Le labo bourdonnait doucement. Les bureaux, les tables et les paillasses étaient encombrés d’objets, les murs blancs couverts de graphiques, de cartes et de coupes. Et le tout vibrait doucement sous la lumière artificielle. Un labo comme les autres : à la fois propre et net, et en désordre. L’unique fenêtre, dans un coin, était obscure et ne reflétait que l’intérieur. Il faisait nuit. Le bâtiment était presque vide.
Mais deux hommes en blouse étaient penchés sur une des paillasses, les yeux fixés sur l’écran d’un ordinateur. Le plus petit tapota sur le clavier avec son majeur, et l’image changea. Des vrilles vertes sur un fond noir. Elles sinuaient, ce qui leur donnait un relief accentué, comme si elles étaient vraiment là, à l’intérieur d’une boîte. Une image enregistrée par un microscope électronique. L’écran entier ne représentait que quelques microns.
— Ce que tu observes là, dit le plus petit des deux chercheurs, c’est une sorte de réparation plasmidique de la séquence génétique. Des ruptures des chaînons originaux ont été identifiées. Les séquences de remplacement sont synthétisées, et quand ces séquences de remplacement sont introduites en masse dans la cellule, les ruptures apparaissent comme des sites d’attache et les remplacements se conforment aux originaux.
— Tu les introduis par transformation ? Par électroporation ?
— Par transformation. Les cellules traitées sont injectées, et les chaînons de réparation font un transfert conjugal.
— In vivo ?
— In vivo.
L’autre siffla doucement.
— Et comme ça, vous pouvez réparer n’importe quelle petite chose ? Une erreur de division cellulaire ?
— C’est exact.
Les deux hommes ne quittaient pas du regard les vrilles sur l’écran, qui se développaient comme des pampres sous la brise.
— Et vous avez des preuves ?
— Vlad ne t’a pas montré les souris dans la salle d’à côté ?
— Si.
— Elles ont quinze ans.
Nouveau sifflement.
Ils passèrent dans la salle aux souris en bavardant à voix basse, comme pour respecter le bourdonnement des machines. Le plus grand se pencha avec curiosité sur une cage où des pelotes de fourrure soufflaient sous des copeaux de bois.
Quand ils sortirent de la salle, ils éteignirent toutes les lumières. Le scintillement du microscope électronique illuminait de vert le premier labo. Les deux chercheurs s’approchèrent de la fenêtre, sans cesser de bavarder. Ils regardèrent au-dehors. Le ciel était passé au violet : le jour approchait. Les étoiles s’estompaient. Et là-bas, sur l’horizon, se dessinait la masse énorme d’un volcan au sommet aplati : Olympus Mons, la plus haute montagne du système solaire.
Le plus grand des deux hommes secoua la tête et déclara :
— Ça change tout, tu sais.
— Je sais.
Du fond du puits, le ciel était une pièce de monnaie rose brillante. Un kilomètre de diamètre pour sept kilomètres de profondeur, mais, depuis le fond, le puits semblait plus étroit et plus profond à la fois. Illusion de perspective de l’œil humain.
Tout comme cet oiseau qui volait là-haut dans le ciel, et qui semblait tellement grand. Si ce n’est qu’il ne s’agissait pas d’un oiseau.
— Hé ! cria John.
Le directeur du puits, un Japonais au visage rond du nom d’Etsu Okakura, se tourna vers lui, et John entrevit son sourire nerveux. Il avait une dent décolorée.
Okakura leva la tête.
— Quelque chose tombe ! s’exclama-t-il. Courons !
Ils s’élancèrent sur le fond du puits. John constata très vite que la plus grande partie de la roche avait été dégagée pour révéler le basalte noir étoilé. Aucun effort n’avait été fait pour rendre le sol horizontal. Il essayait de courir plus vite, mais les cratères miniatures et les escarpements le ralentissaient. Il trébucha et tomba sur la pierre raboteuse, levant les bras pour protéger sa visière. Le fait qu’Okakura soit tombé en même temps que lui n’était qu’une faible consolation. Heureusement, la gravité qui les avait fait chuter avait aussi facilité leur fuite. Et la chose qui tombait du haut n’avait pas encore atteint le fond. Ils se redressèrent et se remirent à courir. Okakura tomba une deuxième fois. John jeta un regard derrière eux et entrevit un reflet métallique à la seconde où la chose heurtait la roche. Il reçut l’écho de l’impact comme un coup dans les tympans. Des fragments argentés jaillirent, certains dans leur direction. Il s’arrêta net et testa l’air, craignant une éjection. Mais tout était silencieux.
Un grand cylindre hydraulique jaillit dans les airs et rebondit bruyamment sur leur gauche. Ils sursautèrent : ils ne l’avaient pas vu arriver.
Ensuite, le silence se rétablit. Ils demeurèrent immobiles encore une minute, puis Boone fit quelques gestes. Il était en sueur, ce qui n’était guère étonnant : leurs tenues pressurisées avaient été prévues pour les températures de la surface martienne, mais ici, au fond du puits, il faisait 49 degrés centigrades. C’était l’endroit le plus chaud de la planète. Il esquissa un geste pour aider Okakura à se redresser, mais s’arrêta net. Le Japonais préférait sans aucun doute se relever tout seul plutôt que de devoir un giri à Boone pour son aide. Si Boone, toutefois, avait bien compris ce concept japonais.
— Allons jeter un coup d’œil, dit-il simplement.
Okakura se releva et ils rebroussèrent chemin dans le boyau de basalte. Le puits avait depuis longtemps pénétré la roche dure. En fait, il était engagé à 20 % dans la lithosphère. Au fond, la température était suffocante, comme si leurs tenues n’étaient plus isolées. Boone inspirait avidement l’air frais. Il leva de nouveau le regard vers le ciel rose, tout en haut. La clarté du soleil illuminait une section conique du puits. En été, elle aurait dû pénétrer jusqu’au fond – mais non : ils étaient au sud du tropique du Capricorne. Dans l’ombre permanente.
Ils approchaient des restes fracassés d’un camion poubelle robot, un de ceux qui remontaient à la surface les fragments de roc arrachés en spirale à la paroi du puits. Les pièces de l’engin étaient mélangées à des cailloux sur une bonne centaine de mètres à partir du point d’impact. Au-delà, ils se faisaient rares. Le cylindre qui avait volé dans leur direction avait dû être propulsé.
Dans l’amas horriblement tordu, l’acier, le magnésium et l’aluminium avaient partiellement fondu.
— Est-ce que vous croyez que c’est vraiment tombé d’en haut ? demanda Boone.
Okakura ne répondit pas. Boone le regarda. L’autre examinait les restes de la machine en évitant son regard. Il avait peut-être peur, se dit Boone.
— Il s’est écoulé largement trente secondes entre l’instant où je l’ai aperçu et celui où il a touché le sol.
Trois mètres par seconde au carré. Plus qu’il n’en fallait pour atteindre la vélocité terminale. Donc, l’engin avait percuté le sol à 200 kilomètres à l’heure. Ce qui n’était pas si grave, en fait. Sur Terre, il aurait mis deux fois moins de temps, et ils se seraient peut-être trouvés dessous. Merde ! se dit Boone. S’il n’avait pas levé les yeux… Il fit un calcul rapide. La chose était sans doute au milieu du puits quand il l’avait détectée. Mais elle devait tomber depuis un certain temps.
Lentement, il s’avança entre la paroi du puits et la pile de débris. Le camion robot était tombé sur son flanc droit. Le flanc gauche, quoique déformé, était identifiable. Okakura escalada les débris avant de désigner une zone noire, immédiatement derrière le pneu avant gauche.
John le suivit et gratta le métal avec son gant. La couche noircie s’effaça comme de la suie. Une explosion de nitrate d’ammonium. Le corps de l’engin était tordu comme s’il avait été passé sous une presse.
— La charge était bien calculée, commenta John.
— Oui, dit Okakura avant de s’éclaircir la gorge.
Il était encore sous le coup de la frayeur, c’était visible. Mais oui… Le premier homme sur Mars avait bien failli être tué alors qu’il se trouvait sous sa protection. Et lui aussi, par la même occasion.
— Suffisante pour faire tomber le camion.
— Eh bien, comme je l’ai déjà dit, on a rapporté plusieurs cas de sabotage.
Le visage d’Okakura se crispa derrière sa visière.
— Mais qui en serait responsable ? Et pourquoi ?
— Je ne sais pas. Est-ce que quelqu’un, dans votre équipe, aurait des problèmes psychologiques ?
— Mais non.
Okakura avait pris une expression fermée. N’importe quel groupe de plus de cinq individus avait rencontré des difficultés, et la petite cité industrielle d’Okakura comptait quand même 500 habitants.
— C’est le sixième cas que je constate, dit John. Mais c’est le premier que je vis en direct. (Il rit. L’image de l’oiseau dans le ciel rose venait de lui revenir.) Il était facile pour n’importe qui de placer une bombe sous un camion robot avant qu’il ne redescende. Il suffisait d’un dispositif d’horlogerie ou d’un altimètre.
— Vous pensez aux rouges, fit Okakura d’un air soulagé. Nous en avons entendu parler. Mais… (Il haussa les épaules.) C’est fou…
— Oui.
John escalada prudemment l’amas de débris. Puis ils traversèrent à nouveau le fond du puits en direction de l’ascenseur qu’ils avaient emprunté pour descendre. Okakura était passé sur une autre fréquence et discutait avec son personnel de surface.
John s’arrêta un instant dans le puits pour un ultime regard.
Ils montèrent vers la première cabine. Ils durent changer sept fois d’ascenseur en empruntant les chemins de correspondance taillés dans les parois. Peu à peu, la lumière ambiante ressemblait à celle du soleil. En levant les yeux, John vit l’endroit où la double spirale des routes se rejoignait sur le rebord du puits. Mais, en se retournant, il ne parvint pas à distinguer le fond, perdu maintenant dans la pénombre.
Les deux dernières cabines leur permirent de franchir le régolite : d’abord le mégarégolite, qui ressemblait à une couche rocheuse fracturée, puis le régolite lui-même, fait de roc, de gravier et de glace compressés dans une couche de ciment, une paroi incurvée qui évoquait un barrage et qui s’achevait sous un angle impossible qui transformait l’ascenseur en funiculaire à crémaillère.
Finalement, ils surgirent à la surface, sous le soleil.
Boone quitta la cabine du funiculaire et regarda vers le bas.
La retenue de régolite évoquait un cratère aux parois lisses, avec une route à deux voies qui descendait en spirale. Mais un cratère sans fond. Un mohole[21]. Il distinguait l’entrée du puits, mais l’ensemble était plongé dans l’ombre. Seule la route accrochait quelques rayons de soleil et elle donnait ainsi l’illusion d’un escalier planté dans le vide, qui descendait vers le noyau de la planète.
Trois camions géants remontaient lentement le dernier tronçon de route, chargés de blocs de roche noire. Depuis quelques jours, il leur fallait cinq heures pour remonter du fond, avait dit Okakura. L’ensemble du projet n’exigeait que peu de surveillance. Les habitants de la ville nouvelle n’avaient à s’occuper vraiment que du programme, du déploiement, de la maintenance, des pannes éventuelles. Et, depuis peu, de la sécurité.
La ville, baptisée Senzeni Na, était dispersée sur le fond du plus profond des canyons de Thaumasia Fossae. Près du grand trou se trouvait le parc industriel. On y fabriquait le matériel d’excavation et on y traitait la roche dont on extrayait les métaux utiles. Boone et Okakura entrèrent dans la station de bordure, échangèrent leurs tenues pressurisées pour des sauteurs cuivrés avant d’emprunter l’un des tubes transparents qui reliaient tous les bâtiments de la ville. L’intérieur était froid et ensoleillé, et tout le monde portait le même vêtement cuivré, la dernière trouvaille des Japonais en matière de protection antiradiations. Partout, des créatures de cuivre circulaient dans les tubes, comme des fourmis verticales. Dans le ciel, le nuage thermal se cristallisait en givre et jaillissait comme la vapeur d’une valve avant d’être emporté par les vents d’altitude en une longue traînée de condensation aplatie.
Les quartiers d’habitation avaient été construits dans la paroi sud-est du canyon. On avait découpé un immense rectangle dans la falaise pour le remplacer par du verre. Au-delà, un hall élevé et ouvert permettait l’accès aux appartements en terrasse, sur cinq niveaux.
Boone suivit Okakura dans le hall : il le conduisait vers le secteur des bureaux, au cinquième étage. Un petit groupe se forma autour d’eux. Les gens avaient l’air inquiets, ils bavardaient ou interrogeaient Okakura. Ils entrèrent tous dans le bureau et passèrent sur la terrasse. Okakura raconta l’incident, en japonais, sous le regard vigilant de John. Le public semblait nerveux, et ils étaient nombreux à éviter de rencontrer le regard de John. L’incident avait-il pu susciter le giri ? Il était sans doute important pour eux de ne pas attirer l’attention publique, ou quelque chose de ce genre. La honte, pour les Japonais, était un élément important, et l’expression d’Okakura s’assombrissait, comme s’il avait décidé que la chose était arrivée par sa faute.
— Écoutez, risqua John, héroïque, ça peut être aussi bien le fait d’étrangers que d’habitants de la ville. (Il fit quelques suggestions pour la sécurité.) La bordure du cratère constitue une barrière parfaite. Mettez en place un système d’alarme, et que quelques personnes de la station gardent un œil sur tout le dispositif et les ascenseurs. C’est une perte de temps, mais je pense qu’il faut le faire.
Avec une expression méfiante, Okakura lui demanda s’il avait la moindre idée de l’identité des saboteurs. John haussa les épaules.
— Pas la moindre. Désolé. Des gens qui sont contre les moholes, je suppose.
— Mais les moholes sont déjà creusés, remarqua quelqu’un.
— Je sais. Mais ça peut être symbolique. (John sourit.) Évidemment, si un camion écrase quelqu’un, ce sera un mauvais symbole.
Ils acquiescèrent gravement. Il aurait aimé avoir le don qu’avait Frank pour les langues. Cela lui aurait été bien utile. Ces gens étaient inscrutables, difficiles à percer.
Ils se demandaient s’il allait laisser tomber.
— Bon, je n’ai rien. On nous a manqués. Il faudra faire des recherches, d’accord, mais pour aujourd’hui, nous suivons le programme prévu.
Et Okakura, en compagnie de plusieurs hommes et femmes, lui fit faire le tour de la ville. Souriant et décontracté, il visita les laboratoires, les salles de réunions, les salons et les grands réfectoires. Il ne cessait de serrer des mains en disant Hi. À la fin, il fut convaincu d’avoir rencontré la moitié de la population de Senzeni Na. La plupart n’avaient pas encore appris l’incident, et ils se montraient tous ravis de le rencontrer, de lui secouer la main, de lui adresser quelques mots, de le dévisager ou de lui montrer telle ou telle chose. Cela lui rappelait tout à fait ses années de parade entre la première et la seconde expédition.
Mais c’était son job. Une heure de travail, et quatre heures de spectacle du premier homme sur Mars : le quota habituel. On glissait vers le soir, et toute la ville se rassembla pour le grand banquet donné en son honneur, et il joua son rôle. Avant tout, se montrer détendu, ce qui n’était pas facile ce soir. En vérité, il s’offrit une pause, et gagna brièvement la salle de bains de sa chambre pour avaler une des capsules mises au point par l’équipe médicale de Vlad, à Acheron. De l’omegendorphe, un mélange synthétique de tous les opiacés et de toutes les endorphines qu’ils avaient trouvés dans l’arsenal de la chimie cérébrale. La meilleure drogue que Boone ait jamais pu imaginer.
Il retourna au banquet tout à fait relaxé. Presque heureux, en fait. Il avait échappé à la mort en courant comme un homme des bois ! Il existait donc des endorphines appréciables. Il allait de table en table avec aisance, posant des questions à tous. Les gens aimaient ça, ils avaient le sentiment de participer à un vrai festival en rencontrant John Boone. Et il aimait ça, lui aussi. C’était ce qui rendait la célébrité supportable. Car, lorsqu’il posait des questions, les gens se précipitaient pour lui répondre, comme des saumons bondissant sur une mouche. Mais ce soir, c’était plus particulier, comme s’ils éprouvaient tous le besoin d’équilibrer la situation, parce qu’ils en savaient tant sur lui alors qu’il ne connaissait presque rien d’eux.
Il passa donc sa soirée à tout apprendre de la vie à Senzeni Na. Après quoi, on le raccompagna dans la suite réservée aux hôtes, avec ses chambres et son lit de bambou. Dès qu’il fut seul, il connecta sa boîte de codage au téléphone et appela Sax Russell.
Russell se trouvait au nouveau quartier général de Vlad, un complexe de recherche édifié sur une étroite arête, dans le site spectaculaire d’Acheron Fossae, au nord d’Olympus Mons. Il y passait tout son temps à étudier le génie génétique comme un collégien. Il avait acquis la conviction que la biotechnologie était la clé du terraforming, et il était bien décidé à la creuser jusqu’à être capable de contribuer personnellement à cet aspect du développement. Même s’il avait suivi des études de physique.
La biologie moderne avait une réputation atroce, et la plupart des physiciens la détestaient. Mais les gens d’Acheron déclarèrent à Sax qu’il s’y était très bien mis, ce que John croyait sans le moindre doute. Sax, quant à lui, émettait quelques doutes sur ses progrès, mais il était évident qu’il avançait très vite. Il en parlait constamment.
— C’est crucial, disait-il. Nous avons besoin d’extraire de l’eau et de l’azote du sol, et du gaz carbonique de l’air. Et la biomasse nous permettra l’un et l’autre.
Il ne décollait donc pas des labos et des écrans.
Il écouta le rapport de John avec son impassibilité habituelle. Une parodie de savant, se dit John. Il portait même une blouse. Ce qui rappela à John une histoire que racontait un des assistants de Sax et qui faisait toujours rire dans les soirées. Lors d’une expérience aussi secrète qu’oubliée, une centaine de rats de labo auxquels on avait injecté une piqûre d’intelligence étaient devenus des génies. Ils s’étaient alors révoltés, ils s’étaient enfuis, ils avaient capturé le principal responsable des recherches et lui avaient réinjecté tout leur savoir en utilisant une méthode inventée en une fraction de seconde. Leur victime était un savant du nom de Saxifrage Russell, éternellement en blouse blanche, collé dans son labo. Et son cerveau était désormais la résultante d’une centaine de rats super-intelligents.
— Et c’est pour ça qu’on lui a donné le nom d’une fleur, comme on le fait pour les rats de labo, vous saisissez ?…
Ce qui en disait long. John ne put s’empêcher de sourire en achevant son rapport, et Sax pencha la tête d’un air curieux.
— Tu crois que ce camion était destiné à te tuer ?
— Je l’ignore.
— Et les gens réagissent comment ?
— Ils ont peur.
— Ils pensent qu’on peut les tenir pour responsables ?
John haussa les épaules.
— J’en doute. Ils s’inquiètent seulement de ce qui va se passer maintenant.
Sax leva la main.
— Ce genre de sabotage ne risque pas de mettre le projet en péril, dit-il doucement.
— Je le sais.
— Mais qui est à la base de ça ?
— Je ne sais pas.
— Est-ce que ça ne pourrait pas être Ann ? Est-ce qu’elle ne serait pas devenue un autre prophète, comme Hiroko ou Arkady, avec ses fidèles, un programme et tout ça ?…
— Toi aussi, tu as un programme et des fidèles, lui rappela John.
— Mais je ne leur dis pas de casser le matériel ni d’assassiner les gens.
— Certains pensent que tu vas foutre Mars en l’air. Et que les gens vont certainement mourir dans les accidents en chaîne que provoquera le terraforming.
— Mais qu’est-ce que tu me racontes là ?
— Je te rappelle certaines choses. J’essaie de te faire comprendre pourquoi certains pourraient tenter ce qui a failli réussir.
— Alors tu penses que c’est Ann ?
— Ou Arkady, ou Hiroko, ou quelqu’un d’une des nouvelles colonies et dont nous n’avons jamais entendu parler. Nous sommes nombreux, maintenant. Et les factions se sont multipliées.
— Je sais. (Sax s’approcha d’un comptoir et prit sa vieille chope à café fatiguée.) J’aimerais que tu essaies de savoir qui a fait ça. Va où il faut. Parle avec Ann. Essaie de la raisonner. (Une note plaintive perça dans sa voix.) Moi, je ne peux plus lui adresser la parole.
John fut surpris par cette émotion apparente. Sax prit son silence pour une hésitation et ajouta :
— Je sais que ce n’est pas vraiment ton truc, mais ils te parleront tous. Tu es le seul qui puisse se vanter de ça. Je sais que tu t’occupes des moholes, mais ton équipe peut s’en charger en partie. Il n’y a vraiment personne d’autre que toi qui puisse le faire. Et nous n’avons pas de police à mettre sur l’affaire. Quoique si d’autres incidents se produisent, l’AMONU interviendra.
— Ou bien les transnationales, ajouta Boone.
Il réfléchit et revit le camion qui tombait du ciel rose.
— D’accord. J’irai parler à Ann, de toute façon. Ensuite, il faudra que nous nous réunissions pour discuter de la sécurité concernant tous les projets de terraforming. Si nous arrivons à éviter d’autres incidents, l’AMONU ne s’en mêlera pas.
— Merci, John.
Il sortit sur le balcon. Le hall de la ville était planté de pins d’Hokkaïdo et l’air glacé était saturé de leur parfum. Des silhouettes de cuivre circulaient entre les arbres. Il tenta de réfléchir à la situation nouvelle qui s’était créée. Depuis dix ans, il travaillait sur le terraforming avec Russell, sur les taupinières, les relations publiques, et tout le reste, et ça lui plaisait. Mais il n’était à la pointe d’aucune des sciences représentées, et ça n’était pas à lui de prendre les vraies décisions. Il avait conscience que leurs adversaires ne s’en prenaient à lui qu’en tant que figure de proue, parce qu’il était une célébrité sur Terre, un astronaute stupide qui avait eu de la chance une première fois et qui avait remis ça. Mais ça ne le tourmentait pas : il y avait toujours des nains qui cherchaient à vous ramener à leur taille. Non, tout se passait très bien, d’autant plus que dans la situation actuelle, ils se trompaient. Car son pouvoir était considérable, même s’il n’arrivait pas à le mesurer lui-même dans ces meetings sans fin, et toutes ces rencontres. Il avait une réelle influence sur le choix des autres. Le pouvoir, après tout, ne résidait pas dans les diplômes et les titres. C’était une question de vision, de persuasion, de liberté de mouvement, de célébrité, d’influence. Et les figures de proue devaient jouer leur rôle, indiquer le cap.
Malgré tout, il se posait quelques questions au sujet de sa nouvelle mission. Elle serait problématique, difficile, sans doute risquée… Mais avant tout, ce serait un défi. Un nouveau défi. Ça lui plaisait plutôt. Quand il se mit au lit (John Boone a dormi ici !), il prit conscience qu’il était non seulement le premier homme à avoir posé le pied sur Mars, mais le premier détective de la planète rouge. Il sourit à cette pensée, et les dernières molécules d’omegendorphe scintillèrent le long de ses nerfs.
Ann Clayborne explorait les montagnes qui entouraient Argyre Planitia, ce qui voulait dire que John pouvait la rejoindre en planeur à partir de Senzeni Na. Très tôt le matin, il embarqua à bord du ballon-ascenseur pour monter vers le sommet du mât d’amarrage des dirigeables. En découvrant la vue des grands canyons de Thaumasia, il fut émerveillé. Il accéda par le dirigeable à l’un des planeurs arrimés sous sa nacelle et se glissa dans le cockpit.
Il se harnacha, libéra l’amarre, et le planeur, dans un premier temps, tomba comme une pierre. Jusqu’à ce qu’il rencontre le courant thermal du mohole qui le relança violemment vers le haut. John se battit un instant avec les commandes et réussit à lancer la grande chose arachnéenne dans une vrille ascendante, tout en affrontant les rafales : il avait l’impression de chevaucher une bulle de savon au-dessus d’un feu de camp !
À 5 000 mètres, le nuage du mohole s’épanchait vers l’est. John profita de la spirale ascendante et se dirigea vers le sud-est. Maintenant, il avait le planeur bien en main. Mais il devrait être prudent dans les courants pour atteindre Argyre.
La plainte du vent sur les membrures montait dans les éclaboussures jaunes et éblouissantes du soleil. La terre, sous lui, était d’un orangé sombre et âpre qui s’éclaircissait vers l’horizon. Les Highlands du sud étaient ocellées de cratères dans toutes les directions, avec cet aspect lunaire que l’on retrouvait dans toutes les saturations de cratères. John adorait survoler ces paysages, et il pilotait presque inconsciemment, concentré sur la vision qui se déployait. C’était un bonheur réel que de voler dans le vent sans vraiment penser à rien. En cette année 2047 (M. 10), il avait soixante-quatre ans, il était l’homme le plus célèbre de l’humanité depuis près de trente ans. Et de plus en plus heureux quand il se retrouvait seul dans les airs.
Une heure s’écoula avant qu’il ne pense à sa nouvelle mission. Le plus important était de ne pas se laisser prendre dans les fantasmes des loupes et de la cendre de cigare, des tueurs en chaussures à semelle de crêpe. Même en plein ciel, il pouvait déjà travailler. Il appela Sax et lui demanda s’il pouvait connecter son analyseur d’informations avec la banque de données de l’AMONU sur l’immigration et les voyages planétaires sans que l’AMONU soit alertée. Sax lui répondit après un moment qu’il pouvait le faire, et John lui envoya une série de questions. Une heure et plusieurs cratères plus tard, le voyant rouge de Pauline se mit à clignoter frénétiquement, ce qui indiquait un chargement de données. John lança l’analyseur, avant de se pencher sur les résultats qui apparaissaient sur l’écran.
Les schémas de déplacement étaient déroutants, mais il espérait que s’ils étaient mis en parallèle avec les sabotages, quelque chose apparaîtrait. Bien sûr, certains échappaient aux recensements. Ils constituaient la colonie cachée. Et qui pouvait dire ce que Hiroko et les autres pensaient des projets de terraforming ? Ça valait quand même le coup d’aller y faire un tour…
Nereidium Montes surgit à l’horizon. Les mouvements tectoniques, sur Mars, avaient été très espacés, ce qui expliquait la rareté des chaînes montagneuses. Celles que l’on rencontrait étaient formées de cratères avec des anneaux de déjection qui avaient été brisés par des impacts, à tel point que les débris étaient retombés sur plusieurs kilomètres, sous forme de rocs rugueux, en cercles concentriques. Hellas et Argyre, qui étaient les bassins les plus importants, avaient par conséquent les plus hautes chaînes. Phlegra Montes, sur les pentes d’Elysium, la seule autre chaîne majeure de Mars, était probablement ce qui subsistait d’un bassin d’impact investi plus tard par les volcans d’Elysium, ou par ceux de l’ancien Oceanus Borealis. La question était très controversée, et Ann, l’autorité suprême, dans ces matières, pour John, n’avait jamais donné son opinion.
Nereidium Montes délimitait le pourtour nord d’Argyre, mais Ann et son équipe exploraient le sud, dans la région de Charitum Montes. Boone infléchit la course du planeur vers le sud et, au début de l’après-midi, il reprit de l’altitude au-dessus de la plaine d’Argyre. Après le relief sauvage des cratères des Highlands, le sol du bassin paraissait lisse. L’étendue jaunâtre d’Argyre n’était délimitée que par les crêtes incurvées des chaînes périphériques. Ce qui suffisait à donner une idée de la dimension de l’impact initial. Une perspective fantastique. Boone avait survolé des milliers de cratères martiens, et il savait quelles tailles ils pouvaient atteindre, mais Argyre était au-delà de toute mesure. Un cratère aussi énorme que Galle, tout proche, avait l’air d’une petite pustule ! C’était comme si une planète s’était fracassée ici ! Ou, du moins, un astéroïde drôlement gigantesque.
À l’intérieur du cratère, au sud-est, près des collines de Charitum, il repéra la mince ligne blanche d’une zone d’atterrissage. Facile de repérer les constructions de l’homme dans ce paysage désolé. Elles étaient comme autant de balises. Des colonnes d’air chaud montaient des collines réchauffées par le soleil, et il plongea dans la première qu’il rencontra. Il perdit de l’altitude, et les ailes vibrèrent comme un diapason. Puis il tomba comme un roc, comme un astéroïde, songea-t-il en souriant, et il se prépara à se poser dans une ultime manœuvre élégante, avec toute la précision dont il était capable, conscient de sa réputation de pilote qu’il entretenait, bien sûr, à chaque occasion. Cela aussi faisait partie de son boulot. Mais il s’avéra qu’il n’y avait que deux femmes dans les caravanes proches de la piste, et elles ne l’avaient pas vu se poser, trop absorbées par les infos télévisées de la Terre. Elles redressèrent la tête quand il passa le sas et se levèrent aussitôt pour l’accueillir. Elles lui apprirent qu’Ann était dans un des canyons avec son équipe, sans doute à moins de deux heures de là. John déjeuna en leur compagnie. Elles étaient anglaises, avec un accent du nord, rude mais charmant. Il prit un patrouilleur et suivit les traces qui allaient dans la direction d’une colline de Charitum. Pendant une heure, il sinua dans le lit d’un arroyo et rejoignit enfin une caravane accompagnée de trois patrouilleurs.
La caravane était vide. Des traces de pas allaient dans toutes les directions. Après avoir réfléchi un instant, Boone escalada un tertre à l’ouest du camp, et s’assit au sommet. Puis il s’étendit et dormit jusqu’à ce que le froid s’infiltre dans son marcheur. Il avala alors une capsule d’omegendorphe tout en observant les ombres des collines qui rampaient vers l’est. Il repensa à l’incident de Senzeni Na, passa en revue toutes les heures qui l’avaient précédé et suivi, les expressions des gens, leurs propos. En retrouvant l’image du camion tombant du ciel rose, il sentit son pouls s’accélérer.
Des silhouettes de cuivre venaient d’apparaître au pied des collines, à l’ouest. Il se redressa et descendit pour aller les rejoindre.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? lui demanda Ann sur la fréquence des cent premiers.
— Il faut qu’on se parle.
Elle émit un vague grognement et coupa la communication.
Même sans John, la caravane aurait été surpeuplée. Ils étaient assis dans la pièce principale, genou contre genou, pendant que Simon Frazier réchauffait une sauce pour les spaghettis dans la mini-cuisine. L’unique fenêtre faisait face à l’est, et ils mangèrent en regardant les ombres se déployer dans l’immense bassin d’Argyre. John avait apporté un demi-litre de cognac utopien, et il le présenta au dessert, salué par des murmures d’approbation. Il insista pour faire la vaisselle pendant que les aréologues dégustaient l’alcool, et leur demanda comment se passaient leurs recherches. Ils espéraient relever les traces des anciens épisodes glaciaires de la planète, ce qui permettrait d’établir un modèle des premiers âges de Mars, avec des océans dans les parties basses.
Mais Ann désirait-elle vraiment trouver les preuves d’un passé océanique ? se demanda John. Car c’était un support moral pour le projet de terraforming. Cela impliquait qu’ils ne faisaient que restaurer l’état antérieur des choses. Il était probable qu’elle se montrerait réticente à découvrir ce genre de preuve. Est-ce que cela pouvait réellement influer sur son travail ? Bien sûr, en profondeur. Même si elle n’en avait pas conscience. La conscience n’était qu’une mince lithosphère qui entourait un grand noyau brûlant. Un policier ne devait jamais perdre ça de vue.
Mais tous semblaient s’accorder pour dire qu’ils n’avaient pas relevé la moindre trace de glaciation. Et c’étaient d’excellents aréologues. Il y avait les grands bassins élevés, qui évoquaient des cirques, et des vallées hautes en U typiques des vallées glaciaires de la Terre, et certaines configurations en paroi et dôme qui pouvaient résulter d’une abrasion glaciaire. Tous ces traits propres à Mars avaient été relevés sur les premiers clichés des satellites, en même temps que quelques reflets dans lesquels on avait cru voir des lissages glaciaires. Mais, sur le terrain, rien ne tenait plus. Pas le moindre lissage glaciaire, même dans les secteurs les plus abrités des vents des vallées en U. Pas de moraines, latérales ou frontales. Pas de signes d’abrasion ou de lignes anciennes de transitions là où des nanatuks se seraient érigés, même dans les plus hautes couches de glace ancienne. Rien. C’était un nouveau cas de ce que l’on nommait l’aréologie du ciel, dont l’histoire remontait au-delà des premières photos prises par les sondes, jusqu’aux télescopes. Les canaux de Mars appartenaient à l’aréologie, et des hypothèses bien plus absurdes avaient été formulées. Pour être toutes dépassées maintenant par la rigueur de l’aréologue au sol. Comme on disait : on les jetait dans le canal.
La théorie glaciaire, néanmoins, et le modèle océanique auquel elle appartenait avaient perduré. D’abord parce que chaque modèle de la formation planétaire indiquait que l’eau avait dû être dégagée de la masse. Il avait bien fallu qu’elle aille quelque part. Ensuite, se disait John, parce qu’ils seraient nombreux à être rassurés si le modèle océanique était confirmé. Ils se sentiraient moralement plus à l’aise vis-à-vis du terraforming. Quant aux opposants… Oui, il n’était pas surpris que l’équipe d’Ann n’ait rien trouvé. Sous l’influence du peu de cognac qu’il avait bu, irrité par leur attitude inamicale, il leur demanda depuis la mini-cuisine :
— Mais s’il y a eu des glaciers sur Mars, le plus récent devrait remonter à… disons un milliard d’années, non ? Ce qui suffirait à effacer les traces superficielles, je le pense, le lissage glaciaire, les moraines et les nanatuks. Pour ne laisser que la configuration grossière du paysage, ce qui est exactement ce que nous rencontrons. Non ?…
Ann était jusque là restée silencieuse, mais elle dit enfin :
— Les formes du paysage ne correspondent pas exclusivement à une glaciation. Elles sont communes à toute la planète parce qu’elles ont toutes été créées par des rochers qui sont tombés du ciel. Ici, on peut tout trouver. Les formes les plus bizarres ne sont limitées que par leur angle de repos.
Elle avait refusé son cognac, ce qui avait surpris John. Elle fixait le sol avec une expression de dégoût.
— Pas pour les vallées en U, dit John.
— Mais si.
— Le problème, intervint Simon d’une voix calme, c’est que le modèle océanique est très difficile à confirmer ou à infirmer. On peut ne pas en trouver la moindre preuve valable, ce qui est notre cas, mais on ne peut rien conclure de cela non plus.
John invita Ann à une promenade dans le crépuscule. Elle se montra réticente. Mais cela faisait partie de son rite de fin de journée, ils le savaient tous, et elle finit par accepter avec une brève grimace et un regard appuyé.
Il la conduisit vers le tertre où il avait fait sa sieste. Le ciel formait une arcade prune au-dessus des dents de scie noires des crêtes. Les étoiles apparaissaient en flots rapides, à chaque regard. Il restait immobile auprès d’Ann, qui détournait les yeux. Ils auraient pu se trouver sur Terre, ce soir.
Elle était plus grande que lui, svelte, anguleuse. John l’aimait bien. Mais les sentiments qu’elle avait pu éprouver réciproquement à son égard s’étaient dissipés quand il avait décidé de travailler avec Sax.
Il leva la main, le majeur pointé. Elle tapota alors son bloc de poignet et il entendit son souffle dans son oreille.
— Alors ?
Elle évitait toujours son regard.
— C’est à propos des sabotages.
— Je le savais. Je suppose que Russell pense que c’est moi qui suis derrière tout ça.
— Ce n’est pas vraiment…
— Il me croit stupide ? Il pense vraiment que je suis capable de me dire que quelques actes de vandalisme pourraient interrompre vos jeux de gamins ?
— Il n’y a pas que cela. On compte six incidents majeurs, dont n’importe lequel aurait pu provoquer des morts.
— Parce qu’on peut tuer des gens en faisant basculer des miroirs de leur orbite ?
— Oui, les gens de la maintenance, par exemple.
Elle souffla d’un air excédé.
— Qu’est-ce qui s’est passé encore ?
— Un camion a basculé dans un mohole, hier, et il a failli m’écraser. (Elle cessa de respirer.) C’est la troisième fois que ça se passe. Et le miroir dont tu parlais est parti en spirale avec une fille de l’équipe d’entretien. Elle a dû ramer toute seule jusqu’à une station. Et elle a eu de la chance d’y arriver. Il y a aussi ces explosifs qui se sont déclenchés accidentellement dans le mohole d’Elysium, juste une minute après la fin du travail. Et aussi tous ces lichens d’Underhill, détruits par un virus qui a envahi tout le labo.
Ann haussa les épaules.
— Mais qu’est-ce que vous attendez des gems ? C’était probablement un accident. Je suis surprise que ça n’arrive pas plus souvent.
— Ça n’était pas un accident.
— C’est zéro plus zéro. Russell me prend vraiment pour une idiote.
— Tu sais bien que non. Mais c’est une question de déséquilibre. La Terre a investi beaucoup d’argent dans ce projet, mais il suffirait de très peu de mauvaise publicité pour qu’il soit abandonné.
— Ça se pourrait. Mais tu devrais t’écouter lorsque tu dis ce genre de choses. Toi et Arkady, vous êtes les meilleurs avocats qui soient pour une sorte de nouvelle société martienne, plus Hiroko, sans doute. Mais si l’on considère la façon dont Russell, Frank et Phyllis gèrent le capital terrien, tout va nous échapper. On retombera dans le monde des affaires et tes idées seront oubliées.
— J’ai tendance à croire que nous voulons tous la même chose, dit John. D’abord, faire du bon travail dans un bon milieu. Nous exagérons simplement nos différences sur les moyens d’y parvenir, c’est tout. Si nous pouvions seulement coordonner nos efforts, travailler comme une seule équipe…
— Mais nous ne voulons pas les mêmes choses ! Tu veux changer Mars, pas moi. C’est aussi simple que ça.
— Eh bien…
Il hésitait, face à son amertume. Ils se déplaçaient lentement autour de la colline, en une danse complexe qui ressemblait à leur conversation, parfois face à face, ou dos à dos. Mais ils se parlaient au creux de l’oreille. John aimait les conversations radio en marcheur, il s’y était habitué. La voix de l’autre pouvait être si insidieuse, persuasive, caressante, hypnotique.
— Ça n’est pas aussi simple, malgré tout. Ce que je veux dire, c’est que tu es censée aider ceux qui se rapprochent le plus de tes opinions, et t’opposer aux autres.
— C’est ce que je fais.
— C’est pour cette raison que je suis venu te demander ce que tu savais à propos de ces saboteurs. Ça semble logique, non ?…
— Je ne sais rien d’eux. Mais je leur souhaite bonne chance.
— Personnellement ?
— Quoi ?
— J’ai relevé tes déplacements durant ces deux dernières années, et tu t’es toujours trouvée à proximité d’un incident, un mois avant ou après. Tu étais à Senzeni Na il y a quelques semaines, d’accord ?
Il guetta sa respiration. Elle était en colère.
— Ils se servent de moi comme couverture, marmonna-t-elle, et elle ajouta quelques mots vagues qu’il ne put saisir.
— Qui ?
Elle lui tourna le dos.
— John, tu ferais mieux d’interroger le Coyote à propos de tout ça.
— Le Coyote ?
Elle eut un rire sec.
— Tu n’as pas entendu parler de lui ? Les gens disent qu’il rôde à la surface sans marcheur. Il surgit n’importe où, comme ça. Quelquefois de l’autre côté de la planète la même nuit. C’est un grand ami d’Hiroko. Et le grand ennemi du terraforming.
— Tu l’as déjà rencontré ?
Elle ne répondit pas.
— Écoute, insista John, il y a des gens qui se font tuer. Des innocents.
— D’autres innocents seront tués quand le permafrost va fondre et que le sol se dérobera sous nous. Mais je ne suis pas mêlée à toute cette histoire. Je fais mon travail, c’est tout. J’essaie seulement de relever ce qui était ici avant notre arrivée.
— Oui. Mais tu es la plus connue de tous les rouges, Ann. Et ces gens ont dû te contacter. J’aurais aimé que tu les décourages. Cela aurait pu permettre de sauver quelques vies.
Elle se retourna enfin pour lui faire face. La visière de son casque reflétait l’horizon ouest, violet et noir.
— Si tu quittais la planète, ça épargnerait des vies. C’est ce que je veux. Je préférerais te tuer si je pensais que ça peut être utile.
Après cela, ils n’avaient plus grand-chose à se dire. Tandis qu’ils regagnaient la caravane, il aborda le sujet d’une autre manière.
— Que penses-tu que soient devenus Hiroko et les siens ?
— Ils ont disparu.
— Elle ne t’en avait pas parlé ?
— Non. Et à toi, elle n’a rien dit ?
— Non. Elle ne communiquait qu’avec ceux de son groupe. Tu as une idée de l’endroit où ils ont pu aller ?
— Non.
— Et pour quelle raison ils sont partis ?
— Ils voulaient sans doute se libérer de nous. Faire quelque chose de neuf. Ce qu’Arkady et toi vous disiez, eux, ils le veulent réellement.
Il secoua la tête.
— Ils le veulent pour vingt personnes. Moi, je pense à tous.
— Ils sont peut-être plus réalistes.
— Peut-être. On va bien finir par trouver. Il y a plus d’un moyen d’y arriver, Ann. Il faut que tu apprennes ça.
Elle ne lui répondit pas.
Tous les regards convergèrent sur eux quand ils regagnèrent la caravane. Ann ne lui fut d’aucune aide : elle se déchaînait dans le coin cuisine. John, assis sur un accoudoir de l’unique canapé, posa des questions aux autres à propos de leur travail, des niveaux d’eau dans le sol d’Argyre et, plus généralement, dans l’hémisphère sud. L’altitude des grands bassins était faible, mais ils avaient été déshydratés sous l’effet des impacts qui les avaient formés. Il semblait que l’eau, en général, ait été aspirée vers le nord. Autre élément du mystère : nul n’avait jamais expliqué pour quelle raison les deux hémisphères étaient tellement différents. C’était le grand problème de l’aréologie. Si on le résolvait, on aurait la clé de toutes les énigmes du paysage martien, tout comme la théorie des plaques tectoniques avait expliqué tant de mystères de la géologie. En fait, certains voulaient se servir une fois encore de l’explication tectonique, postulant qu’une croûte ancienne s’était repliée sur elle-même dans la moitié australe, que le nord s’était ainsi formé une nouvelle peau, et que tout s’était gelé quand le refroidissement de la planète avait stoppé tout mouvement tectonique. Ann considérait que c’était tout à fait ridicule. Selon elle, l’hémisphère nord était le plus grand bassin d’impact, le bang ultime de l’Age noachien. C’était un choc similaire qui avait arraché la Lune à la Terre, probablement vers la même période. Les aréologues de l’équipe d’Ann discutèrent des divers aspects du problème durant un moment, John se contentant de quelques questions neutres.
Puis ils allumèrent la TV pour les infos de la Terre. Il y était question des forages qui avaient débuté dans l’Antarctique.
— C’est ce que nous faisons maintenant, dit Ann depuis la cuisine. Ils n’ont pas cessé de chercher des minerais et du pétrole sous l’Antarctique depuis le premier traité. Mais le démarrage du terraforming ici a fait s’écrouler tout le projet. Ils sont à court de pétrole, et le club du Sud est pauvre, avec un continent rempli de minerais, de pétrole et de gaz à portée de main, que les riches du Nord entretiennent comme un parc naturel. Et voilà que nos pauvres du Sud constatent que les riches du Nord annexent Mars pour eux seuls. Et qu’est-ce qu’ils disent, les pauvres du club du Sud ? Merde alors, vous êtes en train de foutre en l’air toute une planète, et nous on devrait protéger ce gros iceberg qui est juste à côté de chez nous, avec tout ce dont nous avons désespérément besoin ? On laisse tomber ! C’est comme ça qu’ils ont dénoncé le traité de l’Antarctique et que maintenant, ils peuvent forer, creuser, sans que ça ne dérange plus personne ! Et c’est la fin de la dernière région propre de la Terre.
Ann vint s’installer devant l’écran avec une tasse de chocolat.
— Il en reste, si tu veux, dit-elle à John d’un ton sec.
Simon jeta un regard de sympathie à John, et les autres les dévisagèrent, les yeux ronds : ils étaient consternés par cette querelle entre deux des cent premiers. Quelle sinistre plaisanterie ! John faillit en rire. En se levant pour aller se verser une tasse de chocolat, il obéit à une impulsion et embrassa Ann sur la tête. Elle se roidit et il s’éloigna vers la cuisine.
— Nous voulons tous des choses différentes de Mars, commença-t-il, oubliant qu’il avait dit le contraire à Ann. Puis : Mais nous sommes là, pas très nombreux, et c’est le monde où nous avons choisi de vivre. Comme dit Arkady, nous en faisons ce que nous voulons. D’accord, ce que disent Sax et Phyllis ne te plaît pas, et ils n’aiment pas ce que tu veux. Et Frank, lui, n’aime rien de ce que veulent les autres. Et chaque année, d’autres gens débarquent et soutiennent tel ou tel camp, même s’ils n’y comprennent rien. Ça peut devenir très moche, tout ça. En fait, ça a déjà commencé, avec ces sabotages. Est-ce que tu imagines ce que ça donnerait à Underhill ?
— Underhill a été entièrement pillé par l’équipe d’Hiroko pendant le temps où elle y a séjourné, dit Ann. C’est pour ça qu’ils sont partis de cette manière.
— Oui, peut-être. Mais ils ne menaçaient pas la vie des autres.
L’image du camion tombant dans le puits lui revint, aussi brève que nette. Il but une gorgée de chocolat et se brûla la langue.
— Bon sang ! En tout cas, quand je commence à me sentir découragé, j’essaie de me dire que tout ça est naturel. Mais il faudrait que tu réalises que tu exerces un effet sur nous, Ann. Tu as changé notre manière de considérer ce que nous faisons ici. Merde, Sax et pas mal d’autres n’arrêtaient pas de parler de faire n’importe quoi aussi vite que possible pour terraformer la planète – ils voulaient capturer des astéroïdes, utiliser des bombes à hydrogène pour réveiller les volcans – ils étaient prêts à tout ! Maintenant, tous ces plans ont été abandonnés à cause de toi et de tes partisans. C’est toute la vision du terraforming qui a changé. Et je pense, moi, que nous pourrons parvenir à un compromis valable, qui nous mettra à l’abri des radiations, avec une biosphère, et peut-être une atmosphère respirable – même provisoirement. Et cela, tout en conservant Mars à peu près comme elle était avant notre arrivée.
Ann roulait des yeux, mais il poursuivit :
— Personne n’a l’intention d’en faire une planète-jungle, tu sais, même si c’était possible ! Elle sera toujours froide, et Tharsis se dressera toujours jusqu’à l’espace. Ce sera déjà une partie inviolée. Et ça, grâce à toi.
— Mais qui peut dire que passé ce premier stade, vous ne voudrez pas aller plus loin ?
— Certains en auront peut-être envie, oui. Mais en ce qui me concerne, ils me trouveront en travers de leur route. Je le jure ! Il se peut que je ne sois pas de ton côté, mais je comprends ton point de vue. Quand on vole au-dessus des Highlands comme je l’ai fait aujourd’hui, on ne peut qu’aimer ce monde. Les hommes essaieront de le transformer, mais il les transformera aussi. Le sentiment du paysage, ses signes, sa beauté, toutes choses se modifient avec le temps. Tu sais que les premiers hommes qui ont découvert le Grand Canyon ont trouvé ça très laid parce que ça ne ressemblait pas aux Alpes. Et il leur a fallu très longtemps avant d’en apprécier la beauté.
— De toute façon, ils l’ont presque totalement inondé, dit Ann d’un air sombre.
— Oui, oui. Mais que crois-tu que nos gamins jugeront beau ? Ils se fonderont sur ce qu’ils connaissent, et ce monde seul leur sera familier. Nous terraformons Mars, mais elle nous aréoforme.
— L’aréoforming.
Un sourire, chose rare, effleura son visage. Et John se sentit rougir. Il l’aimait, et il y avait tant d’années qu’il ne l’avait pas vue sourire.
— Oui, j’aime bien ce mot, dit-elle enfin. (Elle pointa l’index sur lui.) Mais je t’en rends responsable, John Boone ! Je n’oublierai pas ce que tu as dit ce soir !
— Moi non plus.
Ils finirent la soirée dans une ambiance plus détendue. Le lendemain, Simon l’accompagna jusqu’au terrain d’atterrissage vers le patrouilleur qu’il prendrait pour remonter vers le nord. Simon, qui ne s’était jamais laissé aller qu’à une poignée de main, un sourire, au plus à un « ça m’a fait plaisir de te voir », lui déclara soudain :
— J’ai réellement apprécié ce que tu as dit hier soir. Je pense que ça lui a fait du bien. Surtout quand tu as parlé des enfants. Elle est enceinte.
— Quoi ? (John secoua la tête.) Elle ne m’a rien dit. C’est toi le père ?
— Oui, fit Simon avec un sourire.
— Mais elle a quel âge ? Soixante ?…
— Oui. On joue un peu sur le temps, mais ça n’est pas nouveau. On prend un ovule congelé il y a une quinzaine d’années, et quand il est fertilisé, on l’implante. On verra bien comment ça va se passer. Il paraît qu’Hiroko est constamment enceinte, qu’elle sème des bébés comme un incubateur.
— On raconte beaucoup de choses sur Hiroko, mais ce ne sont que des histoires.
— D’accord, mais ça nous a été rapporté par quelqu’un qui est censé bien la connaître.
— Le Coyote ? demanda John d’un ton coupant.
Simon haussa les sourcils.
— Je suis surpris qu’elle t’en ait parlé.
John grommela, vaguement irrité. Apparemment, sa renommée leur faisait supposer qu’il était à l’écart des rumeurs et des bruits.
— C’est une bonne chose. (Ils se serrèrent la main, rudement, comme cela se faisait depuis les premiers âges de l’astronautique.) Eh bien… Félicitations. Et prends soin d’elle.
Simon haussa les épaules.
— Tu la connais. Elle n’en fait qu’à sa tête.
Boone roula vers le nord pendant trois jours. Il jouissait du paysage et de la solitude. Il consacrait régulièrement quelques heures, chaque après-midi, à capter les infos planétaires pour suivre les mouvements des autres, cherchant à établir une éventuelle corrélation avec les sabotages. Très tôt le quatrième matin, il atteignit les canyons de Marineris. Il avait parcouru près de 1 500 kilomètres depuis Argyre. Il s’engagea sur une route à transpondeurs qu’il suivit jusqu’à une petite éminence, au sud de Mêlas Chasma. Il descendit du patrouilleur pour avoir une meilleure vue.
Il n’était jamais venu dans ce secteur des grands canyons. Avant l’achèvement de l’autoroute transversale de Marineris, il était difficile d’y accéder. La vue était splendide, aucun doute. La falaise de Mêlas tombait en à-pic sur 3 000 mètres jusqu’au plancher du canyon, et on avait l’impression, depuis le bord, de contempler le nord depuis un planeur. L’autre paroi du canyon était à peine visible, culminant à l’horizon. Et, entre les deux falaises, se déployait Mêlas Chasma, le cœur du complexe de Vallès Marineris. John parvenait à apercevoir les failles entre les parois qui marquaient les débouchés des autres canyons : lu Chasma à l’ouest, Candor au nord, Coprates à l’est.
Il se promena durant plus d’une heure sur la crête, en abaissant fréquemment ses jumelles sur sa visière pour profiter au maximum du panorama du plus grand des canyons de Mars, gagné par l’euphorie de la terre rouge. Il lança des cailloux dans le vide, chantonna, puis esquissa une sorte de danse maladroite. Finalement, il retourna au patrouilleur, l’esprit rafraîchi, et roula jusqu’au bout de la route de la falaise.
À cet endroit, l’autoroute transversale devenait une simple coulée de ciment. Elle contournait plus loin l’arête d’une énorme rampe qui se déployait depuis la bordure jusqu’au sud du plancher du canyon. Cette formation exceptionnelle, appelée l’Éperon de Genève, pointait vers le nord, quasi perpendiculairement à la falaise, droit sur Candor Chasma. Elle était si parfaitement située par rapport au plan que, avec la route, elle évoquait un aménagement récent ouvert par les engins.
En fait, à cause de l’escarpement, il avait fallu dessiner des centaines de lacets jusqu’en bas pour conserver une pente raisonnable. Ainsi, ils évoquaient une broderie de fil jaune en zigzag sur l’ourlet d’un tissu orange ocellé de brun.
Boone descendit avec prudence, mais, virage après virage, il lui fallut s’arrêter pour reposer ses bras fatigués. Il en profita pour regarder derrière lui.
La paroi sud se dressait vers le ciel, entrecoupée de ravines profondément érodées.
Il redémarra et, durant une autre demi-heure, affronta boucle après boucle, virages en épingle à cheveux, descentes vertigineuses, jusqu’à ce que la route accède enfin au bas de l’éperon qui, à partir de là, allait s’élargissant pour s’évaser dans le plancher du canyon. Et il découvrit un groupe de véhicules.
C’était l’équipe suisse qui venait d’achever la construction de la route. Il passa la nuit en leur compagnie. Ils étaient près de quatre-vingts : tous plutôt jeunes, mariés pour la plupart, et ils parlaient l’allemand, l’italien et le français. Certains risquaient un anglais marqué d’un accent lourd. Ils avaient leurs enfants avec eux, ainsi que leurs chats, plus une serre mobile pleine d’aromates et de légumes. Bientôt, ils reprendraient la route puis les pistes comme des gitans de Mars, dans leur caravane composée de véhicules terrestres modifiés. Ils comptaient aller vers l’ouest du canyon, afin de délimiter le tracé d’une route à travers Noctis Labyrinthus, jusqu’au flanc est de Tharsis. Ensuite, deux parcours s’offriraient à eux : l’un à travers la Bosse de Tharsis entre Arsia Mons et Pavonis, et l’autre vers le nord, en direction du Belvédère d’Echus. Mais ils n’avaient encore rien décidé, et Boone resta sur l’impression que cela n’avait pas une réelle importance pour eux. Ils avaient résolu de construire des routes sur Mars toute leur vie, et ils ne se souciaient guère de leur prochain objectif. Ils étaient vraiment devenus les gitans de la planète rouge.
Tous les enfants vinrent lui serrer la main. Après le dîner, il prononça un petit discours. Comme d’habitude, il leur parla de leur nouvelle vie sur Mars.
— Quand je rencontre des gens comme vous, je suis vraiment heureux, parce que ça fait partie de l’existence qui va être la nôtre, de cette société que nous créons, qui va tout changer aussi bien sur le plan technique que social. Je n’ai aucune certitude sur cette nouvelle société, sur ce qu’elle devrait être, ni à quoi elle devrait ressembler. C’est le plus difficile, mais je sais que ça doit être fait, et je pense que vous, comme tous les autres groupes de surface, vous concevez tout cela sur des bases empiriques.
Ils buvaient ses paroles, les yeux brillants.
Plus tard, ils s’assirent en cercle, quelques-uns d’entre eux, autour d’une lampe, et ils bavardèrent jusque tard dans la nuit. Les jeunes Suisses lui posèrent des questions sur le premier voyage, les premières années d’Underhill. Tout semblait avoir pour eux une dimension mythique. Il leur raconta tout en détail, ce qui éveilla les rires. Il les interrogea à son tour à propos de la Suisse, de ce qui les avait poussés à venir sur Mars.
Une jeune femme blonde fut la première à lui répondre en riant.
— Mais vous n’avez jamais entendu parler du Böögen ? (Il secoua la tête.) Il fait partie de notre Noël à nous. Sami Claus visite toutes les maisons une à une, voyez-vous, et il a son assistant, le Böögen, vêtu d’une cape et d’un capuchon, qui porte un grand sac. Sami Claus demande aux parents comment leurs enfants se sont conduits dans l’année, et ils lui montrent les bulletins scolaires, ce genre de chose, vous voyez… Si les enfants ont été gentils, Sami Claus leur offre des cadeaux. Mais s’ils ont été méchants, le Böögen les emporte dans son sac et jamais plus on ne les revoit.
— Quoi ? s’écria John.
— C’est ce qu’on raconte. Mais c’est en Suisse. Et c’est pour ça que je suis ici, sur Mars.
— C’est le Böögen qui vous a amenée ici ?
Ils se mirent tous à rire.
— Oui, dit la femme. J’ai toujours été méchante. Mais nous n’aurons jamais de Böögen ici.
Ils lui demandèrent ensuite son opinion à propos de la dispute entre les rouges et les verts, et il haussa les épaules en leur résumant ce qu’il pensait des positions d’Ann et de Sax.
— Je ne pense pas qu’ils aient raison, dit un certain Jürgen, qui était un de leurs chefs.
C’était un ingénieur qui semblait avoir le double rôle de bourgmestre et de chef gitan, les cheveux noirs, les traits acérés, l’air grave. Il continuait :
— L’un et l’autre camp disent qu’ils sont partisans de la nature, bien sûr. Il faut bien qu’ils le prétendent. Pour les rouges, Mars est déjà la nature, telle qu’elle est. Mais ce n’est pas la nature, puisqu’elle est morte. Ça n’est que du rocher. C’est ce que disent les verts, et ils annoncent qu’ils vont apporter la nature sur Mars en la terraformant. Mais ça non plus, ça n’est pas la véritable nature, c’est de la culture. Un jardin. Une œuvre d’art. Ainsi, ni l’un ni l’autre n’aura la nature qu’il défend. La nature n’est pas possible sur Mars.
— Intéressant ! remarqua John. Je répéterai cela à Ann, pour voir ce qu’elle en dit. Mais… Alors, comment appelleriez-vous ça ? Ce que vous faites ?
Jürgen sourit avec un haussement d’épaules.
— Nous n’avons pas de nom pour cela. C’est Mars. Seulement Mars.
C’était peut-être ça, un Suisse, se dit John. Il en avait rencontré de plus en plus souvent dans ses voyages, et ils étaient tous comme ça. Ils accomplissaient des choses sans trop se préoccuper de théorie. Ils faisaient ce qui leur paraissait bien.
Plus tard, après qu’ils eurent vidé quelques autres bouteilles de vin, il leur demanda s’ils avaient jamais entendu parler du Coyote. Ils rirent et l’un d’eux lui lança :
— C’est celui qui est venu juste avant vous, non ?
Ils rirent plus fort en voyant son expression.
— Ça n’est qu’une histoire qui court. Comme celle des canaux, du Géant. Ou de Sami Claus.
Le lendemain, en traversant Mêlas Chasma en direction du nord, John se dit qu’il aurait souhaité que tout le monde soit suisse sur cette planète, ou du moins que tous leur ressemblent. Il déjeuna à bord du patrouilleur, tout en roulant entre les transpondeurs qui jalonnaient la route du nord. Les choses n’étaient pas aussi limpides, songea-t-il. Les Suisses qui construisaient la route étaient des nomades, des sortes de gitans. Le genre de Suisses qui passent le plus clair de leur temps loin de la Suisse. Les Suisses qui restaient au pays étaient les vrais représentants de l’helvétitude. Armés jusqu’aux dents, toujours prêts à jouer les commis-voyageurs pour quiconque leur apportait de l’argent, toujours à l’écart de l’ONU. Quoique ce dernier point, si l’on considérait le pouvoir qu’exerçait l’AMONU sur leur situation, les rendait encore plus intéressants à ses yeux. Ils étaient une sorte de modèle. Ils étaient capables de faire partie du monde tout en se situant à part, de s’en servir tout en le maintenant à distance. Ils étaient petits mais vigilants, armés mais jamais en guerre. N’était-ce pas une espèce de définition de ce qu’il souhaitait pour Mars ? Plus il pensait à la Suisse, plus il était convaincu qu’il pourrait en apprendre quelque chose. Il commença à s’organiser :
— Pauline, s’il te plaît, sors-moi l’article « Suisse » de l’encyclopédie.
L’article apparut sur l’écran. Il fut déçu de ne rien y trouver de spécifique sur le système de gouvernement suisse. Le pouvoir exécutif était assuré par le conseil des Sept, élu par l’Assemblée. Pas de président charismatique, ce que Boone avait tendance à ne pas apprécier. L’Assemblée, en dehors du choix du Conseil fédéral, ne semblait guère utile. Elle était prise entre le pouvoir du Conseil et celui du peuple, qui s’exerçait par voies d’initiatives directes et de référendums, une pratique apparue au XIXe siècle en Californie. Et puis, il y avait le système fédéral : les cantons étaient censés avoir autant d’indépendance que de diversité, ce qui participait un peu plus à l’affaiblissement de l’Assemblée. Mais le pouvoir des cantons s’était érodé au fil des générations et le gouvernement fédéral se renforçait. Ce qui menait à quoi ?
— Pauline, sors mon dossier constitutionnel.
Il ajouta quelques notes au document qu’il avait récemment commencé : Conseil fédéral, initiatives directes, faiblesse de l’Assemblée, indépendance locale, principalement au niveau culturel. Il pourrait y repenser à l’occasion. De quoi alimenter le bouillonnement de ses idées.
Il revint aux Suisses de la route, à leur calme, au curieux mélange de technologie et de mysticisme qui émanait d’eux. Et en plus, il y avait la chaleur de leur accueil, ce à quoi Boone n’était pas habitué. Dans les colonies israéliennes ou arabes, par exemple, il rencontrait une certaine raideur, sans doute parce qu’il avait une réputation d’athée, que Frank avait sans doute consolidée en répandant divers bruits. Il avait eu ainsi la surprise de rencontrer une caravane arabe dont les membres croyaient qu’il avait interdit la construction d’une mosquée sur Phobos. Ils l’avaient regardé en silence quand il leur avait dit qu’il n’en avait jamais entendu parler. Il était convaincu que Frank était derrière tout ça. Janet et d’autres lui avaient rapporté que, de cette façon Frank comptait lui couper la route. Il y avait donc des groupes qui le recevaient fraîchement : les Arabes, les Israéliens, les équipes des réacteurs nucléaires, certains représentants des transnationales… Tous obsédés par leurs religions, leurs intérêts, incapables d’accepter l’ampleur de ses vues sur Mars. Et, malheureusement, ils étaient nombreux.
Il sortit de ses réflexions amères et fut surpris de se retrouver au milieu de Mêlas, dans un paysage qui ressemblait trait pour trait à celui des plaines du nord. À cet endroit, le grand canyon était large de deux cents kilomètres. La courbure de la planète faisait que les falaises nord et sud étaient sous l’horizon. Ce n’est que le lendemain matin que l’horizon fut multiplié par deux. Alors, le grand mur nord fut séparé du plancher du canyon. Il était fendu en deux par le canyon nord-sud qui reliait Mêlas à Candor. Au pied des falaises, des blocs de roche s’étaient accumulés, peut-être des terrasses brisées de plages fossilisées.
Dans cette passe, la route suisse était une ligne de transpondeurs verts qui sinuait entre les mesas et les arroyos. On aurait dit que Monument Valley avait été transportée au fond d’un canyon deux fois plus profond et cinq fois plus large que le Grand Canyon. La vue était tellement saisissante que John ne parvenait plus à se concentrer sur autre chose et, pour la première fois depuis le début de son voyage, il déconnecta Pauline durant toute la journée.
En quittant le canyon, il surgit dans le vaste bassin de Candor Chasma, une réplique gigantesque du Painted Desert, avec ses couches de dépôts, ses strates jaunes et mauves, ses dunes orange, ses rocs rougeâtres, ses plages roses, ses ravines indigo – un paysage extravagant, fantastique, qui désorientait le regard, car toutes ces couleurs intenses rendaient plus difficiles encore d’imaginer ce qu’étaient les choses, d’évaluer les dimensions, les distances. Des plateaux géants qui semblaient barrer la route de John se révélaient n’être que des strates incurvées sur une falaise lointaine. De petits blocs, non loin des transpondeurs, devenaient des mesas énormes à un jour de route. Et toutes les couleurs flamboyaient avec la venue du crépuscule, tout le spectre martien se révélait, et de nouvelles teintes paraissaient jaillir des rochers, du jaune pâle au violet sanguin. Candor Chasma ! John se promit d’y revenir pour l’explorer à fond.
Le jour suivant, il s’engagea sur la pente nord de la route d’Ophir, que l’équipe des Suisses avait achevée l’année précédente. Il sortit des canyons sans même apercevoir la bordure d’un cratère, passa entre les dômes de Ganges Catena, et retrouva une plaine familière. La route s’élargit, passant au large de Tchernobyl et Underhill. Encore un autre jour cap à l’ouest vers le Belvédère d’Echus, où Sax avait installé son nouveau quartier général de terraforming.
En tout, le voyage de John avait duré une semaine, et il avait franchi 2 500 kilomètres.
Sax Russell était de retour d’Acheron. Il fallait compter avec lui, depuis que l’AMONU, dix ans auparavant, l’avait nommé directeur scientifique du plan de terraforming. Et, évidemment, ces dix ans de pouvoir avaient opéré leur effet. Il avait demandé des fonds à l’ONU et aux transnationales pour construire toute une ville autour de son quartier général, à cinq cents kilomètres à l’ouest d’Underhill, sur le rebord de la falaise qui formait la paroi orientale d’Echus Chasma. Echus était l’un des canyons les plus profonds et les plus étroits de Mars. La paroi orientale était plus haute que le sud de Mêlas. La section sur laquelle ils avaient décidé d’implanter la ville était une falaise verticale de basalte qui culminait à 4 000 mètres.
Les traces de la ville nouvelle étaient discrètes, au sommet. Le sol semblait inviolé. On ne découvrait que des casemates de béton, çà et là et, au nord, la torsade de vapeur d’une centrale Rickover. Mais dès que John descendit de son patrouilleur, pénétra dans une casemate et prit un des grands ascenseurs, il redécouvrit les véritables dimensions de la ville. Les ascenseurs plongeaient sur cinquante étages. Et quand il sortit de la cabine, il prit un autre ascenseur qui descendait encore plus bas, tout en bas, jusqu’au fond d’Echus Chasma. Il y avait dix mètres entre chaque étage, ce qui signifiait que la falaise pouvait abriter quatre cents niveaux. En fait, ils n’avaient pas encore investi tout le volume disponible, et la plupart des salles construites jusqu’alors étaient regroupées dans les vingt étages supérieurs. Les bureaux de Sax, par exemple, étaient situés tout près de la surface.
La salle de réunions était vaste, avec une grande baie qui allait du sol au plafond, ménagée dans la paroi ouest. C’était le milieu de la matinée et il faisait presque clair. Loin en dessous, le fond de la faille était encore plongé dans la pénombre. La partie basse du mur ouest était déjà au soleil. Au-delà, on découvrait la longue pente de Tharsis, qui montait vers le sud. À mi-distance, l’éminence basse de Tharsis Tholus était visible avec, sur sa gauche, juste au-dessus de l’horizon, le sommet aplati et mauve d’Ascraeus Mons, le plus septentrional des grands volcans-princes.
Sax n’était pas dans la salle de réunions, et il ne venait jamais contempler le panorama, John le savait. Il le trouva finalement dans un labo voisin, plus savant fou que jamais, les épaules voûtées, la barbe hirsute, les yeux perdus, marmonnant. Il entraîna John à travers une enfilade de labos, s’arrêtant régulièrement pour consulter des écrans, des graphiques, l’air complètement absent, lâchant quelques phrases à l’adresse de John par-dessus son épaule. Ils passaient entre des ordinateurs, des imprimantes, des rangées de bouquins, des piles de paperasses, des disquettes, des incubateurs, des analyseurs, des bataillons d’appareils. Et, partout, il y avait des plantes en pots, parfois méconnaissables, bulbeuses et autres succulentes. Au premier coup d’œil, on pouvait penser qu’une sorte de mousse parasite avait tout envahi.
— Tes labos commencent à faire un peu désordre, remarqua John.
— C’est la planète qui est le labo, répliqua Sax.
John rit, repoussa un grand cactus surarctique jaune vif et s’assit. On racontait que Sax ne bougeait plus de ses labos.
— Qu’est-ce que tu nous mijotes ?
— Des atmosphères.
Bien sûr. C’était un problème qui faisait grincer des dents. Toute la chaleur qu’ils libéraient dans l’atmosphère de Mars la rendait plus dense, mais leurs stratégies de fixation du CO2 la rendait plus ténue. La composition de l’air devenait moins toxique, tout en perdant ses qualités de serre. Tout refroidissait et donc le processus général ralentissait. Ils avaient un feedback négatif en réponse à un feedback positif, sur l’ensemble de la planète. Jongler avec tous ces facteurs pour en extrapoler un programme constructif dépassait les capacités de tous ceux qui s’y étaient essayés, et Sax avait eu recours encore une fois à sa solution préférée : tout faire lui-même.
Il arpentait les travées étroites.
— Il y a trop de gaz carbonique. Au début les modeleurs avaient mis ça sous le tapis. Je pense que je vais envoyer des robots pour installer des convertisseurs de Sabatier sur la calotte polaire sud[22]. Ce que nous pourrons traiter ne se sublimera pas, et je crois que nous pourrons extraire l’oxygène et transformer le carbone en briques. Nous aurons un stock de carbone à ne plus savoir quoi en faire. Peut-être des pyramides noires pour répondre aux blanches.
— Belle idée.
Des crays et deux nouveaux schillers bourdonnaient derrière lui, sous-tendant son monologue d’une note de basse. Ces ordinateurs passaient leur temps à décrire des suites de conditions de l’atmosphère. Les résultats variaient, mais ils n’étaient jamais encourageants. L’air resterait froid et toxique pendant encore longtemps.
John suivit Sax dans ses errances, jusqu’à un autre labo. Il y avait un lit et un réfrigérateur dans un coin. Des piles de bouquins furieusement désordonnées étaient surmontées, là encore, de plantes, des choses du Pléistocène qui semblaient aussi redoutables que l’atmosphère extérieure.
John s’assit dans le seul fauteuil disponible, tandis que Sax, debout, examinait un agglomérat de coquillages. Il lui rapporta son entretien avec Ann.
— Tu penses qu’elle est dans le coup ?
— Je crois qu’elle sait qui est là-dessous. Elle a mentionné quelqu’un qu’on surnomme le Coyote.
— Ah, oui… (Sax lui lança un bref regard.) Elle nous ressert un personnage de légende. Tu sais qu’il était censé être à bord de L’Arès avec nous. Caché par Hiroko.
John fut tellement surpris que Sax connaisse l’existence du Coyote qu’il lui fallut un certain temps pour comprendre ce qui l’avait plus particulièrement troublé dans sa réaction. Et il trouva. Une nuit, Maya lui avait dit qu’elle avait entrevu un visage, le visage d’un étranger. Maya avait difficilement supporté le voyage, et il avait oublié ce récit. Mais à présent…
Sax continuait sa ronde : il allumait des lampes, se penchait sur des écrans, marmonnait des chiffres sur les mesures de sécurité. Il entrouvrit la porte du réfrigérateur et John eut une brève vision d’autres cactées. Ou bien il poursuivait ses expériences ici, se dit-il, ou alors son casse-croûte avait été sévèrement atteint.
— Tu comprends maintenant pourquoi la plupart des sabotages visaient les moholes. Ils constituent les cibles les plus faciles.
Sax pencha la tête.
— C’est vrai ?
— Réfléchis. Tes petites éoliennes sont un peu partout, et on ne peut rien y faire.
— Il y a des gens qui les détruisent. On a reçu des rapports.
— Combien ? Une dizaine ? Alors qu’il y en a une centaine de milliers sur la surface ? De toute manière, elles sont bonnes à mettre à la poubelle. C’était la pire de tes idées, Sax.
Et elles avaient failli anéantir son projet, à cause des coupelles d’algues que Sax avait cachées dans certaines. Apparemment, toutes les cultures avaient péri. Et si elles s’étaient développées et que quelqu’un avait pu prouver que Sax était responsable de leur dissémination, il aurait perdu son poste. Autre indication sur la logique de Sax, fondée entièrement sur le culot.
À présent, il pinçait le nez.
— Elles fournissent un térawatt par an.
— Et en détruire quelques-unes, ça ne représente donc rien. Quant aux autres opérations physiques, l’algue noire des neiges est plantée sur la calotte polaire boréale et on ne peut plus l’enlever. Et les miroirs d’aube et de crépuscule sont en orbite, et ça n’est pas facile de les dégringoler.
— Quelqu’un a essayé de s’en prendre à Pythagore.
— Exact, mais nous savons de qui il s’agit, et une équipe de sécurité suit cette fille.
— Elle ne les conduira à rien. Ils sont bien capables de sacrifier un de leur membre pour chaque sabotage. Ça ne me surprendrait pas.
— D’accord, mais il suffirait de quelques changements dans le personnel de filtrage pour qu’il devienne impossible à quiconque d’introduire du matériel de sabotage à bord.
— Mais ils ne pourraient pas se servir des miroirs, fit Sax en secouant la tête. Ils sont fragiles.
— OK. Et plus que certains autres projets.
— Ces miroirs ajoutent trente calories par centimètre carré au sol. Et ils sont de plus en plus nombreux.
La plupart des cargos lancés depuis la Terre étaient à voile solaire, désormais. Quand ils atteignaient le système martien, on les ajoutait aux collections précédentes, parquées sur orbite aréosynchrone, et on les programmait pour qu’ils ajoutent un peu plus d’énergie à chaque aube, chaque crépuscule. L’ensemble du projet avait été supervisé par Sax, et il en était fier.
— On va accroître la sécurité pour les équipes de maintenance, dit John.
— Bien. Sur les miroirs et les moholes.
— Oui. Mais ce n’est pas tout.
Sax renifla, méfiant.
— Ça veut dire quoi ?…
— Eh bien, ce ne sont pas seulement les projets de terraforming qui constituent des cibles potentielles. D’une certaine façon, les réacteurs nucléaires font aussi partie du projet, et ils pompent de la chaleur. Si l’un d’eux venait à péter, cela aurait des répercussions énormes, plus politiques que physiques, j’entends.
Sax plissa le front jusqu’à ce que les rides qui séparaient ses yeux atteignent ses cheveux. John leva les mains.
— Tu sais, ça n’est pas ma faute. C’est comme ça, c’est tout.
— IA,[23] prends note, lança Sax à l’adresse des ordinateurs. Vérifier la sécurité au niveau des réacteurs.
— Note enregistrée, dit un des schillers, avec la même voix que Sax.
— Mais ça n’est pas le plus grave, reprit John. Il y a les labos d’ingénierie génétique.
Les lèvres de Sax se figèrent en une ligne étroite.
— On y mitonne de nouveaux produits tous les jours, et il serait possible d’y créer de quoi tuer tout le reste de ce qui existe sur cette planète.
Sax accusa le coup.
— Espérons qu’ils ne pensent pas comme toi, les autres.
— J’essaie justement de penser comme eux.
— IA, prends note. Sécurité des bio-labos.
— Bien entendu, Vlad, Ursula et leur groupe ont implanté des gènes-suicide dans tout ce qu’ils ont mis au point. Mais ils sont destinés à éviter la surréussite ou les accidents mutagénétiques. Si quelqu’un cherchait à les détourner en concoctant une réaction alimentée par la surréussite, on aurait de graves ennuis.
— Je vois.
— Donc, je résume. Les labos, les réacteurs, mes moholes, les miroirs. Ça pourrait être pire.
— Je suis heureux que tu aies pensé à tout ça, fit Sax en roulant des yeux. Je vais aller en parler à Helmut. On dirait qu’ils sont sur le point d’approuver l’ascenseur de Phyllis à la prochaine session de l’AMONU. Ça va sérieusement diminuer le coût du terraforming.
— À terme, certainement. Mais l’investissement doit être prodigieux.
Sax haussa les épaules.
— On pousse un astéroïde d’Amor sur orbite,[24] on installe une usine-robot, on enclenche… Ça n’est pas aussi ruineux que tu le crois.
— Mais, Sax, qui paie pour tout ça ?
Sax cligna des yeux.
— Le soleil.
John se leva, soudain affamé.
— C’est ça. Mais n’oublie pas, le soleil donne des coups de soleil.
Mangalavid émettait six heures de vidéo amateur chaque soir, un programme fourre-tout, bizarre, que John regardait chaque fois qu’il le pouvait. Après s’être composé une énorme salade verte dans la cuisine, il alla regarder la télé tout en mangeant, jetant régulièrement un regard sur le crépuscule incandescent qui descendait sur Ascraeus.
Les dix premières minutes de l’émission de ce soir avaient été réalisées par une fille, ingénieur du service sanitaire, qui travaillait dans un centre de retraitement des déchets de Chasma Borealis. Son commentaire était aussi enthousiaste qu’ennuyeux.
— Ce qu’il y a de bien, c’est que nous pouvons polluer tout ce que nous voulons avec certains agents : de l’oxygène, de l’azote, de l’ozone, de l’argon, de la vapeur d’eau, un peu de biota – ce qui nous donne une liberté d’action que nous n’avions pas sur Terre. On se contente de moudre tout ce qu’ils nous donnent jusqu’à ce qu’on largue tout.
Retourne chez toi, se dit John. Une nouvelle. Ensuite, il y eut une séquence de karaté, drôle et assez belle en même temps, puis vingt minutes d’Hamlet, interprété par des Russes en tenues pressurisées au fond du mohole de Tyrrhena Patera, une production qui rendit John aussi dingue qu’Hamlet apercevant Claudius en prière. Puis la caméra s’éleva vers les parois du puits pour aller se perdre dans le soleil, comme le pardon que jamais Claudius ne recevrait.
John éteignit la télé et prit l’ascenseur pour redescendre jusqu’au niveau des chambres. Il se coucha et tenta de se détendre. Un ballet de karaté. Les nouveaux venus sur Mars, c’étaient encore des ingénieurs, des ouvriers du bâtiment, des scientifiques de tous bords. Mais ils semblaient moins obsédés que les cent premiers, ce qui était probablement une bonne chose. Ils avaient encore un esprit scientifique, ouvert. Ils étaient pratiques, empiriques, rationnels. Il était permis d’espérer que, sur Terre, les gens de la sélection rejetaient les fanatismes, qu’ils leur expédiaient des gens avec une sensibilité de Suisses nomades. Mais il savait désormais que cette idée était plutôt naïve. Il suffisait de considérer les cent premiers pour réaliser que les scientifiques deviendraient aussi fanatiques que leurs prédécesseurs, peut-être plus encore. Les systèmes d’éducation étaient sans doute trop étroitement focalisés. Et puis, l’équipe d’Hiroko avait disparu… Elle s’était perdue quelque part dans la rocaille sauvage… Sacrés veinards de salopards…
Il sombra dans le sommeil.
Il travailla encore au Belvédère d’Echus pendant quelques jours, puis Helmut Bronski l’appela de Burroughs[25] : il désirait s’entretenir avec lui à propos des nouveaux colons. John décida de prendre le train jusqu’à Burroughs et de rencontrer Helmut en tête à tête.
La veille de son départ, le soir, il retrouva Sax dans ses labos.
— Nous avons trouvé un astéroïde d’Amor qui est constitué à 90 % de glace, lui annonça Sax de son ton monocorde. Il suit une orbite qui l’amènera près de Mars d’ici trois ans. C’est exactement ce qu’il nous fallait.
Son plan était de mettre en place un pilote de masse robot sur l’astéroïde et de le dévier sur une orbite de freinage au large de la planète, pour qu’il fonde dans l’atmosphère. Ce qui obéirait aux directives de l’AMONU, qui interdisait tout impact direct au sol. L’opération apporterait des quantités d’eau, de l’hydrogène et de l’oxygène dans l’atmosphère, tout ce qui leur faisait défaut.
— Tu sais que la pression pourrait être augmentée de 50 millibars.
— Tu plaisantes !
La moyenne, avant leur arrivée, se situait entre 7 et 10 millibars et, malgré tous leurs efforts, ils n’avaient jamais pu dépasser 50 millibars.
— Tu veux dire que ta boule de glace va doubler la pression atmosphérique ?
— C’est ce que donnent les simulations. Mais avec un taux si faible au départ, il n’y a pas de quoi être impressionné.
— Mais c’est quand même formidable, Sax. Et pour saboter ça, ce sera difficile.
Mais Sax, apparemment, ne voulait pas entendre parler de sabotage ce soir. Il fronça les sourcils et s’éclipsa.
Ce qui fit rire John. Sur le seuil, il s’arrêta soudain et se retourna. Le couloir était vide. Et il n’y avait pas de moniteurs vidéo dans les bureaux de Sax. Il revint sur ses pas, furtivement, ce qui le fit sourire, et jeta un regard sur le chaos de paperasse qui encombrait le bureau. Par où commencer ? Il était probable que son IA contenait tout ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant, mais elle ne répondait sans doute qu’à la voix de Sax, et elle devait enregistrer toute autre tentative de demande. Lentement, John ouvrit un tiroir. Vide. Tous les tiroirs du bureau étaient vides. Il faillit éclater de rire. Sur la paillasse du labo, cependant, il y avait une pile de courrier. Il se mit à fouiller. Il y avait un maximum de mémos des biologistes d’Acheron. Mais, tout en dessous, il tomba sur un message non signé, sans adresse ni code d’origine. L’imprimante de Sax l’avait craché tel quel. Il était très succinct :
1. Nous utilisons des gènes-suicide pour modérer la prolifération.
2. Il existe maintenant tellement de sources de chaleur sur la planète que nous considérons que personne ne sera en mesure de distinguer nos émanations des autres.
3. Nous nous sommes simplement mis d’accord pour nous écarter des autres et travailler seuls, sans interférence. Je suis persuadé que vous le comprenez maintenant.
John resta les yeux fixés sur le message durant une minute avant de se passer la main sur le front et de regarder autour de lui : il était toujours seul. Il remit alors le message là où il l’avait trouvé et sortit discrètement des bureaux de Sax.
— Sax, murmura-t-il d’un ton admiratif. Sacré vieux rat ! Tu les bats tous !
Le train de Burroughs transportait surtout des marchandises. Il était composé de trente voitures étroites, les deux premières étant réservées aux voyageurs. Il circulait sur une piste magnétique à supraconducteur, si vite et sans la moindre vibration qu’il était difficile de croire à la vision que l’on avait. Après toutes ses randonnées sur la planète, John trouvait cela presque effrayant. La seule chose à faire était d’inonder les centres de plaisir du cerveau d’omegendorphe, de bien s’installer et de profiter du voyage, qui évoquait plutôt un vol supersonique au ras du sol.
La piste suivait plus ou moins le 10e degré de latitude nord. Le plan était de boucler le tour de la planète mais, jusqu’à présent, seul l’hémisphère entre Echus et Burroughs avait été achevé. Burroughs était devenue la plus grande ville de l’hémisphère nouveau. La première implantation avait été conçue par un consortium américain selon les plans français de la Communauté européenne à l’extrémité supérieure d’Isidis Planitia qui, en fait, était une auge immense creusée dans les plaines nordiques, là où elles pénétraient profondément dans les Highlands du sud. Le fond et les parois de l’auge étaient tellement en contraste avec la courbure de la planète que le paysage aux alentours de la ville avait des allures d’horizons terrestres. Quand le train s’enfonça dans l’auge immense, Boone découvrit des plaines sombres parsemées de mesas jusqu’à soixante kilomètres de là.
La plupart des constructions de Burroughs avaient été taillées dans les flancs de cinq mesas de basse altitude groupées sur une éminence, dans la courbure d’un ancien chenal. De vastes sections de la paroi rocheuse avaient été comblées avec des rectangles de miroir, ce qui donnait l’illusion que des gratte-ciel post-modernes avaient été basculés sur le flanc avant d’être enfoncés dans les mesas. La vision était surprenante, bien plus que le panorama d’Underhill, et même du Belvédère d’Echus qui offrait un point de vue magnifique mais se cachait au regard.
L’image radieuse de Burroughs, dressée au-dessus du grand chenal qui semblait attendre le retour de l’eau, expliquait qu’elle ait été très vite considérée comme la plus belle ville de la planète.
La gare ouest était à l’intérieur d’une mesa. C’était une salle haute de soixante mètres, couverte par un voile de verre.
John débarqua dans le flot de la foule, les yeux étonnés, comme un péquenot jeté dans Manhattan. Les employés du train étaient en combinaisons bleues, ceux des équipes de recherche en marcheurs verts, les bureaucrates de l’AMONU en costume, les ouvriers du bâtiment en combinaisons de travail irisées de style sport. Les quartiers généraux de l’AMONU avaient été installés à Burroughs trois ans auparavant, ce qui avait suscité un boom dans la construction. Dans la gare, on avait l’impression qu’il y avait autant de fonctionnaires de l’AMONU que d’ouvriers.
John prit le mini-métro qui conduisait aux bureaux de l’AMONU. Il serra les mains de quelques personnes qui l’avaient reconnu. Il éprouvait le sentiment étrange du retour au bocal. Il était parmi des étrangers. Dans une ville.
Il dîna avec Helmut Bronski. Ils s’étaient souvent rencontrés, et John était impressionné par le personnage, un milliardaire allemand qui s’était lancé dans la politique. Bronski était grand, costaud, blond, rougeaud, propre et net. Son costume gris avait dû lui coûter une petite fortune. Il était ministre des Finances de la Communauté européenne quand il avait accepté ce poste à l’AMONU. Il attaqua son rosbif aux pommes de terre tout en racontant à John les dernières nouvelles dans un anglais très correct. Il manipulait son couteau et sa fourchette à l’allemande.
— Nous allons accorder un contrat de prospection pour Elysium au consortium multinational Armscor. Ils vont expédier leur propre matériel.
— Mais, Helmut, est-ce que ça n’est pas une violation du traité de Mars ?
Helmut faucha l’air de sa fourchette. Nous sommes des hommes de terrain, disait son regard. Nous pouvons comprendre ce genre de chose.
— Le traité est dépassé. C’est évident pour quiconque affronte notre situation. Il doit être révisé dans dix ans. Entretemps, il va nous falloir anticiper certains aspects de cette révision. C’est pour cette raison que nous accordons quelques concessions. Il ne serait pas raisonnable de retarder plus longtemps les choses, et si nous tentions de le faire, cela créerait des troubles au sein de l’assemblée générale.
— Mais l’assemblée générale ne verra pas d’un très bon œil que vous accordiez la première concession à un vieux fabricant d’armes sud-africain.
Helmut haussa les épaules.
— Armscor n’a que très peu de rapports avec le groupe d’origine. Il n’en a gardé que le nom. Quand l’Afrique du Sud est devenue l’Azanie, la société a transféré son siège social en Australie, puis à Singapour. Et à présent, bien sûr, c’est plus qu’une simple société aérospatiale. C’est une vraie transnationale, un des nouveaux tigres, avec ses propres banques. Elle contrôle 50 % des parts de la vieille Fortune 500.
— Cinquante pour cent ? s’exclama John.
— Oui. Et Armscor est l’une des plus petites transnationales. C’est pour cette raison que nous l’avons choisie. Parce que son économie est plus solide que n’importe lequel des vingt premiers pays du monde. Voyez-vous, les anciennes multinationales, en se combinant en transnationales, acquièrent plus de pouvoir, et elles en arrivent à influencer l’assemblée générale. Lorsque nous accordons une concession, vingt ou trente pays en profitent, et Mars s’ouvre à eux. Pour les autres, ça constitue un précédent. Et les pressions qui s’exercent sur nous en sont réduites d’autant.
— Hon, hon… fit John. Mais, dites-moi, qui a négocié cet accord ?
— Eh bien, nous avons été plusieurs.
Helmut poursuivait son repas, ignorant le regard pesant de John.
John plissa les lèvres et détourna enfin les yeux. Il comprenait tout à coup que son interlocuteur, bien que fonctionnaire, se considérait comme bien plus important que lui, John Boone, sur cette planète. Jovial, placide (mais qui était son coiffeur ?), Bronski se pencha en arrière pour commander des alcools. Son assistante, qui jouait le rôle de maître d’hôtel pour cette soirée, se précipita vers eux.
— Je ne me souviens pas d’avoir été jamais servi depuis que je suis arrivé sur Mars, remarqua John.
Helmut affronta son regard avec calme, mais son teint était soudain plus rouge. John faillit sourire. Le mandataire de l’AMONU voulait paraître menaçant, il représentait des pouvoirs tellement sophistiqués que la petite station-météo mentale de John ne pouvait les analyser. Mais il avait découvert par le passé que quelques minutes de son numéro du premier homme sur Mars pouvait briser ce genre d’attitude. Alors, il rit, il but, raconta des histoires, fit allusion à des secrets que seuls les cent premiers partageaient, et fit clairement comprendre à l’assistante de Bronski que, à cette table, c’était lui qui commandait – et ce par son comportement désinvolte, assuré, arrogant. Quand ils eurent fini leur sorbet, puis leur cognac, Bronski s’exprimait plus fort, plus nerveusement. Sur la défensive.
Ah, ces fonctionnaires, se dit John en riant intérieurement.
Mais il était intrigué par le but de leur rencontre, qui n’était toujours pas clair pour lui. Peut-être Bronski avait-il voulu le voir en personne pour mesurer quel serait l’effet de cette nouvelle concession sur le premier des cent premiers ? Et celle des autres ? Non, c’était stupide, car pour avoir une bonne estimation des opinions des cent premiers, il fallait en sonder au moins quatre-vingts. Mais John avait pris l’habitude d’être considéré comme un baromètre. Une figure de proue. Il avait sans doute gaspillé son temps en venant ici.
Il se demanda s’il pouvait en récupérer une partie dans la soirée. Et, alors qu’ils se dirigeaient vers la suite qu’on lui avait réservée, il demanda :
— Est-ce que vous avez entendu parler du Coyote ?
— L’animal ?
John sourit et abandonna. Il s’étendit sur son lit et regarda Mangalavid tout en réfléchissant. Puis il se brossa les dents, observa son image dans le miroir et plissa le front. Il agita sa brosse à dents et parodia avec mauvaise foi l’accent léger d’Helmut :
— Drès bien, z’est leur bizness ! Kôm d’habitute !
Le lendemain matin, il disposait de quelques heures libres avant leur prochaine rencontre, et il passa son temps avec Pauline, révisant ce qu’on pouvait connaître des agissements d’Helmut Bronski durant les six derniers mois. Est-ce que Pauline pouvait se glisser dans la valise diplomatique de l’AMONU ? Helmut s’était-il rendu à Senzeni Na ou sur l’un des autres lieux de sabotage ? Pendant que Pauline explorait ses algorithmes, il prit une omegendorphe pour en finir avec sa gueule de bois et se mit à réfléchir sur ce qui l’incitait à explorer le dossier Helmut Bronski. Depuis ces dernières années, l’AMONU était l’autorité ultime sur Mars, du moins si l’on prenait à la lettre les lois édictées. En pratique, ce que la nuit passée lui avait révélé clairement, elle était aussi désarmée que l’ONU face aux armées nationales et à la monnaie transnationale. Si elle allait à l’encontre de leur volonté, elle ne servait à rien : elle n’était plus qu’un outil. Donc, que voulaient vraiment les gouvernements et les conseils d’administration des diverses transnationales ? Si les sabotages se multipliaient, est-ce que ça ne leur donnerait pas un motif pour importer leur propre sécurité ? Et accroître leur contrôle ?
Il émit un grognement de dégoût. Apparemment, le seul résultat qu’il eût obtenu jusque-là, c’est que la liste des suspects avait triplé.
— Excuse-moi, John, fit la voix de Pauline.
Et l’information se déversa sur l’écran. La valise diplomatique était cryptée avec les nouveaux codes. Impossible d’y entrer. Par contre, les déplacements d’Helmut étaient faciles à retracer. Il s’était rendu sur Mythagore, la station-miroir qui avait été mise sur orbite dix semaines auparavant. Puis il était allé à Senzeni Na deux semaines avant la visite de John. Mais pourtant, personne, à Senzeni Na, n’avait fait allusion à son passage.
Plus récemment, il était revenu du complexe minier installé sur le site de Bradbury Point[26].
Deux jours plus tard, John partit pour Bradbury Point.
Bradbury Point était situé à huit cents kilomètres au nord de Burroughs, sur le prolongement le plus oriental de Nilosyrtis Mensae. La mensae était constituée de séries de longues mesas qui ressemblaient à des îles importées des Highlands du sud, posées dans les plaines basses du nord. Les îles-mesas de Nilosyrtis s’étaient récemment révélées comme très riches en minerais, avec des dépôts de cuivre, d’argent, de zinc, d’or, de platine. On avait découvert des gisements tout aussi concentrés sur plusieurs sites de ce qu’on avait appelé le Grand Escarpement, à la limite des Highlands du sud, là où elles retombaient sur les Lowlands du nord. Certains aréologues n’avaient pas hésité à coller l’étiquette de province métallogénique sur toute la région. Un autre élément bizarre à verser au grand dossier mystérieux nord-sud, et qui appelait toute leur attention. Des travaux de creusement couplés à des études poussées sur le terrain étaient dirigés par des scientifiques au service de l’AMONU. John découvrit en explorant les dossiers professionnels des nouveaux arrivants que les transnationales essayaient toutes de trouver des indices de nouveaux filons. Mais, sur la Terre elle-même, on n’avait jamais vraiment compris la géologie de la formation des minéraux, ce qui expliquait que la prospection avait encore toutes ses chances. Sur Mars, c’était encore plus mystérieux. Les découvertes majeures du Grand Escarpement avaient été largement accidentelles, et ce n’était que depuis une date récente que la région était une cible pour la prospection.
La découverte du complexe de Bradbury Point avait encore accéléré la course : il s’annonçait comme le plus important des complexes terriens, probablement l’égal du complexe Bushveldt d’Azanie. D’où une ruée vers l’or de Nilosyrtis. Qu’Helmut Bronski avait visité.
Nylosyrtis s’était révélée petite et utilitaire, un simple commencement : une centrale Rickover, quelques raffineries, à proximité d’une mesa qui avait été forée pour y installer un habitat. Les mines étaient dispersées dans les Lowlands, entre les mesas. Boone roula jusqu’à l’habitat, franchit un sas et retrouva un comité d’accueil qui l’accompagna jusqu’à une salle de conférences cernée de baies.
On lui apprit que Bradbury comptait trois cents habitants, tous employés de l’AMONU et formés par la transnationale Shellalco. Ils firent rapidement le tour des lieux, et il découvrit que les ex-Afrikanders côtoyaient les Australiens et les Américains. Les hommes représentaient les trois quarts de la population. Ils étaient pâles et impeccables et ressemblaient plus à des techniciens de labo qu’aux trolls noirs que John avait imaginés quand on lui avait parlé de mineurs. Ils étaient tous visiblement heureux de lui serrer la main. La plupart étaient sous contrat de deux ans et ils comptaient les jours. Ils travaillaient par téléopération et parurent choqués lorsque John leur demanda de descendre dans un puits.
— Mais ça n’est qu’un trou, vous savez, dit l’un d’eux.
John les regarda en toute innocence et, après une brève hésitation, ils rassemblèrent une équipe pour l’accompagner.
Il leur fallut deux heures pour revêtir leurs marcheurs avant de franchir un sas. Un patrouilleur les emmena jusqu’au bord d’un puits, puis descendit une rampe, à l’intérieur d’un trou ovale de deux kilomètres de long. Ils descendirent et suivirent John, entre les bulldozers robots, les camions et les déblayeurs. Les hommes avaient une expression tendue, et John se dit qu’ils semblaient guetter un monstre des profondeurs. Il était surpris par cette attitude craintive, et il prit conscience que Mars pouvait avoir des allures de bagne, une combinaison infernale de la Sibérie, du désert d’Arabie Saoudite, du pôle Sud en hiver et de Novy Mir.
Ou alors, ils pensaient tout simplement qu’il était un hôte dangereux. Il trouva la clé. Ils avaient sans doute tous entendu parler de l’incident du camion. Mais oui. Ou bien y avait-il un autre élément ? Est-ce qu’ils craignaient quelque chose qu’il ignorait ?
Mais ils revinrent sans problème. Et, ce même soir, il eut droit au banquet et à la soirée en son honneur. Une soirée où l’on buvait sec, ou l’on consommait aussi beaucoup d’omegendorphe en bavardant et en riant bruyamment. Les jeunes ingénieurs endurcis étaient apparemment ravis de découvrir que John Boone était un bon vivant. C’était une réaction qu’il rencontrait fréquemment chez les nouveaux venus, surtout les plus jeunes. Il parlait à tout le monde, glissait ses questions sans éveiller la méfiance, et il passa un bon moment. Ils n’avaient pas entendu parler du Coyote, ce qui était intéressant, vu qu’ils connaissaient le Géant et la colonie cachée[27]. Apparemment, le Coyote n’appartenait pas à cette catégorie de légendes. Il avait une existence, et elle n’était connue, semblait-il, que des cent premiers.
Les mineurs, néanmoins, avaient reçu une visite inattendue : une caravane arabe qui traversait les confins de Vastitas Borealis. Les Arabes leur avaient rapporté qu’ils avaient vu certains des colons perdus, comme ils les appelaient.
— Intéressant, commenta John.
Il lui semblait pourtant improbable qu’Hiroko et les siens tiennent à se montrer. Mais qui pouvait savoir ? Il ferait sans doute bien de vérifier cette information. Après tout, il n’avait pas grand-chose de plus à faire à Bradbury. Il constatait qu’on ne pouvait guère enquêter avant que le crime ne se produise. Il passa encore deux jours à visiter les mines, ce qui confirma le choc qu’il avait éprouvé devant l’ampleur des opérations et l’efficacité des engins robots.
— Mais qu’est-ce que vous allez faire de tout ce métal ? demanda-t-il alors qu’ils visitaient une vaste mine à ciel ouvert, à vingt-cinq kilomètres à l’ouest. Ça coûterait plus cher que sa valeur de l’expédier jusqu’à la Terre, non ?
Le chef des opérations, un homme brun au visage buriné, lui répondit en souriant :
— On va garder tout ça jusqu’à ce que les cours augmentent. Ou jusqu’à ce qu’ils construisent ce fameux ascenseur spatial.
— Vous y croyez ?
— Mais oui, on a tout ce qu’il faut sous la main ! De la trichite de graphite renforcée de spirales de diamant. Sur Terre, on y arriverait presque. Ici, ce serait facile.
John secoua la tête.
Le lendemain, il donna des consignes de sécurité diaboliques au chef des opérations, qu’il devrait appliquer durant deux mois. Puis il repartit sur les traces de la caravane arabe, vers le nord-est.
Frank Chalmers se trouvait avec la caravane. Mais il n’avait pas entendu parler d’une quelconque rencontre avec les gens d’Hiroko, et aucun des Arabes ne lui avoua avoir raconté quoi que ce fût à Bradbury Point. Donc, c’était une fausse piste. Ou alors, Frank aidait les Arabes à l’effacer. Mais comment John pourrait-il savoir la vérité ? Les Arabes n’avaient débarqué que récemment sur Mars, mais ils étaient d’ores et déjà les alliés de Frank, ça ne faisait aucun doute. Il vivait avec eux, il parlait leur langue et, naturellement, il était devenu le médiateur entre eux et John. Il n’avait donc aucune chance d’enquêter indépendamment. Il pouvait toujours demander à Pauline de chercher dans ses données, mais elle n’avait pas besoin de la caravane pour ça.
Néanmoins, John voyagea en leur compagnie durant quelque temps dans la grande mer de dunes. Ils prospectaient et faisaient un peu d’aréologie. Frank ne demeurerait que peu de temps avec la caravane : il était seulement venu voir un ami égyptien. Il avait trop de travail pour s’attarder. Son poste au secrétariat d’État américain l’avait transformé en globe-trotter, tout comme John, et ils se croisaient fréquemment. Frank avait réussi à se maintenir à travers trois administrations différentes, et même s’il n’était que secrétaire de cabinet, c’était une performance remarquable, sans même considérer les millions de kilomètres qui le séparaient de Washington. Depuis quelque temps, il supervisait les investissements des transnationales américaines, et cette nouvelle responsabilité le gonflait de pouvoir et d’une soif de travail quasi maniaque. John voyait en lui une espèce de Sax des affaires, toujours en mouvement, gesticulant à chaque mot comme s’il était le chef d’orchestre de ses discours. D’année en année, il était passé en surpropulsion chambre de commerce.
— Il faut que nous revendiquions la propriété du Grand Escarpement avant que les trans et les Allemands raflent tout ! Et ça représente un sacré boulot !
C’était son refrain préféré. Il le répétait souvent en montrant le petit globe qu’il gardait constamment sur lui.
— Regarde tes moholes. J’en ai visité plusieurs la semaine dernière. Un près du pôle Nord, trois dans le secteur du soixantième parallèle, au sud et au nord, quatre sur l’équateur, et quatre autres à la lisière du pôle Sud, tous bien placés à l’ouest des dorsales volcaniques pour récupérer les extrusions. C’est très beau. (Il fit tourner le globe et les points bleus qui correspondaient aux moholes furent une seconde reliés par de fines lignes bleues.) Ça fait plaisir de voir que tu fais enfin quelque chose d’utile.
— Enfin.
— Regarde, ça c’est la nouvelle fabrique d’habitats d’Hellas. On y sort des unités provisoires à une cadence qui permettra d’abriter 3 000 immigrants par Ls = 90. Si l’on compte avec la nouvelle flotte de navettes, ce sera à peine suffisant. (Voyant l’expression de John, il ajouta :) Dans le fond, tout ça c’est de la chaleur, John. C’est plus utile au terraforming que l’argent et le travail. Tu ferais bien d’y réfléchir.
— Est-ce que tu t’es jamais demandé ce que cela allait donner à terme ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je parle de ce déluge de gens et de matériel, alors que les choses sont en plein effondrement sur la Terre.
— Les choses ont toujours été comme ça sur Terre. Tu ferais bien de te faire une raison.
— D’accord, mais ici, qui va posséder quoi ? Qui va gagner quoi ?
Frank, devant la naïveté de John, fit la grimace. Et John y lut tout le dégoût, mais aussi l’amusement et l’agacement de Frank. Au fond, cela lui plut. Il connaissait son vieil ami mieux qu’aucun membre de sa famille, et ce visage basané, ces yeux pâles étaient l’image d’un frère, une sorte de jumeau. D’un autre côté, la condescendance de Frank l’irritait.
— Les gens se posent des questions, Frank. Pas seulement moi ou Arkady. Tu ne peux pas rejeter cette question et te comporter comme si elle était stupide, comme s’il n’y avait pas de décision à prendre.
— C’est l’ONU qui décide, répliqua Frank d’un ton sec. Ils sont dix milliards à décider, et nous sommes dix mille ici. Ça fait un rapport de un pour un million. Si tu veux avoir une influence, tu devrais représenter l’AMONU, comme je t’avais dit de le faire quand ils ont distribué les postes. Mais tu ne m’as pas écouté. Tu t’es contenté de hausser les épaules. Tu aurais réellement pu faire quelque chose, mais maintenant, qu’est-ce que tu es ? L’assistant de Sax, chargé de la publicité.
— Et du développement, et de la sécurité, ainsi que des affaires terriennes et des moholes.
— C’est ça ! La politique de l’autruche ! Viens : on va aller manger.
John acquiesça. Ils dînèrent dans le plus gros des patrouilleurs et se régalèrent d’agneau rôti et de yoghourt parfumé à l’aneth. C’était aussi délicieux qu’exotique. Mais John demeurait agacé par le mépris de Frank. Leur vieille rivalité était plus vive que jamais, et son titre de premier homme sur Mars n’avait jamais diminué l’arrogance mordante de Frank.
Aussi, lorsque Maya Toitovna arriva inopinément le lendemain, en route vers Acheron, à l’ouest, John la serra plus longuement contre lui que d’habitude et, après le dîner, il fit le nécessaire pour qu’elle passe la nuit dans son patrouilleur : il déploya toutes les attentions possibles, un rire choisi, un regard choisi. Leurs bras s’effleurèrent tandis qu’ils goûtaient les sorbets et parlaient aux Arabes heureux, visiblement fascinés par Maya… C’était leur code de conciliation et de séduction, qu’ils avaient mis au point au fil des années. Et Frank ne pouvait que les observer, le visage figé, tout en bavardant avec ses amis.
Cette nuit-là, tandis qu’ils faisaient l’amour, John se retira brièvement d’elle, contempla son corps blanc et songea : Tu vois ce que c’est, le pouvoir politique, Frank, mon pote ? Il avait clairement lu dans ce visage figé le désir qui n’était pas éteint. Frank, comme la plupart des hommes de la caravane, aurait aimé être à sa place. Il l’avait certainement été une ou deux fois dans le passé, mais jamais quand John était à proximité. Non, cette nuit, Frank devait se rappeler ce qu’était réellement le pouvoir.
Distrait par sa méchanceté, John mit un moment à revenir à Maya elle-même. Il y avait près de cinq ans qu’ils n’avaient pas fait l’amour et, entre-temps, il avait eu plusieurs autres partenaires. Et il savait aussi qu’elle avait vécu quelque temps avec un ingénieur d’Hellas. C’était si étrange de recommencer, comme s’ils se connaissaient intimement sans se connaître tout à fait. Mais la flamme ancienne s’était ranimée, timide d’abord, comme si c’était la première fois. Puis ils s’étaient embrassés et les étincelles avaient jailli, et ils avaient retrouvé le brasier d’avant. Leur rituel.
Plus tard, ils se parlèrent, et il découvrit qu’il l’aimait vraiment. Ce soir, il avait commencé pour brimer Frank, c’était vrai. Il ne s’était pas vraiment soucié de Maya. Mais à présent, étendu auprès d’elle, il se rendait compte qu’elle lui avait manqué durant ces cinq dernières années, que sa vie avait été creuse.
C’était la même Maya Toitovna qu’il avait connue : du vif-argent, bourrée de plans et d’idées. Riche. Elle n’avait pas la moindre idée de ce que John faisait ici, au milieu des dunes, et elle ne le lui demanderait pas. Elle était capable de le réduire en lambeaux s’il venait à déranger ses pensées. Il le devinait dans l’inclinaison de ses épaules, dans sa démarche tandis qu’elle sortait de la salle de bains. Mais il la connaissait si bien, et depuis si longtemps. Même son irritabilité était séduisante ! C’était comme Frank et son mépris. Oui, il se faisait vieux, et il avait de la famille. Il faillit rire, dire n’importe quoi pour la mettre en colère, puis oublia. Il suffisait de le savoir, pas besoin de démonstration. Seigneur ! Il se mit à rire et, en l’entendant, elle revint vers le lit et lui donna une bourrade dans les côtes.
— Tu ris à cause de mes grosses fesses, hein ?
— Tu sais bien que tes fesses sont parfaites.
Elle lui donna une autre bourrade, persuadée qu’il mentait. Leur lutte les ramena à la saveur de leur peau, de leur sueur, et ils refirent l’amour. Ensuite, dans sa rêverie, John se dit : Je t’aime, douce et violente Maya. Je t’aime vraiment. C’était une pensée déconcertante et dangereuse. Il ne se risquerait jamais à la lui dire.
Deux jours plus tard, quand elle quitta la caravane pour rejoindre Acheron et qu’elle lui demanda de l’accompagner, il fut séduit, mais répondit :
— D’ici deux mois, peut-être.
— Non, non, fit-elle d’un air grave. Plus tôt. Je veux que tu me rejoignes.
Et quand il acquiesça impulsivement, elle sourit comme une petite fille qui cache un secret.
— Tu ne le regretteras pas.
Elle le quitta sur un baiser et se dirigea vers Burroughs pour aller prendre le train.
Après son départ, les chances d’obtenir des informations des Arabes furent réduites à néant. Il avait offensé Frank, et les Arabes étaient solidaires de leur ami, ce qui était juste. Une colonie cachée ? avaient-ils demandé à John. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?
Il soupira et décida de laisser tomber et de partir. Dans la soirée (les Arabes tenaient tout particulièrement à ravitailler leurs hôtes de passage), ils remplirent le coffre de son patrouilleur. Il se demandait où en étaient ses investigations sur les sabotages. Une chose était certaine : Sherlock Holmes n’avait pas à s’inquiéter de sa concurrence. Plus grave encore : toute une nouvelle société pour lui impénétrable s’était implantée sur Mars. Ces musulmans, par exemple, qui étaient-ils exactement ?
Ce même soir, il interrogea Pauline avant de rejoindre ses hôtes. Il les observa attentivement tout en leur posant des questions, jusque tard dans la nuit… Il savait que les questions étaient autant de clés pour ouvrir l’âme des gens, bien plus utiles que la ruse. Mais, dans le cas présent, cela semblait inefficace. Un coyote ? Comment, cette espèce de chien sauvage sur Mars ?…
Perplexe, il quitta la caravane au matin et se dirigea vers l’ouest, suivant la bordure sud de la mer de dunes. Le chemin était long pour rejoindre Maya : Acheron était à 5 000 kilomètres de là, 5 000 kilomètres de dunes. Il préférait rejoindre Burroughs et prendre le train comme elle. Et puis non, il avait besoin de réfléchir. Il obéit à son habitude nouvelle : voyager lentement, prendre le large en patrouilleur ou en planeur. Cela faisait des années qu’il sillonnait la planète, du nord au sud, qu’il inspectait les moholes, remplissait des missions pour Sax, Helmut ou Frank, qu’il inspectait pour Arkady, coupait des rubans d’inauguration un peu partout – pour une ville, un puits, une station météo, une mine, un mohole – et, surtout, il parlait. Il prononçait des discours, il avait des entretiens publics ou privés, avec des étrangers, de vieux amis, de nouvelles connaissances. Il s’exprimait aussi vite que Frank, toujours dans le même souci d’amener les gens à oublier l’histoire, pour créer une société fonctionnelle. Un système scientifique prévu pour Mars, spécifique, rationnel et juste, et toutes ces sortes de choses. Pour montrer le chemin d’une nouvelle planète Mars !
Mais, comme les années passaient, il lui semblait de moins en moins probable que cela se déroule ainsi qu’il l’avait envisagé. Un endroit comme Bradbury Point montrait bien à quelle vitesse changeaient les choses, et sa rencontre avec les Arabes confirmait ce sentiment. Les événements échappaient à son contrôle et, bien plus, au contrôle de quiconque. Il n’existait aucun plan.
Il roulait vers l’ouest en pilotage automatique, sautant d’une dune à l’autre, sans rien voir vraiment, plongé dans ses pensées, essayant de comprendre ce qu’était exactement l’histoire, comment elle fonctionnait. Il finit par l’envisager comme une chose vaste qui se trouvait toujours au-delà d’un horizon resserré, invisible, sinon par ses effets. C’était ce qui se produisait quand on ne regardait pas – une infinité d’événements cachés qui contrôlaient tout mais échappaient à tout contrôle. Après tout, il était sur cette planète depuis le commencement ! Il avait été le commencement, le premier humain à poser le pied sur ce monde. Et il y était revenu contre toute probabilité pour aider à sa construction ! Mais à présent, il lui échappait, il se dérobait.
Ils avaient besoin d’un plan. Un nouveau départ était possible. Ce qu’il leur fallait, c’était une vision d’ensemble. Helmut, le fonctionnaire onctueux, aussi bien que Frank, avec son acceptation cynique du statu quo, de la violation du traité, comme s’ils étaient lancés dans une nouvelle ruée vers l’or… Tous deux avaient tort. Frank avait tort. Comme d’habitude !
Mais lui aussi s’était sans doute trompé, il s’était montré naïf. Il y avait désormais tant de gens sur cette planète qu’il ne pouvait plus espérer de rapport direct avec chacun, il ne serait jamais la charnière de leurs espoirs, de leurs désirs. Il n’y avait pas que ça : rares étaient les nouveaux venus qui ressemblaient aux cent premiers par leurs motivations. Bien sûr, d’autres scientifiques étaient venus, et des gens comme les Suisses gitans qui construisaient les routes. Mais jamais ils ne seraient comme les cent premiers. Ce petit groupe qui l’avait formé, à vrai dire, qui avait façonné ses idées, ses opinions, avec lequel il avait tout appris. Ils étaient sa famille, il leur faisait confiance. Il avait besoin de leur aide, plus que jamais. Ce qui expliquait probablement le retour de ses sentiments vis-à-vis de Maya. Et aussi la colère qu’il sentait monter en lui à l’égard d’Hiroko – il fallait qu’il lui parle, il avait besoin de son aide ! Et elle les avait abandonnés.
Vlad et Ursula avaient déplacé leur complexe biotech sur une crête étroite d’Acheron Fossae, une éminence en arête qui ressemblait au kiosque d’un immense sous-marin. La partie supérieure avait été percée d’alvéoles qui allaient d’une paroi à l’autre. Certaines salles étaient larges d’un kilomètre et entièrement revêtues de baies. Celles qui ouvraient au sud offraient un panorama unique sur Olympus Mons, à six cents kilomètres de là. Au nord, on pouvait contempler les étendues de sable ocre pâle d’Arcadia Planitia.
John s’engagea sur la pente jusqu’au sas du garage, non sans remarquer que le sol du canyon était encombré de ce qui semblait être des entassements de cassonade brune fondue.
— C’est une nouvelle espèce de croûte cryptogamique, annonça Vlad quand John l’interrogea. Une symbiose entre des cynobactéries et des bactéries de la plate-forme de Floride. Les bactéries de Floride vivent jusqu’à de très grandes profondeurs et elles transforment les sulfates en sulfures, qui deviennent ensuite l’aliment d’une variante des microcoleus. Les couches supérieures se changent en filaments qui adhérent au sable et à l’argile pour former de grands archipels dendritiques. Ça ressemble à de petites forêts sylvatiques avec des racines bactériennes très importantes. Il semble que ces racines tendent à se propager à travers le régolite en direction du fond rocheux, tout en faisant fondre le permafrost au fur et à mesure de leur progression.
— Et c’est vous qui avez libéré cette chose ?
— Bien sûr. Il nous faut quelque chose pour faire éclater le permafrost, non ?
— Et il existe quelque chose pour l’empêcher d’envahir toute la planète ?
— Eh bien, ça comporte le contingent habituel de gènes-suicide au cas où il commencerait à envahir le reste de la biomasse, mais si ça se cantonne à sa niche…
— Waouh !
— Ce n’est pas sans similitude avec les premières formes de vie qui ont couvert la Terre. Nous venons juste d’améliorer sa vitesse de croissance et ses systèmes de racines. Ce qui est drôle, c’est que je crois que ça va rafraîchir l’atmosphère, même si ça réchauffe le sous-sol. Parce que ça augmente la désagrégation chimique de la roche, et toutes ces réactions absorbent du CO2 dans l’air, ce qui va diminuer la pression atmosphérique.
Maya venait d’arriver. Après avoir serré John dans ses bras, elle dit :
— Mais les réactions ne vont-elles pas libérer de l’oxygène aussi vite qu’elles absorbent le CO2 ? La pression serait ainsi maintenue ?
Vlad haussa les épaules.
— Peut-être. On verra bien.
Ce qui fit rire John.
— Sax est un penseur à long terme. Ça devrait lui plaire.
— Oh, certainement. C’est lui qui a autorisé la libération des organismes. Il viendra voir les résultats au printemps.
Ils dînèrent dans une salle située tout en haut de l’arête. Des châssis s’ouvraient sur la serre installée sur la crête, et des baies avaient été ménagées au nord et au sud. Les parois est et ouest étaient décorées de bouquets de bambous. Tous les résidents d’Acheron étaient rassemblés là. Ils se conformaient ainsi à cette vieille coutume d’Underhill, comme ils le faisaient de bien d’autres façons. La discussion, à la table de Maya et John, revenait fréquemment au travail en cours, et en particulier aux problèmes posés par la nécessité d’implanter des garde-fous dans tous les gems qu’ils libéraient. La présence de couples de gènes-suicide dans tout nouveau gem était une pratique lancée par le groupe d’Acheron, de sa propre initiative. Elle allait être maintenant confirmée comme une loi de l’ONU.
— C’est très bien pour les gems légaux, commenta Vlad. Mais s’il y a des idiots pour essayer quelque chose de leur côté et que ça rate, on aura quand même de sérieux ennuis.
Après le dîner, Ursula proposa à John et Maya :
— Pendant que vous êtes là, vous pourriez en profiter pour passer vos examens médicaux. Ça fait longtemps que vous ne l’avez pas fait.
John renâcla : il avait horreur des examens et de toute forme d’intervention médicale. Mais Ursula ne le lâchait pas, et il finit par céder. Il lui rendit visite à la clinique deux jours plus tard. Il fut soumis à une série de tests de diagnostics qui lui parut encore plus intense qu’avant, face à des écrans graphiques et des ordinateurs à la voix trop apaisante qui lui disaient de bouger comme ci, comme ça. John obéit sans avoir la moindre idée de ce que tout cela signifiait. C’était la médecine moderne. Mais ensuite, il eut droit à Ursula elle-même, un honneur, et ce fut elle qui écouta, sonda, pianota sur les claviers. Finalement, il se retrouva étendu sur le dos, sous un drap blanc. Elle était près de lui et lisait les analyses en chantonnant.
— Eh bien, tu as l’air en forme, déclara-t-elle enfin. Quelques problèmes avec la gravité, mais rien que nous puissions traiter.
— Superbe.
En vérité, il était soulagé. C’était ça la médecine : pas de nouvelles, bonnes nouvelles.
— Alors, que dirais-tu du traitement ? lui demanda Ursula, sans se retourner, d’un ton désinvolte.
— Le traitement ?
— C’est une sorte de thérapie gériatrique. Une procédure expérimentale. C’est une forme d’inoculation, mais avec un renforçateur d’ADN. Ça répare les torons brisés et restaure la précision de la division cellulaire à un degré sensible.
Il soupira.
— Ce qui veut dire ?
— Eh bien… vois-tu, le vieillissement est provoqué avant tout par des erreurs au niveau des divisions cellulaires. Après un certain nombre de générations, disons des centaines ou des dizaines de milliers selon le type de cellule dont nous parlons, les erreurs de reproduction augmentent et tout s’affaiblit. Le système immunitaire est le premier touché, suivi par d’autres tissus et, finalement, quelque chose déraille, ou alors le système immunitaire est submergé par une maladie. C’est comme ça.
— Et tu es en train de me dire que tu peux stopper ces erreurs ?
— Les ralentir, en tout cas, et réparer ce qui s’est déjà cassé. C’est un mélange des deux, en fait. Les erreurs de division sont causées par des ruptures dans les chaînes d’ADN, les torons. Nous avons donc voulu les consolider. Pour ça, il faut que nous lisions ton génome avant de construire une bibliothèque génomique autoréparable de petits segments qui viendront réparer les torons cassés…
— Autoréparable ?
Elle soupira.
— Tous les Américains trouvent ça drôle. De toute façon, nous infiltrons cette bibliothèque autoréparable dans les cellules, et les segments se fixent sur les chaînes d’ADN pour éviter qu’elles se brisent.
Différents aspects de cette technologie avaient été combinés par le groupe d’Acheron, expliqua Ursula. Le résultat : on infectait les chaînes de son génome, une infection qui s’étendrait à chacune des cellules de son organisme, à l’exception des dents, de la peau, des os et des cheveux.
Après cela, ses torons d’ADN seraient presque parfaits, renforcés, réparés, et la division cellulaire serait plus précise.
— Plus précise à quel degré ?
John essayait de saisir ce que tout cela représentait.
— Disons que tu seras comme à dix ans.
— Tu plaisantes.
— Non, non. Nous l’avons déjà essayé sur nous, vers Ls = 10 de cette année, et jusque-là, ça semble marcher.
— Et ça dure ?
— Rien ne dure éternellement, John.
— Combien de temps, alors ?
— Nous ne savons pas. Nous sommes les sujets de l’expérience, et nous pensons que nous le découvrirons au fur et à mesure. Il semble possible qu’on puisse répéter la thérapie quand le taux d’erreur de division cellulaire remonte. Si nous réussissons, ça voudra dire qu’on peut vivre très longtemps.
— Par exemple ? insista-t-il.
— Ça non plus, nous ne le savons pas. Mais plus longtemps qu’actuellement, c’est certain. Probablement beaucoup plus longtemps.
Il l’observait. Elle sourit en voyant son expression, et il prit conscience qu’il était resté la bouche ouverte sous le choc. Il ne devait pas avoir l’air très brillant, mais à quoi s’attendait-elle ? C’était… c’était…
Il avait du mal à suivre le fil de ses pensées, qui se dispersaient.
— À qui as-tu parlé de ça ?
— Eh bien, nous avons posé la question à tous les cent premiers qui sont venus ici pour un check-up. Et toute l’équipe d’Acheron a testé le traitement. Le problème, c’est que nous n’avons fait que combiner des méthodes dont tout le monde dispose, et il ne faudra pas longtemps pour que d’autres fassent la même chose. Nous allons préparer des articles pour publication, mais, auparavant, ils doivent être supervisés par l’Organisation mondiale de la santé. À cause des retombées politiques, bien entendu.
— Mmm. (John réfléchit. Dès que les milliards d’habitants de la Terre entendraient parler d’une drogue de longévité mise au point sur Mars… Seigneur !) Et ça coûte cher ?
— Pas vraiment. La lecture du génome est l’opération la plus coûteuse, et elle prend du temps. Mais ça n’est qu’une procédure, tu sais, un facteur de temps sur ordinateur. Il est très possible qu’on puisse offrir le traitement à toute la population de la Terre. Mais la situation est déjà assez critique. Il leur faudra instituer un contrôle particulièrement sévère, sinon ce sera le boom malthusien. Nous pensons qu’il vaut mieux laisser les autorités décider.
— Mais la nouvelle va filtrer.
— Tu le crois vraiment ? Non, ils vont tout faire pour la bloquer.
— Pfff… Mais vous, vous n’avez pas attendu. Et vous avez essayé sur vous.
— Bien sûr. (Elle haussa les épaules.) Alors, qu’est-ce que tu en dis ? Tu veux bien ?
— Laisse-moi un peu de temps.
Il sortit sur la crête et parcourut la longue serre avec son jardin potager et ses grands bouquets de bambous. Il devait lever la main pour abriter ses yeux de l’éclat du soleil en fin d’après-midi, même à travers le verre teinté. Quand il rebroussa chemin, face à l’est, il découvrit les pentes de lave brisée d’Olympus Mons. Il avait de la difficulté à penser. Il avait soixante-six ans. Il était né en 1982… Sur Terre, on était en quelle année ? 2048 ! M.11. Onze longues années sous les radiations de Mars. Et il avait passé trente-cinq mois dans l’espace, trois voyages entre la Terre et Mars, ce qui constituait encore le record absolu. Il avait reçu un taux de 195 rems, il faisait de la sous-tension, il avait mal aux épaules quand il nageait, et il se sentait passablement fatigué. Il devenait vieux. Il ne lui restait pas tellement d’années devant lui. Étrange pensée qu’il devait pourtant accepter. Il avait confiance dans le groupe d’Acheron. Maintenant qu’il y pensait, ils allaient d’un bout à l’autre de leur nid d’aigle, travaillant sans cesse avec un petit sourire concentré, ils mangeaient, buvaient, jouaient au football, nageaient. Non, ils n’avaient pas tous dix ans, mais il émanait d’eux une aura de bonheur, ou de santé. Peut-être plus encore. Il se mit à rire en partant à la recherche d’Ursula. Et, quand elle le vit s’approcher, elle rit, elle aussi.
— Ça n’est pas si difficile que ça de choisir, non ?
— Non. Et puis : qu’est-ce que j’ai à perdre ?
Il avait donc accepté. Ils avaient son génome dans leur banque de données, mais il faudrait quelques jours pour synthétiser les torons de réparation, les clipper sur les plasmides et en cloner des millions de plus. Ursula lui demanda de revenir dans trois jours.
Quand il regagna les chambres d’hôte, Maya était déjà là, l’air aussi bouleversé que lui. Elle allait nerveusement de la table de maquillage au lavabo, du lavabo à la fenêtre, elle touchait chaque objet comme si elle découvrait ce qu’était une chambre.
Vlad lui avait tout expliqué après ses examens, ainsi qu’Ursula l’avait fait avec John.
— La peste de l’immortalité ! fit-elle avec un rire bizarre. Est-ce que tu peux le croire ?
— La peste de la longévité, la corrigea-t-il. Non, je n’y arrive pas. Pas vraiment.
Il se sentait un peu étourdi, et il devina que Maya ne l’avait même pas entendu. Son agitation était contagieuse.
Ils se préparèrent un potage et mangèrent dans une sorte de brume. C’était Vlad qui avait demandé à Maya de venir à Acheron. Voilà pourquoi elle avait insisté pour que John l’y rejoigne au plus tôt. Il éprouva un frisson de tendresse. Il regardait ses mains qui tremblaient et, après toutes ces années, il se sentait plus proche d’elle que jamais. C’était comme s’ils partageaient leurs pensées devant cette situation étrange. Ils n’avaient besoin que de la présence de l’autre. Les mots étaient inutiles.
Cette nuit-là, dans l’ombre tiède du lit, elle lui murmura d’une voix rauque :
— Cette nuit, on ferait mieux de le faire deux fois. Pendant que nous sommes encore nous.
Ils entamèrent le traitement trois jours plus tard. John était étendu sur une table, dans le cabinet médical, le regard fixé sur la prise intraveineuse fixée sur le dos de sa main. Ce n’était pas la première fois, mais, en cet instant précis, une chaleur étrange montait dans son bras, se répandait dans sa poitrine, affluait dans ses jambes. Était-ce réel ? Ou bien un effet de son imagination ? Il lui semblait qu’un fantôme venait de traverser son corps. Puis, finalement, il eut très chaud.
— Est-ce que je devrais être chaud comme ça ? demanda-t-il à Ursula.
— C’est toujours comme une poussée de fièvre, au début. Ensuite, on provoque un petit choc dans tout l’organisme pour que les plasmides pénètrent dans les cellules. Après, quand les nouveaux torons se lient avec les anciens, les gens ont tendance à frissonner. De froid, le plus souvent.
L’injection prit une heure. Il avait encore très chaud et sa vessie était pleine. On le laissa aller jusqu’à la salle de bains. Quand il revint, il se retrouva ligoté sur ce qui ressemblait au croisement d’un canapé et d’une chaise électrique. Il ne s’inquiéta pas : son entraînement d’astronaute l’avait habitué à tous les genres d’appareils. Le choc ne dura que dix secondes à peu près. Il le ressentit comme un picotement désagréable dans tout le corps. Puis Ursula et ses aides le détachèrent. Ursula, les yeux brillants, l’embrassa longuement sur la bouche. Elle lui répéta qu’il ne tarderait pas à se sentir froid, et même glacé, et que cette sensation pouvait persister durant deux jours. Rien ne s’opposait à ce qu’il aille au sauna ou au jacuzzi. En fait, c’était recommandé.
Ils se retrouvèrent, Maya et lui, dans la chaleur de l’eau, observant les corps des autres, blancs en entrant dans l’eau, roses en sortant. Pour John, c’était un peu l’image de ce qui leur était arrivé – on entrait avec ses soixante-six ans, et on en avait dix en repartant.
Est-ce que c’était vrai ? Ils pouvaient réellement prendre la mort de vitesse pendant quelques années ? Quelques décennies peut-être ?…
Ils quittèrent le sauna pour manger, puis allèrent se promener dans la serre, contemplant les dunes au nord, le chaos des laves d’Olympus au sud. La vue rappelait à Maya les jours lointains d’Underhill. Les douces ondulations de sable sous le vent d’Arcadia avaient remplacé les lits de pierre de Lunae Planum. C’était comme si, dans sa mémoire, les images avaient retrouvé leur contraste, leurs ocres adoucis, leurs rouges et leurs jaunes citrins. La patine du passé.
John l’observait avec curiosité. Onze années avaient passé depuis ces premiers jours dans le parc de caravaning, et bien souvent ils avaient été amants, entre d’inévitables interruptions ou séparations, parfois salutaires, produits des circonstances ou de leur incapacité à vivre très longtemps ensemble. Mais ils s’étaient toujours retrouvés, et le résultat était un vieux couple, avec un passé plus court que les autres, c’est tout.
John lui fit part de ses pensées, ils en parlèrent doucement, avec plaisir, et Maya lui dit avec force :
— Il fallait que nous prenions garde.
Ça, ils avaient pris garde, ils s’étaient constamment méfiés de l’habitude. Et ils convinrent ensemble que ces heures passées au sauna ou sur la crête compensaient leurs longues séparations. Ils se connaissaient vraiment mieux qu’un couple marié.
Ils parlèrent. Pour essayer de tisser des liens entre leurs deux passés et ce bizarre avenir, dans l’espoir angoissé qu’il ne se révélerait pas comme une rupture infranchissable. Tard le soir du lendemain, deux jours après leur inoculation, ils étaient assis seuls dans le sauna. Ils avaient froid mais leur peau était encore rose de sueur. John observa le corps de Maya et ressentit un élan brûlant, comme si une nouvelle injection le parcourait.
L’air dense et chaud semblait puiser autour de lui, au-dessus des dalles luisantes. Comme s’il allait mourir avant de renaître. Mais n’était-ce pas vrai, s’il croyait Ursula et Vlad ? Et tandis qu’il se transformait, le corps rose de Maya Toitovna était près de lui. Il le connaissait mieux que le sien. Non seulement en cet instant précis, arrêté, mais dans la durée de leur passé. Il la revoyait nue, dérivant dans le dôme de l’Ares, entourée d’étoiles, sur le fond noir de l’espace.
La gravité de Mars avait été certainement plus douce que celle de la Terre, car l’évidence était rayonnante : Maya était encore une très belle femme, élancée et musclée, avec son visage fier d’impératrice, ses cheveux gris, ses seins qui attiraient son regard comme deux aimants. Alors, il posa la main sur son épaule et serra doucement. Eros n’était qu’une épice au festin d’Agape, et soudain, comme souvent, les mots jaillirent de sa bouche, et il dit des choses qu’il n’avait jamais dites encore.
— Marions-nous !
Elle rit en l’entendant et il continua :
— Non, non, je suis sincère. Oui, marions-nous et nous deviendrons vieux ensemble, vraiment vieux, nous profiterons de ces années de plus qu’on nous a offertes pour en faire une aventure que nous partagerons. Nous aurons des enfants qui auront des enfants. Et nous regarderons nos petits-enfants qui en feront d’autres encore. Seigneur, combien de temps cela pourra-t-il durer ?
Ils pourraient former toute une nation, devenir patriarche et matriarche, deux Adam et Ève martiens !
Maya riait à chaque phrase, le regard étincelant, plein d’affection. Ses yeux étaient maintenant deux fenêtres ouvertes sur un esprit heureux, tellement heureux. Elle buvait ses paroles en riant toujours. Puis elle le serra très fort contre elle.
— Oh, John, tu me rends tellement heureuse. Tu es le meilleur des hommes que j’aie jamais connus.
Elle l’embrassa et il s’aperçut que malgré la chaleur du sauna, il était facile de passer d’Agape à Eros.
— Alors, tu vas m’épouser, et tout ça ?… demanda-t-il en verrouillant la porte du sauna.
— Quelque chose comme ça, dit-elle, le visage illuminé par un sourire de pur ravissement.
Quand on espère vivre encore deux cents ans, on se comporte autrement qu’avec vingt ans devant soi.
Ils le prouvèrent presque immédiatement. John resta à Acheron durant l’hiver, au seuil de la calotte de brume de C02 qui descendait du pôle Nord chaque année. Il étudiait l’aréobotanique avec Marina Tokareva et son équipe. Sax le lui avait demandé, et il n’était pas vraiment pressé de s’en aller. Sax semblait avoir oublié la chasse aux saboteurs, ce qui rendait John quelque peu soupçonneux. De son côté, il enquêtait toujours avec Pauline et se concentrait sur les secteurs où il avait travaillé avant de venir à Acheron, sur ses voyages, et aussi sur les CV de tous ceux qui avaient été employés sur des sites où s’étaient produits des sabotages. Il était à craindre qu’ils aient en face d’eux des adversaires nombreux, et les recoupements des déplacements individuels ne lui apprendraient probablement pas grand-chose. Mais tous ceux qui se trouvaient sur Mars actuellement y avaient été envoyés par une organisation et, en remontant à l’origine, à l’attribution des postes, il espérait décrocher quelques indications. C’était un travail compliqué et il devait se fier à Pauline non seulement pour les statistiques mais aussi pour les conseils, ce qui l’agaçait.
La plupart du temps, il avançait dans la connaissance d’une aréobotanique qui n’obtiendrait des résultats que dans quelques décennies au moins. Pourquoi pas ? Il avait le temps, et il pourrait avoir la chance d’observer les fruits des recherches de Marina. L’équipe de Marina était plongée dans la conception d’un nouvel arbre. Il participait à leurs études et partageait avec eux les corvées de labo. L’arbre était destiné à constituer une voûte dans une forêt à plusieurs niveaux qu’ils espéraient faire pousser dans les dunes de Vastitas Borealis. Ils étaient partis du génome d’un séquoia, mais leur but était d’obtenir des séquoias plus grands que ceux de la Terre, hauts de deux cents mètres, avec un tronc de cinquante mètres de diamètre à la base. L’écorce resterait gelée la plupart du temps, et les larges feuilles, qui ressembleraient probablement à des feuilles de tabac malades, seraient destinées à absorber la dose minimale de rayons UV sans endommager leur revers violine. Tout d’abord, John considéra que le diamètre du tronc était excessif, mais Marina lui fit remarquer que l’arbre pourrait ainsi absorber de grandes quantités de gaz carbonique, fixer le carbone, et libérer l’oxygène dans l’atmosphère. Et puis, la forêt serait spectaculaire : les premières variétés obtenues étaient des prototypes qui ne dépassaient pas dix mètres, et il faudrait compter encore vingt ans avant que les vainqueurs de la compétition atteignent leur taille de maturité. Pour l’heure, tous les prototypes mouraient dans les mini-serres sous atmosphère martienne. Il faudrait que les conditions atmosphériques changent considérablement pour qu’ils survivent à l’extérieur. L’équipe de Marina galopait en tête.
Mais tous se donnaient à fond. C’était le résultat du traitement : des expériences plus longues, des enquêtes plus longues (John grommela intérieurement), et des réflexions au long cours.
Sous bien des aspects, cependant, rien n’avait changé. John se sentait le même qu’auparavant, si ce n’est qu’il n’avait plus besoin de prendre d’omegendorphe pour retrouver un chantonnement intérieur. C’était comme s’il avait nagé un deux mille mètres, skié tout un après-midi ou… pris de l’omegendorphe.
Maya partit pour Hellas, ce qui n’était pas très grave : leurs rapports étaient repartis sur des montagnes russes, ils se chamaillaient à nouveau, elle avait à nouveau des états d’âme, mais tout cela n’était guère important. Il la reverrait dans quelques mois, il lui parlerait à l’écran. En attendant, cette séparation le soulageait un peu.
Ce fut un bon hiver. Il apprit beaucoup de choses en aréobotanique et en bioingénierie. Très souvent, après le dîner, il interrogeait les gens d’Acheron sur l’idée qu’ils se faisaient à terme d’une société martienne, à quoi elle devait ressembler, comment elle devrait être gouvernée. À Acheron, cela débouchait toujours sur des considérations écologiques, et leurs effets économiques distordus. Pour eux, ces questions étaient plus critiques que les problèmes politiques, ou ce que Marina appelait le dispositif supposé responsable. Les opinions de Vlad et de Marina à ce sujet étaient particulièrement intéressantes : ils avaient défini un système d’équations pour ce qu’ils avaient baptisé l’éco-économie, ce qui, aux oreilles de John, sonnait toujours comme économie d’écho. Il aimait les écouter expliquer les équations, et il leur posait des questions, et il apprenait en retour des concepts tels que la capacité de transport, la coexistence, la contre-adaptation, les mécanismes de légitimité et l’efficience écologique.
— C’est le seul moyen que nous ayons pour mesurer notre contribution au système, dit Vlad. Si on fait brûler nos corps dans un calorimètre à microbombe, on découvre que nous contenons six ou sept kilocalories par gramme et, bien sûr, nous absorbons une quantité considérable de calories pour survivre. Notre production est plus difficile à mesurer, parce qu’il ne s’agit pas de prédateurs qui se nourriraient de nous, comme dans les équations classiques d’efficience – il s’agit plutôt de savoir combien de calories nous produisons par nos efforts, ou combien nous en envoyons aux générations futures, quelque chose dans ce genre. C’est en grande part indirect, naturellement, et ça repose largement sur la spéculation, sur un jugement subjectif. Si on n’assigne pas de valeurs à un certain nombre d’éléments non physiques, alors les électriciens, les plombiers, les constructeurs de réacteurs et autres membres de l’infrastructure apparaîtraient toujours comme les éléments les plus productifs de notre société, alors que les artistes et autres seraient considérés comme n’apportant aucune contribution.
— Ça me paraît plutôt juste, plaisanta John, mais Vlad et Marina l’ignorèrent.
— En tout cas, ça représente une partie essentielle de ce que font les économistes : des gens arbitraires, ou qui, pour des questions de goût, assignent des valeurs numériques à des choses non numériques. Et ensuite, ils prétendent qu’ils n’ont pas rectifié les chiffres. L’économie est comme l’astrologie, si ce n’est que l’économie sert à justifier la structure actuelle du pouvoir, et elle a donc de fervents adeptes parmi ceux qui gouvernent.
— Mieux vaut nous concentrer sur ce que nous accomplissons ici, intervint Marina. L’équation de base est simple, l’efficience est égale aux calories que nous produisons, divisée par les calories que nous absorbons. Au sens classique du transfert des calories à un prédateur, la moyenne est de 10 %, mais 20 %, c’est vraiment bien. La plupart des prédateurs du sommet des chaînes alimentaires dépassent à peine 5 %.
— C’est pour cette raison que les tigres ont des territoires de chasse qui s’étendent sur des centaines de kilomètres carrés. Les magnats du crime ne sont jamais très efficaces.
— Et si les tigres n’ont pas de prédateurs, ça n’est pas parce qu’ils sont tellement dangereux, mais parce qu’ils ne valent pas l’effort, conclut John.
— Exactement !
— Le problème, c’est de calculer les valeurs, dit Marina. Nous avons dû nous contenter d’assigner certaines valeurs numériques équivalentes aux calories pour tout type d’activité, et partir de là.
— Mais nous parlions d’économie ? fit John.
— Mais c’est bien de l’économie. De l’éco-économie ! Chacun devrait bâtir sa vie, pour ainsi dire, par rapport à un calcul de sa contribution réelle à l’écologie humaine. Chacun peut augmenter son efficience écologique en faisant des efforts pour réduire les kilocalories qu’il utilise – c’est le vieil argument du Sud contre la consommation d’énergie des nations industrielles du Nord. Cette objection était écologiquement fondée, parce que quelle que soit la production des nations industrielles, sur une équation élargie, elles ne pourraient être aussi efficientes que le Sud.
— Mais elles étaient les prédateurs du Sud, remarqua John.
— Oui, et ils deviendront nos prédateurs, si nous les laissons faire. Et, comme tous les prédateurs, ils ont un taux d’efficience faible. Mais là, tu vois – dans cet état théorique d’indépendance dont tu parles… (Elle sourit devant l’air consterné de John.) Il faut que tu admettes que c’est au fond tout ce dont tu parles constamment, John. La loi devrait faire que chacun soit récompensé proportionnellement à sa contribution au système.
Dmitri, qui venait d’entrer dans le labo, lança :
— À chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins[28] !
— Non, ça n’est pas pareil, protesta Vlad. Ça veut dire : vous aurez ce pour quoi vous avez payé.
— Mais c’est déjà vrai, fit John. En quoi est-ce différent de l’économie qui existe actuellement ?
Ils partirent d’un grand rire moqueur, et Marina fut la dernière à se calmer.
— Il existe toutes sortes de travail fantôme ! De valeurs irréelles assignées à la plupart des emplois sur Terre ! Tous les cadres des transnationales ne font rien qu’un ordinateur ne puisse faire ! Et il existe toutes sortes d’autres catégories d’emplois parasites qui n’apportent rien au système d’un point de vue écologique. La publicité, les agents de change, l’ensemble du dispositif dont le rôle est de manipuler l’argent pour en tirer de l’argent – c’est non seulement du gaspillage, mais de la corruption, puisque les valeurs monétaires signifiantes sont distordues dans ces manipulations.
Elle eut un geste de dégoût.
— On peut dire, enchaîna Vlad, que leur efficience est très basse, qu’ils peuvent être les prédateurs du système sans avoir aucun prédateur. On les trouve ou bien au sommet d’une chaîne, ou à l’état parasitaire : au niveau de la manipulation des lois, de la politique…
— Tous ces jugements sont subjectifs ! s’écria John. Comment avez-vous assigné des valeurs caloriques à une pareille variété d’activités ?
— Je dirais que nous avons fait de notre mieux pour calculer quelle est leur contribution au système en termes de bien-être mesurés comme facteur physique. À quoi équivaut l’activité en termes de nourriture, d’eau, d’abri, de vêtement, d’aide médicale, d’éducation… ou même de temps libre ? Nous en avons longuement discuté, et tous les habitants d’Acheron ont proposé un nombre. C’est ce moyen que nous avons employé. Regarde, je vais te montrer…
Et ils avaient parlé durant toute la soirée devant l’écran. John posait de temps en temps quelques questions, et branchait Pauline pour tout enregistrer. Ils repartaient dans les équations, leurs doigts couraient sur les graphiques et, parfois, ils prenaient un café, ou bien montaient jusqu’à la crête pour poursuivre leurs discussions véhémentes dans la serre. Ils se battaient sur les valeurs des plombiers, des chanteurs d’opéra, des programmes de simulation, au milieu des bambous et des légumes.
Ils étaient justement sur la crête, près du crépuscule, quand John lut une équation qui venait de se former sur son bloc de poignet. Il regarda longuement la pente d’Olympus Mons.
Le ciel s’était assombri. Il prit conscience qu’ils allaient sans doute assister à une double éclipse : Phobos masquait un tiers du soleil, et Deimos un neuvième. Deux fois par mois, les deux satellites se croisaient et projetaient une ombre double sur le paysage.
Mais ça n’était pas une éclipse : Olympus Mons était hors de vue, et l’horizon sud était une barre brumeuse de bronze.
Il pointa l’index.
— Regardez ! Une tempête de poussière !
Il y avait bien dix ans qu’ils n’avaient pas eu une tempête de poussière à l’échelle planétaire. John appela les photos satellites sur son bloc. L’origine de la tempête se situait près du mohole de Thaumasia : Senzeni Na. Il appela Sax, qui cligna des yeux comme un vieux philosophe, et exprima sa surprise d’un ton mesuré.
— Les vents, au bord de la tempête, étaient de l’ordre de 60 à 600 kilomètres à l’heure, déclara Sax. Un nouveau record planétaire. On dirait que ça va être dur. Je pensais que les sols cryptogamiques allaient atténuer les tempêtes, et même les arrêter. Il est évident que ce modèle avait une tare.
— D’accord, Sax, c’est vraiment dommage, mais ça ira quand même. Je vais y aller maintenant, parce que ça va passer droit sur nous et j’aimerais bien observer comment ça se passe.
— Amuse-toi bien, dit Sax d’un ton neutre avant que John coupe la communication.
Vlad et Ursula se moquaient déjà du modèle de Sax – les gradients de température entre le sol biotiquement dégivré et les zones encore gelées seraient plus importants que jamais, et donc les vents entre ces deux régions encore plus violents. Et quand ils atteindraient les champs de poussière de minerais à fleur de sol, ça éclaterait. C’était évident.
— Mais c’est ce qui se passe, dit John en riant.
Il descendit vers la serre pour observer seul l’approche de la tempête. Les scientifiques pouvaient être tellement vaches, parfois…
Le mur de poussière descendait les pentes de lave d’Olympus Mons sur l’auréole du nord. Il avait déjà avalé une bonne moitié du paysage depuis que John avait levé les yeux. Il déferlait comme un mascaret, comme une vague qui s’enflait, lourde comme du chocolat, haute de 10 000 mètres. Une dentelle de bronze, un filigrane s’élevait et retombait dans le ciel rose, laissant de longues ondulations pareilles à des cirrus.
— Hé ! La voilà ! cria John. Elle arrive !
Et soudain, le sommet de l’arête d’Acheron parut s’ériger encore plus haut au-dessus des canyons longs et étroits. Et, plus bas, d’autres crêtes surgissaient de la lave craquelée comme des dos de dragons. Un lieu sauvage et bien trop exposé pour affronter le déferlement d’une telle tempête. John se pencha une fois encore et cria dans un rire fou :
— Hé ! Hé ! Regardez-moi ça !
Soudain, la poussière les submergea, elle les enveloppa dans les ténèbres avec un hurlement suraigu. Le premier impact sur la chaîne d’Acheron provoqua une turbulence terrible, et des tornades cycloniques surgirent de tous les angles, frappant les parois des goulets étranglés avant de jaillir vers le ciel, s’évanouissant pour reparaître. Le sifflement était ponctué de coups sourds : les ondes de choc allaient mourir dans le roc. Puis, rapidement, au rythme d’un rêve, le vent se stabilisa en une vague déferlante et douce. John éprouva une nausée, comme si la serre tout entière tombait vers le bas de la falaise.
Il recula et vit que la poussière dérivait vers le nord, maintenant. À présent, il voyait sur des kilomètres. Puis le vent revint, mordit le sol, et la poussière explosa à nouveau en rafales sourdes.
Il avait les yeux secs, et il n’arrivait pas à décoller les lèvres. Les grains de poussière ne dépassaient pas le micron. N’y en avait-il pas une mince couche luisante sur les bambous ? Non. C’était une illusion causée par la lumière étrange de la tempête. Mais il savait bien que la poussière allait pénétrer partout. Jamais aucun système de joint n’avait pu les protéger.
Vlad et Ursula n’avaient pas totalement confiance dans la capacité de résistance aux vents de leur serre, et ils demandèrent que tout le monde descende. John reprit contact avec Sax, dont les lèvres étaient plus crispées que jamais. Cette tempête allait les obliger à faire une importante isolation, annonça-t-il d’un ton neutre. Les températures équatoriales de surface avaient été de 18 degrés supérieures à la moyenne, mais les relevés de Thaumasia étaient toujours inférieurs de 6 degrés, et elles continueraient de chuter pendant toute la tempête. Et il ajouta (ce qui parut une conclusion quasi masochiste pour John) que les colonnes thermiques des moholes porteraient la poussière plus haut que jamais, et qu’il était possible, par conséquent, que la tempête dure très longtemps.
— Ne t’en fais pas, lui dit John. Moi, je crois qu’elle mourra plus vite qu’avant. Ne sois pas pessimiste.
Plus tard, après quinze jours, Sax devait rappeler à John ses prévisions, avec un petit rire.
Officiellement, seuls les trains avaient le droit de circuler pendant une tempête, et à condition d’emprunter des voies à double transpondeur. Mais, quand il apparut à l’évidence que celle-là ne mourrait pas avant la fin de l’été, John décida d’ignorer les restrictions et reprit ses errements. Il chargea à fond son patrouilleur, prit un patrouilleur d’appoint pour le suivre. Pauline, sur le siège du conducteur, serait à même de le piloter dans l’hémisphère nord : il en était certain. Les patrouilleurs tombaient rarement en panne, à cause de leurs systèmes de monitoring internes parfaitement intelligents qui étaient reliés aux ordinateurs de contrôle. Jamais deux patrouilleurs n’étaient tombés en panne en même temps, et il n’y avait eu qu’un seul mort. Aussi John dit-il au revoir à toute l’équipe d’Acheron avant de reprendre la piste.
Rouler dans la tempête, c’était comme de rouler de nuit, mais en plus intéressant. La poussière passait en bourrasques fulgurantes entre deux poches de ciel clair. Il entrevoyait des séquences-éclair en sépia, comme si le paysage tout entier roulait vers le sud. Puis les rideaux furieux de poussière revenaient et giflaient les vitres du patrouilleur. Le véhicule était durement balancé au cœur des rafales, et la poussière s’était infiltrée partout.
Au quatrième jour, il mit le cap droit au sud, et attaqua la pente d’extrême nord de la Dorsale de Tharsis. Il montait et, à présent, il n’affrontait pas une falaise mais une grande déclive perdue dans l’ombre de la tempête. Il roula ainsi toute une journée et se retrouva très haut sur les flancs de Tharsis, à plus de 5 000 mètres d’altitude par rapport à Acheron.
Il s’arrêta près d’une autre mine, située à proximité du cratère Pt (que l’on appelait plus aisément Pete), au sommet de Tantalus Fossae. La Dorsale de Tharsis avait été à l’origine du grand flot de lave qui couvrait Alba Patera. Des surrections ultérieures avaient fait craquer le bouclier de lave, créant ainsi les canyons de Tantalus. Certains avaient fissuré une inclusion riche en platinoïdes que les mineurs avaient baptisée les Reflets de Merenski. Là, les mineurs étaient d’authentiques Azaniens, mais ils continuaient de se donner le nom d’Afrikanders, et parlaient l’afrikaans. John fut accueilli par des Blancs dans un concert de God ! volk ! et trek ! Ils avaient baptisé les canyons sur lesquels ils travaillaient Neuw Orange Free State et Neuw Pretoria. Tout comme leurs collègues de Bradbury Point, ils travaillaient pour l’Armscor.
— Oui, nous avons trouvé du fer, du cuivre, de l’argent, du manganèse, de l’aluminium, de l’or, du platine, du titane, du chrome… Tout ce que vous voulez, lui annonça le directeur des opérations, un personnage jovial, avec d’épais favoris, un nez pointu, le sourire canaille et un accent néo-zélandais particulièrement épais. Et aussi des sulfates, des oxydes, des silicates… On trouve de tout dans le Grand Escarpement.
La mine avait été ouverte un an auparavant sur le plancher du canyon. L’habitat était à demi enfoui dans la mesa qui séparait les deux plus larges canyons. Elle ressemblait à la coquille d’un œuf transparent rempli d’arbres verts et de tuiles orangées.
John passa plusieurs jours avec les Afrikanders. Il leur demanda fréquemment comment ils comptaient expédier leur production aussi précieuse que lourde jusqu’à la Terre. Est-ce que le bénéfice ne serait pas écrasé par le coût du transport ?
— Certainement, lui répondirent-ils comme ceux de Bradbury Point. Il nous faut l’ascenseur spatial pour que ce soit rentable.
Et leur chef ajouta :
— Avec l’ascenseur, nous serons sur le marché terrien. Sans lui, jamais nous ne pourrons faire décoller tout ça de Mars.
— Ça n’est pas nécessairement une mauvaise chose, dit John.
Mais ils ne comprirent pas et, quand il tenta de s’expliquer, leurs visages se fermèrent et ils acquiescèrent poliment pour éviter d’aborder le débat politique. Les Afrikanders avaient toujours excellé dans cet art.
Ce qui permit à John d’explorer seul les mines pendant une bonne partie de l’après-midi. Il demanda à Pauline d’enregistrer tout ce qu’elle pouvait trouver et elle répondit qu’aucun schéma inhabituel ne correspondait à cette opération. Elle lui transmit pourtant un échange de communications avec les bureaux de l’Armscor : le site de Tantalus avait demandé une unité de sécurité d’une centaine de personnes, et Singapour avait donné son accord.
John siffla entre ses dents.
— Et l’AMONU ?…
La sécurité dépendait d’eux, et ils donnaient régulièrement leur accord pour des dispositifs de sécurité privés. Mais une centaine de personnes pour un seul site ?… John demanda à Pauline de consulter les messages de l’AMONU sur ce sujet, avant d’aller dîner avec les Afrikanders.
Une fois encore, il fut question de l’ascenseur spatial comme d’une nécessité absolue.
Malgré les cent microgrammes d’omegendorphe qui inondaient son corps de dix ans, John n’était pas vraiment de bonne humeur.
— Est-ce qu’il y a des femmes qui travaillent ici ?
Ils le fixèrent sans répondre. En fait, ils étaient pires que les musulmans.
Il les quitta le lendemain et prit la route de Pavonis Mons, préoccupé par l’ascenseur spatial.
Il poursuivait l’escalade de Tharsis. Pas un instant il n’aperçut le cône sanguinolent d’Acraeus Mons, enveloppé dans la poussière. Il voyageait maintenant dans une série de petites cuvettes et le patrouilleur était sérieusement secoué. Il contournait Ascraeus par le flanc ouest. Il passa sur la crête de Tharsis, entre Ascraeus et Pavonis. Là, la route à transpondeurs doubles se changea littéralement en un ruban de béton qui le conduisit droit jusqu’à la pente nord de Pavonis Mons. Mais elle était si longue qu’il eut l’impression de s’envoler lentement dans l’espace.
Le cratère de Pavonis – les Afrikanders le lui avaient rappelé – était étrangement équatorial. Le O de sa caldeira était comme un ballon placé très exactement sur l’équateur de Mars. Ce qui faisait de la bordure sud de Pavonis le point d’attache parfait pour un ascenseur spatial, à vingt-sept kilomètres au-dessus du niveau zéro de Mars. Phyllis avait déjà dessiné les plans d’un habitat préliminaire. Elle s’était portée volontaire pour travailler sur le projet, dont elle était une des instigatrices.
L’habitat avait été creusé dans la paroi de la caldeira, dans le style du Belvédère d’Echus, de telle façon que les baies de la plupart des étages s’ouvraient sur la caldeira, du moins quand la poussière retombait. Les agrandissements photos montraient que la caldeira se reformerait comme une simple dépression circulaire, avec des parois de 5 000 mètres, et des terrasses à l’approche du fond. Elle s’était effondrée souvent au cours des premiers âges de son existence, mais presque toujours au même endroit. C’était le seul parmi les grands volcans à s’être comporté de façon aussi régulière. Les trois autres avaient des caldeiras qui formaient des cercles superposés.
Le nouvel habitat, qui n’avait pas encore de nom, avait été construit par l’AMONU. Mais l’équipement et le personnel provenaient de la transnationale Praxis, l’une des plus importantes de la Terre. Dans le personnel, dont certains cadres appartenaient à d’autres transnationales qui agissaient en tant que sous-traitants pour le projet ascenseur, on trouvait des gens de l’Amex, d’Oroico, de Subarashii et de Mitsubishi. Tous les travaux étaient placés sous la coordination de Phyllis, qui semblait être l’assistante d’Helmut Bronski, responsable de l’ensemble du projet.
Helmut était présent. Quand John l’eut retrouvé en même temps que Phyllis, on lui présenta les consultants avant de le conduire jusqu’à une immense salle. Derrière les baies, il découvrit des nuages de poussière orange qui tourbillonnaient dans la caldeira, ce qui donnait l’impression que toute la salle montait vers le ciel dans une lumière atténuée et fluctuante.
L’unique mobilier était un globe de Mars d’un mètre de diamètre, installé sur une estrade de plastique bleu. Un câble d’argent long de cinq mètres reliait la petite bosse qui représentait Pavonis Mons à une tache noire. Le globe tournait lentement, à un tour par minute, et le câble d’argent tournait en même temps, son extrémité restant fixée sur Pavonis.
Ils étaient huit, regroupés autour du globe.
— Tout est à l’échelle, dit Phyllis. La distance entre le satellite aréosynchrone et le centre de la masse est de 20 435 kilomètres, le rayon équatorial de 3 386 kilomètres, ce qui nous donne une distance de 17 049 kilomètres entre la surface et le point synchrone. Il suffit de doubler ça, d’ajouter le rayon, et ça nous donne 37 484 kilomètres. Nous disposerons d’un rocher de lest à l’autre extrémité, et par conséquent le câble ne devra pas être aussi long que ça. Son diamètre sera d’environ dix mètres, et il devrait peser dans les six milliards de tonnes. Les matériaux de construction proviendront de son point de lest, qui devrait être un astéroïde de treize milliards et demi de tonnes. Quand tout aura été foré et le câble fixé, il n’en restera que sept milliards et quelque. Ce n’est pas un astéroïde très important, disons dans les deux kilomètres de diamètre. Il existe six candidats qui croisent l’orbite de Mars, six astéroïdes d’Amor. Le câble sera fabriqué par les robots de la mine et le carbone sera traité à partir des chondrites de l’astéroïde. Ensuite, dans les derniers stades de construction, on déplacera le câble jusqu’à son point d’attache. Là. (Phyllis pointa le doigt vers le sol en un geste dramatique.) Le câble sera aréosynchrone avec l’orbite, il sera à peine en contact avec le sol et son poids sera suspendu entre l’attraction de la planète, la force centrifuge de sa partie supérieure et le lest de la roche à son point terminal.
— Et Phobos ? l’interrompit John.
— Phobos est droit en bas, bien entendu. Le câble va vibrer de façon à l’éviter. Les concepteurs appellent ça une oscillation de Clarke. Ça ne posera aucun problème. Deimos aussi devra être contournée par oscillation, mais avec son orbite plus inclinée, ce sera plus facile.
— Et quand il sera en place ? demanda Helmut, avec une expression rayonnante.
— Quelques centaines d’ascenseurs au moins seront attachés au câble, et leurs chargements seront montés sur orbite en utilisant un système de contrepoids. Il y aura une quantité de matériaux à réceptionner de la Terre, comme d’habitude, ce qui minimisera les besoins en énergie. Il sera également possible d’utiliser la rotation du câble à la manière d’une fronde : les objets libérés de l’astéroïde-lest en direction de la Terre utiliseront la force de rotation de Mars pour la poussée initiale. Économie d’énergie : 100 %. C’est une méthode propre, efficace, extraordinairement économique. Aussi bien pour larguer des charges jusqu’à l’espace que pour leur donner une impulsion d’accélération. Si l’on tient compte des récentes découvertes de métaux stratégiques, qui commencent à manquer sur Terre, une ascension sur orbite plus une poussée gratuite, c’est d’une valeur inestimable, littéralement. Ça rend possible un échange qui n’était pas économiquement viable auparavant. Ce sera une composante essentielle de l’économie martienne, la pierre de touche de son industrie. Et le coût de la construction ne sera pas aussi élevé que ça. Dès qu’un astéroïde carbonacé sera placé sur l’orbite requise et qu’on y aura implanté une usine robotisée pour la fabrication du câble, ce sera comme une grande araignée qui tisse son fil dans l’espace. Nous n’aurons presque rien à faire, sinon attendre. Telle qu’elle a été conçue, l’usine devrait produire 3 000 kilomètres de câble par an – ce qui signifie que nous devons commencer aussi tôt que possible, mais, quand la production aura démarré, ça ne prendra que dix ou onze années. Et ça vaut le coup d’attendre.
John fixait Phyllis, comme toujours impressionné par sa ferveur. Elle se comportait comme un prêcheur, comme un converti témoignant de sa foi, sereine, confiante et triomphante à la fois. Le miracle de l’Ascension aux Cieux. Jack et la tige de haricot[29]. Il y avait un peu de miracle dans tout cela.
— À vrai dire, continuait-elle, nous n’avons pas le choix. Cela va nous libérer de notre puits gravifique, l’éliminer en tant que problème physique et économique. C’est crucial : sans cela, nous serions court-circuités, comme l’Australie l’a été au XIXe siècle, parce qu’elle était trop loin pour constituer une partie signifiante de l’économie mondiale. Si nous ne faisons pas ça, ceux de la Terre exploiteront directement les astéroïdes, qui disposent de vastes ressources en minerais et qui n’ont pas de contrainte gravitationnelle. Sans l’ascenseur, nous ne serions plus qu’un trou perdu.
Shikata ga nai, songea John, sardoniquement. Phyllis lui jeta un regard rapide, comme s’il s’était exprimé à haute voix.
— Nous ne laisserons pas faire ça, dit-elle. Et le plus important, c’est que notre ascenseur servira de prototype expérimental pour un modèle terrien. Les transnationales qui vont construire le nôtre seront en position majoritaire quand il s’agira de passer au stade contractuel pour le projet terrien, beaucoup plus important.
Et elle continua, en soulignant tous les aspects de la situation. Les scientifiques comme les cadres vibraient de plaisir sous son regard. Ils tenaient là un gros morceau, ils le savaient. Sur Terre, les matériaux que l’on trouvait sur Mars commençaient à manquer. Il y avait ici des fortunes à gagner.
Rien d’étonnant à ce que Phyllis et son équipe aient l’air de dire une messe.
Avant le dîner, John se rendit dans sa salle de bains et, sans même jeter un coup d’œil dans le miroir, il avala deux tablettes d’omegendorphe : il en avait marre de Phyllis. L’omegendorphe fit son effet. Phyllis n’était qu’un élément du jeu, après tout. Lorsqu’il gagna la table, il était détendu. Bon, se dit-il, ils vont avoir leur mine d’or sur leur haricot géant. Mais, à l’évidence, ils ne pourraient pas garder tout ça pour eux. C’était hautement improbable. Dans leur bonheur ronronnant, ils avaient l’air un peu idiots. Il ne put s’empêcher de rire devant leurs congratulations enthousiastes :
— Est-ce que vous ne pensez pas qu’il est très improbable qu’un ascenseur comme ça demeure une propriété privée ?
— Mais ça n’était pas dans nos intentions, rétorqua Phyllis avec son sourire lumineux.
— Mais vous vous attendez quand même à être payés pour sa construction. Et vous espérez que l’on vous accorde des concessions, non ? Et vous espérez aussi tirer profit de cette aventure risquée, n’est-ce pas ? N’est-ce pas le capitalisme dans toute sa splendeur ?
— Oui, bien entendu, dit Phyllis, visiblement offensée qu’il ait parlé de façon aussi élémentaire de telles choses. Tout le monde sur Mars en profitera, c’est normal.
— Et vous prendrez un pourcentage sur chaque pourcentage.
Les prédateurs au sommet de la chaîne alimentaire. Ou plutôt, les parasites, à chaque extrémité…
— Est-ce que vous savez si les constructeurs du Golden Gâte Bridge se sont enrichis ? Est-ce que des dynasties transnationales se sont formées à partir de sa construction ? Non. Car c’était un projet public, n’est-ce pas ? Les constructeurs du Golden Gâte étaient des fonctionnaires, avec un salaire normal. Est-ce que vous voulez parier que le traité de Mars ne stipule pas une disposition similaire pour toute infrastructure construite ici ? J’en suis certain.
— Mais il doit être révisé dans neuf ans, contra Phyllis, le regard flamboyant.
John lui répondit par un rire.
— Mais oui ! Tu serais surprise de savoir combien de gens sur cette planète sont en faveur d’une restriction renforcée sur les investissements et les profits terriens. Mais tu ne t’en es pas préoccupée, c’est tout. Il faut te souvenir que nous avons affaire à un système économique construit à partir de rien, sur des principes qui n’ont de sens qu’en termes scientifiques. Notre capacité de support est limitée, et si nous voulons créer une société viable, il ne faut pas perdre ça de vue. On ne peut pas envoyer comme ça des matériaux bruts en direction de la Terre – l’ère coloniale, c’est fini.
Tous les regards étaient rivés sur lui et il rit à nouveau en se sentant mitraillé sur place.
Plus tard, il se fit la réflexion que ça n’avait peut-être pas été une très bonne idée de leur mettre le nez aussi durement dans la réalité. L’homme de l’Amex avait même porté son poignet à sa bouche pour murmurer quelques notes, et à l’évidence il comptait bien que John ait vu son geste.
« John Boone et ses bonnes nouvelles ! » avait-il grommelé, certain d’être entendu. Bon, ça faisait toujours un suspect de plus.
Mais John eut du mal à trouver le sommeil.
Il quitta Pavonis le lendemain pour faire route vers l’est, suivant les pentes de Tharsis droit vers Hellas, vers Maya, à 7 000 kilomètres de là. La grande tempête renforçait étrangement le côté solitaire de cette traversée. Il entrevit les Highlands du sud comme des images fugaces, floues, au travers de rideaux de sable ondoyants, dans le sifflement du vent.
Maya l’attendait. Elle l’accueillit avec plaisir. Jamais encore il n’avait visité Hellas, et ils étaient nombreux à vouloir le rencontrer. Ils avaient découvert une ressource aquifère exploitable vers le nord de Low Point, et ils avaient bien l’intention de pomper l’eau jusqu’à la surface et de créer un lac. Sa surface gelée se sublimerait en permanence dans l’atmosphère, et eux continueraient à pomper au fond.
De cette manière, ils enrichiraient l’atmosphère et constitueraient un réservoir d’eau et de chaleur dont profiteraient les cultures dans les fermes sous dôme qu’ils prévoyaient de construire tout autour du lac. Maya semblait très excitée par ces plans.
Puis, il repartit.
Le long voyage de John le plongea dans un état hypnotique, tandis qu’il filait de cratère en cratère sous les longs nuages de poussière. Un soir, il fit halte dans une colonie chinoise où personne ne parlait l’anglais. Ils vivaient dans des boxes qui rappelaient le parc de caravaning de leurs débuts. Pour dialoguer, ils durent faire appel à une intelligence artificielle dont le programme de traduction déchaîna les rires durant une bonne partie de la soirée. Deux jours après, il s’arrêta sur le site d’une mine atmosphérique énorme installée par les Japonais sur les hauteurs d’un col étroit entre deux cratères. Là, tout le monde parlait un anglais parfait. Ils étaient sous le coup de la frustration, car les extracteurs d’atmosphère avaient été bloqués par la tempête. Les techniciens accompagnèrent John, avec un sourire douloureux, pour une visite cauchemardesque des systèmes de filtres qu’ils avaient mis au point pour permettre le travail permanent des pompes. Tout cela pour rien.
À trois journées de voyage des Japonais, à l’est, il rencontra un caravansérail soufi sur les hauteurs d’une mesa circulaire particulièrement escarpée. Elle avait constitué autrefois le fond d’un cratère, mais le métamorphisme l’avait durcie à tel point qu’elle avait résisté à l’érosion qui avait largement tailladé les terres plus tendres dans les siècles suivants. À présent, la mesa se dressait au-dessus de la plaine comme un piédestal indestructible haut de plus de 1 000 mètres. John n’eut qu’à suivre la double rampe qui accédait au sommet.
Les soufis se révélèrent plus hospitaliers que tous les groupes arabes qu’il avait rencontrés jusqu’alors. Ils faisaient partie du dernier contingent arabe qui avait débarqué sur Mars, lui apprirent-ils, au titre de concession des diverses factions arabes de la terre. Les soufis étaient présents en grand nombre dans la société scientifique de l’Islam, et personne ne s’était opposé à ce qu’ils forment un groupe cohérent sur Mars. L’un d’eux, un petit homme noir du nom de Dhu el-Nun, déclara à John :
— C’est merveilleux de voir qu’en cette période des soixante-dix voiles, vous, le grand talib, avez suivi votre tariqat pour nous rejoindre.
— Talib ? répéta John. Tariqat ?
— Un talib est un chercheur. Et la piste du chercheur est son tariqat, son sentier personnel, voyez-vous. Celui qui le guide vers la réalité.
— Oh, oui, je vois ! fit John, encore sous l’émotion de leur accueil fraternel.
Dhu le conduisit jusqu’à un bâtiment bas et noir situé au centre d’un cercle de patrouilleurs. Une chose ronde, bourrée d’énergie, bâtie sur le modèle de la mesa elle-même, avec des vitres de cristal brut. Dhu indiqua à John que le matériau noir était de la stishovite, un silicate à haute densité extrait des restes des roches météoritiques, et qui avait dû être créé sous des pressions de l’ordre du millier de tonnes au centimètre carré. Quant aux vitres, elles étaient constituées de léchateriélite, une forme de verre comprimé qui s’était également créée durant l’impact météoritique.
Un groupe d’une vingtaine de personnes l’attendait à l’intérieur, hommes et femmes en nombre égal. Les femmes ne portaient pas le voile et agissaient comme les hommes, ce qui surprit John : apparemment, les soufis se distinguaient des autres Arabes en général. Il s’assit, but le café avec eux, et se mit à poser des questions. Il apprit qu’ils étaient des soufis qadarites, des panthéistes influencés par l’ancienne philosophie grecque et l’existentialisme moderne. Ils essayaient, en suivant la voie de la science moderne et le ru’yat-al-qalb, la vision du cœur, de ne faire qu’un avec cette ultime réalité qu’était Dieu.
— Il existe quatre voyages mystiques, lui expliqua Dhu. Le premier commence par la gnose et s’achève par la fana, ou bien il transcende tous les phénomènes. Le second commence si la fana est suivie de la baqa, ou si elle s’y soumet. À ce point-là, ton voyage dans le réel, par le réel, vers le réel, et toi en tant que réalité, vous êtes un haqq. Après que vous vous serez déplacés au centre de l’univers spirituel, vous ne ferez qu’un avec ceux qui auront accompli le même voyage.
— Je crois, dit John, que ce voyage, je ne l’ai pas encore entamé. Je ne connais rien de tout ça…
Ils étaient satisfaits de sa réponse.
— Vous pouvez encore commencer, lui dirent-ils en lui versant une autre tasse de café. On le peut toujours.
Ils étaient tellement amicaux et encourageants comparés aux Arabes que John avait rencontrés jusque-là qu’il leur parla de ses voyages, de son expédition jusqu’à Pavonis, et des plans pour le grand ascenseur.
— Dans ce monde, il n’est pas de rêverie sans sincérité, commenta Dhu.
Et, quand il leur rapporta sa rencontre avec la caravane arabe et Frank dans Vastitas Borealis, Dhu déclara d’un ton énigmatique :
— C’est l’amour du droit qui attire les hommes vers le mal.
Ce qui fit rire l’une des femmes :
— Chalmers est l’un de tes nafs.
— Ça veut dire quoi ? s’exclama John.
Ils riaient tous. Dhu secoua la tête.
— Ce n’est pas un de tes nafs. Un naf est au service du mal, et certains croient qu’il vit dans la poitrine de l’homme.
— Comme une espèce d’organe ?
— Comme une créature réelle. Mohammed ibn’Ulyan, par exemple, a rapporté qu’un être semblable à un jeune renard lui aurait sauté à la gorge, et qu’il serait devenu plus gros quand il lui a donné un coup de pied. C’étaient ses nafs.
— C’est un autre nom pour désigner votre ombre, expliqua la femme.
— Bien, conclut John. Il existe peut-être, alors. À moins que les nafs de Frank aient reçu beaucoup de coups de pied.
Et ils rirent tous avec lui à cette pensée.
Plus tard en fin d’après-midi, le soleil perça plus brillamment la poussière, illuminant les nuages qui s’effilochaient et, ainsi, le caravansérail prit l’aspect du ventricule d’un cœur géant qui puisait dans les bourrasques. Les soufis s’interpellèrent, groupés devant les fenêtres de léchateliérite et, rapidement, ils s’habillèrent pour sortir dans le monde cramoisi, dans le vent, criant à Boone de les suivre. Avec un sourire, il enfila une tenue, avalant subrepticement une tablette d’omeg.
Ils se dirigèrent vers le pourtour déchiqueté de la mesa, les yeux fixés sur les nuages et la vaste plaine tapissée d’ombres, désignant à John les détails visibles. Ensuite, ils se rassemblèrent près du caravansérail et John écouta leurs mélopées. Certains traduisaient les paroles en anglais pour les Arabes et les Farsi.
— Ne possède rien et ne sois possédé par rien. Rejette ce que tu as dans la tête, donne ce que tu as dans ton cœur. Ici un monde et là un monde. Nous sommes assis sur le seuil.
— L’amour fait vibrer l’accord du luth de mon âme, et me change en amour de la tête aux pieds.
Et ils se mirent à danser. En les observant, John comprit : c’étaient des derviches tourneurs. Ils sautaient au rythme des tambours, bondissaient et tournoyaient lentement, surnaturels, les bras étendus. Ils recommençaient sans cesse. Des derviches qui tournaient dans la tempête, sur une grande mesa ronde qui avait été le creux d’un cratère noachien. C’était tellement merveilleux dans les stries de lumière sanglante, que John se leva et se mit à tourbillonner avec eux. Il rompit les symétries, et se cogna parfois contre d’autres danseurs, mais nul ne semblait y faire attention. Il découvrit qu’il était plus facile de sauter dans le vent, de ne pas perdre son équilibre. Mais une bourrasque pouvait vous faucher. Et il rit. Certains chantaient par-dessus la musique, en ululements traditionnels séparés d’un quart de ton, ponctués par des cris et des halètements rauques et rythmiques. Ils répétaient la phrase Ana el-Haqq, ana el-Haqq : Je suis Dieu, je suis Dieu. Une hérésie soufi. La danse était censée hypnotiser celui qui la regardait – dans certains autres cultes musulmans, on faisait appel à l’autoflagellation, John le savait. Mieux valait tourbillonner comme ça. Il se joignit au chant des autres avec son propre souffle, rapide et rude, ponctué de grognements et de sons vagues. Et, sans même y penser, il mêla au rythme du chant les noms de Mars : Al-Qahira, Arès, Auqakuh, Bahram, Harmakhis, Hrad, Huo Hsing, Kasei, Ma’adim, Maja, Mamers, Mangala, Nirgal, Shalbatanu, Simud, Tiu. Il avait mémorisé cette liste des années auparavant, pour faire son petit numéro dans les soirées. À présent, il était surpris que cela fasse une mélopée séduisante, qui semblait stabiliser sa rotation. Les autres danseurs riaient. De bonheur. Ça leur plaisait. Il avait l’impression d’être ivre, que tout son corps était un fredonnement heureux. Il répéta plusieurs fois sa litanie avant d’enchaîner sur le seul nom arabe : Al-Qahira, Al-Qahira, Al-Qahira. Puis se souvenant des quelques mots qu’on lui avait traduits, il reprit : « Ana el-Haqq, ana Al-Qahira. Ana el-Haqq, ana Al-Qahira ». Je suis Dieu, je suis Mars, je suis Dieu… Les autres se joignirent à lui et il entrevit leurs visages rayonnants. C’étaient de merveilleux derviches. Quand ils tendaient les doigts, ils traçaient des arabesques dans la poussière rouge. Puis, ils le touchèrent, l’effleurèrent, le guidant dans la trame de leur danse. Il ne cessait de répéter les noms de Mars, et ils les répétaient après lui. En arabe, en sanskrit, en inca… Et cela devint une musique polyphonique, magnifique et fascinante, presque effrayante, car tous les noms de Mars venaient d’autres temps où les mots résonnaient autrement et avaient un pouvoir.
Je vais vivre mille ans, se dit John.
Quand il cessa enfin de danser, il s’assit sur le sol et les regarda. Il se sentait mal, soudain. Le monde fluctuait, et son oreille interne continuait à tourner comme une boule de roulette. La scène puisait, il n’aurait su dire si c’était à cause des tourbillons de poussière ou de ceux des danseurs. Des derviches sur Mars ? Dans le monde musulman, ils étaient en quelque sorte des déviationnistes, avec un pouvoir œcuménique rare dans l’Islam. Et des scientifiques également. C’était peut-être par eux qu’il pourrait pénétrer dans l’Islam. Ils étaient son tariqat. Et leurs cérémonies de derviches tourneurs pourraient peut-être faire partie de l’aréophanie, tout comme pendant sa mélopée personnelle. Il se redressa en vacillant.
L’amour a fait vibrer l’accord d’amour de mon luth… Tout était trop flou. Les autres le soutenaient en riant. Il leur parla, avec l’espoir qu’ils le comprendraient.
— Je me sens malade. Je crois que je vais vomir. Mais il faut que vous me disiez quand nous pourrons laisser derrière nous notre triste fardeau terrien. Pourquoi nous ne pouvons inventer ensemble une nouvelle religion. Adorer Al-Qahira, Mangala, Kasei !
Ils rirent et le portèrent sur leurs épaules.
— Je suis sérieux, insista-t-il dans le tourbillon du monde. Je veux que vous le fassiez, que vous dansiez. C’est à vous de définir cette religion. Vous l’avez déjà fait.
Mais il était dangereux de vomir dans un casque, et ils le déposèrent dans l’habitat aussi vite que possible. Tandis qu’il vomissait, une femme lui maintenait la tête. Elle lui dit doucement en un anglais subcontinental musical :
— Le roi de Perse avait demandé à ses sages une chose simple qui pourrait le rendre heureux quand il serait triste. Ils se consultèrent et revinrent avec un anneau sur lequel étaient gravés ces mots : ces choses-là passeront aussi.
— Bon pour les recycleurs, dit Boone.
Il recula en titubant. Bizarre, mais il ne parvenait pas à rester stable.
— Mais qu’est-ce que vous êtes venus chercher ici ? Pourquoi êtes-vous donc sur Mars ? Il faut me dire ce que vous voulez.
Ils le conduisirent jusqu’à la salle commune, disposèrent des tasses et un pot de thé aromatisé.
L’une des vieilles femmes remplit la tasse de John, reposa le pot et dit :
— À présent, tu me sers.
John s’exécuta, le geste incertain, puis le pot de thé fit le tour de la table, chacun servant l’autre à tour de rôle.
— C’est ainsi que nous entamons nos repas, reprit la vieille. Cela indique que nous sommes ensemble. Nous avons étudié les vieilles cultures, avant que votre marché mondial ne recouvre tout de ses mailles, et dans ces âges anciens, il existait bien des formes d’échange. Certaines étaient basées sur l’offrande. Chacun de nous reçoit un don de l’univers. Et à chaque souffle, nous le rendons.
— C’est comme l’équation de l’efficience écologique, dit John.
— Il se peut. En tout cas, la plupart des cultures des sociétés primitives sont fondées sur l’idée du don, en Malaisie, dans le Nord-Ouest américain… En Arabie, nous offrons l’eau, ou le café. La nourriture et l’abri. Mais quoi que tu puisses recevoir, n’espère pas le garder, car il te faudra le donner à ton tour, et tu en recevras peut-être des intérêts. Tu as travaillé pour donner plus que tu n’as reçu. Maintenant, nous considérons que cela peut être à la base d’une économie de respect.
— C’est exactement ce que Vlad et Ursula m’ont dit !
— C’est possible.
Le thé l’aida à retrouver son équilibre. Ils parlèrent de diverses choses, de la tempête, de la grande plinthe de roc sur laquelle ils vivaient. Plus tard encore, il leur demanda s’ils avaient entendu parler du Coyote, mais non, ils n’en avaient pas eu le moindre écho. Mais ils lui rapportèrent certaines histoires sur une créature qu’ils appelaient le Caché, qui était le dernier survivant de l’ancienne race des Martiens, une chose desséchée qui errait sur la planète et qui venait au secours des voyageurs errants, des patrouilleurs perdus, des établissements en danger. On l’avait repérée dans la station aquatique de Chasma Borealis une année auparavant, pendant une chute de la glaciation.
— Mais ça n’est pas le Géant ? demanda John.
— Non, non. Le Caché est parmi nous. Les siens étaient les sujets du Géant.
— Je vois.
Mais en fait, il ne voyait rien, bien sûr. Si le Géant était propre à Mars, il se pouvait que la légende du Caché ait été inspirée par Hiroko. Impossible de savoir. Il avait besoin d’un folkloriste, d’un spécialiste des mythes, de quelqu’un qui pourrait lui expliquer comment naissaient de tels récits. Pour l’heure, il n’avait que ces aimables et bizarres soufis, qui étaient déjà des créatures de contes et de légendes. De nouveaux amis, de nouveaux citoyens pour cette terre nouvelle. C’est en riant qu’ils l’emportèrent jusqu’à son lit.
— Nous disons toujours une prière pour le sommeil, dit la vieille femme. Elle est du poète persan Rumi Jalaluddin :
Je suis mort comme une pierre et suis devenu une plante,
Je suis mort comme une plante et me suis levé comme un animal.
Je suis mort comme un animal et j’étais humain.
De quoi pourrais-je avoir peur ? Puisque j’ai été moins dans la mort ?
Pourtant, une fois encore je devrai mourir humain,
Pour monter à la rencontre des anges dans le ciel.
Et quand je sacrifierai mon esprit d’ange
Je deviendrai ce que nul esprit ne pourrait concevoir.
— Dormez bien, dit la voix de la vieille femme, s’infiltrant dans son esprit engourdi. Tel est notre chemin.
Le lendemain matin, les membres raides, il grimpa dans son patrouilleur, en se jurant d’avaler une tablette d’omeg dès que possible. La vieille femme était là et elle cogna affectueusement sa visière contre la sienne.
— Que cela dépende de ce monde ou de l’autre, lui dit-elle, ton amour te conduira encore plus loin à la fin.
La route des transpondeurs le mena, par une suite de journées brunes ravagées par les vents, à travers les étendues fracturées du sud de Margaratifer Sinus. Près du cratère Bakhuysen, il fit halte dans un nouvel établissement appelé Turner Wells. Là, ils avaient capté un gisement aquifère qui était soumis à une telle pression hydrostatique vers le fond qu’ils allaient produire de l’énergie en alimentant des turbines avec le flot artésien. L’eau ainsi recueillie serait moulée, gelée, avant d’être emportée par des robots jusqu’aux comptoirs secs de l’hémisphère sud. Mary Dunke était la responsable du site, et elle accompagna John de puits en puits, jusqu’à la centrale énergétique et les réservoirs de glace.
— Le forage d’exploration a été effrayant. Quand on a atteint la partie liquide, le foret a été projeté du puits, et on a bien failli ne pas pouvoir capter le jaillissement.
— Et si vous n’aviez pas réussi ?
— Je n’en sais rien. Il y a beaucoup d’eau là-dedans. Si toute cette masse avait brisé la roche autour du puits, ç’aurait pu donner les grands épanchements des chenaux de Chryse.
— À ce point-là ?
— Qui sait ? Oui, c’est possible.
— Waouh !
— C’est exactement ce que j’ai dit ! Ann a commencé des recherches pour déterminer les pressions de l’aquifère par les échos sismiques. Mais il y a aussi d’autres gens qui voudraient bien percer un aquifère ou deux. Tu vois ? Ils laissent des tas de messages sur le réseau. Je ne serais pas surprise qu’il y en ait un de Sax. Des fleuves entiers d’eau et de glace, des marées de sublimation dans l’air. Il a des raisons d’applaudir, non ?
— Mais des inondations de ce genre, comme les anciennes, ravageraient le paysage comme une pluie d’astéroïdes.
— Oh, ce serait plus grave encore ! Ces chenaux en bas des pentes des chaos étaient des déversoirs incroyables. La seule analogie qu’on ait pu trouver sur Terre, ce sont les terres brisées dans l’est de l’État de Washington. Tu en as entendu parler ? Il y a dix-huit mille ans, un lac recouvrait la plus grande partie du Montana. On l’a appelé le lac Missoula. Il était constitué par des eaux de la période glaciaire maintenues par un barrage de glace. Quand le barrage a cédé, le lac s’est vidé, et deux billiards de mètres cubes ont été drainés vers le bas du plateau de Columbia, puis jusqu’au Pacifique. En quelques jours.
— Bon Dieu !
— Ça représentait des centaines de fois le cours de l’Amazone, et les chenaux qui ont été alors creusés dans le fond de basalte sont parfois profonds de deux cents mètres.
— Deux cents mètres !
— Et cela n’est rien comparé aux chenaux de Chryse ! Là-bas, l’anastomose couvre des régions…
— Deux cents mètres de fonds rocheux ?
— Mais bien sûr, c’est une érosion normale. Dans de telles inondations, les pressions fluctuent au point de provoquer l’exsolution des gaz dissous et, quand ces bulles éclatent, elles créent d’autres pressions incroyables. Un martèlement de cette force peut briser n’importe quoi.
— Plus que le choc avec un astéroïde.
— Bien entendu. Sauf s’il est réellement énorme. Mais certains pensent que nous devrions faire ça, nous aussi, n’est-ce pas ?
— Vraiment ?
— Tu les connais ! Mais les inondations sont plus efficaces pour ce genre de chose. Si nous parvenions à les diriger vers Hellas, par exemple, nous aurions une mer. Et on pourrait la remplir plus vite que l’effet de sublimation qui changerait l’eau en glace.
— Diriger un flot pareil ?
— Ce serait impossible, oui. Mais si on trouvait un gisement bien placé, on n’aurait plus à le faire. Tu devrais aller faire un tour vers le site où Sax a envoyé l’équipe d’hydroscopie récemment, rien que pour voir.
— Mais l’AMONU nous l’interdirait.
— Depuis quand Sax se préoccupe-t-il de ça ?
John se mit à rire.
— Depuis peu. Ils lui apportent trop pour qu’il puisse encore les ignorer. Ils le tiennent par l’argent et le pouvoir.
— Possible.
Cette même nuit, à trois heures trente du matin, une petite explosion secoua l’un des puits. Les sonneries d’alarme les arrachèrent tous au sommeil et ils coururent dans les tunnels, à demi nus, pour se retrouver devant une colonne d’eau qui jaillissait à la nuit poussiéreuse, blanche et écumante dans la lumière des spots qui venaient d’être braqués sur elle. L’eau retombait déjà des nuages en fragments de glace gros comme des boules de bowling. Ils passaient en rafales violentes comme des missiles. Sur le sol, ils formaient déjà une couche à hauteur des genoux.
Après leur discussion de la soirée, John était très inquiet, et il courut de tous côtés avant de retrouver Mary. Dans le fracas de la tempête et de l’éruption d’eau, elle lui cria à l’oreille :
— Dégage le secteur ! Je vais poser une charge près du puits pour l’étouffer !
Et elle s’éloigna dans sa chemise de nuit tandis que John rassemblait tous les autres pour les reconduire vers les tunnels et l’habitat. Mary les rejoignit dans le sas, haletante. Elle tripota son bloc de poignet et une explosion assourdie leur parvint.
— Bon, on va aller jeter un coup d’œil.
Ils franchirent le sas et se précipitèrent vers les fenêtres qui donnaient sur le puits. La structure de forage, fracassée, avait basculé sur le côté dans un amas de boules de glace.
— Oui ! C’est couvert ! cria Mary.
Ils applaudirent tous. Certains coururent vers le puits afin de vérifier qu’il n’y avait rien de plus à faire pour la sécurité.
— Beau travail ! dit John à Mary.
— Depuis le premier accident, j’ai lu pas mal de documentation sur les manières d’étouffer les puits, fit-elle, le souffle encore court. Tout était prêt. Mais nous n’avons jamais eu la chance… d’essayer… Bien sûr… Alors… on ne pouvait pas être certains…
— Est-ce que tu as des enregistreurs sur tes sas ?
— Évidemment.
— Parfait.
John connecta Pauline au système de la station, posa les questions nécessaires et scanna les réponses au fur et à mesure. Cette nuit-là, personne n’avait utilisé les sas après le coucher. Il appela le satellite météo, puis cliqua sur les codes de radar et d’infrarouge, que Sax lui avait donnés pour explorer les alentours de Bakhuysen. Aucun signe de présence de machine alentour en dehors de quelques éoliennes de réchauffement. Les transpondeurs lui apprirent que personne n’avait circulé sur l’une des routes depuis son arrivée, la veille.
John se sentait sans force, sans ressort. Il ne voyait pas quels autres contrôles il pourrait faire. Apparemment personne, cette nuit-là, n’était sorti pour saboter le puits. L’explosion avait pu être programmée depuis des jours, quoiqu’il fût difficile de dissimuler le dispositif alors que les puits fonctionnaient régulièrement. Il se leva lentement et alla retrouver Mary. Par son intermédiaire, il put parler à ceux qui avaient fait partie des équipes du puits, la veille. Ils n’avaient rien remarqué de particulier jusqu’à huit heures le soir. Mais, ensuite, ils étaient tous venus à la soirée donnée en son honneur et personne n’avait franchi les sas. Les chances d’irruption étaient vraiment trop minces.
Il regagna son lit et réfléchit encore.
— Oh, Pauline, à propos… vérifie les enregistrements de Sax et donne-moi la liste des expéditions hydroscopiques pour l’année dernière.
Et il reprit son voyage en aveugle droit sur Hellas. Il rencontra Nadia, qui supervisait la construction d’un dôme de type nouveau sur le cratère Rabe. C’était le dôme le plus vaste jamais construit. Nadia avait tiré profit de l’accroissement de densité de l’atmosphère et de l’allégement des matériaux. La gravité, ainsi, était équilibrée par la pression, et le dôme pressurisé était effectivement en apesanteur. La structure était constituée de poutres d’aréogel, la dernière trouvaille des alchimistes : l’aréogel était si léger et si solide que Nadia plongea dans l’extase en décrivant ses utilisations potentielles. Les dômes de cratère étaient relégués dans le passé, selon elle. Il serait désormais tellement plus facile d’ériger des piliers d’aréogel autour d’une ville en évitant les rochers. La population se retrouverait à l’intérieur d’une tente parfaitement vaste et claire.
La grande tempête durait déjà depuis quatre mois – c’était la plus longue jamais enregistrée, et elle ne semblait pas devoir finir. Les températures avaient chuté, les gens se nourrissaient de conserves ou d’aliments lyophilisés, parfois d’une salade ou de légumes poussés en lumière artificielle. La poussière était partout. John la sentait sur son palais, et il avait les yeux secs.
Les maux de tête étaient devenus le lot commun, de même que les troubles des sinus, de la gorge, des bronches. On avait enregistré des cas d’asthme et d’inflammation pulmonaire, ainsi que quelques incidents dus au gel. Les ordinateurs devenaient dangereusement vulnérables : défaillances de circuits, névroses de l’intelligence artificielle, retards des temps de réponse. À midi, à l’intérieur de Rabe, on avait l’impression de se trouver pris dans une brique, remarqua Nadia, et les crépuscules étaient comme des feux de cheminée.
John changea de sujet.
— Qu’est-ce que tu penses de cet ascenseur spatial ?
— Il est très grand.
— Nadia, je te parle de son effet. De son effet.
— Qui peut le dire ? Personne… Et toi ?…
— Ça va constituer un goulot d’étranglement stratégique, comme celui dont parlait Phyllis quand nous discutions de la construction de la station de Phobos. Elle aura construit son propre goulot. Et ça représente un sacré pouvoir.
— C’est ce que prétend Arkady, mais pourquoi ne pas le considérer comme une ressource commune, un détail naturel ?
— Tu es une optimiste.
— C’est ce que me dit Arkady. (Elle haussa les épaules.) J’essaie seulement de raisonner.
— Moi aussi.
— Je sais. Quelquefois, je me dis que nous ne sommes que deux.
— Et Arkady ?
Elle rit.
— Mais vous formez un couple !
— Oui, oui. Comme toi et Maya.
— Touché[30] !
Nadia eut un bref sourire.
— J’essaie d’amener Arkady à réfléchir à certaines choses. C’est tout ce que je peux faire. Je vais à Acheron ce mois-ci, pour le traitement. Maya dit que c’est une chose qu’il faut faire ensemble.
— Je la soutiens, fit John en souriant.
— Et le traitement ?
— A-t-on le choix devant ce genre d’alternative ?
Elle eut un rire étouffé. À cet instant, le sol gronda sous leurs bottes. Ils se figèrent tous deux et tournèrent la tête, épiant les ombres. Une masse noire pareille à une colline mouvante surgit sur leur droite.
Ils se précipitèrent sur le côté en trébuchant et en sautant au milieu des débris et des blocs de rochers. John se demandait si c’était une nouvelle attaque. Nadia lançait des ordres sur la fréquence générale, en insultant les téléopérateurs qui étaient incapables de les repérer en infrarouges.
— Regardez vos écrans, bande de salauds !
Le sol cessa de trembler. Le léviathan obscur s’était arrêté. Ils s’en approchèrent prudemment. Un camion de décharge brobdingnagien à chenilles[31]. Construit sur Mars par Utopia Planitia Machines. Un robot conçu par des robots et haut comme un immeuble administratif.
John gardait les yeux levés, la sueur ruisselant sur son front. Son pouls se calmait. Ils s’en étaient sortis.
— Des monstres pareils, il y en a sur toute la planète, dit-il à Nadia d’un ton perplexe. Ils coupent, ils creusent, ils forent, ils grattent, ils remplissent, ils construisent. Bientôt, la plupart s’attaqueront à l’un des gros astéroïdes pour y construire une centrale énergétique qui utilisera l’astéroïde lui-même comme combustible pour le placer sur une orbite martienne. Alors, d’autres machines s’y poseront et elles transformeront ce gros rocher en un câble de 37 000 kilomètres de long ! Tu mesures ça, Nadia ?
— Oui, c’est vraiment immense.
— C’est inimaginable, à vrai dire. Ça dépasse les capacités humaines, du moins telles que nous les comprenions. La téléopération à une pareille échelle !… C’est comme un waldo spirituel[32]. Tout ce qu’on peut imaginer pourra être exécuté !
Lentement, ils firent le tour du géant noir. Ce n’était qu’un camion de décharge, rien à voir avec l’ascenseur spatial. Et pourtant, songea John, cette chose était stupéfiante.
— Notre cerveau et nos muscles se sont développés dans une structure robotique si vaste et si puissante qu’elle est maintenant difficile ou impossible à conceptualiser. C’est probablement dû en partie à ton talent, et à celui de Sax : faire jouer des muscles dont nous ignorions l’existence. Je veux dire qu’on perce des trous jusqu’à la lithosphère, que le terminateur est éclairé par un miroir, que des villes ont été construites dans les mesas, dans les flancs des falaises – et que maintenant nous allons avoir un câble qui ira plus loin que Phobos et Deimos. Il sera en orbite et touchera le sol en même temps ! C’est inimaginable !
— Non, ça n’est pas impossible, remarqua Nadia.
— Eh oui. Et à présent, bien sûr, nous avons la preuve de notre pouvoir sous les yeux. Il nous écrase presque ! Et voir, c’est croire. Même sans imagination, nous constatons l’effet de notre puissance. C’est peut-être pour ça que les choses deviennent tellement bizarres ces temps-ci, que tout le monde se met à parler de possession, de souveraineté, de lutte, de revendications. Les gens se querellent comme ces anciens dieux sur l’Olympe, parce que désormais nous sommes aussi puissants qu’ils l’étaient.
— Plus même, dit Nadia.
Il roulait dans Hellespontus Montes, la chaîne de montagnes qui s’incurvait autour du bassin d’Hellas. Une nuit, alors qu’il dormait, le patrouilleur quitta la route des transpondeurs. Lorsqu’il se réveilla, il vit entre deux rideaux de poussière qu’il était dans une vallée étroite, entre deux falaises basses coupées par des ravines. Il semblait qu’en restant sur le fond il retrouverait sa route. Bientôt, le fond de la vallée fut traversé de grabens[33] transversaux. Pauline devait sans cesse arrêter le patrouilleur pour définir un autre trajet algorithmique, de ravin en fossé. John finit par s’impatienter mais, quand il reprit les commandes en manuel, ce fut pire. Au royaume des aveugles, l’autopilote restait roi.
Mais, peu à peu, il revenait vers l’ouverture de la vallée. La carte montrait que la route des transpondeurs suivait une vallée plus large, juste en dessous. Aussi, ce soir-là, lorsqu’il fit halte, il était détendu. Il s’installa devant la télé tout en mangeant. Mangalavid montrait un reportage sur le lancement d’une éolie construite à Noctis Labyrinthus. L’éolie en question était un petit bâtiment avec des ouvertures qui sifflaient, couinaient ou ululaient selon l’angle et la force du vent. Pour l’inauguration, le vent quotidien des pentes de Noctis avait été grossi par les bourrasques katabastiques de la tempête[34] et la musique de l’éolie fluctuait comme quelque composition musicale, lugubre ou furieuse, tantôt dissonante, tantôt anarchique. Cela semblait l’œuvre d’un esprit, peut-être étranger au monde humain, mais certainement pas l’effet du hasard. L’éolie quasi aléatoire, dit un commentateur.
Suivirent les nouvelles de la Terre. L’existence du traitement gériatrique avait été révélée par un fonctionnaire de Genève. La nouvelle s’était répandue dans le monde. Un violent débat secouait l’assemblée générale de l’ONU à ce sujet. De nombreux délégués exigeaient que le traitement devienne un droit humain fondamental, garanti par l’ONU, financé par les nations selon un quota qui permettrait d’assurer une distribution égale dans le monde. Mais d’autres rapports affluaient de toutes parts : les chefs religieux s’élevaient contre le traitement de longévité, y compris le pape. On avait assisté à des émeutes, des centres médicaux avaient été attaqués. Tous les gouvernements étaient secoués. Les visages des commentateurs et des témoins, à la télé, étaient tendus, marqués par la colère. Ils exprimaient à tel point l’injustice, la haine, la misère que John ne put résister. Il éteignit, et sombra dans un sommeil pénible.
Il rêvait de Frank quand un son le réveilla. On tapait sur le pare-brise. Au milieu de la nuit. L’esprit vague, il ouvrit le sas, avant de se demander pourquoi il avait eu ce réflexe. Où avait-il appris ça ? Il se frotta la joue, passa sur la fréquence générale et demanda :
— Salut ? Il y a quelqu’un là-dehors ?
— Les Martiens.
C’était une voix d’homme, avec un accent anglais marqué.
— Nous voulons vous parler, reprit la voix.
Il se pencha vers le pare-brise. Dans la nuit et la tempête, il n’y avait pas grand-chose à voir. Mais il lui sembla qu’il discernait des formes dans l’obscurité, juste en dessous.
— Nous voulons seulement vous parler, reprit la voix.
S’ils avaient voulu le tuer, ils auraient pu facilement faire sauter le patrouilleur pendant son sommeil. Et puis, il persistait à croire que personne ne lui voulait de mal. Il ne voyait aucune raison possible !
Aussi, il les laissa entrer.
Ils étaient cinq. Tous des hommes. Leurs marcheurs étaient abîmés, sales, réparés avec des matériaux qui n’avaient pas été prévus pour les marcheurs. Sur leurs casques peints de toutes les couleurs, il n’y avait aucune identification. Quand ils les enlevèrent, John vit que l’un des hommes était asiatique. Très jeune, pas plus de dix-huit ans. Il s’avança et s’assit dans le siège de pilotage, se pencha pour examiner le tableau de bord. Un autre ôta son casque : un homme de petite taille, basané, le visage mince, avec de longues dreadlocks. Il s’installa sur le banc calfeutré en face du lit de John et attendit pendant que les trois autres enlevaient leurs casques. Ils s’accroupirent tous, le regard fixé sur John. Ils lui étaient tous inconnus.
L’homme aux dreadlocks dit :
— Nous voulons que vous ralentissiez le flot d’immigration.
Il reconnut la voix. C’était celui qui lui avait parlé de l’extérieur. À présent, il avait un accent caraïbe. Il s’exprimait doucement, presque dans un chuchotement, et John avait quelque difficulté à ne pas l’imiter.
— Ou que vous l’arrêtiez, ajouta le jeune Asiatique.
— Tais-toi, Kasei, lança l’homme aux dreadlocks sans cesser de fixer John. Il y a beaucoup trop de gens qui débarquent. Ce ne sont pas des Martiens, et ils se fichent de ce qui se passe ici. Ils ne viennent que pour nous envahir. Vous le savez. Nous savons que vous voulez en faire des Martiens, mais ils arrivent trop vite pour que vous puissiez faire quoi que ce soit. La seule solution, c’est de ralentir le flux…
— Ou de l’arrêter.
L’homme roula des yeux avec une grimace qui disait à John que le jeune homme était décidément trop jeune.
— Je n’ai aucun droit à… commença John, mais l’autre l’interrompit.
— Vous pouvez défendre cette cause. Vous avez le pouvoir, et vous êtes de notre côté.
— Vous êtes avec Hiroko ?
Le jeune Asiatique claqua la langue. L’homme aux dreadlocks se tut. John affrontait quatre visages. Le cinquième était tourné vers la nuit.
— C’est vous qui avez saboté les moholes ? demanda-t-il.
— Nous voulons que vous stoppiez l’immigration.
— Moi, je veux que vous arrêtiez les sabotages. Ça ne fait que nous amener d’autres gens. Des gens de la police, entre autres.
L’homme le regarda fixement.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que nous pouvons contacter les saboteurs ?
— Trouvez-les. Tombez-leur dessus pendant la nuit.
L’autre sourit.
— Loin des yeux, loin de l’esprit.
— Pas nécessairement.
Oui, ils devaient être avec Hiroko. La loi du rasoir d’Occam[35]. Il ne pouvait exister plus d’un groupe clandestin sur Mars. Ou alors… Oui, peut-être. Ses pensées étaient floues et il se demanda s’ils n’avaient pas répandu un produit dans l’air. Oui, il avait une impression bizarre. Tout devenait irréel, il dérivait dans un rêve. Le vent secouait le patrouilleur, et il entendit soudain une bouffée de musique éolienne. Il faillit bâiller et se dit : Mais oui, j’essaie de me réveiller. Je suis dans un rêve.
— Pourquoi vous cachez-vous ? s’entendit-il demander.
— Nous construisons Mars. Comme vous. Nous sommes de votre côté.
— Alors, vous devriez m’aider, non ? Et qu’est-ce que vous pensez de l’ascenseur spatial ?
— On s’en fiche, dit le jeune Asiatique. Ça n’est pas ça qui compte. Ce sont les gens.
— Mais, avec l’ascenseur, ils arriveront encore plus nombreux.
— Alors, dit l’homme aux dreadlocks, ralentissez le flux migratoire, et on ne pourra même pas le construire.
Suivit un autre silence, ponctué par les sinistres commentaires du vent. Comment ça ? Ils ne pourraient pas construire l’ascenseur ? Ils pensaient que c’étaient des gens qui allaient édifier l’ascenseur ? Ou bien pensaient-ils à l’argent ?
— Je vais voir, dit John.
Le gamin se retourna et John leva la main.
— Je ferai ce que je pourrai. C’est tout ce que je peux dire pour l’instant. Si je vous promettais des résultats, je serais un menteur. Je sais ce que vous pensez. Je vais faire tout mon possible. (Il réfléchit encore, l’esprit de plus en plus vague.) Vous devriez vous montrer à découvert et nous aider. Nous avons besoin d’aide.
— À chacun son rôle. Maintenant, nous allons repartir. Nous vous suivrons à la trace pour savoir ce que vous faites.
— Dites à Hiroko que je veux lui parler.
Les cinq hommes le dévisagèrent, le plus jeune avec une expression de colère.
L’homme aux dreadlocks eut un sourire fugace.
— Si je la vois, je le lui dirai.
L’un des hommes restés accroupis brandit une masse d’un bleu diaphane – une éponge d’aréogel, à peine visible dans l’éclairage de nuit. Il la serra. Oui, c’était une drogue ! John plongea et le prit par surprise, lui serra la gorge, puis s’effondra, paralysé.
Quand il revint à lui, ils avaient disparu. Il avait mal à la tête et se laissa retomber sur le lit pour sombrer dans un sommeil agité. Il retrouva Frank en rêve, et lui parla de cette visite.
— Tu es idiot, lui dit Frank. Tu ne comprends pas.
Il se réveilla au matin. Des tourbillons d’ambre brun défilaient devant le pare-brise. Depuis un mois, les vents semblaient se calmer. Des formes apparaissaient brièvement entre les nuages de poussière pour retourner au chaos, comme des hallucinations. La tempête provoquait cette impression d’altération sensorielle, et augmentait encore la claustrophobie. Il avala une tablette d’omeg, enfila sa tenue d’extérieur et sortit. Il chercha les traces de ses visiteurs, tout en respirant le talc. Il les trouva. Mais elles atteignaient une plaque rocheuse, un peu plus loin, et devenaient invisibles. Comment l’avaient-ils retrouvé en pleine tempête, et de nuit ?
Et s’ils l’avaient suivi…
De retour à bord, il interrogea les satellites. Les radars et les détecteurs IR ne repéraient que son patrouilleur. Même des marcheurs auraient été visibles en IR, donc ils avaient sans doute un refuge à proximité. Il était facile de se cacher dans ces montagnes. Il appela la carte d’Hiroko et traça un cercle grossier autour du point où il se trouvait, l’étendant vers le nord et le sud. Il y avait maintenant plusieurs cercles comme celui-ci sur la carte d’Hiroko, mais aucun n’avait été exploré à fond par les équipes de terrain, et ils ne le seraient probablement jamais. Ils étaient situés dans des régions trop chaotiques, des terres ravagées de la taille du Wyoming ou du Texas.
— Ce monde est vaste, marmonna John.
Il explora l’intérieur du patrouilleur. Puis se souvint alors de la dernière chose qu’il avait faite. Il examina ses ongles. Oui, des fragments de peau y adhéraient encore. Il prit une soucoupe à échantillon dans le petit autoclave et gratta soigneusement. À bord du patrouilleur, une identification de génome était hors de question, mais n’importe quel labo pourrait identifier le jeune type qu’il avait attaqué, si son génome était enregistré quelque part. Sinon, il n’aurait aucune information à en tirer. Ursula et Vlad pourraient peut-être l’identifier par parentage.
Il localisa la route des transpondeurs dans l’après-midi et rallia Hellas tard le lendemain. Sax donnait une conférence sur le nouveau lac, mais il s’avéra que c’était plutôt une conférence sur la culture en lumière artificielle. Le lendemain matin, John l’emmena pour une promenade dans les tunnels clairs qui reliaient les bâtiments. Le soleil était une vague lanterne safran entre les nuages de brume jaunâtre.
— Je crois que j’ai rencontré le Coyote, dit John.
— Tu es sûr ? Est-ce qu’il t’a dit où se cache Hiroko ?
— Non.
Sax haussa les épaules. Il semblait avoir l’esprit ailleurs : il devait prononcer une autre allocution le soir. John décida donc d’attendre et il écouta le discours de Sax avec tous les résidents de la station du lac. Sax leur assura que l’atmosphère, les conditions de surface et les microbactéries du permafrost avaient un taux d’accroissement proche de leurs maxima théoriques – 2 % pour être précis – et qu’ils devraient aborder les problèmes de culture extérieure dans les prochaines décennies. Personne ou presque n’applaudit : ils étaient tous sous l’effet des problèmes affreux engendrés par la grande tempête qu’ils attribuaient à une erreur de calcul de Sax. L’isolation du sol était toujours à 25 % de la normale, comme le remarqua perfidement l’un des auditeurs, et la tempête ne montrait pas le moindre signe d’accalmie. Les températures avaient chuté, mais la colère montait. La plupart des nouveaux arrivants n’avaient jusque-là bénéficié que de quelques mètres de visibilité, et les cas de catatonie se multipliaient.
Sax balaya tout cela d’un haussement d’épaules.
— C’est la dernière des tempêtes globales. Elle sera enregistrée dans l’histoire des âges héroïques. Profitez-en.
Sa tirade ne lui fit marquer aucun point. Mais il ne parut pas le comprendre.
Quelques jours plus tard, Ann et Simon rallièrent la station avec leur fils, Peter, qui avait maintenant trois ans. Selon eux, s’ils avaient bien calculé, c’était le trente-troisième enfant né sur Mars. Les colonies qui s’étaient établies après les cent premiers s’étaient montrées particulièrement prolifiques. Pendant que Simon et Ann apprenaient les nouvelles et échangeaient les derniers récits de la grande tempête, John se mit à jouer avec le petit garçon. Il se disait qu’Ann devait être reconnaissante à la tempête du rude coup qu’elle avait porté au processus de terraforming. C’était comme une réaction allergique à l’échelle planétaire. Les températures chutaient en dessous des normes inférieures, les expérimentateurs inconscients se bagarraient avec leurs engins englués dans la poussière… Mais non, elle ne semblait pas s’en amuser. Elle était irritée, comme d’habitude.
— Une équipe d’hydroscopie a effectué un forage dans une cheminée volcanique de Daedalia. Ils ont trouvé un échantillon qui contenait des micro-organismes unicellulaires très différents des cyanobactéries que vous avez semées dans le nord. La cheminée était profondément enfermée dans la couche rocheuse, à l’écart de tous les sites d’ensemencement biotiques. Ils ont envoyé des échantillons à Acheron, Vlad les a étudiés, et il a déclaré que ça semblait être une variété mutante des premiers ensemencements, et qu’ils auraient été injectés dans la roche par forage. (Ann tapota du doigt la poitrine de John.) Il a dit qu’ils étaient probablement terriens ! Probablement terriens !
— Oui, ça se pourrait, dit John.
— Mais nous ne le saurons jamais ! Ils vont discuter de ça durant les siècles à venir. Mais nous ne saurons jamais la vérité !
— S’il y a ambiguïté, dit John, on décidera sans doute que c’est d’origine terrestre. (Il fit un sourire au gamin.) N’importe quelle forme de vie différente d’une variété terrienne serait détectée en un instant.
— Probablement, fit Ann. Si l’on excepte une source commune, la théorie de la panspermie spatiale, par exemple, une déjection venue d’un autre monde, des micro-organismes dans des astéroïdes ?…
— Ça ne paraît guère probable, non ?
— On ne sait pas. Pour le moment du moins, on ne sait pas.
John avait du mal à suivre le cours des pensées d’Ann.
— Pour ce que nous en savons, dit-il enfin, ça pourrait provenir des premières sondes Viking. On n’a jamais vraiment fait tous les efforts nécessaires pour stériliser nos engins de débarquement. Et nous avons eu ensuite des problèmes plus pressants. Comme une tempête sans fin, ou un flux d’immigration dont la motivation était aussi minimale que les habitats, ou encore une révision d’un traité sur lequel personne ne pouvait se mettre d’accord, plus un programme de terraforming détesté par la plupart.
Et une planète natale où la situation se faisait critique. Plus, encore, quelques attentats dirigés contre John Boone.
— Oui, oui, je sais, disait Ann. Mais tout ça c’est de la politique, et nous n’en sortirons jamais. Moi, je parlais de science, et je voulais qu’on me réponde. Mais personne ne le peut.
— Ann, nous ne pourrons jamais répondre à ta question. Elle est une de ces questions, justement, auxquelles nul ne peut jamais répondre. Est-ce que tu n’as pas conscience de ça ?
— Probablement terrienne, hein ?
Quelques jours plus tard, une fusée se posa sur le petit port spatial du lac et un groupe de Terriens surgit dans la poussière en bondissant. C’étaient des agents d’investigation, annoncèrent-ils, envoyés par l’AMONU pour enquêter sur les sabotages et les incidents. Ils étaient dix, dont huit hommes parfaitement jeunes et bien coiffés, comme sortis des écrans vidéo, plus deux jeunes femmes très séduisantes. La plupart étaient issus du FBI. Le chef, un grand type brun du nom de Sam Houston, demanda une entrevue avec Boone, et John accepta poliment.
Ils se rencontrèrent le lendemain matin, après le petit déjeuner – avec six des agents, y compris les deux jeunes femmes – et John répondit docilement à toutes les questions sans la moindre hésitation. Mais, instinctivement, il ne leur apprit que ce qu’ils devaient déjà savoir, plus quelques détails qui pouvaient sembler honnêtes et utiles.
Eux se montrèrent polis et respectueux, très professionnels dans leurs questions, très réticents dès qu’il posait une question en retour. Ils ne semblaient pas connaître en détail la situation sur Mars, ils évoquaient des épisodes qui remontaient aux premières années d’Underhill, ou à la disparition d’Hiroko. Par contre, il était évident qu’ils étaient au courant des événements récents et des relations entre les dirigeants des cent premiers. Ils ne cessaient de lui poser des questions à propos de Maya, de Phyllis, d’Arkady, de Nadia, du groupe d’Acheron, de Sax… Sans doute parce qu’il s’agissait pour eux d’autant de stars omniprésentes sur la TV. Pourtant, ils ne paraissaient pas connaître grand-chose de ce qui avait été récemment enregistré et transmis sur Terre. John laissa errer ses pensées : est-ce que ça pouvait être vrai de tous les Terriens ? Après tout, de quelles autres sources d’information disposaient-ils ?
À la fin de leur entrevue, un nommé Chang lui demanda s’il désirait ajouter quelque chose. John, qui avait soigneusement omis sa rencontre de minuit avec le Coyote, entre autres, répondit :
— Non, je ne vois rien…
Chang hocha la tête et Sam Houston demanda alors :
— Nous aimerions avoir accès à vos programmes d’ordinateur.
— Je suis désolé, fit John d’un air navré, mais je n’autorise pas l’accès à mes intelligences artificielles.
— Mais vous avez un verrou de destruction ? insista Houston, surpris.
— Non. Ces données sont privées, c’est tout.
Il regarda l’autre droit dans les yeux, et constata qu’il hésitait sous les regards de ses collègues.
— Nous… nous pourrions obtenir un mandat de l’AMONU pour cela, si vous voulez.
— Je doute que ça vous soit possible. Et je ne vous laisserai pas accéder à mes ordinateurs, de toute façon.
John était souriant, au bord du rire. C’était parfois utile d’être le premier homme sur Mars. Ils ne pouvaient rien contre lui, au risque de créer plus d’ennuis que nécessaire. Il se leva et promena les yeux sur le petit groupe d’enquêteurs avec toute l’arrogance dont il était capable, ce qui était largement suffisant.
— Dites-moi s’il y a quelque chose d’autre que je peux faire pour vous.
Il sortit.
— Pauline, branche-toi sur le centre de communications et copie tout ce qu’ils envoient.
Puis il appela Helmut quand il se souvint que ses appels allaient apparaître également. Il posa des questions très brèves, comme s’il vérifiait des identifications. Oui, apprit-il, une équipe avait été envoyée sur Mars par l’AMONU. Elle faisait partie d’une force expéditionnaire qui avait été formée dans les six derniers mois pour résoudre les problèmes qui se posaient sur la planète.
La police sur Mars. Des détectives sur la planète rouge. Ma foi, il aurait dû s’y attendre. Mais c’était un sérieux embêtement. Ils étaient toujours là, l’air soupçonneux depuis qu’il avait refusé de leur donner accès à Pauline. Et, dans Hellas, il n’y avait pas grand-chose à faire. Aucun incident ne s’y était produit et il était très improbable que cela arrive. Maya se montrait hostile, elle ne voulait pas entendre parler des problèmes de John, elle en avait suffisamment avec les aspects techniques du projet d’aquifère.
— Tu es sans doute leur suspect numéro un, lui avait-elle lancé d’un ton irrité. Ce genre de chose se répète constamment et tu es toujours là : le camion à Thaumasia, le puits de Bakhuysen, et voilà que tu refuses de les laisser consulter tes banques de données. Pourquoi ?
— Parce que je ne les aime pas, répondit John, furieux.
Avec Maya, ils en étaient revenus à leurs anciennes habitudes. En fait, pas vraiment : ils vaquaient à leurs routines avec une sorte de bonne humeur, comme s’ils interprétaient leurs rôles au théâtre. Ils savaient qu’ils avaient du temps devant eux, et cela constituait la base de leurs rapports.
Il se rendit dans les labos de la station avec le fragment de peau prélevé sous ses ongles. Il fut cultivé, cloné et on déchiffra le génome. Il n’existait pas dans les données planétaires, alors il adressa l’information à Acheron en demandant une analyse. Ursula lui envoya les résultats codés, avec un seul mot à la fin : Félicitations.
Il lut et relut le message en jurant tout haut. Il sortit faire un tour, partagé entre de longues crises de rire et de jurons.
— Hiroko, va te faire foutre ! Va crever en enfer ! Sors de ton trou et viens nous aider, putain ! J’en ai marre de ton truc de merde à la Perséphone !
Même les tubes de circulation lui semblaient oppressants, et il se rendit au garage pour enfiler un marcheur. Il sortit, pour la première fois depuis plusieurs jours. Il se trouvait à l’extrémité du bras nord de la ville, sur le fond de sable fin du désert. Il se promena aux alentours, sans jamais quitter la colonne d’air dépoussiéré que générait chaque ville.
Hellas serait bien moins impressionnante que Burroughs, Acheron, Echus ou Senzeni Na. Située au point le plus bas du bassin, elle ne disposait d’aucun relief pour des constructions spectaculaires. Mais les tourbillons de poussière pouvaient peut-être fausser un peu son jugement. Hellas avait été construite le long d’un croissant qui devrait devenir à terme le littoral du lac. Cela pourrait être assez beau mais, en attendant, elle avait l’aspect morne d’Underhill, avec des centrales énergétiques du dernier type, des structures de ventilation, de câblage et des tunnels qui se déployaient comme des peaux de serpent… La bonne vieille station scientifique, loin de tout souci esthétique. C’était parfait. Ils ne pouvaient quand même pas édifier toutes les villes sur la crête des montagnes…
Il croisa deux silhouettes aux visières polarisées. Étrange, pensa-t-il. Il faisait déjà suffisamment sombre avec la tempête… C’est alors qu’ils sautèrent sur lui. Il roula dans le sable et se redressa d’un bond à la John Carter, lança les poings en avant. Mais, à sa grande surprise, les deux autres disparaissaient déjà dans les lanières de poussière. Il vacilla, puis se lança à leur poursuite. Mais il ne les voyait déjà plus. Il sentit le sang puiser plus vite dans ses veines, ses épaules étaient brûlantes. Il passa la main dans son dos : ils avaient tailladé son marcheur. Il garda les doigts pressés contre l’entaille et se mit à courir. Il ne sentait déjà plus ses épaules. Et il avait du mal à courir avec cette main dans le dos. Sa réserve d’air paraissait intacte. Non, il y avait un trou dans le tube, près du cou. Il dégagea sa main le temps de composer le code du flux maximum sur son bloc de poignet. Le froid descendait vers ses reins comme de l’eau gelée : 100 degrés au-dessous de zéro. Il retenait son souffle : il avait de la poussière sur les lèvres et sur la langue. Impossible de savoir combien de CO2 s’était infiltré dans sa réserve d’oxygène, mais il n’en fallait guère pour mourir.
Le garage apparut dans la tourmente. Il avait couru droit dessus. Il se félicita jusqu’à l’instant où il pressa la touche de commande du sas et que rien ne se passa. C’était facile de bloquer un sas, si l’on maintenait le verrou intérieur ouvert. Il avait les poumons en feu, il fallait qu’il respire. Il contourna le garage en direction du tube qui le reliait à l’habitat et se pencha sur les parois de plastique. Personne en vue. Il ôta sa main de la déchirure et, aussi vite que possible, il ouvrit la boîte fixée sur son avant-bras gauche, prit la petite perceuse, et s’attaqua au plastique, qui céda sans craquer et se referma sur la mèche. Il attaqua une fois encore, frénétiquement, et le plastique se déchira enfin. Il appuya vers le bas, le lacéra, et agrandit l’orifice jusqu’à pouvoir y engager son casque. Dès qu’il fut à l’intérieur jusqu’à la taille, il se servit de son corps comme d’un bouchon naturel. Il déverrouilla son casque, dégagea la tête et inspira comme un plongeur remontant du fond. Un, deux, un, deux. Il fallait que tout ce gaz carbonique fiche le camp. Il ne sentait plus son cou ni ses épaules. Là-bas, dans le garage, l’alarme sonnait.
Il laissa passer un train de pensées, dégagea enfin ses jambes, et se mit à courir dans le tube qui se dépressurisait rapidement. La porte, heureusement, s’ouvrit au premier essai. Il s’élança vers un ascenseur, descendit jusqu’au troisième sous-sol, où se trouvait son logement d’hôte. Il ne referma pas la porte de l’ascenseur et regarda autour de lui. Il ne vit personne. Il courut vers sa chambre. Là, il ôta son marcheur et le mit dans un placard avec son casque. Il passa dans la salle de bains et tiqua en découvrant la blancheur de ses épaules : un vilain coup de gel. Il avala quelques tablettes d’antidouleur, plus une triple dose d’omeg, mit une chemise, un pantalon, et enfila des chaussures avant de se peigner soigneusement. Le visage qui le regardait avait les yeux un peu vitreux, l’air absent, hébété. Il contracta ses muscles, se tapota les joues, recomposa son expression et se mit à respirer régulièrement. Les drogues faisaient déjà leur effet et son image lui plaisait un peu mieux.
Il enfila le couloir jusqu’à l’allée principale qui descendait. Il examinait les gens avec un curieux mélange de soulagement et de rage. Puis Sam Houston s’approcha de lui avec une de ses collègues.
— Excusez-moi, M. Boone, mais est-ce que voudriez venir avec nous ?
— Que se passe-t-il ?
— Il y a eu un nouvel incident. Quelqu’un a déchiré la paroi d’un tube.
— Déchiré un tube ? Et vous appelez ça un incident ?
Houston lui lança un regard furibond, et Boone dut se retenir de rire.
— Vous pensez que je peux être utile ?
— Nous savons que vous travaillez sur ces affaires pour le Dr Russell et nous nous sommes dit que vous aimeriez être tenu au courant.
— Oh, je vois… Eh bien, allons jeter un coup d’œil.
Ils circulèrent un peu partout pendant deux heures. John avait les épaules en feu. Houston, Chang et les autres enquêteurs lui posaient des questions en toute confiance, apparemment avides de ses réactions, mais leur regard demeurait froid et calculateur.
John dit enfin avec un petit sourire :
— Il y a peut-être quelqu’un qui n’aime pas vous voir ici.
Ce ne fut qu’une fois cette comédie terminée qu’il se posa la question : pourquoi ne voulait-il pas qu’ils soient au courant de son agression ? Sans aucun doute, ça ne ferait qu’attirer d’autres enquêteurs, ce qu’il ne souhaitait pas. Et il deviendrait la cible des médias autant sur Mars que sur Terre, en plein centre de l’actualité. Le poisson rouge de la planète rouge ! Et ça, il ne le voulait plus.
Mais il y avait aussi autre chose qu’il n’arrivait pas encore à définir. Son subconscient enquêtait. Il eut un reniflement de dégoût. Pour oublier la douleur, il se promena de réfectoire en réfectoire, espérant capter une expression de surprise. Boone ressuscité d’entre les morts ! Oui, et qui est mon meurtrier ? Une ou deux fois, il surprit des regards qui se baissaient. Comme s’ils évitaient de fixer un monstre, un homme condamné. Jamais, auparavant, il n’avait éprouvé cet autre aspect de sa célébrité, et la colère montait en lui.
L’effet des antidouleurs se dissipait, et il dut rejoindre son appartement. La porte était ouverte. Il se rua à l’intérieur et se retrouva face aux enquêteurs de l’AMONU.
— Mais qu’est-ce que vous foutez ici ?
— On vous cherchait, dit l’un des hommes d’un ton suave. (Ils échangèrent un regard.) On aimerait mieux que personne n’essaie de s’en prendre directement à vous.
— Quelqu’un qui entrerait par effraction, par exemple ? demanda John, immobile sur le seuil.
— Ça fait partie de notre boulot, monsieur. Désolé de vous déranger.
Ils s’agitaient sur place, nerveux, pris au piège.
— Mais qui vous a donné le mandat de perquisitionner comme ça ?
— Eh bien… M. Houston est notre supérieur et…
— Appelez-le et dites-lui de venir nous rejoindre.
L’un des deux hommes chuchota quelques mots sur son bloc de poignet. En un temps trop court pour n’être pas suspect, Sam Houston se matérialisa au-dehors. John éclata de rire :
— Alors, vous guettiez à l’angle du couloir ?
Houston s’avança et déclara d’une voix rauque :
— Écoutez, M. Boone, nous menons une enquête importante, et vous faites obstruction. En dépit de ce que vous semblez croire, vous n’êtes pas au-dessus de la loi.
Boone se pencha vers lui au point que Houston dut reculer.
— Mais vous n’êtes pas la loi, dit-il.
Il pointa un doigt sur Houston. L’autre perdait visiblement son calme, ce qui fit rire John.
— Qu’est-ce que vous comptez faire, inspecteur ? M’arrêter ? Me menacer ? Ou bien me donner de quoi faire un bon rapport pour Eurovid ? Ça vous plairait ? Je pourrais montrer au monde entier comment John Boone est persécuté par un petit fonctionnaire avec sa plaque à deux dollars, un shérif dans un nouveau Far-West ! (Il avait toujours pensé que quiconque s’exprimait à la troisième personne était définitivement un crétin.) Non, John Boone n’aime pas ça ! Vraiment pas du tout !
Les deux premiers avaient réussi à se glisser hors de la chambre et observaient la scène. Le visage de Houston avait à peu près la couleur d’Ascraeus Mons et il montrait les dents.
— Personne n’est au-dessus de la loi, grinça-t-il. Des actes criminels se sont produits, des actes dangereux, et la plupart quand vous étiez à proximité.
— Des actes d’effraction, par exemple ?
— Si nous décidons que nous devons fouiller vos quartiers, examiner votre dossier afin de poursuivre notre enquête, nous le ferons. Nous en avons le pouvoir.
— Moi, je vous dis que non, fit John avec arrogance en claquant les doigts sous le nez de Houston.
— Nous allons fouiller cet appartement, insista l’autre, en appuyant sur chaque syllabe.
— Foutez le camp, fit Boone d’un ton méprisant, en levant la main.
Puis il rit :
— Oui, c’est ça, foutez le camp ! Dégagez, bande d’incapables. Rentrez chez vous et relisez les lois sur les enquêtes et perquisitions !
Il claqua la porte.
Il s’immobilisa. Apparemment, ils étaient repartis mais, d’un autre côté, il devait simuler l’indifférence absolue. En riant, il se rendit à la salle de bains et prit encore quelques antidouleurs.
Ils n’avaient pas ouvert le placard. Pur coup de chance. Il aurait été difficile de leur expliquer la présence du marcheur déchiré sans leur raconter la vérité, ce qui aurait embrouillé les choses. C’était d’ailleurs curieux de constater à quel point les choses s’embrouillaient d’elles-mêmes dès que l’on décidait de dissimuler le fait que quelqu’un avait tenté de vous tuer.
Il s’arrêta à cette pensée. La tentative de meurtre avait été plutôt maladroite. Il devait exister des centaines d’autres moyens d’assassiner quelqu’un qui se déplaçait en marcheur sur Mars. Donc, s’ils voulaient seulement lui faire peur, ou bien s’ils espéraient qu’il ne parlerait pas de cette agression, ils pouvaient le prendre en défaut. Auquel cas, il y aurait une charge contre lui…
Il secoua la tête, troublé. La loi du rasoir d’Occam, encore une fois. L’outil de base du détective. Si quelqu’un vous attaque, c’est qu’il vous veut du mal. L’important était avant tout de découvrir qui étaient ses agresseurs. Et ainsi de suite. L’effet des antidouleurs était puissant, alors que les vagues de l’omegendorphe refluaient. Il avait du mal à se concentrer. Le problème allait être de se débarrasser du marcheur, et surtout du casque. Mais il était dans les emmerdes, et il n’existait aucun moyen élégant de s’en sortir. Il se dit en souriant qu’il finirait bien par trouver.
Il voulait parler à Arkady. Il apprit qu’il avait achevé son traitement gériatrique à Acheron avec Nadia et qu’il était reparti pour Phobos. John se dit qu’il n’avait encore jamais visité cette petite lune rapide.
— Pourquoi tu ne viens pas te rendre compte par toi-même ? lui proposa Arkady. Et puis, on pourra se parler seul à seul, non ?
— D’accord.
Il ne s’était pas retrouvé dans l’espace depuis l’arrivée de l’Arès, vingt-trois ans auparavant, et les sensations familières d’accélération, puis d’apesanteur, provoquèrent une nausée inattendue. Dès qu’il eut débarqué sur Phobos, il s’en ouvrit à Arkady, qui lui dit :
— Moi, ça m’arrivait tout le temps, jusqu’à ce que je boive un coup de vodka avant le départ.
Stickney était une petite ville à l’ambiance agitée, inscrite dans son cratère recouvert d’un dôme de béton renforcé des joints antiradiations les plus performants. Le fond du cratère avait été aménagé en terrasses concentriques qui s’achevaient sur une plazza. Entre chaque anneau, il y avait des parcs et des bâtiments bas de deux étages avec des jardins sur le toit. Des filets avaient été tendus pour protéger la population contre les bonds incontrôlés qui pouvaient être autant de décollages accidentels : la vitesse de libération gravitique était de 50 kilomètres à l’heure sur Phobos, et il était donc pratiquement possible de décoller de la surface d’un bond. Immédiatement à l’intérieur des fondations du dôme, John repéra une version miniature de leur train planétaire. Il circulait horizontalement par rapport aux bâtiments et donnait à ses passagers l’illusion de la pesanteur martienne. Il s’arrêtait quatre fois dans la journée, mais John se dit que s’il le prenait, ça ne ferait que ralentir son acclimatation à Phobos. Aussi se rendit-il jusqu’à son appartement en supportant la nausée. Apparemment, il était devenu un vrai Martien, et il souffrait d’avoir à quitter sa planète. C’était aussi vrai que ridicule.
Le lendemain, il se sentit mieux, et Arkady l’emmena faire le tour de Phobos. L’intérieur de la lune était comme une ruche, transpercé de tunnels, de galeries, de dérivations et de quelques salles gigantesques où l’on creusait encore, à la recherche d’eau et de minerais. La plupart des tunnels internes étaient des tubes aussi lisses que fonctionnels, mais les salles intérieures et certaines des galeries les plus vastes avaient été aménagées selon les théories socio-architecturales d’Arkady. Il les fit visiter à John : couloirs circulaires, secteurs de travail et de récréation, terrasses, parois de métal gravé : tout était dominé par ce qui avait donné à Mars son identité dans l’aménagement des cratères. Mais Arkady en restait l’auteur et il en était fier.
À l’opposé de Stickney, trois petits cratères de surface avaient été recouverts d’un dôme de verre et peuplés de villages qui avaient vue sur Mars – une vue qui était impossible depuis Stickney, étant donné que l’axe le plus long de Phobos était orienté en permanence vers Mars et que les grands cratères demeuraient aveugles.
Arkady et John se trouvaient dans Semenov et observaient la planète rouge qui occupait la moitié du ciel, enveloppée de nuages de poussière, tous les traits de son paysage estompés.
— La grande tempête, dit Arkady. Sax doit être fou furieux.
— Non, dit John. Il dit que ce n’est qu’un épisode.
Arkady partit d’un rire énorme. Les deux hommes avaient retrouvé leur vieille camaraderie, le sentiment d’être des égaux, des frères de longue date. Arkady n’avait pas changé, toujours aussi rieur, truculent, la plaisanterie facile, bourré d’idées et d’opinions, riche d’une confiance que John appréciait particulièrement, même s’il savait que bien des idées d’Arkady étaient fausses, voire dangereuses.
— En fait, disait Arkady, Sax a probablement raison. Si ces traitements de longévité sont efficaces, si nous devons vivre des dizaines d’années encore, cela déclenchera certainement une révolte sociale. La brièveté de la vie était une des forces élémentaires dans la permanence des institutions, aussi étrange qu’il soit de le dire comme ça. Mais il est tellement plus facile de se raccrocher à un plan de survie à long terme que de se hasarder dans un plan nouveau qui risque d’échouer. Même si ton plan à court terme risque d’être destructeur pour les générations à venir. Qu’ils se débrouillent, tu connais le raisonnement… Mais si nous parvenons à apprendre, si nous attendons encore cinquante ans, est-ce que nous ne finirons pas par nous demander : Pourquoi ne pas rendre ça plus rationnel ? Plus proche de nos désirs profonds ? Qu’est-ce qui nous en empêche ?
— C’est peut-être pour ça que les choses deviennent si bizarres là en bas, dit John. Mais je ne pense pas que ces gens aient un recul suffisant. (Il résuma brièvement à Arkady la série de sabotages et posa la question brutalement.) Arkady, est-ce que tu sais qui est responsable ? Tu es compromis là-dedans ?
— Quoi, moi ? Écoute, John, tu ne vas quand même pas croire ça. Ces destructions sont stupides. À première vue, je dirais que ce sont les rouges, et je n’en ai pas dans mon équipe. Je ne vois vraiment pas qui peut faire ça. Ann, peut-être. Tu lui as posé la question ?
— Oui. Elle ne sait rien.
Arkady ricana.
— John Boone, tu n’as pas changé ! Je t’aime comme ça. Écoute, mon copain, je vais t’expliquer pourquoi ce genre de chose se passe, et alors, tu pourras peut-être travailler plus systématiquement et y voir plus clair. Tiens, voilà le métro de Stickney – je vais te montrer la crypte de l’infini, c’est vraiment du beau travail.
Il précéda John jusqu’à la petite voiture et ils flottèrent en direction du cœur de Phobos. Ils se retrouvèrent dans une pièce étroite et se laissèrent tomber dans la profondeur d’un couloir. John remarqua que son corps s’était adapté à l’apesanteur, qu’il pouvait flotter en retrouvant le contrôle de ses gestes. Ils étaient maintenant dans une vaste galerie récemment creusée qui, au premier regard, semblait bien trop vaste pour tenir à l’intérieur de Phobos. Le sol, les murs et le plafond étaient revêtus de miroirs à facettes et chaque dalle de magnésium poli avait été taillée de telle façon que tout ce qui se trouvait dans son espace micro-gravifique était reflété en milliers d’images, en abîme.
Ils passèrent leurs orteils dans des crochets et flottèrent doucement comme des algues au fond de la mer : toute une flore mouvante d’Arkady et de John, de milliers d’Arkady et de John.
— Tu vois, John, la base économique de la vie sur Mars est en train de changer. Non, ne te moque pas ! Jusque-là, nous n’avons pas dépendu d’une économie monétaire, c’est le sort des stations scientifiques. C’est comme quand on reçoit un prix qui vous libère de la roue économique. Ce prix, on l’a reçu, comme beaucoup d’autres, et nous sommes là depuis des années, à vivre de cette façon. Mais il se trouve que des milliers de gens débarquent sur Mars en un flot permanent ! Et ils sont nombreux à vouloir travailler ici, à se faire un peu d’argent avant de retourner sur Terre. Ils travaillent pour les transnationales qui ont décroché des concessions de l’AMONU. Le traité de Mars est appliqué à la lettre parce que l’AMONU est censée se charger de tout, mais l’esprit du traité est battu en brèche par l’ONU elle-même.
John hochait la tête.
— Oui, je m’en suis rendu compte. Helmut me l’a dit en face.
— Helmut est une limace. Mais écoute-moi, quand le traité va être renouvelé, ils vont changer la lettre de la loi pour correspondre à l’esprit nouveau. Ils se permettront même d’aller plus loin. À cause de la découverte de tous ces métaux stratégiques et de ces nouveaux espaces. Pour de nombreux pays de la Terre, c’est le salut, et c’est aussi un nouveau territoire pour les transnationales.
— Et tu penses qu’ils ont suffisamment d’appuis pour modifier le traité ?
Des millions d’Arkady écarquillèrent les yeux devant des millions de John.
— Ne sois pas naïf à ce point ! Bien sûr qu’ils les ont, ces appuis ! Réfléchis : le traité de Mars est inspiré de l’ancien traité sur l’espace. Première faute, puisque le traité sur l’espace était un arrangement très fragile, et le traité de Mars en a hérité. Selon les accords prévus, chaque pays devient un membre à part entière avec droit de vote dès lors qu’il s’établit sur Mars, ce qui explique pourquoi nous voyons rappliquer toutes ces nouvelles stations scientifiques : la Ligue arabe, le Nigeria, l’Indonésie, l’Azanie, le Brésil, l’Inde, la Chine et j’en oublie… Et un nombre appréciable de ces pays s’inscrivent dans le traité dans l’intention spécifique de le dissoudre quand le renouvellement interviendra. Ils veulent ouvrir Mars à des gouvernements individuels qui échapperaient à l’ONU. Et les transnationales se servent de pavillons de complaisance comme les cargos avec Singapour, les Seychelles ou la Moldavie. Pour ouvrir Mars aux investissements privés.
— Mais le renouvellement n’est prévu que dans quelques années, dit John.
— Non, ça commence déjà. Pas seulement dans les discussions et les pourparlers, mais au quotidien. Quand nous sommes arrivés, et pendant vingt ans, Mars était comme l’Antarctique. Plus pure encore. Nous avions échappé au monde, nous n’avions rien : quelques vêtements, un pupitre, et c’est tout ! Maintenant, tu sais ce que je pense, John. Cet arrangement ressemble au mode de vie préhistorique, et c’est pour ça que nous le trouvons juste, parce que nos cerveaux ont grandi pour atteindre leur configuration actuelle en réponse aux réalités de cette existence-là. Le résultat, c’est que les gens sont devenus profondément attachés à ce type d’existence, dès lors qu’ils ont l’occasion de la vivre. Parce qu’elle permet à chacun de concentrer son attention sur un véritable travail, qui implique que l’on doit tout faire pour survivre, satisfaire sa curiosité, ou simplement s’amuser. C’est l’utopie, John, et tout spécialement pour les primitifs et les scientifiques, c’est-à-dire tout le monde, en un sens. Et c’est bien pour cette raison qu’une station de recherche scientifique est en vérité un modèle réduit de l’utopie préhistorique, creusée dans l’économie financière des transnationales par des primates malins qui veulent seulement vivre bien.
— Tout le monde désirerait y adhérer, remarqua John.
— Oui, et ils le pourraient, mais on ne le leur a pas proposé. Ce qui signifie que ça n’était pas une authentique utopie. Les primates scientifiques et malins que nous sommes voulaient se tailler des îles pour eux-mêmes, et non pas travailler à offrir à tous ce genre de condition. Et c’est pour ça que dans la réalité, les îles font partie de l’ordre des transnationales. Elles ont été achetées, elles n’ont jamais été vraiment gratuites, et il n’a jamais été question de recherche vraiment pure et absolue. Parce que ceux qui ont payé pour ces îles scientifiques vont tôt ou tard exiger le bénéfice de leur investissement. Et nous y arrivons. On demande un bilan sur l’état de notre île. On ne faisait pas de la recherche pure, John, mais de la recherche appliquée. Et avec la découverte de tous ces métaux stratégiques, l’application est devenue claire. Tout nous revient dessus : la propriété, les prix, les salaires. Tout le système de profit. La petite station scientifique est transformée en mine, dans l’esprit habituel de la quête de l’or. Et on demanda aux scientifiques : « Qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce que ça veut dire ? » On leur demande de faire leur travail pour être payés, et le produit de ce travail tombe dans la poche des nouveaux propriétaires pour lesquels ils travaillent.
— Mais je ne travaille pour personne, dit John.
— Oui, d’accord, mais tu travailles sur le projet de terraforming. Et qui paie pour ça ?…
John essaya de s’en sortir avec la réponse de Sax :
— Le soleil.
Arkady pouffa de rire.
— Faux ! Pas question du soleil et de quelques robots. Il s’agit essentiellement de temps humain. Beaucoup de temps. Et les humains ont besoin de manger. Il faut donc que quelqu’un leur fournisse tout ça, parce que nous n’avons pas pris la peine d’établir un mode de vie qui nous aurait permis de survivre par nous-mêmes.
John plissait le front.
— Mais il était normal que nous ayons besoin d’aide au début. Des milliards de dollars de matériel avaient été largués ici. Ce qui représentait pas mal de temps de travail, comme tu dirais.
— Oui, c’est vrai. Mais dès que nous avons débarqué, nous avons concentré tous nos efforts à devenir autonomes, indépendants, pour les rembourser et en finir. Mais nous avons échoué, et les requins d’hypothèque sont de retour, John. Au départ, si quelqu’un nous avait demandé de produire plus d’argent, à toi ou à moi, nous n’aurions pas su quoi répondre, n’est-ce pas ?
— Exact.
— C’est une question qui n’a plus de sens. Mais repose-la maintenant. À qui vas-tu faire appel ?
— À personne.
— Moi non plus. Mais Phyllis va s’adresser à Amex, à Subarashii et à Armscor. Et Frank à Honeywell-Messerschmitt, General Electric, Bœing. Et ainsi de suite. Ils sont plus riches que nous. Et dans ce système, être plus riche c’est être encore plus puissant.
On va y réfléchir, songea John. Mais, comme il ne tenait pas à faire rire Arkady de nouveau, il ne dit rien.
— Et c’est la même chose partout sur Mars. Naturellement, il y en a qui s’en sont aperçus. Ou bien je les ai prévenus. John, c’est ça que tu dois comprendre – il existe des gens qui sont prêts à se battre pour que les choses demeurent telles qu’elles sont. Des gens qui aiment vivre comme des scientifiques primitifs, qui refuseront de se rendre sans se battre.
— Alors, les sabotages…
— Oui ! C’est peut-être vrai que certains sont le fait de ces gens-là. Je pense pour ma part que c’est antiproductif, mais ils ne sont pas d’accord. La plupart des sabotages sont accomplis par des gens qui veulent que Mars soit telle qu’elle était avant notre arrivée. Je ne suis pas de leur côté. Mais je suis avec ceux qui se battront pour que Mars ne devienne pas une zone minière des transnationales. Pour que nous ne devenions pas les esclaves heureux de la classe dirigeante enfermée dans sa forteresse de luxe. Tu n’es pas d’accord ?
— Si, bien sûr, fit John en souriant. Mais oui ! Mais je pense que nous ne sommes pas d’accord sur les méthodes à employer.
— Quel genre de méthodes proposerais-tu ?
— Eh bien… En gros, je souhaiterais que le traité soit renouvelé tel qu’il était et que nous donnions notre accord. Si tel est le cas, nous aurons ce que nous voulons, ou du moins la base nécessaire pour acquérir pleinement notre indépendance, au moins.
— Le traité ne sera pas renouvelé, dit Arkady d’un ton froid. Il faudra quelque chose de plus radical pour les arrêter, John. Une action directe – oui, ne prends pas cet air incrédule ! Il faudra nous emparer de certains biens, de certains systèmes de communication – appliquer le dispositif de lois que tu as toi-même défini, avec l’appui de tous. Mais oui, John ! Nous devrons en arriver là, parce que chacun cache ses armes. Les démonstrations de masse et l’insurrection, ce sont les seules forces qui pourront les vaincre. L’Histoire l’a prouvé.
Un million d’Arkady reflétés entouraient John, avec une expression grave qu’il n’avait jamais vue.
— J’aimerais essayer à ma manière d’abord, dit-il enfin.
Et un million d’Arkady se mirent à rire.
Ils reprirent le métro vers la surface pour aller dîner à Semenov. Tout en mangeant, ils observaient la surface de Mars qui tournait lentement, comme une géante gazeuse. Pour John, c’était une grande cellule orange, un embryon, un œuf. Des chromosomes défilaient furieusement. Une nouvelle créature attendait de naître, une création purement génétique. Et les ingénieurs, c’étaient eux, c’étaient eux qui façonnaient cette créature qui allait naître. Ils essayaient de clipper les gènes qu’ils désiraient (leurs gènes) sur les plasmides, de les insérer dans les spirales d’ADN de la planète, afin d’obtenir les expressions qu’ils voulaient donner à cette chimère. Oui, c’était exactement ça. Et John était séduit par ce qu’Arkady désirait mettre dans la cellule orange. Mais il avait aussi ses projets à lui. On verrait bien qui réussirait à créer la plus grande part du génome, à terme.
Il jeta un regard à Arkady qui, lui aussi, gardait les yeux fixés sur la planète, avec cette même expression grave qu’il avait eue dans la salle aux miroirs. Elle l’avait frappé par son intensité, se dit-il, mais comme la vision étrange d’un œil de mouche.
John retrouva la brume de rouille de la grande tempête, s’enfonça une fois encore dans de longs jours de voyage entre les rideaux de sable. Mais, désormais, des choses lui apparaissaient, qu’il avait ignorées auparavant. Tout ce qu’il avait gagné en s’entretenant avec Arkady. Il avait un autre regard. Il se dirigea vers le sud à partir de Burroughs vers le mohole de Sabishii, le Solitaire, pour rendre visite à la colonie japonaise installée là. C’étaient des anciens, l’équivalent nippon des cent premiers. Ils avaient débarqué sur Mars sept ans seulement après eux. À la différence des cent premiers, ils constituaient encore un tout très uni, et ils étaient devenus des indigènes de façon indéniable. Sabishii était restée une petite station, même après le creusement du mohole. Elle était située dans une région de blocs erratiques, à proximité du cratère Jarry-Deslonges. Dans les derniers kilomètres de la route à transpondeurs, John entrevit des blocs gravés de dessins et de portraits géants, couverts de pictogrammes élaborés, ou bien encore creusés en petits temples zen ou shinto. Ils se perdaient très vite dans les nuages, comme des hallucinations. Quand il entra dans la zone d’air limpide, sous le vent du mohole, il remarqua que les Sabishiians avaient remonté les rochers dégagés du grand puits pour en former des monticules selon un dessin particulier. Vus de l’espace, est-ce qu’ils allaient former un grand dragon ? Il atteignit enfin le garage où il fut accueilli par un groupe de Japonais aux cheveux longs, les pieds nus, certains en combinaison jaune, d’autres en tenue de sumotori. De vieux sages qui parlaient des kami[36] et dont le sens profond du on ne s’attachait plus depuis longtemps à l’empereur mais à la planète rouge.
Ils lui firent visiter leurs labos : ils travaillaient sur l’aréobotanie et les tissus d’habillement antiradiations. Ils avaient aussi fait de grands progrès dans la recherche des aquifères et dans la climatologie de la ceinture équatoriale. Tout en les écoutant, John se dit qu’ils devaient être en contact avec Hiroko. Il déploya donc ses talents habituels qui lui avaient été si souvent utiles avec les anciens de Mars. Il passa deux jours à poser des questions, à faire connaissance avec leur ville, à prouver qu’il était un homme qui connaissait le giri. Et, lentement, ils s’ouvrirent à lui, en lui faisant comprendre d’un ton serein mais net qu’ils n’appréciaient guère la croissance soudaine de Burroughs, non plus que le mohole voisin, la croissance de la population en général, ni les pressions que le gouvernement japonais exerçait sur eux pour qu’ils explorent le Grand Escarpement et tentent d’y trouver de « l’or ».
— Nous refusons, déclara Nanao Nakayama, un vieil homme au visage ridé, avec des favoris blancs et des boucles d’oreilles en turquoise, dont les longs cheveux étaient coiffés en queue de cheval.
— Non, ils ne peuvent pas nous y obliger.
— Et s’ils essaient ? insista John.
— Ils échoueront.
Son assurance paisible retint l’attention de John, et il se souvint de sa conversation avec Arkady dans la salle aux miroirs de Phobos.
Son regard sur les choses avait changé, ainsi que sa façon de poser des questions. Mais il devinait aussi l’effet d’Arkady, qui avait dû donner le mot à son réseau d’amis et de relations, afin qu’ils se fassent connaître et prennent John en charge pour lui montrer ce qu’ils faisaient vraiment. Et, entre Sabishii et Senzeni Na, John fut fréquemment approché par de petits groupes, de deux, trois ou cinq membres, qui lui disaient qu’Arkady pensait que telle ou telle chose pourrait l’intéresser… Il visita ainsi une ferme souterraine avec une station énergétique indépendante, une cache pour des outils et du matériel, un garage clandestin rempli de patrouilleurs, et de petits habitats construits dans les mesas, vides mais prêts à être habités. À chaque fois, John était sidéré, le regard étonné, bouche bée, secouant la tête en entendant les réponses à ses questions. Oui, Arkady lui avait organisé une sorte de visite guidée. Tout un mouvement s’était déployé, et dans chaque ville il était présent !
Il rallia enfin Senzeni Na. Surtout parce que Pauline avait identifié deux ouvriers qui n’avaient pu fournir aucun motif à leur absence ce fameux jour où le camion était tombé dans le puits du mohole. Il les interrogea le lendemain de son arrivée, mais ils avaient des explications : ils étaient en escalade dans la montagne. Il s’excusa de leur avoir pris quelques instants de leur travail mais, comme il regagnait sa chambre, trois techniciens se présentèrent à lui comme étant des amis d’Arkady. Il les accueillit avec bonheur et se retrouva bientôt dans un groupe de huit, à bord d’un patrouilleur, suivant le plancher d’un canyon parallèle au mohole. Dans la pénombre poussiéreuse, ils atteignirent un habitat qui avait été creusé dans la paroi. Il était invisible aux regards des satellites, et la chaleur qu’il produisait était diffusée par divers évents dispersés qui, détectés depuis l’espace, passaient facilement pour de vieilles éoliennes de Sax.
— Nous pensons que c’est comme ça que le groupe d’Hiroko s’y est pris, déclara l’une des filles qui l’accompagnaient.
Elle s’appelait Marian, elle avait le nez long, les yeux trop rapprochés, ce qui conférait à son regard une intensité bizarre.
— Vous savez où se trouve Hiroko ? demanda-t-il.
— Non, mais nous pensons qu’elle se cache dans le chaos.
C’était la réponse habituelle. Il les interrogea sur l’habitat de cette falaise. Marian lui expliqua qu’ils avaient utilisé le matériel de Senzeni Na. C’était un site inutilisé encore, mais habitable.
— Dans quelles circonstances ? demanda John en errant de pièce en pièce.
— En cas de révolution, bien sûr, fit Marian en l’observant.
— Une révolution ?
Il ne trouva pas grand-chose à dire sur le chemin du retour. Marian et ses compagnons avaient conscience du choc qu’il avait éprouvé, et lui-même était mal à l’aise. Ils étaient probablement en train de se dire qu’Arkady avait commis une erreur en leur demandant de montrer cet habitat caché à John Boone.
— Il y en a beaucoup d’autres en préparation, déclara enfin Marian d’un ton méfiant.
C’était Hiroko qui leur avait donné cette idée, et Arkady pensait que ça pourrait être utile. Ils comptaient sur leurs doigts : un dépôt de minage atmosphérique et glaciaire enfoui dans un tunnel de glace sèche sous l’une des stations de traitement du pôle Sud ; un puits dans le grand aquifère de Kasei Vallis ; des serres-labos dispersées aux alentours d’Acheron, où l’on cultivait des plantes utiles en pharmacopée ; un centre de communications sous Underhill.
— C’est tout ce que nous connaissons pour l’instant. Arkady pense qu’il existe d’autres groupes qui font la même chose que nous. Parce que lorsque la pression montera, nous aurons tous besoin d’endroits où nous cacher avant de nous battre.
— Allons, dit John. Il va quand même falloir que vous vous mettiez dans la tête que votre scénario de révolution n’est qu’un rêve qui répète la révolution américaine. Vous savez : la frontière, les vaillants pionniers exploités par le pouvoir impérial, la révolte pour faire d’une colonie un État souverain – mais l’analogie est fausse !
— Pourquoi dites-vous ça ? s’étonna Marian. Où est la différence ?
— D’abord, nous ne sommes pas sur des terres où nous pourrons survivre. Ensuite, nous n’avons pas les moyens de nous révolter avec succès !
— Je ne suis pas d’accord sur ces deux points. Vous devriez en parler à Arkady.
— Je vais essayer. En tout cas, je pense qu’il y a quand même mieux à faire que de voler du matériel, quelque chose de plus direct. Nous devons tout simplement dire à l’AMONU quelles seront les bases du nouveau traité de Mars.
Ils hochèrent la tête avec mépris.
— Bien sûr que nous pouvons leur parler, dit Marian, mais ça ne changera rien à ce qu’ils vont faire.
— Pourquoi pas ? Vous croyez vraiment qu’ils peuvent ignorer l’opinion de tous ceux qui vivent ici ? D’accord, il existe maintenant des navettes permanentes, mais nous sommes toujours à une soixantaine de millions de kilomètres de la Terre. Nous sommes là, pas eux. Ça n’est pas l’Amérique de 1769, mais nous disposons de quelques avantages : nous sommes loin, très loin, et nous sommes propriétaires. La chose la plus importante est de ne pas tomber dans leur façon de penser et de commettre les mêmes fautes violentes !
Et il continua ainsi : contre la révolution, les nationalismes, la religion, l’économie – contre tous les modes de pensée terriens qui pouvaient lui venir à l’esprit, tous entremêlés selon son style habituel.
— La révolution n’a jamais vraiment été efficace sur Terre, pas vraiment. Et ici, elle serait démodée. Nous devrions mettre au point un nouveau programme, l’inventer, comme dit Arkady, y compris les moyens de contrôler notre destin. Vous vivez tous dans les rêves du passé, ce qui va nous projeter tout droit dans cette répression dont vous vous plaignez déjà ! Nous avons besoin d’une vue martienne ! D’une philosophie, d’une économie, d’une religion martiennes !
Ils lui demandèrent quels pouvaient être ces nouveaux modes de pensée martiens, et il leva les mains.
— Comment pourrais-je le dire ? Ils n’ont jamais existé, et il est difficile d’en parler, ou même de les imaginer, parce que nous ne disposons pas de modèles. Le problème se représente toujours dès que l’on veut créer quelque chose de neuf. Croyez-moi : je le sais, parce que j’ai essayé. Mais je pense que je peux vous dire à quoi ça devrait ressembler – aux premières années que nous avons vécues ici, quand nous formions un groupe, que nous travaillions tous ensemble. Quand nous n’avions d’autre but dans notre vie que de nous installer ici, de découvrir. Quand nous décidions ensemble de ce que nous devions faire pour ça. Ça devrait ressembler à ça.
— Mais ces jours sont loin, dit Marian, tandis que les autres acquiesçaient. Ça n’est qu’un rêve venu du passé. Des mots. C’est comme si on donnait des cours de philosophie dans une immense mine d’or cernée par des armées.
— Non, non. Je parle de méthodes de résistance, appropriées à notre situation réelle, et non pas de fantasmes révolutionnaires sortis des livres d’histoire !
Et ils continuèrent à argumenter sans cesse, jusqu’à ce qu’ils soient de retour à Senzeni Na. Là, ils se retirèrent dans les chambres des ouvriers, au niveau inférieur. Et ils se remirent à discuter avec passion. Ils franchirent le laps de temps martien, continuèrent durant la nuit. Une sorte de soulagement se répandait dans John, parce qu’il constatait qu’ils commençaient à sérieusement réfléchir – il était évident qu’ils l’écoutaient à présent, et que ce qu’il leur disait était devenu important. Le premier homme était de retour dans son bocal, avec l’approbation d’Arkady, ce qui lui conférait une influence palpable. Il avait accès à leur confiance, il pouvait les obliger à penser différemment, à réévaluer leurs certitudes, à changer d’idée !
John regagna son appartement épuisé mais satisfait. Qu’Arkady en ait eu vraiment l’intention ou non, il avait fait de lui un des chefs de son mouvement. Il le regretterait peut-être, mais il n’était pas question de faire machine arrière. Et John était convaincu qu’il avait agi pour le mieux. Il pouvait être une sorte de lien entre ce mouvement clandestin et l’ensemble de la population de Mars. Il pouvait avoir un rôle déterminant dans les deux camps, les réconcilier, en faire une force unique qui serait plus efficace. Une force qui disposerait des ressources principales de la planète, mais aussi de l’enthousiasme des clandestins. Pour Arkady, cette synthèse était impossible, mais John disposait de pouvoirs qu’Arkady n’avait pas. Aussi pourrait-il, non pas usurper le leadership d’Arkady, mais simplement tout changer. La porte de sa chambre était ouverte. Il se rua à l’intérieur, inquiet. Sam Houston et Michael Chang étaient installés dans les deux fauteuils.
— Et alors, fit Houston, où étiez-vous passé ?
— Oh, ça va ! lança John.
Sa bonne humeur s’était envolée, remplacée par une bouffée de colère.
— Je me suis trompé de porte ? (Il se retourna.) Non. C’est bien mon appartement. (Il leva les bras et cliqua sur son enregistreur de poignet.) Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Nous voulons seulement savoir où vous étiez, dit Houston d’un ton égal. Nous avons désormais tout pouvoir d’entrer où nous voulons et de poser toutes les questions que nous voulons. Donc, vous feriez bien de commencer par me répondre.
— Mais vous n’en avez donc jamais assez de jouer au méchant flic ? Vous ne vous reposez jamais ?
— Tout ce que nous voulons, ce sont des réponses à nos questions, fit Chang d’une voix aimable.
— Oh, je vous en prie, monsieur le gentil flic. Nous sommes tous dans le même cas, non ?
Houston se leva – il était déjà sur le point de perdre son calme et John s’avança jusqu’à n’être qu’à quelques centimètres de lui.
— Sortez de mon appartement. Fichez le camp tout de suite, ou c’est moi qui vais vous virer. Ensuite, on verra qui a le droit d’être ici.
Houston se contentait de le fixer. Sans avertissement, John lui donna une brusque bourrade en pleine poitrine. Houston heurta le fauteuil et se rassit involontairement, avant de se redresser d’un bond. Mais Chang s’interposa.
— Une seconde, Sam ! Attends !
Tandis que John continuait de hurler : « Sortez de cet appartement ! » à s’en faire éclater les poumons tout en cognant sur le dos de Chang, les yeux rivés sur le visage cramoisi de Houston.
Il faillit éclater de rire. Il avait enfin retrouvé sa bonne humeur et il dut se tourner vers la porte pour que l’autre ne voie pas son sourire. Sans cesser de hurler.
Chang poussa son collègue vers le couloir et John les suivit. Ils s’immobilisèrent, Chang prudemment campé entre Houston et John. Il était le plus grand des trois et, soudain, il semblait irrité.
— Alors, qu’est-ce que vous attendiez de moi ? demanda John d’un air innocent.
— Juste savoir où vous étiez, fit Chang, d’un ton rogue cette fois. Nous avons des motifs de soupçonner que votre prétendue enquête sur les sabotages constitue une couverture très pratique pour vous.
— J’ai les mêmes soupçons à votre encontre.
Chang ignora sa réplique.
— Ces événements se produisent toujours juste après vos visites, vous comprenez…
— Non, ils se produisent pendant mes visites.
— Des camions n’ont pas cessé de tomber dans chacun des moholes que vous avez visités pendant la grande tempête. Des virus ont attaqué les logiciels de Sax Russell au Belvédère d’Echus, juste après que vous vous y soyez rencontrés en 2047. Des virus biologiques ont envahi les lichens à propagation rapide d’Acheron immédiatement après votre passage. Et la liste ne s’arrête pas là.
John haussa les épaules.
— Et alors ? Vous êtes là depuis deux mois et c’est tout ce que vous avez trouvé ?
— Si nous ne nous trompons pas, c’est largement suffisant. Alors, où étiez-vous la nuit dernière ?
— Désolé. Je ne réponds pas à des gens qui s’introduisent chez moi par effraction.
— Vous devez répondre. C’est la loi.
— Quelle loi ? Qu’est-ce que vous pouvez faire contre moi ? Il se retourna pour rentrer dans sa chambre, mais Chang s’interposa. John, alors, redevint furieux et bondit sur lui. Mais Chang recula et resta sur le seuil, immobile. John s’éloigna.
Il quitta Senzeni Na cet après-midi-là et s’engagea sur la route des transpondeurs, droit vers le nord, en suivant le flanc est de Tharsis. La route était en parfait état, et trois jours plus tard il avait parcouru 1 300 kilomètres. Il se trouvait au nord-est de Noctis Labyrinthus quand il atteignit une importante intersection à transpondeurs où avait été installée récemment une station de ravitaillement. Il prit à droite, vers l’est, en direction d’Underhill. Jour après jour, dans la tempête, il travaillait avec Pauline.
— Pauline, est-ce que tu peux voir ce que donnent les chiffres concernant le vol de matériel dentaire ?
Elle était aussi lente qu’un humain dès qu’il s’agissait d’une question incongrue, mais la réponse vint enfin. Ensuite, il lui demanda de recenser tous les mouvements des suspects possibles qui lui venaient à l’esprit. Lorsqu’il fut certain des lieux où tous ces suspects s’étaient rendus, il appela Helmut Bronski pour protester contre les agissements de Houston et Chang.
— Ils disent qu’ils travaillent avec votre autorisation, Helmut, et j’ai donc pensé que vous deviez savoir ce qu’ils faisaient exactement.
— Ils font de leur mieux. John, j’aimerais que vous cessiez de vous en prendre à eux pour coopérer un peu. Ça nous aiderait bien. Je sais que vous n’avez rien à cacher, alors pourquoi ne pas nous assister ?
— Écoutez-moi, Helmut. Ils ne me demandent pas mon aide. Ils font de l’intimidation. Dites-leur d’arrêter.
— Mais ils essaient seulement de faire leur boulot. Rien d’illégal ne m’a été rapporté jusque-là.
John coupa la communication. Plus tard, il appela Frank, à Burroughs.
— Que se passe-t-il avec Helmut ? Pourquoi est-il en train de livrer la planète aux flics ?
— Tu es complètement stupide. (Il tapait comme un fou sur un clavier tout en lui répondant, et il semblait avoir à peine entendu la question de John.) Est-ce que tu prêtes seulement attention à ce qui se passe ici ?
— Je le croyais, dit John.
— Mais on baigne dans l’essence, mon vieux ! Et ces putains de traités qui vont être périmés sont l’allumette qui nous menace. Mais tu n’as jamais compris pourquoi on était venus ici ; alors qu’est-ce que tu voudrais comprendre maintenant ?
Il continuait de pianoter sur son clavier, sans détourner les yeux de l’écran.
John l’observait sur son bloc de poignet. Il demanda enfin :
— Frank, pourquoi nous a-t-on envoyés ici ?
— Parce que la Russie et nos chers États-Unis étaient à bout de ressources, voilà pourquoi. De vieux dinosaures industriels décrépits, voilà ce que nous étions. Sur le point de se faire bouffer par le Japon, par l’Europe, et par tous ces petits tigres qui proliféraient en Asie. Et nous avions toute cette expérience spatiale à dépenser, des industries aérospatiales aussi énormes qu’inutiles. Alors, on en a fait une équipe pour venir débarquer ici avec l’espoir que ce serait payant ! Et ça l’a été ! Une vraie ruée vers l’or, pour ainsi dire. Encore plus de carburant, parce que c’est ça, le rôle des ruées vers l’or : montrer qui a le pouvoir et qui ne l’a pas. Mais même à présent, il y a encore des tas de tigres là-bas qui sont meilleurs que nous, et ils veulent leur part du gâteau. Il y a des pays surpeuplés et sans ressources. Dix milliards d’humains qui pataugent dans la merde !
— Je croyais t’avoir entendu dire que la Terre tombait en miettes.
— Ça n’est pas exactement ça. Réfléchis : si ce putain de traité ne profite qu’aux riches, alors les pauvres vont se révolter et tout va sauter – mais s’il redistribue les ressources, le taux de population va grimper en flèche et tout va sauter. D’une façon ou d’une autre, c’est ce qui nous guette ! Et ça se passe en ce moment ! Naturellement, les trans n’aiment pas ça, parce que les affaires ne marchent pas vraiment bien quand le monde éclate, tu comprends ? Alors, elles ont peur, et ont décidé d’employer la force pour maintenir la cohésion. Helmut et ces flics ne sont que la partie émergée de l’iceberg, John – il y a des tas de politiciens qui considèrent qu’un état policier sur cette planète, installé pour quelques décennies, serait notre unique chance de parvenir à stabiliser la population sans catastrophe.
Ce qu’ils veulent, ces salauds d’abrutis, c’est tout contrôler d’en haut !
Frank secouait la tête d’un air écœuré. Puis il revint à son écran.
— Frank, est-ce que tu as accepté le traitement ? demanda John.
— Bien sûr. Maintenant, laisse-moi, John. J’ai du travail.
L’été du sud était plus tiède que le précédent, qui avait été enveloppé dans le linceul de la grande tempête, mais quand même plus froid que tous ceux qui avaient été enregistrés. La tempête durait depuis bientôt deux ans, près de trois années terrestres, mais Sax conservait son attitude de philosophe. John l’appela au Belvédère d’Echus et, quand il lui parla des nuits glacées qu’il vivait, Sax se contenta de lui dire :
— Pendant toute la période de terraforming, il est probable que nous ayons des températures très basses. Mais nous ne visons pas un climat chaud. Vénus est chaude. Ce que nous voulons, c’est survivre. Si l’air devient respirable, peu importe qu’il soit froid.
En attendant, il faisait froid partout, et les températures descendaient au-dessous de zéro chaque nuit, même sur l’équateur. Lorsque John rejoignit Underhill, une semaine après avoir quitté Senzeni Na, il découvrit une sorte de verglas rose sur les trottoirs. Dans la faible clarté de la tempête, la ville était presque invisible, mais on avait quelque difficulté à la contourner. Les habitants d’Underhill passaient la plupart du temps à l’intérieur. John consacra quelques semaines à aider l’équipe de bio-ingénierie qui testait une nouvelle espèce d’algue des neiges à propagation rapide. Underhill était envahie par les étrangers, principalement des Européens ou des Japonais mais, heureusement, ils communiquaient en anglais pour la plupart. John s’installa dans l’une des anciennes salles-caveaux, près du coin nord-est du carré. Le vieux carré était moins populaire que l’avenue de Nadia, plus étroit, plus sombre, et la plupart des salles en voûte étaient désormais utilisées pour le stockage. C’était tellement étrange de parcourir les couloirs, de se souvenir de la piscine, de la chambre de Maya, du réfectoire. Tout était maintenant sombre, encombré de caissons. Tout cela remontait à cette période où les cent premiers étaient les cent, c’est tout. Difficile de retrouver des souvenirs précis de cette époque.
Grâce à Pauline, il suivait à la trace un grand nombre d’individus, dont certains membres de l’équipe d’enquête de l’AMONU. Ce n’était pas une surveillance très rigoureuse, car il n’était pas toujours facile de suivre les enquêteurs, et plus spécialement Houston, Chang et leur équipe, qui semblaient se tenir délibérément à l’écart du réseau. Les rapports d’arrivée des spatioports montraient de mois en mois que Frank avait eu raison : ils ne représentaient que la partie visible de l’iceberg. Surtout à Burroughs, où de nombreux fonctionnaires de l’AMONU avaient débarqué sans affectation précise. Ils se répandaient dans les mines, les moholes et autres établissements et travaillaient avec les responsables de la sécurité. Les dossiers de leurs emplois sur Terre étaient tout particulièrement intéressants.
Souvent, au terme d’une séance avec Pauline, il partait faire un tour à l’extérieur, perplexe, concentré. La visibilité s’était nettement améliorée. Les choses commençaient à s’éclaircir en surface, mais la glace rose rendait toujours la progression dangereuse. Il semblait pourtant que la grande tempête s’apaisait. Les vents n’étaient plus que deux à trois fois supérieurs à la moyenne de 30 kilomètres à l’heure. La poussière, parfois, était réduite à une brume dense qui changeait les crépuscules en tourbillons éblouissants de rose pastel, de jaune, d’orange, de rouge et de mauve. Des striures de vert et de turquoise jouaient entre les arcs de glace et les fantômes de soleil, perçant parfois des puits de pure lumière d’un jaune citrin. C’était le spectacle de la nature, éphémère et somptueuse. Dans ce théâtre de coloris brumeux et de mouvements estompés, John oubliait ses préoccupations. Il escalada la grande pyramide de sel, promena les yeux sur le paysage, puis regagna le patrouilleur pour reprendre le combat.
Un soir, après avoir assisté aux fastes du coucher de soleil, il redescendait la pyramide en direction d’Underhill quand il repéra deux silhouettes qui sortaient des garages du côté sud. Elles dévalèrent un tube avant de s’engouffrer dans un patrouilleur. Leurs mouvements étaient rapides et furtifs et il observa plus attentivement. Les deux hommes n’avaient pas mis leurs masques et il identifia aussitôt Houston et Chang à la forme de leur nuque et à leur stature. Ils venaient droit sur lui. John polarisa sa visière et se remit en marche, la tête penchée, s’efforçant de ressembler à n’importe quel travailleur regagnant la station, s’orientant vers le côté pour s’éloigner un peu plus d’eux. Le patrouilleur plongea dans un épais nuage de poussière et disparut brusquement.
Quand il atteignit enfin les sas, il était presque effrayé.
Quand la porte s’ouvrit, il se précipita sur la console de l’intercom. Sous les haut-parleurs, il y avait plusieurs jacks. Avec soin, il déconnecta la carte d’arrêt et dégagea les grains de poussière – les jacks ne servaient plus guère – avant d’insérer son bloc de poignet. Il tapa le code de Pauline, attendit l’encryptage.
— Oui, John ? fit la voix de Pauline dans son casque.
— Pauline, déclenche ta caméra et fais-moi un pano sur ma chambre.
Pauline était posée sur sa table de chevet, reliée à la prise murale. Sa caméra était une petite chose en fibre optique qu’il n’utilisait que rarement. L’image, sur l’écran de son bloc, était minuscule, et la chambre n’était éclairée que par une veilleuse de nuit. De plus, sa visière le gênait et, même en appuyant le bloc sur sa surface, il ne parvenait à distinguer que des formes grises, mouvantes. Il identifia le lit – il y avait quelque chose dessus – puis le mur.
— Recule de 10 degrés.
Il plissa les yeux. Le lit revint. Il y avait un homme sur son lit. Est-ce que c’était bien ça ? Oui, une semelle, un torse, des cheveux. Difficile d’en être certain. La forme ne bougeait pas.
— Pauline, est-ce que tu entends quelque chose ?
— La ventilation, l’électricité.
— Transmets-moi ce que capte ton micro à plein volume.
Il pencha la tête à l’intérieur de son casque, l’oreille collée au haut-parleur. Un sifflement, un souffle, de la statique… Il y avait trop d’erreurs de transmission dans ce genre de processus, surtout avec ces vieux jacks corrodés. Mais il était certain de n’entendre aucune respiration.
— Pauline, est-ce que tu peux entrer dans le système de monitoring d’Underhill, localiser la caméra qui surveille la porte de notre caveau et retransmettre l’image sur mon écran de poignet, s’il te plaît ?
Il avait supervisé l’installation du système de sécurité d’Underhill quelques années auparavant. Pauline avait encore tous les plans et les codes, et il n’eut pas longtemps à attendre pour recevoir l’image du couloir, avec la porte de sa chambre. Les lumières de l’appartement étaient éclairées, et, en panotant, la caméra lui confirma que la porte était fermée. C’est tout.
Il laissa retomber son bras et réfléchit. Cinq minutes s’écoulèrent avant qu’il transmette des consignes au système de sécurité d’Underhill par le biais de Pauline. Il détenait les codes d’accès et il put ainsi donner l’ordre à tout le dispositif de caméras d’effacer les films de surveillance pour les reprendre en boucle sur une heure au lieu du cycle habituel de huit heures. Ensuite, il donna l’ordre à deux robots de voirie de venir ouvrir la porte. Il attendit en frissonnant. Ils arrivaient lentement, de caveau en caveau. Lorsqu’ils ouvrirent la porte, il les vit par le regard de Pauline. La lumière jaillit dans la chambre, d’abord aveuglante, avant de se régler, et il put y voir plus nettement. Oui, il y avait un homme sur son lit. Son souffle devint rapide. Il téléopéra les robots en utilisant les boutons de son bloc. La manœuvre était tremblotante, mais si l’homme se réveillait, tant mieux.
Il ne se réveilla pas. Il oscillait entre les bras des robots qui venaient de le soulever avec toute leur délicatesse algorithmique. Ça n’était qu’un corps inerte. Il était mort.
John inspira profondément avant de poursuivre la téléopération. Le premier robot déposa le cadavre dans la benne de son collègue. Puis il n’eut plus qu’à les renvoyer vers le couloir et le magasin-caveau. Ils croisèrent plusieurs personnes, mais John n’y pouvait rien. Le corps n’était pas visible si l’on ne se penchait pas sur la benne, et il espérait que, plus tard, personne ne se souviendrait d’avoir rencontré les deux robots de voirie.
Quand ils eurent atteint le magasin-caveau, il hésita. Est-ce qu’il devait jeter le corps dans les incinérateurs du quartier des alchimistes ? Mais non – à présent qu’il n’était plus dans sa chambre, il n’était pas nécessaire de se débarrasser du cadavre. Il en aurait même besoin plus tard. Pour la première fois, il se demanda qui ça pouvait être. Il dirigea l’extenseur oculaire du premier robot sur le poignet droit et utilisa son œil magnétique qui parut mettre un temps infini pour se braquer sur le point voulu. Il se stabilisa. Le minuscule tag implanté dans le bloc de poignet contenait des informations en langage standard digital, et il ne fallut qu’une minute à Pauline pour identifier le mort. Yashika Mui, auditeur de l’AMONU, stationné à Underhill, enregistré en 2050. Une personne bien réelle et qui aurait pu vivre mille ans.
John se remit à frissonner. Il s’appuya contre la paroi de brique bleue d’Underhill. Il lui fallait encore attendre une heure, peut-être un peu moins, avant d’entrer. D’un pas nerveux, il se déplaça à l’intérieur du quadrant. D’ordinaire, il lui fallait un quart d’heure pour en faire le tour, mais il constata qu’il y parvenait en dix minutes. Après le deuxième tour, il alla dans le parc de caravaning.
Il ne restait plus que deux des anciennes caravanes. Apparemment abandonnées, elles servaient d’entrepôts. Il surprit des silhouettes dans la poussière sombre, se pétrifia sous l’effet de la peur, mais elles s’éloignèrent. Il retourna alors dans le quadrant d’Underhill, reprit sa ronde, puis se dirigea vers le quartier des alchimistes. Il s’arrêta devant les bâtiments trapus, les antiques circuits de tubes et de tuyauteries avec leurs équations noires, et repensa aux premières années. Et il en était là, le temps d’un clin d’œil. Dans l’obscurité de la grande tempête. Civilisation, corruption, crise. Un meurtre sur Mars.
Il serra les dents. Une heure s’était écoulée. Il était exactement neuf heures du soir. Il retourna dans le sas, enleva son casque, son marcheur et ses bottes dans la salle d’habillement, passa sous la douche, se sécha et revêtit une combinaison avant de se peigner. Il inspira à fond, et se dirigea vers son appartement. À l’instant où il ouvrait la porte, il ne fut nullement étonné de se trouver face à quatre agents de l’AMONU, mais il réussit à prendre un air surpris quand ils lui ordonnèrent de s’arrêter.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il n’y avait là ni Houston ni Chang, mais trois hommes plus la femme qui avait fait partie du premier groupe de Low Point. Les hommes l’encadrèrent sans répondre, poussèrent la porte, et deux d’entre eux pénétrèrent dans la chambre. John refréna son envie de les frapper, de hurler, ou encore d’exploser de rire en voyant leur expression quand ils découvrirent que la pièce était déserte. Lui se contenta de les dévisager avec curiosité, en se limitant à l’attitude irritée de l’homme qui ne comprend rien à ce qui se passe.
Mais quand il fut à l’intérieur, il eut bien du mal à réprimer sa colère. Il se demandait s’il affrontait des policiers trop zélés ou des fonctionnaires du meurtre.
Il profita de leur désarroi devant cette situation inattendue pour leur décocher quelques phrases mordantes et, dès qu’il eut refermé la porte sur eux, il dit :
— Pauline, transmets ce qu’enregistre le système de sécurité, s’il te plaît, et enregistre. Montre-moi les images des caméras.
Pauline commença sa recherche. Il ne fallut que deux minutes aux trois hommes et à la femme pour rejoindre la salle de sécurité, où ils retrouvèrent Chang et les autres. Ils passèrent à la lecture des bobines. John observait sur l’écran de Pauline. Ils parcouraient les boucles, découvraient qu’elles avaient été réduites à une heure, et que les événements de l’après-midi avaient été effacés. Voilà qui allait leur donner à réfléchir. Avec un sourire sombre, John demanda à Pauline de quitter le système.
Une vague d’épuisement l’enveloppa. Il n’était que onze heures, mais l’adrénaline avait cessé de faire son effet, de même que sa dose d’omeg matinale. Il s’assit sur le lit, puis se souvint du cadavre et se leva. Il décida finalement de dormir par terre.
Ce fut Spencer Jackson qui le tira du sommeil pendant le laps de temps martien. On avait découvert un cadavre dans la benne d’un robot de la voirie. Il accompagna Jackson jusqu’à la clinique et observa le corps de Yashika Mui tandis que les enquêteurs le dévisageaient avec méfiance.
La machine à diagnostic se surpassait quand il s’agissait d’autopsie : les premiers prélèvements indiquaient la présence d’un agent coagulant. D’un air sombre, John ordonna une autopsie criminelle totale. On allait passer au scanner le corps aussi bien que les vêtements de Mui, et toutes les particules seraient comparées à son génome. Toutes celles qui ne correspondraient pas seraient analysées et comparées à celles de tous les résidents d’Underhill. Tout en donnant ses instructions, John observa les gens de l’AMONU, mais ils ne cillèrent pas une seconde. Ils avaient sans doute opéré avec des gants ou en marcheur, ou bien par téléopération, comme lui. Il dut se détourner pour masquer le dégoût qu’il éprouvait.
Mais, bien sûr, ils savaient que c’étaient eux qui avaient déposé le corps dans sa chambre, et ils devaient donc soupçonner que c’était lui qui l’avait éclipsé et qui avait effacé les enregistrements des caméras. Ils savaient qu’il savait, ou ils le soupçonnaient du moins. Mais ils n’avaient aucune certitude. Et il n’avait pas la moindre raison de révéler quoi que ce soit.
Une heure plus tard, de retour dans sa chambre, il s’allongea de nouveau sur le sol. Il était épuisé, mais il n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il gardait les yeux fixés au plafond. Et repensait à tout ce qu’il avait appris le jour même.
À l’approche de l’aube, il avait fait le tri. Il céda au sommeil et, quand il se réveilla, il partit faire un tour. Il avait besoin de se retrouver à l’extérieur, loin des humains et de toute cette corruption qui lui donnait la nausée, dans les grandes bourrasques du vent, dans les vagues de poussière.
Mais, en sortant du sas, il découvrit les étoiles dans le ciel. Des myriades d’étoiles brillantes, qui ne scintillaient pas. Les plus faibles étaient visibles, comme si le ciel tout entier était occupé par la Voie lactée.
Quand il émergea de son ébahissement, émerveillé, il courut jusqu’à un intercom et annonça la nouvelle.
Il avait déclenché un véritable pandémonium. Tous ceux qui avaient entendu réveillaient leurs amis, leurs voisins, et ils se précipitaient pour s’emparer d’un marcheur. Les sas ne cessaient de s’ouvrir pour déverser des flots de gens.
Le ciel, à l’est, était devenu d’un rouge noirâtre qui s’éclaircissait peu à peu. Bientôt, le ciel tout entier devint d’un rose profond, puis lumineux. Les étoiles furent balayées, et seules Vénus et la Terre demeurèrent sur l’horizon oriental, au-dessus de la marée du matin naissant. Alors, la clarté se fit plus brillante, encore plus brillante, toujours plus brillante, telle qu’il n’en avait jamais connu dans les jours d’avant la tempête. Derrière les visières, on versait des larmes, et des plaintes émerveillées se croisèrent sur la fréquence commune. L’intercom était saturé par les commentaires et les cris, des silhouettes couraient et dansaient de tous côtés sous le ciel qui se changeait en un dôme éclatant, éblouissant, gonflé de rose, comme près d’éclater, avalant peu à peu Vénus et la Terre. C’est alors que le soleil fendit l’horizon et ruissela sur la plaine comme la marée d’une bombe thermonucléaire. Et les gens sautaient, hurlaient, entre les ombres allongées des bâtiments et des rochers. Tous les murs d’Underhill semblaient sortis du pinceau des Fauves et le regard soutenait difficilement les reflets des mosaïques. L’air était clair comme du cristal, presque solide, imprégnant le paysage d’une clarté qui transformait la moindre aspérité en lame de rasoir.
John s’éloigna de la foule en direction de Tchernobyl, à l’est. Il coupa son intercom. Jamais il n’avait vu le ciel d’un rose aussi intense, avec une touche de mauve au zénith. La population d’Underhill semblait prise de folie. Beaucoup n’avaient jamais connu le soleil sur Mars et ils avaient vécu jusqu’alors dans la grande tempête. Il escalada la pyramide pour contempler les tores et les cuvettes qui cernaient Underhill. Ils semblaient givrés ou ensablés, mais leurs formes n’avaient pas changé. Il se mit sur la fréquence commune, mais éteignit dans la seconde : les gens hurlaient de tous côtés pour avoir des marcheurs. Quelqu’un cria que le soleil s’était levé depuis une heure déjà, et John eut du mal à le croire. Il secoua la tête : toute cette agitation venant après la découverte du mort sur son lit l’empêchait de se réjouir vraiment de la fin de la tempête.
Il retourna à la station et offrit son marcheur à deux femmes qui avaient à peu près sa taille et qui se mirent aussitôt à se disputer pour l’avoir. Il descendit au centre de communications et appela Sax à Echus. Dès qu’il l’eut sur l’écran, il le félicita pour la fin de la tempête.
Sax eut un geste brusque, comme si l’événement remontait déjà à plusieurs années.
— Ils se sont amarrés à Amor 2051B, annonça-t-il.
C’était l’astéroïde de glace qu’ils avaient choisi pour une insertion sur orbite martienne. On y installait déjà des fusées qui le détourneraient sur une trajectoire similaire à celle de l’Arès, des années auparavant. Sans bouclier thermique, il se consumerait. Le temps d’arrivée estimée était de six mois. Ça, c’était une nouvelle importante. Et Sax le lui fit comprendre avec son calme habituel : la grande tempête appartenait à l’Histoire.
John ne put que rire. Puis il repensa à Yashika Mui, et il en parla à Sax parce qu’il voulait que quelqu’un d’autre partage son amertume. Mais Sax se contenta de cligner des yeux, comme à son habitude.
— Ça devient sérieux, dit-il.
Écœuré, John lui dit au revoir.
Il gagna l’atrium central et se promena au milieu des plantes, toutes atrophiées par la tempête, dressées vers les éclairages d’appoint. Le ciel était toujours rose sombre, mais en même temps très brillant. La plupart des gens qui étaient sortis dans les premières minutes étaient maintenant de retour, et John rencontra quelques amis, des relations, pour la plupart des étrangers. Il retourna dans les caveaux et fut applaudi plusieurs fois. Si on le pressait de prononcer un discours, il grimpait sur une chaise et lançait quelques mots. Il lui arriva d’être véhément. La plupart du temps, il improvisait. Les autres devaient se dire qu’il était saoul, qu’il avait fêté la fin de la grande tempête. Très bien, parfait. Peu importait ce qu’il faisait, du moment que la légende était préservée.
Il entra dans une salle où étaient rassemblés des Égyptiens. Non pas des soufis tels que ceux qu’il avait rencontrés, mais des musulmans orthodoxes, qui bavardaient tous en même temps en buvant du café fort sous le soleil, souriant derrière leur moustache, extrêmement cordiaux pour une fois, et même visiblement heureux de le voir. Surpris et séduit, il leur dit sans réfléchir :
— Vous savez que nous partageons tous un nouveau monde. Si vous ne fondez pas vos actes sur la réalité martienne, vous deviendrez schizophrènes : votre corps sera sur une planète et votre esprit sur une autre. Aucune société partagée de cette façon ne saurait fonctionner longtemps.
— Allons, lui répondit l’un d’eux sans cesser de sourire. Il faut comprendre que nous avons déjà voyagé. Nous sommes un peuple de voyageurs. Mais, où que nous soyons, La Mecque est notre demeure spirituelle. Nous pourrions voler jusqu’à l’autre bout de l’univers que ce serait encore vrai.
Il ne voyait rien à ajouter à cela. En fait, une honnêteté aussi directe était tellement plus propre, plus claire que tout ce qu’il avait affronté cette nuit-là, qu’il dit :
— Je vois, et je comprends.
Il comparait ce qu’il venait d’entendre à toute l’hypocrisie occidentale, où les gens parlaient affaires après la messe, des gens qui étaient incapables d’affirmer une vraie croyance, qui ne pensaient qu’en termes de constantes physiques et qui répétaient, comme Frank le disait si souvent : Les choses sont comme ça, pas autrement.
Il se sentait un peu mieux lorsqu’il quitta les Égyptiens. Il retourna vers son appartement en prêtant vaguement l’oreille aux appels, aux rires, aux cris, aux plaisanteries scientifiques. (Un organisme halophyte[37] au point qu’il n’aime pas la saumure parce qu’elle contient trop d’eau… Rires.)
John avait une idée. Spencer Jackson était son voisin. Il le saisit au vol pour lui en faire part.
— On devrait rassembler un maximum de gens pour célébrer la fin de la tempête. Tous les anciens de Mars, tu vois, et même tous ceux qui voudront bien y participer. Tous ceux qui souhaitent être là.
— Où ?
— Sur Olympus Mons, dit John sans même avoir réfléchi. On arrivera probablement à convaincre Sax de calculer la chute de son astéroïde de glace pour qu’on puisse y assister.
— Bonne idée ! dit Spencer.
Olympus Mons est un volcan bouclier, un cône sans abrupts, dont la hauteur exceptionnelle résulte de son diamètre exceptionnel. Il culmine à 25 000 mètres au-dessus d’Amazonis Planitia, mais il se déploie sur huit cents kilomètres et la moyenne de ses pentes de dépasse pas 6 degrés. À sa périphérie, un renflement important forme un escarpement circulaire haut de 7 000 mètres, et cette falaise exceptionnelle, deux fois plus haute que le Belvédère d’Echus, est en de nombreux endroits presque verticale. Certains à-pic ont attiré de nombreux grimpeurs, mais nul n’est encore parvenu jusqu’au point culminant. Pour la plupart des habitants de la planète, l’escarpement n’est qu’un simple obstacle impressionnant sur le chemin qui conduit à la caldeira du sommet d’Olympus. Les voyageurs abordent le volcan par une large rampe sur son flanc nord, là où les ultimes déjections de lave ont submergé la falaise. Les aréologues évoquent un fleuve de roche ignifiée large de cent kilomètres, aveuglant, tombant en cataracte depuis une hauteur de 7 000 mètres sur la plaine de lave craquelée et noire, s’empilant vague après vague, de plus en plus haut… C’est ce flot de lave qui a laissé une rampe d’accès dont l’escalade est aisée. Ensuite, une marche de deux cents kilomètres permet d’accéder au rebord de la caldeira.
Le pourtour du sommet d’Olympus Mons est si large et plat que, tout en ayant une vue parfaite sur les anneaux multiples de la caldeira, on ne peut voir le reste de la planète. Seul le ciel est accessible. Mais, sur le flanc sud du pourtour, il existe un petit cratère d’impact météoritique, qui ne porte d’autre nom que son relevé cartographique : THA-Zp. L’intérieur de ce petit cratère est plus ou moins abrité des courants ténus qui soufflent sur Olympus, et si l’on se tient sur l’arc sud de son rebord déchiqueté, on peut découvrir le bas du volcan et, au-delà, la plaine immense de Tharsis, vers l’ouest. Ainsi, on a l’impression de contempler Mars depuis une plate-forme sur orbite très basse.
Il fallut presque neuf mois, en fait, pour que l’astéroïde soit amené au point de rendez-vous avec Mars, et l’annonce de la fête qu’allait donner John avait eu tout le temps de se répandre. Ils arrivaient de partout, en caravanes de patrouilleurs qui s’étiraient sur la rampe nord et autour de la pente sud de Zp. Là, ils dressèrent d’immenses tentes en croissant aux parois translucides, avec des planchers rigides isolés à deux mètres au-dessus du sol. C’était le dernier cri en matière d’abri provisoire, et tous les croissants étaient tournés vers le haut de la pente. Ainsi, ils formaient autant de gradins, pareils à des jardins en terrasses, des serres dressées au-dessus de l’immensité de ce monde de bronze. Durant une semaine, les caravanes ne cessèrent d’affluer, puis vinrent des dirigeables. Ils s’arrimèrent dans le cratère de Zp qui ressembla bientôt à un cirque rempli de ballons d’anniversaire multicolores.
La foule surprit John : il s’était attendu à ne voir que quelques amis dans ce site éloigné. Encore une nouvelle preuve de son incapacité à comprendre l’évolution de la population nouvelle. Ils étaient sans doute près de mille et la vision était stupéfiante. Bien sûr, il y avait des visages connus, et d’autres très familiers. En fait, ses amis étaient rassemblés là, en quelque sorte. C’était comme s’il découvrait une ville dont il avait jusqu’alors ignoré l’existence. Les représentants des cent premiers étaient nombreux, quarante en tout : Maya et Sax, Ann et Simon, Nadia et Arkady, Vlad et Ursula, plus le groupe d’Acheron, Spencer, Alex et Janet, Mary, Dmitri et Elena, et celui de Phobos, plus Armie, Sacha et Yeli, et d’autres encore qu’il n’avait pas vus depuis vingt ans peut-être. Tous ceux qui lui étaient proches étaient là, sauf Frank, qui avait prétexté être trop occupé, et Phyllis, qui n’avait même pas répondu à son invitation.
Mais il n’y avait pas que les cent premiers. Il fit le compte des anciens amis, ou des amis de ses amis : beaucoup de Suisses, au nombre desquels les gitans constructeurs de routes, des Japonais venus de tous les coins de la planète, les Russes, et aussi ses camarades soufis.
Chaque jour, ils s’élançaient de plus en plus nombreux sur la pente pour recueillir des échantillons de roche. Le météore qui avait formé Zp avait laissé un champ de fragments de lave bréchiforme où l’on trouvait des cônes de stishovite semblables à des éclats de poterie, noirs, rouge sanguinolent, ou ocellés par des impacts de diamant. Une équipe aréologique grecque avait amené un four et entreprit d’émailler certains éclats en jaune, en bleu ou en vert. Ils revêtirent le sol d’une mosaïque multicolore. L’idée se répandit et, deux jours après, chaque tente se dressait au-dessus d’un parterre aux motifs personnalisés : cartes de circuits, images d’oiseaux ou de poissons, abstractions, dessins d’Escher, calligraphies tibétaines qui proclamaient Om Mani Padme Hum, cartes de la planète, équations, portraits, paysages…
John allait d’une tente à l’autre, il bavardait avec tous, s’imprégnait de l’atmosphère de carnaval. Ils faisaient la fête, buvaient, bavardaient durant des heures quand ils ne partaient pas en folles excursions sur les anciens champs de lave pour composer d’autres mosaïques ou danser sur la musique des orchestres amateurs qui s’étaient peu à peu formés. Le meilleur était un groupe de percussions, avec des batteries magnésiques, dont les musiciens venaient de Trinidad, l’un des pavillons de complaisance les plus répandus parmi les transnationales, mais où il existait un solide mouvement de résistance locale représentée justement par ce groupe. Il y avait aussi un groupe de country américain avec un très bon joueur de slide guitar, plus un orchestre irlandais avec ses instruments de fabrication locale, tellement nombreux qu’il pouvait jouer en non-stop.
C’était un merveilleux festival et John nageait dans le bonheur. Il n’avait plus besoin d’omegendorphe, et quand Marian et ses amis de Senzeni Na lui proposèrent des tablettes, il répondit en riant :
— Non, je ne pense pas que j’en aie besoin en ce moment. Ça serait… comme de déverser du permafrost sur Vastitas Borealis.
— Ou de pomper un peu plus de C02 dans l’atmosphère.
— Ou de décharger de la lave sur Olympus.
— Ou d’infiltrer encore un peu de sel dans ce maudit sol.
— Ou de pulvériser de l’oxyde de fer sur cette pauvre planète !
— Exactement ! s’écria John en riant. Je suis déjà dans le rouge !
— Pas aussi rouge que ceux-là, fit quelqu’un en pointant un doigt vers le ciel, à l’ouest. Trois dirigeables couleur sable remontaient la pente du volcan. Ils étaient petits et d’aspect désuet, et ne répondaient pas aux appels radio. Ils rasèrent le rebord du cratère et s’amarrèrent au milieu des autres ballons multicolores. Tous attendaient que les observateurs postés aux sas identifient les passagers. Quand les nacelles s’ouvrirent et qu’une vingtaine de silhouettes apparurent en marcheurs, le silence s’installa.
— C’est Hiroko, annonça Nadia sur la fréquence commune.
Les représentants des cent premiers se précipitèrent alors vers la tente du haut, les yeux fixés sur le tube qui courait sur le rebord. Les visiteurs se dirigeaient vers le sas et ils entrèrent bientôt : Hiroko, Michel, Evgenia, Iwao, Gene, Ellen, Rya, Raul, et pas mal de jeunots.
Appels et cris de joie, colère et reproches se répondaient et se mêlaient dans des étreintes amicales ou bourrues. Quelques larmes coulèrent, reflets du bonheur ou du regret… John lui-même ne put s’empêcher de serrer Hiroko entre ses bras pour la secouer un peu trop violemment, après toutes ces journées qu’il avait passées seul dans son patrouilleur, à sa recherche, espérant une réponse plausible à son inquiétude, à son anxiété. Il aurait voulu lui crier tout ce qu’il avait ressenti, lui lancer des mots durs, mais il retrouvait son visage et son sourire presque inchangés. Elle était plus maigre, plus svelte. Son image se superposait à celle, un peu floue, qu’il avait gardée dans sa mémoire. C’était comme un maquillage hallucinatoire, et il ne put que dire :
— Oh, je voulais tellement te parler !
— Et moi aussi, souffla-t-elle, et ces quelques mots furent à peine perceptibles dans le tumulte.
Nadia s’était interposée entre Maya et Michel. Car Maya hurlait sans arrêt :
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Et elle éclata en sanglots. L’attention de John fut brusquement distraite et, regardant par-dessus l’épaule d’Hiroko, il lut sur le visage crispé d’Arkady une expression très nette : C’est plus tard qu’il faudra répondre à toutes les questions. Ce qui l’arracha au cours de ses pensées. Oui, ils devraient prononcer des paroles difficiles mais, pour l’instant au moins, ils s’étaient retrouvés ! Et le niveau de bruit à l’intérieur des tentes du cratère avait augmenté de 20 décibels. Ils clamaient tous bruyamment leur joie d’être de nouveau ensemble.
Tard dans la soirée, John rassembla les représentants des cent premiers, qui étaient maintenant une soixantaine. Ils se retrouvèrent tous dans la tente du haut et observèrent un instant le paysage et l’ensemble du camp.
Tout paraissait tellement plus grand qu’Underhill et les étroites plaines rocailleuses qui l’entouraient… Tout avait changé. Le monde et sa civilisation étaient plus vastes et plus complexes. Mais ils étaient là, ensemble à nouveau. Les visages familiers s’étaient transformés avec le temps, évadés, comme cette vieille planète. C’était presque comme s’ils pouvaient deviner les aquifères derrière le regard des autres. Ils tournaient presque tous autour des soixante-dix ans. Et le monde était bien plus grand que lors de leur arrivée – et bien différent. Après tout, il était possible qu’ils se voient encore vieillir pour des années. Et c’était un sentiment étrange.
Ils se retrouvèrent tous installés sur des chaises, à se passer les crackers, le fromage et les bouteilles de vin rouge. John se laissa aller en arrière et regarda autour de lui. Arkady trônait au milieu de Maya et de Nadia, ses mains sur leurs épaules. Ils étaient en train de rire tous trois d’une plaisanterie de Maya. Sax, comme d’habitude, clignait des yeux à la façon d’un hibou heureux, et Hiroko était radieuse. Il y avait bien des années que John n’avait pas reconnu une pareille expression du bonheur. Il songea que c’était une honte de perturber un tel moment, mais l’instant était idéal et il ne retrouverait jamais pareille occasion. Aussi, profitant d’un instant d’apaisement dans les bavardages, il lança à Sax d’une voix haute et claire :
— Je peux te dire qui est derrière les sabotages.
Sax cilla.
— Vraiment ?
— Oui. (John se tourna vers Hiroko.) Ce sont les tiens, Hiroko.
L’expression de bonheur s’évanouit de son visage, mais elle continuait de sourire. Portant, son sourire était maintenant celui, secret, réservé aux gens vieillissants.
— Non, non, protesta-t-elle doucement en secouant la tête. Tu sais bien que je serais incapable de ça.
— C’est ce que j’ai pensé. Mais tes gens agissent derrière ton dos. Tes enfants, à vrai dire. Ils travaillent avec le Coyote.
Ses yeux se plissèrent et elle jeta un bref regard vers les tentes du bas.
Quand elle revint à John, il poursuivit :
— C’est toi qui les as élevés, non ? Tu as fertilisé tes ovules et tu les as développés in vitro ?…
Elle n’eut qu’une brève hésitation avant d’acquiescer.
— Hiroko ! lança Ann. Tu ne savais même pas comment cette technique d’ectogénèse fonctionne !
— Nous l’avons testée. Les enfants sont nés normalement.
Ils étaient tous silencieux, les yeux fixés sur Hiroko et John.
— C’est sans doute vrai, dit-il, mais certains d’entre eux ne sont pas d’accord avec tes idées. Ils agissent de leur côté, comme le font souvent les gamins. Ils ont des canines en pierre, n’est-ce pas ?
Hiroko plissa le nez.
— Ce sont des couronnes. En matériaux composites. Une mode stupide.
— Mais une sorte de badge. Que des gens de la surface ont repris, des gens qui sont en contact avec tes gamins, qui les aident pour les sabotages. J’ai failli être tué à Senzeni Na. Mon guide avait une canine en pierre. Mais il m’a fallu longtemps pour m’en souvenir. J’avais supposé tout le temps que c’était par pur accident que nous étions au fond du puits à l’instant où ce camion est tombé. Je ne les avais pas prévenus de ma visite, et j’ai donc supposé que tout ce plan avait été préparé avant que j’arrive, et qu’ils n’ont pas su comment l’arrêter. Okakura est sans doute descendu avec moi en se disant qu’il allait se faire écraser comme un insecte pour le bien de la cause.
— Tu en es certain ? demanda Hiroko.
— Tout à fait. Longtemps, je me suis embrouillé dans cette affaire, parce qu’il n’y a pas qu’eux – il se passe d’autres choses. Mais quand je me suis souvenu de la première fois où j’avais vu cette canine en pierre, j’ai découvert que tout un container de matériel dentaire était arrivé de la Terre en 2044, vide. Toute une cargaison avait été pillée. J’avais une piste. Et les sabotages ont continué, sur des sites et à des moments où aucune personne du réseau n’aurait pu être soupçonnée. Comme lorsque j’ai rendu visite à Mary, à l’aquifère de Margaritifer, la nuit où ce puits a sauté. Il était évident que ça n’était pas le fait d’un des résidents de la station, et personne d’autre ne se trouvait à proximité. Donc, c’était venu de l’extérieur du réseau. Et j’ai pensé à toi. (Il haussa les épaules comme pour s’excuser.) Quand on vérifie de près, on constate que près de la moitié des sabotages ne peut être imputée à des gens appartenant au réseau. D’un autre côté, on a toujours plus ou moins repéré des gens avec une canine en pierre dans le secteur incriminé. D’accord, la mode s’est répandue, mais quand même… J’ai pensé à toi, et j’ai demandé à mon ordinateur de me faire une analyse, qui a fait apparaître que les trois quarts des affaires avaient eu lieu très bas dans l’hémisphère sud, ou bien à l’intérieur d’un cercle de 3 000 kilomètres englobant la région chaotique à l’est de Marineris. Dans ce cercle, on trouve de nombreuses stations, mais il m’est apparu avant tout que le chaos est un lieu idéal de refuge pour des saboteurs. Et depuis des années que vous avez quitté Underhill, nous avons déterminé que c’était dans ce secteur que vous vous trouviez.
On ne lisait rien sur le visage d’Hiroko.
— Je vais faire une enquête, dit-elle enfin.
— Bien.
— John, intervint Sax, tu as dit qu’il y avait autre chose ?…
— Oui, il n’y a pas que ces sabotages, vois-tu. Quelqu’un a tenté de me tuer.
Sax cilla, et tous les autres affichèrent une expression de stupeur.
— Tout d’abord, j’ai pensé aux saboteurs. Je me suis dit qu’ils voulaient m’arrêter dans mon enquête. Ça semblait logique, et le premier accident était réellement un acte de sabotage, c’est ce qui m’a trompé. Mais les saboteurs ne veulent pas me tuer – ils ne l’ont pas fait alors qu’ils l’auraient pu. Un soir, j’ai été arrêté par un groupe. Ton fils Kasei en faisait partie, Hiroko, ainsi que le Coyote. Je pense que c’est lui que tu avais caché comme passager clandestin à bord de l’Arès…
Ce qui déchaîna le tumulte – apparemment, ils avaient été nombreux à soupçonner l’existence de ce passager clandestin. Maya se dressa et pointa le doigt sur Hiroko en hurlant. John les fit taire et continua :
— C’est leur visite, leur visite qui m’a fourni la meilleure preuve de ma théorie quant aux sabotages. Parce que j’ai récupéré quelques cellules de peau et que j’ai pu faire déchiffrer l’ADN, et le comparer à d’autres échantillons prélevés sur les sites des accidents. La même personne s’y était trouvée. J’avais donc bien eu affaire aux saboteurs, mais ils n’ont pas tenté de me tuer. Mais, un soir, à Hellas Low Point, on m’a attaqué et on a fendu mon marcheur.
Il hocha la tête devant les exclamations de ses amis.
— C’était la première agression délibérée, et elle s’est produite très peu de temps après que j’aie visité Pavonis et que j’aie eu un entretien avec Phyllis et une bande de types des transnationales à propos de l’ascenseur et tout le reste.
Arkady s’était mis à rire, mais John l’ignora.
— Ensuite, j’ai été persécuté plusieurs fois par des enquêteurs de l’AMONU qu’Helmut avait autorisés à venir m’interroger. S’il a fait cela, c’est sous la pression des mêmes trans. J’ai découvert qu’en fait certains de ces enquêteurs avaient travaillé pour Armscor ou Subarashii sur Terre, plutôt que pour le FBI, comme ils le prétendaient. Ces deux transnationales sont les plus impliquées dans le projet d’ascenseur spatial et l’exploitation minière du Grand Escarpement. Maintenant, elles déploient leurs agents de sécurité un peu partout, en même temps que cette équipe de prétendus enquêteurs qui se promène sur toute la planète. Peu avant la fin de la tempête, certains de ces enquêteurs ont tenté de me faire accuser du meurtre qui a eu lieu à Underhill. Oui, ils ont osé ! Ça n’a pas marché, mais je n’ai aucune preuve qu’ils soient responsables du meurtre. Néanmoins, j’en ai surpris deux qui montaient le traquenard. Je crois qu’ils ont tué ce type rien que pour essayer de me mettre dans une sale situation. Pour que je leur laisse le champ libre.
— Tu devrais en parler à Helmut, dit Nadia. Si nous présentons un front uni et que nous insistons pour que ces gens soient renvoyés sur Terre, je ne pense pas qu’il puisse le refuser.
— Je ne sais pas quels sont encore ses pouvoirs, dit John. Mais ça vaut peut-être le coup d’essayer. Je veux qu’on vire ces types.
Ils étaient tous embarrassés, mais plusieurs d’entre eux avaient été persécutés par d’autres équipes de l’AMONU : Arkady, Alex, Spencer, Vlad et Ursula, et ils convinrent rapidement que c’était une bonne idée que d’essayer de faire expulser les enquêteurs.
— Les deux que tu as cités devraient être réexpédiés d’urgence ! lança Maya.
Sax tapota sur son bloc de poignet et entra aussitôt en liaison avec Helmut. Il lui exposa la situation, appuyé par diverses interventions irritées des autres.
— Si vous ne faites rien, on va donner tout le dossier à la presse terrienne, ajouta Vlad.
Helmut plissa le front, réfléchit et dit :
— Je vais voir. Mais ces deux agents dont vous vous plaignez en particulier seront réexpédiés, c’est certain.
— Faites une vérification ADN avant de les laisser repartir, demanda John. Le meurtrier d’Underhill est l’un d’eux, j’en suis convaincu.
— Ce sera fait, l’assura Helmut d’un ton grave.
Sax coupa la communication et John promena les yeux autour de lui.
— Bon. Mais il va nous falloir bien plus qu’un appel à Helmut pour obtenir les changements nécessaires. Il est temps de retravailler ensemble si nous voulons obtenir tous les résultats souhaités, si nous voulons que le traité nous permette de survivre. C’est un minimum, vous le comprenez. Un début. Il faut que nous formions une unité politique cohérente, quels que soient nos désaccords.
— Ce que nous ferons importe peu, dit Sax, doucement.
Mais ils lui tombèrent immédiatement dessus dans un concert de protestations véhémentes.
— Mais si ! s’écria John. Nous avons autant de chances que les autres d’influer sur ce qui se passe ici !
Sax secoua la tête, mais tous les autres n’écoutaient que John : Arkady, Ann, Maya, Vlad… Chacun l’approuvait selon ses perspectives personnelles. Oui, tout était encore possible. John lisait la réponse sur leurs visages. Seule Hiroko restait de glace, les traits fermés. Et il se souvint tout à coup qu’elle s’était toujours comportée ainsi avec lui. Et il retrouva brusquement l’amertume, le chagrin, et il fut envahi par une soudaine détresse. Il se leva et tendit la main. Le crépuscule approchait et l’immensité courbe de la planète se drapait d’un tissu d’ombres infinies.
— Hiroko, est-ce que je peux te dire quelques mots en privé ? Rien qu’une seconde. Nous pouvons descendre jusqu’à la tente qui est immédiatement en dessous. Ensuite, nous reviendrons ici.
Les autres les regardèrent avec curiosité. Hiroko céda enfin et le suivit.
La tente était quasi déserte. Ils s’installèrent à une extrémité du croissant : les gens respectaient l’intimité des cent premiers.
— Tu aurais des suggestions à me faire pour identifier les saboteurs ? demanda Hiroko.
— Tu devrais commencer par ce garçon appelé Kasei. Celui qui est un mélange de toi et moi.
Elle refusa d’affronter son regard.
Il se pencha vers elle, soudain gagné par la colère.
— Je présume que tu as eu des enfants de tous les hommes qui faisaient partie des cent premiers ?…
Hiroko inclina la tête, puis haussa brièvement les épaules.
— Nous avons pris tous les échantillons que chacun voulait bien donner. Les mères sont toutes les femmes du groupe, et les pères tous les hommes.
— Qu’est-ce qui te donnait le droit de faire ces choses sans notre autorisation ? De fabriquer des enfants sans notre accord ? Pour t’enfuir et te cacher de tous ? Pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi ?
Elle le regarda avec calme.
— Nous avions la vision de ce que la vie sur Mars pouvait être. Nous avons compris qu’elle ne serait pas ainsi. La suite nous a prouvé que nous avions raison. Donc, nous avons pensé à nous installer dans notre propre vie…
— Mais c’est de l’égoïsme absolu, non ? Nous avons tous eu une vision de la vie sur Mars, nous voulions tous qu’elle soit différente, et nous avons travaillé dur pour ça. Et toi et les autres, pendant ce temps, vous vous êtes tenus à l’écart, vous avez construit votre monde de poche rien que pour votre petit groupe ! Nous aurions eu besoin de votre aide ! J’ai désiré si souvent te parler ! Nous avons eu un enfant ensemble, un mélange de toi et de moi, et tu ne m’en as même pas parlé en vingt ans !
— Non, nous ne voulions pas nous comporter en égoïstes. Nous voulions seulement essayer de prouver par l’expérience qu’on pouvait vivre ici. Écoute-moi, John Boone : il fallait que quelqu’un te montre ce qu’est cette vie différente dont tu parlais. Il fallait bien que quelqu’un la vive vraiment, cette vie !
— Mais si tu la vis en secret, personne ne s’en rend compte !
— Nous n’avons jamais fait le projet de vivre éternellement dans la clandestinité. La situation a mal tourné, et nous nous sommes tenus à l’écart, c’est tout. Mais nous voilà. Et quand on aura besoin de nous, nous reviendrons.
— Mais c’est tous les jours que nous avons besoin de vous ! C’est ça, la vie sociale. Hiroko, tu as commis une erreur. Parce que, pendant que tu te cachais dans ton repaire secret, les chances que Mars demeure telle qu’elle est ont diminué terriblement, et des tas de gens ont travaillé à accélérer ça, même parmi les cent premiers. Et qu’est-ce que tu as fait, toi, pour les arrêter ?
Comme elle ne répondait pas, il continua :
— Je suppose que tu as aidé un petit peu Sax en secret. Je suis tombé sur certaines notes que tu lui avais adressées. Voilà encore un sujet sur lequel je m’oppose à toi : aider certains d’entre nous mais pas d’autres.
— Nous le faisons tous, protesta Hiroko, mal à l’aise.
— Est-ce que ta colonie a eu droit au traitement gériatrique ?
— Oui.
— Et c’est Sax qui a fourni le processus ?
— Oui.
— Est-ce que tes enfants connaissent qui sont leurs parents ?
— Oui.
Il secoua la tête. Il était plus qu’exaspéré.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies pu faire de telles choses !
— Mais personne ne t’a demandé de le croire.
— C’est évident. Mais ça ne t’a pas gêné de voler nos gènes pour fabriquer des enfants sans notre consentement ? Sans que nous le sachions ? Et de les élever sans que nous ayons le moindre rôle dans leur enfance ?
Elle haussa les épaules.
— Tu peux reprendre tes enfants, si tu le désires. Mais, il y a vingt ans, est-ce qu’un seul d’entre vous souhaitait avoir des enfants ? Non. Le sujet n’a même jamais été abordé.
— Nous étions trop âgés !
— Non. Nous avons préféré ne pas y penser. L’ignorance est souvent un choix, tu le sais, et elle est très révélatrice de ce qui compte pour les gens. Vous ne vouliez pas d’enfants et, par conséquent, vous avez tout ignoré des naissances tardives. Mais nous, nous avons appris les techniques. Et quand vous verrez les résultats, je crois que vous trouverez que l’idée était bonne. Je pense que vous nous remercierez. Qu’est-ce que vous avez perdu, au fond ? Tous ces enfants sont à nous. Mais ils ont des liens génétiques, comme ceux qui sont de toi et moi, et à partir de maintenant, ils existent. Ils sont en quelque sorte un cadeau-surprise.
Son sourire de Mona Lisa joua fugacement sur son visage.
Toujours cette idée du don, songea John. Il réfléchit un instant.
— Bien. Nous pourrions continuer à parler de ça très longtemps, j’imagine.
Le crépuscule avait transformé le ciel du cratère en un ruban violet sous le dôme des étoiles. Dans les tentes, un peu plus bas, les soufis chantaient : « Harmakhis, Mangala, Nirgal, Auqakuh. Harmakhis, Mangala, Nirgal, Auqakuh ».
— Est-ce que tu resteras au moins en contact avec moi maintenant ? demanda John. Est-ce que tu peux m’accorder ça ?
— Oui.
Ils rejoignirent les autres et, tous ensemble, ils descendirent pour se mêler à la fête. John retrouva les soufis et se mit à tournoyer avec eux, comme ils le lui avaient appris sur la mesa, et tous applaudirent et le récupérèrent au vol quand il perdit le contrôle de ses mouvements. Un homme au visage émacié, avec des dreadlocks, le releva.
— Coyote ! s’écria John.
— C’est moi, oui, dit l’autre, et sa voix éveilla une onde électrique dans l’échine de John. Mais il n’y a aucune raison de vous inquiéter.
Il tendit une flasque à John, qui l’accepta et but une gorgée. La fortune sourit aux audacieux, songea-t-il. C’était de la tequila, apparemment.
— Coyote ! répéta-t-il par-dessus le rythme des tambours de magnésium.
L’autre accentua son sourire, hocha la tête et reprit la flasque pour boire à son tour.
— Kasei est avec vous ?
— Non. Il n’aime pas ce cratère de météore.
Coyote frappa amicalement le bras de John avant de se perdre dans la foule des derviches. Une seconde, pourtant, il regarda John par-dessus son épaule et lui lança :
— Amusez-vous bien !
La tequila était maintenant comme un brasier dans l’estomac de John. Il aimait tout le monde : les soufis, Hiroko, et maintenant le Coyote. Il aperçut Maya, se précipita vers elle, passa un bras autour de ses épaules, et des gens levèrent leur verre à leur passage.
Le compte à rebours annonça moins deux minutes, et ils furent nombreux à se précipiter vers le haut pour observer le ciel du sud. L’astéroïde de glace se consumerait probablement en une unique trajectoire sous cet angle d’injection accentué. Si son volume était bien le quart de celui de Phobos, il se transformerait en vapeur, puis en molécules séparées d’hydrogène et d’oxygène, en quelques minutes. Nul ne pouvait savoir à quoi allait ressembler le spectacle.
Ils restèrent donc là, certains reprenant la mélopée. Ils entamèrent le compte à rebours, hurlant à pleins poumons, retrouvant les appels primitifs des astronautes. Ils poussèrent tous enfin le zéro final et restèrent le souffle suspendu. Quelques battements de cœur : rien ne se passait. Soudain, une boule blanche suivie d’une traînée de feu ardent jaillit à l’horizon du sud-ouest. Elle était aussi grosse que la comète de la tapisserie de Bayeux, plus brillante que toutes les lunes de Mars, tous les miroirs de l’espace et toutes les étoiles. De la glace en fusion qui pleuvait depuis le ciel, blanche sur fond noir, suivant une trajectoire basse et rapide, si basse qu’elle était à peu près au niveau d’Olympus et qu’ils distinguaient les fragments qui s’éparpillaient autour de la queue comme autant d’étincelles géantes. Alors, à mi-course, la comète de glace éclata, et ses débris incandescents, éblouissants, se dispersèrent comme une immense volée de mitraille. Et toutes les étoiles vibrèrent à la seconde où la première onde de choc frappa les tentes. Une deuxième suivit, accompagnant l’averse violente de morceaux de phosphore qui s’abîmèrent très vite à l’horizon du sud-est, prolongés de leurs sillages de feu qui s’éteignirent après eux. Et la nuit revint, comme si rien ne s’était passé. Si ce n’est que les étoiles scintillaient, maintenant.
Ils avaient tant attendu, et le passage n’avait duré guère plus de deux ou trois minutes. Pour la plupart, ils étaient demeurés silencieux devant le spectacle, mais certains avaient laissé échapper des cris, comme s’ils assistaient à un feu d’artifice, puis ensuite, lorsque les deux explosions s’étaient succédé. À présent, le silence était aussi total que l’obscurité, et chacun restait figé sur place. Que faire après un pareil événement ?
Mais Hiroko accourait déjà entre les tentes, en direction de John, Maya, Nadia et Arkady. Elle fredonnait une incantation, d’une voix basse mais qui portait alentour, dans chaque tente :
— Al-Qahira, Arès, Auqakuh, Bahram. Harmakhis, Hrad, Huo Sing, Kasei. Ma’adom, Maja, Mamers, Mangala. Mawrth, Nirgal, Shalbatanu, Simud, Tiu.
Elle vint se planter devant John, lui prit la main droite, la leva très haut, et lança :
— John Boone ! John Boone !
Et c’est alors qu’ils se mirent tous à l’ovationner :
— Boone ! Boone ! Boone ! (Et d’autres enchaînèrent :) Mars ! Mars ! Mars !
Et John, soudain paralysé, sentit son visage devenir d’un rouge ardent, comme si un fragment du météorite venait de lui cogner la tête. Tous ses vieux amis riaient en le regardant, et Arkady lui cria avec un accent qu’il devait juger parfait :
— Vas-y ! Parle ! Parle ! Paarrle !
D’autres reprirent en chœur, et puis, après quelque temps, la rumeur s’apaisa, et la foule attendit. Il ne percevait plus que quelques gloussements de rire devant son expression éberluée. Hiroko, alors, lui lâcha la main droite et il la leva en même temps que la gauche, éperdu, les doigts écartés.
— Mes amis, que voulez-vous que je vous dise ? La chose s’est produite, et il n’y a pas encore de mots pour la décrire !
Mais dans le torrent de son sang couraient l’adrénaline, la tequila, l’omegendorphe, plus le bonheur, et les mots suivirent et jaillirent, comme tant de fois auparavant.
— Voilà : on est sur Mars ! (Rires.) C’est un don immense qui nous a été fait, et la raison même pour laquelle nous devons consacrer nos existences à la continuation de ce cycle. Exactement comme dans le système éco-économique où ce que l’on prélève sur le tout doit être contrebalancé par ce que l’on y apporte, contrebalancé ou mis en excédent pour créer ce flot anti-entropique qui caractérise toute forme de vie, et tout particulièrement l’irruption de l’existence vitale sur un monde nouveau, un lieu qui ne porte pas plus la nature que la culture. Une planète que nous devons transformer en un monde qui sera notre foyer. Nous savons désormais que tous ces gens différents sont arrivés ici pour des raisons différentes et, plus important, que les gens qui nous ont envoyés ici avaient des raisons différentes pour nous y envoyer. Maintenant, nous commençons à découvrir les conflits suscités par ces différences. Des tempêtes se forment à l’horizon, des météores menacent de tomber en pluie, et certains tomberont droit sur nos têtes, ils ne glisseront pas dans le ciel comme cette grande traînée de glace que nous venons de voir ! (Applaudissements.) Cela pourrait devenir moche et, tôt ou tard, ça sera moche, mais il faudra nous rappeler que si ces chutes de météores enrichissent l’atmosphère, la rendent plus dense et apportent l’élixir oxygène dans cette soupe empoisonnée qui nous entoure, l’apaisement des conflits humains peut avoir le même résultat en faisant fondre le permafrost de notre base sociale, et toutes ces institutions gelées, pour nous laisser face à la seule nécessité de création, au besoin impérieux d’inventer un nouvel ordre social purement martien, aussi martien qu’Hiroko Ai, notre Perséphone sortie enfin du régolite pour nous annoncer ce nouveau printemps ! (Applaudissements.) Bon, je sais que j’ai dit et répété que nous devions repartir de zéro, mais, ces dernières années, j’ai beaucoup voyagé, j’ai rencontré beaucoup de monde, et j’ai compris que j’avais tort de dire la chose comme ça. Ce n’est pas comme si nous étions totalement dépourvus et forcés de conjurer des formes divines dans le vide – nous avons nos gènes, nos gènes culturels, et ce que nous accomplissons ici, c’est aussi du génie génétique. Nous avons nos éléments ADN de culture, construits, puis rebrassés par l’Histoire. Nous pouvons choisir, couper et clipper afin d’obtenir ce qu’il y a de mieux dans notre patrimoine génétique, tricoter le tout comme les Suisses l’ont fait pour leur constitution, les soufis pour leur croyance, le groupe d’Acheron pour son dernier lichen à croissance rapide. Un peu de ceci, un peu de cela, tout ce qui peut convenir, en gardant bien à l’esprit la règle de la septième génération, en arrière dans le temps comme en avant. Et je vous dirai même sept fois sept, parce que désormais nos existences vont s’étendre sur des années de plus, et nous ne savons pas encore quels seront les effets produits. Mais une chose est vraie : l’altruisme et l’égotisme se fondent ensemble plus que jamais auparavant. Mais c’est à la vie de nos enfants et de nos arrière-petits-enfants qu’il nous faut penser, parce que nous devons leur donner autant de chances de survivre que nous en avons eues, et, espérons-le, plus encore. Car nous allons pouvoir canaliser l’énergie du soleil par des moyens plus ingénieux encore et inverser le flux de l’entropie dans cette petite poche du flux universel. Je sais que je résume bien mal les choses alors que ce traité qui régit nos existences doit déjà être renouvelé, mais nous devons garder ces questions-là à l’esprit, car ce qui se prépare n’est pas seulement un nouveau traité, mais plutôt une sorte de congrès constitutionnel. Ce qui nous occupe, c’est le génome de notre organisation sociale : vous pouvez faire ceci, pas cela ; vous devez faire ça, prendre ou rendre. Nous avons jusqu’alors vécu selon des règles édictées pour une terre désertique. Le traité de l’Antarctique, fragile et idéaliste, a longtemps protégé le continent froid de toute intrusion, jusqu’à cette dernière décennie, où ont été donnés les premiers coups de griffes. Ces égratignures annonçaient ce qui commence à se passer ici même. L’usurpation des règles établies est visible partout, comme un parasite qui se nourrirait sur la frange de l’hôte-organisme. C’est cela, la redéfinition des règles : l’ancienne, cupidité parasite des rois et de leurs séides. Le système que nous avons baptisé ordre mondial transnational n’est qu’une autre forme de féodalité, un faisceau de règles anti-écologiques, qui ne rapporte rien mais enrichit une élite internationale instable tout en appauvrissant tout le reste et, en fait, cette prétendue élite tout aussi bien. À l’écart du véritable effort humain, et donc de la signification véritable des réalisations humaines, parasite au sens le plus exact du terme, forte de tous les parasites qui contrôlent le pouvoir, qui se nourrissent des produits de l’effort humain tout en fourbissant les forces répressives destinées à maintenir l’état des choses ! (Applaudissements.)
« Mes amis, à ce point, c’est la démocratie contre le capitalisme. Sur cet avant-poste de la civilisation, nous sommes sans aucun doute mieux en mesure d’apprécier la situation et de mener cette bataille. Ce monde est désert et ses ressources sont rares et épuisables. Nous allons être balayés dans le combat, et nous n’avons pas d’autre choix que d’y participer : nous sommes l’un des enjeux et notre sort dépendra de ce qui va se passer dans l’univers humain. Nous avons donc intérêt à faire cause commune, pour Mars, pour nous tous, pour tous ceux qui vivent sur Terre et pour les sept générations. Cela risque d’être dur et de prendre des années. Plus nous serons forts, meilleures seront nos chances. C’est pour ça que je suis tellement heureux d’avoir vu ce météore qui nous apportait la matrice de la vie, heureux de vous retrouver tous rassemblés ici pour célébrer l’événement. Vous formez le congrès de tout ce que j’aime sur ce monde, mais je crois que nous ferions aussi bien d’écouter la musique de nos tambours magnésiques, de danser jusqu’au bout de la nuit avant de nous disperser demain à tous les vents, sur tous les flancs de cette montagne, pour porter notre message.
Des ovations folles montèrent vers John. L’orchestre attaqua en rythme, et la foule se remit en mouvement.
La fête dura toute la nuit. John circulait, il entrait dans les tentes, serrait des mains, échangeait des accolades.
— Merci, merci, merci, disait-il. Je ne sais même plus ce que j’ai dit. Mais je sais ce que je voulais dire depuis longtemps.
Ses anciens amis riaient. Sax, très calme, lui déclara en buvant un café :
— Du syncrétisme, c’est ça, non ?… Très intéressant, et bien exposé…
Maya, avec son sourire le plus fugace, vint l’embrasser, de même que Vlad, Ursula et Nadia.
Arkady le souleva entre ses bras et le fit tournoyer avec un grondement de joie tout en l’embrassant sur les deux joues.
— Hé, John ! Est-ce que tu pourrais me répéter tout ça, dis ? Tu sais que tu m’as épaté ? Complètement épaté ! Comme toujours !
Puis il retrouva Hiroko et son sourire secret, avec Michel et Iwao.
— Je crois, déclara Michel, que c’est ce que Maslow appelait une expérience de pointe.
Iwao, avec un grognement, lui donna un coup de coude, tandis qu’Hiroko posait l’index sur le bras de John comme pour lui communiquer une force, lui apporter un don.
Le lendemain, ils nettoyèrent le site, plièrent les tentes, ne laissant derrière eux que les plaques de mosaïque qui formaient comme un collier coloré autour du grand volcan noir. Ils se dirent au revoir et les dirigeables dérivèrent vers le ciel comme autant de ballons échappés de la main d’un enfant. Ceux d’Hiroko, avec leur teinte de sable, furent les premiers à disparaître.
John monta dans le patrouilleur de Maya en adressant un millier d’au revoir. Plus loin sur la bordure d’Olympus, ils rejoignirent Arkady et Nadia, Ann, Simon et leur fils, Peter. John devait leur dire, plus tard :
— Il faut que nous parlions à Helmut et que l’ONU nous accepte en tant que porte-parole de la population. Il faut aussi que nous présentions à l’ONU une esquisse de révision du traité. Vers Ls 90, je dois inaugurer une nouvelle ville couverte à l’est de Tharsis. Helmut devrait être présent. Qu’est-ce que vous diriez que nous nous y retrouvions ?
Seuls quelques-uns seraient disponibles, mais ils avaient des délégués et ils se mirent d’accord sur ce plan.
Le lendemain, ils atteignirent la rampe de l’escarpement nord et se séparèrent.
— C’était une fête formidable ! dit John par radio. On se revoit pour la prochaine !
Les soufis les doublèrent et les saluèrent de la main tout en leur disant au revoir par radio. John reconnut la voix de la vieille femme qui s’était occupée de lui après sa danse folle dans la tempête. Elle lui dit :
Dans ce monde ou dans l’autre,
Ton amour nous guidera plus loin.