant dans l’affolement. Les fenêtres explosaient. L’air était plein de bandeaux de plastique transparent. Nadia, Maya, Ann, Simon et Yeli quittèrent le bâtiment municipal et se frayèrent un chemin dans la foule, se dirigeant vers la porte est. On se battait, car le sas était ouvert. Ceux qui tombaient étaient en danger de mort et, si le sas finissait par être bloqué sous la pression, alors ils risquaient de mourir tous. Tout se passait en silence, et ils ne communiquaient plus que par leurs intercoms. Les cent premiers s’était calés sur leur vieille fréquence. La voix de Frank leur parvint par-dessus le grésillement de la statique.

— Je me trouve à la porte est. Dégagez-vous de la mêlée, que je puisse vous retrouver. (Il s’exprimait d’un ton grave, professionnel.) Dépêchez-vous : il se passe quelque chose à l’extérieur.

Ils découvrirent Frank qui agitait la main, appuyé contre la paroi intérieure.

— Allez ! La tente a craqué et il faut foncer vers les avions.

— Je vous l’avais bien dit, fit Maya.

Mais il la fit taire :

— Ferme ça, Maya. Nous n’avions pas à partir avant que ce genre de truc ne se produise, souviens-toi !

Le crépuscule approchait et le soleil filtrait entre Pavonis et le nuage de poussière.

Des silhouettes en uniformes camouflés se ruaient à l’intérieur par les déchirures de la tente. Dehors, de grands bus-navettes venaient de s’arrêter et d’autres troupes s’en déversaient.

Sax apparut au détour d’une allée.

— Je ne pense pas qu’on réussisse à atteindre les appareils !

Une silhouette casquée, en marcheur, surgit de la poussière.

— Venez, lança-t-il sur leur fréquence. Suivez-moi.

Ils se tournèrent vers l’étranger.

— Qui êtes-vous ? demanda Frank.

— Suivez-moi !

L’étranger était de petite taille et, derrière la visière de son casque, ils entrevirent son sourire éclatant et féroce, son teint mat. Il plongea dans une allée qui conduisait à la médina, et Maya fut la première à le suivre, entre les blessés et les morts qui jonchaient le sol, dans la clameur des sirènes et les secousses profondes qu’ils ressentaient en courant. Ils ne percevaient plus que leur souffle et les brefs messages qu’ils échangeaient.

— Où allons-nous ?

— Sax, tu es toujours là ?

— Il est passé par là !

Étrange conversation privée dans le chaos ambiant, la frénésie des cohortes humaines dans le crépuscule poussiéreux. Nadia faillit trébucher sur le cadavre d’un chat recroquevillé sur la pelouse.

L’homme qu’ils suivaient fredonnait un air sur leur fréquence, un Ta-toum, ta-ta-tatoum, ta-ta-ta-toum… obsédant. Peut-être Pierre et le loup… Il semblait connaître par cœur les moindres ruelles du Caire et s’infiltrait dans les dédales de la médina sans la moindre hésitation. En moins de dix minutes, ils se retrouvèrent devant le mur de la ville.

Et là, ils purent observer l’extérieur à travers la tente déformée. Dans la suie et la brume, des silhouettes couraient, isolées ou par groupes de trois, sur la bordure sud de Noctis.

— Où est Yeli ? s’écria Maya.

Personne ne put lui répondre.

Puis Frank, tout à coup, pointa l’index.

— Regardez !

Vers l’est, en bas de la route, une file de patrouilleurs venait d’apparaître, sortant de Noctis Labyrinthus. Ils étaient rapides et leur carrosserie n’était pas familière. Ils roulaient tous feux éteints.

— Qui c’est ça encore ? demanda Sax en se tournant vers leur guide.

Mais le petit homme brun avait disparu dans le dédale des ruelles.

— Je suis encore sur la fréquence des cent premiers ? demanda une voix nouvelle.

— Oui ! dit Frank. Qui est-ce ?

— Mais, fit Maya, est-ce que ce n’est pas Michel ?

— Tu as encore de l’oreille, Maya. Oui, c’est bien moi… On est prêts à vous embarquer si vous le voulez. Il semble qu’ils éliminent systématiquement les cent premiers dès qu’ils tombent dessus. On s’est donc dit que vous accepteriez notre compagnie.

— Je crois qu’on est tous d’accord, dit Frank. Mais comment ?

— Ça, c’est le plus difficile. Est-ce qu’un guide vous a conduits où vous êtes ?

— Oui !

— Bien. C’était le Coyote. Il excelle à ce genre de truc. Vous attendez là. On va créer des diversions avant de revenir vous récupérer.

Sax colla son casque sur la paroi de la tente et alluma la lampe de sa visière, projetant un cône de lumière dans l’air enfumé. La visibilité se limitait à une centaine de mètres, peut-être moins, mais Michel accusa réception :

— Contact. Vu. Maintenant, passez à l’extérieur. On arrive. On redémarre dès que vous êtes dans nos sas, alors préparez-vous. Vous êtes combien ?

— Six, dit Frank après une courte hésitation.

— Magnifique. Nous avons deux véhicules, ça devrait aller. Trois dans chacun d’eux, OK ?… Préparez-vous et faites vite.

Sax et Ann s’attaquèrent à la paroi de la tente avec les petits couteaux qui appartenaient à l’outillage de leur bloc-poignet. Ainsi, ils ressemblaient à des chatons furieux déchirant des rideaux. Mais, très vite, ils se glissèrent au-dehors et se laissèrent tomber sur la couche molle de régolite. Derrière eux, la centrale explosa en une série d’éclairs stroboscopiques qui figeaient les silhouettes floues perdues dans la brume.

Et soudain, les étranges patrouilleurs resurgirent dans la poussière et s’arrêtèrent à quelques pas. Ils ouvrirent les sas et s’entassèrent à l’intérieur, Sax, avec Ann et Simon, Nadia, avec Maya et Frank. Ils roulèrent les uns sur les autres dès que le patrouilleur redémarra et accéléra.

— Vous êtes tous là ? demanda Michel.

Ils déclinèrent leurs noms.

— Bien. Heureux de vous avoir retrouvés ! Ça devient vraiment dur. Je viens d’apprendre que Dmitri et Elena sont morts au Belvédère d’Echus.

Dans le silence qui suivit, ils entendirent le crissement des pneus sur le gravier.

— Vos patrouilleurs sont drôlement rapides, remarqua enfin Sax.

— Oui. Et surtout, ils absorbent tous les chocs. Je crains qu’ils n’aient pas été conçus pour ce genre de situation. Il va falloir qu’on les abandonne dans Noctis. Ils sont trop repérables.

— Vous avez des véhicules invisibles ?

— Oui, pour ainsi dire.

Au bout d’une demi-heure de secousses dans le sas, le patrouilleur stoppa et ils purent pénétrer dans l’habitacle principal. Michel Duval les y attendait, le visage ridé, les cheveux blancs – c’était maintenant un vieil homme, qui dévisageait Maya, Nadia et Frank avec des larmes dans les yeux. Il les serra dans ses bras avec un rire douloureux.

— Tu vas nous conduire à Hiroko ? demanda Maya.

— On va essayer. Mais le voyage va être long et les conditions sont loin d’être excellentes. Mais je pense qu’on y arrivera. Je suis tellement heureux qu’on vous ait récupérés ! Si vous saviez à quel point c’était horrible de vous chercher partout et de ne trouver que des cadavres !

— On le sait, dit Maya. Nous avons retrouvé Arkady. Et Sacha a été tuée aujourd’hui, et Alex, Edvard et Samantha aussi. Et sans doute Yeli… Il y a un instant.

— On va faire tout notre possible pour qu’il n’y en ait plus d’autre.

Sur l’écran de TV, ils découvrirent l’intérieur de l’autre patrouilleur. Ann, Simon et Sax étaient accueillis par un jeune inconnu.

Michel tourna la tête vers le pare-brise avec un sifflement. Ils se trouvaient à l’entrée d’un des nombreux canyons qui descendaient vers le fond de Noctis. La route avait jusque-là suivi une rampe artificielle qui, maintenant, n’existait plus. Elle avait disparu en même temps que la route.

— Il va falloir marcher, déclara Michel. De toute manière, on aurait dû abandonner les véhicules au fond. Il nous reste cinq kilomètres à faire. Il faut refaire le plein de vos marcheurs.

Ils remirent leurs casques et franchirent à nouveau le sas.

Au-dehors, ils se regardèrent : les six réfugiés, Michel, et le jeune pilote du deuxième patrouilleur. Ils se mirent en marche en n’allumant leurs lampes que pour la traversée dangereuse de la pente de gravier, là où la route avait été abattue. Il n’y avait pas la moindre étoile dans le ciel et le vent sifflait entre les canyons en bourrasques brutales. À l’évidence, une autre tempête de poussière était en formation. Sax marmonna que le global s’opposait à l’équatorial, mais que le résultat était impossible à prévoir.

— Espérons que ce sera global, dit Michel. Ça nous servira de couverture, au moins.

— Je doute que ce soit le cas, dit Sax.

— Mais nous allons où ? demanda Nadia.

— Il y a une station d’urgence dans Aureum Chaos.

Ce qui signifiait qu’ils devaient parcourir Vallès Marineris sur toute sa longueur ! 5 000 kilomètres !

— Mais comment allons-nous faire ? geignit Maya.

— Nous avons des transcanyons, répondit Michel, brièvement. Tu vas voir.

Au milieu de la nuit, ils atteignirent le plancher du canyon, qui dessinait un U très large, typique de toutes les formations de Noctis Labyrinthus. Michel s’approcha d’un rocher, pressa un point de sa surface avant de soulever une trappe sur le côté.

— Entrez.

Il y avait deux rochers roulants : de grands patrouilleurs, recouverts d’une fine couche de basalte.

— Et leur signal thermique ? demanda Sax en passant la tête à l’intérieur.

— La chaleur est détournée dans des tubulures et étouffée. Il n’y a donc aucun signal captable.

— Bonne idée.

Le jeune pilote les précédait.

Il les poussa presque avec brutalité vers les sas.

— Foutons le camp d’ici !

La clarté du sas dessinait ses traits, sous son casque : il était asiatique et n’avait pas plus de vingt-cinq ans. Il avait l’air écœuré, effrayé, hautain, et il ajouta :

— La prochaine fois que vous tenterez une révolution, essayez de vous y prendre autrement.

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