Le jour où John Boone fut assassiné, ils étaient sur la pente orientale d’Elysium. C’était le matin et le météore tombait en pluie, en une trentaine de traînées peut-être, toutes noires. J’ignore de quelle matière ces météorites étaient composés, mais ils éclataient tous en noir et non plus en blanc. On aurait dit des avions de guerre du passé qui s’écrasaient au sol à la vitesse d’un éclair. C’était tellement étrange à voir que nous en restions muets. Nous n’avions pas encore entendu la nouvelle, mais quand nous avons été au courant, nous avons compris. Tout s’était passé en même temps, très exactement.
On était au bord du Lac d’Hellas quand le ciel s’est assombri et qu’un vent soudain s’est levé et a abattu tous les tubes de circulation de la ville. Et puis, le bruit a suivi.
On était à Senzeni Na, où il avait beaucoup travaillé. Il faisait nuit et des éclairs jaillissaient sans arrêt, des éclairs géants qui étaient dardés droit sur le mohole. Impossible à croire, et le bruit était assourdissant. Il y avait une photo de lui dans les quartiers ouvriers. Un éclair a touché une fenêtre de l’avenue et on a tous été aveuglés une seconde. Quand on a pu y voir de nouveau, le cadre de la photo était cassé, ça sentait le brûlé. Après, nous avons appris la nouvelle.
On était à Carr et, d’abord, on n’a pas pu y croire. Tous les cent premiers pleuraient. Il devait être le seul qu’ils aimaient tous. Si la moitié d’entre eux venaient à être tués, les autres applaudiraient. Arkady avait complètement perdu la tête. Il a pleuré pendant des heures. Il avait peur, ce qui ne lui ressemblait pas. Nadia essayait de le consoler, mais elle ne pouvait rien y faire. Et elle a fini par craquer elle aussi. C’est à ce moment qu’il s’est précipité au-dehors et qu’il est revenu avec une des boîtes d’émetteur d’ignition. Quand il a expliqué à Nadia comment ça fonctionnait, elle est vraiment devenue furieuse. Et elle lui a demandé pourquoi il avait fabriqué un truc comme ça !… Arkady pleurait et il n’arrêtait pas de lui demander : « Qu’est-ce que tu veux dire, pourquoi ? C’est à cause de ça, c’est à cause de ce qui est arrivé à John. Ils l’ont tué ! Ils l’ont tué ! Et maintenant, à qui le tour ? Ils sont capables de tous nous liquider s’ils le peuvent ! » Et Nadia qui voulait absolument rendre l’émetteur. Ça le rendait fou ! Il n’arrêtait pas de lui répéter : « Je t’en prie, Nadia, c’est seulement en cas d’urgence, tu comprends ? Seulement en cas d’urgence… » Et elle a bien été forcée de le garder pour le calmer. Non, je n’ai jamais rien vu de pareil…
Nous nous trouvions à Underhill au moment de la panne. Quand le courant a été rétabli, toutes les plantes étaient gelées. Avec la lumière et la chaleur, elles se sont flétries. Nous nous étions rassemblés pour parler de lui pendant toute la nuit. Je me rappelais son arrivée sur Mars dans le début des années vingt, comme pas mal d’entre nous. J’étais un gosse à cette époque, mais je me rappelle que ses premiers mots m’avaient fait rire. Et j’ai été très surpris de voir que les adultes riaient, eux aussi. Je crois bien que c’est à ce moment-là que tout le monde est tombé amoureux de lui. C’est normal, non ? Comment pourrait-on ne pas aimer quelqu’un qui débarque le premier sur une autre planète et qui dit comme ça ! Voilà, on y est. Impossible.
Oh, je ne sais pas vraiment. Une fois, je l’ai vu cogner sur un type. C’était dans le train de Burroughs. Il y avait une femme qui allait aux toilettes. Elle avait une difformité : un gros nez et pas de menton. Et quelqu’un a dit sur son passage : « Bon Dieu, y a une méchante fée qui s’est salement occupée d’elle ! » Et c’est pour ça que Boone l’a cogné. Il a collé le type dans un autre siège et il lui a dit, je crois, qu’une femme moche, ça n’existait pas. Ça, ça le regarde.
Il le pensait, alors qu’il couchait avec une nouvelle femme chaque nuit, sans se soucier de quoi elles avaient l’air. Ni même de leur âge. Quand on l’a trouvé avec cette fille de cinquante ans, il a bien dû s’expliquer. Je suppose que Toitovna n’a jamais entendu parler de cette affaire, sinon elle lui aurait mis un coup de pied dans les burnes, comme des centaines d’autres. Est-ce que vous savez qu’il aimait faire ça dans un planeur avec la fille sur lui pendant qu’il pilotait ?
Mon vieux, je l’ai vu sortir un planeur d’un courant descendant qui aurait écrasé n’importe qui d’autre. S’il avait tenté de résister, l’appareil aurait été déchiré, mais il a suivi le mouvement en tombant à mille mètres à la seconde et, juste à l’instant où il allait se crasher, il a esquivé sur le côté et l’a plaqué à l’atterrissage vingt mètres plus loin. Quand il est descendu, il avait du sang qui lui coulait du nez et des oreilles. C’était le meilleur pilote de Mars : il volait comme un ange. Et puis, Bon Dieu, les cent premiers seraient tous morts s’il n’avait pas dirigé l’insertion sur orbite. C’est ce qu’on m’a dit.
Il y avait des gens qui le haïssaient. Et ils avaient de bonnes raisons pour ça. Il a empêché la construction de la mosquée sur Phobos. Et il pouvait se montrer cruel. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un de plus arrogant que lui.
— C’est une question de volonté, dit Frank Chalmers à son reflet dans le miroir.
Cette phrase était tout ce qui lui restait du rêve qu’il avait fait juste avant de se réveiller. Il se rasa à grands coups nerveux. Il se sentait tendu, sous l’effet d’une énergie qui ne demandait qu’à éclater. Et il avait envie d’aller travailler. Un autre reste de son rêve : C’est celui qui en veut le plus qui gagne !
Il prit une douche, s’habilla et descendit vers la salle à manger. L’aube s’achevait et les rayons du soleil effleuraient Isidis d’une lumière rouge bronze. Très haut dans le ciel du levant, des cirrus passaient comme des copeaux de cuivre.
Il croisa Rashid Niazi, le représentant de la Syrie à la conférence, qui lui adressa un signe du menton, l’air distant. Frank répondit à son salut et s’éloigna. À cause de Selim el-Hayil, la phalange Ahad de la Fraternité musulmane avait été rendue responsable de l’assassinat de Boone. Chalmers avait toujours pris leur défense en public. Selim avait agi en tueur solitaire, avait-il affirmé. C’était un cas de meurtre suicidaire. Cette explication ne faisait que souligner la culpabilité de l’Ahad tout en appelant leur gratitude vis-à-vis de Frank. Et, naturellement, Niazi, l’un des chefs de l’Ahad, se sentait quelque peu mécontent.
Maya arriva et Frank l’accueillit chaleureusement, chassant dans la seconde le malaise qu’il ressentait toujours en sa présence.
— Je peux me joindre à toi ?
— Bien sûr.
Maya était toujours sensible à sa manière. Frank se concentra sur le moment présent. Ils bavardèrent. Ils en vinrent au traité.
— J’aimerais que John soit là, dit Frank. Il nous serait tellement précieux… Il me manque.
Le genre de propos qui distrairait instantanément Maya.
Elle posa sa main sur la sienne, mais il sentit à peine le contact. Elle souriait en le regardant. Et, malgré lui, il fut bien obligé de détourner les yeux.
Le résumé des infos s’était déployé sur la paroi, et Frank pianota sur la console de sa table pour monter le son. La Terre était dans un sale état. On montrait une manifestation dans Manhattan : toute l’île était envahie par une foule que les protestataires estimeraient à dix millions de personnes et la police à cinq cent mille. Les vues d’hélicoptère étaient fascinantes mais, depuis quelque temps, ils avaient eu droit à d’autres images, moins spectaculaires, mais plus dangereuses. Les populations des nations nanties manifestaient à cause des réductions draconiennes sur la natalité, qui faisaient apparaître les Chinois comme des anarchistes. Les plus jeunes avaient fait éclater leur désespoir et leur colère : ils avaient le sentiment que des immortels avaient fait main basse sur leurs existences. La situation était alarmante, c’était certain. Mais dans les pays en voie de développement, on se battait pour les « conditions injustes » du droit au traitement, ce qui était plus grave. Les gouvernements tombaient les uns après les autres, et on comptait des milliers de morts. En vérité, ces vues des manifestations de Manhattan étaient sans doute destinées à rassurer : tout fonctionnait encore normalement ! Les gens réagissaient comme ils l’avaient toujours fait, même si on pouvait considérer cela comme de la désobéissance civique. Pendant ce temps, Mexico, Sâo Paulo, New-Delhi et Manille étaient en flammes.
Maya, les yeux fixés sur l’écran, déchiffra à voix haute les banderoles : Expédiez les vieux sur Mars.
— C’est la base d’une proposition faite au congrès, dit-il. Prenez-en une centaine et l’affaire est faite. Mettez-les sur des orbites résidentielles, sur la Lune… ou bien ici.
— Surtout ici, ajouta Maya.
— Peut-être.
— Je suppose que ça explique leur entêtement à propos des quotas d’émigration.
Il hocha la tête.
— Nous n’y aurons jamais accès. La pression est trop forte là-bas, et on nous considère comme une des quelques valves de décompression. Est-ce que tu as vu l’émission d’Eurovid sur tous les territoires inexploités de Mars ? (Maya secoua la tête.) C’était une annonce immobilière. Non. Si les représentants de l’ONU nous donnaient voix au chapitre en ce qui concerne l’émigration, ils seraient crucifiés.
— Alors, qu’est-ce que nous allons faire ?
Il haussa les épaules.
— Nous appuyer sur chaque point de l’ancien traité. Comme si toute modification signifiait la fin du monde.
— Alors c’est pour ça que tu te déchaînes sur les termes du préambule ?…
— Évidemment. Tout ça ne paraît peut-être pas aussi important, mais nous sommes dans la position des Anglais à Waterloo. Si nous cédons sur un point, ce sont toutes nos lignes qui s’effondrent.
Ça la fit rire : Maya était séduite par ses idées, elle admirait sa stratégie. Une stratégie qui était bonne, quoique ce ne fût pas celle qu’il entendait appliquer. Ils n’étaient pas exactement dans la situation des Anglais à Waterloo : ils ressemblaient plutôt aux Français, lancés dans un ultime assaut pour tenter de survivre. Ce qui expliquait que Frank ait cédé sur de nombreux points du traité dans l’espoir de réussir des percées, de se raccrocher à ce qu’il désirait réellement. Y compris, très certainement, un poste au département des Affaires martiennes, et son secrétariat de cabinet. Après tout, il lui fallait bien une base pour travailler.
Frank oublia son plaisir dans un haussement d’épaules. Sur le mur télé, les gens déferlaient dans toutes les avenues de New York. Il serra les dents.
— On ferait bien de s’y remettre, dit-il.
Au niveau supérieur, les membres de la conférence s’étaient répandus dans les grandes salles divisées en boxes. La lumière qui filtrait dans la salle principale provenait des salons de rassemblement de l’aile est.
Maya retrouva Samantha et Spencer. Dirigeants de la coalition des Premiers sur Mars, ils avaient été invités à la conférence au titre de représentants de la population mais n’avaient pas le droit de vote : Helmut avait choisi de tolérer leur présence. Il s’était montré aussi compréhensif que possible. Il avait autorisé Ann à représenter les rouges à titre de membre non votant, même s’ils faisaient partie de la coalition. Sax était également sur place pour superviser l’équipe de terraforming, et il y avait aussi un certain nombre de cadres des mines et des plans de développement. À vrai dire, les observateurs à eux seuls constituaient la plus grande part de l’assistance. Mais les membres disposant du droit de vote sur le traité étaient seuls admis autour de la table centrale.
Helmut agita la sonnette, et les cinquante-trois représentants des nations terrestres gagnèrent leurs sièges en même temps que les dix-huit membres de l’ONU, tandis qu’une centaine de personnes continuaient d’errer dans les salons de l’est, observant les débats par les portiques, ou sur les moniteurs.
Burroughs, au-dehors, était devenue une ville grouillante entre les mesas, le réseau dense des tubes de connexion et l’immense tente déployée sur la vallée. Une sorte de petite métropole avec ses canaux et ses grands boulevards bordés de pelouse.
Helmut ouvrit la session. Frank se pencha vers un portique. Sur Mars comme sur la Terre, des millions d’observateurs devaient s’être figés en cet instant. Deux mondes observaient.
L’ordre du jour n’avait pas changé depuis deux semaines : les quotas d’immigration. L’Inde et la Chine avaient une proposition commune à présenter, que le représentant indien lut dans son anglais musical de Bombay. Si l’on ne tenait pas compte du camouflage, cela se résumait encore à un système proportionnel. Chalmers secoua la tête. L’Inde et la Chine représentaient 40 % de la population terrestre, mais elles n’avaient quand même droit qu’à deux voix sur cinquante-trois, et leur proposition n’avait aucune chance d’être adoptée. Les Britanniques, à leur façon discrète, firent remarquer ce point de détail. Et la lutte commença. Elle durerait toute la matinée. Mars était une proie juteuse, et les nations riches ou pauvres de la Terre se battaient pour elle comme pour tout le reste. Les riches avaient l’argent, mais les pauvres avaient leur population, et les armes étaient largement distribuées au hasard, en particulier les vecteurs de germes capables de liquider la population d’un continent. Les enjeux étaient élevés, et la situation dans un équilibre fragile : les pauvres montaient du sud pour faire pression sur les barrières du nord – les lois, l’argent, et la force militaire. On les braquait à bout portant, en fait. Mais l’attaque pouvait survenir à tout instant, exploser sous la pression du nombre, car les premiers rangs étaient poussés sur les barricades par les bébés qui suivaient par millions, affamés d’immortalité.
À l’heure de la pause, Frank se leva. Ils n’avaient pas fait un pas en avant. Il n’avait guère prêté attention aux diatribes, mais il avait beaucoup réfléchi et griffonné une vague esquisse sur son bloc. Argent, population, territoires, armes… Des équations anciennes, des compromis qui ne dataient pas d’aujourd’hui. Mais il ne cherchait pas une solution originale : il ne voulait qu’une technique efficace.
Il se dirigea vers les membres de la délégation sino-indienne. Ils étaient dix environ, repliés dans un salon sans caméra. Après les premières déclarations de courtoisie, il invita les deux dirigeants, Hanavada et Sung, à une promenade sur le pont d’observation. Ils échangèrent un regard rapide et conversèrent fébrilement en mandarin et en hindi avec leurs assistants avant d’accepter.
Ils suivirent les longs couloirs qui accédaient au pont, un tube rigide fixé à la paroi de la mesa et qui surplombait en arche la vallée avant de pénétrer dans le flanc d’une mesa voisine, encore plus haute, au sud. À une telle hauteur, on avait l’impression de voler et bien peu s’aventuraient sur les quatre kilomètres du parcours jeté au-dessus du panorama magnifique. Mais on pouvait toujours s’arrêter à mi-chemin pour profiter de la vue exceptionnelle sur Burroughs.
— Écoutez, dit Chalmers à ses deux collègues, l’accroissement de l’émigration est tellement important que vous ne résoudrez jamais vos problèmes de population en envoyant les gens ici. Vous le savez. Et vous disposez de terres récupérables dans vos propres pays. Ce que vous attendez donc de Mars, ce ne sont pas des territoires exploitables, mais de l’argent. Mars est le moyen de récupérer les ressources que vous avez investies. Vous êtes à la traîne par rapport au Nord à cause des ressources qui vous ont été ôtées durant les années coloniales, et vous considérez qu’on devrait vous rembourser, à présent.
— Je crains qu’en vérité la période coloniale ne soit pas finie, déclara Hanavada d’un ton poli.
— C’est exactement le sens du capitalisme transnational, approuva Frank. Nous sommes tous devenus des colonies, désormais. Et l’on exerce un maximum de pression sur nous afin que le traité soit modifié et que les profits des exploitations minières deviennent la propriété des transnationales. Les nations les plus développées en ont la certitude absolue.
— Nous le savons aussi, dit Hanavada en hochant la tête.
— D’accord. Et vous jouez la carte de l’émigration proportionnelle, ce qui est tout aussi logique que de permettre des profits proportionnels à vos investissements. Mais aucune de ces deux propositions ne favorise vos intérêts. L’émigration, ça ne serait qu’une goutte d’eau dans la mer, ce qui n’est pas le cas de l’argent. Et, en attendant, les nations développées connaissent un nouveau problème de population, et une part d’émigration élargie les arrangerait. Elles se partageraient l’argent, qui irait surtout dans la poche des transnationales, de toute façon, pour devenir un capital flottant échappant à tout contrôle national. Donc, pourquoi les nations développées ne vous en céderaient-elles pas une part plus importante ? Après tout, ça ne sortirait pas de leur poche…
Sung acquiesça brièvement, l’air solennel. Ils avaient peut-être prévu la réaction de Frank et n’avaient fait leur proposition que pour la provoquer. Ils attendaient qu’il joue son rôle. Ce qui simplifiait encore les choses.
— Croyez-vous que vos gouvernements vont accepter un tel marché ? demanda Sung.
— Oui. Ils rétabliront ainsi leur pouvoir sur les transnationales, non ? Le partage des profits ressemble d’une certaine façon à vos anciens mouvements de nationalisation, si ce n’est que cette fois tous les pays devraient en tirer bénéfice. Ça pourrait être l’internationalisation, si vous le souhaitez.
— Ça risque de stopper les investissements de toutes les sociétés, remarqua Hanavada.
— Ce qui séduira les rouges, enchaîna Chalmers. Et également le groupe des Premiers sur Mars.
— Et en ce qui concerne votre gouvernement ?
— Je peux garantir son accord, dit Frank.
À vrai dire, il rencontrerait des problèmes face à l’administration. Mais, le moment venu, il traiterait avec les méchants gamins de la chambre de commerce, aussi arrogants que stupides. Il leur expliquerait qu’ils devaient traiter avec un troisième monde, une planète Mars chinoise, ou plutôt sino-indienne, avec des gens au teint sombre et des vaches sacrées que l’on rencontrerait dans les tubes de circulation. Et ils finiraient bien par accepter. À terme, ils le supplieraient de les protéger de cette horde jaunâtre.
Il surprit le regard que le Chinois et l’Indien échangeaient.
— Bon Dieu, mais c’est exactement ce que vous espériez, non ?…
— Nous devrions peut-être travailler sur quelques estimations, suggéra Hanavada.
Il fallut aller loin dans le mois suivant pour rendre effectif ce compromis, qui entraînait toute une série de corollaires que les délégations devaient voter. Chaque représentant avait droit à une interruption de séance afin de convaincre son pays. Et, surtout, il y avait Washington. À terme, Frank dut passer par dessus les gamins proches du président, qui n’était guère plus âgé qu’eux, mais qui comprenait qu’un marché était nécessaire si on lui pointait l’index droit sur le sternum. Frank était très occupé et passait seize heures par jour en réunions. Il fallut bien apaiser les partisans des lobbies transnats, comme Andy Jahns, ce qui fut le plus difficile – à vrai dire à la limite de l’impossible, puisque l’accord proposé était à leur détriment absolu et qu’ils le savaient. Ils exercèrent au maximum leur pression sur les gouvernements de l’hémisphère nord et leurs pavillons de complaisance. Ce qui était considérable, si l’on en jugeait par l’irritabilité craintive du président, et la récente défection de Singapour et de Sofia. Mais Frank réussit à se montrer persuasif, à travers les millions de kilomètres qui les séparaient, à travers la barrière psychologique du temps. Et il se servit des mêmes arguments avec tous les gouvernements du Nord. S’ils cédaient face aux transnationales, leur dit-il, elles seraient alors réellement aux gouvernes du monde. Ils avaient là une chance de faire peser le poids de leurs intérêts et de leur population sur ces accumulations de capitaux libres qui n’allaient pas tarder à constituer le pouvoir principal sur Terre ! Il fallait bien trouver un moyen de les tenir en laisse !
Et c’était la même chose pour l’ONU, pour chacun de ses représentants.
— Qui voulez-vous voir à la tête du gouvernement mondial ? Vous ou eux ?
L’affaire était serrée. Les pressions que les transnats pouvaient exercer étaient énormes, impressionnantes. Subarashii, Armscor et Shellalco étaient chacune plus forte que dix des principaux pays ou communautés et, financièrement, elles pesaient très lourd. L’argent donne le pouvoir, le pouvoir donne la loi, et c’est la loi qui fait les gouvernements. Les gouvernements de chaque nation, en essayant de bloquer les transnationales, c’étaient les Lilliputiens qui tentaient de ligoter Gulliver. Ils avaient besoin d’une infinité de câbles ténus arrimés millimètre après millimètre pour former un filet. Et dès que le géant se secouait pour tenter de se lever, ils devaient courir d’un côté à l’autre, lancer d’autres câbles, planter d’autres poteaux.
Andy Jahns était l’un des plus anciens contacts de Frank auprès des sociétés. Il l’invita à dîner un soir. Il était en colère contre Frank, naturellement, mais il essayait de ne pas le montrer : le but de cette soirée était de soudoyer Frank presque ouvertement, sur un fond de menaces tout aussi évidentes. Simple business, en d’autres termes. Il proposa à Frank le poste de directeur d’une fondation que mettait sur pied le consortium de transport Terre-Mars – les anciennes industries aérospatiales, avec leurs vieilles attaches au Pentagone. La nouvelle fondation devrait assister le consortium en ce qui concernait la politique martienne et tenir le rôle de conseillère auprès de l’ONU pour tout ce qui concernait Mars. Frank pourrait prendre ses nouvelles fonctions quand il aurait abandonné son poste de secrétaire de cabinet chargé des Affaires martiennes, afin d’éviter tout conflit d’intérêts.
— Mais ça m’a l’air splendide, dit Frank. Pour dire vrai, je suis très intéressé.
Durant le dîner, il parvint à convaincre Jahns qu’il était sincère. Non seulement il voulait avoir une position dans la fondation, mais il souhaitait travailler pour le consortium dès à présent. Il excellait à ce genre de jeu et, peu à peu, il vit la suspicion s’estomper dans le regard de Jahns. C’était la faiblesse des gens d’affaires : ils pensaient que l’argent était l’arme absolue de la partie. Ils travaillaient quatorze heures par jour pour s’offrir des voitures avec des sièges de cuir, et considéraient la tournée des casinos comme une distraction sublime. Autant de crétins. Mais des crétins utiles.
— Je ferai mon possible, acheva Frank d’un ton énergique, avant de définir certaines lignes de stratégie qu’il entendait utiliser. D’abord, s’entretenir avec les Chinois sur leurs besoins réels de débarquement, puis amener le congrès à des idées plus justes à propos des bénéfices sur les investissements de base. Avec des promesses distribuées un peu partout, la pression diminuerait et, entre-temps, le travail pourrait se poursuivre. Oui, c’était un vrai plaisir que de doubler un escroc.
Il retourna donc à la salle de conférences. Cette promenade sur le pont, comme on la surnommait déjà (pour d’autres, ça devait être le coup de Chalmers), les avait fait sortir de l’impasse. C’était le 6 février 2057, Ls = 144, M.15 : une date historique pour la diplomatie mondiale. Désormais, il fallait que tous les autres reçoivent leur part et donc, avant tout, fixer les chiffres. Frank interrogea les cent premiers, d’abord pour les rassurer, puis pour avoir leurs opinions. Sax n’était pas d’accord : il considérait que si les transnats gelaient leurs investissements, tout son plan de terraforming en serait considérablement ralenti. Pour lui, n’importe quel nouveau plan était dangereux. Mais Ann aussi était inquiète : un nouveau traité fondé sur l’échange favoriserait à la fois l’émigration et l’investissement, alors qu’elle avait espéré jusqu’alors, comme tous les rouges, que le traité pourrait accorder à Mars une sorte de statut de monde-parc. C’était le genre de déconnexion du réel qui rendait Frank fou furieux.
— Je t’ai épargné cinquante millions d’immigrants chinois ! lui cria-t-il. Et toi, tu m’engueules parce que je n’ai pas réussi à réexpédier tout le monde. Tu m’engueules parce que je n’ai pas réussi à accomplir un miracle en faisant de ce bout de rocher un autel sacré, juste à côté d’un monde qui ressemble à Calcutta un mauvais jour. Ann, Ann, Ann ! Mais qu’est-ce que tu aurais fait, toi ? Qu’est-ce que tu aurais fait, sinon te déchaîner chaque fois qu’ils disent quelque chose et essayer de convaincre tout le monde que tu es une vraie Martienne ? Seigneur ! Va donc t’amuser avec tes cailloux et laisse la politique à ceux qui savent penser.
— Frank, tu devrais te rappeler ce que penser veut dire.
Un bref instant, il avait réussi à la faire sourire, au beau milieu de sa tirade. Cependant, à l’instant de le quitter, elle avait retrouvé son vieux regard hostile.
Mais Maya était satisfaite. Heureuse de tout ce qu’il faisait. Il sentait son regard quand il prononçait un discours. Des millions de gens avaient les yeux rivés sur lui, mais il ne sentait que ce seul regard. Et ça le mettait en colère. Elle était éperdue d’admiration pour la fameuse promenade sur le pont, et il ne lui révéla que ce qu’elle voulait entendre sur les compromis qu’il avait dû consentir. Elle le rejoignait à la fin de chaque après-midi, à l’heure du cocktail, dès que la première cohorte des quémandeurs et des critiques avait reflué. Elle restait à son côté pour le deuxième et le troisième assaut, observant tout, égayant certains instants de son rire, et le libérant parfois en faisant remarquer qu’ils étaient invités à dîner à l’extérieur. Ensuite, ils gagnaient les terrasses des restaurants sous les étoiles, ils mangeaient tranquillement en buvant du café, promenant les yeux sur les jardins et les dallages orangés, avec l’impression de sentir la brise du soir comme s’ils étaient vraiment dehors. Les premiers sur Mars avaient adhéré à son plan, et il avait avec lui la majorité de la population, il détenait toujours son poste au secrétariat d’État : pour lui, les deux éléments essentiels dans ce processus, si l’on exceptait les transnationales, vis-à-vis desquelles il ne pouvait pas grand-chose. Ce n’était plus qu’une question de temps avant qu’il accepte le marché. Ainsi qu’il le disait à Maya, tard certains soirs, quand il retombait sous son charme. Elle l’apaisait.
— Nous y arriverons tous les deux, disait-il en levant les yeux vers les étoiles, incapable de soutenir son regard pénétrant.
Un soir, pendant le cocktail, elle revint sans cesse près de lui. Avec tous les autres, ils regardèrent les informations de la Terre, qui leur paraissaient de plus en plus monotones et distordues, comme un incompréhensible feuilleton. Ils allèrent dîner comme d’habitude, puis se promenèrent entre les pelouses des boulevards avant de se retrouver dans sa chambre. Elle l’accompagna, à sa façon habituelle. Et tout se passa normalement. Elle était entre ses bras, elle le serrait. Ils étaient sur le lit et ses lèvres étaient sur les siennes.
Plus tard, elle arpenta la chambre, un drap en guise de peignoir.
— J’aime la façon dont tu les manipules, déclara-t-elle en lui tournant le dos.
Elle buvait un verre d’eau. Elle se tourna vers lui, avec son sourire affectueux, son regard franc et clair qui était comme une lumière vive et qui le mettait à nu, comme si toutes ses pensées étaient lisibles. Il ramena le drap sur lui avec le sentiment d’avoir cédé, de s’être dévoilé. Oui, elle devinerait tout, elle allait voir que l’air se changeait en eau glaciale dans ses poumons, que son estomac était noué, et ses pieds gelés. Il cilla et lui renvoya son sourire. Il savait parfaitement que c’était un sourire faux, sournois. Mais il avait l’impression qu’un masque roide dissimulait maintenant son visage, et cela le rassura. Personne ne pouvait déchiffrer exactement les émotions dans les expressions d’un visage. C’était un mensonge, une duperie, comme de lire les lignes de la main, comme l’astrologie. Donc, il était à l’abri.
Mais, après cette nuit, elle passa encore plus de temps en sa compagnie, aussi bien en public qu’en privé. À chaque réception donnée par telle ou telle société nationale, elle le rejoignait. Elle était toujours sa voisine à table, elle se mêlait à toutes les conversations, elle regardait régulièrement avec lui les infos de la Terre, quand elle ne prenait pas place parmi les cent premiers. Et elle suivait Frank jusqu’à sa chambre, quand elle ne l’entraînait pas vers la sienne, ce qui était encore plus dérangeant.
Sans jamais lui donner le moindre indice de ce qu’elle attendait vraiment de lui… Il en vint à la conclusion qu’elle savait qu’elle n’avait pas besoin d’en parler, qu’il lui suffisait d’être là, qu’il comprendrait de lui-même ce qu’elle attendait, et qu’il ferait de son mieux pour la satisfaire sans qu’elle ait à prononcer une seule parole. Car, évidemment, il était impossible qu’elle se livre à tout ce jeu sans un but précis. Telle était la nature du pouvoir : dès qu’on le possédait, il n’était plus question de simple amitié, de pur amour. Inévitablement, ils voulaient tous ce que vous pouviez leur donner – et même, à défaut, le simple prestige d’être proche de celui qui avait le pouvoir.
Stimulé par sa journée de travail, il arrivait et elle était là, elle riait, se pressait contre lui, bavardait avec les autres. Comme une espèce de conjointe. Oh, Bon Dieu, une conjointe ! Et, la nuit, elle le couvrait de baisers, jusqu’à ce qu’il ne puisse même plus imaginer qu’elle ne l’aimait pas vraiment.
Ce qui était intolérable. Il était tellement facile de tromper les gens qui vous étaient les plus proches… Intolérable qu’elle puisse être aussi stupide… C’était un choc réel que de prendre conscience de tout cela plus intensément qu’auparavant.
Il rêvait de John quand il s’arracha au sommeil, un matin. Ils étaient dans la station spatiale, à l’époque de leur jeunesse. Si ce n’est que, dans son rêve, ils étaient vieux, que John n’était pas mort, mais mort quand même. Il parlait comme un fantôme, il savait que Frank l’avait tué, et il était au courant de tout ce qui s’était passé ensuite. Il était sans reproche ni colère. Tout cela était arrivé comme au temps où il avait effectué sa première mission sur Mars, ou comme lorsqu’il avait détourné Maya à bord de l’Arès. Ils étaient encore amis, ou frères, malgré tout ce qui était arrivé. Ils pouvaient se parler et se comprendre. Saisi d’horreur, Frank avait gémi dans ce rêve, il s’était recroquevillé, puis s’était réveillé. Brûlant, baigné de sueur. Maya s’était redressée, les cheveux défaits, les bras refermés contre ses seins.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu as quelque chose ?
— Non, rien ! cria-t-il en courant vers la salle de bains.
Mais elle le suivit et posa les mains sur lui.
— Frank ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Rien ! (Il se dégagea.) Tu ne peux pas me laisser seul ?
— Oh, bien sûr. (Elle était vexée, au bord de la colère.) Mais certainement.
Elle sortit.
— Maintenant que tu as eu ce que tu voulais ! lança-t-il, soudain furieux devant la stupidité, l’égoïsme, la vulnérabilité qu’elle montrait. Alors que tous les jeux étaient faussés.
— Ça veut dire quoi ? demanda-t-elle en réapparaissant aussitôt.
— Tu le sais très bien. Tu as eu ta part du traité, n’est-ce pas ? Sans moi, ça n’aurait pas été possible.
Elle était campée devant lui, comme la statue de la Liberté, aussi belle que dangereuse, les lèvres crispées. Elle secoua la tête d’un air de dégoût.
— Mais tu n’en sais absolument rien !
Il la suivit.
— Qu’est-ce que tu dis ?
Elle rejeta le drap qui l’enveloppait et enfila ses sous-vêtements avec des gestes violents tout en lui crachant de petites phrases sèches.
— Tu ne sais rien de ce que pensent les autres. Tu ne sais même pas ce que tu penses toi-même. Qu’est-ce que tu comptes retirer du traité ? Toi, Frank Chalmers ? Tu l’ignores. Il y a seulement ce que je veux, moi, ce que veut Sax, ce que veut Helmut. Ce qu’ils veulent tous. Toi, tu n’as pas d’opinion véritable. Tu ne t’intéresses qu’à ce qui est le plus facile à gérer. Qu’à ce qui te laissera aux commandes. Quant aux sentiments…
Elle était habillée, déjà sur le seuil, et lui décocha un regard dur comme un éclair. Et il était resté inerte, comme tétanisé, exposé aux rafales de son mépris.
— Des sentiments, tu n’en as pas. J’ai tout essayé, tu peux me croire. Tu es…
Elle haussa les épaules, apparemment incapable de trouver des mots assez cruels, alors il pensa pour elle et voulut dire : creux.
Elle sortit.
Et c’est ainsi que lorsqu’ils signèrent le nouveau traité, Maya n’était plus à ses côtés. Elle avait même quitté Burroughs. Ce qui fut pour lui un soulagement. Mais un certain vide persistait en lui, et un certain froid au creux de sa poitrine. Et puis, il était évident que, parmi les cent premiers (au moins), on savait qu’il était advenu quelque chose entre eux (encore !), ce qui était exaspérant. C’était du moins ce qu’il se disait.
Ils signèrent le traité dans la salle même où ils s’étaient battus. Helmut leur fit l’honneur d’un large sourire, et chacun des délégués fit son entrée déguisé en pingouin ou en costume noir-cravate, pour dire quelques mots devant les caméras avant d’apposer son paraphe sur le document, un geste qui semblait à Frank bizarrement archaïque. La signature d’un pétroglyphe. Ridicule. Lorsque vint son tour, il se leva et prononça quelques paroles sur l’équilibre d’une balance – ce qui était très exactement approprié, puisqu’il avait bricolé les intérêts en compétition afin qu’ils se heurtent selon des angles convenus, créant ainsi un accident de circulation qui précipiterait tous les véhicules dans une collision générale où ils formeraient une masse soudée. Le résultat ne serait pas tellement différent de la version initiale du traité, avec les deux facteurs d’émigration et d’investissement, les deux menaces essentielles dirigées contre le statu quo (si pareille chose pouvait être concevable sur Mars) bloquées en grande partie, et de plus (le détail malin) bloquées l’une par l’autre. Un excellent travail qu’il parapha avec ampleur avant d’ajouter : « Pour les États-Unis d’Amérique. »
Il promena un regard ardent sur l’assistance, conscient de la vidéo. Ça serait efficace.
Et il se retira avec la froide satisfaction du travail bien fait. Les pelouses des vastes tentes, tout autant que les tubes de circulation, étaient embouteillées. La fête se déversait par-delà la mesa, sur chaque pont. Elle s’enfla dans le parc de la Princesse et emplit les rues. La météo avait prévu un temps frais et sec avec du vent. Sous les tentes, les cerfs-volants semblaient s’affronter comme des rapaces aux couleurs éclatantes sous les reflets rose sombre du ciel de fin d’après-midi.
En pénétrant dans le parc, Frank ressentit un sentiment de malaise : il affrontait trop de regards, trop de gens qui voulaient l’approcher, lui parler. Oui, toujours la célébrité. Il fit demi-tour et remonta vers la tente au bord du canal.
Deux rangées de piliers blancs se dressaient sur les deux berges. Chaque pilier était une colonne de Bareiss, semi-circulaire au sommet et au pied, mais dont les hémisphères étaient en rotation de 180 degrés l’un par rapport à l’autre. Cette simple manœuvre leur donnait un aspect complètement différent selon l’endroit d’où on les observait, ce qui conférait aux deux rangées un aspect bizarre d’écroulement, comme si les piliers étaient déjà en ruine, ce que démentaient l’aspect lisse et la blancheur de la matière. Ils se dressaient au-dessus de la pelouse comme des sucres d’un blanc parfait, et brillaient comme s’ils étaient humides.
En s’avançant, Frank les effleurait de la main, l’un après l’autre. Les à-pic des mesas s’étageaient de part et d’autre de la vallée. Derrière leurs baies, des plantes géantes donnaient l’impression que la ville était entourée d’immenses terrariums. Une ferme de fourmis vraiment très élégante. La partie recouverte était plantée d’arbres, semée de toits de tuiles, traversée par de larges boulevards en pelouse. La partie à ciel ouvert était restée un flanc de rocaille rougeâtre. La plupart des constructions étaient achevées, ou bien le seraient bientôt. Des échafaudages se dressaient un peu partout. Helmut avait dit que la partie recouverte lui rappelait la Suisse. Ce qui n’avait rien d’étonnant puisque la plupart des constructeurs étaient suisses.
— Là-bas, ils installent un échafaudage pour remplacer un châssis de fenêtre.
Sax Russell était là, inspectant justement un des échafaudages d’un œil critique. Frank se dirigea vers lui.
— Ils consolident deux fois plus que nécessaire, remarqua Sax. Plus peut-être.
— Les Suisses sont comme ça.
Sax acquiesça.
— Alors ? demanda Frank. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Du traité ? Ça va réduire le soutien du projet de terraforming. Les gens sont plus enclins à investir qu’à donner.
Frank plissa le front.
— Tous les investissements ne sont pas bons pour le terraforming, Sax, il ne faut pas que tu l’oublies. Il y a énormément d’argent dépensé pour d’autres choses.
— Mais le terraforming est un moyen de réduire les frais généraux, tu le sais. Et il aura toujours droit à un certain pourcentage de l’investissement global. Je veux donc que le total soit aussi élevé que possible.
— Les bénéfices réels ne peuvent être calculés qu’à partir des coûts réels, rétorqua Frank. Tous les coûts réels. L’économie terrienne ne s’est jamais souciée de cela, mais tu es un scientifique et tu le devrais. Il faut que tu juges des dommages écologiques de l’accroissement de population et d’activité aussi bien que des bénéfices du terraforming qui les accompagnent. Il vaut mieux accroître l’investissement voué au terraforming pur que de faire un compromis et de prendre un certain pourcentage sur un total qui, de diverses manières, travaille contre toi.
Sax eut un rictus.
— C’est drôle de t’entendre attaquer les compromis après ces quatre mois, Frank. De toute façon, je persiste à dire qu’il faut augmenter à la fois le total et le pourcentage. Les coûts environnementiels sont négligeables. S’ils sont bien gérés, ils peuvent devenir des bénéfices. L’économie d’un système se mesure en térawatts ou en kilocalories, comme disait John. C’est de l’énergie. Et ici, nous pouvons utiliser l’énergie sous n’importe quelle forme, même les corps. Les corps représentent simplement plus de travail, ils sont très énergétiques, très polyvalents.
— Les coûts réels, Sax. Tous. Tu essaies encore de jouer sur l’économie, mais ça n’est pas comme la physique. Ça ressemble plus à la politique. Pense à ce qui va se produire quand des millions d’immigrants débarqueront ici, avec leurs virus, aussi bien biologiques que psychiques. Peut-être qu’ils rallieront le camp d’Arkady, ou celui d’Ann… Tu y as seulement songé ? Ils pourraient déclencher des épidémies qui feraient s’écrouler tout le système ! Dis-moi, est-ce que le groupe d’Acheron n’a pas essayé de t’enseigner la biologie ? Tu devrais t’en souvenir ! Tu n’as pas affaire à un problème de mécanique, Sax. Il s’agit d’écologie. D’une écologie dirigée, fragile. Qui doit être dirigée !
— Peut-être…
Frank reconnut cette phrase. L’un des maniérismes de John. Et, une minute, il n’écouta plus ce que disait Sax.
— … mais ce traité de changera pas les choses à ce point. Les transnationales qui souhaitent investir trouveront bien un moyen d’y parvenir. Elles se trouveront un autre pavillon de complaisance et ce sera exactement comme si une nouvelle nation revendiquait des territoires selon les quotas du traité. Mais, derrière, ce sera l’argent des trans. Frank, ce genre de truc se fait déjà. Tu connais la politique, non ? Et l’économie aussi ?
— Peut-être, dit Frank d’un ton dur, irrité. Et il s’éloigna.
Un peu plus tard, il se retrouva dans un district du haut de la vallée qui était en cours de construction. L’échafaudage était exagéré, comme l’aurait jugé Sax, surtout sous la gravité martienne. On se demandait même comment on pourrait l’abattre. Frank se tourna vers la vallée. Oui, la ville était parfaitement située, c’était indéniable. Où que l’on se trouve, la vue serait admirable.
Soudain, son bloc de poignet émit un bip. Il découvrit le visage d’Ann.
— Qu’est-ce que tu veux ? Je suppose que tu considères que je t’ai soldée, toi aussi. Que j’ai ouvert la porte aux hordes qui vont venir jouer sur ton terrain.
Elle répondit par une grimace.
— Non. Tu as fais de ton mieux, vu la situation. C’est ce que je voulais te dire.
Elle coupa la communication.
— Formidable ! s’exclama-t-il. Tout le monde, sur les deux planètes, est contre moi, sauf Ann Clayborne !
Il repartit avec un rire amer.
Et retourna près du canal et des colonnes de Bareiss.
Il rencontra un groupe de Terriens dans l’un des superbes ensembles de bureaux édifiés sous la tente de Niederdorf. Andy Jahns était parmi eux.
À la différence d’Ann, il était furieux. Dès qu’il aperçut Frank, son visage se figea.
— Frank Chalmers… Qu’est-ce qui vous amène par ici ?
Si le ton était courtois, il n’y avait pas la moindre chaleur dans son regard. Oui, il était furieux.
— Je faisais seulement un tour, Andy. Et vous, ça va ?
Jahns hésita brièvement.
— Nous sommes en quête d’un espace de bureaux.
Il guetta la réaction de Frank. Et il eut un sourire d’abord discret, puis franc. Avant d’ajouter :
— Ce sont des amis d’Éthiopie, d’Addis-Abeba. Nous envisagions d’y installer notre siège principal l’an prochain. Et… (Son sourire s’accentua, sans doute devant la réaction dure qu’il lisait sur le visage de Frank.) Nous avons pas mal de choses à discuter.
Al-Qahira est le nom de Mars en arabe, mais aussi en malais et en indonésien. Les deux derniers dérivent du premier. Si vous regardez un globe terrestre, vous verrez jusqu’où s’étend l’Islam. Il occupe le centre du monde, de l’Afrique de l’Ouest au Pacifique ouest. Et cela s’est fait en l’espace d’un siècle. Oui, il y eut un empire arabe et, comme tous les empires, il a survécu longtemps après dans une sorte de léthargie.
Les Arabes qui vivent hors de l’Arabie sont appelés des Mahjaris. Et les Arabes qui étaient venus sur Mars furent appelés des Qahiran Mahjaris. Quand ils arrivèrent sur Mars, un grand nombre d’entre eux se répandit dans Vastitas Borealis (La Badia du Nord) et le Grand Escarpement. Ces premiers peuples errants étaient surtout constitués de bédouins. Ils voyageaient en caravanes, recréant délibérément un type d’existence qui avait disparu sur Terre. Des gens qui jusque-là avaient vécu dans des villes affluèrent sur Mars pour voyager en patrouilleurs et vivre sous des tentes. Ils expliquaient leurs périples incessants par la chasse aux métaux, l’aréologie, le commerce, mais il était évident que ce qui comptait vraiment pour eux, c’était le voyage considéré comme une vie.
Frank Chalmers rejoignit la vieille caravane de Zeyk Tuqa un mois après la signature du traité, durant l’automne septentrional de M.15. Il voyagea longtemps sur les pentes fracturées du Grand Escarpement. Il améliora son arabe, participa aux travaux de mine, et effectua des relevés météo. La caravane était composée de véritables bédouins d’Awlad’Ali, le littoral ouest de l’Égypte. Ils avaient vécu au nord de la région que le gouvernement égyptien appelait le projet de la vallée nouvelle, depuis qu’une équipe de recherche pétrolière avait découvert un aquifère qui représentait le débit du Nil sur mille années. Avant même la découverte du traitement gériatrique, la surpopulation égyptienne posait un grave problème. Avec 96 % de désert et 99 % de la population concentrés dans la vallée du Nil, il était inévitable que les foules relogées dans le projet de la vallée nouvelle submergeraient les bédouins et leur culture fondamentalement différente. Les bédouins de toutes les autres nations arabes avaient pris le parti de ces avant-postes menacés de leur culture et, quand la communauté arabe lança son programme martien et acheta sa participation à la navette Terre-Mars, ils demandèrent qu’on leur accorde la priorité. Ce que le gouvernement égyptien avait accepté avec joie, puisqu’il se débarrassait ainsi d’une minorité gênante. C’est ainsi que les bédouins étaient arrivés sur Mars et qu’ils vagabondaient dans le grand désert qui ceinturait le nord de la planète rouge.
La caravane était une exploitation minière mobile. On trouvait des métaux et des minerais dans d’innombrables régions de Mars, mais les Arabes découvraient surtout les sulfures qui avaient été dispersés sur le Grand Escarpement et la plaine immédiatement en dessous. La plupart de ces dépôts représentaient des concentrations et des quantités qui ne pouvaient justifier l’utilisation des méthodes minières traditionnelles, et les Arabes s’étaient lancés dans de nouveaux procédés d’extraction et de traitement. Ils avaient conçu tout un dispositif d’équipement mobile, modifié des engins de construction et des patrouilleurs d’exploration. Les machines ainsi obtenues étaient énormes, segmentées. Elles ressemblaient à des insectes monstrueux surgis des cauchemars d’un mécanicien de poids lourds. Elles sinuaient sur le Grand Escarpement en caravanes éparses, à la recherche des dépôts stratiformes de sels de cuivre, avec une nette préférence pour les taux élevés en tétrahédrite ou chalcocite qui promettaient une récolte d’argent comme sous-produit du cuivre. Dès qu’un filon était repéré, on s’arrêtait pour ce que les bédouins appelaient la moisson.
Frank s’était piqué de météo et se lança dans la climatologie comme personne ne l’avait fait jusqu’ici sur Mars. Zeyk, qui l’avait accueilli, lui avait proposé de choisir un travail à sa convenance. Et Frank s’était installé aux commandes d’un des patrouilleurs de prospection qui suivaient en solo les anciens déversements et les rifts. Il lui arrivait ainsi de passer une semaine loin de la caravane, à consulter son sismographe, ses échantillonneurs et ses instruments de mesure météo. Il effectuait parfois un forage, mais passait le plus clair de son temps à observer le ciel.
Sur Terre comme sur Mars, les camps des bédouins offraient un aspect extérieur décevant. Mais, lorsqu’on pénétrait à l’intérieur, on découvrait ce qu’ils abritaient vraiment : les cours, les jardins, les fontaines, les oiseaux, les escaliers, les miroirs et les arabesques.
Le Grand Escarpement était une région étrange, découpée par des canyons orientés nord-sud, ravagée par les anciens cratères, investie par les coulées de lave, cassée en autant de tertres, de mesas, de karsts et de crêtes sur la même pente abrupte. Du haut de chaque éminence, de chaque saillie, le regard portait loin vers le nord. Dans ses errances solitaires, Frank laissait les décisions au programme de prospection et se contentait de regarder défiler le paysage : dénudé, immense, silencieux, déchiré par le passé. Les jours s’écoulaient et les ombres tournaient. Les vents soufflaient vers le haut de la pente chaque matin, et vers le bas quand l’après-midi touchait à son terme. Les nuages s’accumulaient dans le ciel : ils montaient des boules de brume qui rebondissaient entre les rochers vers les grandes strates des cirrus. Parfois, le tonnerre annonçait la distance. Les grandes masses nuageuses culminaient à 20 000 mètres.
Il lui arrivait d’allumer la TV et de regarder le canal arabe. Et, parfois, dans le silence de certains matins, il invectivait l’écran. Une part de lui était offensée par la stupidité des médias, des événements qu’ils véhiculaient. La totale stupidité de la race humaine considérée comme un spectacle.
Il regarda un soir un programme consacré à la fertilisation de l’océan Antarctique avec de la poudre de fer destinée à suppléer le phytoplancton qui diminuait à une vitesse inquiétante et sans raison connue. C’étaient des avions qui pulvérisaient le fer, comme s’ils combattaient un incendie sous-marin. L’opération allait coûter dix milliards de dollars par an et devrait être poursuivie perpétuellement. Mais on avait calculé qu’un siècle de fertilisation réduirait la concentration de gaz carbonique de 15 à 10 %. Face au réchauffement planétaire et à la menace des marées sur les villes côtières, pour ne pas citer la mort des barrières de corail, le projet avait été jugé acceptable.
— Ça va plaire à Ann, marmonna Frank. Les voilà en train de terraformer la Terre !
Il prit conscience que personne ne l’écoutait, que personne ne l’épiait. Le petit public qu’il imaginait dans sa tête n’existait pas. Jamais aucun ami ou ennemi ne regarderait le film de sa vie. Il pouvait faire n’importe quoi, insulter la normalité. Apparemment, il avait toujours rêvé de ça. Il pouvait passer des après-midi à shooter dans des cailloux, à inscrire des aphorismes dans le sable, à pleurer, à crier sous les lunes jumelles. Il pouvait organiser des conversations avec lui-même à l’heure des repas, répondre à la TV, s’entretenir avec ses parents ou ses amis disparus, avec le président, ou John, ou encore Maya. Il pouvait dicter des chapitres entiers de carnet de bord : une histoire sociobiologique du monde, un traité de philo, un roman porno – il pouvait aussi se masturber –, une analyse de la culture arabe et de son histoire.
Il fit tout cela, et quand il retourna vers les caravanes, il était mieux, bien mieux : plus calme, plus vide. Très certainement creux. Vivant, comme disaient les Japonais. Vivant comme si tu étais déjà mort.
Mais les Japonais étaient des étrangers. En vivant avec les Arabes, il avait compris avec plus d’acuité encore à quel point ils étaient étrangers, eux aussi. Bien sûr, ils faisaient partie de l’humanité du XXIe siècle. Aucun doute. Tous des techniciens et des scientifiques sophistiqués, enfermés dans leur cocon comme tous les autres, dans leur coquille de technologie, ils passaient leur temps à filmer leur vie et à la regarder. Et pourtant ils priaient six fois par jour, inclinés devant la Terre quand elle montait dans le ciel, comme l’étoile du matin ou du soir. Et s’ils trouvaient un plaisir aussi évident à vivre dans leurs techno-caravanes, c’était parce qu’elles étaient le symbole manifeste du rapprochement du monde moderne et de leurs quêtes anciennes.
— La tâche de l’homme est de réaliser la volonté de Dieu dans l’histoire, déclarait Zeyk. Nous pouvons changer le monde de certaines façons afin d’aider à la réalisation du plan divin. Nous avons toujours suivi cette voie : l’islam dit que le désert ne doit pas rester un désert, que la montagne ne doit pas rester une montagne. Le monde peut être transformé jusqu’à ressembler au plan divin, et c’est ce qui, pour l’islam, constitue l’Histoire. Al-Qahira nous pose le même défi que le monde ancien, mais sous une forme plus pure.
Zeyk l’invitait souvent dans l’après-midi, quand un groupe d’hommes se rassemblait dans le patrouilleur pour bavarder à l’heure du café. Frank s’accroupissait près de Zeyk en sirotant la vase noire de son café et en se concentrant sur les conversations en arabe. Il aimait cette langue musicale et riche en métaphores. En arabe, la terminologie technique se teintait de l’imagerie du désert, à cause de toutes les racines des termes nouveaux qui, bien qu’abstraits, avaient des origines physiques concrètes. L’arabe, tout comme le grec, avait été une langue scientifique au départ, et cela transparaissait dans certaines ressemblances inattendues avec l’anglais et la nature compacte et organique du vocabulaire.
Les conversations abordaient tous les sujets, mais elles étaient dirigées par Zeyk et les aînés, auxquels les plus jeunes accordaient une déférence qui stupéfiait Frank. Il en apprenait ainsi beaucoup sur les usages des bédouins, ce qui lui permettait d’approuver, de poser des questions et, parfois, de faire des commentaires ou des critiques.
— Quand il existe un courant conservateur très fort dans une société, disait Zeyk, qui se détache progressivement du courant principal, vous avez le risque le plus grave de voir éclater des guerres civiles. Comme ce conflit en Colombie qu’on a nommé la violencia. Une guerre civile qui a entraîné la chute de l’État, un chaos incompréhensible et encore moins contrôlable.
— Ou comme Beyrouth, dit Frank d’un ton innocent.
Mais Zeyk sourit.
— Non, non. La situation de Beyrouth était bien plus complexe. Il ne s’agissait pas uniquement d’une guerre civile. D’autres conflits extérieurs étaient venus s’y greffer. Il ne s’agissait pas de conservateurs sociaux ou religieux qui se seraient détachés de la culture majoritaire, comme en Colombie ou dans la guerre d’Espagne.
— Vous parlez comme un véritable progressiste.
— Tous les Qahirans Mahjaris sont progressistes par définition, sinon nous ne serions pas là. Mais l’Islam a évité la guerre civile en demeurant un tout. Nous avons une culture cohérente, et les Arabes qui sont ici sont encore sincèrement pieux. Les éléments les plus conservateurs, là-bas, sur Terre, le comprennent. Nous ne connaîtrons jamais la guerre civile, parce que nous sommes unis par notre foi.
Frank ne dit rien, mais on lisait clairement sur son visage ce qu’il pensait de l’hérésie chiite qui s’était manifestée dans certaines « guerres civiles » de l’Islam. Mais Zeyk l’ignora et poursuivit :
— Nous avançons dans l’Histoire comme une caravane libre. On pourrait dire que nous sommes sur Al-Qahira comme un patrouilleur de prospection. Et vous savez quel plaisir cela représente.
— Bien… commença Frank.
Il hésitait : son inexpérience dans la pratique de l’arabe ne lui offrirait qu’une faible marge de doute avant que les autres ne s’offensent.
— … Le concept de progrès social existe-t-il vraiment dans l’Islam ?
Ils furent plusieurs à répondre.
— Mais certainement !
Et Zeyk ajouta :
— Vous ne le croyez pas ?
— Eh bien…
Frank laissa mourir sa phrase.
Il n’existait toujours pas de véritable démocratie arabe. Ce qui existait, c’était une société hiérarchique fondée sur l’honneur et la liberté. Mais pour ceux qui se situaient au bas de la hiérarchie, l’honneur et la liberté ne pouvaient se concevoir sans la déférence. Ce qui renforçait le système et le rendait absolument statique. Que pouvait-il dire à cela ?
— La destruction de Beyrouth a été un désastre pour la culture progressiste arabe, déclara quelqu’un. C’était la ville où se réunissaient les artistes, les intellectuels et les radicaux. Ils ont été attaqués par leurs gouvernements. Les nations arabes détestaient l’idée d’un panarabisme idéal, mais il n’en reste pas moins que nous ne parlons qu’une seule langue dans tous ces pays, et la langue est la grande unificatrice des sociétés. Nous ne sommes qu’un, en dépit des frontières politiques. Beyrouth la première a affirmé cette position et, quand les Israéliens l’ont détruite, tout est devenu plus difficile. Cette destruction visait à nous fractionner, et ils ont réussi. Donc, nous recommençons.
Pour eux, c’était ça, le progrès social.
La strate de cuivre qu’ils avaient exploitée était maintenant épuisée, et le temps était venu d’un autre rahla, le voyage de la hejra vers un autre site. Ils roulèrent pendant deux journées avant d’atteindre un autre gisement que Frank avait découvert. Il repartit alors en prospection solitaire.
Il passait des jours sur son siège, renversé, les pieds sur le tableau de bord, à regarder le paysage qui se déroulait. Ils étaient dans une région de thulleya, de plissements parallèles. Il n’allumait plus la TV : il devait beaucoup réfléchir.
— Les Arabes ne croient pas au péché originel, écrivit-il dans son lutrin. Ils considèrent que tout homme est innocent et que la mort est naturelle. Que nous n’avons pas besoin d’un sauveur. Qu’il n’existe ni paradis ni enfer, mais seulement la récompense ou le châtiment, qui peuvent se manifester dans l’existence présente et la manière dont on la vit. D’une certaine manière, c’est une correction humaniste du judaïsme et du christianisme. Mais, par ailleurs, ils ont toujours refusé la responsabilité de leur destin. Pour eux, il s’agit toujours de la volonté d’Allah. Et je ne comprends pas cette contradiction. De toute manière, ils sont là. Et les Mahjaris ont toujours fait intimement partie de la culture arabe, et l’ont même quelquefois dirigée.
Il était arrivé sur une couche de porphyre de cuivre, particulièrement dense, avec des concentrations très élevées d’argent. Un bon filon. Le cuivre et l’argent étaient devenus des matériaux rares sur la Terre, alors que l’argent était toujours utilisé massivement par les industries. Ce gisement en était particulièrement riche en surface, mais pas autant que sur le site de la montagne d’Argent dans Elysium. Mais, pour les Arabes, cela importait peu. Ils allaient moissonner tout ça et repartir.
Il roulait toujours. Par une claire matinée, il aperçut Elysium Montes, dressé sur l’horizon comme un Himalaya noir. C’était une image reflétée par une couche d’inversion de l’atmosphère. Elysium était à 1 000 kilomètres de distance. Il avait cessé de prendre des notes sur son lutrin, tout comme il avait cessé de regarder la TV. Il n’y avait que le monde et lui. Et les vents qui jouaient avec le sable, qu’ils envoyaient en grands nuages sur le patrouilleur. Khala, la terre vide.
Mais des rêves vinrent alors le hanter, faits de souvenirs, intenses, denses et précis, comme s’il revivait son existence dans son sommeil. Une nuit, il revécut ce jour où il avait compris avec certitude qu’il serait à la tête de la moitié de la première colonie américaine de Mars. Il avait quitté Washington pour la vallée de la Shenandoah avec un sentiment confus. Longtemps, il s’était promené dans la forêt. Il avait atteint les grottes dolomitiques de Luray, qui étaient devenues un site touristique et, impulsivement, il avait acheté un billet. Chaque stalactite ou stalagmite était éclairée par des projecteurs aux couleurs criardes. On avait même prévu des maillets pour ceux qui voulaient jouer du xylophone de pierre ! Du clavier calcaire bien tempéré ! Il avait dû se cacher dans un recoin d’ombre pour étouffer son rire.
Puis il s’était garé sur une esplanade et s’était avancé dans la forêt. Il s’était assis au creux des racines d’un arbre énorme.
Les lieux étaient déserts, la terre sombre, la nuit tiède dans le frémissement doux du feuillage. Les cigales stridulaient encore dans leur langage étrange, les criquets lançaient leurs derniers appels désolés, sentant l’approche du gel qui les tuerait bientôt. Tout cela était tellement bizarre… Comment pouvait-il abandonner ce monde ? En cet instant, il avait souhaité être un enfant des fées pour se glisser dans une fente et resurgir différent, meilleur, plus fort, noble, presque éternel – comme un arbre de la forêt. Mais il ne s’était rien passé, bien sûr. Il était resté allongé sur cette terre dont il était déjà séparé. Déjà Martien.
Il se réveilla et il fut troublé durant toute la journée.
Ensuite, ce fut plus grave encore, car il rêva de John. Il se retrouva à Washington, cette nuit où il avait vu John posant le pied sur Mars, suivi de ses trois compagnons. L’été de 2020. Frank avait quitté la soirée de réjouissances de la NASA et s’était perdu dans les rues. La nuit était chaude. John débarquant le premier sur Mars : cela avait fait partie de son plan. C’était comme dans une partie d’échecs, quand on sacrifie la reine. Parce que cette première expédition serait brûlée par les radiations dures et que, après son retour, elle serait mise au rencart, en application des règles de sécurité. Le champ serait ensuite ouvert en toute sécurité pour ceux qui allaient s’installer définitivement sur Mars. Ce qui était l’enjeu essentiel. Et Frank comptait bien être le chef.
Mais, durant cette nuit historique, son humeur avait chuté. Il était retourné jusqu’à son appartement, près de Dupont Circle, avant de ressortir. Il avait perdu son badge du FBI quand il se faufila dans un bar pour regarder la télé par-dessus les têtes des consommateurs agglutinés, en buvant du bourbon comme son père. La lumière de Mars posait des reflets rouges dans le bar ténébreux. Il se saoulait consciemment tout en écoutant le discours inepte de John Boone et son humeur s’assombrissait. Il avait du mal à réfléchir à son plan. La salle était bruyante et les spectateurs peu attentifs. Le débarquement sur Mars n’avait pas échappé à la clientèle, mais ce n’était qu’un événement de plus, comme le dernier match des Bullets vers lequel un des barmen zappait régulièrement. Et puis, clic ! on revenait sur Chryse Planitia. Un type jura à côté de Frank qui lança, en retrouvant cet accent de Floride qu’il avait depuis longtemps perdu :
— Le basket, ça va être super sur Mars.
— Il va falloir qu’ils remontent le panier, sinon ils vont se péter le crâne.
— Ça c’est sûr. Parce qu’ils pourront sauter jusqu’à six mètres facile.
— Ouais, même les Blancs sauteront comme ça, là-bas. C’est ce qu’ils racontent. Mais il vaudrait mieux laisser tomber le basket, sinon vous aurez les mêmes emmerdes qu’ici !
Frank éclata de rire. Mais quand il regagna son appartement dans la nuit moite du District de Columbia, il était d’une humeur encore plus noire qu’auparavant. Il tomba sur un des clochards de Dupont Circle et lui lança un billet de dix dollars en hurlant :
— Va te faire foutre ! T’as qu’à trouver du boulot !
Mais, au même moment, des gens surgirent du métro et il s’éloigna rapidement, furieux et bouleversé. Il y avait des mendiants dans toutes les portes cochères. Des humains avaient débarqué sur Mars et les mendiants envahissaient la capitale de l’Amérique, pendant que les hommes de loi, les avocats et les juges continuaient leur bavardage sur la liberté et la justice, une couverture pour leur cupidité.
— On s’y prendra d’une autre façon sur Mars ! dit Frank d’un ton mauvais. (Tout à coup, il aurait voulu y être instantanément, sans avoir à attendre toutes ces années, à militer.) Trouve-toi un job, merde ! hurla-t-il à un autre clodo.
Puis il entra dans son immeuble. L’équipe de sécurité somnolait derrière le comptoir d’entrée. Ces gars-là gaspillaient leur vie à ne rien foutre. Quand il arriva devant la porte de son appartement, il eut du mal à ouvrir tellement ses mains tremblaient. Il se figea dès qu’il fut à l’intérieur, horrifié devant le spectacle rutilant de son mobilier de cadre commercial, disposé comme un décor de théâtre afin d’impressionner les rares visiteurs qui n’appartenaient pas à la NASA ou au FBI. Rien ne lui appartenait. Rien, sinon son plan.
Et il se réveilla, seul dans son patrouilleur, sur le Grand Escarpement.
Il revint enfin de son éprouvante expédition de cauchemars. Il eut du mal à en parler aux gens de la caravane. Zeyk l’invita pour le café et il avala une tablette de complexe opiacé pour retrouver son calme. Il reprit sa place dans le cercle de Zeyk, accepta son infime dose de café. Unsi Al-Khal était assis à sa gauche, discourant sur la vision islamique de l’Histoire, comment elle avait débuté durant le Jahili ou la période préislamique. Al-Khal ne s’était jamais montré amical avec Frank, et lorsque ce dernier lui tendit la tasse qui lui revenait en un simple geste de politesse, Al-Khal insista pour que Frank accepte de boire le premier : lui, Al-Khal, ne pouvait usurper cet hommage. Une insulte islamique typique sur fond de courtoisie exagérée. Ainsi Frank retrouvait-il la hiérarchie : on n’accordait pas de faveurs à ceux qui étaient plus élevés que vous dans le système, mais seulement aux inférieurs. Ils se retrouvaient dans la savane primitive (ou bien à Washington). Avec les tactiques de domination des primates.
Frank grinça des dents, et quand Al-Khal se remit à pontifier, il demanda :
— Et en ce qui concerne vos femmes ?
Déconcertés, ils le fixèrent. Et Al-Khal haussa les épaules.
— Dans l’Islam, les hommes et les femmes ont des rôles différents. Tout comme en Occident. C’est biologique, à l’origine.
Frank secoua la tête. Il percevait le murmure sensuel des tentures, le poids noir du passé. Et la pression de l’aquifère de dégoût, au fond de ses pensées, s’accrut. Quelque chose céda. Et soudain, plus rien n’eut d’importance, et il se sentit malade à la seule idée de simuler quoi que ce soit, malade de cette huile visqueuse qui permettait à la société de continuer son atroce chemin.
— Oui, dit-il, mais c’est de l’esclavage, n’est-ce pas ?
Autour de lui, les hommes se raidirent, choqués.
— N’est-ce pas ? (Les mots montaient de sa gorge sans qu’il puisse rien y faire.) Vos femmes et vos filles n’ont aucun pouvoir, et c’est de l’esclavage. Vous pouvez les entretenir et, en tant qu’esclaves, elles peuvent toujours disposer de pouvoirs intimes et particuliers sur leurs maîtres. Mais la relation de maître à esclave est à l’origine de la distorsion générale. Les relations sont donc distordues, ce qui suscite une pression qui mène au point d’explosion.
Zeyk plissait le nez.
— Je peux t’assurer que telle n’est pas l’expérience vécue. Tu devrais lire notre poésie.
— Et vos femmes me le confirmeraient ?
— Oui, fit Zeyk d’un ton parfaitement confiant.
— Peut-être. Mais, quand même, les femmes qui réussissent, dans votre société, n’en restent pas moins modestes et respectueuses. Elles honorent scrupuleusement le système. Je parle de celles qui aident leurs époux et leurs fils à s’élever dans le système. Donc, pour réussir, il leur faut travailler pour renforcer ce système qui les opprime. Et les effets sont pernicieux. Et le cycle se répète de génération en génération. Soutenu par les maîtres autant que par les esclaves.
— L’usage du mot esclave est offensant, dit lentement Al-Khal. (Il fit une brève pause.) Parce qu’il présume un jugement. Un jugement porté sur une culture que tu ne connais pas vraiment.
— C’est vrai. Je ne peux que vous rapporter ce qui est observable de l’extérieur. Et ça ne peut intéresser qu’un musulman progressiste. Est-ce là le plan divin pour lequel vous vous battez afin qu’il soit réalisé dans le cours de l’Histoire ? Il existe des lois dont on peut observer les effets et, pour moi, tout ça ne me semble qu’une forme d’esclavage. Et vous savez que nous avons déclenché des guerres pour mettre fin à l’esclavage. Nous avons exclu l’Afrique du Sud de la communauté des nations parce qu’elle avait voté des lois afin que les Noirs ne puissent pas vivre comme les Blancs. Mais c’est ce que vous faites en permanence. Si des hommes étaient traités comme vos femmes, l’ONU prendrait des mesures. Mais, du moment qu’il s’agit de femmes, les hommes au pouvoir détournent le regard. Ils disent qu’il s’agit de problèmes de culture, de religion, dont il ne faut surtout pas se mêler. On ne parle pas d’esclavage, car on considère que c’est une exagération par rapport à la façon dont les femmes sont traitées ailleurs dans le monde.
— Ne parlons pas d’exagération, intervint Zeyk, mais de variation.
— Non, non. Il s’agit bien d’exagération. Les femmes en Occident ont le choix de leur vie. Ce qui n’est pas le cas chez vous. Mais un être humain ne peut se résoudre à appartenir à quelqu’un. Il déteste ça, il se révolte, et il se venge n’importe comment. Les humains sont comme ça. Et, dans votre cas, il s’agit de votre mère, de votre femme, de vos sœurs, de vos filles.
Tous s’étaient tournés vers lui. Ils étaient plus stupéfaits qu’offensés. Mais Frank, plongeant le regard dans sa tasse, continua :
— Il faut que vous libériez vos femmes.
— Et comment nous suggères-tu de le faire ? lui demanda Zeyk, le regard curieux.
— En changeant vos lois ! En éduquant vos femmes dans les écoles où vont vos fils. Qu’elles aient les mêmes droits que tous les musulmans. Rappelle-toi que vous avez de nombreuses lois qui ne figurent pas dans le Coran et qui sont venues s’ajouter depuis le temps de Mahomet.
— Par de saints hommes, rétorqua Al-Khal d’un ton irrité.
— Certainement. Mais nous choisissons de modifier nos croyances religieuses à la lumière de la vie de tous les jours. C’est vrai pour toutes les cultures. Et nous pouvons choisir de nouvelles orientations. Vous devez libérer vos femmes.
— Je n’aime pas que quiconque me donne des leçons, si ce n’est un mullah. (Al-Khal pinçait les lèvres sous sa moustache.) C’est à ceux qui sont innocents de tout crime de prêcher ce qui est bien.
Zeyk eut un sourire radieux.
— C’est ce que disait Selim el-Hayil.
Et un lourd silence retomba.
Frank accusa le coup. La plupart souriaient maintenant en regardant Zeyk d’un air de connivence. Et il comprit soudain qu’ils savaient tous ce qui était arrivé à Nicosia. Bien sûr ! Selim était mort cette même nuit, quelques heures après l’assassinat, empoisonné par une étrange combinaison de microbes. Ils savaient.
Et pourtant, ils l’avaient accepté, ils l’avaient admis dans leur maison, dans les lieux privés où ils vivaient. Ils avaient essayé de lui enseigner ce en quoi ils croyaient.
— Peut-être que nous devrions les rendre aussi libres que les femmes russes, proposa Zeyk avec un rire qui arracha Frank à ses réflexions.
— Elles sont écrasées de travail, non ? Mais on leur raconte qu’elles sont les égales de l’homme, alors qu’il n’en est rien, c’est ça ?…
Youssouf Hawi, un jeune homme brillant, ricana, le regard salace :
— Je vous le dis, ce sont toutes des chiennes ! Mais ni plus ni moins que toutes les autres ! N’est-il pas vrai qu’au foyer le pouvoir revient au plus fort ? Dans mon patrouilleur, c’est moi qui suis l’esclave, je peux vous le dire. Tous les jours, j’embrasse un serpent avec mon Aziza !
Les rires explosèrent. Zeyk servit une nouvelle tournée de café. Ils effaçaient les paroles insultantes de Frank, soit parce qu’ils les mettaient sur le compte de l’ignorance, soit parce qu’ils acceptaient le soutien que Zeyk lui apportait. Mais ils étaient moins de la moitié, maintenant, à regarder Frank.
Il s’enferma dans le silence, se contentant de les écouter, profondément irrité contre lui-même. C’était une faute que de se livrer n’importe quand, à moins que cela ne corresponde parfaitement à votre objectif politique. Ce qui n’était jamais le cas. Mieux valait vider toute déclaration de son contenu réel. C’était une règle de base de la diplomatie. Mais là-bas, sur l’escarpement, il avait oublié.
Il repartit en prospection. Les rêves se firent moins fréquents. À son retour, il cessa de prendre des drogues. Il gardait le silence à l’heure du café, ou bien il parlait d’aquifères et de minerais, ou des nouveaux patrouilleurs de prospection. Les hommes le regardaient avec méfiance et n’acceptaient qu’il participe à leurs conversations qu’à cause de l’attitude amicale de Zeyk, qui jamais ne se relâchait.
Zeyk l’invita un soir en privé avec sa femme, Nazik. Celle-ci était vêtue d’une longue robe blanche dans le style bédouin, avec une ceinture bleue. Elle avait ramené ses cheveux noirs sous un peigne, mais les laissait flotter dans son dos. Frank avait suffisamment lu à ce sujet pour savoir que tout cela était faux : chez les bédouins d’Awlad-Ali, les femmes portaient des robes noires et des ceintures rouges pour marquer leur impureté, leur sexualité, et leur infériorité morale. Elles devaient se couvrir la tête et pratiquaient l’usage du voile selon un code hiérarchique complexe de modestie. Tout cela par déférence envers le mâle. Ainsi coiffée et vêtue, Nazik aurait choqué sa mère autant que sa grand-mère, même si elle se présentait ainsi à un étranger pour qui cela n’avait pas d’importance. Mais s’il en savait assez pour comprendre, alors, il y avait là un signe certain.
À un moment de la soirée, alors que tous trois riaient, Nazik se leva, obéissant à la demande de Zeyk de servir le dessert, et elle dit sans cesser de rire :
— Oui, maître.
Il plissa le front et fit : « Va, esclave ! » en levant la main. Nazik montra les dents et ils redoublèrent de rire en voyant Frank rougir. Ils se moquaient de lui et, dans le même temps, ils brisaient le tabou marital bédouin qui interdisait toute démonstration d’affection devant un témoin. Quand Nazik revint, elle posa un doigt sur l’épaule de Frank, ce qui le troubla encore plus.
— On plaisante avec vous, dit-elle. Nous, les femmes, nous avons appris ce que vous aviez dit aux hommes sur nous, et nous vous aimons à cause de cela. Vous pourriez avoir beaucoup d’entre nous, comme un sultan ottoman. Parce qu’il y a du vrai dans ce que vous avez dit, beaucoup trop de vrai. (Elle hocha la tête d’un air sérieux, pointa le doigt sur Zeyk dont le sourire s’effaçait mais qui approuvait néanmoins.) Mais tant de choses dépendent de ceux qui font les lois, n’est-ce pas ? Les hommes de la caravane sont bons, et intelligents. Les femmes sont encore plus intelligentes et, comme ça, nous les tenons complètement. (Zeyk haussa les sourcils et elle rit encore.) Non, je vous assure, nous avons pris notre part. C’est sérieux.
— Mais où est-ce que vous êtes, alors ? s’étonna Frank. Je veux dire : où passez-vous votre temps, vous, les femmes de la caravane, pendant la journée ? Que faites-vous ?
— Nous travaillons. Venez voir par vous-même.
— Et vous faites toutes sortes de travaux ?
— Bien sûr que oui. Mais peut-être pas là où vous pouvez nous voir le plus souvent. Nous avons encore… des habitudes, des coutumes. Nous sommes recluses, séparées, nous avons notre propre monde – et ça n’est peut-être pas aussi bien que ça. Nous autres bédouins, nous avons tendance à nous regrouper, hommes comme femmes. Nous avons nos traditions qui persistent. Mais beaucoup de choses changent, vous savez, et très vite. Nous entrons dans l’autre étape islamique. Nous sommes…
Elle cherchait le mot.
— L’utopie, suggéra Zeyk. L’utopie musulmane.
Elle agita la main avec un air de doute.
— L’Histoire. Du hadj à l’utopie…
Zeyk rit avec une expression ravie.
— Mais le hadj est notre destination, dit-il. C’est ce que les mullahs nous ont toujours enseigné. Nous en sommes déjà là, non ?
Il sourit à sa femme, qui lui répondit d’un air complice, en un bref instant de communication intense. Et ils partagèrent leur sourire avec Frank. Avant que la conversation ne dévie.
En termes pratiques, Al-Qahira était le rêve panarabique réalisé. Toutes les nations arabes avaient apporté leur soutien financier et humain aux Mahjaris. Sur Mars, le mélange des nations arabes avait réussi mais, dans les caravanes individuelles, la séparation existait encore. Pourtant, ils se rencontraient, ils se mêlaient les uns aux autres. Et les différences n’étaient plus marquées, désormais, entre les pays enrichis par le pétrole et les pays appauvris par le pétrole. Ils étaient tous cousins : Syriens et Irakiens, Égyptiens et Saoudiens, Arabes des Émirats du Golfe, Palestiniens, Libyens et bédouins. Tous cousins. Sur Mars.
Frank commençait à se sentir mieux. Il avait retrouvé un sommeil profond, rafraîchi par le laps de temps martien, cette petite faille dans le rythme circadien, ce congé du corps. Le temps, dans la caravane, avait été changé. Il y en avait plus qu’avant à gaspiller, il n’existait plus aucune raison de se hâter.
Et les saisons passaient. Le soleil se couchait presque au même endroit chaque soir, doucement. Ils étaient désormais complètement régis par le calendrier martien et ils s’y fiaient pour célébrer la nouvelle année. Ls = 0 marquait le début du printemps de l’hémisphère nord, le début de l’année 16. Chaque saison durait six mois, et le sens de la mortalité était devenu diffus pour chacun d’eux : comme s’ils devaient vivre éternellement.
Un matin, à leur réveil, ils découvrirent qu’il avait neigé durant la nuit. Le paysage était blanc. Les cristaux étaient essentiellement composés d’eau. Durant toute la journée, la caravane fut prise de folie. Tous, hommes et femmes, se précipitèrent au-dehors en marcheur. Ils donnèrent de grands coups de pied dans la couche de neige, essayèrent de confectionner des boules qui ne voulaient pas coller, des bonshommes de neige qui s’écroulaient dans la minute. Car la neige était trop froide.
Zeyk riait comme un fou.
— Ça fait un sacré albedo, déclara-t-il. C’est étonnant de constater à quel point tout ce que Sax fait se retourne contre lui. L’effet de feedback s’ajuste naturellement selon l’homéostase, n’est-ce pas ? Je me demande parfois si Sax n’aurait pas pu s’arranger pour que tout se refroidisse à tel point que toute l’atmosphère se gèle en surface. Ça représenterait quoi ? Un centimètre ? Puis on aurait fait passer nos moissonneuses d’un pôle à l’autre et, ensuite, on aurait tracé des lignes de latitude, en transformant le gaz carbonique avec un fertilisant pour avoir de l’air respirable. Tu ne penses pas que c’était valable ?
Frank hocha la tête.
— Sax y a probablement pensé, et il a rejeté cette idée pour une raison que nous ne pouvons pas deviner.
— Sans doute.
La neige finit par se sublimer, la terre rouge réapparut, et ils continuèrent leur route. Ils passaient parfois devant des réacteurs nucléaires Rickover, pareils à d’antiques châteaux – des alimentateurs Westinghouse gigantesques qui crachaient des jets de givre. Ils regardèrent, sur Manlavid, divers programmes concernant un prototype de réacteur à fusion installé dans Chasma Borealis.
Ils enfilaient canyon après canyon. Ils connaissaient ce monde encore mieux qu’Ann elle-même.
Les saisons passaient. Lorsqu’ils rencontraient d’autres caravanes arabes, la fête durait toute la nuit, avec de la musique et des danses, du café, des hookahs et d’interminables bavardages. Ils n’écoutaient jamais de musique enregistrée : il y avait toujours parmi eux des musiciens qui jouaient avec talent de la flûte, de la guitare électrique, qui chantaient aussi, en quarts de tons et en lamentos si étranges que Frank mit très longtemps à savoir s’ils étaient ou non doués. Les repas duraient des heures, on parlait jusqu’à l’aube, et ils se faisaient tous un devoir d’assister à la fournaise du lever de soleil.
Quand ils rencontraient d’autres nations, ils se montraient plus réservés. Dans Tantalus Foss, près d’Alba Patera, ils passèrent devant une nouvelle station minière de l’Amex, perchée sur l’une des rares grandes veines de platinoïdes. La mine, exploitée surtout par des Américains, avait été installée sur le plancher du rift étroit et elle était en grande partie robotisée. L’équipe de la station vivait sous une tente somptueuse, au bord du rift. Les Arabes firent un détour, rendirent une brève visite aux Américains, puis regagnèrent très vite leurs véhicules insectoïdes pour la nuit. Les Américains n’apprendraient rien d’eux.
Mais, ce même soir, Frank se rendit seul jusqu’à la tente de l’Amex. Les hommes de l’équipe venaient de Floride, et leur accent réveilla ses souvenirs. Mais il ne tint pas compte des petites explosions mentales que certaines phrases déclenchaient en lui et posa des salves de questions, se concentrant surtout sur les Noirs, les Latinos et les ploucs. Il s’aperçut que ce groupe se comportait comme une communauté ancienne, à l’imitation des Arabes. Une équipe de forage qui vivait dans des conditions particulièrement dures et s’éreintait pour de gros salaires, économisant le maximum pour le retour à la civilisation. Cela en valait la peine, même si Mars vous suçait jusqu’à la moelle.
— Vous comprenez, même sur la glace on peut sortir, mais ici, rien à foutre.
Peu leur importait qui il était. Il resta là, à les écouter échanger des histoires qui l’étonnaient, même si elles lui étaient profondément familières.
— On était vingt-deux à prospecter dans un petit habitat mobile sans aucune cloison. Une nuit, on a fait la fête. On s’est tous mis à poil, les femmes se sont disposées en cercle la tête tournée vers le centre, et tous les gars se sont mis à tourner. On était douze pour dix filles, et il y avait toujours deux gars qui restaient en dehors du coup, ce qui accélérait la rotation. Ça a marché super bien. C’était comme un tourbillon et on y plongeait chacun à son tour. Oui, c’était vraiment terrible.
Quand les éclats de rire et les protestations d’incrédulité se furent calmés, le type ajouta :
— On était dans Acidalia. On abattait des porcs pour les surgeler après. Ces bestiaux, ça vous tue des humains, et on devait leur planter une grosse flèche dans le crâne. On s’est dit pourquoi pas les tuer tous d’un coup en les surgelant en même temps pour voir comment ça se passe. Alors, on les a tous blessés et on a parié sur ceux qui iraient le plus loin. Ensuite, on a ouvert le sas, tous les cochons se sont carapatés, et crac ! ils ont tous crevé à moins de cinquante mètres de là, sauf une petite cochonne qui a fait presque deux cents mètres et qui est morte gelée en restant sur ses pattes. Du coup, elle m’a fait gagner mille dollars.
Dans le tonnerre de hurlements, Frank sourit. Il était de retour en Amérique. Il leur demanda ce qu’ils avaient fait d’autre sur Mars. Certains avaient participé à la construction de réacteurs nucléaires au sommet de Pavonis Mons, là où aboutirait l’ascenseur spatial. D’autres avaient travaillé à la pose du pipeline qui traversait la dorsale de Tharsis, entre Noctis et Pavonis. Praxis, la transnationale de l’ascenseur, avait des tas d’intérêts derrière tout ça.
— J’ai travaillé sur un Westinghouse, sur l’aquifère de Compton, sous Noctis. Il est censé contenir autant de flotte que la Méditerranée, et notre réacteur devait seulement fournir de l’énergie à toute une série d’humidificateurs. Des putains d’humidificateurs qui tournent à 200 mégawatts, comme celui que j’avais dans ma chambre quand j’étais gosse et qui ne bouffait que 50 watts ! Des monstres de la Rockwell avec des vaporisateurs monomoléculaires et des moteurs à turbine qui crachent leur brouillard jusqu’à 1 000 mètres de haut ! Incroyable ! Un million de litres d’H20 à l’heure !
Un autre avait travaillé sur une nouvelle cité sous tente dans le chenal d’Echus, sous le Belvédère.
— Ils ont capté un aquifère et il y a des fontaines partout, avec des statues, des cascades, des canaux, des bassins, des piscines. Une espèce de petite Venise. Avec un taux de rétention thermique important, aussi.
La conversation se poursuivit dans le gymnase, dont l’équipement était spécialement conçu de façon à entretenir la musculature pour un milieu terrien.
Ils suivaient tous un programme rigoureux : au moins trois heures d’exercices par jour.
— Si on laisse tomber, on est coincés ici, non ? Et alors, qu’est-ce qu’on fera de nos économies ?
— Ça finira bien par devenir la monnaie officielle. Le dollar américain, ça vous suit partout.
— Tu prends le problème à l’envers, branleur.
— On en est la preuve vivante.
— Je croyais que le traité bloquait l’usage de la monnaie terrienne sur Mars ? s’étonna Frank.
— Le traité, c’est une belle connerie.
— Oui, il est mort. Comme Bessy, ma petite cochonne longue distance.
Ils observaient tous Frank, ils avaient vingt ans, trente ans, une génération avec laquelle il ne parlait guère. Il ignorait comment ils avaient grandi, comment ils avaient été façonnés, et ce en quoi ils croyaient. Leur accent familier et leurs visages étaient trompeurs, peut-être, et même certainement.
— Vous le pensez vraiment ?
Certains d’entre eux semblaient avoir vaguement conscience qu’il pouvait avoir un rapport direct avec le traité, ainsi qu’avec toutes les associations historiques. Mais son interlocuteur répondit sans hésiter :
— Écoutez, vieux, on est ici illégalement, selon le traité, grâce à un marché. Et ça se passe comme ça un peu partout. Le Brésil, la Géorgie, les États du Golfe… Tous les pays qui ont voté contre le traité laissent les transnats s’installer. C’est une véritable compétition de pavillons de complaisance ! Et l’AMONU est allongée sur le dos, les cuisses bien écartées, et elle en redemande. Les gens débarquent par milliers et presque tous sont au service des transnats. Ils ont leur visa et un contrat de cinq ans, y compris le programme de musculation pour garder la forme terrienne et des machins de ce genre…
— Des milliers ?
— Ça, oui ! Des dizaines de milliers, je dirais.
Et Frank prit conscience qu’il n’avait pas regardé la TV depuis… depuis très longtemps.
Un type qui soulevait un jeu complet de contrepoids intervint :
— Ça va péter bientôt – des tas de gens n’aiment pas ça – et pas seulement les anciens comme vous, mais aussi pas mal de nouveaux. Ils disparaissent par troupeaux entiers. Ils abandonnent des sites, des villes parfois. On tombe sur une mine dans Syrtis : elle est déserte. Tout ce qui pouvait être utile a disparu – tout a été nettoyé – les sas, les verrous, les réservoirs d’oxygène, les chiottes. Ça doit leur prendre des heures, mais ils raflent tout.
— Et pourquoi ?
— Parce qu’ils deviennent des indigènes ! lança un autre, attelé à une machine d’extension. Parce qu’ils sont passés dans le camp de votre camarade Arkady Bogdanov !
Allongé sur sa banquette d’exercice, il soutenait le regard de Frank. C’était un Noir, très grand, les épaules larges, le nez aquilin. Il continua :
— Ils rappliquent tous ici et la compagnie en fait un maximum. Bonne bouffe, gymnase et tout. Mais ça se résume à une seule chose : on vous dit ce qu’il faut faire et ne pas faire. Tout est programmé : l’heure du réveil, les repas, quand il faut aller chier… C’est comme si la Marine s’était payé le Club Med, vous comprenez ? Et alors, voilà votre copain Arkady qui nous tombe dessus pour nous dire : Hé, les garçons, vous êtes des vrais Américains et vous devriez être libres ici. Parce que Mars, c’est la nouvelle frontière. Et c’est ce que vous devez comprendre. On est un certain nombre à vivre ça comme l’Ouest, on n’est pas des logiciels de robots, on a nos propres règles et notre monde est ici ! Et voilà comment ça se passe !
Les rires emplirent la salle. Peu à peu le silence s’était installé. Franck venait de s’en apercevoir.
C’est ça, le truc ! Les gars débarquent, ils s’aperçoivent qu’on les a programmés, ils comprennent qu’ils ne peuvent pas garder la forme terrienne en respirant dans des masques à oxygène. Ils nous ont menti sur toute la ligne. La paye veut plus rien dire puisqu’on est du matériel, de la camelote, qu’on est cloués ici pour des années ! Des esclaves, mon vieux ! Des putains de merdes d’esclaves ! Il faut me croire : ça dégoûte les types. Ils sont prêts à la casse, c’est sûr. C’est ça qu’il faut que vous compreniez. Et c’est eux, les gars qui disparaissent. Avant que ça finisse, ça va faire un sacré nombre.
Frank le dévisagea.
— Et pourquoi vous n’avez pas fait comme eux ?
Avec un rire bref, l’autre se remit à ses exercices.
— À cause de la sécurité ! lança une voix.
L’homme des contrepoids n’était pas d’accord.
— La sécurité débloque – mais il faut… il faut bien aller quelque part. Et dès qu’Arkady se montre, c’est fini !
— Une fois, dit le Noir, j’ai vu une vidéo de lui. Il disait que les gens de couleur étaient plus adaptés à la vie sur Mars que les Blancs, qu’on s’en tirait mieux avec les UV.
— Ouais, c’est ça !
Ils riaient tous, à la fois sceptiques et amusés.
— D’accord, tout ça, c’est des conneries, mais pourquoi pas ? Disons qu’on est chez nous. C’est notre monde. Nova Africa. Et pas question qu’un boss nous fasse décarrer, cette fois.
Le Noir riait, comme ravi à l’idée d’avoir seulement lancé une absurdité. À moins que ce ne fût une vérité joyeuse, délicieuse, qui pouvait faire rire durant des heures.
Dans la nuit, très tard, Frank retourna à la caravane et reprit la route avec les bédouins. Mais rien n’était plus pareil. Il avait été ramené en arrière dans le temps et, désormais, les longues journées qu’il passait dans son prospecteur le lassaient. Il regardait à nouveau la TV et lançait des appels. Il n’avait pas démissionné de son poste à Washington. Slusinski, son assistant, l’avait remplacé à la tête de l’équipe et, de son côté, il s’était suffisamment couvert en expliquant qu’il était lancé dans la recherche, puis qu’il prenait un congé actif, parce qu’il était nécessaire que l’un des cent premiers visite toute la planète. Cela n’aurait pu se prolonger plus longtemps, mais lorsque Frank appela Washington en direct, le président se montra ravi. Puis à Burroughs, Slusinski, épuisé, et à vrai dire tout son staff se réjouirent de son retour prochain, ce qui surprit Frank. Quand il était parti, écœuré par le traité, déprimé par ses rapports avec Maya, on avait certes pensé qu’il était un patron totalement nul. Mais ils l’avaient couvert durant près de deux ans. Les gens étaient bizarres. C’était l’aura des cent premiers, sans doute. Comme si cela avait encore de l’importance.
Frank revint de son dernier tour de prospection et reprit sa place dans le patrouilleur de Zeyk pour l’heure du café. Il les écoutait bavarder, Zeyk, Al-Khan, Youssouf et tous les autres, tandis que Nazik et Aziza allaient et venaient. Tous ces gens l’avaient accepté, ils l’avaient compris, en un certain sens. Selon leur code, il avait fait ce qui était nécessaire. Il se détendait une fois encore dans le flot de la langue arabe et de ses ambiguïtés fascinantes : rivière, forêt, lis, jasmin… autant de termes qui pouvaient s’appliquer à un manipulateur waldo, une canalisation, des pièces de robot. Ou bien, très précisément, à une rivière, une forêt, le lis et le jasmin. Une langue merveilleuse. Celle de ce peuple qui l’avait accepté, auprès duquel il s’était reposé. Et qu’il devait maintenant quitter.
À Underhill, si l’on passait six mois de l’année, on avait droit à une chambre personnelle en permanence. Toutes les villes de la planète adoptaient le même système, parce que la plupart des gens se déplaçaient si souvent que nul ne se sentait vraiment chez soi où que ce fût, et l’arrangement semblait compenser cet effet. Une chose était certaine : les cent premiers, qui étaient au nombre des grands nomades de Mars, avaient commencé à passer plus de temps à Underhill qu’au début du séjour, des années auparavant. Et, pour la plupart, c’était un vrai bonheur. Ils étaient toujours là au nombre de vingt ou trente, à n’importe quelle période. D’autres les rejoignaient et, entre leurs tours de travail, ils se retrouvaient. Ce va-et-vient perpétuel permettait d’entretenir le flux des informations, une sorte de colloque permanent sur l’état des choses. Les derniers arrivants apportaient des nouvelles fraîches qu’ils commentaient avec les autres.
Frank, lui, n’avait pas passé le temps requis à Underhill pour avoir droit à sa chambre. En 2050, il avait installé ses bureaux à Burroughs et, avant de se joindre aux Arabes en 2057, la seule chambre qu’il y avait conservée se situait au niveau des bureaux.
On était en 2059 et il était de retour. Sa nouvelle chambre était à un niveau au-dessous de l’ancienne. Il jeta son sac sur le sol, regarda autour de lui et jura à haute voix. Il fallait qu’il soit physiquement présent à Burroughs – comme si la présence matérielle de quiconque en un lieu précis avait encore un sens ! Un anachronisme absurde. Mais les gens étaient comme ça. Encore un vestige de la savane. Ils vivaient comme des singes alors qu’ils étaient des dieux. Mais leurs pouvoirs étaient dispersés dans les hautes herbes.
Slusinski entra. Il avait un pur accent new-yorkais, mais Frank l’avait toujours appelé Jeeves, à cause de sa ressemblance avec l’acteur des séries de la BBC[38].
— On est comme des nains dans un waldo ! lança Frank d’un ton agacé. Tu sais, l’un de ces gros waldos excavateurs. On nous a mis là-dedans et on est censés déplacer une montagne. Mais nous, on se penche à la fenêtre et on creuse le sol avec des cuillers à café. Et on se complimente sur les progrès que l’on fait.
— Je vois, dit Jeeves d’un ton prudent.
Mais il n’y avait rien à y faire. Il était de retour à Burroughs, et il avait droit à quatre conférences par heure, où il apprenait tout ce qu’il savait déjà, à savoir que l’AMONU considérait désormais le traité comme du papier hygiénique. Ils avaient approuvé des systèmes comptables qui garantissaient que les mines n’afficheraient jamais de bénéfices susceptibles d’être reversés aux membres de l’assemblée générale, même après la mise en service de l’ascenseur. Ils accordaient le statut de personnel nécessaire aux milliers d’émigrants. Ils ignoraient les divers groupes locaux en place, ils ignoraient les premiers sur Mars. Tout cela au nom de l’ascenseur spatial, qui était une source inépuisable d’excuses. 35 000 kilomètres d’excuses, cent vingt milliards de dollars d’alibi. Ça n’était pas aussi ruineux que ça, comparé aux budgets militaires du siècle passé. La plus grosse partie des fonds avait été investie durant les premières années du projet dans la recherche d’un astéroïde approprié qu’il avait fallu placer sur orbite avant d’installer la fabrique de câble. Après quoi, la fabrique avait dévoré l’astéroïde, recraché le câble, et le tour était joué. Ils n’avaient eu qu’à attendre qu’il soit suffisamment long pour le mettre en position. Une véritable affaire !
Et une excuse permanente et précieuse pour violer le traité dès que cela semblait plus pratique et expéditif. Bon Dieu de merde ! s’écria Frank au terme de sa première semaine, après une énième réunion. Pourquoi l’AMONU nous bouffe-t-elle comme ça ?
Jeeves, de même que toute son équipe, considérait que sa question était rhétorique et ils ne lui suggérèrent aucune théorie. Il était vraiment resté absent trop longtemps, réalisa-t-il. Et ils avaient peur de lui, à présent. Et c’est lui qui répondit à sa question :
— Ce n’est que de la cupidité, je pense : ils sont tous payés par des moyens détournés.
Le même soir, à l’heure du dîner, dans un petit café, il tomba sur Janet Blyleven, Ursula Kohi et Vlad Taneev. Tout en mangeant, ils regardèrent les infos terriennes. C’était à peine supportable. Le Canada et la Norvège venaient de se joindre au plan de décroissance de la population. Bien sûr, personne ne parlait de contrôle des naissances, expression strictement interdite en politique, mais c’était bel et bien ça. Et la tragédie se répétait : si un quelconque pays ne tenait pas compte des résolutions de l’ONU, son voisin se déclarait menacé par le flux migratoire. Entre-temps, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Scandinavie, l’Azanie, les États-Unis, le Canada et la Suisse avaient déclaré l’immigration illégale, alors que le taux de natalité de l’Inde était de 8 % par an. La famine serait une solution dans pas mal de pays. Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse étaient maîtres dans l’art du contrôle de la population.
Janet coupa la TV.
— Et si nous changions de sujet ?
Ils revinrent à leurs assiettes. Vlad et Ursula étaient revenus d’Acheron à cause des cas de tuberculose résistante apparus dans Elysium.
— Le cordon sanitaire est usé, commenta Ursula. Certains des virus immigrants vont sûrement muter ou entrer en combinaison avec nos systèmes déjà adaptés.
La Terre. Impossible de l’oublier ou de l’éviter.
— Ici aussi, les choses s’usent ! dit Janet.
— Ça se passe comme ça depuis des années, intervint Frank d’un ton dur, brusquement libéré par le spectacle des visages de ses vieux amis. Même avant le traitement gériatrique, l’espérance de vie dans les pays riches était double de celle des pays pauvres. Réfléchissez ! Autrefois, les pauvres étaient tellement pauvres qu’ils savaient à peine quelle espérance de vie était la leur. Ils vivaient au jour le jour. Mais aujourd’hui, ils peuvent regarder les infos TV dans l’importe quelle boutique – et ils savent qu’ils sont les seuls à attraper encore le SIDA. Ça va très loin dans la différence : je veux dire qu’ils meurent jeunes et que les riches vivent presque éternellement ! Alors, ils n’ont rien à perdre !
— Et tout à gagner, oui, acheva Vlad. Ils pourraient vivre comme nous.
Plus tard, Vlad et Ursula regagnèrent leur chambre. Frank regardait Janet. Il était comme paralysé, ce qui lui arrivait souvent à la fin d’une longue journée.
— Et Maya ? demanda-t-il, avec l’espoir de retenir encore un instant Janet.
Elles avaient été très amies au temps d’Hellas.
— Mais elle est ici, à Burroughs. Tu ne le savais pas ?…
— Non.
— Elle s’est installée dans les anciennes chambres de Samantha. Elle doit probablement t’éviter.
— Comment ça ?
— Elle est très en colère contre toi.
— Pourquoi ?
Janet le fixa du regard. Dans la salle, les murmures se faisaient discrets.
— Mais tu dois le savoir.
Il essayait de mesurer à quel point il pouvait être sincère avec elle.
— Non. Je devrais ?…
— Oh, Frank ! (Janet se pencha vers lui.) Cesse de te comporter comme si tu avais un manche dans le cul ! On te connaît tous, on était là, et on a tout vu ! (Il se rétracta, et elle ajouta plus calmement :) Tu devrais pourtant savoir que Maya t’aime. Qu’elle t’a toujours aimé.
— Moi ? (Sa voix s’étranglait.) Mais c’est John qu’elle aimait.
— Oui, certainement. Mais avec John, c’était facile. Trop facile pour Maya. Elle aime les problèmes. Comme toi.
Il secoua la tête.
— Non, je ne pense pas que ça soit vrai.
Janet se mit à rire.
— Je sais que j’ai raison, parce qu’elle m’a tout raconté ! Depuis cette conférence sur le traité, elle t’en veut, et elle parle toujours beaucoup quand elle est en rage.
— Mais pourquoi, je te demande pourquoi ?
— Parce que tu l’as rejetée ! Alors que tu lui as couru après pendant des années et des années. Elle aimait ça, elle en avait pris l’habitude. C’était romantique, cette façon que tu avais d’insister. C’est ça qu’elle aimait avec toi. Et aussi ta force. Et maintenant John est mort, elle peut te dire oui, et tu l’envoies balader. Ça l’a rendue folle ! Et avec elle, ça dure…
Il luttait pour rétablir le cours de ses pensées.
— Mais… ça ne correspond à rien de ce que je croyais !
Janet se leva pour se retirer, mais elle lui tapota la tête au passage.
— Tu devrais peut-être en parler à Maya, en ce cas.
Il resta longtemps immobile, les yeux fixés sur l’accoudoir luisant de son fauteuil, incapable de penser vraiment. Finalement, il retourna vers sa chambre.
Il dormit très mal et, à la fin d’une nuit interminable, il retomba au milieu d’un rêve, avec John. Il étaient dans les longues salles voûtées de la station spatiale, sous gravité martienne, durant leur vol de 2010. Six semaines ensemble, jeunes et forts. Et John disait qu’il se sentait comme Superman quand il faisait des bonds dans la coursive ! Frank, tout sera différent sur Mars !
Non. À chaque fois, c’était comme le dernier bond d’un triple saut. Boing, boing, boing !
Oui ! La question principale sera d’apprendre à courir suffisamment vite.
Une interférence nuageuse parfaite était collée sur le littoral ouest de Madagascar. Le soleil changeait l’océan Indien en écailles de bronze.
À cette distance, tout semblait si beau !
Et dès qu’on se rapproche, on en voit trop, murmura Frank.
Ou pas assez.
Il faisait froid et ils parlèrent de la température. John était du Minnesota et, enfant, il avait toujours dormi la fenêtre ouverte. Frank frissonnait, une couverture jetée sur les épaules, les pieds comme deux blocs de glace. Ils jouaient aux échecs. Frank gagna la partie. John se mit à rire.
Comme c’est stupide, dit-il.
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Les jeux ne signifient rien.
Tu en es sûr ? Quelquefois, la vie ressemble à un jeu, pour moi.
John secoua la tête.
Dans les jeux, il y a des règles, mais dans la vie, les règles ne cessent de changer. Tu peux déplacer ton fou pour faire échec au roi, mais le roi chuchote à l’oreille de ton fou, qui se met à jouer contre son camp, à se déplacer comme un cavalier. Et c’est toi qui te fais avoir.
Frank acquiesça. C’était lui qui avait appris à John toutes ces choses.
Les repas, les parties d’échecs, leurs conversations, le spectacle de la Terre qui tournait : c’était comme la seule vie qu’ils auraient vécue. Les voix qui venaient de Houston étaient celles d’ordinateurs aux préoccupations absurdes. Mais la planète était belle, avec les dessins compliqués des continents et des nuages.
Je ne redescendrai jamais. Je crois que c’est presque mieux que Mars, tu ne crois pas ?
Non.
Recroquevillé, frissonnant, il écoutait John parler de l’enfance. Les filles, le sport, les rêves d’espace. Frank répondait en parlant de Washington, des lectures de Machiavel, jusqu’à ce qu’il prenne conscience que John était déjà suffisamment extraordinaire. L’amitié, ça n’était que la poursuite de la diplomatie par d’autres moyens, après tout. Mais plus tard, après un flou passager, il parla, en s’interrompant parfois entre deux frissons. Des bars de Jacksonville, des longs cheveux blonds de Priscilla, de son visage idéal de mannequin de mode. Cela n’avait été qu’un mariage, en fait, ne serait-ce que pour paraître normal aux yeux des psys, pour n’être pas recalé. Mais ça n’était pas sa faute. Il avait été abandonné, après tout. Trahi.
Ça sonne mal. Pas étonnant que tu penses que les autres sont des cons.
Frank avait levé la main vers la grande lampe bleue de la Terre. Mais oui, ce sont des cons. Par hasard, il pointait l’index sur la pointe sud de l’Afrique. Pense à tout ce qui se passe là-bas.
C’est l’Histoire, Frank. On peut faire mieux que ça.
Tu le crois vraiment ? Tu le crois ?
Attends et tu verras.
Il s’éveilla avec l’estomac noué, en sueur. Il prit une douche. Seul un fragment du rêve lui revenait : « Attends et tu verras. » Mais il avait toujours la gueule de bois.
Il prit son petit déjeuner et se mit à réfléchir en tapotant sa fourchette sur la table. Durant toute la journée, il eut l’esprit ailleurs, comme s’il était toujours immergé dans le rêve, se demandant parfois où était la différence avec le réel. Tout, autour de lui, était trop lumineux, bizarre, symbolique. De quoi ?
Le soir venu, il se mit en quête de Maya, obéissant à une compulsion soudaine, avec le sentiment d’être sans défense. C’est Janet qui avait provoqué sa décision la veille en disant : « Elle t’aime, tu sais. » Il entra dans le réfectoire. Elle était là, elle riait, la tête rejetée en arrière, toujours vive, avec ses cheveux devenus blancs, qui avaient été si noirs dans le temps, les yeux fixés sur son compagnon : un beau type brun qui devait avoir la cinquantaine, et qui lui souriait. Maya posa la main sur son avant-bras, un geste qui lui était familier. Ça ne signifiait pas qu’elle était amoureuse mais qu’elle entamait le processus de séduction. Ils avaient très bien pu se rencontrer quelques minutes auparavant, quoique le regard de l’homme fût trop éloquent.
Maya détourna le regard et vit Frank. Elle cligna des yeux, surprise, avant de revenir à son partenaire. Elle lui parlait en russe, gardant la main sur son avant-bras.
Frank hésita. Il faillit rebrousser chemin. Il se maudit en silence : il se comportait comme un gamin… Il s’approcha, lança un bonjour ! sans se soucier de leur réponse. Pendant tout le dîner, elle demeura collée à son type, sans jeter un regard à Frank. L’homme parut surpris de son attitude, mais séduit. Il était clair qu’ils allaient partir pour passer la nuit ensemble. Cette perspective rendait toujours les autres encore plus séduisants. Et Maya s’en servait sans vergogne, cette pute. L’amour… Plus il y pensait, plus la colère montait en lui. Elle n’avait jamais aimé qu’elle-même. Et pourtant… il se souvenait de son expression quand elle l’avait vu. Durant une fraction de seconde, est-ce qu’elle n’avait pas semblé heureuse ? Avant de vouloir provoquer sa colère ? Est-ce que ça n’était pas le signe de sa blessure sentimentale, du désir de revenir en arrière ? Ce qui signifiait une certaine passion pour lui ? incroyablement infantile ?
Qu’elle aille au diable ! Il retourna dans sa chambre, fit ses bagages et prit le métro jusqu’à la gare. Il s’installa dans un train de nuit qui partait pour Pavonis Mons.
En quelques mois, après que l’ascenseur spatial avait été placé sur son orbite, Pavonis Mons était devenu le nombril énergétique de Mars, dépassant Burroughs, tout comme Burroughs avait dépassé Underhill. L’accès à l’ascenseur serait proche, et les signes de la nouvelle prédominance de la ville étaient déjà visibles un peu partout. La voie magnétique du train escaladait la pente orientale abrupte du volcan. Elle était maintenant flanquée de deux nouvelles routes, de quatre pipelines, d’un réseau de câbles, d’une ligne de tourelles à microondes, plus d’innombrables pistes de débarquement, hangars et décharges. Et puis, dans l’ultime montée vers le cône du volcan, on découvrait un formidable rassemblement de tentes d’habitation et de bâtiments industriels. Bientôt, ils s’étendirent partout, entre d’immenses voiles de captage solaire et des forêts de récepteurs à micro-ondes qui stockaient l’énergie des panneaux solaires en orbite. Chaque tente était une petite ville bourrée de blocs résidentiels. Et chaque appartement était surpeuplé, et le linge pendait à tous les balcons. Frank remarqua quelques arbres dans ce qui semblait être des centres commerciaux. Il entrevit des boutiques alimentaires, des stands de location de vidéo, des gymnases, des magasins d’habillement, des laveries. Et des détritus répandus un peu partout dans les rues.
Il débarqua dans la gare installée sous une vaste tente. Ici, sur la bordure sud, on avait une vue formidable de la grande caldeira de Pavonis. Elle formait un trou presque parfaitement circulaire, si l’on exceptait une dépression dans la bordure, qui formait une faille : la trace d’explosions volcaniques secondaires titanesques. Mais, à part ce détail, la falaise était régulière, et le fond de la caldeira presque parfait et plat. Soixante kilomètres de diamètre pour une profondeur de cinq. Le début d’un mohole à faire oublier tous les moholes humains. Les quelques traces de présence humaine sur le fond de la caldeira étaient d’une taille de fourmi, quasi invisibles depuis la bordure.
L’équateur martien passait sur le bord sud de Pavonis. C’était là que l’ascenseur aboutirait. On remarquait très vite le point d’attache : un bloc massif de béton, blanc et fauve, à quelques kilomètres à l’ouest de la grande tente de la gare. Sous le ciel couleur prune, au-delà du bloc central, des usines de traitement, des bulldozers et des cônes de matières premières se détachaient avec une netteté photographique dans l’atmosphère limpide. Au zénith brillaient des étoiles qui étaient encore visibles le jour.
Le lendemain de son arrivée, le staff du département local l’accompagna jusqu’à la base de l’ascenseur. Apparemment, les techniciens s’apprêtaient à capter la ligne principale du câble dans l’après-midi. Ça ne fut pas spectaculaire, plutôt particulier. Une petite fusée de guidage avait été fixée à l’extrémité du câble. Ses tuyères orientées vers l’est crachaient sans cesse, tandis que les autres, dirigées vers le nord et le sud, donnaient de petites poussées d’appoint occasionnelles. Dirigée par un portique, la fusée descendait vers le sol comme n’importe quel véhicule spatial, à cette seule différence qu’un câble argenté et fin montait derrière elle dans le ciel s’enfonçant dans l’infini.
Frank avait l’impression de se tenir debout sur le fond de la mer, regardant descendre vers lui la ligne d’un pêcheur depuis la surface mauve. Une ligne à laquelle était fixé un appât coloré destinée à attirer les proies des grands fonds. Son sang battait plus fort et plus chaud dans sa gorge, et il dut baisser les yeux, respirer à fond. Oui, le spectacle était étrange.
Ils visitèrent le complexe. Le portique qui avait amené la fusée se dressait dans une fosse aménagée dans le bloc de béton : un cratère solidement encastré, entouré de colonnes d’argent incurvées qui contenaient les bobines magnétiques destinées à fixer l’extrémité du câble dans un collier antichoc. Le câble flotterait au-dessus du sol de béton, suspendu par la traction de la moitié extérieure. Une orbite subtilement équilibrée : un objet qui allait d’un planétoïde jusqu’à cette salle, sur 37 000 kilomètres.
Une fois la ligne principale arrimée, le câble lui-même pourrait être descendu assez facilement, sinon rapidement, en approche asymptotique.
— Ça va se passer comme dans le paradoxe de Zenon, commenta Slusinski.
L’extrémité du câble n’apparut dans le ciel pour s’y stabiliser que plusieurs jours après l’arrivée de Frank. Il fallut encore quelques semaines pour qu’il descende lentement. La vision était maintenant vraiment bizarre et Frank en avait le vertige. Chaque fois, il se retrouvait au fond de la mer, attendant de mordre à l’appât. Une chose noire descendait vers eux depuis les vagues lointaines de la mer violacée.
Frank consacra son temps à installer le bureau principal du département de Mars, et la ville fut baptisée Sheffield. Le staff de Burroughs protesta, mais il l’ignora. Il passait son temps en rencontres avec des directeurs de projets et des cadres américains qui, tous, travaillaient à divers niveaux sur l’ascenseur de Sheffield et les cités de Pavonis. Les Américains ne constituaient qu’une fraction de la population du chantier, mais l’ensemble était tellement important que cela prenait un maximum de temps à Frank. Et, apparemment, les Américains étaient responsables du supraconducteur ainsi que des programmes informatiques et des cabines de l’ascenseur, ce qui représentait un coût de plusieurs milliards que l’on portait au crédit de Frank, alors que c’était son intelligence artificielle, ainsi que Slusinski et Phyllis, qui étaient les vrais responsables.
La majorité des Américains s’étaient installés sous une tente-cité appelée Texas, à l’est de Sheffield. Ils partageaient l’espace vital avec des représentants d’autres nations qui avaient été séduits par le nom ou qui avaient tout simplement abouti là par hasard. Frank s’arrangea pour en rencontrer le plus grand nombre afin de fixer une stratégie cohérente de mise en place finale de l’ascenseur – ou pour qu’ils soient à sa botte, comme disaient certains. Mais ils étaient heureux de se retrouver là. Ils savaient qu’ils étaient moins puissants que ceux de la communauté est-asiatique, qui construisait les cabines de l’ascenseur, moins puissants que ceux de la CE, qui avaient construit le câble. Et de loin inférieurs à l’Amex, l’Armscor et Subarashii.
Une foule énorme afflua dans Sheffield pour le jour de l’arrimage. La gare était bondée, car c’était de là qu’on avait la meilleure vue du complexe de base de l’ascenseur, qu’on appelait maintenant le socle.
L’extrémité de la colonne noire descendit, de plus en plus lentement à l’approche de sa cible. Elle semblait à peine plus grosse que la ligne guide qui l’avait précédée, et plus petite, en fait, qu’une fusée Energia. Elle était parfaitement verticale, comme un immense gratte-ciel. Mais un gratte-ciel aminci, qui flottait dans les airs. Un tronc d’arbre qui évoluait au-dessus de la Terre.
— On devrait être dans le socle, tout en bas pour l’accueillir, suggéra un des hommes du staff. On aura de la place pour se tenir debout, non ?…
— Oui, mais le champ magnétique risque de vous brouiller un peu les molécules, commenta Slusinski sans détourner le regard du ciel.
Au fur et à mesure que le grand câble se rapprochait, ils découvrirent les excroissances diverses et les lignes d’argent qui le couvraient comme des filigranes. L’extrémité s’engagea enfin dans le complexe du socle, et le grondement sourd de l’assistance se fit plus fort. Sur les écrans, l’image prise depuis l’intérieur montra l’arrêt du câble à quelque dix mètres du sol de béton. Après quoi, les grues tendirent leurs pinces, un collier fut abaissé sur le câble à quelques mètres au-dessus de l’extrémité. Tout semblait se passer au ralenti, comme dans un rêve et, quand l’opération fut achevée, la salle du socle était couverte d’un toit noir bancal.
Une voix féminine annonça :
— Ascenseur en place.
Quelques applaudissements s’élevèrent. Puis l’assistance se détourna des écrans et retourna vers l’extérieur. À présent, l’objet arrimé au socle était bien moins étrange que lors de sa descente du ciel. Ça n’était plus qu’une réduction ad absurdum de l’architecture martienne, une spire noire et mince, très haute : une tige de haricot qui montait vers le pays imaginaire. Bizarre, mais pas vraiment dérangeant. Les conversations reprirent.
Peu après, toutes les cabines de l’ascenseur entrèrent en fonction. Pendant toutes ces années où le câble avait été tissé à partir de Clarke, des robots n’avaient cessé de travailler comme des araignées pour installer les faisceaux d’alimentation, les câblages de sécurité, les générateurs, les pistes supraconductrices, les stations de maintenance, de défense, les fusées de correction d’orbite, les réservoirs et les abris d’urgence. Tout cela avait été conduit à la même vitesse que le dévidement du câble et, dès qu’il fut arrimé dans Pavonis, les cabines se mirent à circuler. Il y en avait quatre cents. Elles ressemblaient à des poux qui auraient glissé sur un cheveu. Quelques mois plus tard, il fut possible de les mettre sur orbite et de les redescendre aussi tranquillement vers la surface.
Et les immigrants affluaient, transportés par la flotte de navettes énormes qui utilisaient le champ gravitique de la Terre, de Mars et de Vénus comme des tremplins. Chacun des trente cargos-ferries était bourré d’un millier de passagers à chaque voyage. Les gens débarquaient sur Clarke en un flot continu, pour être canalisés vers les ascenseurs et finalement atterrir dans le socle, avant de se répandre dans les allées de Sheffield, ébahis, effarés, tandis qu’on les poussait vers la gare où ils s’entassaient dans les trains. La plupart descendaient aussitôt dans une des villes de Pavonis. Les équipes de robots érigeaient des tentes à toute allure pour suivre le rythme du flux, et les nouvelles canalisations assuraient l’alimentation en eau à partir de l’aquifère de Compton, sous Noctis Labyrinthus.
Les immigrants s’installaient.
Pendant ce temps, les cabines de charge emportaient les métaux, le platine, l’or, l’argent et l’uranium, accélérant progressivement jusqu’à atteindre plus de 300 kilomètres à l’heure. Il leur fallait cinq jours pour atteindre la station terminale et décélérer jusqu’aux sas de Clarke. L’astéroïde de lest était devenu un bloc de chondrite carbonée creusé d’innombrables tunnels. Des constructions extérieures étaient venues s’y greffer, tellement nombreuses qu’il ressemblait plus à un vaisseau spatial qu’à la troisième lune de Mars. Les gens débarquaient sans cesse des navettes, les astronefs décollaient et se posaient, leurs équipages en perpétuel transit. Et les contrôleurs de trafic canalisaient tout ça avec l’aide des intelligences artificielles les plus performantes. Le câble était avant tout contrôlé par des ordinateurs et des robots, mais tout un ensemble de professions humaines était impliqué dans la direction et la supervision.
Et, bien entendu, la couverture médiatique de cette imagerie nouvelle avait été aussi immédiate qu’intense. Ils avaient tous attendu dix ans, mais l’achèvement de l’ascenseur avait été comme la naissance d’une nouvelle Athènes.
Les ennuis commençaient. Frank s’aperçut que son staff consacrait de plus en plus de temps aux hommes et aux femmes des tentes qui s’étaient installés à Sheffield et qui défilaient dans leurs bureaux, souvent très nerveux, parfois furieux, protestant à grands cris contre les conditions de vie, la surpopulation, l’inefficacité de la police ou la qualité de la nourriture.
Un personnage corpulent, au visage rougeaud, coiffé d’une casquette de base-ball, agitait le doigt d’un air menaçant :
— Des compagnies de sécurité privées nous ont offert leurs services, mais ce n’est que du racket ! Je ne peux même pas vous dire mon nom car ils risqueraient de savoir que je suis venu vous voir ! Je savais pour le marché noir comme n’importe qui, mais ça, c’est vraiment dingue ! On n’est pas venus sur cette planète pour se retrouver dans une merde pareille !
Frank arpentait son bureau, bouillonnant de rage. Ce genre d’allégations était parfaitement vrai, mais difficile à vérifier sans une équipe de sécurité officielle, une force de police, en fait. Dès que l’homme fut reparti, il interrogea tous les membres du staff, mais ils ne purent rien lui apprendre de nouveau, ce qui le rendit encore plus furieux.
— On vous paie pour enquêter sur ce genre de trucs ! Et vous passez votre temps à regarder les infos de la Terre !
Il annula ses rendez-vous de la journée : trente-sept au total.
— Crétins de fainéants incompétents ! gronda-t-il en passant la porte.
Il se rendit à la gare et prit un train local en direction du fond du cratère pour aller jeter un coup d’œil par lui-même.
Le train s’arrêtait à chaque kilomètre dans de petits sas d’inox qui étaient autant de gares desservant les cités-tentes. Il descendit au hasard et déchiffra sur la plaque du sas : El Paso. Il entra.
Au moins, la vue était formidable, c’était indéniable. La piste magnétique du train courait sur le versant est du cratère en parallèle avec les canalisations, entre les essaims des tentes qui étaient comme autant de bulles. Les plus anciennes, qui avaient été transparentes, se teintaient de mauve, à présent. Le bourdonnement des ventilateurs de la station de physique se mêlait à celui du générateur d’hydrazine. Les gens, ici, conversaient en espagnol aussi bien qu’en anglais. Frank appela ses adjoints et leur demanda de contacter l’homme d’El Paso qui était venu se plaindre. Quand il fut en communication avec lui, il lui donna rendez-vous dans un café proche de la gare, puis alla s’installer à la terrasse. Autour de lui, des couples buvaient, grignotaient et bavardaient comme partout ailleurs. De petites voitures électriques chargées de colis montaient et descendaient dans les ruelles en vrombissant doucement. Les bâtiments qui entouraient la gare étaient hauts de trois étages, apparemment préfabriqués, peints dans des tons blanc et bleu. On avait planté des arbustes dans les tubes qui reliaient la gare à la promenade principale. De petits groupes se promenaient sur les pelouses de l’astroport, ou bien erraient de boutique en boutique, quand ils ne se hâtaient pas vers la gare avec leurs sacs à dos. On lisait sur tous les visages la même expression déconcertée : ils n’avaient pas encore acquis de nouvelles habitudes, et certains n’avaient même pas appris à marcher correctement.
L’homme se présenta avec toute une bande de voisins. Ils avaient dans les vingt ans, trop jeunes pour se retrouver sur Mars, du moins à ce qu’on disait. Le traitement pouvait peut-être guérir les dommages dus aux radiations dures, éviter les accidents génétiques, mais qui pouvait en être certain ? En fait, des cobayes. Ce qu’ils avaient toujours été.
Frank éprouvait un sentiment étrange à leur rendre visite comme un patriarche. Il leur demanda de lui faire visiter leur habitat. Et ils se perdirent dans des ruelles étroites, loin de la gare et des grands bâtiments, pour se retrouver entre des huttes de Agee, qui avaient été conçues à l’origine comme des abris temporaires dans les régions désertiques de Mars, les avant-postes, les stations météo ou comme de simples refuges. Maintenant, il en découvrait partout. La pente du cratère avait été redressée, ce qui faisait que la plupart des huttes se trouvaient sur une pente de deux ou trois degrés. Il fallait être très prudent dans les cuisines et s’assurer que les lits étaient bien disposés.
Frank leur demanda quel était leur travail. Ils étaient dockers à Sheffield, en majorité. Ils déchargeaient les cabines de l’ascenseur et assuraient la mise en place des marchandises sur les trains. En principe, c’étaient des robots qui effectuaient ce genre de tâche, mais on constatait avec surprise, souvent, que le muscle humain jouait encore un rôle. Conducteurs d’engins lourds, programmeurs de robots, réparateurs, opérateurs de waldos, ouvriers de construction… Pour la plupart, ils n’étaient que rarement sortis en surface, et quelques-uns jamais. Ils avaient retrouvé les mêmes emplois que sur Terre, à moins d’avoir été chômeurs. Mars leur avait offert leur chance. Ils rêvaient tous de retourner un jour sur Terre, mais les gymnases étaient combles, coûteux, et on y perdait de précieuses heures de travail. Résultat, ils perdaient leur force de Terriens. Ils parlaient avec un accent du Sud que Frank n’avait pas entendu depuis longtemps. Il avait l’impression de se retrouver loin dans le temps. Il y avait encore des gens qui parlaient comme ça ? À la TV, ça ne s’entendait guère.
Frank alla jeter un coup d’œil dans la cuisine.
— Et vous mangez quoi ?
Du poisson, des légumes, du riz, du tofu[39]. Tout cela arrivait en colis volumineux. Non, ils ne se plaignaient pas. Ils trouvaient ça plutôt bon. Les Américains : les palais les plus médiocres de l’Histoire. » Je vous en supplie : trouvez-moi un cheeseburger ! » Ils en avaient surtout après le confinement, l’absence d’intimité. Et tous les problèmes qui en découlaient.
— On m’a tout volé le lendemain de mon arrivée !
— Moi aussi !
— Et moi aussi !
Oui, ils avaient eu droit à tout : agressions, vol, extorsion.
Les criminels étaient un peu partout dans les autres tentes, selon eux. Des Blancs qui parlaient une langue bizarre. Il y avait aussi des Noirs, mais pas autant que là-bas, dans le Sud. Une femme avait été violée la semaine auparavant.
— Vous plaisantez ! s’exclama Frank.
— Ça veut dire quoi, ça ? lui lança-t-elle d’un ton écœuré.
Quand ils le raccompagnèrent à la gare, Frank ne trouva rien à leur dire. Des tas de gens l’entouraient. Certains l’avaient reconnu, d’autres avaient été rameutés par le groupe des Sudistes.
— Je vais voir ce que je peux faire, marmonna-t-il avant de franchir le sas.
De retour à Sheffield, il parcourut l’allée extérieure, en contemplant le grand tronc de l’ascenseur, ignorant ceux qu’il croisait, tellement absorbé dans ses pensées qu’ils étaient obligés de s’écarter brusquement. À un moment, il s’arrêta pour regarder autour de lui. Il était entouré de cinq cents personnes peut-être. Et toutes vivaient leur existence. Comment tout cela était-il arrivé ? Ils avaient constitué un avant-poste scientifique, avec une poignée de chercheurs, dispersés sur un monde aussi vaste que la surface émergée de la Terre. Mais aujourd’hui, sous les dômes et les tentes qui représentaient bien moins de 1 % de la surface de Mars et qui était pourtant la seule habitable, vivaient déjà un million d’êtres humains. Et l’AMONU en annonçait plus encore qui s’apprêtaient à débarquer, alors qu’on n’avait aucune police. Mais déjà des crimes. Le crime sans police. Un million d’habitants et aucune loi, sauf la loi corporative. Le fond : minimiser les dépenses, maximiser les profits. Se débrouiller avec les forçats du bagne rouge.
La semaine suivante, toute la population d’une cité-tente du versant sud se mit en grève. Frank apprit la nouvelle alors qu’il était en route pour son bureau. Slusinski lui dit que la plupart des grévistes étaient américains. Tout le monde était pris de panique.
— Ils ont bouclé toutes les gares et ils interdisent qu’on sorte des trains. On ne peut pas les contrôler, à moins d’attaquer les sas…
— Tais-toi !
Il redescendit la pente sud en direction des grévistes, sans tenir compte des protestations de Slusinski. Il ordonna même à plusieurs membres de son équipe de le rejoindre.
Des membres de la sécurité de Sheffield avaient pris position dans la gare, mais il leur donna l’ordre de repartir par le premier train et, après avoir consulté l’administration municipale, ils obéirent. Il se présenta devant le sas, donna son identité et demanda à entrer seul. On le laissa passer.
Il se retrouva au centre d’un cercle de visages hostiles, sur la place aménagée entre les tentes.
— Éteignez la télé. Il faut que nous parlions en privé.
Ils lui obéirent. Ils étaient comme les gens d’El Paso, avec des accents différents mais les mêmes plaintes. Il comprenait d’avance ce qu’ils avaient à lui dire. Il lut la surprise sur leurs visages et eut un sourire sans joie. Ils étaient terriblement jeunes.
— Écoutez-moi, résuma-t-il après leur avoir parlé pendant une heure. Nous sommes dans une sale situation. Mais si vous poursuivez trop longtemps votre grève, vous ne ferez que l’aggraver encore. Ils enverront les forces de sécurité et il ne sera plus question de gangs et de police, mais de prison. Pour vous. Vous m’avez exposé vos motifs et, maintenant, il faut que vous envisagiez une issue, pour arrêter votre mouvement et négocier. Il faut que vous formiez un comité représentatif, et que vous dressiez une liste de vos plaintes et de vos exigences. Ajoutez-y tous les documents et témoignages se rapportant aux crimes commis et faites-les signer par les victimes. Ça me sera utile. Je pourrai faire pression sur l’AMONU, puisque que le traité a été violé. (Il se contrôla et s’efforça de desserrer les mâchoires.) Entre-temps, retournez à votre travail ! Ce sera mieux que de rester assis à ne rien faire et ça vous donnera plus de force dans la négociation. Sinon, ils sont bien capables de vous couper les vivres. Non, mieux vaut vous comporter comme des négociateurs raisonnables et agir de votre plein gré.
Ils mirent fin à leur grève. Et il eut même droit à quelques applaudissements quand il sortit.
Il reprit le train dans un état de fureur noire, refusa de répondre aux questions de ses adjoints et alla secouer le chef de la sécurité, qui était un crétin arrogant.
— Si des salopards de votre genre avaient un rien d’honnêteté, rien ne serait arrivé ! Vous n’êtes qu’une bande de racketteurs ! Dites-moi pourquoi ces gens se font attaquer sous leurs tentes ? Pourquoi ils payent pour être protégés, et ce que vous faites, vous, pendant ce temps ?…
— C’est hors de notre juridiction, répondit l’autre, les lèvres serrées.
— Ça suffit ! C’est quoi exactement, votre juridiction ? Vos poches ?
Frank continua sur ce ton jusqu’à ce que toute l’équipe se lève et sorte. Ils étaient aussi furieux que lui, mais bien trop effrayés et disciplinés pour le montrer.
De retour dans les bureaux, il alla de pièce en pièce, et invectiva un peu tout le monde avant de lancer plusieurs appels. À Sax, Vlad et Janet. Il leur rapporta ce qui se passait à Sheffield, et tous lui firent la même suggestion qu’il dut reconnaître comme excellente. Il fallait qu’il prenne l’ascenseur pour aller s’entretenir avec Phyllis.
— Essayez de me réserver une place, dit-il.
La cabine de l’ascenseur évoquait une maison de l’ancienne Amsterdam, haute et étroite, avec une pièce illuminée à son sommet, dans ce cas une chambre transparente qui rappela à Frank le dôme en bulle de L’Arès. Au second jour du trajet, il rejoignit les autres passagers (qui n’étaient que vingt au total car les remontées étaient rares), et ils prirent ensemble le petit ascenseur interne pour franchir les trente étages qui les séparaient de la chambre transparente, afin d’observer Phobos. Le périmètre de la salle était en saillie, ce qui permettait de regarder également vers le bas. Frank contempla l’horizon courbe de Mars. La planète lui parut plus blanche et aussi plus dense que la dernière fois qu’il l’avait vue. La pression atmosphérique était de 150 millibars, désormais. Très impressionnant, même si les gaz qui la composaient étaient toxiques.
La flèche du câble pointait droit vers le sol. Comme s’ils voyageaient à bord d’une fusée étrangement longue, s’étirant sur des kilomètres. Ils ne pouvaient avoir d’autre vision du câble. Et, tout en bas, sur la surface orange de Mars, les détails restaient aussi flous que lors de leur arrivée, il y avait tant d’années.
C’est alors qu’un des pilotes de l’ascenseur leur désigna Phobos, qui venait d’apparaître comme une marque blanche à peine perceptible à l’ouest. En dix minutes, ce fut une grande pomme de terre grise qu’ils frôlèrent à une vitesse affolante. Ils eurent à peine le temps de tourner la tête : Phobos avait disparu. Il y eut des cris, des sifflets, et un brusque flot de bavardages. Frank avait à peine eu le temps d’entrevoir le dôme de Stickney, qui scintillait comme une pierre précieuse.
Il retourna au salon, en essayant de garder l’image fugitive de Phobos. Des gens, à la table voisine, discutaient de la possibilité de placer Phobos en orbite couplée avec Deimos. Le satellite était maintenant dans la zone des Açores, et il ne pouvait plus que gêner le câble. Depuis longtemps, Phyllis leur avait fait remarquer que cela aurait pu être le sort de Mars s’il n’y avait eu l’ascenseur spatial. Les compagnies minières auraient contourné la planète rouge pour aller droit vers les astéroïdes bourrés de minerais qui, eux, ne posaient pas le problème du puits gravitique. Et il y avait aussi les lunes de Jupiter, de Saturne, et Uranus, Neptune, Pluton…
Ils avaient frôlé le danger. Mais ils ne craignaient plus rien.
Au cinquième jour, ils ralentirent : ils approchaient de Clarke. L’astéroïde avait été un rocher carbonacé de deux kilomètres de long qui avait à présent une forme cubique. Chaque centimètre de la face tournée vers Mars avait été taillé et couvert de béton, d’acier ou de verre. Le câble plongeait au centre de cette formation. Au point d’attache, on avait foré des trous suffisamment larges pour permettre l’accès aux cabines de l’ascenseur.
Ils passèrent un à un par ces trous et glissèrent doucement jusqu’à un volume intérieur qui évoquait une station de métro verticale. Ils se dispersèrent dans les tunnels de la station. C’est un des assistants de Phyllis qui les accueillit et qui les précéda jusqu’à un petit véhicule qui circulait dans un dédale de boyaux rocheux. Ils atteignirent enfin les bureaux de Phyllis, sur la face martienne de la station. Lambris de bambou et miroirs, les bureaux étaient sous microgravité mais tout le monde portait des chaussures à semelles de velcro. Une pratique plutôt ancienne mais prévisible dans cette station sous contrôle terrien. Et Frank imita les autres.
Phyllis achevait un entretien avec un groupe d’hommes.
— Non seulement c’est un dispositif élégant et économique pour en finir avec le puits gravitique, mais aussi un système de propulsion qui permet d’éjecter des charges dans tout le système solaire ! Une réussite d’ingénierie !
— Certainement !
Elle avait l’air d’avoir cinquante ans. Elle fit les présentations – il y avait là plusieurs représentants de l’Amex –, puis ils se retrouvèrent seuls, tous les deux.
— Tu ferais bien de ne plus utiliser cette élégante réussite d’ingénierie pour déverser des flots d’immigrants sur Mars, commença Frank, sinon elle va t’exploser à la figure et tu perdras ton point d’ancrage.
— Oh, Frank… fit-elle en riant.
Elle avait plutôt bien mûri : ses cheveux étaient argentés, mais son visage était encore joli, mince, avec quelques rides qui lui allaient très bien. Impeccable dans sa combinaison rouille et ses bijoux en or. Même la monture de ses lunettes était en or. Comme ça, elle semblait fixer du regard les images vidéo sur la face interne de ses verres.
— Tu ne peux pas continuer à les expédier en bas à cette cadence, insista Frank. On n’a pas d’infrastructure pour eux, pas plus physique que culturelle. Les campements de mineurs se multiplient de la pire manière. Ils ressemblent à des camps de réfugiés, à des bagnes. C’est ce que diront les rapports : tu sais à quel point ils aiment se servir de comparaisons terriennes. Et tu vas en souffrir.
Elle posa son regard devant lui, mais pas sur lui.
— Pour la plupart, les gens ne voient pas les choses de cette manière. (Elle s’exprimait d’une voix forte, comme si un vaste public les entourait.) Ceci ne constitue qu’un pas en avant vers la pleine exploitation de Mars par l’homme. Parce que nous allons nous servir de ses ressources. La Terre est dramatiquement surpeuplée et le taux de mortalité n’arrête pas de diminuer. Les premiers pionniers vont souffrir de leurs conditions de vie, mais ça ne durera pas. Nous avons connu plus grave encore quand nous sommes arrivés.
Déconcerté par ce mensonge évident, Frank lui décocha un regard furieux. Mais elle ne céda pas, et il lui jeta avec mépris :
— Tu n’écoutes rien !
Mais il réussit à se maîtriser et leva les yeux vers le plafond transparent. Ils étaient en orbite aréostationnaire, bien sûr, et ils ne pouvaient observer que Tharsis. À cette distance, c’était comme l’un des premiers clichés des sondes Mariner : une grosse boule orange avec ses volcans, et Noctis Labyrinthus, les canyons, le chaos…
— Quand es-tu redescendue ? demanda-t-il.
— En Ls 60. Je redescends régulièrement, tu sais.
Elle souriait.
— Et tu t’installes où ?
— Dans les dortoirs de l’AMONU.
Oui, se dit-il. Et elle s’activait dur pour briser le traité de l’ONU.
Mais ça faisait partie de son job. L’AMONU l’avait nommée à ce poste pour ça. Directrice de l’ascenseur et chargée des intérêts miniers. Quand elle quitterait l’ONU, on déploierait des tapis rouges devant elle pour n’importe quel poste. La reine de l’ascenseur. Le débarcadère dont dépendait une bonne partie de l’économie martienne. Elle aurait à sa disposition tous les fonds de n’importe quelle multinationale à laquelle elle choisirait de s’allier.
Et tout cela était apparent. Dans sa démarche, dans son sourire, dans ses remarques mordantes. Certes, elle avait toujours été un peu stupide. Frank serrait les dents. Apparemment, l’instant était venu de frapper fort dans le bon vieux style US, s’il lui en restait un peu.
— La majorité des transnationales détiennent des holdings aux States. Si le gouvernement américain décidait de geler leurs biens, parce qu’elles auraient violé le traité, elles en seraient considérablement ralenties, et certaines s’effondreraient.
— Mais vous ne le ferez jamais. Ça mettrait le gouvernement lui-même en banqueroute.
— Ce qui équivaut à menacer un mort de pendaison. Quelques zéros de plus dans le schéma représentent un niveau supplémentaire dans l’irréalisme, ce que nul ne peut plus imaginer. Les seuls capables de ça sont tes cadres des transnats. Ils assument la dette, mais tout le monde se fout de leur argent. Il me faudrait une minute pour en convaincre Washington, et tu verras comment ça va se passer. Quoi qu’il advienne, c’en sera fini de ton petit jeu. (Il leva la main en un geste de colère.) Et alors, quelqu’un d’autre viendra s’installer ici et… (Il lui vint une intuition soudaine :) Tu te retrouveras à Underhill.
Ce qui éveilla enfin son attention, c’était évident. Son mépris s’atténua.
— Il n’existe pas un individu qui puisse à lui seul convaincre Washington de quoi que ce soit. Là-bas, on marche sur du sable mouvant. Tu diras ce que tu as à dire, et moi aussi, et nous verrons bien qui de nous deux a le plus d’influence.
Elle traversa la salle d’un pas précipité et ouvrit la porte pour accueillir une nouvelle équipe de représentants de l’ONU.
Bon, il avait perdu son temps. Ce qui ne le surprenait pas : contrairement à ceux qui lui avaient conseillé cette démarche, il ne croyait pas que Phyllis puisse se montrer rationnelle. À l’image de nombreux fondamentalistes religieux, les affaires, pour elle, faisaient partie intégrante de la religion. Les deux dogmes se renforçaient mutuellement car ils appartenaient au même système. Et cela n’avait rien à voir avec la raison pure. Il était possible que Phyllis croit encore à la puissance politique de l’Amérique, mais elle ne pensait certainement pas un instant que Frank ait le pouvoir de la faire fléchir. Bien pensé. Mais il comptait lui démontrer qu’elle avait tort.
En redescendant, il consacra une demi-heure à fixer ses rendez-vous vidéo, à raison de quinze heures par jour. Il entra bientôt en contact avec Washington, après le délai de transmission habituel, et se lança dans des entretiens complexes avec des représentants du secrétariat d’État et du Commerce, ainsi qu’avec les principaux responsables de cabinets influents. Très vite, le nouveau président accepta de l’écouter. Entre-temps, les messages s’entrecroisaient, il répondait au premier interlocuteur qui se présentait. C’était à la fois compliqué et épuisant. Sur Terre, l’affaire se construisait comme un château de cartes. Et certaines cartes étaient cornées.
Il approchait de l’arrivée, et le socle de Sheffield était déjà visible, quand il éprouva un sentiment bizarre – une sorte de vague qui déferlait en lui. Cette sensation s’effaça rapidement et, après quelques secondes, il se dit qu’elle avait sans doute été provoquée par la décélération de la cabine qui était passée momentanément en 0 g. Une image lui vint : celle d’un ponton sur lequel il courait. Les planches étaient humides, visqueuses à cause des écailles argentées des poissons. L’air sentait le sel et la marée. Comme c’était étrange, tout ce que le corps pouvait emmagasiner comme souvenirs.
Dès qu’il se trouva à Sheffield, il reprit la ronde des messages et de l’analyse des réponses. Il affronta des vieux cons et de nouveaux petits chefs dans un patchwork dément d’argumentations sur divers tons, et autant de niveaux différents. Tard dans l’automne de l’hémisphère nord, il en arriva à cinquante entretiens simultanés. Comme ces champions d’échecs qui jouent en aveugle face à toute une salle d’adversaires. Cela dura trois semaines, puis il put sortir. Principalement parce que le président Incaviglia lui-même avait besoin d’un moyen de pression qu’il pourrait utiliser contre Amex, Mitsubishi ou Armscor. Il était prêt à livrer aux médias les allégations de violation du traité portées contre les transnationales.
Ce qu’il fit, et les quotas chutèrent brutalement à la bourse dans les secteurs concernés. Deux jours après, le consortium de l’ascenseur annonça que la demande avait été tellement forte en ce qui concernait les intérêts martiens qu’elle excédait l’offre, provisoirement. Bien sûr, ils allaient augmenter les prix, selon leur tactique habituelle, mais cela aurait aussi pour effet de réduire temporairement le taux d’immigration. Du moins jusqu’à ce que l’on ait construit d’autres villes et, pour ça, d’autres équipes de robots de construction.
Frank apprit les premières nouvelles dans un bar où il dînait en solitaire. Il eut un sourire amer.
— Alors, ma garce, marmonna-t-il en mâchonnant, on va voir maintenant qui se débat le mieux dans tes sables mouvants.
Il finit son repas et partit pour une longue promenade dans l’allée de ceinture. Ça n’était qu’une première bataille, il le savait. La guerre serait longue et acharnée. Mais ça lui plaisait comme ça.
Et puis, au milieu de l’hiver septentrional, les habitants de la plus ancienne des tentes de la colonie américaine se révoltèrent, la police de l’AMONU dut intervenir, et ils s’enfermèrent tous à l’intérieur. Les Russes, leurs voisins, les imitèrent.
Frank eut une brève entrevue avec Slusinski, qui lui apprit le fond de l’affaire. Apparemment, les deux groupes avaient été employés par une subdivision de construction routière d’Armscor, et les deux tentes avaient été attaquées dans la nuit par des mercenaires asiates, qui avaient lacéré les parois, tué trois hommes dans chaque tente et poignardé plusieurs autres. Les Américains comme les Russes dénonçaient un coup de force des yakuza. Mais, pour Frank, ça ressemblait plutôt à une opération de l’escouade de sécurité de la Subarashii, une petite armée composée en majorité de Coréens. En tout cas, la police de l’AMONU, intervenue après l’attaque, s’était retrouvée en pleine panique. Les deux tentes avaient été mises sous scellés, avec interdiction de sortir à ceux qui se trouvaient encore à l’intérieur. Les membres de la colonie en avaient conclu qu’ils étaient prisonniers et, poussés par la colère, ils avaient cassé les sas des tentes et attaqué les pistes d’accès des stations au chalumeau. On avait dénombré plusieurs morts. La police de l’AMONU avait envoyé des renforts. Les travailleurs des deux tentes étaient pris au piège. Plus que jamais.
Écœuré, fou de rage, Frank redescendit pour entamer de nouveaux pourparlers. Il dut ignorer les habituelles objections de son staff, mais aussi les nouvelles interdictions. Quand il se retrouva à la station, il dut affronter les responsables de la police de l’AMONU, ce qui n’était pas facile. Jamais encore il ne s’était autant appuyé sur le charisme des cent premiers, et il fulminait littéralement. Finalement, il se retrouva devant quelques policiers, comme un vieux fou qui ne savait plus se maîtriser. Mais, cette fois, personne ne tenta de lui barrer le chemin.
Il frappa à la porte du sas et fut accueilli par une foule de jeunes gens en colère. L’air était chaud et fétide. Ils étaient si nombreux à l’invectiver qu’il ne put rien faire durant un moment, mais ceux du premier rang le reconnurent enfin, surpris de le voir là. Quelques-uns se mirent à l’applaudir.
— Ça va ! Ça va ! Je suis venu ! cria-t-il. Qui est votre porte-parole ?
Ils n’en avaient pas. Il jura.
— Mais vous êtes complètement idiots, ou quoi ? Vous feriez bien d’apprendre à vous servir du système, sinon vous risquez de vous retrouver dans des merdiers comme celui-là pour toujours. Bon, je m’adresse à vous tous ! Mais si vous avez quelque chose à me dire, asseyez-vous, que je puisse voir qui me parle !
Ils refusèrent de s’asseoir, mais ils demeurèrent immobiles autour de lui. Frank grimpa sur une caisse posée sur l’astrogazon maculé de la tente. Il leur demanda ce qui s’était passé et ils furent plusieurs à lui décrire l’attaque nocturne, l’émeute qui avait eu lieu à la gare.
— On vous a provoqués. Ils voulaient que vous fassiez une folie et vous l’avez faite, c’est vieux comme le monde. Ils se sont débrouillés pour que vous tuiez un type qui n’avait rien à voir avec l’attaque, et maintenant la police vous recherche. Vous êtes stupides !
De la foule monta une rumeur et des injures fusèrent contre lui, mais personne ne broncha.
— Ces soi-disant policiers étaient là ! dit quelqu’un à voix haute.
— Peut-être, répliqua Chalmers, mais c’étaient des troupes régulières qui vous ont attaqués, et non un quelconque Japonais isolé. Vous auriez dû faire la différence ! De cette façon, vous avez fait leur jeu, et la police de l’AMONU en a profité. Certains sont passés de l’autre côté, maintenant. Mais les armées nationales sont en train de prendre votre parti ! Il va donc falloir apprendre à coopérer avec elles, reconnaître quels sont vos alliés et agir en accord avec vos choix ! Je ne sais pas pourquoi il y a si peu de gens capables de le faire sur cette planète. On dirait que le voyage depuis la Terre brouille les méninges ou je ne sais quoi…
Quelqu’un partit d’un grand rire. Il les interrogea sur leurs conditions de vie dans les tentes. Ils avaient diverses plaintes à formuler, comme tous les autres, mais Frank savait déjà lesquelles et il le leur dit. Puis il leur expliqua le résultat de son aller-retour entre Sheffield et Clarke.
— J’ai obtenu un moratoire sur l’immigration, ce qui veut dire que non seulement nous aurons le temps nécessaire pour construire des villes, mais que nous entrons dans une phase nouvelle des rapports entre les États-Unis et l’ONU. Ils ont enfin compris à Washington que l’ONU travaille pour les transnationales, et qu’il leur faut renforcer eux-mêmes le traité. C’est dans l’intérêt de Washington. Le traité est un des enjeux de la bataille, désormais, la bataille qui s’est engagée entre le peuple et les transnationales. Vous y participez, vous avez subi une attaque, et c’est à vous de décider sur qui porter votre contre-attaque et comment vous entendre avec vos alliés.
Les visages étaient sombres, ce qui était normal, et il ajouta :
— Mais à terme, c’est nous qui gagnerons, vous savez. Parce que nous sommes plus nombreux.
Bon, c’était réglé en ce qui concernait la carotte. Quant au bâton… il était toujours facile à manier avec des gens sans ressources.
— Si les gouvernements ne parviennent pas très vite à apaiser les choses, si les troubles s’étendent ici, si la situation commence à s’effriter, ils laisseront tout tomber – et les transnats resteront seules sur le terrain pour résoudre les problèmes d’emploi. Elles sont très efficaces pour ça. Mais vous comprenez ce que ça signifierait pour vous.
— On en a marre ! cria un homme.
— Bien sûr que vous en avez marre ! (Frank pointa l’index.) Alors, est-ce que vous avez un plan pour en finir ou pas ?
Il fallut un certain temps de tohu-bohu pour qu’ils se mettent d’accord. Ils devaient rendre les armes, coopérer, s’organiser, adresser une pétition au gouvernement américain afin d’obtenir son aide et la justice. En fait, remettre leurs existences entre ses mains. Tout cela prit du temps. Et Frank dut promettre de transmettre toutes les plaintes, de résoudre tous les cas d’injustice, de redresser tous les torts. C’était ridicule, monstrueux, mais il fit son devoir, les lèvres crispées. Il leur prodigua ses conseils pour nouer des relations avec les médias, il leur dit comment créer des cellules et des comités, comment élire leurs chefs. Ils étaient totalement ignorants ! Tous ces jeunes gens avaient été soigneusement préparés à être absolument apolitiques, ils étaient destinés à devenir des techniciens qui croyaient détester la politique, de la pâte à modeler entre les mains de leurs employeurs, comme toujours.
Frank les quitta sous les vivats.
Maya l’attendait dans la gare. Épuisé, il ne put que la regarder, incrédule. Elle lui dit qu’elle l’avait vu et entendu sur la vidéo. Frank secoua la tête : ces pauvres crétins n’avaient même pas pensé à neutraliser les caméras intérieures. Ils ne savaient peut-être même pas qu’il y en avait. Le monde entier les avait vus. Il le savait, rien qu’en lisant de l’admiration sur le visage de Maya, comme si le fait de pacifier des travailleurs exploités avec des mensonges et des discours sophistiqués constituait un acte d’héroïsme. C’était sans doute ce qu’elle pensait. En fait, elle s’apprêtait à appliquer les mêmes techniques auprès des Russes, puisque aucun progrès n’avait été fait de leur côté, et on l’avait appelée. La présidente des Premiers sur Mars ! Conclusion : les Russes étaient encore plus stupides que les Américains.
Elle lui demanda de l’accompagner. Trop fatigué pour se lancer dans une estimation pertes-bénéfices, il accepta.
Ils descendirent à la gare suivante, franchirent le barrage de police et entrèrent dans la tente russe bondée.
— Tu vas avoir plus de boulot que moi, dit Frank en regardant autour d’eux.
— Les Russes ont l’habitude de ce genre de situation. Ces tentes ne sont pas très différentes de certains appartements moscovites.
— Oui, oui, sans doute.
La Russie était devenue une espèce d’immense Corée, vendue au même capitalisme brutal, parfaitement néotaylorisée, sous un vernis de démocratie et de biens de consommation qui ne faisait que dissimuler la junte au pouvoir.
— C’est surprenant de constater comme il est facile d’endormir les gens qui crèvent de faim.
— Frank, je t’en prie.
— N’oublie pas. Ça va bien se passer, tu verras.
— Tu vas m’aider ?…
— Mais oui, mais oui…
La place centrale sentait le lait caillé aux haricots, le bortsch et les barbecues électriques, et la foule était aussi indisciplinée et bruyante que dans la tente américaine. Il n’y avait là que des chefs agressifs, tous prêts à se lancer dans un discours. Les femmes étaient plus nombreuses que chez les Américains. Ils avaient fait dérailler un train, ce qui les avait galvanisés, et ils étaient prêts pour d’autres actions. Maya prit un mégaphone, mais la cohue ne parut pas l’entendre, comme si elle n’était qu’une pianiste dans un bar à cocktails.
Le russe de Frank était plutôt précaire, et il ne comprenait pas la plupart des phrases lancées vers Maya, mais il saisissait plutôt bien ses répliques. Elle était en train de leur expliquer le moratoire sur l’immigration, le goulot d’étranglement de la production robotique et du ravitaillement en eau, la nécessité du retour à la discipline, la promesse d’une existence meilleure si tout se déroulait en bon ordre. Il se dit que c’était sans doute une harangue de babushka typique. En tout cas, elle eut pour effet de les calmer un peu, comme s’ils se rappelaient soudain ce que signifiaient les troubles sociaux. Et puis, les promesses étaient nombreuses et plausibles : un monde vaste et peu peuplé, des tas de ressources matérielles, de bons robots, des logiciels, des gabarits génétiques…
Au plus fort des débats, Frank lui lança en anglais :
— N’oublie pas le bâton.
— Quoi ?
— Le bâton. Menace-les. La carotte et le bâton.
Elle hocha la tête et entama le vieux couplet de l’atmosphère toxique, du froid mortel de l’extérieur. S’ils étaient encore vivants, c’était uniquement grâce aux tentes, à l’électricité et à l’eau. Ils étaient absolument vulnérables et ils n’y avaient pas songé vraiment.
Elle leur dit tout cela très vite, à sa manière. Puis elle en vint aux promesses. Et continua entre la carotte et le bâton. Un petit coup sur la laisse, une petite caresse. Finalement, elle réussit à les apaiser.
Plus tard, comme le train les ramenait vers Sheffield, elle ne put s’empêcher d’éclater d’un rire nerveux, le visage empourpré, les yeux brillants, une main crispée sur son bras.
— Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans toi. Tu es vraiment très bon dans ce genre de situation, tellement ferme et net. Ils te croient parce que tu n’essaies pas de les caresser dans le sens du poil ou d’adoucir la vérité.
— C’est comme ça que ça fonctionne le mieux. (Il contemplait par la baie les tentes qui défilaient sous le train.) Surtout quand on les caresse tout en leur mentant.
— Oh, Frank !
— C’est vrai. Toi aussi tu es très bonne à ce jeu.
Elle se contenta de rire et de lui serrer l’épaule, comme s’ils n’avaient jamais eu cette querelle à Burroughs. Et quand il descendit, elle le suivit jusqu’à son appartement. Elle se déshabilla, passa sous la douche, enfila une des combinaisons de Frank, sans cesser de bavarder à propos des événements de la journée, comme s’ils vivaient ensemble depuis toujours. Ils allèrent dîner : soupe, truite, salade, avec une bouteille de vin. Oui, comme tous les soirs ! Ils se rencoignèrent dans leur fauteuil pour déguster leur café suivi d’un cognac. Deux politiciens après une dure journée de politique. Deux dirigeants.
Elle l’observait et, miraculeusement, ça ne le rendait pas nerveux. C’était plutôt comme si quelque champ de force le protégeait. Ou bien était-ce le regard de Maya ? Parfois, on pouvait dire avec certitude que quelqu’un vous aimait.
Elle passa la nuit avec lui. Plus tard, elle partagea son temps entre son bureau et l’appartement de Frank, sans qu’ils discutent jamais de ce qu’elle faisait.
En fait, ils ne parlaient de rien. Si ce n’est des nouvelles de la journée, de la situation. Les troubles de Pavonis s’étaient atténués temporairement, mais le même phénomène s’était étendu à toute la planète, et la situation s’aggravait : sabotages, grèves, émeutes, affrontements, meurtres. Et les nouvelles de la Terre n’avaient fait que rajouter à l’ambiance sinistre. Mars, comparée à la planète mère, était un modèle d’ordre, un petit refuge tranquille loin à l’écart d’un maelström géant évoquant pour Frank une spirale mortelle qui pourrait bien tous les aspirer. Des guerres mineures éclataient de toutes parts. L’Inde et le Pakistan avaient fait usage de l’arme nucléaire au Cachemire. L’Afrique était agonisante, tandis qu’au Nord on se chamaillait pour savoir qui aider en premier.
Ils apprirent que la cité-mohole d’Hephaestus, à l’ouest d’Elysium, contrôlée par des Américains et des Russes, avait été abandonnée. Les liaisons radio étaient interrompues et, quand des patrouilles atteignirent Hephaestus, elles trouvèrent la ville totalement vide. La région d’Elysium tout entière était en effervescence, aussi Frank et Maya décidèrent-ils d’essayer d’intervenir personnellement. Ils prirent donc le train pour Tharsis et s’enfoncèrent dans les plaines rocailleuses désormais bigarrées de plaques de neige qui ne fondaient jamais, d’un rose pâle à l’aspect granuleux, collées en général sur le versant nord de chaque dune, de chaque rocher, comme autant d’ombres de couleur. Ils pénétrèrent dans les plaines noires iridescentes d’Isidis, là où le permafrost arrivait à fondre durant les journées les plus chaudes avant de geler à nouveau en une croûte noire craquelée. C’était tour à tour une toundra, puis un marécage. Ils eurent la vision fugace d’une herbe noire, et même de fleurs arctiques. À moins qu’il ne s’agît de détritus.
Ils trouvèrent Burroughs tranquille et apaisante. Les grands boulevards bordés de pelouse étaient déserts, toujours aussi verts et insolites, comme suscités par un effet de lumière. Tandis qu’ils attendaient le train d’Elysium, Frank se rendit dans le dépôt de la gare et exigea la restitution des affaires qu’il avait abandonnées dans sa chambre. L’employé revint bientôt avec un grand coffre qui contenait des ustensiles de cuisine, une lampe, un lutrin électronique, et quelques combinaisons. Rien de cela n’était plus familier à Frank. Il glissa le lutrin dans sa poche et jeta le reste dans une poubelle. Des résidus de toutes ces années gaspillées dont il ne pouvait retrouver un seul jour.
Le bureau russe de Burroughs demanda à Maya de rester quelque temps afin de régler diverses affaires, aussi Frank prit-il seul le train d’Elysium. Il se retrouva en compagnie de toute une caravane en route vers Hephaestus. Les autres semblaient impressionnés par sa présence. Irrité, il se plongea dans son vieux lutrin, retrouvé avec ses centaines de milliers de volumes. Les lutrins actuels étaient mille fois plus puissants, ils constituaient des bibliothèques absolues. Il s’aperçut qu’il avait dû apprécier Nietzsche, dans le passé : il avait marqué de nombreux passages. Ce qu’il ne s’expliqua guère.
Une nouvelle équipe de mohole s’installait dans Hephaestus, des vieux routiers pour la plupart, techniciens et ingénieurs, nettement plus experts que les nouvelles recrues de Pavonis. Frank discuta avec plusieurs d’entre eux et leur posa des questions sur ceux qui avaient disparu. Un matin, à l’heure du petit déjeuner, près d’une fenêtre qui dominait la colonne de fumée du mohole, une femme américaine qui lui rappelait Ursula lui dit :
— Ces gens ont vu des vidéos de Mars toute leur vie, ce sont les étudiants de la planète, ils y croient comme au saint Graal, et toute leur vie tourne autour. Ils ont travaillé en économisant pour le prix du voyage parce qu’ils avaient une certaine idée de ce qui les attendait. Et dès qu’ils arrivent, ils se retrouvent incarcérés, au mieux dans des travaux intérieurs, dans la même routine. Et c’est comme ça qu’ils disparaissent. Parce qu’ils vont à la recherche de ce qu’ils espéraient trouver ici.
— Mais ils ne savent pas comment vivent les disparus ! s’exclama Frank. Ni même s’ils survivent !
La femme secoua la tête.
— On raconte des choses. Des gens reviennent. Et on se passe des vidéos, quelquefois. (Autour d’elle, d’autres acquiesçaient.) Et nous voyons aussi ce qui se passe sur Terre. Il vaut mieux s’installer sur le terrain pendant que nous en avons encore la chance.
Il secoua la tête, stupéfait. C’était plus ou moins ce que l’homme du gymnase lui avait dit, dans le camp minier. Mais, de la part de cette femme d’âge moyen, c’était encore plus déconcertant.
Cette nuit-là, incapable de trouver le sommeil, il appela Arkady et le joignit une demi-heure après. Arkady se trouvait à l’observatoire d’Olympus Mons.
— Qu’est-ce que tu veux vraiment ? l’apostropha Frank. Est-ce que tu imagines ce qui va se passer si tout le monde fiche le camp dans les Highlands ?
Arkady sourit.
— Et alors, on bâtira une vie humaine, Frank. Nous travaillerons pour subvenir à nos besoins, nous nous servirons de la science, et nous terraformerons sans doute un peu plus. Et nous chanterons, nous danserons et nous nous baladerons sous le soleil, et nous bosserons comme des fous pour notre nourriture autant que pour notre curiosité.
— Mais c’est impossible ! Nous faisons partie du monde, nous ne pouvons pas lui échapper !
— Non ? Mais ce monde dont tu parles, Frank, ça n’est que l’étoile bleue du soir. Ce monde rouge où nous sommes est tout ce qui compte pour nous.
Frank abandonna, exaspéré. Il n’avait jamais eu de vraie conversation avec Arkady. Jamais. Avec John, ç’avait été différent. Mais ils étaient amis.
Il regagna Elysium. Le massif se dressait à l’horizon comme une énorme selle jetée sur le désert. Les pentes abruptes des deux volcans étaient couvertes de neige rosée formant autant de névés qui ne tarderaient pas à se changer en glaciers.
Frank avait toujours considéré les cités d’Elysium comme faisant contrepoids à celles de Tharsis : elles étaient plus anciennes, plus petites, plus saines et plus faciles à gérer. Mais voilà que leurs habitants disparaissaient par centaines et qu’elles constituaient autant de points de tremplins vers la nation inconnue qui se dissimulait dans les régions sauvages des cratères.
À Elysium, on lui demanda de prononcer un discours devant un groupe de nouveaux arrivants américains, comme d’habitude, mais la réunion qui précéda n’avait rien de classique, et Frank posa des questions.
— Bien sûr qu’on s’évadera si on le peut, lui jeta quelqu’un d’un air de défi.
D’autres intervinrent aussitôt.
— On nous a dit de ne surtout pas venir ici si on avait besoin de grands espaces. Sur Mars, il paraît que ça ne se passe pas comme ça.
— Et ils croient tromper qui ?…
— On a vu les mêmes vidéos qu’eux. Celles que vous avez envoyées.
— Dans tous les articles qu’on lit, on ne parle que des clandestins de Mars. On dit qu’ils sont communistes, nudistes, rosicruciens…
— Qu’ils ont construit des utopies, qu’ils circulent en caravanes, ou encore qu’ils se cachent dans les grottes comme des primitifs… Il y aurait des Amazones, des cow-boys, des lamas…
— Qu’est-ce que vous en dites ? Est-ce que tout le monde ne projette pas ses fantasmes ici parce que c’est tellement dur sur Terre, non ?…
— Peut-être qu’il n’existe qu’un seul antimonde coordonné…
— Ça, c’est encore un rêve, le fantasme absolu…
— Et pourquoi ils ne seraient pas les maîtres absolus de la planète ? Cachés partout, peut-être conduits par votre amie Hiroko, qui pourrait garder le contact avec votre autre ami Arkady. Pourquoi pas, hein ? Qui peut savoir ? En tout cas, sur Terre, personne ne le sait.
— Tout ça, c’est des histoires. Tout le monde adore, des millions de gens y croient sur Terre. C’est comme une drogue. Ils veulent tous venir ici, mais on est tellement peu à réussir. Et il faut dire qu’un sacré pourcentage d’entre nous a menti à fond pendant toutes les épreuves de sélection.
— Oui, oui, réussit à dire Frank d’un air sombre. On a tous fait la même chose.
La vieille plaisanterie de Michel Duval lui revenait à la mémoire : puisque, de toute façon, ils étaient tous destinés à devenir fous…
— Mais vous êtes là maintenant ! Et vous vous attendiez à quoi ?
— Je ne sais pas. (Il secoua la tête, irrité.) Mais ce ne sont que des délires, vous ne comprenez pas ? Le besoin de rester caché serait un handicap terrible pour une communauté. Si vous y réfléchissez sérieusement, il n’existe que des rumeurs, des histoires.
— Alors, tous ceux qui ont disparu, où sont-ils allés ?
Frank haussa les épaules et ils sourirent tous.
Il y pensait encore une heure plus tard. Ils s’étaient tous déplacés jusqu’à l’amphithéâtre à ciel ouvert, construit avec des blocs de sel dans le style grec classique. Tous les visages étaient attentifs. Dans l’hémicycle, tous les bancs étaient occupés : on attendait avec curiosité ce qu’allait pouvoir dire l’un des cent premiers. Il était une relique du passé, un personnage historique, il était déjà sur Mars dix ans avant que la plupart d’entre eux soient nés, et les souvenirs qu’il gardait de la Terre remontait au temps de leurs grands-parents. Un gouffre vaste et sombre les séparait.
Les anciens Grecs avaient certainement connu les dimensions et les proportions qui convenaient pour un orateur et Frank dut à peine hausser la voix pour se faire entendre. Il commença par les déclarations habituelles, plus ou moins coupées ou censurées, à cause des récents événements. Mais il n’était guère cohérent, même à ses propres oreilles.
— Écoutez, poursuivit-il en essayant désespérément de trouver un autre ton, son regard courant entre les rangs. Nous sommes arrivés ici sur un monde nouveau et différent, ce qui rendait nécessaire que nous devenions des êtres différents. Aucun des vieux principes de la Terre n’avait plus vraiment d’importance. À terme, inévitablement, nous allons former une nouvelle société, une société martienne, car c’est dans la nature des choses. Cela résulte des décisions que nous prenons ensemble, de notre action collective. Et ces décisions, nous les prenons en ce moment même. Mais si vous vous réfugiez dans la clandestinité, si vous rejoignez les colonies cachées, vous vous isolez, de votre propre fait ! Vous restez ce que vous étiez lors de votre arrivée, et jamais vous ne vous métamorphoserez en humain martien. Et vous nous priverez aussi de vos connaissances. Je l’ai appris personnellement, croyez-moi. (Il fut surpris de la peine qu’il ressentait tout à coup.) Comme vous le savez, quelques-uns des cent premiers ont été aussi les premiers à disparaître, sans doute sous l’égide de Hiroko Ai. Je ne comprends toujours pas pourquoi. Mais j’aurais du mal à vous expliquer à quel point le génie d’Hiroko pour la conception de systèmes nous a fait défaut ! Je crois que l’on peut dire qu’une grande partie de nos problèmes sont dus à son absence durant toutes ces dernières années. (Il secoua la tête, en essayant de rassembler ses pensées.) La première fois que j’ai vu ce canyon où nous nous trouvons, c’était avec elle. C’était une de nos premières explorations dans cette région et, quand nous avons découvert le sol de ce canyon, tellement nu et plat, elle m’a dit : « C’est comme le plancher d’une chambre. » Elle m’a manqué. En venant ici, je me suis demandé s’il s’agissait bien du même lieu, et aussi… j’ai eu du mal à me dire que j’avais vraiment connu Hiroko. (Il s’interrompit, essayant de discerner leurs expressions.) Est-ce que vous comprenez ?
— Non ! lança une voix.
Dans son trouble, il retrouva une trace de son tempérament coléreux.
— Je suis en train de vous dire qu’il faut que nous fabriquions une nouvelle planète Mars ! Que nous sommes des êtres complètement différents, qu’ici rien n’est plus pareil ! Rien !
Il dut abandonner et se rasseoir. D’autres orateurs lui succédèrent. Il restait immobile, abasourdi par leurs voix ronronnantes, le regard rivé sur l’autre extrémité de l’amphithéâtre, sur les sycomores du parc, les grands bâtiments blancs aux terrasses envahies de verdure. Image blanche et verte.
En quittant l’amphithéâtre, il traversa le parc, puis la ville. Et il demanda à Slusinski, par l’intermédiaire de son bloc de poignet :
— Comment des gens peuvent-ils agir contre leurs propres intérêts matériels ? C’est fou ! Les marxistes étaient des matérialistes, alors comment expliquaient-ils ça ?
— Par l’idéologie.
— Mais si le monde matériel et nos méthodes pour le manipuler déterminent tout, comment une idéologie peut-elle surgir ? Comment expliquaient-ils son origine ?
— Certains définissaient une idéologie comme le rapport imaginaire avec une situation réelle. En postulant que l’imagination était une force puissante dans l’existence humaine.
— Mais alors, ils n’étaient absolument pas matérialistes ! Pas étonnant que Marx soit mort !
Il jura, écœuré.
— À vrai dire, monsieur Frank, il y a nombre de gens sur Mars qui se considèrent comme marxistes.
— Merde alors ! Ils pourraient être tout aussi bien jansénistes, hégéliens, disciples de Zoroastre !
— Les marxistes étaient hégéliens, monsieur.
— Tais-toi, gronda Frank en coupant la communication.
Des êtres imaginaires dans un paysage réel. Pas étonnant qu’il ait oublié la carotte et le bâton pour se perdre dans ces concepts de vie nouvelle, de différence radicale… Toutes ces conneries ! Oui, il jouait à être John Boone. C’était vrai ! Il essayait de faire comme lui. Mais John avait été expert à ce jeu. Il avait un tour de main magique pour ça, et Frank l’avait tant de fois observé au bon vieux temps. Il savait infléchir les choses à coups de paroles. Alors que les paroles, entre les lèvres de Frank, étaient comme des cailloux. Même à présent, alors qu’il en avait tant besoin. Alors que les paroles seules pouvaient le sauver.
Maya l’attendait à la gare de Burroughs et elle l’étreignit brièvement. Il fut incapable de soutenir son regard.
— Tu as été splendide, lui dit-elle. Tout le monde en parle.
— Au moins pendant une heure.
Après quoi, les immigrants disparaîtraient comme d’habitude.
Il marchait à grands pas vers les bureaux de la mesa. Maya l’accompagna sans cesser de bavarder tandis qu’il s’installait dans l’une des chambres jaunes du quatrième étage. Meubles en bambou, coussins et draps à fleurs. Maya était joyeuse, heureuse de le revoir, excitée par toutes sortes de plans. Il serra les dents jusqu’à en avoir mal. C’était le bruxisme. Une source de maux de tête et de douleurs faciales ou maxillaires intenses.
Il se leva.
— Il faut que j’aille faire un tour.
En sortant, il entrevit l’expression de Maya : elle était surprise et blessée. Comme d’habitude.
Il se perdit entre les pelouses et les colonnes de Bareiss, pareilles à des quilles de bowling. Sur l’autre berge du canal, il s’installa à une table ronde, dans un petit café, et mit une bonne heure à déguster son café grec.
Et Maya surgit devant lui.
— Ça veut dire quoi ? fit-elle. Qu’est-ce qu’il y a encore qui ne va pas ?
Il observa le fond de sa tasse avant de la regarder, puis de revenir à sa tasse. Dans son esprit, maintenant, il n’y avait plus qu’une seule phrase, aux mots nets : J’ai tué John.
— Il n’y a rien, dit-il. Pourquoi ?
Elle plissa les lèvres et elle parut ainsi plus vieille, et plus furieuse encore. Elle devait bien avoir quatre-vingts ans. Oui, ils étaient trop vieux pour ce genre d’affaire. Après un long silence, elle s’installa en face de lui.
— Écoute, dit-elle lentement. Peu m’importe ce qui s’est passé autrefois. À bord de l’Arès, je veux dire, ou à Underhill. Où que ce soit.
Il sentit son cœur battre plus fort. Ses poumons étaient froids. Maya lui parlait toujours, mais il ne saisissait pas ce qu’elle disait. Est-ce qu’elle pouvait savoir ce qu’il avait fait à Nicosia ? Impossible, sinon elle n’aurait pas été là. Pourtant, elle devait bien savoir.
— Est-ce que tu comprends ? demandait-elle.
Il n’avait pas entendu le début. Il continuait de fixer sa tasse de café. Et elle la frappa soudain d’un revers de main. La tasse se fracassa sur la table voisine.
— Je t’ai demandé si tu comprenais ?
Paralysé, il ne quittait pas la table des yeux. Et ses taches de café. Maya se pencha en avant et porta les mains à son visage. Elle ne respira plus pendant un instant. Puis elle releva la tête et lui dit :
— Non. (Et son ton était si calme qu’il crut qu’elle se parlait à elle-même.) Ne dis rien. Tu crois que j’y pense, et c’est pour cette raison que tu te conduis comme ça. Nous nous sommes connus il y a trente-cinq ans, et trente ans ont passé depuis que c’est arrivé. Je ne suis plus cette Maya Katarina Toitovna. Je ne la connais pas, je ne sais pas ce qu’elle pense ni ce qu’elle éprouve. Ni pourquoi. C’était un monde différent, une autre vie. Pour moi, elle ne compte plus. Je suis là, et je suis moi. (Elle pointa un doigt entre ses seins et ajouta :) Et je t’aime.
Elle laissa le silence persister. Il la regarda avant de détourner les yeux vers les étoiles qui commençaient à briller, et il se souvint de leur position : quand elle lui avait dit je t’aime, Orion était haut dans le ciel du sud. Sous lui, la chaise de métal était aussi froide que ses pieds.
— Je ne veux pas penser à autre chose, dit Maya.
Elle ne savait pas, mais lui si. Pourtant, chacun devait assumer son passé. Ils avaient quatre-vingts ans, et ils étaient en parfaite santé. Il existait autour d’eux des gens qui avaient plus de cent dix ans et qui étaient encore en pleine forme, vigoureux et sains. Qui pouvait dire la durée de leurs vies ?
Mais ce n’était pas seulement un problème physique.
— Le cerveau est un animal bizarre, marmonna Frank.
Elle inclina la tête avec un regard intrigué. Brusquement, il fut effrayé : ils étaient leur passé. Sinon, ils n’étaient plus rien. Tout ce qu’ils éprouvaient, pensaient ou disaient dans le présent n’était que l’écho du passé. Alors, comment pouvaient-ils vraiment savoir ce que leur esprit, au plus profond, ressentait, pensait ? Ce qu’il avait à dire ?
Et cette Maya qu’il avait en face de lui en cet instant se rappelait-elle vraiment ? Ou bien avait-elle oublié ? Voulait-elle la vengeance ou le pardon ? Impossible à dire.
Elle était là, malheureuse et fragile. Il pouvait la casser comme elle l’avait fait de sa tasse, d’un seul geste. S’il ne faisait pas semblant de la croire, que se passerait-il ?… Il ne pouvait la briser ainsi. Elle le haïrait ensuite – pour l’avoir obligée à retrouver le passé, pour s’être souvenue… Mais il devait continuer.
Il leva la main avec un sentiment de peur, comme s’il s’apprêtait à une téléopération chirurgicale. Il n’était qu’un manipulateur de waldo, une machine aux doigts habiles, mais raide, étrangère, sensible, rapide ! À gauche, stop ! Retour, stop ! Arrêt. Vers le bas doucement. Serrer, très doucement. La main de Maya était froide. Comme la sienne.
Elle posa sur lui un regard triste.
— On va… (Il s’éclaircit la gorge.) On va retourner dans nos chambres.
Après cet épisode, des semaines durant, il resta maladroit physiquement, comme s’il avait été plongé dans un espace différent et obligé de faire mouvoir son corps à distance. De la téléopération. Il prenait conscience du nombre de ses muscles. Parfois, il les sentait si bien qu’il aurait pu danser dans les airs, mais la plupart du temps, il se déplaçait par saccades, comme le monstre de Frankenstein.
Les mauvaises nouvelles déferlaient sur Burroughs. La vie de la cité semblait normale, mais les écrans vidéo débordaient de scènes montrant un monde auquel Frank avait du mal à croire : émeutes dans Hellas. Le cratère-dôme de New Houston se déclarait république indépendante. Et, cette même semaine, Slusinski lui expédia une bande émise par un office d’orientation américain selon laquelle cinq dortoirs avaient voté à l’unanimité pour quitter Hellas sans les autorisations de déplacement requises. Frank contacta le nouveau délégué de l’AMONU et on envoya sur place un détachement de la police de sécurité de l’ONU. Dix hommes suffirent pour en arrêter cinq cents, tout simplement en contrôlant l’ordinateur de contrôle physique de la station énergétique de la tente. Les occupants, sans défense, reçurent l’ordre d’embarquer dans des trains avant que l’atmosphère de la tente ne soit libérée. Ils avaient été conduits jusqu’à Korolyov, qui était devenue une cité-prison.
Frank interrogea certains prisonniers par vidéo.
— Vous voyez comme ç’a été facile de vous retenir. Et ce sera toujours comme ça. Les systèmes de survie sont tellement fragiles que les cités sont impossibles à défendre. Sur Terre, les technologies militaires de pointe rendent les forces de police plus efficaces mais, ici, c’est d’une facilité absurde.
— Vous nous avez surpris au moment le plus facile, répliqua un homme qui devait avoir la soixantaine. C’était bien joué. Quand nous serons libres, j’aimerais bien voir comment vous allez vous y prendre pour nous rattraper. À ce stade, votre système de survie est aussi vulnérable que les nôtres, mais plus visible.
— Ça n’est pas aussi simple ! Toutes nos installations dépendent de la Terre. La Terre dispose d’un puissant arsenal, pas nous. Vous et vos amis, vous essayez de vous lancer dans une rébellion de pure fantaisie, une aventure de SF de 1776. Les pionniers en lutte contre la tyrannie. Mais ça n’est pas du tout ça ! Toutes les analogies sont fausses et trompeuses, car elles masquent la réalité, la vraie nature de notre dépendance et de leur puissance. Elles vous empêchent de réaliser que tout ça n’est qu’une vision !
— Je suis persuadé qu’il y a eu pas mal de bons tories pour défendre la même position au temps des colonies, dit l’homme avec un rictus. À vrai dire, l’analogie est plutôt juste sous bien des aspects. Ici, nous ne sommes pas seulement les rouages d’une machine, mais des individus, pour la plupart ordinaires. Mais il y a parmi nous des personnages plus marqués – nous aurons nos Washington, nos Jefferson, nos Paines, je vous le garantis. Et aussi nos Andrew Jackson et nos Forrest Moseby : des brutes qui sauront obtenir ce qu’ils veulent !
— Ridicule ! s’écria Frank. Encore une fausse analogie !
— Disons que ce serait plutôt une métaphore. Il existe des différences, mais nous avons l’intention d’y répondre de façon créative. Nous ne comptons pas nous installer derrière des remparts de rocaille pour vous canarder à coups de mousquet.
— Et braquer les lasers de minage du haut des cratères ? Vous croyez que c’est différent ?
L’image de l’autre dansa sur l’écran.
— Je pense que la vraie question est de savoir si nous aurons un Lincoln.
— Lincoln est mort ! lâcha Frank d’un ton sec. Et l’analogie historique est le dernier refuge de ceux qui ne peuvent appréhender une situation.
Il coupa la communication.
L’appel à la raison était inutile. De même que la colère, le sarcasme, ou l’ironie.
Il essaya d’arranger des rencontres avec certains des disparus. Il réussit à joindre un groupe au téléphone et demanda qu’on passe le mot à Hiroko, si possible. Il avait besoin de s’entretenir avec elle de toute urgence. Mais nul ne semblait savoir où elle se trouvait.
Et puis, un jour, il reçut un message d’elle, un fax en provenance de Phobos. Qui lui disait qu’il ferait mieux de s’adresser à Arkady. Mais Arkady avait disparu dans Hellas et ne répondait plus à aucun message.
— Merde, c’est comme si on jouait à cache-cache ! dit-il à Maya d’un ton amer. Vous avez le même jeu, en Russie ? Je me rappelle y avoir joué avec des gamins plus grands que moi. C’était le soir, il y avait de l’orage, il faisait vraiment sombre, et je m’étais perdu dans les rues en me disant que jamais je ne les trouverais.
— Oublie les disparus. Concentre-toi sur ceux que tu peux voir. Les disparus te surveilleront toujours, de toute façon. Peu importe que tu les voies ou qu’ils ne répondent pas à tes appels.
Il secoua la tête.
Une nouvelle vague d’immigrants déferla. Il hurla après Slusinski en exigeant une explication de Washington.
— Apparemment, monsieur, le consortium de l’ascenseur aurait été racheté par OPA : Subarashii. Le siège de la société a donc été transféré à Tobago, sur l’île de Trinidad, et les intérêts américains ne sont plus concernés. Ils déclarent que la capacité de construction des infrastructures est désormais alignée avec un taux modéré d’immigration.
— Les salauds ! Ils ne savent pas ce qu’ils font !
Il se mit à tourner en rond. Et les mots sortirent entre ses dents serrées.
— Vous savez voir mais vous ne comprenez rien. C’est ce que disait John : il existe des parties de la réalité martienne qui ne réussissent pas à franchir le vide entre les deux mondes. Non seulement le changement de gravité, mais le rythme des journées, la vie dans un dortoir, les repas dans les réfectoires. Et c’est pour ça que vous ne comprenez rien à rien, bande de fils de putes ignorants, arrogants et cons !
Il prit le train avec Maya en direction de Pavonis Mons. Pendant le voyage, il resta immobile devant une fenêtre à regarder le paysage rouge monter et descendre. La Bosse de Tharsis était énorme. On sentait que quelque chose, en profondeur, tentait de sortir : la situation politique actuelle. Avec de grands volcans tout au sommet, prêts à entrer en éruption.
Pavonis Mons. Une montagne gigantesque surgie d’un rêve, d’une estampe de Hokusai. Frank, devant ce spectacle, avait du mal à prononcer un mot.
Le train s’engagea dans une forêt de pins d’Acheron, de petits arbustes dont l’écorce était comme du fer noir, avec des bouquets d’épines cylindriques. Mais les épines étaient jaunes et flasques. Il avait entendu parler de ça : il y avait un problème avec le sol. Trop de sel ou pas assez d’azote, il n’aurait su le dire. Des silhouettes casquées étaient groupées autour d’un arbre, sur des échelles, occupées à prélever des spécimens d’aiguilles.
— C’est comme moi, souffla-t-il à Maya qui s’était endormie. Je joue avec les aiguilles alors que les racines sont déjà malades.
Il rencontra les nouveaux administrateurs de l’ascenseur dans les bureaux de Sheffield et, dans le même temps, il entama un tour de concertations simultanées avec Washington. Il apprit ainsi que Phyllis avait toujours le contrôle de l’ascenseur, car elle avait aidé Subarashii dans leur prise de contrôle.
Puis on leur dit qu’Arkady était toujours à Nicosia, au bas de la pente de Pavonis, et qu’il avait déclaré avec ses partisans que Nicosia était une cité libre au même titre que New Houston. La cité était devenue l’un des principaux centres de disparition de la planète. On entrait dans Nicosia et personne n’entendait plus jamais parler de vous. Ça s’était passé des centaines de fois, et il était clair qu’il existait un dispositif de contact ou de transfert, une espèce de métro secret qu’aucun agent n’avait réussi à découvrir jusque-là. Et certains n’en étaient jamais revenus.
— On va descendre et lui parler, proposa Frank à Maya. Je voudrais vraiment discuter en personne avec lui.
— Ça n’apportera rien de bon, fit Maya d’un air sombre.
Mais Nadia devait y être, elle aussi. Et elle suivit Frank.
À Nicosia, leur train s’arrêta normalement : la gare leur était ouverte, comme s’il n’avait pas été question de les repousser. Mais Arkady pas plus que Nadia ne se trouvaient dans l’assistance clairsemée. Alexander Zhalin les avait remplacés. Lorsqu’ils furent dans les bureaux de la municipalité, ils appelèrent Arkady en liaison vidéo. À en juger par les rayons du soleil qui l’encadraient, il était déjà à plusieurs kilomètres à l’est. Et Nadia, leur dit-on, n’était jamais venue à Nicosia.
Arkady n’avait pas changé : calme et ouvert.
— C’est de la folie, lui dit Frank, furieux de ne pouvoir le rencontrer. Tu ne peux quand même pas espérer réussir.
— Mais nous le pouvons. Nous sommes en train de réussir.
Sa luxuriante barbe rousse et blanche était son insigne révolutionnaire : le jeune Fidel se préparant à entrer dans La Havane.
— Bien sûr, ce serait plus facile avec ton aide, Frank. Penses-y.
Et puis, avant que Frank ait pu parler, quelqu’un, hors du champ, attira l’attention d’Arkady. Suivit une conversation à voix étouffées en russe, et Arkady revint à lui :
— Désolé, Frank. Il faut que je m’occupe de quelque chose. Je te reprendrai dès que possible.
— Ne t’en va pas ! cria Frank, mais la communication n’était pas coupée.
— Oh, bordel !
Nadia apparut. Elle était à Burroughs, mais elle avait été branchée sur leur conversation. En contraste avec Arkady, elle se montra rigide, brusque et sombre.
— Tu ne peux pas soutenir ce qu’il fait ! lança Frank.
— Non, fit-elle sans joie. Nous ne nous parlons pas. Nous restons encore en contact téléphonique, et c’est comme ça que j’ai su où tu étais, mais on ne s’appelle plus guère.
— Tu ne peux pas l’influencer ? demanda Maya.
— Non.
Frank devina que Maya avait du mal à la croire, et il faillit en rire : comment ? Une femme incapable d’influencer un homme ? De le manipuler ? Mais quel était donc le problème de Nadia ?
Cette nuit-là, ils s’installèrent dans le dortoir de la gare. Après le dîner, Maya retourna au bureau du directeur de la cité afin de s’entretenir avec Alexander, Dmitri et Elena. Pour Frank, c’était une perte de temps. Il fit le tour de la vieille ville d’un pas nerveux, se souvenant de cette nuit, il y avait si longtemps. Cela remontait à neuf ans, en fait, mais ç’aurait aussi bien pu être un siècle. Nicosia lui semblait petite. Du parc, à l’apex ouest, on avait toujours une vaste vue d’ensemble, mais tout semblait trop noir.
Dans le bosquet de sycomores devenus adultes, il croisa un homme qui allait d’un pas rapide. Il s’arrêta et dévisagea Frank, qui se trouvait sous une rampe d’éclairage.
— Chalmers ! s’exclama-t-il.
Frank se tourna vers lui. L’autre avait un visage émacié, la peau sombre, de longues dreadlocks. Il ne le reconnaissait pas, mais il éprouva pourtant un frisson.
— Oui ?
L’homme le fixait, et il demanda :
— Vous ne me connaissez pas, hein ?
— Non, je ne crois pas. Qui êtes-vous ?
Le sourire de l’homme était asymétrique, comme si sa mâchoire avait été cassée. Sous la lumière, ses traits semblaient déformés.
— Qui êtes-vous ? répéta Frank.
L’homme leva un doigt.
— La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, vous étiez en train de foutre la ville en l’air. Cette nuit, c’est à mon tour.
Et il s’éloigna en riant sur un ton de plus en plus aigu.
Quand il retrouva Maya, elle lui serra le bras.
— Je m’inquiétais. Tu ne devrais pas te promener seul la nuit dans cette ville !
— Tais-toi.
Il appela la centrale. Tout était normal. Puis la police de l’AMONU. Il demanda qu’on place des gardes à la centrale et à la gare. Il répétait ses ordres devant un supérieur quand l’écran devint noir. Il sentit un frémissement sous ses pieds et tous les circuits d’alarme se déclenchèrent à la même seconde, dans toute la ville.
Une violente secousse suivit. Les sas se refermèrent en sifflant. Le bâtiment se cloisonnait, ce qui signifiait que la pression baissait rapidement. Avec Maya, il se précipita vers la baie. La tente de Nicosia s’était affalée, agitée par le vent, accrochée par endroits aux plus hautes constructions. Les gens couraient dans les rues, cognaient aux portes, s’écroulaient, recroquevillés, comme les morts de Pompéi. Frank se retourna, la douleur fusant dans toute sa mâchoire.
Apparemment, les sécurités avaient bien fonctionné. Il entendit le bourdonnement d’un générateur. Ou le sentit. Les écrans étaient obscurs, ce qui rendait incroyable le spectacle qu’on voyait à travers la baie. Maya avait le visage empourpré, mais elle restait calme.
— La tente est tombée !
— Je sais.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
Il ne répondit pas.
— Tu as essayé la radio ?
— Non.
— Alors ? cria-t-elle, excédée par son mutisme. Tu sais ce qui se passe ?
— La révolution, dit-il.