Elle s’était formée en même temps que le reste du système solaire, il y avait environ cinq milliards d’années. Ce qui représentait quinze millions de générations humaines. Des rochers étaient d’abord entrés en collision, avant de se rassembler, à cause de cette force mystérieuse que nous appelons la gravité. C’est par ce même processus de chaîne dans la trame des choses que les rochers, quand ils furent suffisamment nombreux, s’effondrèrent vers un point central jusqu’à ce que la pression fasse fondre la roche. Mars est une petite planète, dont le noyau central est composé de ferronickel. Suffisamment petite pour que ses entrailles aient refroidi plus vite que celles de la Terre. La rotation du noyau ne diffère plus de celle de la croûte, et Mars est pratiquement dépourvue de champ magnétique. Elle n’a plus de dynamo. Mais l’un des derniers flux du noyau en fusion et du manteau s’est présenté sous la forme d’un renflement anormal qui a exercé une pression sur la paroi de la croûte pour former un continent surélevé de onze kilomètres, un continent trois fois plus haut que le plateau tibétain de la Terre par rapport aux régions environnantes.
Cette protubérance a suscité l’apparition de nombreuses autres particularités : un réseau de fractures radiales couvrant tout un hémisphère, y compris la faille la plus profonde, celle de Vallès Marineris, un entrelacs de canyons qui aurait couvert les États-Unis d’une côte à l’autre. La surrection a provoqué aussi la naissance d’un grand nombre de volcans, dont les trois principaux culminent sur son arête : Ascraeus Mons, Pavonis Mons, Arsia Mons, et, à l’extrémité nord-ouest, Olympus Mons, la plus haute montagne du système solaire, trois fois plus élevée que l’Everest, avec trois cents fois la masse du Mauna Loa, le plus grand volcan de la Terre.
La Bosse de Tharsis a donc été le facteur déterminant de la configuration de la surface de Mars, le second étant une chute de météores. Durant l’Age noachien, il y a trois ou quatre milliards d’années, des météores ont frappé Mars à un rythme terrible, par millions. Certains d’entre eux étaient de taille planétaire, comme Véga ou Phobos. L’un de ces météores a laissé Hellas Planitia, 2 000 kilomètres de diamètre, le cratère le plus vaste du système solaire, quoique Daedalia Planum semble être dû à un impact de 4 500 kilomètres de diamètre. Ce sont deux sites de très grande taille, mais il se trouve des aréologistes pour penser que tout l’hémisphère nord de Mars n’est qu’un seul et immense bassin provoqué par un ancien impact météoritique.
Ces impacts gigantesques ont provoqué des explosions cataclysmiques difficiles à imaginer. Des déjections ont atteint la Terre comme la Lune, et même les astéroïdes sur orbite troyenne. Certains aréologues considèrent que Tharsis Montes a été formé par l’impact d’Hellas. D’autres pensent que Phobos et Deimos sont des déjections de Mars. Et cela ne prend en compte que les impacts les plus importants.
Des pierres de plus petite taille pleuvent chaque jour, et les surfaces les plus anciennes de Mars sont saturées de cratères. Le paysage est devenu un palimpseste d’anneaux recouvrant d’autres anneaux, et il n’est pas le moindre carré de terrain qui ne soit touché. Chaque impact a provoqué les explosions thermiques qui ont fait fondre la roche. Les éléments ont été brisés dans leur matrice et diffusés sous forme de liquides, de gaz brûlants et de minéraux nouveaux.
Avec l’appoint des éruptions gazeuses provenant du noyau, cela a fini par produire une atmosphère, et de l’eau en quantité. Des nuages se sont formés, puis des orages, de la pluie, de la neige, des glaciers, des ruisseaux, des fleuves, des lacs, qui se sont déployés sur le terrain et ont laissé les traces indélébiles de leur passage – des lits, des canyons, des rivages : tous les hiéroglyphes du schéma hydrologique.
Et puis, tout a disparu. La planète était trop petite, trop éloignée du soleil. L’atmosphère, à terme, s’est gelée et s’est fixée sur le sol. Le gaz carbonique sublimé a créé une atmosphère ténue, alors que l’oxygène fusionnait avec la roche à laquelle elle donnait sa teinte rouge. L’eau gelée, au fil des âges, a pénétré la roche fracassée par les météores jusqu’à des kilomètres de profondeur. Finalement, cette couche de régolite a été recouverte par le permafrost. Dans les fonds, la température plus élevée a fait fondre la glace, et il existe donc des mers souterraines sur Mars. L’eau coule toujours vers le bas, et les aquifères ont ainsi migré lentement, quand ils ne se bloquaient pas derrière un obstacle, une surrection rocheuse ou une barrière de terrain gelé.
D’intenses pressions artésiennes pesaient parfois sur ces barrages. Mais la chute de nouveaux météores, les éruptions continues des volcans faisaient céder le barrage, et une mer nouvelle surgie des profondeurs se répandait alors à la surface en raz de marée énormes, dix mille fois plus puissants que le débit du Mississippi. À terme, pourtant, l’eau de la surface gela et se sublima dans les vents incessants et secs. Elle retombait sur les pôles dans la chape des brouillards d’hiver. Les calottes polaires s’épaissirent, leur poids s’accrut, leur masse continuait à s’enfoncer, se transformant en surface en deux loupes de permafrost qui couvraient un volume de glace des centaines de fois supérieur en volume. Aux approches de l’équateur, de nouveaux aquifères se remplissaient à partir du bas, par dégazage du noyau. Et les plus anciens retrouvaient leur rôle.
Ce cycle, le plus lent de tous, approchait de sa seconde phase. Mais, comme la planète se refroidissait, tout se passait de plus en plus lentement, comme une horloge qui prend du retard.
La planète prit la forme que nous lui connaissons. Mais les changements ne cessèrent jamais : les vents permanents sculptaient le sol, et la poussière se faisait de plus en plus fine. Les excentricités de l’orbite martienne expliquaient que les hémisphères nord et sud échangeaient les hivers froids ou doux selon un cycle de 51 000 ans, la glace sèche et la glace d’eau s’inversant selon les pôles.
Chaque mouvement de balancier apportait une nouvelle strate de sable, et les auges des nouvelles dunes tranchaient en oblique dans les couches les plus anciennes, jusqu’à ce que le sable, autour des pôles, se présente comme un système de hachures croisées en pointillé qui dessinait des formes géométriques semblables aux peintures de sable navajos, cernant le sommet de la planète.
Les teintes des sables, les parois dentelées, cannelées des canyons, les volcans dressés droit vers le ciel, les rocs effrités des étendues chaotiques, les cratères dispersés à l’infini, tout autant d’emblèmes des débuts de la planète… Elle était belle, et plus rude encore : sèche, austère, dénudée, silencieuse, stoïque, rocailleuse, immuable. Sublime. Le langage visible de l’existence minérale de la nature.
Minérale. Et non pas animale, végétale ou même virale. Cela aurait pu se produire, mais non. Jamais, dans les argiles ou le sources sulfureuses, il n’y eut de génération spontanée. Il n’y eut aucune pluie de spores depuis l’espace, ni le moindre attouchement d’un dieu. Quelle que soit la façon dont la vie apparaisse (et nous l’ignorons), elle n’apparut pas sur Mars. La planète rouge roulait dans l’espace, preuve de sa différence en tant que monde, et de sa vitalité de pierre.
Et puis, un jour…
Elle foula le sol d’un pied ferme, sans difficulté, sous une pesanteur qui lui était devenue familière pendant les neuf mois du voyage. Et, avec le poids de sa tenue, elle aurait pu aussi bien marcher sur Terre, pour autant qu’elle se souvînt de la Terre.
Le ciel était d’un rose strié de tonalités de sable, plus riches et plus subtiles que sur toutes les photos qu’elle avait vues.
— Regardez le ciel ! disait Anne. Mais regardez le ciel !
Maya bavardait avec les autres, tandis que Sax et Vlad pivotaient comme des statues animées.
Nadiejda Francine Chernechevsky fit encore quelques pas, attentive aux craquements de ses bottes dans le sable durci par une couche de sel de deux centimètres. Les géologues appelaient ça la caliche, la duricroûte. À chacun de ses pas, d’infimes systèmes de fractures radiales apparaissaient.
Elle s’était éloignée de l’atterrisseur. Le sol était couleur rouille, orangé sombre, parsemé de fragments de roc dans les mêmes tons, quoique certains se distinguaient en noir, en jaune ou en rouge. Vers l’est, elle aperçut des véhicules de débarquement, tous de tailles et de formes diverses, les plus lointains perchés sur l’horizon. La plupart étaient couverts d’une couche rouge orangé pareille au sable. Ce spectacle était bizarre, excitant, comme s’ils venaient d’arriver dans un port spatial extraterrestre abandonné depuis longtemps. Oui, dans un million d’années, certaines parties de Baïkonour ressembleraient à ça, se dit-elle.
Elle s’approcha d’un des véhicules les plus proches, un container de la taille d’une petite maison, posé sur son squelette de fusées à quatre pattes. Il devait être là depuis des décennies. Le soleil brillait à la verticale, et sa lumière était trop éblouissante pour que Nadia puisse lever la tête, même avec son écran. Il était difficile d’en juger à cause des filtres et de la polarisation, mais il lui semblait que la clarté du jour était tout à fait semblable à celle de la Terre. Pour autant qu’elle pût s’en souvenir. Une belle journée d’hiver.
Elle regarda autour d’elle, encore une fois. Ils étaient sur une plaine couverte de monticules doux et de fragments de rochers aux arêtes aiguës, à demi enfouis dans la poussière. Une petite colline au sommet aplati était posée à l’horizon d’ouest. Peut-être le bord d’un cratère : difficile à dire. Elle aperçut Ann, qui était déjà à mi-chemin, mais sa silhouette était encore très haute, et Nadia s’arrêta pour s’imprégner de cette image, certaine qu’elle devrait très vite s’accoutumer à cet horizon si proche, si étrange. Qui n’avait rien de terrestre, elle le sentait maintenant.
Ils étaient sur une planète plus petite.
Elle fit un intense effort de mémoire pour se rappeler la gravité de la Terre, et se demanda pourquoi c’était tellement difficile de marcher dans les forêts, la toundra, sur les fleuves gelés en hiver… Et maintenant : pas à pas. Le sol était plat mais il fallait trouver son chemin entre les rochers dispersés. Il n’existait aucun endroit sur Terre où elle en ait vu autant, disséminés au hasard. Essaie de sauter ! se dit-elle. Elle rit : même avec sa tenue, elle se sentait tellement plus légère ! Elle avait la même force, mais elle ne pesait plus qu’une trentaine de kilos ! Quant aux quarante kilos de sa combinaison… Bon, d’accord, ils la déséquilibraient un peu. Elle avait l’impression d’être creuse. Oui, c’était tout à fait ça : son centre de gravité avait disparu, son poids s’était réparti sur sa peau, sur ses muscles externes. Bien entendu, c’était à cause de la combinaison. À l’intérieur des habitats, ce serait comme à bord de l’Arès. Mais ici, elle était une femme creuse. Et, s’aidant de cette image, elle put soudain se déplacer plus facilement. Elle sauta par-dessus un bloc, retomba, pivota sur elle-même et esquissa un pas de danse ! Et elle continua : elle sautait, retombait sur un rocher plat et…
Elle trébucha et tomba à quatre pattes. Ses gants s’enfoncèrent dans la duricroûte. C’était comme le sable aggloméré sur une plage, seulement plus dur et plus friable. Ou comme une mince couche de boue durcie. Mais c’était très froid ! Ses gants n’étaient pas chauffés comme la semelle de ses bottes, et pas suffisamment isolés. C’était comme si elle venait de toucher de la glace à main nue. Elle se rappela que le sol devait être à -90 degrés centigrades. Plus froid qu’en Antarctique, ou que dans les pires hivers de Sibérie. Le bout de ses doigts était déjà engourdi. Pour travailler, il leur faudrait des gants plus isolants, avec des circuits de chauffage. Bien sûr, ça les rendrait plus épais et moins flexibles. Elle se dit qu’elle devrait faire vérifier ses tendons au retour.
En riant, elle bondit en direction d’un autre élément de transport en fredonnant Royal Garden Blues. Elle escalada une béquille d’atterrissage et gratta la poussière rouge sur la plaque du grand container. Une sorte de bulldozer martien John Deere ou Volvo, propulsé par hydrazine, semi-autonome, totalement programmable, thermiquement blindé. Livré avec prothèses et pièces détachées.
Elle eut un sourire radieux : chargeurs, bulldozers, tracteurs, niveleuses, pelleteuses, matériaux et fournitures de construction de tous genres, filtres à air pour les mines et les éléments chimiques de l’atmosphère, mini-usines de traitement et de transformation chimique. Plus d’autres usines encore, destinées à la recombinaison des éléments, tout un dépôt d’intendance, tout ce dont ils auraient besoin, dans ces centaines de containers qui s’étaient abattus sur la plaine.
Elle bondissait d’un atterrisseur à un autre, avec de plus en plus d’assurance.
Certains avaient visiblement percuté le sol avec violence, d’autres avaient brisé leurs béquilles, d’autres encore étaient tout simplement cassés, transformés en piles de caisses fracturées à demi enfouies dans la poussière. Mais ils constituaient une chance pour elle : récupérer et réparer, elle adorait ça ! Elle éclata de rire, un peu étourdie, et remarqua alors que le voyant du communicateur de son bloc de poignet clignotait. Elle passa sur la fréquence commune et fut surprise d’entendre Maya, Vlad et Sax parler tous les trois à la fois :
— Hé, les filles ! Ann, Nadia ! Vous voulez bien revenir nous donner un coup de main pour cette saleté d’habitat ? On n’arrive même pas à ouvrir la porte !
Nadia riait toujours.
Les habitats étaient dispersés comme tout le reste, mais ils s’étaient posés à proximité de celui qui avait été largué seulement quelques jours auparavant et qu’ils savaient fonctionnel, parce qu’ils l’avaient vérifié à fond. Malheureusement, la porte extérieure du sas n’avait pas fait partie de l’inspection et elle était bloquée. Nadia se mit au travail. Bizarre de travailler comme un serrurier sur un camping-car abandonné converti en station spatiale.
Il ne lui fallut qu’une minute en forçant sur la porte, tout en tapant le code d’alarme. Elle se dit que c’était peut-être l’effet du froid. Et que leurs problèmes ne faisaient sans doute que commencer.
Elle pénétra avec Vlad dans le sas, puis à l’intérieur. Ça ressemblait toujours à un camping-car, mais l’équipement de la cuisine était des plus modernes. Toutes les lumières brillaient, la climatisation fonctionnait (la température était douce), et le tableau de contrôle aurait pu être celui d’une centrale nucléaire.
Tandis que les autres entraient, Nadia parcourut les pièces, de porte en porte, et un sentiment étrange monta soudain en elle : rien ne semblait en place. Certaines lampes clignotaient et, tout au bout du couloir, une porte oscillait sur ses gonds.
À l’évidence, il y avait un problème de ventilation. Et le choc à l’atterrissage avait probablement légèrement dérangé les choses. Elle décida d’oublier le problème pour le moment et revint en arrière pour accueillir les autres.
Quand ils se furent tous posés, quand ils eurent fait leurs premiers pas sur la plaine caillouteuse – ils couraient, trébuchaient, levaient les yeux vers l’horizon si proche, tournaient et couraient encore –, quand ils eurent visité leurs trois habitats hyperfonctionnels avant de se débarrasser de leurs tenues spatiales, quand ils eurent bavardé et mangé un peu, la nuit était largement tombée.
Mais ils continuèrent à travailler et à parler, trop excités pour trouver le sommeil. Pour la plupart, ils firent de petites siestes avant que l’aube pointe. Alors, ils se précipitèrent pour s’habiller et sortir, et se lancèrent dans la récupération et la vérification point par point de toutes les machines. Puis ils s’aperçurent qu’ils étaient affamés, se lancèrent dans un repas confus et rapide – et la nuit était déjà de retour !
Et ce fut comme ça pendant plusieurs jours : une ronde frénétique. Nadia se réveillait au bip de son bloc de poignet et prenait un petit déjeuner express en contemplant le paysage par la petite fenêtre orientée à l’est. À l’aube, de riches coloris cerise venaient tacher le ciel pendant quelques minutes, avant qu’il ne traverse toute une phase de tons rosés pour prendre l’orange rosé dense du jour.
Ses compagnons dormaient encore sur les matelas qui se rabattaient dans les parois beiges, faiblement teintées d’orange par le crépuscule de l’aube. La cuisine et le living-room étaient minuscules, et les quatre toilettes n’étaient guère que des placards. Ann s’y rendait dès que la pièce s’éclairait, alors que John s’activait déjà paisiblement dans la cuisine.
Ils étaient réduits à une promiscuité qu’ils n’avaient pas connue à bord de L’Arès, et ils avaient du mal à s’y accoutumer. Maya se plaignait de ne pas pouvoir dormir avec tous ces gens autour d’elle, mais, pourtant, Nadia la retrouvait au matin paisible, les lèvres entrouvertes. Elle était en fait la dernière à se réveiller et on l’entendait ronfler doucement tandis que les autres se lançaient déjà bruyamment dans la routine matinale.
Puis le soleil passait l’horizon, Nadia finissait son lait aux céréales (le lait était délayé dans de l’eau obtenue à partir de l’atmosphère, et il avait vraiment le goût de lait), et ensuite, très vite, elle se glissait dans son marcheur et partait au travail.
Les marcheurs avaient été conçus pour la surface martienne : ils n’étaient pas pressurisés comme les tenues spatiales, mais le tissu, constitué d’une maille métallique élastique, se comportait sur le corps comme un vêtement normal sous la pression de la Terre. Ce qui protégeait la peau des risques graves de dilatation si l’on était exposé à l’atmosphère ténue de Mars, tout en permettant plus de liberté de mouvements que n’importe quelle tenue pressurisée. Les marcheurs avaient aussi l’avantage notable de résister aux accidents : seul le casque en matière dure était étanche, mais si l’on s’égratignait un genou ou un coude, il suffisait d’un pansement, sans que l’on soit menacé de suffoquer et de mourir en quelques minutes.
Par contre, enfiler un marcheur constituait un exploit. Nadia s’agita pour remonter le pantalon sur ses sous-vêtements, avant de mettre son blouson et de zipper fermement les deux parties. Ensuite, elle chaussa ses bottes chauffantes, verrouilla les anneaux à ses chevilles, mit ses gants, les verrouilla aux anneaux de poignets, coiffa un casque dur parfaitement standard, le verrouilla sur le col du marcheur avant de se harnacher les bonbonnes d’air et de les connecter aux tubes respiratoires du casque. Elle inspira à fond deux ou trois fois, et apprécia le mélange frais d’oxygène et d’azote. Le bloc de poignet du marcheur indiquait que tous les joints étaient en place. Elle suivit alors John et Samantha dans le sas.
Ils fermèrent la porte intérieure, l’air fut aspiré dans les containers, et John ouvrit la porte extérieure.
Ils sortirent.
Chaque matin, c’était un émerveillement : sur cette plaine de rocaille, le soleil projetait des ombres immenses, soulignant les bosses et les creux. Généralement, le vent soufflait du sud et de fines lignes sinuaient sur le sable, donnant parfois l’illusion que les rochers rampaient dans le désert. Les vents les plus forts étaient à peine perceptibles si l’on tendait la main, mais ils n’avaient encore subi aucune tempête. À 500 kilomètres à l’heure, c’était certainement différent. Mais, à 20 à l’heure, ça n’était presque rien.
Nadia et Samantha se dirigèrent vers l’un des petits patrouilleurs qu’elles avaient déballés et montèrent à bord. Nadia démarra en direction du tracteur qu’ils avaient découvert la veille, à un kilomètre à l’ouest.
Le froid du matin brillait en éclats de diamant sur la visière de son casque, jouant sur la trame en X des filaments thermiques. C’était une sensation étrange mais, en Sibérie, elle avait connu des froids encore plus intenses.
Ils débarquèrent devant le grand atterrisseur. Nadia prit une foreuse avec un tournevis Philips et entreprit de démonter le caisson, au sommet du véhicule. Le tracteur, à l’intérieur de l’atterrisseur, était un Mercedes. Elle s’attaqua à un écrou et le récupéra très vite avant de passer au suivant, le sourire aux lèvres. Combien de fois n’avait-elle pas fait ça dans sa jeunesse par des températures de ce genre, les mains engourdies. Combien de fois ne s’était-elle pas battue contre des écrous gelés ou bloqués… Mais là, tout marchait. Ils cédaient gentiment les uns après les autres. Et, dans son marcheur, il faisait bien meilleur qu’en Sibérie, les gestes étaient plus libres que dans l’espace. Des messages passaient sur la fréquence générale :
— Hé, je suis tombé sur les panneaux solaires !
— Si tu crois que c’est un gros coup, moi, je viens de retrouver ce putain de réacteur nucléaire !
Oui, la matinée s’annonçait superbe sur Mars !
Les parois du caisson fournissaient une rampe idéale pour sortir le tracteur. Elles n’avaient pas l’air très solides, mais, encore une fois, c’était l’illusion de la gravité. Nadia avait enclenché le système de chauffage du tracteur dès qu’ils étaient arrivés, et elle se hissa jusqu’à la cabine pour mettre l’engin en autopilotage, ce qui était le mieux à faire pour qu’il quitte l’atterrisseur tout seul. Elle et Samantha se placèrent de part et d’autre pour surveiller la manœuvre au cas où la rampe improvisée se montrerait plus fragile dans le froid. Nadia était encore incapable de penser en termes de gravité martienne pour mesurer la fiabilité des dispositifs. La rampe lui semblait tellement mince !
Mais le tracteur descendit jusqu’au sol sans problème. Il était long de huit mètres, bleu roi, avec des roues à chenille énormes. Nadia et Samantha furent obligées de prendre une échelle pour grimper jusqu’à la cabine.
Le bras de la grue était déjà fixé sur la partie avant, ce qui leur facilita le travail pour charger à bord le treuil, les pièces détachées, l’aspirateur de sable, et ce qui restait de l’emballage. L’opération achevée, le tracteur ressemblait à un orgue à vapeur mais, une fois encore grâce à l’apesanteur, ça n’était guère qu’un problème d’équilibrage. L’engin était une vraie bête : 600 chevaux, des essieux géants, et des roues immenses. Le moteur à hydrazine avait des reprises qui classaient les diesels dans la Formule 1, mais il était aussi inexorable que la marée montante. Alors, elles démarrèrent, et Nadiejda Chernechevsky se retrouva aux commandes d’une formidable Mercedes lancée à travers le désert martien ! Subjuguée, elle suivit le patrouilleur de Samantha.
Et la matinée s’acheva. Elles retrouvèrent l’habitat, se débarrassèrent de leur casque, de leurs bonbonnes, et mangèrent rapidement, affamées, en marcheur et bottes.
Plus tard, elles reprirent le Mercedes et allèrent récupérer un extracteur d’air Boeing dans le secteur situé à l’est des habitats, là où seraient regroupées toutes les usines.
Les extracteurs d’air étaient de grands cylindres métalliques, qui ressemblaient plus ou moins aux fuselages des anciens 737, si ce n’est qu’ils étaient équipés de huit blocs de réacteurs de descente, de fusées motrices fixées sur leurs flancs, et de deux moteurs à réaction placés à l’avant et à l’arrière. Cinq extracteurs avaient été largués sur la zone deux ans auparavant. Depuis, leurs réacteurs avaient aspiré en permanence l’atmosphère. Les composants avaient été divisés, compressés et stockés dans d’énormes réservoirs. Ils étaient maintenant disponibles. Chacun des Bœing contenait donc 5 000 litres d’eau gelée, 3 000 litres d’oxygène liquide, 300 litres d’azote, 500 litres d’argon, et 400 litres de gaz carbonique.
Ça n’avait rien de facile de remorquer ces géants en terrain caillouteux jusqu’aux réservoirs des habitats, mais c’était nécessaire, parce qu’après qu’on les avait vidés, on pouvait les réactiver. Cet après-midi même, un autre groupe en avait vidé un avant de le relancer immédiatement, et le bourdonnement sourd de ses turbines résonnait partout, jusque dans tous les habitats et les casques.
L’extracteur de Nadia et Samantha était moins docile. Durant tout l’après-midi, elles ne réussirent à le remorquer que sur une centaine de mètres.
Elles avaient été obligées de se servir du bulldozer pour aménager une piste. Lorsqu’elles regagnèrent l’habitat, peu avant le crépuscule, elles avaient les muscles douloureux et les mains glacées. Elles se déshabillèrent pour ne garder que leurs sous-vêtements poussiéreux et se précipitèrent vers la cuisine.
Vlad estimait qu’ils brûlaient chacun environ 6 000 calories par jour.
Elles se cuisinèrent des pâtes réhydratées et faillirent s’ébouillanter les doigts. Après, elles allèrent se changer avant de se laver à l’éponge et à l’eau chaude, puis d’enfiler de nouvelles tenues.
— Ça va être difficile de les garder propres : cette poussière s’infiltre par les joints de poignets. Et les fermetures de hanches fonctionnent comme des aspirateurs.
— C’est de la poussière micronisée ! Je peux te dire que ça va nous créer plus de problèmes que des vêtements sales. Ça va s’infiltrer partout, dans nos poumons, notre sang, notre cerveau…
— C’est ça, la vie sur Mars.
C’était déjà un leitmotiv populaire que l’on entendait à propos de n’importe quels problèmes, tout particulièrement lorsqu’ils étaient insolubles.
Quelquefois, après le dîner, ils avaient droit à une ou deux heures de soleil, et Nadia, qui ne tenait pas en place, en profitait pour ressortir. Elle se perdait entre les caissons qui avaient été remorqués jusqu’à la base. Il lui arrivait de rassembler un nécessaire d’outillage, heureuse comme une gamine dans une confiserie. Toutes ces années passées dans l’industrie en Sibérie lui avaient appris à respecter les bons outils.
Dans la dernière lueur de rubis du soleil, accompagnée par le jazz que diffusait son casque, elle allait de caisson en coffre pour récupérer tous les outils dont elle pouvait avoir besoin. Elle les emportait jusqu’à une petite pièce qu’elle avait réquisitionnée dans les hangars de stockage. En sifflotant des morceaux du King Oliver’s Creole Band, elle agrandissait sa collection où l’on trouvait, entre autres : un assortiment de clés à six pans, quelques pinces, une perceuse, plusieurs serre-joints, quelques scies à métaux, un jeu de foreuses à percussion, un lot de sandows à l’épreuve du froid, un assortiment de limes, de rabots et de râpes, un ensemble de clés anglaises, un sertisseur, cinq marteaux, quelques clamps hémostatiques, trois crics hydrauliques, une soufflerie, plusieurs jeux de tournevis, des forets et des mèches, un coffret d’explosifs avec des détonateurs plastique, de l’adhésif, un énorme couteau suisse de l’armée, des sécateurs, des mini-cisailles, des brucelles, trois étaux, une pince à dénuder, des couteaux multi-lames, une pioche, des maillets, des riveteuses, des colliers de serrage, un ensemble de fraiseuses, un ensemble de tournis de joaillier, une loupe, d’autres rubans adhésifs de toutes sortes, un jeu de découpe et d’alésage de plombier, un nécessaire à couture, des ciseaux, un tour, des tamis, des niveaux de toutes les dimensions, des pinces à long bec, des tenailles, un nécessaire de robinetterie, trois pelles, un compresseur, un générateur, un nécessaire de soudure, une brouette…
Et tout ça ne constituait que son équipement mécanique, son râtelier. Dans d’autres secteurs du hangar, on entassait du matériel de recherche et de labo, des outils d’exploration géologique, des ordinateurs, des radios, des télescopes, des caméras vidéo. Et l’équipe de la biosphère disposait de plusieurs hangars bourrés de matériel destiné à la construction de la ferme, des recycleurs de déchets, des échangeurs de gaz : en fait, l’essentiel de l’infrastructure nécessaire. L’équipe de médecine, elle aussi, entassait les équipements destinés à la clinique, aux labos de recherche, au génie génétique.
— Tu sais ce que tout ça représente ? fit Nadia à Sax Russell, un soir où ils visitaient ensemble son hangar. Toute une ville, entièrement démontée.
— Une ville plutôt prospère, apparemment.
— Oui, une ville universitaire. Avec des départements de pointe dans plusieurs sciences.
— Mais encore en pièces détachées.
— Oui. Mais ça me plaît assez comme ça.
Le crépuscule tombait et ils devaient impérativement regagner les habitats. Nadia trébucha dans le sas, se glissa à l’intérieur et avala rapidement un autre repas froid, assise sur son lit, tout en prêtant vaguement l’oreille aux bavardages qui tournaient surtout autour des tâches de la journée et du programme du lendemain.
Frank et Maya étaient chargés de la répartition du travail, en principe, mais en fait tout se passait spontanément, selon un système de troc tout à fait adapté. Hiroko excellait dans cet exercice, ce qui était surprenant quand on considérait son attitude de retrait durant le voyage. Mais maintenant, elle avait besoin d’aide, et, chaque soir, elle allait de l’un à l’autre, tellement convaincante qu’elle récupérait chaque jour une équipe de travail pour la ferme. Nadia n’était guère sensible à ces appels : ils disposaient de cinq ans de réserves de vivres lyophilisés ou en conserve, ce qui lui convenait parfaitement, vu qu’elle avait mangé plus mal durant une grande partie de son existence et qu’elle ne se souciait pas vraiment de la qualité des mets. Mais la ferme serait utile pour faire pousser les bambous que Nadia avait l’intention d’utiliser pour la construction des habitats permanents. Tout était connecté, toutes leurs tâches étaient interdépendantes, nécessaires aux uns et aux autres. Aussi, quand Hiroko se laissa tomber près d’elle, elle lui dit :
— Oui, oui, je serai là à huit heures. Mais tu ne peux pas construire définitivement la ferme avant que l’habitat de base ne soit lui-même sur pied. Donc, demain, tu devrais me donner un coup de main, d’accord ?
— Non, non, fit Hiroko dans un rire. Après-demain, plutôt ?
C’était surtout Sax Russell et ses gens qui se battaient pour la main-d’œuvre. Ils essayaient de démarrer toutes les usines à la fois. De même que Vlad et Ursula, du groupe biomédical, qui avaient tellement envie de voir leurs labos opérationnels. Les trois équipes semblaient donc passer leur vie dans le parc de caravaning mais, heureusement, il y en avait bien d’autres qui n’étaient pas à ce point obsédés par leur travail. Comme Maya et John, et les autres cosmonautes, qui pensaient avant tout à s’installer dans des quartiers d’habitation plus vastes et moins fragiles dès que possible. Par conséquent, Nadia pouvait compter sur leur aide.
Son bref repas achevé, elle remporta son plateau à la cuisine, le nettoya rapidement, puis alla s’asseoir en compagnie d’Ann Clayborne, Simon Frazier et les autres géologues.
Ann semblait sur le point de s’endormir : elle passait ses matinées en excursions et randonnées à pied dans le désert et, dans l’après-midi, elle travaillait très dur à la base pour tenter de se rattraper.
Nadia la trouvait bizarrement tendue, moins heureuse de se retrouver sur Mars qu’on aurait pu le croire. Elle était réticente pour participer au travail de montage des usines, ou même avec Hiroko. Généralement, elle aidait l’équipe de Nadia : la construction de leurs futurs logements était moins susceptible d’altérer le milieu martien que les projets plus ambitieux des autres équipes.
Peut-être était-ce exact. Ann, quant à elle, ne disait rien. Elle était difficile à cerner, toujours rêveuse – non pas à la façon de Maya, c’est-à-dire dans le ton slave, mais de manière plus subtile et sombre, se disait Nadia. Elle avait un côté Bessie Smith.
Autour de Nadia, les autres allaient et venaient. Ils faisaient leur petite vaisselle avant de se mêler aux conversations, de lire les notices et les plans ou de se regrouper autour des terminaux. Puis, les uns après les autres, ils gagnaient leur lit, s’étiraient, les voix se faisaient plus discrètes, et le sommeil venait.
— C’est un peu la deuxième seconde de l’univers, remarqua Sax Russell en se passant la main sur le visage d’un geste las.
— Tous ensemble, sans aucune différence. Un paquet de particules chaudes qui vont se disperser.
C’était ça, une journée, et toutes se ressemblaient. Ils ne pouvaient même pas parler du temps, si ce n’est, à l’occasion, d’une trace de nuage ou d’un après-midi légèrement plus venteux que les autres. Les jours s’enchaînaient. Tout semblait prendre plus de temps que prévu. Ça commençait par la corvée des marcheurs, et ça se poursuivait par le réchauffement du matériel. Et même si tout avait été standardisé, les origines internationales de leur équipement entraînaient inévitablement des problèmes de gabarit ou de fonctionnement. Et puis il y avait la poussière…
— Ne parlez pas de poussière ! protestait Ann. C’est plus proche d’un gravier fin ! Dites de la poudre ! C’est de la poudre !
La poudre, donc, pénétrait partout. Dans le froid extérieur, tout effort était épuisant, ils travaillaient plus lentement que prévu, ils commençaient à se blesser, légèrement, mais de plus en plus souvent. Et puis, le nombre de choses à faire était ahurissant. Certaines missions ne leur étaient jamais apparues. Par exemple, il leur fallut près d’un mois pour ouvrir toutes les charges de fret (alors qu’ils avaient prévu dix jours), vérifier leur contenu et le trier, avant d’emporter les divers éléments sur les secteurs où ils devraient être utilisés.
Ensuite seulement, ils avaient pu commencer vraiment à construire. Là, Nadia était dans son univers. À bord de L’Arès, elle avait vécu en hibernation. Tout son talent était de construire, c’était la nature même de son génie. Elle avait appris cela à la dure école de la Sibérie. Très vite, elle était devenue le dépanneur numéro un de la colonie. Le remède universel, comme disait John.
Elle était intervenue sur tous les chantiers, elle avait aidé tout le monde, et quand elle se promenait un peu partout, tous les jours, pour répondre aux questions et donner des conseils, elle s’épanouissait dans une espèce de paradis de travail intemporel. Il y avait tant à faire ! Chaque soir, pendant leurs réunions de préparation, Hiroko déployait toutes ses ruses, tous ses charmes, et l’édification de la ferme s’accélérait : trois rangées de serres en parallèle, tout à fait semblables à des serres terrestres, mais plus petites et avec des parois plus épaisses pour éviter qu’elles n’explosent comme des ballons de baudruche. Même sous des pressions intérieures de l’ordre de 300 millibars, ce qui était une limite pour les cultures, la différence avec l’extérieur restait énorme. Un joint endommagé, un point faible, et… bang ! Mais Nadia était particulièrement performante sur les joints hypothermiques, et il ne se passait pas un jour sans qu’Hiroko ne l’appelle au secours.
Les responsables du nucléaire avaient besoin d’aide pour lancer leurs centrales, et les équipes d’assemblage appelaient Nadia à n’importe quelle heure. La crainte d’une erreur les pétrifiait, et les messages d’Arkady en provenance de Phobos, qui insistait pour qu’ils n’utilisent pas une technologie aussi dangereuse et attendent l’arrivée des éoliennes, étaient loin de les rassurer. Phyllis et lui s’accrochaient fréquemment à ce sujet.
Ce fut Hiroko qui coupa court à leur polémique, avec un dicton japonais très répandu : « Shikata ga nai », qui signifiait : c’est la vie, il n’y a pas d’autre choix. Il était possible que des éoliennes leur fournissent de l’énergie en quantité suffisante, comme le prétendait Arkady, mais ils ne disposaient pas du matériel pour en construire, alors qu’on leur avait expédié un réacteur nucléaire Rickover[9] construit par l’US Navy, qui était un vrai chef-d’œuvre. Et puis, personne ne désirait vraiment faire l’effort de l’énergie éolienne : ils étaient beaucoup trop pressés par le temps. Shikata ga nai. C’était devenu une de leurs maximes.
Aussi, chaque matin, l’équipe de Tchernobyl (qui devait son surnom à Arkady, bien évidemment), suppliait Nadia de superviser les installations. On les avait exilés loin à l’est de la base, et ça représentait une journée de travail à temps complet. Mais l’équipe médicale lui demanda son aide pour la construction d’une clinique avec des laboratoires à partir de caissons largués qui avaient été convertis en abris. Donc, elle modifia son emploi du temps, revint à la base à l’heure du déjeuner, avant d’aller travailler avec l’équipe médicale.
Tous les soirs, elle se couchait dans un état d’épuisement total.
Elle avait eu de longues discussions avec Arkady. Son équipe avait des difficultés avec la pesanteur particulière de Phobos et il avait besoin de ses conseils.
— Rien que pour avoir quelques petits g, lui avait-il dit. De quoi vivre et dormir…
— Vous n’avez qu’à construire une voie ferrée tout autour, lui avait-elle suggéré dans un état semi-comateux. Prenez l’un des réservoirs de L’Arès, faites-en un train, et donnez-lui la vitesse nécessaire pour vous retrouver au plafond sous une bonne pesanteur.
Elle avait perçu ses gloussements de rire fou à travers les crépitements de statique.
— Nadiejda Francine, je t’aime ! Je t’adore !
— Non, c’est la pesanteur que tu aimes !
Toutes ces interventions ralentissaient la construction de leur habitat permanent. Ce n’était qu’une fois par semaine qu’elle parvenait à s’échapper dans le Mercedes pour traverser le terrain labouré jusqu’à la tranchée qu’ils avaient commencée. Elle était large de dix mètres sur cinquante de longueur et quatre de profondeur. Le fond avait la même constitution que la surface : argile, rochers de toutes tailles, poussière, poudre. Et régolite[10].
Tandis qu’elle travaillait avec le bulldozer, les géologues prélevaient des échantillons, même si Ann n’appréciait guère le fait qu’ils taillent dans le vif du terrain. Mais les géologues avaient toujours été attirés par les tranchées. Nadia écoutait leurs conversations. Ils estimaient que le régolite était identique jusqu’au fond de roche, ce qui était une mauvaise nouvelle pour Nadia : le régolite n’était vraiment pas le terrain idéal pour construire. Mais, au moins, la teneur en eau était faible, moins de 10 %, ce qui signifiait qu’ils ne courraient pas le risque des affaissements qui avaient été un de leurs cauchemars pour les édifices de Sibérie.
Quand le régolite serait correctement découpé, elle déposerait une fondation en ciment de Portland, le meilleur matériau dont elle disposait. Si la couche n’atteignait pas deux mètres, il pourrait craquer, mais shikata ga nai. Et l’épaisseur constituerait un isolement. Mais elle devrait prévoir de réchauffer la pâte et de la mettre en coffrage. Au-dessous de 13 degrés centigrades, ça serait impossible, ce qui impliquait un dispositif de chauffage électrique… Tout progressait, mais avec une telle lenteur !
Elle fit avancer son engin et la pelle mordit dans la tranchée. Le bulldozer s’inclina sous la charge de régolite.
— Quelle bête ! s’exclama Nadia avec fierté.
— Nadia est amoureuse de son bull ! lança Maya sur leur fréquence commune.
Au moins je sais qui j’aime, se dit Nadia. La semaine précédente, elle avait passé trop de soirées avec Maya dans son atelier, à l’écouter raconter ses problèmes avec John, et comment elle s’entendait mieux avec Frank, mais qu’elle ne savait pas quoi décider vraiment, parce qu’elle savait bien que Frank lui en voulait, etc. etc. etc. Nadia, tout en nettoyant ses outils, n’avait cessé de répéter da, da, da, pour ne pas révéler son manque d’intérêt. La vérité, c’était qu’elle en avait assez des problèmes de Maya, qu’elle aurait préféré discuter des matériaux de construction ou de n’importe quoi d’autre.
Un appel de Tchernobyl l’interrompit dans ses réflexions.
— Nadia, comment faire pour obtenir un ciment assez épais sous une telle température ?
— Chauffez-le !
— Mais c’est ce qu’on fait !
— Chauffez-le encore plus !
— Oh !…
Elle se dit qu’ils avaient presque fini. Le Rickover avait été en grande partie préassemblé, et il leur avait suffi de souder les formes, de mettre en place le condensateur en acier, de remplir d’eau les canalisations (ce qui réduisait leur réserve pratiquement à zéro), de faire le câblage électrique, d’entourer le tout de sacs de sable, et d’introduire les barres de contrôle. Ensuite, ils pourraient fournir 300 kilowatts à la demande, ce qui mettrait fin à la querelle naissante pour avoir la part du lion de la production du générateur.
Sax l’avait appelée. L’un des processeurs Sabatier[11] s’était colmaté, et ils n’arrivaient pas à démonter le coffrage. Nadia abandonna donc son engin à John et Maya, et prit un patrouilleur pour se rendre à l’usine.
— Je vais faire un tour chez les alchimistes ! lança-t-elle.
Dès que Nadia eut débarqué et se fut mise au travail sur le Sabatier, Sax lui dit :
— Est-ce que tu as remarqué à quel point nos outillages reflètent les caractères de l’industrie qui les a produits ? S’ils ont été conçus par l’industrie automobile, ils disposent d’une énergie mineure mais sont fiables. S’il s’agit de l’aérospatiale, ils ont une réserve d’énergie scandaleuse, mais ils tombent en panne deux fois par jour.
— Et les conceptions en partenariat sont d’un dessin abominable, appuya Nadia.
— Exact.
— Et le matériel de chimie est très récalcitrant, ajouta Spencer Jackson.
— Oui, je sais. Surtout avec cette poussière.
Les extracteurs Boeing n’avaient été que la première étape du complexe. Les gaz qu’ils produisaient étaient stockés dans d’énormes cuves. Lentement, ils élaboraient des produits de plus en plus complexes, qui passaient d’une usine de traitement à l’autre par le biais d’un jeu de structures qui pouvait évoquer des mobil-homes prisonniers d’une toile faite de réservoirs à code-couleur, de tuyauteries et de câbles.
Le produit préféré de Spencer était le magnésium. Et il en produisait beaucoup. Il se vantait d’en extraire cinquante-cinq kilos de chaque mètre cube de régolite. Et, sous la pesanteur martienne, une barre de magnésium ne pesait pas plus lourd qu’une règle de plastique.
— À l’état pur, il est trop friable, mais si on fait un alliage, on obtient un métal extrêmement léger et très résistant.
— De l’acier martien, dit Nadia.
— Bien mieux.
C’était ainsi que ces machines récalcitrantes faisaient de l’alchimie. Nadia trouva la solution du problème sur le Sabatier et alla réparer ensuite une pompe à vide. Elle s’étonnait toujours de voir à quel point l’usine de traitement dépendait d’autant de pompes. Souvent, elles étaient assemblées n’importe comment, et leurs fonctions même avaient tendance à les engorger sous l’effet de la poudre.
En retournant vers le parc de caravaning, elle fit une visite rapide à la première serre.
Les plantes étaient déjà en fleur, et les nouveaux semis poussaient sur les plates-bandes de terreau. C’était un vrai plaisir que de voir toute cette verdure apparaître dans ce monde rouge.
On lui avait dit que les bambous poussaient à vue d’œil : ils mesuraient maintenant près de cinq mètres. Bientôt, c’était évident, ils auraient besoin d’un appoint de sol.
Les alchimistes utilisaient l’azote produit par les Bœing pour synthétiser des engrais ammoniaqués. Hiroko en était littéralement avide, avec le régolite qui était un cauchemar agricole, riche en sels, bourré de peroxydes, aride et totalement dépourvu de biomasse.
Ils étaient condamnés à construire un sol tout comme ils devaient fabriquer des barres de magnésium.
Nadia retourna à son habitat pour un déjeuner rapide. Puis elle revint sur le site de l’habitat permanent.
En son absence, on avait presque mis à niveau la tranchée. Elle s’arrêta devant le trou et pensa au projet qu’ils allaient réaliser et qu’elle aimait follement : elle y avait travaillé dans l’Antarctique et à bord de L’Arès. Cela consistait en une simple ligne de chambres voûtées, en forme de barrique, avec des parois adjacentes. Installées dans la tranchée, les chambres seraient dans un premier temps à demi enfouies. Plus tard, elles seraient recouvertes d’une couche de dix mètres de régolite compressé, afin de stopper les radiations, mais aussi parce que la pressurisation serait de 450 millibars, pour éviter l’explosion des bâtiments.
Pour cela, ils n’avaient besoin que de matériaux produits sur place : ciment de Portland, briques à la base, plus quelques renforts de plastique pour l’étanchéité.
Malheureusement, les fabricants de briques rencontraient certaines difficultés, et ils appelèrent Nadia au secours.
Elle était un peu à bout et elle grommela :
— On a fait tous ces millions de kilomètres jusqu’ici et vous ne savez pas comment fabriquer des briques ?…
— Ça n’est pas le problème, lui dit Gene. Ce qui se passe, c’est qu’elles ne nous plaisent pas.
L’usine de fabrication de briques mélangeait les argiles et les sulfures extraits du régolite. La matière était ensuite coulée dans des moules et cuite jusqu’au point de polymérisation du sulfure. Les briques, durant leur refroidissement, étaient compressées. À leur sortie, elles étaient d’un rouge sombre, avec une résistance adaptée aux chambres en caveaux. Mais Gene n’était pas satisfait.
— On ne peut pas courir le risque d’avoir des toits trop pesants. Si on subissait un tremblement de Mars… Non, je n’aime pas ça.
Nadia réfléchit un instant et dit :
— Ajoutez du nylon.
— Quoi ?
— Oui. Allez récupérer les parachutes de tous les largages, découpez-les en lanières très minces, et mélangez-les à l’argile. Comme ça, vous aurez plus de résistance.
Gene rumina un moment.
— Mais c’est vrai que c’est une bonne idée ! Tu penses qu’on peut retrouver les parachutes ?
— Bien sûr, quelque part vers l’est.
C’est comme ça qu’ils trouvèrent un job pour les géologues qui, en fait, collaboraient à la construction. Ann, Simon, Phyllis, Sacha et Igor lancèrent leurs patrouilleurs vers l’horizon oriental, bien au-delà de Tchernobyl, et, dans la semaine suivante, ils récupérèrent presque quarante parachutes, représentant chacun quelques centaines de kilos de nylon.
Un jour, ils revinrent surexcités, parce qu’ils avaient atteint Ganges Catenas, une série d’avens creusés dans la plaine, à une centaine de kilomètres au sud-est.
— Vous savez, leur raconta Igor, c’était vraiment bizarre, parce qu’on ne les voit qu’à la dernière minute. On dirait d’énormes entonnoirs. Ils font au moins deux kilomètres de large sur dix de long. Et ils s’emmanchent par huit ou neuf, de plus en plus rétrécis. Fantastique ! Ils sont probablement thermokarstiques[12] mais c’est difficile à admettre vu leur taille.
— Mais ça fait tellement de bien de les apercevoir, coupa Sacha. Quand on s’est tellement habitués à cet horizon rapproché.
— Ils sont effectivement thermokarstiques, déclara Ann.
Mais ils n’avaient pas rencontré d’eau. Ce qui les obligeait à dépendre des ressources des extracteurs atmosphériques. Nadia haussa les épaules. Ces engins étaient sacrément solides.
Elle devait avant tout penser à ses caveaux. Les briques améliorées étaient arrivées et elle avait mis les robots sur le chantier de construction des murs et des toits. La briqueterie chargeait les petits véhicules robots qui fonçaient ensuite à travers la plaine comme des patrouilleurs-jouets. Sur le site, les grues déchargeaient les briques une par une et les mettaient en place sur le mortier froid répandu par une autre équipe de robots. Le système fonctionnait parfaitement et Nadia aurait été satisfaite si elle avait eu entière confiance dans ses robots. Ils semblaient travailler correctement, mais les expériences qu’elle avait eues avec les robots à l’époque de Novy Mir l’avaient rendue méfiante. Quand tout fonctionnait à la perfection, ils étaient magnifiques, mais rien n’était jamais longtemps parfait, et il était difficile de les programmer avec des algorithmes de décision qui les rendaient soupçonneux au point de s’arrêter toutes les minutes, ou tellement indépendants qu’ils basculaient dans des actes d’une stupidité incroyable, répétant la même erreur des milliers de fois, transformant le moindre pépin en gaffe énorme. Exactement comme dans la vie émotionnelle de Maya. Les robots étaient ce qu’on y mettait, mais les meilleurs restaient encore de parfaits idiots.
Un soir, Maya tomba sur Nadia dans son atelier et lui demanda de passer sur une fréquence privée.
— Michel ne me sert à rien, se plaignit-elle. Je traverse une sale période et il se contente de me regarder comme un chien qui voudrait me lécher. Nadia, tu es la seule à qui je puisse faire confiance. Hier, j’ai dit à Frank que je pensais que John essayait de saper son autorité auprès de Houston, mais qu’il ne devait rapporter mes soupçons à qui que ce soit. Et voilà qu’aujourd’hui John m’a demandé pourquoi je pensais qu’il s’en prenait à Frank. Personne ne peut vous écouter et la fermer, ici !
Nadia acquiesça en roulant des yeux. Mais elle lui dit :
— Désolée, Maya, il faut que j’aille voir Hiroko pour une fuite qu’ils n’ont pas pu localiser.
En guise de baiser, elle cogna doucement sa visière contre celle de Maya, repassa sur la fréquence commune et partit.
Ça suffisait comme ça. Il était infiniment plus intéressant de bavarder avec Hiroko de problèmes réels, qui concernaient le monde réel. Hiroko était une personne brillante et, depuis le débarquement, elle estimait plus encore les capacités de Nadia. Il existait entre elles un respect professionnel mutuel, qui est fréquemment le ciment de l’amitié. Et puis, c’était tellement agréable de parler boulot et de rien d’autre. Joints hermétiques, mécanismes de verrouillage, ingénierie thermique, polarisation du verre, interfaces humains et ferme. Ces discussions constituaient un réel soulagement après les confidences chuchotées de Maya, les supputations interminables pour déterminer qui aimait ou n’aimait pas Maya, ce qu’éprouvait Maya à tel ou tel sujet, qui lui avait encore fait du mal ce jour-là… Pff ! Hiroko, elle, ne se montrait jamais bizarre, sauf quand elle déclarait des choses que Nadia ne savait pas trop comment prendre.
— Mars va nous dire ce qu’elle veut, et ensuite, nous devrons le faire.
Comment réagir à ce genre de déclaration ? Hiroko, devant les haussements d’épaules de Nadia, se contentait de rire.
Le soir, on bavardait de tous côtés, avec véhémence, sans contrainte. Dmitri et Samantha étaient certains de pouvoir très bientôt introduire des micro-organismes de leur création dans le régolite, et qu’ils pourraient y survivre. Mais il leur faudrait d’abord l’autorisation de l’ONU. Nadia, elle, trouvait cette idée inquiétante. Par comparaison, l’ingénierie chimique des usines semblait très classique, elle ressemblait plus à la fabrication des briques que les redoutables expériences de création de la vie que préparait Samantha. Mais les chimistes avaient déjà réussi d’assez jolies créations. Il ne se passait pas un jour sans qu’ils ne débarquent dans le parc avec des échantillons de nouveaux matériaux : acide sulfurique, ciments pour le mortier de la voûte, explosifs au nitrate d’ammonium, carburant au cyanamide calcique pour les patrouilleurs, caoutchouc de polysulfure, hyperacides à base siliconique, agents émulsifiants, tubes de tests comportant des traces d’éléments nouveaux extraits des sels, plus, récemment, du verre transparent. Ce qui était une vraie réussite, car les précédentes tentatives de production n’avaient donné que du verre noir. Mais ils étaient parvenus à isoler le fer des silicates. Et c’est ainsi qu’une nuit, en patrouilleur, ils passèrent entre des plaques de verre plus ou moins ondulées, criblées de bulles et de défauts, qui semblaient avoir été fondues au XVIIe siècle.
Quand la première chambre fut enfouie et pressurisée, Nadia en fit l’inspection en ôtant son casque et en reniflant. L’atmosphère était à 450 millibars, comme celle de leurs casques et du parc de caravaning, composée d’un mélange oxygène-azote-argon, à environ 15 degrés centigrades. C’était merveilleux.
La chambre avait été divisée en deux niveaux. Le plafond de bambou était fixé dans les briques à deux mètres cinquante de hauteur. Les cylindres de bois vert tendre éclairés par les tubes de néon placés en dessous donnaient une ambiance très agréable. Un escalier de magnésium et de bambou accédait à un orifice d’accès. Elle grimpa les marches pour jeter un coup d’œil. Le bambou refendu qui constituait le sol était doux au regard. Elle leva les yeux vers la voûte de brique, à quelques centimètres au-dessus de sa tête. C’était là qu’elle avait prévu d’installer les chambres et la salle de bains. Le rez-de-chaussée serait réservé à la cuisine et au living.
Maya et Simon avaient déjà mis en place des revêtements muraux confectionnés avec les parachutes récupérés. Il n’y avait aucune fenêtre, et l’unique clarté était celle des néons. Ça ne plaisait guère à Nadia, et dans l’habitat plus grand qu’elle avait en projet, elle avait prévu d’ores et déjà des fenêtres dans toutes les pièces. Mais d’abord le plus urgent. Dans une première période, ces casernements aveugles étaient le mieux qu’ils aient pu concevoir. Et, après tout, c’était un sacré progrès par rapport au parc de caravaning.
En redescendant, elle effleura des doigts les briques et le mortier. Le contact était rugueux mais tiède, grâce aux éléments thermiques installés derrière. Il y en avait également sous le sol. Elle enleva ses chaussures et ses chaussettes pour apprécier la douce sensation des briques tièdes. C’était un endroit merveilleux, se dit-elle. Et même assez joli, si l’on pensait qu’ils avaient fait tout ce voyage jusqu’à Mars pour construire des demeures de brique et de bambou. Elle se souvenait des citernes qu’elle avait visitées en Crète des années auparavant, sur un site du nom d’Aptera : ces vestiges romains en forme de barrique, construits en brique, étaient enfouis à flanc de colline. Elles avaient à peu près la taille de ces chambres. Nul n’était parvenu à déterminer à quoi elles avaient pu servir – à entreposer de l’huile d’olive, disaient certains, mais cela aurait supposé une réserve d’huile phénoménale.
Deux mille ans après leur construction, ces celliers étaient encore intacts, dans une contrée soumise à des séismes fréquents.
Tout en remettant ses bottes, Nadia sourit. Dans deux mille ans, leurs descendants parcourraient peut-être cette salle, qui serait devenue un musée. Les premiers humains sur Mars ! Et c’était elle qui l’avait conçue. Elle sentit soudain le poids du regard du futur, et frissonna. Ils étaient comme les hommes de Cro-Magnon et, plus tard, leur existence serait très certainement étudiée par des archéologues. Et des gens comme elle se poseraient des questions interminables sans vraiment trouver de réponses.
Le temps passait et le travail avançait. Nadia, constamment occupée, en était étourdie. L’aménagement intérieur des caveaux était compliqué, et les robots se montraient peu utiles. Un soir, peu avant le crépuscule, Nadia regagna lentement le parc. Elle était affamée, épuisée, totalement détendue et heureuse.
Au terme d’une journée de travail où l’attention était constante, les muscles fatigués se faisaient fluides. La clarté du soleil se rouillait en longues rayures obliques sur la plaine caillouteuse.
Arkady choisit cet instant pour l’appeler depuis Phobos et elle l’accueillit chaleureusement.
— Je me sens comme un solo de Louis Armstrong en 1947, lui dit-elle.
— Pourquoi 1947 ?
— Eh bien, je veux dire que c’était l’année où il semblait le plus heureux. Tu vois : après vingt années passées avec des : orchestres atroces, il se retrouvait avec un tout petit groupe, le Hot Five, celui-là même qu’il avait dirigé dans sa jeunesse, avec les mêmes vieux morceaux, les bonnes vieilles têtes de ses copains – et le tout en mieux, à cause de la technologie d’enregistrement, de l’argent, du public, des musiciens, du prestige qu’il avait… Pour lui, ç’a dû être une fontaine de jouvence, je crois.
— Tu vas être obligée de m’expédier quelques enregistrements, dit Arkady.
Il risqua quelques paroles de I can’t give you anything but love, baby ! Phobos allait passer sous l’horizon. Il n’avait appelé que pour un petit bonjour.
— Alors, comme ça, c’est ton année 47, dit-il avant de disparaître dans le silence.
Nadia, tout en rangeant ses outils, retrouva les paroles de la chanson. Et elle se dit qu’Arkady avait raison : elle vivait son année 1947. Malgré les conditions de vie affreuses qu’elle avait connues, ces années de jeunesse en Sibérie avaient vraiment été les meilleures de sa vie. Plus tard, elle avait subi vingt ans avec les grands orchestres de cosmonautique, de bureaucratie, de simulation… tout ça pour arriver ici. Et elle se retrouvait à ciel ouvert, elle construisait des bâtiments avec ses mains, elle faisait fonctionner toute une lourde machinerie, elle résolvait cent problèmes par jour, exactement comme en Sibérie. Mais en mieux. C’était le retour de Satchmo !
Et lorsque Hiroko vint la trouver pour se plaindre :
— Nadia, mon vernier est complètement gelé !… Elle lui chantonna :
— That’s the only thing I’m thinking of – baby !
Avant de prendre la clé, de la cogner sur la table comme un marteau et de tourner le vernier pour bien montrer à Hiroko qu’il n’était plus bloqué.
Elle éclata de rire devant son expression.
— Mais c’est la solution de l’ingénieur, lui lança-t-elle.
Et elle s’éloigna en fredonnant. Hiroko était vraiment une drôle de fille : elle avait tout leur écosystème dans la tête, mais elle était incapable de planter un clou droit.
Ce même soir, elle parla avec Sax du travail de la journée, et avec Spencer du verre qu’ils avaient reçu. Et puis, en plein milieu de leur conversation, elle se jeta sur sa couchette, enfonça la tête dans son oreiller avec un sentiment de bonheur, et se lança dans le dernier chorus de Ain’t misbehavin’.
Il n’en fallut pas plus pour qu’elle verse dans le sommeil.
Mais les choses changeaient avec le temps. Et rien ne durait, pas plus la pierre que le bonheur.
— Est-ce que vous avez vraiment conscience que nous sommes en Ls 70 ? s’exclama Phyllis un soir. Et est-ce que nous ne nous sommes pas posés en Ls 7 ?
Ce qui voulait dire qu’ils étaient là depuis une demi-année martienne. Phyllis utilisait un calendrier calculé par les planétographes. Il était maintenant devenu plus familier dans la colonie que le système terrestre. L’année de Mars était longue de 668,6 jours locaux, et afin de définir à quel point ils en étaient dans cette longue année, ils se servaient du calendrier Ls. Selon ce système, la ligne entre le soleil et Mars au moment de l’équinoxe de printemps nord était à 0° et, ainsi, on pouvait diviser l’année en 360 degrés, ceci afin que Ls = 0° – 90° équivale au printemps nord, 90° – 180° à l’été sud, 180° – 270° à l’automne, et 270° – 360° (ou 0 de nouveau) à l’hiver.
Cette situation plutôt simple est compliquée par l’excentricité de l’orbite de Mars, extrême selon les standards terrestres : à son périhélie, Mars se trouve à 43 millions de kilomètres plus proche du soleil qu’à son aphélie, et reçoit donc à peu près 45 % de lumière en plus. Cette fluctuation rend les saisons inégales entre les deux hémisphères. Le périhélie se situe chaque année à Ls = 250°, tard dans le printemps austral. Aussi, le printemps comme l’été sont nettement plus chauds dans l’hémisphère sud que dans le nord, avec des différences pouvant aller jusqu’à 30 degrés. Les automnes et les étés quant à eux sont plus froids puisqu’ils surviennent près de l’aphélie – tellement froids que la calotte polaire sud est essentiellement composée de gaz carbonique, alors que la calotte boréale est faite d’eau gelée. L’hémisphère sud est donc celui des extrêmes, et le nord celui de la modération.
L’excentricité orbitale de la planète est à l’origine d’une autre particularité notable : plus les planètes sont proches du soleil, plus vite elles se déplacent, et c’est ainsi que les saisons sont plus courtes vers le périhélie qu’à l’aphélie. Par exemple, l’automne boréale de Mars est de 143 jours, alors que le printemps dure 194 jours ! Certains prétendaient que cette seule raison justifiait l’installation de la colonie dans l’hémisphère nord.
En tout cas, ils étaient installés dans le nord. Et l’été était arrivé. Les jours allongeaient.
Tout autour de la base, les traces des engins formaient un réseau dense. Ils avaient coulé une chape de ciment sur la route de Tchernobyl. La base elle-même était désormais tellement étendue qu’à partir du parc de caravaning elle se déployait jusqu’à l’horizon dans toutes les directions. Le quartier des alchimistes et la route de Tchernobyl à l’est, l’habitat permanent au nord, la ferme et la zone de stockage à l’ouest, et le centre biomédical au sud.
Tous finirent par emménager dans les premières chambres de l’habitat permanent. Les discussions nocturnes y devinrent plus courtes et plus calmes que dans le parc. Certains jours même, Nadia ne recevait aucun appel d’urgence. Elle ne rendait plus visite à certaines équipes que de temps à autre : les biomeds, l’unité de prospection de Phyllis, et même Ann.
Un soir, Ann se jeta sur son lit, voisin de celui de Nadia, et l’invita à partir avec elle en exploration vers Hebes Chasma, à cent trente kilomètres au sud-ouest. Il était évident qu’elle voulait lui montrer quelque chose en particulier, mais Nadia refusa.
— J’ai trop de travail ici, tu le sais. La prochaine fois, peut-être.
Elle lut la déception sur le visage d’Ann.
Ils continuaient à progresser dans la construction : une aile nouvelle se déployait et ils achevaient l’aménagement intérieur des chambres.
Arkady avait suggéré une formation en carré, et Nadia allait suivre son conseil, car il lui avait dit qu’il serait possible, ensuite, de prévoir une toiture pour l’ensemble.
— C’est là que les poutrelles de magnésium vont nous être utiles, avait dit Nadia. Si seulement on pouvait obtenir des panneaux de verre plus résistants…
Ils avaient maintenant achevé deux côtés du carré, ce qui représentait douze chambres totalement installées.
Ann et son équipe revinrent d’Hebes. Ils passèrent tous la soirée à regarder leurs vidéos. On voyait d’abord les patrouilleurs qui traversaient les plaines de rocaille, puis apparaissait sur l’écran une crevasse qui ressemblait au seuil du monde. D’étranges falaises de faible hauteur barraient alors la route aux patrouilleurs. L’image dansa : un des véhicules venait de basculer.
Très vite, ils passèrent à une séquence prise depuis le bord, un long panoramique sur le canyon qui était plus immense que les cuvettes de Ganges Catena. Incroyable. La muraille d’en face était à peine discernable. En fait, des murailles rocheuses se dressaient de tous côtés, car Hebes était une faille quasi fermée, une ellipse longue de deux cents kilomètres sur cent de large.
L’équipe d’Ann avait atteint le rebord nord en fin d’après-midi, et la courbe orientale était nettement visible, baignée par la clarté du coucher de soleil. En direction de l’ouest, la paroi n’était plus qu’un rideau noir. Le fond de la faille était plus ou moins plat, avec une dépression centrale.
— Si l’on arrivait à poser un dôme flottant sur la faille, remarqua Ann, ça ferait un abri drôlement vaste.
— Pour ça, Ann, dit Sax, il faudrait un dôme-miracle. Parce que ça représente 10 000 kilomètres carrés.
— Mais ça serait vraiment bien et vraiment grand. Comme ça, on n’aurait même pas à s’occuper du reste de la planète.
— Le poids du dôme ferait s’effriter les parois du canyon.
— C’est pour ça que je parle de dôme flottant.
Sax secoua la tête.
— C’est plus exotique que cet ascenseur spatial dont tu parlais.
— Je voudrais habiter dans une maison tout près de l’endroit où vous avez pris ces vidéos, interrompit Nadia. La vue est superbe !
— Attends d’avoir vu les volcans de Tharsis, lança Ann, agacée. Là, tu pourras comparer.
Depuis quelque temps, ils avaient des petits accrochages de ce genre, qui rappelaient à Nadia les mauvais moments à bord de l’Arès.
Ainsi, Arkady et son équipe leur avaient envoyé des vidéos de Phobos, avec ce commentaire d’Arkady : « L’impact de Stickney a failli désintégrer toute la roche chondritique, avec 20 % d’eau. Une bonne partie s’est évaporée dans le système fractal pour se congeler en veines glaciaires. » C’était fascinant, d’accord, mais l’unique résultat fut une querelle entre Ann et Phyllis, les deux dirigeants de la géologie. Quant à savoir si cela expliquait réellement la présence de glace sur Phobos…
Phyllis alla même jusqu’à suggérer d’importer de la glace de Phobos, ce qui était absurde, même s’ils n’arrivaient pas à couvrir les demandes en eau, toujours plus pressantes. Tchernobyl en consommait énormément, les fermiers voulaient installer un marais dans leur biosphère, et Nadia projetait la création d’un complexe de natation dans une des chambres, avec sauna, piscine à remous et jacuzzi.
Chaque soir, on lui demandait comment ça avançait : ils en avaient tous assez de se nettoyer avec des éponges, de garder la poussière collée à leur peau, sans jamais se réchauffer vraiment. Ils avaient besoin d’un grand bain – parce que leur cerveau de dauphin le demandait, dans leur endocortex ancien, là où les désirs étaient violents, primaires, et leur disaient de retourner vers l’eau.
Ils avaient besoin d’eau, plus encore, mais les sondages sismiques n’avaient pas apporté la preuve de l’existence de glace aquifère dans le sous-sol, jusqu’à présent. Et Ann soupçonnait qu’ils ne se trouvaient pas dans la bonne région pour ça. Ils devraient continuer à dépendre des extracteurs atmosphériques, ou bien gratter le régolite et le passer dans les distilleries. Ce qui déplaisait à Nadia. Les distilleries avaient été fabriquées par le consortium franco-hongro-chinois et elle était certaine qu’elles craqueraient dès qu’ils tenteraient de les utiliser massivement.
Mais c’était ça, la vie sur Mars. Ils étaient tombés dans un endroit sec. Shikata ga nai.
— On a toujours d’autres options, répliquait Phyllis, en suggérant de nouveau de charger la glace dans les véhicules de débarquement sur Phobos et de les descendre vers Mars. Et la discussion était repartie. Ann considérait cela comme un gaspillage d’énergie totalement ridicule.
Tout ce qui se passait irritait d’autant plus Nadia qu’elle se sentait très en forme. Elle n’avait aucune raison de se quereller, et elle était très perturbée que les autres n’éprouvent pas les mêmes sentiments. Pourquoi les dynamiques de groupe devaient-elles fluctuer à ce point ?
Ils étaient là, désormais. Sur Mars, où les saisons étaient deux fois plus longues que sur Terre et chaque jour plus long de quarante minutes… Pourquoi n’arrivaient-ils donc pas à se détendre ?
Nadia avait le sentiment qu’elle avait assez de temps pour tout, même si elle était constamment occupée. Les trente-neuf minutes et demie dont ils bénéficiaient en supplément expliquaient en grande partie cette conviction. Les biorythmes circadiens de l’être humain avaient été déterminés par des millions d’années d’évolution de la vie et toutes ces minutes en extra, jour après jour, nuit après nuit, avaient certainement un effet.
Pour ce laps de temps martien, Hiroko avait un chant. Et, chaque nuit de samedi, elle et tous ceux de la ferme se rassemblaient et chantaient en japonais. Nadia ne comprenait pas les paroles, mais il lui arrivait de fredonner avec eux, heureuse d’être là, sous la voûte de leur habitat, avec ses amis.
C’est lors d’une de ces soirées, alors qu’elle était au seuil du sommeil, que Maya surgit et s’assit près d’elle pour lui parler.
Maya, avec son adorable visage, toujours parfaitement propre et nette, toujours élégante, même dans ses combinaisons de travail, avait l’air totalement défaite.
— Nadia, il faut que tu me rendes un service, je t’en prie. Je t’en prie.
— Quoi donc ?
— Je veux que tu dises quelque chose à Frank pour moi.
— Pourquoi ne le fais-tu pas toi-même ?
— Je ne veux pas que John nous voie ! J’ai un message à lui communiquer, et c’est toi, Nadiejda Francine, qui est mon unique ressource !
Nadia émit un vague son de dégoût.
— Je t’en prie !
Soudain, c’était surprenant, cette envie qui venait à Nadia de parler à Ann, Samantha ou Arkady. Oui, si seulement Arkady pouvait descendre de Phobos !
Mais Maya restait son amie. Et elle ne pouvait supporter une telle expression de désespoir sur son visage.
— Quel message ?
— Dis-lui que je le retrouverai cette nuit dans le secteur de stockage, fit Maya d’un ton impérieux. À minuit. Juste pour lui parler.
Nadia soupira. Mais, l’heure venue, elle alla trouver Frank et lui répéta le message. Il acquiesça sans affronter son regard, l’air embarrassé, sombre, malheureux.
Quelques jours plus tard, Nadia et Maya, ensemble, nettoyaient le sol de brique de la dernière chambre qui allait être pressurisée. Nadia céda à sa curiosité et demanda à Maya ce qui se passait exactement.
— Eh bien… C’est John et Frank, fit-elle d’un ton plaintif. Ils s’affrontent. Ils sont comme deux frères, mais il y a de la jalousie entre eux. John a été le premier homme sur Mars, et on l’a autorisé à y revenir. Frank considère que ça n’est pas juste. Il a beaucoup travaillé à Washington sur le projet de cette colonie, et il pense que John n’a pas cessé de tirer profit de son travail. Et puis… John et moi, nous sommes ensemble, je l’aime bien. Tout est facile avec lui. Facile, mais… Je ne sais pas. Non, pas ennuyeux. Mais pas vraiment excitant. Il aime bien se promener un peu partout, fréquenter les gens de la ferme. Et il ne parle pas beaucoup ! Avec Frank, je peux bavarder. D’accord, on se dispute souvent, mais au moins on cause ! Et puis tu le sais, on a eu une brève liaison sur L’Arès, au début du voyage. Ça n’a pas marché, mais lui croit encore qu’on pourrait recommencer.
Pourquoi croit-il ça ? faillit s’exclamer Nadia.
— Il ne cesse de me demander de quitter John pour vivre avec lui, et John s’en doute. Alors ça ne fait que renforcer leur jalousie. J’essaie seulement d’empêcher qu’ils ne se sautent à la gorge.
Nadia décida de s’en tenir à sa résolution et de ne plus poser de questions. Mais, désormais, elle était mêlée à cette affaire. Maya ne cessait de venir la trouver pour transmettre ses messages à Frank.
— Dis, je ne suis pas un coursier ! protestait Nadia.
Mais elle continuait et, une fois ou deux, il lui arriva d’avoir une longue conversation avec Frank, à propos de Maya bien sûr. Qui elle était, comment elle était, pourquoi elle agissait ainsi…
— Écoute, lui dit Nadia. Je ne peux pas parler à sa place. J’ignore pourquoi elle agit comme ça, et c’est à toi de le lui demander. Mais ce que je sais, c’est qu’elle est de la vieille culture moscovite soviétique, elle a fait l’université, et elle était au Parti, comme sa mère et sa grand-mère. Les hommes étaient les ennemis de la babuchka de Maya, et sa mère, elle aussi, parlait de matriochka. Elle lui répétait toujours : « Les femmes sont les racines, les hommes ne sont que les feuilles. » Toute cette culture-là était fondée sur la méfiance, la peur et la manipulation. Maya en est un pur produit. Mais, dans le même temps, nous avons aussi la tradition de l’amicochonstovo, une sorte d’amitié intense qui vous apprend les détails les plus intimes de la vie de son ami, ce qui fait que, en un sens, on l’envahit. Et comme c’est impossible, ça se termine généralement très mal.
Frank hochait la tête. Nadia soupira et reprit :
— Ces amitiés-là peuvent déboucher sur l’amour, mais l’amour, alors, connaît les mêmes problèmes en plus grave, puisqu’il est aussi fondé sur la peur.
Et Frank, le beau, le grand, le sombre Frank, l’homme surpuissant qui tournait avec sa dynamo interne, soumis aux caprices d’une beauté russe névrotique, Frank approuva avec humilité et la remercia, l’air découragé. Mieux valait pour lui qu’il le fût.
Vlad n’avait jamais approuvé les horaires prolongés qu’ils devaient passer en surface durant la journée, et il déclara :
— Nous devrions rester sous la colline la majeure partie du temps, et enterrer également les labos. Les travaux extérieurs devraient être réduits à une heure tôt le matin, plus deux heures en fin d’après-midi, quand le soleil décline.
— Ah non ! Rester bouclés comme ça toute la journée ! protesta Ann, soutenue par beaucoup d’autres.
— On a énormément de travail, appuya Frank.
— Mais on peut en faire un maximum par téléopération, dit Vlad. C’est ce que nous devrions faire. Alors qu’en ce moment, c’est comme si nous nous trouvions à dix kilomètres d’une explosion nucléaire…
— Et alors ? fit Ann. Des soldats ont fait ça…
— Oui, tous les six mois, acheva Vlad en se tournant vers elle. Tu en serais capable ?
Elle parut décontenancée. Sans couche d’ozone, sans le moindre champ magnétique, ils étaient mitraillés par les radiations exactement comme dans l’espace interplanétaire, au niveau de 10 rems par an.
Frank et Maya prirent donc la décision d’ordonner la limitation des heures de surface. Il y avait suffisamment de travail sous la colline : les dernières chambres devaient être achevées, et ils allaient pouvoir creuser des caves, ce qui leur procurerait encore un peu plus d’espace abrité des radiations. La plupart des patrouilleurs étaient équipés pour des téléopérations à partir des stations : leurs algorithmes de décision se chargeaient des détails sous la surveillance des humains installés devant leurs moniteurs. Donc, c’était possible. Mais personne n’apprécia le genre de vie qui en résulta.
Même Sax Russell, qui avait toujours préféré le travail à l’intérieur, semblait maintenant perplexe.
Chaque soir, ils étaient de plus en plus nombreux à défendre le lancement immédiat des travaux de terraforming.
— Ça n’est pas à nous qu’il revient de prendre cette décision, leur annonça Frank d’un ton cassant. C’est à l’ONU. De plus, il s’agit d’une solution à long terme, à l’échelle de plusieurs siècles, sans doute. Inutile de gaspiller notre temps à en parler !
— C’est vrai, intervint Ann, mais je ne tiens pas non plus à gaspiller ma vie dans ces caves. Nous devrions vivre comme nous le voulons. Nous sommes tous trop vieux pour nous préoccuper des radiations.
Et les discussions reprirent. Nadia avait l’impression d’avoir été soulevée de la bonne vieille surface rocheuse de la planète pour se retrouver dans la réalité tendue de l’apesanteur, à bord de l’Arès. Ils se plaignaient tous, ils se querellaient, ils protestaient et trouvaient à redire sur tout – et puis, épuisés, vidés, désabusés, ils dormaient.
Nadia, de plus en plus souvent, quittait la chambre dès que le ton montait et se mettait en quête d’Hiroko, juste pour parler de choses concrètes. Mais il était difficile d’éviter les sujets brûlants, et même d’y penser.
Maya, un soir, vint la retrouver en larmes. Dans l’habitat permanent, il y avait maintenant suffisamment d’espace pour les conversations privées, et Nadia l’entraîna vers le coin nord-est des caveaux, là où les travaux d’aménagement intérieur se poursuivaient. Elles s’assirent, et Nadia prit le bras de Maya, la serra contre elle, tout en frissonnant. Et elle l’écouta. Puis l’arrêtant :
— Pourquoi tu ne te décides pas ? Pourquoi ne pas cesser de jouer l’un contre l’autre ?
— Mais j’ai décidé ! C’est John que j’aime. Je n’ai jamais cessé de l’aimer. Mais il m’a vu avec Frank et il croit que je l’ai trahi. C’est tellement ridicule de sa part ! Ils sont comme des frères, je te l’ai dit. Mais ils sont en compétition pour tout, et cette fois, ça n’est qu’une erreur !
Nadia refoula l’envie de demander des détails qu’elle ne voulait pas entendre. Mais elle continua d’écouter Maya.
C’est alors que John arriva. Nadia se leva pour se retirer, mais il ne sembla pas s’apercevoir de sa présence.
— Écoute, fit-il à Maya. Je suis désolé, mais je ne peux pas faire autrement. C’est fini.
— Mais non, ça n’est pas fini, répliqua Maya, retrouvant instantanément son assurance. Je t’aime.
John eut un sourire triste.
— Oui. Et moi aussi je t’aime. Mais je veux que les choses soient simples.
— Mais c’est simple !
— Non. Ce que je veux dire, c’est que tu peux aimer plus d’une personne en même temps. Comme n’importe qui, c’est comme ça. Mais on ne peut être loyal qu’envers une seule. Et je veux… je tiens à être loyal. Envers quelqu’un qui se montre loyal en retour. C’est très simple, mais…
Il secoua la tête, incapable de trouver la formule juste. Il repartit vers les chambres de l’est.
— Ces Américains ! cracha Maya d’un air méchant. Tous des putains de gamins !
Et elle s’élança à sa poursuite.
Mais elle fut très vite de retour. John s’était réfugié dans un groupe et il refusait de quitter le box où ils se trouvaient.
— Je suis fatiguée… commença Nadia.
Mais Maya refusait de l’écouter. Elle était de plus en plus nerveuse. Et elles se remirent à discuter, elles ressassèrent le même sujet pendant plus d’une heure. Finalement, Nadia accepta d’aller voir John et de lui demander de revenir parler avec Maya. Elle passa de chambre en chambre, sans même prêter attention à leurs voûtes de brique et aux tentures de nylon multicolores.
Elle n’était plus qu’une intermédiaire qui passait inaperçue. Est-ce qu’on ne pouvait pas employer des robots pour ce genre de corvée ?…
Elle finit par retrouver John, qui s’excusa de ne pas lui avoir adressé la parole.
— J’étais à cran. Désolé. Je suppose que tu as tout entendu.
Elle haussa les épaules.
— Ça n’est pas le problème. Mais il faut que tu ailles lui parler. C’est comme ça avec elle. On parle, on parle… Si tu dois avoir des rapports avec elle, il faut commencer par parler, et c’est exactement la même chose si tu comptes mettre fin à ces rapports. Si tu ne le fais pas, à long terme, ça sera pire pour toi, crois-moi.
Il se leva pour aller retrouver Maya.
Nadia put enfin aller se coucher.
Le lendemain, elle travailla jusqu’à une heure avancée sur une excavatrice. C’était son troisième travail de la journée.
Elle avait reçu un appel à l’aide pour la foreuse Sandvik Tubex qui servait à percer des trous dans les rocs les plus volumineux afin de permettre le passage de la canalisation d’eau des alchimistes jusqu’à l’habitat permanent.
Apparemment, le marteau pneumatique était resté paralysé à fond de course, comme une flèche enfoncée jusqu’au cœur d’un tronc d’arbre.
Et c’est l’arbre du marteau que Nadia examina longuement.
— Tu aurais une suggestion à faire pour libérer le marteau sans le casser ? lui demanda Spencer.
— Oui, il faut faire sauter le rocher, fit-elle d’un ton las.
Elle gagna un tracteur équipé d’une pelleteuse, démarra et fit avancer l’engin jusqu’au rocher. Elle descendit et fixa un petit marteau Allied à impact hydraulique sur la pelleteuse. Elle venait juste de se positionner sur le sommet du rocher quand le marteau de forage dégagea sa mèche dans un sursaut violent. Le rocher fut soulevé en même temps et la main gauche de Nadia coincée sous son Allied.
Instinctivement, elle tenta de retirer sa main, et la douleur fusa dans tout son bras, jusqu’à sa poitrine. Toute une partie de son corps était en feu, et sa vision se fit blanche. Elle entendit des cris, quelque part, tout près d’elle.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle devait avoir crié.
— Au secours ! grinça-t-elle.
Elle était assise, la main coincée entre le rocher et l’acier du marteau. Du pied, elle poussa le volant du tracteur et sentit le marteau racler ses phalanges. Puis elle retomba sur le dos, la main enfin libérée.
La douleur était à couper le souffle, elle s’enflait dans l’estomac, et elle se dit qu’elle allait s’évanouir. De sa main intacte, elle fit pression sur ses genoux, vit que sa main blessée saignait abondamment, que son gant était déchiré et son petit doigt apparemment absent.
Elle gémit et se pencha, serrant sa main contre elle avant de l’enfouir dans le sol, ignorant l’éclair brutal de souffrance. Même avec l’hémorragie, sa main serait gelée dans… combien de temps exactement ?
— Gèle, merde ! Gèle ! cria-t-elle.
Elle secoua la tête, les yeux embués de larmes, et s’efforça de regarder.
Le sang s’était répandu et se changeait en vapeur. Elle enfonça un peu plus sa main dans le sol. Déjà, la douleur diminuait. Bientôt, ses doigts seraient engourdis, et elle devrait faire attention à ce que sa main ne soit pas gelée tout entière ! La peur l’envahit à la seconde où elle se préparait à dégager sa main pour la mettre entre ses cuisses. Les autres arrivèrent, la soulevèrent, et elle s’évanouit.
— Nadia les Neuf Doigts, lui dit Arkady depuis Phobos. Et il lui cita quelques vers de Evtouchenko pour la mort de Louis Armstrong : « Fais comme tu faisais / Et joue. »
— Comment as-tu trouvé ça ? Je n’aurais jamais imaginé que tu aies pu lire Evtouchenko.
— Bien sûr que si. Il est meilleur que McGonagall ! Mais non, j’ai pris ça dans un bouquin à propos d’Armstrong. J’ai suivi ton conseil et j’ai écouté ses disques en travaillant. Et récemment, je me suis mis à lire ce qu’on avait écrit sur lui.
— J’aimerais tellement que tu redescendes.
C’était Vlad qui l’avait opérée. Il lui avait dit que tout se passerait bien.
— La section a été nette. L’annulaire droit est un peu déplacé et il prendra sans doute le relais de l’auriculaire. Mais les annulaires ne sont jamais très utiles. L’index et le majeur resteront aussi forts qu’avant.
Ils vinrent tous lui rendre visite. Mais elle conversait surtout avec Arkady dès qu’elle était seule, la nuit venue, durant les quatre heures et demie où Phobos traversait le ciel d’ouest en est. Il l’appelait presque chaque nuit.
Très vite, elle se remit, la main prise dans un plâtre bizarrement mince. Elle reprit ses interventions et ses conseils avec l’espoir de s’occuper l’esprit. Michel Duval n’était pas venu la voir, ce qui était étrange. Est-ce que les psychologues n’étaient pas faits pour ça ?… Elle arrivait difficilement à lutter contre la dépression. Elle avait toujours travaillé avec ses mains. Elle en avait besoin. Le plâtre finit par la gêner et elle cassa la partie qui lui entourait le poignet avec ses outils. Mais, quand elle était à l’extérieur, elle devait garder la main dans un coffre de protection. À cela, il n’y avait rien à faire.
Elle se retrouva le samedi soir assise au bord de la piscine à peine inaugurée, vidant lentement une bouteille de mauvais vin tout en regardant ses compagnons qui s’ébattaient dans leurs maillots tout neufs. Elle était la première victime de toute la colonie, mais ils étaient tous plus ou moins marqués par des mois d’efforts. Ils affichaient tous des brûlures de gel, des plaques de peau noire qui pelaient avec le temps et qu’ils perdaient comme des mues affreuses dans l’eau tiède. Maintenant, ils étaient plusieurs à porter des plâtres : sur les mains, les poignets, les bras, et même aux jambes. À vrai dire, c’était pure chance qu’il n’y ait encore eu aucun mort.
Tous ces corps, se dit-elle, et aucun pour elle. Ils se connaissaient si bien, comme les membres d’une famille. Ils étaient leurs propres docteurs, dormaient dans les mêmes chambres, s’habillaient dans les mêmes sas, se baignaient en commun. Ils constituaient un groupe ordinaire d’animaux humains, sans doute très voyant sur ce monde inerte, mais ils étaient plus réconfortants qu’excitants, la plupart du temps. Des corps mûrs. Nadia elle-même était rondelette comme un potiron, petite et musculeuse, râblée. Et seule. Son ami le plus proche était loin, ce n’était qu’une voix dans son oreille, un visage sur un écran. Quand il redescendrait de Phobos… Difficile de dire ce qui se passerait alors. Il avait eu pas mal de liaisons sur L’Arès, et Janet Blyleven était partie sur Phobos avec lui…
Les autres, au milieu des remous de la piscine, continuaient leurs conversations. Ann, longue et anguleuse, se pencha vers Sax Russell pour lui dire quelques mots, d’un ton très doux. Comme d’habitude, il fit semblant de ne pas l’entendre. Un jour, elle le giflerait. Bizarre de constater à quel point les comportements se modifiaient une fois encore, en même temps que la perception qu’ils avaient les uns des autres. Nadia était incapable de les déterminer de manière fixe : l’essence réelle du groupe était une chose à part, qui évoluait à son gré, et tout à fait distincte des individus qui la constituaient. Ce qui devait rendre impossible le travail de Michel, leur réducteur de têtes. Encore qu’il n’y eût rien à lui reprocher : Michel était le plus paisible et le plus discret des psychiatres que Nadia ait jamais rencontrés. Une valeur précieuse dans cette horde d’athées allergiques aux psys. Mais elle trouvait quand même bizarre qu’il ne soit pas venu la voir après son accident.
Un soir, en quittant la cantine, elle prit le tunnel qu’ils étaient en train de creuser à partir des chambres-caveaux en direction du complexe de la ferme. Et, à l’autre extrémité, elle discerna Maya et Frank qui se querellaient à voix basse. Le tunnel lui renvoyait les échos de leurs sentiments plutôt que de leurs paroles. Frank avait le visage déformé par la colère. Quant à Maya, elle pleurait, l’air éperdu. Elle lui lança brusquement :
— Jamais ça ne s’est passé comme ça !
Elle se mit à courir et le visage de Frank se changea en masque de chagrin.
C’est alors que Maya découvrit Nadia et se précipita vers elle.
Bouleversée, Nadia battit en retraite. Elle grimpa les escaliers de magnésium jusqu’au living de la chambre 2, et alluma aussitôt la télévision pour se plonger dans les programmes permanents de la Terre, ce qu’elle ne faisait que très rarement. Après un instant, elle coupa le son et leva les yeux vers les briques de la voûte. Maya la rejoignit et essaya de s’expliquer : il n’y avait rien entre elle et Frank. C’était lui qui avait tout imaginé, et il ne cessait de la pourchasser. Elle voulait John, rien que John, et ça n’était pas sa faute s’ils étaient en mauvais termes depuis quelque temps, mais uniquement à cause de cette passion débordante de Frank. Elle se sentait quand même un peu coupable parce que ces deux hommes avaient été tellement amis, presque comme deux frères.
Nadia l’écouta patiemment :
— Da, da… Oui, je vois, je comprends…
Finalement, Maya éclata en sanglots, et Nadia, elle, se retrouva assise au bord d’un fauteuil, il ne lui restait que des questions. Maya jouait-elle la comédie ? Est-ce qu’ils s’étaient vraiment querellés ?… Est-ce qu’elle était vraiment une mauvaise amie pour ne pas se fier complètement à ce que lui racontait sa vieille copine ? Mais elle ne parvenait pas à rejeter la conviction que Maya brouillait ses traces et se livrait à une nouvelle manipulation. La seule preuve évidente qu’elle en avait était ces deux visages angoissés qu’elle avait entrevus dans le tunnel : un duel entre deux partenaires intimes. L’explication de Maya était certainement un mensonge. Nadia balbutia quelques mots avant de se coucher et de réfléchir : tu as certainement pris beaucoup trop de mon temps et de mon énergie avec ces jeux-là. Ça m’a aussi coûté un doigt, petite pute !
On allait vers le terme du long printemps de l’hémisphère nord et ils n’avaient toujours pas d’approvisionnement en eau. Ann proposa donc une expédition vers la calotte polaire et monta une distillerie robotisée tout en définissant un trajet que les patrouilleurs pourraient suivre en pilotage automatique.
— Viens avec nous, dit-elle à Nadia. Tu n’as presque rien vu de la planète jusque-là. Tu fais le va-et-vient entre Tchernobyl et ici, c’est tout. Tu ne connais pas Hebes ou Ganges, et tu n’as rien de mieux à faire pour le moment. Vraiment, Nadia, je ne comprends pas que tu sois restée terrée comme ça. Est-ce que tu crois que tu es vraiment sur Mars, en fait ?
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Je te le demande ! Ce que je veux dire, c’est que nos deux activités principales sont l’exploration de Mars et le soutien vital de cette exploration. Toi, tu t’es complètement noyée dans le soutien vital, sans porter le moindre intérêt aux motifs de notre présence ici !
— Eh bien… c’est parce que ça me plaît comme ça, fit Nadia, déconcertée.
— C’est parfait, mais essaie de prendre un peu de recul, veux-tu ? Bon Dieu, tu aurais pu rester sur Terre et t’installer comme plombier ! Tu n’avais pas à faire tout ce voyage pour conduire ces putains de bulldozers ! Tu comptes passer encore combien de temps à creuser, à installer des toilettes, à programmer des tracteurs ?
— D’accord, d’accord, acquiesça Nadia en songeant à Maya et à tous les autres.
De toute manière, le carré de caveaux était achevé. Et elle ajouta :
— Oui, peut-être que des vacances me feraient du bien.
Ils partirent à bord de trois patrouilleurs à long rayon d’action. Nadia et cinq géologues : Ann, Simon Frazier, George Berkovic, Phyllis Boyle et Edvard Perrin. George et Edvard étaient des amis de longue date de Phyllis, depuis le temps de la NASA, et ils la soutenaient quand elle plaidait sa cause : études de géologie appliquée. Ce qui signifiait, en clair, prospection de métaux rares. Simon était un allié potentiel d’Ann, voué à la recherche pure, il se cantonnait à une attitude neutre. Nadia savait tout cela, bien qu’elle n’ait passé que très peu de temps avec chacun d’eux, exception faite d’Ann. Mais les bavardages servaient à cela, et elle pouvait énumérer la liste des affinités de tous les gens de la base.
Les patrouilleurs étaient constitués de modules doubles montés sur deux trains de roues 4x4 couplés par un attelage flexible. Ils ressemblaient un peu à des fourmis géantes. Ils avaient été construits par Rolls-Royce et un consortium aérospatial multinational. Ils étaient splendides avec leur coque laquée aigue-marine.
Les modules avant contenaient les quartiers d’habitation et leurs vitres étaient teintées. Sur les modules arrière, on avait chargé les réservoirs de carburant et des panneaux solaires noirs à rotation.
Ils mirent le cap au nord à travers Lunae Planum tout en marquant régulièrement leur route avec de petits transpondeurs verts. Ils dégagèrent aussi les rochers susceptibles d’endommager un patrouilleur robot en se servant du chasse-neige de la petite grue installée à l’avant du premier véhicule. En fait, ils étaient en train d’ouvrir une route. Mais ils ne se servirent que rarement de la grue dans Lunae : ils firent route droit au nord-est à 30 kilomètres à l’heure pendant plusieurs jours. Ils avaient choisi ce cap afin d’éviter le complexe de canyons de Tempe et Mareotis, et ils quittèrent Lunae pour aborder la longue pente de Chryse Planitia. Toutes ces régions ressemblaient aux environs de leur camp de base, bosselées, parsemées de rocs mais, comme ils descendaient vers la plaine, ils bénéficiaient souvent d’une vue plus ouverte sur l’horizon. Pour Nadia, c’était un plaisir de découvrir sans cesse de nouvelles perspectives : des tertres, des creux, d’énormes rochers isolés et, parfois, une mesa ronde et basse qui révélait la paroi extérieure d’un cratère.
Après avoir descendu les Lowlands de l’hémisphère nord, ils obliquèrent vers le nord pour se diriger vers les immensités d’Acidalia Planitia, et ils roulèrent de nouveau à pleine vitesse pendant plusieurs jours. Ils laissaient derrière eux la trace des chenilles, comme une tondeuse à gazon, et semaient au fil des kilomètres leurs transpondeurs verts, brillants, incongrus au milieu des rochers de rouille.
Phyllis, Edvard et George envisageaient de petites excursions, en particulier sur les filons de surface du cratère de Perepelkin où les photos satellite avaient mis en évidence la présence de minéraux inhabituels. Et Ann ne cessait de leur rappeler l’objet de leur mission d’un ton irrité.
Nadia en fut attristée : Ann était aussi lointaine et tendue qu’à la base. Dès que la colonne s’arrêtait, elle descendait seule faire un tour. À l’heure du dîner, dans le patrouilleur 1, elle se tenait toujours à l’écart.
Nadia se décida enfin à essayer de la tirer de son repli :
— Ann, comment tous ces rochers se sont-ils dispersés comme ça ?…
— Ce sont des météores.
— Mais où sont les cratères ?
— La plupart se trouvent dans le sud.
— Alors, comment tous ces rochers sont-ils arrivés là ?
— Ils ont jailli dans l’impact. Parce qu’ils sont petits.
— Mais je croyais t’avoir entendue dire que ces plaines du nord étaient relativement jeunes, alors que la grande zone des cratères est plutôt ancienne.
— C’est exact. Les rochers que tu vois partout sont ce qui subsiste d’une action météoritique ultérieure. L’accumulation des débris rocheux dus aux météores est beaucoup plus importante que nous pouvons le constater. C’est ce qui a constitué le régolite. La couche mesure un kilomètre.
— Difficile à croire. Je veux dire que ça représente un nombre impressionnant de météores…
Ann hocha la tête.
— Ça s’est passé ils y a des milliards d’années. C’est toute la différence entre Mars et la Terre : ici, on compte en milliards d’années. Et j’avoue qu’il est difficile d’imaginer une pareille différence. Mais fouiller dans tout ça nous aidera peut-être à y voir un peu plus clair.
À mi-chemin d’Acidalia, ils pénétrèrent dans de longs canyons aux fonds plats, aux parois abruptes. George remarqua qu’ils ressemblaient beaucoup aux lits desséchés des légendaires canaux. Leur nom géologique était fossae, et ils se présentaient en essaims. Les plus étroits étaient infranchissables et, souvent, ils devaient suivre la bordure jusqu’à ce que le fond remonte ou que les parois se rapprochent. Ils pouvaient alors rouler sur la plaine.
L’horizon oscillait entre vingt et trois kilomètres. Les cratères étaient devenus rares, et ceux qu’ils contournaient étaient cernés de monticules qui rayonnaient à partir du centre – des cratères à caldeira,[13] créés par des météores qui avaient percuté le permafrost pour être instantanément transformés en boue chaude. Les compagnons de Nadia passèrent une journée entière à errer dans les collines autour de ces cratères. Leurs pentes arrondies, selon Phyllis, révélaient la présence d’eau ancienne aussi clairement que le grain des bois pétrifiés indiquait l’arbre d’origine. Nadia comprit à son ton que c’était encore un de ses points de désaccord avec Ann. Phyllis croyait au modèle ancien et humide de Mars. Ann, elle, inclinait vers le modèle court. Plus ou moins. Nadia se disait que la science avait plusieurs facettes, qu’elle était aussi une arme qui permettait de s’attaquer aux autres scientifiques.
Plus loin vers le nord, vers le 54e degré de latitude, ils pénétrèrent dans les thermokarsts, un terrain de monticules à l’aspect bizarre parsemé d’un grand nombre de puits ovales aux bords abrupts appelés alases. Ces alases étaient cent fois plus grands que leurs équivalents terrestres. Certains mesuraient jusqu’à deux ou trois kilomètres et leur hauteur excédait soixante mètres. Les géologues étaient tous d’accord : c’était un signe certain de permafrost : le gel et le dégel saisonniers du sol l’amenaient à s’affaisser selon ce schéma. Des puits d’une telle dimension indiquaient que le sol avait dû être riche en eau, déclara Phyllis. À moins, répliqua Ann, que ce ne soit là une autre manifestation des échelons du temps martien. Un sol légèrement gelé qui s’affaissait ensuite lentement, très lentement, durant des éternités.
D’un ton agacé, Phyllis suggéra qu’ils essaient de trouver de l’eau dans le sol, et Ann accepta, tout aussi agacée.
Ils trouvèrent une pente douce entre deux dépressions et s’arrêtèrent pour mettre en place un collecteur d’eau sur le permafrost. Nadia dirigea l’opération avec une impression de soulagement. Le manque d’activité commençait à la rendre nerveuse et ce boulot était inespéré. Elle dégagea une tranchée de dix mètres avec la petite pelleteuse du patrouilleur, posa la galerie du collecteur, une canalisation d’acier inox perforée remplie de gravier, vérifia la mise en place des éléments chauffants autour de la canalisation et des filtres, puis finit en comblant la tranchée avec les rochers et l’argile qu’ils avaient dégagés au début de l’opération.
Sur la partie la plus basse de la galerie, ils avaient disposé une pompe et un puisard, ainsi qu’un tuyau isolé relié à un petit réservoir. Le chauffage des éléments serait assuré par des piles, qui seraient elles-mêmes rechargées par des panneaux solaires. Dès que le réservoir serait rempli, en supposant qu’il y ait suffisamment d’eau pour ça, la pompe serait coupée et une valve à solénoïde s’ouvrirait afin de permettre à l’eau de se déverser dans la galerie. Après quoi, les éléments thermiques seraient coupés à leur tour.
— C’est presque fait, déclara Nadia au terme de la journée tout en soudant le dernier segment de tuyau sur le pylône en magnésium.
Ses mains étaient très froides, et elle ressentait des élancements douloureux du côté de son petit doigt perdu.
— Quelqu’un devrait peut-être préparer le dîner. Je serai bientôt là.
Le tuyau devait être maintenant enveloppé dans un épais fourreau de mousse de polyuréthane avant d’être engagé dans un second tuyau de protection, plus large. Incroyable de constater à quel point les problèmes d’isolation pouvaient compliquer un travail de plomberie ordinaire !
Un écrou huit pans, une bague, une goupille, un solide tour de clé… Nadia remonta le long de l’ensemble du dispositif pour vérifier tous les joints. Parfait. Elle largua ses outils dans le patrouilleur 1 et promena son regard sur le chantier : un réservoir, une tuyauterie, une boîte au sol, les restes des travaux de tranchée, presque discrets dans ce paysage accidenté.
— On va boire un grand coup d’eau fraîche sur le chemin du retour ! déclara-t-elle.
2 000 kilomètres de plus vers le nord et ils débouchèrent enfin sur les pentes de Vastitas Borealis, une plaine volcanique ancienne qui encerclait l’hémisphère nord entre 60 et 70 degrés de latitude. Ann et ses géologues passaient deux heures chaque matin sur le sol dénudé de cette plaine à prélever des échantillons, avant qu’ils reprennent leur route droit au nord tout en discutant à propos de leurs découvertes. Ann semblait totalement absorbée par son travail, heureuse.
Un soir, Simon leur fit remarquer que Phobos passait juste au sud, au ras des collines, et que, dès le lendemain, il serait au-dessous de l’horizon. Remarquable démonstration de l’étroitesse de l’orbite du petit satellite de Mars, puisqu’ils n’étaient qu’à 69 degrés de latitude ! Mais Phobos était à cinq kilomètres à la verticale de l’équateur. Nadia pensa « au revoir », tout en se disant que ça ne l’empêcherait pas de parler à Arkady grâce aux satellites-radio aréosynchrones qu’ils avaient récemment reçus.
Trois jours plus tard, ils quittèrent le rocher noir pour des ondulations de sable noirâtre. Ils eurent l’impression d’atteindre une grève au bord d’un océan. Ils étaient au seuil des grandes dunes boréales, qui enveloppaient la planète entre Vastitas et la calotte polaire. Ils allaient les franchir sur huit cents kilomètres. Le sable ressemblait à de la poudre de charbon de bois tachetée de rose et de violet, un soulagement pour le regard après les étendues de gravats rougeâtres du sud. Les dunes se déployaient vers le nord et le sud. Leurs crêtes parallèles se brisaient ou se rejoignaient parfois. Sur un pareil terrain, la conduite était facile, car le sable était tassé, et il suffisait de choisir une grande dune et d’escalader sa bosse orientale.
Au bout de quelques jours, les dunes se firent plus grandes pour devenir ce qu’Ann appelait des dunes barkhanes. Elles évoquaient de grandes vagues gelées, les plus hautes avaient une centaine de mètres, avec des creux d’un kilomètre. Comme la plupart des sites topographiques de Mars, elles étaient des centaines de fois plus vastes que leurs équivalents du Sahara ou du désert de Gobi. Les modules passaient du dos d’une vague à l’autre, pareils à de minuscules bateaux qui godillaient dans une mer noirâtre depuis longtemps gelée par une tempête titanesque.
Le patrouilleur 2 stoppa un jour au milieu de cette mer pétrifiée. Un voyant rouge s’était allumé sur le panneau de contrôle, signalant un problème dans l’attelage flexible. En fait, le module arrière était incliné sur la gauche, les roues enfoncées dans le sable. Nadia enfila un marcheur et sortit.
Elle balaya la poussière du joint à l’endroit où le couple était attaché au châssis du module et découvrit que les rivets étaient cassés.
— Ça va prendre du temps, annonça-t-elle. Il va falloir que vous trouviez à vous occuper dans le coin.
Bientôt, Phyllis, George émergèrent, suivis de Simon, Ann et Edvard. George et Phyllis allèrent prendre un transpondeur dans le patrouilleur 3 et l’installèrent à trois mètres à droite de leur route. Nadia se mit au travail sur le couple cassé, en maniant les choses avec d’infinies précautions. L’après-midi était froid, sans doute au-dessous de 70 degrés, et elle sentait les cristaux de glace qui menaçaient ses os.
Les rivets cassés refusaient de sortir du module, et elle fut obligée d’utiliser une perceuse pour forer d’autres trous, tout en chantonnant The Sheik of Araby. Ann, Edvard et Simon étaient lancés dans une grande discussion à propos du sable. Nadia l’aimait bien, ce sable qui, pour une fois, n’était pas rouge. Et elle était tellement heureuse de voir Ann absorbée par son travail.
Ils avaient presque atteint le Cercle arctique, et la date était Ls = 84. À deux semaines du solstice d’été de l’hémisphère nord, aussi les jours devenaient-ils plus longs.
Nadia et George travaillèrent jusqu’au soir pendant que Phyllis faisait réchauffer leur dîner. Ensuite, Nadia reprit son travail. Le soleil rouge était noyé dans un brouillard brun, minuscule au bord de l’horizon. L’atmosphère était trop ténue pour qu’il s’enfle et se déploie comme il le faisait sur Terre.
Nadia avait fini. Elle rangea ses outils et elle ouvrait le sas extérieur du patrouilleur 1 quand elle entendit la voix d’Ann :
— Nadia, tu rentres déjà ?
Elle leva la tête. Ann était sur la crête d’une dune, à l’ouest, et agitait la main sur le ciel sanguinolent.
— C’est ce que je comptais faire, dit Nadia.
— Viens ici, juste une minute. Je voudrais que tu voies ce coucher de soleil. Exceptionnel. Allez, viens avec nous. Tu verras, c’est très beau. Il y a des nuages à l’ouest.
Avec un soupir, Nadia referma le sas.
Le flanc oriental de la dune était en pente accentuée et Nadia, prudemment, suivit les traces d’Ann. Le sable, ici, était très ferme mais, en approchant de la crête, elle dut s’aider des mains. Enfin, elle put se redresser et regarder autour d’elle.
Seules, les crêtes des plus hautes dunes étaient encore effleurées par le soleil couchant. Le reste de la planète était une surface obscure, marquée par des croissants gris acier. L’horizon n’était qu’à cinq kilomètres. Ann était là, accroupie, une poignée de sable au creux de la main.
— Il est fait de quoi ? demanda Nadia.
— De particules minérales solides et sombres.
— Ça, même moi j’aurais pu te le dire.
— Tu en aurais été incapable avant qu’on arrive ici. Ç’aurait pu être de la matière pulvérulente avec des sels. Mais c’est de la poussière de roche.
— Pourquoi est-elle si sombre ?
— C’est volcanique. Sur Terre, le sable est surtout composé de quartz, tu sais, à cause du granit. Mais ici, sur Mars, le granit est rare. Ces particules sont probablement des silicates d’origine volcanique. De l’obsidienne, du silex, du grenat… Splendide, non ?…
Elle tendit sa main emplie de sable avec un sérieux parfait.
— Très beau, en effet, déclara Nadia, en observant le sable à travers sa visière.
Elles regardèrent le soleil descendre sous l’horizon. Et leurs ombres se projetaient vers l’est sous le ciel rouge sang, opaque, à peine moins dense qu’à l’horizon d’ouest.
Les nuages qu’Ann avait signalés s’étiraient en longues bandes jaunes, très loin en altitude. Quelque chose, dans le sable, captait leur clarté, et les dunes, elles, étaient franchement fauves. Le soleil n’était plus qu’un petit bouton d’or au-dessus duquel deux étoiles scintillaient : Vénus et la Terre.
— Depuis quelques nuits, elles se rapprochent, remarqua Ann d’une voix très douce. Leur conjonction devrait être particulièrement brillante.
Le soleil toucha l’horizon, et les crêtes des dunes furent estompées par les plages d’ombre. Le petit soleil-bouton déclina sous la ligne noire de l’occident. À présent, le ciel était un dôme marron piqueté de lointains nuages d’un vert silène. Les étoiles apparaissaient de toutes parts, et c’est alors que le ciel devint d’un violet intense, répondant aux coloris des dunes. Nadia et Ann eurent soudain l’impression que des croissants de crépuscule s’étaient répandus sur la plaine noire. Nadia éprouva comme la caresse d’une brise au long de son échine. Elle pénétra sa peau, picota ses joues. Devant tant de beauté, on pouvait frissonner, comme dans l’acte sexuel. Mais cette beauté était tellement étrange, étrangère. Jamais encore elle ne l’avait perçue comme en cet instant, jamais encore elle ne l’avait sentie. Elle comprenait maintenant qu’elle avait vécu un peu comme si la Sibérie était devenue plus humaine, dans un spectacle analogique à l’échelle d’un monde. Elle avait tout accepté, mais dans les termes du passé. Et à présent, elle était là, sous un ciel violet, à la surface d’un océan noir pétrifié, et tout était nouveau, étrange, sans comparaison possible avec tout ce qu’elle avait jamais connu. Tout à coup, le passé s’effritait dans sa tête et elle tournait en rond comme une petite fille qui cherchait à s’étourdir. La pesanteur la pénétrait par tous les pores de sa peau, et elle ne se sentait plus aussi vide qu’avant. Bien au contraire, elle était solide, compacte, équilibrée. Elle était comme un roc pensant qui pivotait de plus en plus vite sur sa base.
Elles dévalèrent la face abrupte de la dune sur leurs talons. Arrivée en bas, Nadia serra Ann entre ses bras.
— Oh, Ann, je ne saurai jamais comment te remercier pour ça !
Même au travers de leurs deux visières, elle entrevit le sourire d’Ann. Une vision rare.
Ensuite, les choses lui apparurent comme différentes. Bien sûr, elle savait que ça se passait en elle, qu’elle avait désormais un autre regard. Mais le paysage participait à cette sensation, il alimentait cette nouvelle attention qu’elle portait au monde extérieur. Le lendemain, ils quittèrent les dunes noires pour pénétrer dans ce que ses compagnons appelaient un terrain laminé. Une région de sable plat qui, en hiver, était recouverte par la jupe de givre de gaz carbonique de la calotte polaire. On était au milieu de l’été et le paysage était entièrement composé de lignes sinueuses. Ils passèrent de vastes plages de sable jaune cernées de longs plateaux curvilignes dont les rebords étaient en degrés ou en terrasses, lamifiés grossièrement ou en finesse, pareils à du bois poli. Ils n’avaient jamais rien rencontré de semblable et ils passaient leurs matinées à prélever des échantillons, à extraire des carottes minérales. Ils se dispersaient et couraient en un étrange ballet martien bondissant, se lançaient des commentaires jubilatoires. Et Nadia était aussi excitée qu’eux.
Ann lui expliqua qu’à chaque hiver, le givre lamifiait la surface du sable. Puis l’érosion des vents taillait des arroyos, dénudait leurs berges, et ainsi les parois de ces arroyos étaient faites de centaines de terrasses étroites.
— Ce terrain est, de lui-même, une carte en courbes de niveau, acheva Simon.
Ils roulaient durant la journée et sortaient chaque soir dans le crépuscule violet qui persistait jusqu’aux abords de minuit. Ils foraient et rapportaient des échantillons rugueux et glacés, toujours lamifiés, même en profondeur. Nadia accompagna Ann un soir. Elles étaient en train d’escalader une série de terrasses parallèles et Nadia écoutait d’une oreille distraite le discours d’Ann à propos du périhélie et de l’aphélie, quand elle porta son regard sur un arroyo qui scintillait comme s’il était empli de citrons et d’abricots en plein midi. Juste au-dessus, elle distingua de pâles nuages verts, lenticulaires, qui ressemblaient parfaitement à ceux de la Terre.
— Regarde !
Ann se retourna et resta paralysée tandis que le banc de nuages défilait lentement.
On les rappela aux patrouilleurs pour le dîner. En redescendant les terrasses de sable, Nadia eut la certitude qu’elle avait définitivement changé – ou bien que la planète devenait plus étrange et plus belle à mesure qu’ils montaient vers le nord. Ou bien les deux.
Ils roulaient sur des terrasses de sable jaune, très fin et dur, sans le moindre rocher en vue, au maximum de leur vitesse, ne ralentissant parfois que pour passer d’un niveau à un autre. La pente arrondie qui séparait les terrasses leur occasionnait quelquefois des problèmes et, par deux fois, ils durent faire marche arrière pour chercher un autre chemin. Mais ils en trouvaient toujours un sans difficulté.
Au quatrième jour de leur voyage en terrain laminé, les parois des plateaux s’inclinèrent et ils enfilèrent le clivage pour atteindre un niveau plus élevé. Et là, sur le nouvel horizon, ils découvrirent une colline blanche et ronde, une sorte de Ayers Rock. Une colline de glace ! Large d’un kilomètre et haute de cent mètres. Et, quand ils la contournèrent, ils constatèrent qu’elle allait plus loin vers le nord, au-delà de l’horizon. C’était une avancée glaciaire, et peut-être une langue de la calotte polaire. Dans les patrouilleurs, tout le monde criait, et dans le brouhaha et la confusion, Nadia identifia la voix de Phyllis : « De l’eau ! De l’eau ! »
Oui, c’était bien de l’eau. Et même s’ils avaient prévu d’en trouver là, c’était quand même extraordinaire d’en rencontrer toute une colline. La plus grande colline qu’ils aient vue durant les 5 000 kilomètres de leur expédition. Il leur fallut toute cette première journée pour s’y habituer. Ils s’arrêtèrent, prirent des repères, bavardèrent et, enfin, sortirent pour recueillir des échantillons. Ils escaladèrent la colline sur quelques mètres : tout comme les sables environnants, la glace était laminée horizontalement, marquée de lignes de poussière à un centimètre d’intervalle. La glace elle-même était granuleuse. Sous la pression atmosphérique, elle se sublimait presque à toutes les températures pour révéler des parois rocheuses piquetées et rongées sur plusieurs centimètres. Plus avant, la roche redevenait solide et dure.
— Ça représente beaucoup d’eau, disaient-ils tour à tour.
De l’eau à la surface de Mars…
Le lendemain, le glacier barrait tout leur horizon, sur la droite, pareil à une muraille blanche qu’ils suivirent toute la journée. Plus ils avançaient, plus elle devenait haute. Vers la fin de l’après-midi, la glace atteignait trois cents mètres et formait en fait une chaîne de montagnes blanches qui courait à l’est de la vallée à fond plat qu’ils suivaient. Puis, à l’horizon du nord-ouest, le sommet d’une nouvelle colline apparut. Sa base était encore invisible. Un nouveau glacier qui formait une seconde barrière, à l’ouest, à trente kilomètres de distance.
Ils étaient donc bien dans Chasma Borealis, une vallée creusée par les vents qui taillait droit dans la calotte polaire sur cinq cents kilomètres, c’est-à-dire plus de la moitié de la distance qui les séparait du pôle. Le fond de la faille était constitué de sable plat, aussi dur que du béton. Ils passaient de loin en loin sur des plaques craquantes de givre carbonique. Les parois de glace étaient hautes mais pas verticales. Elles étaient inclinées à 45 degrés et, pareilles aux flancs des collines des régions laminées, elles formaient des terrasses travaillées par l’érosion et la sublimation, les deux forces qui, au fil de dizaines de milliers d’années, avaient creusé la faille sur toute cette longueur.
Plutôt que de continuer leur route vers le fond de Chasma Borealis, ils obliquèrent vers la paroi ouest, en direction d’un transpondeur qui signalait un largage de matériel de minage glaciaire.
Les dunes sablonneuses du milieu de la faille étaient douces et régulières comme une immense tôle ondulée. Depuis une crête, les explorateurs repérèrent les containers, à moins de deux kilomètres du pied de la muraille de glace : de gros modules d’atterrissage au squelette métallique, étonnante vision dans ce monde fait de tonalités de blanc, de fauve et de rose.
— Quelle horreur ! s’exclama Ann.
Mais Phyllis et George applaudissaient.
L’après-midi s’étirait et, dans l’ombre, la paroi orientale du glacier acquérait une infinie variété de tons pastel : l’eau pure était claire, bleutée, mais l’ensemble de la paroi était d’un ivoire opalescent teinté de jaune et de rose. Des plaques irrégulières de glace carbonique la marquaient d’un blanc immaculé. Le contraste entre la glace sèche et la glace d’eau était net et permettait de lire les âges sur la paroi de la colline.
Dans cette perspective en raccourci, il était difficile d’avoir une idée de la hauteur de la colline de glace. Elle semblait monter à l’infini dans le ciel, mais son altitude ne devait pas excéder cinq cents mètres à partir du fond de Borealis.
— Ça fait une quantité d’eau phénoménale, déclara encore une fois Nadia.
— Et il y en a encore plus dans le sous-sol, remarqua Phyllis. Nos forages ont montré que la calotte s’étend jusqu’à plusieurs degrés de latitude vers le sud, en profondeur.
— Alors, nous avons plus d’eau que nous n’en aurons jamais besoin !
Ann plissa les lèvres d’un air vexé.
Le largage du matériel de minage avait déterminé le site du chantier glaciaire : sur la paroi ouest de Chasma Borealis, par 41 degrés de longitude et 83 degrés de latitude nord. Deimos venait de suivre Phobos sous l’horizon et ils ne le reverraient plus jusqu’à ce qu’ils franchissent à nouveau le 82 degrés de latitude nord. Les nuits de l’été martien baignaient dans un crépuscule sourd et mauve qui persistait durant une heure. Le reste du temps, le soleil tournait à moins de 20 degrés au-dessus de l’horizon. Ils passaient de longues heures à l’extérieur à installer le dispositif de minage glaciaire dans la paroi. L’élément principal était une foreuse de tunnel robotisée qui avait presque la taille d’un patrouilleur. L’engin perça la glace et ramena des cylindres d’un mètre et demi de diamètre. Il travaillait avec un bourdonnement grave et sourd, qui s’intensifiait dès que leurs casques étaient au contact de la glace ou même s’ils l’effleuraient. Ensuite, les tambours de glace passèrent sur une trémie avant d’être emportés par une pelleteuse robot en direction de la distillerie. La glace serait épurée de son contenu de poussière, et l’eau serait ensuite réfrigérée à nouveau sous forme de cubes plus pratiques pour le transport dans les caissons des patrouilleurs. Dès lors, les patrouilleurs de transport seraient parfaitement en mesure de faire l’aller-retour entre le site glaciaire et la base, et la colonie serait ainsi régulièrement approvisionnée en eau, bien au-delà de ses besoins. Rien que dans la partie visible de la calotte polaire, il y avait cinq millions de kilomètres cubes d’eau, estima Edvard au jugé.
Ils passèrent plusieurs jours à tester la foreuse et à déployer toute une batterie de panneaux solaires pour l’alimenter. Après le dîner, dans la soirée qui se prolongeait, Ann escalada la falaise de glace sous le prétexte d’aller prélever d’autres échantillons, mais Nadia savait qu’elle désirait avant tout s’éloigner des autres. Naturellement, elle voulait grimper jusqu’au sommet, poser le pied sur la calotte polaire et découvrir le paysage avant de prélever des échantillons des couches de glace les plus récentes. Et c’est ainsi qu’un jour, quand la foreuse eut passé tous les tests, Ann, Nadia et Simon se levèrent à l’aube – aux environs de deux heures du matin – et partirent dans le froid, projetant leurs ombres comme trois grandes araignées.
La pente était d’environ 30 degrés et elle s’accentua comme ils montaient, puis atteignaient des terrasses grossières taillées dans les strates glaciaires.
Il était sept heures du matin quand ils parvinrent au sommet. Vers le nord, la plaine de glace s’étendait à perte de vue. L’horizon plongeait à une trentaine de kilomètres de distance. En se tournant vers le sud, la vue, au-delà des volutes géométriques du terrain en strates, était la plus vaste que Nadia ait jamais découverte depuis leur arrivée.
La glace du plateau ressemblait au sable laminé de la plaine, marquée de larges bandes roses de dépôt. Vers l’est, l’autre paroi de Chasma Borealis était visible ; longue, haute, massive, quasi verticale.
— Regardez encore toute cette eau ! s’écria Nadia. Nous n’en manquerons jamais !
— Ça dépend, murmura Ann d’un air absent, tout en plantant sa petite foreuse dans la glace.
Elle tourna sa visière fumée vers Nadia.
— Si on laisse faire les terraformeurs, tout ça va s’envoler comme la rosée du matin. Pour nous faire de jolis nuages.
— Et ça serait grave ?
Ann la dévisagea, pensive, les yeux étrécis.
Ce soir-là, après le dîner, elle dit :
— Nous devrions faire un tour jusqu’au pôle.
Phyllis secoua la tête.
— Nous n’avons pas suffisamment d’air ni de provisions.
— Il n’y a qu’à demander un largage.
Edvard secoua la tête.
— La calotte polaire est coupée par des vallées presque aussi profondes que Borealis.
— Pas à ce point, répliqua Ann. On peut parfaitement les atteindre. D’accord, elles sont sinueuses vues de l’espace, mais c’est à cause de la différence d’albedo entre l’eau et le gaz carbonique. Les pentes n’excèdent jamais 6 degrés. Le terrain est simplement plus stratifié.
— Mais comment faire pour atteindre le pôle ? demanda George.
— Nous allons prendre une des langues de glace qui descendent vers le désert. Elles forment des sortes de rampes naturelles jusqu’au centre du massif de glace et, ensuite, nous mettrons le cap droit sur le pôle !
— On n’a aucune raison d’aller là-bas, protesta Phyllis. On verra simplement un peu plus de glace qu’ici. Et nous serons beaucoup plus exposés aux radiations.
— Et, appuya George, les provisions et l’air qui nous restent pourront nous être utiles pour explorer un peu plus les sites que nous avons traversés en venant ici.
Ann plissa le front.
— C’est moi qui dirige la mission de reconnaissance géologique, fit-elle d’un ton tranchant.
C’était peut-être vrai, mais, en tant que politicienne, elle n’était pas douée, surtout comparée à Phyllis, qui avait des tas d’amis à Houston et Washington.
En souriant, elle lança :
— Il n’y a aucune raison géologique particulière d’aller jusqu’au pôle. La glace y est comme ici. Le problème, c’est que toi tu veux y aller.
— Et alors ? Nous avons d’autres réponses à trouver là-bas ! Tu es bien certaine que la composition de la glace est identique, qu’elle contient autant de poussière qu’ici ?… À chaque pas que nous faisons, nous trouvons de nouvelles informations.
— Mais nous sommes venus ici pour trouver de l’eau. Pas pour nous balader.
— Mais on ne se balade pas ! On a trouvé de l’eau pour continuer à explorer, et non le contraire ! Tu prends vraiment les choses à l’envers ! Il y a vraiment trop de gens qui font comme toi dans cette colonie !
— On va voir ce qu’ils en pensent, à la base, proposa Nadia. Ils ont peut-être besoin d’un petit service, ou bien ils vont nous dire qu’ils sont incapables d’envoyer un largage. On ne sait pas.
Ann grommela.
— Je suis sûre qu’on va finir par demander l’autorisation de l’ONU.
Elle ne se trompait pas. Frank et Maya étaient contre son projet. Quant à John, il parut intéressé mais ne prit pas parti. Elle eut le soutien d’Arkady dès qu’il fut au courant, et il promit de leur expédier le nécessaire depuis Phobos s’il le fallait, ce qui était en fait impossible pour raison orbitale.
C’est à ce point de la discussion que Maya appela le contrôle de mission à Houston et Baïkonour et que l’affaire fit des vagues. Hastings était opposé à l’expédition polaire, mais l’idée séduisait les gens de Baïkonour et un certain nombre de scientifiques.
Finalement, Ann prit le téléphone, l’air tendue, mais la voix tranchante et le ton arrogant.
— C’est moi qui dirige cette mission géologique, et je dis que cette expédition est nécessaire. Nous n’aurons jamais une meilleure occasion de nous procurer des éléments d’informations sur les conditions de formation de la calotte polaire. Le système planétaire est délicat et toute modification atmosphérique peut avoir des influences importantes. Et vous avez des plans à ce propos, non ? Sax, tu travailles encore sur ton dispositif de chauffage par éolienne ?
Il ne participait pas à la discussion et il fallut l’appeler.
— Bien sûr, répondit-il.
Avec Hiroko, ils avaient mis au point un projet de fabrication de mini-éoliennes qui seraient larguées sur toute la planète par des dirigeables. Les vents d’ouest permanents feraient tourner les éoliennes, et l’énergie serait convertie en chaleur dans les bobines avant d’être diffusée dans l’atmosphère.
Sax avait déjà conçu une usine robotisée destinée à la fabrication en série des éoliennes. Vlad avait fait remarquer que le coût de l’énergie thermique récupérée serait payé par un ralentissement des vents – on n’avait jamais rien pour rien. Mais Sax avait aussitôt fait remarquer que ce serait un bénéfice supplémentaire, si l’on prenait en compte la violence de certaines tempêtes de sable.
— Un peu de chaleur contre un peu de vent, c’est une sacrée bonne affaire !
— Un million d’éoliennes, donc, dit Ann. Pour commencer. Tu as bien parlé de répandre de la poussière noire sur les calottes polaires, n’est-ce pas, Sax ?…
— Ça rendra l’atmosphère plus dense que n’importe quel autre système.
— Par conséquent, si tu réussis, les calottes sont condamnées. Elles vont s’évaporer et on pourra se demander : « À quoi est-ce qu’elles ressemblaient, déjà ?… » Et personne ne le saura plus.
— Est-ce que vous avez suffisamment de réserves, suffisamment de temps ? demanda John.
— On va vous larguer ce qu’il faut, proposa de nouveau Arkady.
— L’été dure quatre mois, fit Ann.
— Tout ce que tu veux, c’est aller jusqu’au pôle ! insista Frank, faisant écho à Phyllis.
— Et puis après ? Il se peut que tu sois venu ici pour faire de la politique, mais moi, je voudrais voir à quoi ressemble le coin.
Nadia fit une grimace. Ann avait mis un terme à la conversation et Frank allait être furieux. Ce qui n’était pas très habile. Ann, oh, Ann !
Le lendemain, les services de la Terre donnèrent leur opinion : la calotte polaire devait être examinée dans ses conditions aborigènes. La base ne soulevait donc aucune objection, et Frank ne revint pas en ligne. Simon et Nadia applaudirent :
— Cap sur le pôle !
Phyllis secoua la tête.
— Je ne vois pas quel avantage nous allons en tirer. George, Edvard et moi, nous allons rester ici et vérifier que la foreuse glaciaire fait son travail.
Et c’est ainsi que Nadia, Ann et Simon embarquèrent à bord du patrouilleur 3, redescendirent Chasma Borealis et s’orientèrent vers l’ouest, là où une langue glaciaire se déroulait en pente douce vers le sable, formant une rampe d’accès idéale. Les pignons des grandes roues attaquèrent la glace avec l’efficacité d’une autoneige. Ils franchissaient des plaques de poussière granuleuse, des collines basses de glace dure, des champs immenses de gaz carbonique gelé d’un blanc aveuglant, mais roulaient la plupart du temps sur la dentelle habituelle d’eau sublimée.
Des vallées à haut fond se déployaient en spirale à partir du pôle, dans le sens des aiguilles d’une montre. Certaines étaient particulièrement larges. Après les avoir franchies, ils se retrouvèrent sur une pente chaotique qui s’inclinait à droite comme à gauche jusqu’à l’horizon, couverte d’une glace sèche et brillante. Ils continuèrent sur une vingtaine de kilomètres, jusqu’à ce que tout le paysage visible soit du même blanc lumineux. Puis, droit devant, une nouvelle pente apparut, qui avait la teinte familière de la glace rougeâtre et sale qu’ils avaient déjà rencontrée, avec ses lignes de strates. Au fond de l’auge, le monde était coupé en deux : blanc derrière eux, rose sale au-devant.
En escaladant les pentes orientées vers le sud, ils découvrirent une glace encore plus impure mais, ainsi qu’Ann le fit remarquer, chaque hiver, un mètre de glace sèche s’ajoutait à la calotte permanente pour venir écraser le filigrane pourri de l’été précédent. Ainsi, les fondrières étaient comblées d’année en année, et les grandes roues du patrouilleur broyaient sans effort la surface.
Ils traversaient une plaine aux contours adoucis qui se déployait aux quatre coins de l’horizon. Même au travers des baies polarisées du patrouilleur, la blancheur du paysage était immaculée. Ils passèrent à proximité d’une éminence basse, annulaire, sans doute la trace d’un impact météorique récent, nappé depuis par la glace. Bien entendu, ils firent halte pour prélever des échantillons. Nadia obligeait Ann et Simon à se limiter à quatre prélèvements par jour, afin de ne pas perdre trop de temps et de ne pas surcharger les coffres du véhicule.
Mais il n’y avait pas que les échantillons : souvent, ils passaient entre des rocs noirs, isolés, dispersés sur la glace comme des sculptures de Dali – des météorites. Ils collectaient les plus petits et prélevaient des échantillons des plus gros. Ils en rencontrèrent un qui avait la taille d’un patrouilleur. Pour la plupart, ils étaient composés de ferro-nickel ou de chondrites rocheuses.
Ann, tout en grattant un fragment, déclara à Nadia :
— Tu sais qu’on a trouvé sur Terre des météorites venus de Mars. Le contraire existe aussi, mais c’est moins fréquent. Pour arracher des rochers à la Terre et les expédier au-delà du champ gravitique, il faut un impact énorme – de l’ordre de delta V, 15 kilomètres par seconde au moins. J’ai entendu dire que 2 % de la matière éjectée de la Terre tombait sur Mars. Ça serait drôle de retrouver un bout du Yucatan ici, non ?
— Le météore du Yucatan, ça remonte à soixante millions d’années, remarqua Nadia. Il serait enfoui loin sous la glace.
— C’est vrai, fit Ann tandis qu’elles retournaient au patrouilleur. Eh bien, quand on fera fondre les calottes, on découvrira peut-être des choses. Tout un musée de météores.
Ils franchirent de nouvelles vallées. Le patrouilleur escaladait et dévalait les pentes comme un bateau fendant les vagues. Vagues immenses, puisqu’il y avait souvent quarante kilomètres entre deux crêtes. Ils marchaient à l’horloge, se garaient de dix heures du soir à cinq heures du matin sur des buttes ou des rebords de cratères enfouis afin d’avoir une vue du paysage environnant. La nuit, ils obscurcissaient les baies pour dormir plus calmement.
Un matin, Ann alluma la radio et balaya les fréquences des satellites aréosynchrones.
— Pas facile de trouver le pôle, fit-elle. Ceux de la première expédition ont passé un sacré bout de temps dans le nord, mais toujours en été, et ils ne pouvaient pas voir les étoiles. Et puis, ils n’avaient pas de repères satellites.
— Comment est-ce qu’ils se sont débrouillés ? demanda Nadia, curieuse.
Ann sourit.
— Je ne sais pas. Pas très bien en tout cas, je pense. Ils ont sans doute procédé par reconnaissance à l’aveuglette.
Ce problème intriguait Nadia, et elle prit quelques notes. La géométrie n’avait jamais été son point fort, mais elle supposait qu’au milieu de l’été, au pôle nord, le soleil devait décrire un cercle parfait sans jamais vraiment monter ou décliner. Donc, à proximité du pôle, en été, on pouvait se servir d’un sextant pour mesurer la hauteur du soleil… Correct ?
— On y est, dit Ann.
— Comment ?
Ils s’arrêtèrent et regardèrent autour d’eux. L’immense plaine ondulait jusqu’à l’horizon proche, marquée de quelques rares lignes synclinales rouges. Mais rien n’indiquait qu’ils étaient au sommet de quoi que ce fût de particulier.
— Il est où, exactement ? demanda Nadia.
— Eh bien, juste au nord, fit Ann en souriant. Disons à un kilomètre à peu près. Probablement par là. (Elle pointa le doigt sur leur droite.) On va aller dans cette direction et vérifier par satellite. Une petite triangulation, et on devrait tomber pile dessus. À cent mètres près.
— Si on y met le temps, ça sera de l’ordre du mètre ! s’exclama Simon, enthousiaste. On le tient !
Ils roulèrent durant une minute, consultèrent la radio, tournèrent plusieurs fois à angle droit et firent de nouveaux calculs de triangulation. Ann déclara enfin qu’ils étaient arrivés, ou du moins qu’ils étaient tout près. Simon lança l’ordinateur, puis ils enfilèrent leurs tenues et sortirent pour avoir la simple certitude qu’ils avaient bien marché sur le pôle nord de Mars.
Ann et Simon forèrent la glace pour extraire un autre échantillon. Nadia s’éloignait, en faisant une spirale, de leur véhicule. La plaine était d’un blanc rougeâtre, l’horizon à quatre kilomètres de là. Trop proche. Le sentiment d’étrangeté lui revint, comme dans les dunes noires : cet horizon rétréci, cette gravité légère, comme dans un rêve, ce monde qui paraissait grand et ne l’était pas… Et elle se tenait exactement sur son pôle nord. On était Ls = 92, au milieu de l’été. Elle fit face au soleil, sans bouger. Elle pourrait rester comme ça, et le soleil tournerait autour d’elle en un cercle parfait toute la journée, toute la semaine ! Étrange. Elle pivotait au sommet du monde. Elle se demanda si elle le sentirait vraiment en restant suffisamment longtemps ici, immobile ?…
Le verre polarisant de sa visière transformait l’éclat terrible du soleil sur la glace en un arc-en-ciel de points cristallins. Il ne faisait pas très froid. En levant la main, paume ouverte, elle sentit le souffle de la brise. Une longue ligne rouge et gracieuse courait sur l’horizon, comme une longitude matérialisée. Elle sourit. Le soleil était entouré d’une auréole délicate de glace qui effleurait l’horizon. La glace se sublimait à partir de la calotte et montait en luisant vers le ciel, alimentant l’auréole en cristaux. Le sourire de Nadia se fit plus radieux et elle imprima l’empreinte de ses bottes dans le pôle nord de Mars.
Le soir venu, ils alignèrent les polariseurs afin que le désert blanc qui les entourait n’ait plus qu’un éclat ténu à travers les baies du module.
Nadia était assise à l’écart avec son plateau-repas sur les genoux, sirotant son café. L’horloge digitale passa de 11 : 59 : 59 à 0 : 00 : 00 et s’arrêta. Tout parut soudain plus calme encore. Simon s’était endormi. Ann, dans le siège de conduite, observait la scène. Elle avait à peine entamé son dîner. L’unique son était le souffle du ventilateur.
— Je suis heureuse que tu m’aies amenée ici, lui dit Nadia. C’était merveilleux.
— Il fallait bien que quelqu’un en profite. (Lorsque Ann était en colère ou amère, sa voix se faisait lointaine, éteinte.) Il n’y en a plus pour très longtemps.
— Tu en es certaine ? La couche fait cinq kilomètres, tu ne l’as pas dit toi-même ? Tu penses qu’elle va disparaître simplement parce qu’on va y déposer de la poussière noire ?
Ann haussa les épaules.
— Tout dépend de la température. Et également de la quantité d’eau existant sur cette planète, et de celle que nous récupérerons dans le régolite quand nous réchaufferons l’atmosphère. Nous ne savons pas vraiment ce qui se produira alors. Mais je crois que cette calotte constitue le réservoir d’eau le plus exposé, elle sera la plus sensible au changement. Il se pourrait qu’elle se sublime presque entièrement avant que le permafrost ait atteint 50 degrés.
— Entièrement ?
— Bien sûr, une partie reviendra se déposer là chaque hiver. Mais, si l’on calcule par rapport à l’ensemble du globe, ça ne fait pas autant d’eau que cela. C’est un monde sec, avec une atmosphère aride. L’Antarctique est une jungle, si l’on compare. Tu te souviens comme c’était sec, là-bas ? Donc, si les températures augmentent, la glace se sublimera à une allure très rapide. Toute la calotte va monter vers l’atmosphère et l’humidité sera poussée vers le sud, où elle gèlera chaque nuit. En fait, nous allons redistribuer toute cette glace sur l’ensemble de la planète sous forme d’une couche de givre d’un centimètre d’épaisseur. (Elle grimaça.) Moins que ça, bien sûr, puisqu’il y en aura une bonne partie en suspens dans l’air.
— Mais si la température augmente encore, le givre va fondre, et il pleuvra. Et comme ça, nous aurons des rivières, des fleuves, des lacs, n’est-ce pas ?
— Si la pression atmosphérique est suffisante. L’eau de surface dépend autant de la pression atmosphérique que de la température. Si l’une et l’autre augmentent, nous nous retrouverons sur le sable en quelques décennies.
— Belle collection de météorites, fit Nadia, pour tenter de rompre l’humeur sombre d’Ann.
En vain. Ann plissa les lèvres, penchée vers la baie, et secoua la tête. Impossible que son expression morne s’explique uniquement par ce qui allait se passer sur Mars. Il y avait autre chose au centre de sa colère, de son tourbillon mental intense. Elle était en pays Bessie Smith. Difficile à surveiller. Lorsque Maya était malheureuse, ça évoquait un blues d’Ella Fitzgerald, on savait que c’était une comédie, une émotion qui devait se déverser. Mais avec Ann, on avait mal.
Elle prit sa lasagne et la glissa dans le micro-ondes. Derrière elle, l’immensité blanche luisait sous le ciel noir, comme un négatif photo. Et l’horloge afficha brusquement 0 : 00 : 01.
Quatre jours plus tard, ils quittèrent la glace. Ils revenaient vers Phyllis, George et Edvard, quand ils s’arrêtèrent brusquement sur une crête. Une structure se dressait sur l’horizon. Un temple grec classique, avec six colonnes doriques de marbre blanc, surmontées d’un toit plat et circulaire, dressé sur le fond de sédiment de la faille.
— Bon Dieu, mais qu’est-ce que ?…
En s’approchant, ils virent que les colonnes étaient constituées de cylindres de glace extraits par la foreuse et que le disque du toit était grossièrement taillé.
— C’est une idée de George, leur apprit Phyllis par radio.
— J’avais remarqué que les cylindres de glace avaient la même dimension que les colonnes des Grecs, ajouta George, apparemment content de lui. Ensuite, tout était évident. Et puis, le minage se passe très bien et on avait un peu de temps à tuer.
— Formidable, commenta Simon.
Et c’était vrai : ils avaient devant eux un monument extraterrestre venu d’un rêve. Il brillait comme de la chair vive dans le crépuscule. On aurait dit que du sang courait dans la glace.
— Le temple d’Arès.
— Non, de Neptune, rectifia George. Nous ne tenons pas à invoquer trop souvent Arès, je pense.
— Surtout quand on pense à toute la population du camp de base, ajouta Ann.
Ils roulaient droit vers le sud, en suivant l’autoroute formée par leur piste et les transpondeurs. Parfois, et même très souvent, ils mettaient le patrouilleur 3 en conduite automatique.
Ils roulaient à 30 kilomètres à l’heure, sans problème. Ils observaient les traces qu’ils avaient laissées et bavardaient rarement. Sauf un matin, où ils se disputèrent à propos de Frank Chalmers. Ann prétendait qu’il était totalement machiavélique, alors que Phyllis le défendait en arguant qu’il n’était pas plus néfaste que n’importe qui dans son exercice du pouvoir. Nadia, qui se souvenait de toutes ses conversations avec Maya, savait très bien que Frank était plus complexe que cela. Mais le manque de discrétion d’Ann l’épouvantait, et tandis que Phyllis poursuivait son discours sur le rôle de cohésion que Frank avait joué durant tout le voyage, elle fixait Ann d’un regard noir pour essayer de lui faire comprendre qu’elle déraillait. Phyllis, plus tard, se servirait de ses indiscrétions, c’était clair. Mais Ann n’excellait pas dans l’art de capter les regards, même très noirs.
Tout à coup, le patrouilleur freina et s’arrêta. Personne n’avait surveillé la conduite automatique et ils se précipitèrent vers la baie avant.
Une nappe parfaitement plate et blanche s’étendait devant eux, sur une centaine de mètres.
— Qu’est-ce que c’est ? s’écria George.
— Notre pompe à permafrost a dû claquer, fit Nadia.
— Ou alors elle a trop bien fonctionné ! Parce que ça, c’est de la glace d’eau !
Ils repassèrent en manuel pour s’approcher. La glace couvrait leur route comme un épanchement de lave blanche. Ils enfilèrent leurs marcheurs et quittèrent le module.
— Oui, c’est bien notre patinoire, confirma Nadia avant d’aller examiner la pompe.
Elle déverrouilla le joint d’isolation.
« Ah, ah !… Une fuite… L’eau a gelé exactement ici, et elle a bloqué le robinet de fermeture en position ouverte. La pression a dû être très forte. L’écoulement a continué jusqu’à ce que la glace soit assez épaisse pour l’arrêter. Un coup de marteau et on aura un petit geyser.
Elle plongea dans ses outils, dans le caisson inférieur du module, et sortit un pic.
— Attention !
Elle ne donna qu’un coup léger dans la masse blanche, à l’endroit où la pompe était fixée au tuyau d’alimentation du réservoir. Et un jet d’eau fut projeté à un mètre en l’air.
— Wow !
Il aspergea la couverture de glace dans un dégagement de vapeur avant de geler en quelques secondes, pétrifié en une feuille de gel lobée.
— Regardez ça !
Le trou se gelait à son tour, l’épanchement cessa, et la vapeur se dispersa.
— Vous avez vu cette rapidité ?
— Comme dans les cratères d’éclaboussement, remarqua Nadia avec un sourire.
Elle se mit à gratter la glace autour de la valve d’arrêt tandis que Phyllis et Ann discutaient à propos de la migration du permafrost, des quantités d’eau que l’on trouvait sous cette latitude, etc., etc. De quoi en avoir un malaise. Mais elles se détestaient vraiment et elles étaient dans l’impossibilité de s’arrêter. À l’évidence, ce serait la dernière mission qu’elles accompliraient ensemble.
Nadia, quant à elle, n’éprouvait pas l’envie d’embarquer à nouveau avec Phyllis, George et Edvard. Ils formaient un groupe trop fermé. Mais Ann, elle aussi, était coupée de pas mal d’autres gens. Si elle n’y prenait pas garde, elle ne trouverait bientôt plus personne pour l’accompagner dans ses expéditions. Frank, par exemple – après tout ce qu’elle avait raconté d’horrible à son propos, décrivant en détail à Phyllis le personnage abominable qu’il était… Incroyable.
Et si elle gardait encore Simon de son côté, elle aurait quelque difficulté pour la conversation, car Simon Frazier était l’homme le plus discret et le moins disert de toute la colonie. Il avait dû prononcer moins de vingt phrases pendant le voyage. Ce qui mettait mal à l’aise, comme de communiquer avec un sourd-muet. À moins qu’il ne bavarde avec Ann, seul à seul ? Comment savoir ?
Nadia réussit enfin à remettre la valve en position arrêt, puis elle coupa la pompe.
— Si loin au nord, il faudra renforcer l’isolation, déclara-t-elle à qui voulait l’entendre, tout en rapportant ses outils jusqu’au patrouilleur.
Elle était épuisée et pressée de rejoindre la base pour reprendre son travail normal.
Et puis, elle voulait parler à Arkady. Lui, il saurait la faire rire. Et elle savait qu’elle le ferait rire en retour.
Ils ajoutèrent quelques morceaux de glace aux autres échantillons et mirent en place quatre transpondeurs pour guider les pilotes robots.
— Mais tout ça va se sublimer, non ? demanda Nadia.
Ann, perdue dans ses pensées, ne lui répondit pas.
— Il y a tellement d’eau par ici, marmonna-t-elle encore une fois, l’air excédée.
— Bien sûr ! lança Phyllis. Et pourquoi n’irions-nous pas jeter un coup d’œil sur ces dépôts qu’on a repérés au nord de Mareotis ?
Comme ils approchaient de la base, Ann devint taciturne et distante, le visage aussi rigide qu’un masque.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda Nadia un soir.
Elles réparaient un transpondeur défaillant.
— Je ne veux pas retourner là-bas, dit Ann. (Elle s’était agenouillée près d’un rocher avec son marteau.) Je ne tiens pas à ce que ce voyage s’achève. J’aimerais qu’on continue comme ça tout le temps, qu’on descende les canyons, qu’on grimpe sur les volcans, qu’on explore les chaos et les montagnes autour d’Hellas. J’aimerais que ça ne s’arrête jamais. (Elle soupira.) Mais… je fais partie de l’équipe. Il faut bien que je retourne dans ce taudis avec les autres.
— C’est à ce point ?
Nadia, elle, pensait à ses superbes caveaux, à la piscine à remous, à un bon verre de vodka glacée.
— Mais tu me comprends ! Vingt-quatre heures et demie par jour dans ces petites salles enterrées, avec les complots politiques de Maya et de Frank, avec Arkady et Phyllis qui se disputent à n’importe quel propos, ce que je comprends maintenant, tu peux me croire, et George qui n’arrête pas de se plaindre, John perdu dans son brouillard, Hiroko obsédée par son petit empire, et aussi Vlad, et Sax… Je veux dire : c’est une foule impossible à vivre !
— Ils ne sont pas pires que n’importe qui. Ni pires ni meilleurs. Il faut faire avec. On ne peut pas s’en sortir seul ici !
— Non, je sais. Mais j’ai l’impression de ne pas être ici, justement, quand je suis à la base. Je préférerais encore me retrouver dans le vaisseau !
— Non, non. Tu oublies. (Elle donna un coup de pied dans le rocher sur lequel Ann travaillait, et Ann leva les yeux, surprise.) Tu vois ? Tu peux shooter dans les rochers, ici. On est là, Ann, là, sur Mars. Et tu peux sortir tous les jours pour aller faire un tour. Vu ta position, tu pourras te payer autant de voyages que tu le veux.
Ann détourna les yeux.
— Oui, mais parfois, ça ne me paraît pas suffisant.
Nadia ne la quittait pas du regard.
— Écoute. C’est avant tout à cause des radiations que nous avons dû nous enterrer. Ce que tu veux dire en réalité, c’est que tu souhaiterais qu’il n’y ait plus de radiations. Ce qui signifie qu’il faut une atmosphère plus dense. Autrement dit : terraformer la planète.
— Je sais. (Soudain, la voix d’Ann était plus tendue, à tel point qu’elle abandonna son ton froid.) Tu penses que je ne le sais pas ? (Elle se leva en agitant son marteau de géologue.) Mais ça n’est pas juste ! Quand je contemple ce paysage, je l’aime ! Je ne veux qu’une chose, le parcourir sans cesse, le découvrir, l’apprendre. Mais en même temps, je le change – je détruis ce qui est, ce que j’aime. Cette route que nous avons tracée, ça me fait mal de la voir ! Et le camp de base ressemble à une mine à ciel ouvert, au milieu de ce désert que personne n’a touché depuis le commencement des temps. C’est tellement moche… Nadia, je ne veux pas qu’on fasse la même chose à toute cette planète. Non. J’aimerais mieux mourir. Il faut laisser Mars telle qu’elle est, dans toute sa sauvagerie, et que les radiations continuent à pleuvoir. Ça n’est qu’une question de statistiques, de toute manière. Je veux dire que si les risques de cancer augmentent de un à dix, alors j’ai raison neuf fois sur dix !
— C’est très bien pour toi. Ou pour n’importe quel autre individu. Mais pour le groupe, pour tous les êtres vivants – il y a un risque génétique grave. Avec le temps, nous serons diminués. Donc, tu ne peux pas penser pour toi seule.
— Parce que je fais partie de l’équipe, ajouta Ann d’un ton morne.
— Exactement.
— Je sais. Et c’est ce que tout le monde dit. On va rendre cet endroit habitable. Avec des routes, des villes. Un nouveau ciel, un nouveau sol. Jusqu’à ce qu’il ressemble à la Sibérie ou aux territoires du Nord-Ouest. Fini Mars, et nous nous demanderons alors pourquoi nous éprouvons ce sentiment de vide. Pourquoi, en contemplant le paysage, nous ne voyons que nos visages.
Au soixante-deuxième jour de leur expédition, ils aperçurent des colonnes de fumée à l’horizon sud. Brunes, blanches, grises et noires, elles se mêlaient en montant dans le ciel pour former un champignon aplati que le vent poussait vers l’est.
— La maison ! La maison ! s’écria joyeusement Phyllis.
Ils continuèrent en direction de la fumée, en suivant les traces qu’ils avaient laissées à l’aller, traversèrent la zone de largage, franchirent des fossés et des monticules de sable rouge, passèrent devant des puits et des entassements pour atteindre enfin la butte grossière de l’habitat dont le carré était à présent recouvert d’un réseau de poutrelles de magnésium. Même si la surprise réveilla soudain la passion de Nadia, elle ne put s’empêcher au passage de remarquer les structures, les caissons, les tracteurs, les grues, les pièces détachées abandonnées, les décharges, les éoliennes, les panneaux solaires, les réservoirs d’eau, et les routes de béton qui allaient vers le sud, l’est et l’ouest. Les extracteurs d’air, les quartiers trapus des alchimistes dont les cheminées crachaient les colonnes de fumée, les empilements de verre, les cônes de gravier gris, et les montagnes de régolite brut autour de la cimenterie, tout cela avait l’aspect fonctionnel, désordonné et laid de Vanino, Ousman ou de n’importe quelle cité industrielle stalinienne de l’Oural ou des champs pétrolifères de Yakoutie. Ils traversèrent cette région de désolation sur cinq bons kilomètres, et Nadia n’osait même pas regarder Ann, assise à côté d’elle, cloîtrée dans un silence de mépris et de dégoût. Nadia, elle aussi, était choquée et surprise par ce bouleversement. Tout lui avait paru tellement naturel avant leur expédition, si plaisant à vrai dire. Maintenant, elle était au bord de la nausée, et elle redoutait une réaction violente d’Ann, surtout si Phyllis se mettait à discuter. Mais Phyllis se taisait, et ils descendirent bientôt la rampe du garage nord. L’expédition était terminée.
L’un après l’autre, les trois patrouilleurs franchirent les portails. Des visages familiers apparurent. Maya, Frank, Michel, Sax, John, Ursula, Spencer, Hiroko et tous les autres. Ils étaient comme leurs frères et leurs sœurs, mais tellement nombreux, soudain, que Nadia se sentit débordée et se recroquevilla comme une anémone. Elle eut de la difficulté à parler. Quelque chose lui échappait, qu’elle essayait de retenir. Elle chercha Ann et Simon, mais ils étaient déjà noyés dans un autre groupe. Ann restait stoïque, les traits figés.
Phyllis raconta pour eux :
— C’était très beau, vraiment spectaculaire. Le soleil de minuit et la glace, une quantité fabuleuse de glace. Nous allons disposer d’une quantité d’eau énorme. Quand on est au sommet de la calotte, c’est exactement comme l’Arctique.
— Est-ce que vous avez trouvé des phosphates ? demanda Hiroko.
C’était un plaisir de retrouver son visage. Elle s’était tellement inquiétée du manque de phosphates pour ses plantes. Ann lui répondit qu’elle avait trouvé des veines de sulfates dans les matériaux légers des cratères qui entouraient Acidalia Planitia, et elles allèrent toutes deux récupérer les échantillons. Nadia, elle, suivit les autres à l’intérieur de l’habitat. Elle aspirait à une vraie douche, des légumes frais, tout en écoutant distraitement Maya lui donner les dernières nouvelles. Oui, elle était vraiment de retour.
Elle reprit le travail. Comme avant, il y avait tant de choses différentes à faire, une liste interminable d’interventions, jamais suffisamment de temps. Surtout parce que certaines opérations prenaient beaucoup plus d’heures que Nadia ne l’avait escompté. Avec les robots, tout était plus long. Et elle ne retrouva à aucun moment le bonheur qu’elle avait éprouvé en construisant les chambres en voûte, même si tout était intéressant sur le plan technique.
S’ils voulaient que le square central, au-dessous du dôme, soit utile, ils devraient déposer un fond composé de gravier, de béton, de gravier encore, de fibre de verre, de régolite, et, enfin, d’humus traité, afin de maintenir la pression, de barrer la route aux rayons ultraviolets et à la plupart des rayons cosmiques.
Quand tout serait achevé, ils disposeraient d’un jardin-atrium central d’environ 10 000 mètres carrés. Le plan était élégant et satisfaisant. Mais, dès que Nadia se lança sur les divers aspects de la structure, elle ressentit comme une tension de l’esprit, en même temps qu’une boule lui montait dans la gorge.
Maya et Frank n’avaient plus de rapports officiels, ce qui était un signe certain de la dégradation de leurs rapports privés. Et Frank ne semblait plus adresser la parole à John. Lamentable.
La liaison rompue entre Sacha et Yeli avait provoqué une sorte de guerre civile entre leurs amis. Quant à la bande d’Hiroko, Iwao, Raul, Ellen, Rya, Gene, Evgenia et les autres, sans doute par réaction contre cette ambiance, ils passaient leur temps dans l’atrium ou les serres, plus coupés que jamais du reste de la colonie.
Vlad, Ursula et toute l’équipe médicale étaient cloîtrés dans le secteur de la recherche, sauf pour s’occuper de la clinique qu’ils géraient avec les autres. Cette situation rendait Frank furieux. Quant aux ingénieurs généticiens, ils passaient l’intégralité de leur temps dans les labos qui avaient été construits dans l’ex-parc de caravaning.
Et pourtant, Michel se comportait comme si tout était normal, comme s’il n’était pas le psychologue officiel de la colonie. Il passait le plus clair de son temps à regarder la télévision française. Et quand Nadia l’interrogea au sujet de Frank et de John, il lui répondit par un regard neutre.
Ils étaient sur Mars depuis 420 jours, et les premières secondes de leur débarquement appartenaient au passé. Ils ne se rassemblaient plus pour discuter de la journée de travail.
— On est trop occupés, répondaient-ils tous à Nadia quand elle posait la question. On a tellement de choses à faire, tu sais, que tu t’endormirais si on te les récitait. Même moi, ça m’endort.
Parfois, elle retrouvait les images des dunes noires, de la glace, et des silhouettes de ses compagnons sur le ciel du crépuscule. Alors, elle frissonnait et soupirait.
Ann était déjà repartie pour une nouvelle expédition, vers le sud, cette fois, en direction des vallées septentrionales de l’immense Vallès Marineris, pour découvrir d’autres merveilles inimaginables. Mais Nadia était retenue au camp, qu’elle le veuille ou non.
Maya se plaignait des absences d’Ann.
— C’est évident : elle et Simon ont une aventure et ils sont partis en lune de miel pendant qu’on en bave ici.
C’était typique de la façon dont Maya voyait les choses.
S’ils avaient une liaison, ce serait pour Ann une sublimation de ses propres états d’âme. Nadia espérait que c’était vrai. Elle savait que Simon était amoureux d’Ann, et elle avait perçu la solitude immense d’Ann. Si seulement elle pouvait les rejoindre !
Mais elle travaillait. Elle dirigeait les équipes sur les sites de construction et secouait tous ses amis. Pendant le voyage, sa main mutilée avait retrouvé un peu plus de force et elle pouvait maintenant conduire à nouveau des tracteurs et des bulldozers. Elle passait ainsi de longues journées, mais rien n’était plus pareil.
À Ls = 208, Arkady descendit sur Mars pour la première fois. Nadia se rendit jusqu’au nouvel astroport et attendit sur le bord de la vaste piste de ciment poussiéreux en se balançant d’un pied sur l’autre. Le sol couleur sienne brûlée portait déjà les marques jaunes et noires des débarquements précédents. La capsule d’Arkady apparut dans le ciel rose comme un point blanc suivi d’une flamme jaune. Finalement, l’hémisphère géodésique se matérialisa, avec ses fusées et son train d’atterrissage. Il descendit sur une colonne de feu pour se poser délicatement au centre de la zone-cible. À l’évidence, Arkady avait étudié les procédures de descente.
Il sortit de l’écoutille vingt minutes plus tard, et s’arrêta sur le premier échelon pour observer ceux qui l’attendaient. Il descendit, l’air confiant. En touchant le sol, il sauta sur la pointe des pieds, fit quelques pas, puis pivota, les bras levés. Nadia gardait un souvenir très vif de cet instant, de la sensation de creux qu’elle avait éprouvée. Il trébucha et elle se précipita vers lui. Il l’aperçut enfin, se redressa, courut dans sa direction… et trébucha une fois encore sur la surface rugueuse de ciment de Portland. Elle l’aida à se relever et ils s’étreignirent, lui dans sa grande tenue pressurisée, elle dans son marcheur. Elle retrouva son visage barbu à travers la visière. La vidéo lui avait fait oublier la réalité de l’homme, son sourire farouche auquel elle répondit des yeux.
Puis il désigna sa console de poignet et passa sur leur fréquence privée, 4224. Elle l’imita.
— Bienvenue sur Mars.
Alex, Janet et Roger venaient de descendre à leur tour, et ils montèrent tous sur la plate-forme du modèle Ts. Nadia s’installa au volant. Elle prit d’abord la route pavée, avant de couper par le quartier des alchimistes. Elle commentait la visite, mais elle était persuadée qu’ils identifiaient déjà chaque bâtiment. Elle se sentait angoissée en se rappelant ce qu’elle avait ressenti en revenant du pôle. Ils franchirent le sas du garage. Une réception les attendait.
Plus tard, elle fit visiter les vingt-quatre salles voûtées à Arkady. Ils débouchèrent dans l’atrium. Le ciel était couleur rubis au travers des grands panneaux de verre, et les poutrelles de magnésium avaient l’éclat un peu terni de l’argent.
— Alors, qu’est-ce que tu en penses ?
Arkady la serra contre lui en riant. Il n’avait toujours pas quitté sa tenue spatiale et sa tête semblait toute petite au-dessus de l’encolure. Il avait l’air pataud, énorme, et Nadia souhaita qu’il sorte très vite de ça.
— Eh bien, il y a du bon et du mauvais, dit-il. Mais pourquoi est-ce donc si laid ? Si triste ?
Elle haussa les épaules, irritée.
— On a eu beaucoup à faire.
— Nous aussi, sur Phobos, mais tu devrais voir ce qu’on a fait ! Toutes les galeries sont revêtues de panneaux de nickel et de platine, avec des motifs répétés dont les robots s’occupent la nuit. Des reproductions d’Escher, des effets de miroirs, des paysages terrestres ! Quand on entre dans une salle avec une bougie, on a toutes les étoiles du ciel, ou bien un grand incendie. Chaque salle est une véritable œuvre d’art, tu verras !
— Je l’espère bien, fit Nadia en lui souriant.
Ils firent un grand dîner dans les quatre salles communicantes du complexe. Au menu, il y avait du poulet, des burgers au soja, et d’énormes salades. Ils parlaient tous en même temps, ce qui rappelait les meilleurs jours de l’Arès ou même l’Antarctique. Arkady se leva pour leur parler de ce qu’ils avaient accompli sur Phobos.
— Je suis heureux de me retrouver enfin à Underhill.
Il leur apprit qu’ils avaient presque fini le dôme de Stickney, et foré dans ses longues galeries tout au long des veines de glace, dans la roche bréchiforme.
— S’il y avait un peu de gravité, ça serait un endroit formidable. Mais ça, c’est un problème insoluble. Nous avons passé beaucoup de temps dans le train gravitationnel de Nadia, mais il n’y a guère de place, et nous travaillons surtout sur le site de Stickney, et même plus bas. Même en apesanteur et avec les exercices, nous perdons nos forces. La pesanteur martienne me fatigue déjà, j’ai la tête qui tourne.
— Tu as toujours eu la tête qui tourne !
— Il faut que nous utilisions au maximum les robots, que nous travaillions par rotation d’équipes. Nous envisageons de tous redescendre définitivement. Nous avons accompli notre part de travail là-haut : la station spatiale est désormais disponible pour ceux qui nous suivront. À présent, nous réclamons notre récompense !
Il leva son verre.
Frank et Maya s’assombrirent. Personne n’avait envie de remonter vers Phobos mais, pourtant, Houston et Baïkonour exigeaient que la station soit entretenue en permanence. L’expression de Maya était celle qu’elle avait eue si souvent sur l’Arès : tout ça, c’était la faute d’Arkady. Il la regarda et partit d’un grand rire.
Le lendemain, Nadia et plusieurs autres l’accompagnèrent pour un tour plus détaillé d’Underhill et des installations. Arkady passa son temps à hocher la tête avec ce regard qui signifiait « Oui, mais, oui, mais… ». Il émettait critique sur critique, et Nadia elle-même finit par s’en lasser.
Pourtant, il était difficile de nier que la zone d’Underhill était ravagée d’un horizon à l’autre, ce qui donnait l’impression que les dégâts s’étendaient bien au-delà, à l’ensemble de la planète.
— C’est facile de colorer la brique, disait Arkady. Il suffit d’ajouter des oxydes de manganèse obtenus par la fusion du magnésium pour obtenir de la brique parfaitement blanche. Et pour la noire, on ajoute les résidus de carbone du traitement de Bosch. Et vous pouvez avoir toute la gamme des rouges en modifiant la teneur en oxydes ferriques. Même des écarlates merveilleux. Avec le soufre, vous aurez de la brique jaune. Il y a aussi un truc pour avoir des verts et des bleus, si j’en crois Spencer. Sans doute une polymérisation des sulfates, je ne sais pas… Mais dans ce paysage rouge, un vert vif serait idéal. Il devrait être un peu plus sombre par rapport au ciel, mais il resterait vert. Et notre regard y tient.
« Avec ces briques de toutes les couleurs, vous pourriez construire des murs en mosaïque. Comme ça, chacun aurait un mur ou un bâtiment personnalisé, n’importe quoi. Le quartier des alchimistes ressemble à un tas de boîtes de sardines, des hangars abandonnés. Des murs de brique permettraient de les isoler, ce qui est déjà un motif scientifique important. Mais il est tout aussi important qu’ils soient beaux, qu’ils aient l’air d’appartenir au paysage. J’ai vécu trop longtemps dans un pays qui ne pensait qu’à l’utilitaire. Nous devons montrer que nous valons plus que cela, non ?… »
— Peu importe ce que nous pourrons faire sur les bâtiments, fit Maya d’un ton tranchant. Le terrain alentour restera défoncé.
— Non, pas nécessairement ! Quand la construction sera achevée, il sera possible de redonner au terrain sa configuration d’origine. On pourra éparpiller des rocs en surface pour lui redonner l’aspect de la plaine avant notre arrivée. Les tempêtes de sable joueront leur rôle, les gens marcheront sur des allées, les véhicules rouleront sur des pistes ou des routes, et tout redeviendra comme avant, avec des constructions de mosaïque colorée, des serres en dôme, et des chemins de brique jaune[14]. Mais bien sûr que c’est ce qu’il faut faire ! Évidemment, il fallait bien installer l’infrastructure et c’est toujours le chaos, mais aujourd’hui, nous sommes prêts pour passer à l’architecture, à l’esprit d’ensemble.
Il agita les mains, puis s’interrompit soudain devant les expressions sceptiques qu’il découvrait derrière les visières.
— C’est une idée, non ?…
Oui, songea Nadia, c’est une idée. Elle regarda autour d’elle en s’efforçant de visualiser ce qu’Arkady venait de dire. Et si, après ces transformations, elle retrouvait du plaisir à faire son travail ? Et Ann aussi ?…
Comme le résuma Maya dans la piscine le même soir, d’un air amer :
— Encore de grandes idées d’Arkady. Voilà bien ce qu’il nous fallait.
— Mais elles sont bonnes, dit Nadia.
Elle sortit de l’eau, passa sous la douche et enfila une combinaison.
Plus tard, elle alla retrouver Arkady et le conduisit dans la salle de l’angle nord-ouest, dont elle avait laissé les murs à nu, pour lui montrer les détails de la structure.
— C’est très élégant, fit-il en passant la main sur les briques. Vraiment, Nadia, Underhill est magnifique. Je reconnais ta touche dans chaque détail.
Flattée, elle lui montra sur un écran les plans qu’elle avait conçus pour un habitat plus grand. Trois rangs de salles en caveaux empilées en sous-sol dans une tranchée profonde. Des miroirs dans la paroi opposée afin d’orienter la lumière solaire… Arkady, tout en acquiesçant, sourit, et fit des suggestions en montrant l’écran.
— Pourquoi pas une arcade entre chaque salle et la paroi de la tranchée pour dégager de l’espace ? Et chaque niveau légèrement décalé par rapport à celui du dessous, pour laisser la place à un balcon qui surplomberait l’arcade…
— Oui, c’est possible.
Nadia pianota sur le clavier et modifia le paysage architectural.
Plus tard, ils se promenèrent dans l’atrium. Les grands bambous noirs étaient encore en pots. On préparait le sol. L’endroit était sombre et paisible.
— On pourrait peut-être l’abaisser d’un étage, proposa doucement Arkady. Comme ça, en découpant des fenêtres et des portes dans tes caveaux, ils seraient mieux éclairés.
Nadia acquiesça.
— Nous y avons pensé, et ça va être fait. Mais, tu le sais, il faut du temps pour évacuer toute cette rocaille par les sas. Mais en ce qui nous concerne, Arkady ? Jusqu’alors, tu n’as parlé que de l’infrastructure. Je pensais que l’embellissement des constructions figurait tout au bas de ta liste de priorités.
Il lui sourit.
— C’est sans doute parce que nous avons déjà accompli ce qui venait en tête.
— Quoi ? C’est Arkady Nikeliovich qui me dit ça ?
— Tu sais… Ce n’est pas par pur plaisir que je me plains, chère Miss Neuf Doigts. Et, si j’en crois la façon dont les choses se sont passées ici, ça ressemble beaucoup à ce que je conseillais pendant le voyage. Ça y ressemble même tellement que ce serait stupide d’émettre des réserves.
— Je reconnais que tu m’as surprise.
— Vraiment ? Mais réfléchis à tout ce travail que vous avez fourni ici depuis un an.
— Non. Six mois.
Ça le fit rire.
— Oui, c’est vrai : six mois. Et pendant tout ce temps, nous n’avons pas eu de chefs, en fait. Ni aucune de ces réunions, chaque soir, où chacun disait ce qu’il avait à dire. Ce qui est nécessaire, et maintenant personne n’a plus de temps à gagner ou à perdre. Tout appartient à tous à titre égal. Mais pourtant, aucun d’entre nous ne peut exploiter ce que nous possédons, parce qu’il n’y a personne à qui vendre quoi que ce soit. Nous formions une commune, un groupe démocratique. Tous pour un, un pour tous.
Nadia soupira.
— Arkady, les choses ont changé. Ça n’est plus comme ça, à présent. Et le changement s’accélère. Ça ne durera plus longtemps.
— Pourquoi dis-tu ça ? Ça durera si nous décidons que ça doit durer.
Elle lui lança un regard sceptique.
— Tu sais bien que ça n’est pas aussi simple.
— Oui. Ça n’est pas simple. Mais nous en avons la possibilité !
— Peut-être. (Elle songeait à Maya et Frank, à Phyllis, Sax et Ann.) Il y a des conflits un peu partout.
— C’est parfait, du moment que nous nous entendons sur certaines bases.
Elle secoua la tête, frotta sa main mutilée. Elle avait mal à la phalange manquante et, soudain, elle se sentait déprimée. Arkady se pencha sur la cicatrice avant d’embrasser doucement son doigt mutilé.
— Miss Neuf Doigts, vous avez des mains très fortes.
— Je me suis entraînée bien avant ça, répliqua-t-elle en levant le poing.
— Un jour, Vlad te fera pousser un nouveau doigt tout neuf. (Il la força à ouvrir les doigts pour lui prendre la main.) Ça me rappelle l’arboretum de Sébastopol, ajouta-t-il.
— Mmm, fit-elle rêveusement, sans l’écouter vraiment.
Elle ne pensait qu’à la chaleur de sa main, à l’entrelacs de ses doigts. Lui aussi avait l’étreinte solide. Elle avait cinquante et un ans. C’était une petite femme russe aux cheveux gris, spécialiste en construction et dépannage. Et il lui manquait un doigt.
Elle pensa que, pour lui, le contact devait être bizarre.
— Je suis heureuse que tu sois là, lui dit-elle.
Arkady à Underhill, c’était un peu comme le calme avant la tempête. Il amenait tous les autres à réfléchir. Il passait en revue toutes les habitudes qu’ils avaient abandonnées sans même y penser, et tous, sous cette nouvelle pression, passaient sur la défensive, ou se montraient agressifs. Tous les arguments en jeu prirent un nouveau relief. Et, surtout, le débat sur le terraforming.
C’était une querelle, non pas une dispute isolée, mais plutôt un processus en développement permanent, un sujet qu’ils abordaient constamment au travail, durant les repas, avant de s’endormir. Et qui pouvait revenir à propos de tout : une fumée blanche entrevue au-dessus de Tchernobyl, le retour d’un patrouilleur robot chargé de glace polaire, des nuages nouveaux dans le ciel de l’aube.
Régulièrement les réflexions fusaient :
— Ça va encore augmenter la température de quelques degrés.
— Est-ce que l’hexafluoroéthane n’est pas le gaz parfait pour une serre ?
Mais le débat, bien sûr, ne se limitait pas à Mars. Tout un flot d’articles et de déclarations se déversait depuis Houston, Baïkonour, Moscou, Washington, et le bureau des Affaires martiennes de l’ONU. Tous les gouvernements y allaient de leurs prises de position, de même que les universités, les associations, les comités et les cafés du commerce de tous les pays.
On se mit à donner des surnoms aux colons de Mars selon leur position. C’est comme ça qu’en regardant les infos, ils apprenaient qu’ils étaient dans le camp Clayborne ou bien en faveur du programme Russell.
Ils redécouvraient qu’ils étaient célèbres sur Terre, qu’ils étaient les personnages d’une série télévisée. Après la première vague de reportages et d’interviews qui avait préludé au débarquement, ils avaient eu tendance à oublier les transmissions, absorbés dans leur besogne quotidienne.
Mais les caméras vidéo continuaient d’envoyer des images à la Terre, et là-bas, ils avaient des fans.
Par conséquent, tout le monde avait son opinion. Les estimations montraient que le programme Russell était majoritaire dans l’opinion : ce qui, pour Sax, signifiait le terraforming de la planète par tous les moyens, et aussi vite que possible. Mais la minorité, celle que soutenait Ann, tendait à se montrer plus véhémente dans son programme « ne touchez à rien », insistant sur les répercussions immédiates que cela aurait sur l’Antarctique et sur l’ensemble de la politique d’environnement des gouvernements de la Terre.
Les sondages faisaient apparaître clairement que nombreux étaient ceux qui étaient fascinés par les projets agricoles d’Hiroko, alors que d’autres considéraient que c’était du bogdanovisme. Arkady avait transmis de nombreuses vidéos depuis Phobos, avec des séquences spectaculaires sur le travail qui avait été réalisé au niveau de l’ingénierie et de l’architecture. Déjà, des complexes commerciaux et des hôtels imitaient son style. C’était ainsi qu’était apparu le mouvement architectural appelé bogdanovisme, en même temps que d’autres, qui se concentraient sur des réformes économiques et sociales dans l’ordre mondial.
Le terraforming était presque toujours au centre du débat, et le conflit d’opinions des colons de Mars était répercuté à l’échelle planétaire. Certains réagissaient en fuyant les caméras et les interviews.
— Je suis venu ici précisément pour éviter ce genre de chose, avait répondu Iwao, l’assistant d’Hiroko. Il n’était pas le seul à penser ainsi.
Mais la majorité, sur Terre comme sur Mars, avait la certitude que le terraforming serait réalisé. Il ne s’agissait pas tant de savoir quand mais sur quelle échelle.
C’était le point de vue des colons eux-mêmes, à de rares exceptions près. Ils étaient peu nombreux à soutenir Ann : Simon, bien sûr, et sans doute Ursula, Sacha et peut-être Hiroko. John aussi, à sa manière et, depuis quelque temps, Nadia. Les rouges, comme on les surnommait, étaient évidemment plus nombreux sur Terre, mais ils adhéraient à une théorie, et non à des considérations esthétiques. Le point fort de leurs arguments, celui sur lequel Ann avait mis l’accent dans ses communiqués à la Terre, était la possibilité d’une vie indigène.
— Si la vie martienne existe, disait-elle, une altération radicale du climat de la planète l’exterminera. Nous ne pouvons influer sur la situation de Mars avant de connaître exactement l’état de la vie ici. C’est antiscientifique, et plus grave encore : immoral.
Une large part de la communauté scientifique terrienne partageait cette opinion, ce qui influençait considérablement le comité aux Affaires martiennes de l’ONU, responsable de la colonie. Mais chaque fois que l’on en parlait à Sax, il répliquait calmement :
— Il n’y a aucune trace de vie en surface, présente ou passée. S’il en existe, ça ne peut être que dans le sous-sol, à proximité des volcans, je suppose. Mais, à supposer que ce soit le cas, nous pourrions chercher pendant dix mille ans sans la découvrir, sans exclure la possibilité qu’elle se trouve quelque part où nous n’avons pas cherché. Ce qui signifie une attente perpétuelle pour une possibilité infime que le terraforming ne mettrait même pas en danger, de toute façon.
Cette position était commune à tous les modérés.
— Mais si, protestait Ann. Peut-être pas dans l’immédiat, mais à moyen terme, le permafrost fondra, il y aura des mouvements dans l’hydrosphère, une contamination par l’eau plus chaude, des formes de vie terriennes, des bactéries, des virus, des algues. Cela prendra du temps, mais ça se passera exactement ainsi. Nous ne pouvons pas prendre ce risque.
Sax répondait par un haussement d’épaules.
— D’abord, c’est une supposition, une probabilité très faible. Ensuite, il faudrait des siècles pour qu’une telle forme de vie soit menacée. Et donc nous aurons le temps de la détecter et la protéger.
— Mais il se peut aussi que nous ne la trouvions jamais.
— Donc, nous ne ferions rien à cause d’une forme de vie hautement improbable que nous ne découvrirons jamais ?…
— Il le faut. À moins que tu ne considères que c’est une bonne chose de détruire la vie sur les autres planètes quand on la rencontrera. Et n’oublie surtout pas que s’il existe une forme de vie indigène sur Mars, elle est sans doute la plus ancienne du système solaire. Ce qui aurait des implications sur la fréquence de la vie dans la galaxie qu’on ne saurait sous-estimer. La recherche de la vie est une des raisons de notre présence ici !
— Bien… Pendant ce temps, la vie que nous connaissons est exposée à un taux énorme de radiations. Si nous ne faisons rien pour le diminuer, nous ne pourrons sans doute pas poursuivre notre séjour ici. Nous avons besoin d’une atmosphère plus dense.
Il ne répondait pas à l’argument principal d’Ann mais à une autre question, qui avait une influence extraordinaire. Des millions de gens, sur Terre, souhaitaient venir sur Mars, débarquer sur cette « nouvelle frontière » où la vie redevenait une aventure. Les listes d’attente des offices d’émigration étaient saturées.
Mais personne ne souhaitait vivre dans un bain de rayonnements durs. Le désir de rendre ce monde vivable était bien plus fort que celui de préserver le paysage mort de la planète rouge, ou une forme de vie hypothétique qui, selon de nombreux scientifiques, ne pouvait exister.
Tout semblait donc indiquer, même après les ultimes mises en garde, que le terraforming allait être entrepris.
Un sous-comité de l’AMONU s’était réuni afin d’examiner le projet. Sur Terre, l’affaire semblait conclue : c’était une avancée inévitable du progrès. C’était dans l’ordre des choses. Du destin.
Sur Mars, cependant, le débat était plus ouvert et plus pressant à la fois. Il ne s’agissait pas tant d’une question de philosophie de la vie quotidienne, d’atmosphère empoisonnée et de radiations. Parmi les partisans du terraforming, un groupe s’était formé autour de Sax – un groupe qui non seulement voulait terraformer Mars, mais aussi le faire le plus rapidement possible. Nul ne savait ce que cela représentait dans la pratique. Les estimations pour la création d’une « surface humainement viable », allaient d’un siècle à dix mille ans, avec des variantes entre les extrêmes : trente années (pour Phyllis), ou cent mille ans (pour Iwao).
— Dieu nous a donné cette planète afin que nous la façonnions à notre image, pour créer un nouvel Éden, disait Phyllis.
Et Simon répliquait :
— Quand le permafrost fondra, nous nous retrouverons dans un paysage en voie d’effondrement, et nous serons nombreux à périr.
Dans les discussions, on faisait intervenir d’innombrables variables : les niveaux de sels, de peroxyde, de radiations. L’aspect du paysage, les mutations mortelles de certains micro-organismes dus au génie génétique, etc.
— Nous pouvons essayer de modeler tout ça, dit Sax. Mais la vérité, c’est que nous n’arriverons jamais à le faire de façon adéquate. C’est trop vaste, les facteurs sont trop nombreux et beaucoup trop nous sont encore inconnus. Mais ce que nous allons apprendre sera utile pour le contrôle des climats de la Terre, pour éviter un effet de serre total ou une période glaciaire. C’est une expérience à très vaste échelle, et ça continuera de l’être sans aucune garantie ni certitude. Mais la science, c’est ça.
Les autres approuvaient.
Arkady, lui, abordait toujours les choses sous l’angle de la politique.
— Nous ne serons pas autonomes tant que nous n’aurons pas terraformé la planète. Nous en avons besoin pour qu’elle soit à nous, pour que nous ayons une base matérielle afin d’acquérir notre indépendance.
Là, son auditoire roulait les yeux. Mais cela signifiait que Sax et Arkady étaient alliés, en quelque sorte, et c’était une force importante. Les discussions se poursuivaient sans fin.
Underhill était à présent presque achevé. C’était un village qui fonctionnait en totale autonomie dans plusieurs secteurs. Ils devaient maintenant définir ce qu’ils allaient faire ensuite. Des tas de projets avaient été proposés pour entamer le processus de terraforming, chacun défendant sa vision des choses, chacun c’est-à-dire, pour la plupart, les responsables.
Cela comptait pour beaucoup dans l’attrait que le terraforming exerçait : toutes les disciplines y contribueraient. Les alchimistes évoquaient des moyens mécaniques et chimiques pour augmenter la chaleur. Les climatologues envisageaient d’influer sur le temps. L’équipe de la biosphère parlait de tester certaines théories sur les écosystèmes. Les bio-ingénieurs travaillaient d’ores et déjà sur de nouveaux micro-organismes : ils modifiaient, divisaient et recombinaient des gènes à partir d’algues, de méthanogènes, de cyanobactéries et de lichens pour essayer de trouver des micro-organismes capables de survivre à la surface de Mars, ou dans le sous-sol. Ils invitèrent Arkady à constater ce qu’ils avaient accompli jusque-là, et Nadia l’accompagna.
Dans leurs cornues martiennes, ils cultivaient les prototypes de leurs premiers gems[15]. La plus grande de ces cornues était installée dans l’un des vieux habitats du parc. Ils l’avaient ouvert pour répandre une couche de régolite sur le sol avant de le refermer. Ils travaillaient par téléopération et observaient les résultats à partir de la dernière caravane. Sur les moniteurs, les différents bacs étaient visibles avec leur production et Arkady les observa attentivement, quoiqu’il n’y eût pas grand-chose à voir : leurs anciens quartiers d’habitation étaient maintenant recouverts de cubicules de plastique remplis de poussière rouge, et des robots veillaient, les bras déployés. Sur les diverses couches de sol, une sorte d’ajonc bleuâtre avait poussé.
— Jusqu’à présent, c’est notre champion, déclara Vlad. Mais il n’est encore que très légèrement aréophylle.
Ils opéraient leur sélection à partir d’un certain nombre de caractères extrêmes : résistance au froid, à la déshydratation et aux UV, tolérance aux sels, faible exigence en oxygène, en habitat, rocheux ou humus. Sur Terre, il n’existait aucun organisme doué de tout cela en même temps. Ceux qui avaient un ou deux de ces caractères étaient généralement de croissance lente. Mais les gens du génie génétique avaient lancé ce que Vlad appelait un programme mix-and-match,[16] et ils avaient récemment obtenu une variante de la cyanophyte appelée parfois algue bleue.
— On ne peut pas dire qu’elle prolifère, mais elle ne meurt pas aussi vite que les autres.
Ils l’avaient baptisée areophyte primares, et le nom commun qu’ils avaient choisi était algue d’Underhill. Ils souhaitaient faire un essai sur le terrain et avaient rédigé une proposition destinée à l’AMONU.
Arkady revint de cette visite très excité, constata Nadia. Durant le dîner, il déclara aux autres :
— Nous devrions prendre nous-mêmes la décision, et si nous votons pour, agir sans perdre de temps.
Maya et Frank furent outrés et, apparemment, la plupart des autres. Maya insista pour changer de sujet, et la conversation dévia dans une ambiance de malaise.
Le lendemain matin, Maya et Frank vinrent trouver Nadia pour lui parler d’Arkady. Ils avaient déjà tenté de le raisonner, tard dans la soirée.
— Il nous a ri au nez ! s’exclama Maya. Ça ne sert à rien de lui parler raisonnablement !
— Ce qu’il propose pourrait être très dangereux, ajouta Frank. Si nous désobéissons ouvertement à une directive de l’ONU, ils peuvent très bien envoyer une mission ici rien que pour nous réexpédier sur Terre, et nous remplacer ensuite par des gens qui respecteront la loi. Ce que je veux dire, c’est que, à ce stade, la contamination biologique de cet environnement est illégale, et nous ne devons pas l’ignorer. Nous relevons d’un traité international. Nous obéissons à la volonté générale de l’humanité en ce qui concerne le sort actuel de ce monde.
— Est-ce que tu ne pourrais pas lui parler, toi ?
— Oui, je le peux. Mais je ne suis pas certaine que ça fasse avancer quoi que ce soit.
— S’il te plaît, Nadia. Essaie. Nous allons avoir des problèmes.
— Bien sûr que je vais essayer.
Le même soir, elle eut un entretien avec Arkady. Ils revenaient vers Underhill en suivant la route de Tchernobyl. Elle lui suggéra de montrer un peu de patience.
— Ce n’est qu’une question de temps. L’ONU se rangera à tes vues.
Il s’arrêta et prit sa main mutilée.
— Combien de temps penses-tu qu’il nous reste ? lui demanda-t-il. (Il désigna le soleil couchant.) Combien de temps nous conseilles-tu d’attendre ? Pour nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants, aveugles comme les poissons cavernicoles ?
— Les poissons cavernicoles… Allons… dit-elle en retirant sa main.
Il rit.
— Mais c’est une question grave. Nous n’avons pas l’éternité devant nous, et ce serait bien que les choses commencent à changer.
— Même dans ces conditions, est-ce qu’on ne peut pas attendre un an ?
— Un an de la Terre ou de Mars ?
— Un an de Mars. Faisons un relevé saisonnier et accordons un délai à l’ONU pour son intervention.
— Nous n’avons pas besoin de relevés. Ils existent depuis des années.
— Tu en as parlé à Ann ?
— Non. Ou plutôt si, d’une certaine façon. Mais elle n’est pas d’accord.
— Elle n’est pas la seule. Je pense qu’ils rejoindront tes vues, finalement, mais que ça va être à toi de les convaincre. Tu ne peux pas les bousculer comme ça. Sinon, ils te considéreront comme aussi négatif que ces politiciens de la Terre que tu ne cesses de critiquer.
Il soupira.
— Mais oui, mais oui…
— Ça n’est pas exact ?…
— Toi et tes emmerdeurs de libéraux.
— Je ne sais pas ce que ça veut dire.
— Ça veut dire que vous faites trop dans la sensiblerie pour accomplir quoi que ce soit.
Ils arrivaient en vue d’Underhill qui, à cette distance, pouvait ressembler à un nouveau cratère. Nadia pointa le doigt.
— C’est moi qui ai fait ça. (Elle lui donna un grand coup de coude dans les côtes.) Mais vous, saletés de radicaux, vous détestez justement le libéralismeparce que ça marche !
Il grommela.
— Mais si ! Il progresse avec le temps, sans efforts, sans feux d’artifice, sans drames trop faciles, sans que personne ne souffre. Il n’a pas besoin de vos révolutions sexuelles, ni de toute la souffrance et de la haine que ça provoque ! Le libéralisme est efficace, un point c’est tout.
— Oh, Nadia… (Il passa le bras autour de ses épaules et ils reprirent leur marche.) La Terre est un monde parfaitement libéral. Mais la moitié de la population y meurt de faim, et depuis des éternités. Et ça va continuer. En tout libéralisme.
Mais il semblait avoir été perturbé par les réflexions de Nadia. Il cessa d’exiger unilatéralement d’ensemencer la surface avec les nouveaux gems pour se confiner dans son programme de propagande. Il passait le plus clair de son temps dans le quartier, à essayer de confectionner des briques et du verre colorés. Nadia le rejoignait dans la piscine avant le petit déjeuner, presque tous les jours. Souvent, John et Maya faisaient un mille mètres avec eux. Et les journées se passaient normalement. Nadia ne voyait que très rarement Arkady avant la soirée.
Sax, Spencer et Rya venaient d’achever l’usine robotique destinée à la fabrication des réchauffeurs à éoliennes de Sax.
Conformément à l’autorisation de l’AMONU, ils en répartirent un millier dans les régions équatoriales pour les tester.
On estimait qu’ils pouvaient au mieux doubler l’apport de température de Tchernobyl, et certains posaient même la question : pourrait-on distinguer la chaleur d’appoint des fluctuations saisonnières ? Mais, ainsi que le fit remarquer Sax, ils ne le sauraient pas avant d’avoir essayé.
Ce qui relança instantanément les querelles sur le terraforming. Et soudain, Ann entreprit une action violente : elle adressa de longs messages aux membres du comité exécutif de l’AMONU, ainsi qu’à tous les bureaux des Affaires martiennes de toutes les nations, puis, finalement, à l’assemblée générale. Ce qui lui valut une audience énorme, qui allait des milieux politiques aux tabloïds et à la télé. Pour les médias, c’était un nouveau rebondissement du feuilleton de la planète rouge.
Ann avait composé et expédié ses messages en privé, et les habitants d’Underhill n’en eurent connaissance que lorsqu’ils les virent sur les écrans. On compta de nombreux débats au gouvernement, une manifestation de 20 000 personnes à Washington, des éditoriaux à l’infini, et une nouvelle vague de commentaires dans la presse scientifique. Les arguments étaient d’une violence un peu choquante, et certains, au sein de la colonie, se dirent qu’Ann aurait pu leur demander leur opinion avant d’agir. Phyllis, tout particulièrement.
— Et en plus, ça n’a pas de sens, répartit Sax, nerveusement. Tchernobyl répand déjà autant de chaleur dans l’atmosphère que ces éoliennes, et jusqu’à présent, elle ne s’est pas plainte.
— Mais si, fit Nadia. Elle a seulement perdu aux voix.
Un groupe de scientifiques matérialistes s’en prit à Ann après le dîner. D’autres, à l’écart, étaient témoins de la confrontation. La salle à manger principale d’Underhill était composée de quatre chambres en voûte dont les murs de séparation avaient été remplacés par de solides piliers. Elle était vaste, encombrée de sièges, de plantes en pots et des derniers descendants des oiseaux de l’Arès. Récemment, on avait découpé des fenêtres dans le haut de la paroi nord, à travers lesquelles on pouvait voir le gazon de l’atrium. C’était le lieu le plus vaste de l’habitat et la moitié au moins des colons y prenaient leur repas quand la réunion commença.
— Pourquoi ne pas en avoir discuté avec nous ? demanda Spencer.
Sous le regard d’Ann, il détourna les yeux.
— Pourquoi aurais-je dû discuter avec vous ? (Elle se tourna vers Sax.) Votre opinion est claire, nous sommes revenus sur ce sujet plusieurs fois, et rien de ce que j’ai pu dire n’a changé quoi que ce soit en ce qui vous concerne. Vous restez dans vos petits trous, plongés dans vos petites expériences, comme des gamins qui jouent au petit chimiste. Alors que tout un monde s’étend autour de vous. Un monde dont les formes sont cent fois plus larges que leurs équivalents terrestres, mille fois plus anciennes, avec des traces de la création du système solaire dispersées un peu partout. Un monde qui a à peine changé durant ces derniers milliards d’années. Et maintenant, vous allez détruire tout ça. Sans même avoir l’honnêteté de le reconnaître. Nous pourrions vivre ici et étudier cette planète sans la changer – sans trop de peine, sans nous créer trop d’inconvénients. Ces histoires de radiations ne sont que des conneries, et vous le savez. Le taux n’est pas assez élevé pour justifier une altération radicale de l’environnement. Vous voulez simplement le faire parce que vous pensez en être capables. Vous voulez voir ce que ça donnera – comme si vous étiez dans un grand bac à sable pour construire des châteaux. Vous prenez vos justifications n’importe où, mais ce n’est jamais que de la mauvaise foi, pas de la science !
Le visage d’Ann était cramoisi. Nadia ne l’avait encore jamais vue aussi furieuse. Elle avait perdu son masque de résignation et elle avait presque du mal à cracher ses mots. Un silence mortel s’était abattu sur la salle.
— Ça n’est pas de la science, je le répète ! Vous vous amusez, c’est tout. Et c’est à cause de ça que vous allez détruire ce témoin des temps, en même temps que les calottes polaires, les drifts et les canyons – vous allez ravager un paysage pur et magnifique, pour rien !
Tout s’était immobilisé. Ils étaient tous devenus les personnages d’un tableau. Dans le bourdonnement des ventilateurs, les uns et les autres commençaient à se regarder avec défiance. Simon fit un pas en direction d’Ann, la main tendue, mais elle le cloua sur place d’un seul regard. Il rougit et retourna s’asseoir.
Sax Russell se leva à son tour. Il restait le même petit homme discret, il battait des paupières comme un hibou. Il avait sans doute le visage un peu coloré, mais sa voix restait calme et sèche, comme s’il récitait un texte sur la thermodynamique ou la table des éléments.
— C’est dans l’esprit de l’homme que réside la beauté de Mars. Hors de la présence humaine, ce n’est qu’une collection d’atomes, guère différente de toutes celles qu’on peut observer dans l’univers. C’est nous qui comprenons Mars, qui lui donnons son sens véritable. Avec tous ces siècles que nous avons passés à l’observer dans nos télescopes, à deviner des canaux avec chaque changement d’albedo. Avec nos romans de SF stupides remplis de monstres, de princesses et de civilisations disparues. Avec tous les étudiants qui ont rassemblé toutes les données pour nous conduire jusqu’ici. C’est ça qui donne sa beauté à Mars. Et non pas le basalte ou les oxydes.
Il s’interrompit pour regarder autour de lui. Nadia avait la gorge serrée : c’était tellement étrange d’entendre Sax Russell prononcer de telles phrases avec le même ton neutre qu’il avait quand il commentait un graphique. Très étrange !
— Maintenant que nous sommes ici, continua-t-il, ça ne suffit pas de nous cacher à dix mètres sous terre pour étudier la roche. Oui, d’accord, c’est de la science, et elle est même nécessaire. Mais la science va bien au-delà. La science fait partie d’une entreprise humaine plus vaste, qui implique d’aller jusqu’aux étoiles, d’adapter les autres planètes à notre forme de vie. La science, c’est créer. L’absence de vie sur cette planète, et le fait que nous n’en ayons pas trouvé trace en cinquante ans de travail sur le programme SETI[17] indique que la vie est rare, et la vie intelligente encore plus. Pourtant, la beauté est tout le sens de l’univers. Elle réside dans la conscience de la vie intelligente. Nous sommes la conscience de l’univers, et notre travail est de la répandre, d’observer les choses, d’aller vivre là où nous le pouvons. Il est trop dangereux de confiner la conscience de l’univers à une seule planète. Elle pourrait être balayée. Nous voilà donc sur deux planètes, trois si nous comptons la Lune. Et nous avons les moyens de transformer cette planète-ci, si nous voulons y vivre en sécurité. En la transformant, nous ne la tuerons pas. Il sera sans doute plus difficile de déchiffrer son passé, mais nous n’en supprimerons pas la beauté. En quoi des lacs, des forêts, des glaciers pourraient-ils diminuer cette beauté ? Pour moi, cela ne fera que l’accentuer. Cela lui apportera la vie, le plus beau des systèmes. Mais la vie n’abattra pas Tharsis, elle ne comblera pas Marineris. Mars restera Mars. Différente de la Terre, plus froide, plus sauvage. Mars et nous pouvons survivre en même temps. C’est inscrit dans l’esprit humain : si ça peut être fait, ce sera fait. Nous pouvons transformer Mars et la construire, comme nous avons construit les cathédrales. Ce sera un monument à l’humanité et à l’univers. (Il leva la main, comme s’il était satisfait de constater que son analyse était confirmée par les courbes de données, et acheva.) Nous ferions bien de nous y mettre.
Il avait les yeux fixés sur Ann, que tous observaient. Elle gardait les lèvres serrées, les épaules affaissées. Elle savait qu’elle venait d’être vaincue.
Puis elle haussa les épaules, comme si elle rejetait une capuche, comme si elle libérait son corps d’une carapace. Du ton éteint qui était le sien quand elle était troublée, elle dit : – Je crois que tu donnes trop de valeur à la conscience, et pas assez aux rochers. Nous ne sommes pas les seigneurs de l’univers mais seulement une infime partie. Il se peut que nous en soyons la conscience, mais cela ne signifie pas que nous devions en faire notre miroir. Cela signifie qu’il faut nous y adapter, et lui apporter toute notre attention. (Elle affronta le regard de Sax et, obéissant à une dernière impulsion de colère, elle lui jeta :) Tu n’as même jamais vu Mars. Et elle quitta la salle.
Janet n’avait pas arrêté ses caméras une seule seconde. Phyllis envoya une copie de la séquence à la Terre. Une semaine plus tard, le comité de l’AMONU sur les altérations de l’environnement approuvait la dissémination des éoliennes de réchauffement.
Le plan prévoyait de les larguer à partir de dirigeables. Arkady revendiqua aussitôt le privilège d’en piloter un, comme une sorte de récompense pour le travail qu’il avait accompli sur Phobos. L’idée de le voir absent d’Underhill durant un mois ou deux ne déplaisait pas à Maya et Frank, et on lui confia aussitôt un des dirigeables.
Il allait monter vers l’est dans les vents favorables pour placer des éoliennes dans les lits des canaux et les flancs des cratères, aux endroits où les vents étaient les plus forts. Nadia entendit parler pour la première fois de cette expédition quand Arkady se glissa jusqu’à sa chambre.
— Ça me paraît bien, lui dit-elle.
— Tu veux m’accompagner ?
— Pourquoi pas ?
Elle sentait un élancement douloureux dans son doigt fantôme.
Leur dirigeable était le plus grand jamais construit sur le modèle allemand de Friedrichshafen Nach Einmal. Expédié en 2029, il venait juste d’arriver. Il s’appelait l’Arrowhead et mesurait cent vingt mètres d’envergure au bout des ailes, une centaine de mètres de la proue à la poupe, pour une hauteur de quarante mètres.
Sa carcasse interne était en matériau ultra-léger, et il possédait des turbopropulseurs à l’extrémité des ailes ainsi que sous la nacelle. Ils étaient alimentés par de petits moteurs en plastique à batteries solaires disposées sur la partie supérieure de l’enveloppe. La nacelle en forme de crayon occupait une bonne partie de la face ventrale, mais Nadia découvrit que l’intérieur était plus réduit qu’elle ne s’y était attendue, à cause de leur cargaison d’éoliennes. Au décollage, ils ne disposaient que du volume du cockpit, plus deux couchettes exiguës, une minuscule cuisine, des toilettes lilliputiennes, et l’espace minimal pour bouger. Mais, heureusement, la nacelle disposait de hublots des deux côtés, ce qui, en dépit des éoliennes, leur donnait beaucoup de lumière et une assez bonne visibilité.
Ils s’élevèrent lentement. Arkady largua les amarres attachées aux mâts. Les turbopropulseurs étaient au maximum, mais ils étaient dans une atmosphère ténue de 12 millibars. Le cockpit rebondissait lentement, au rythme des flexions de la carcasse interne. Et, à chaque bond, ils gagnaient quelques mètres d’altitude. Pour quiconque avait l’habitude des lancements de fusée, l’effet était particulièrement comique.
— On va gouverner au 360 pour jeter un coup d’œil sur Underhill avant de partir, proposa Arkady quand ils furent à cinquante mètres du sol.
Il inclina le dirigeable et ils entamèrent un virage lent et long, penchés vers le hublot de Nadia.
Des sillons, des trous, des amoncellements de régolite, d’un rouge sombre sur la surface poussiéreuse, orangée, de la plaine – comme si un dragon était venu labourer le sol de ses griffes géantes, répandant son sang en longues traînées. Underhill se situait au centre des blessures. Le site était superbe à contempler : un carré sombre de verre et d’argent, avec des reflets de vert sous le dôme.
Les routes s’en écartaient en étoile vers Tchernobyl et les terrains d’atterrissage du nord. Plus loin, ils découvraient les bulbes allongés des serres et le parc de caravaning…
— Le quartier des alchimistes ressemble encore à l’Oural, commenta Arkady. Il faudrait faire quelque chose pour ça. (Il manœuvra le dirigeable en direction de l’est et le laissa porter par les vents.) Est-ce qu’il ne faudrait pas que je le survole pour profiter du courant ascendant ?
— On ferait mieux de voir comment cet engin se comporte par lui-même, non ? proposa Nadia.
Elle se sentait légère, comme si l’hydrogène des ballonnets compensateurs s’était infiltré dans ses poumons. La vue était stupéfiante. L’horizon brumeux était à une centaine de kilomètres de distance et tous les détails du paysage étaient clairement visibles – les tertres et les cuvettes de Lunae Planum, les collines et les canyons plus marqués, vers les terres ravinées de l’est.
— Ça va être merveilleux.
— Oui.
Il était surprenant qu’ils n’aient jamais encore tenté ce genre de croisière auparavant. Mais voler dans une atmosphère aussi ténue n’avait rien de facile. Le dirigeable constituait la meilleure solution : il était gros, aussi léger que possible, rempli d’hydrogène qui, dans l’air de Mars, n’était pas seulement ininflammable mais également plus léger que tous les autres composants. C’était grâce à l’hydrogène et aux nouveaux matériaux ultra-légers qu’ils avaient réussi à soulever du sol leur cargaison d’éoliennes. Mais, dans le même temps, leur navigation était incroyablement lente.
Ils se laissaient porter. Durant toute la première journée, ils traversèrent les champs de rides de Lunae Planum, poussés vers le sud-est par le vent dominant. Durant une heure ou deux, ils purent observer Juventa Chasma à l’horizon du sud, un canyon qui évoquait un puits de mine géant. Plus loin à l’est, les terres devenaient jaunâtres. Il y avait moins de gravats en surface, et la roche sous-jacente était plus accidentée. Il y avait aussi de nombreux cratères de toutes tailles, avec des rebords plissés et denses, ou bien à demi enfouis. Ils étaient au-dessus de Xanthe Terra, une région élevée topographiquement semblable aux Uplands du sud, qui s’étendait vers le nord entre les dépressions fermées de Chryse et Isidis. Ils survoleraient Xanthe durant plusieurs jours, s’ils continuaient à être portés par les vents dominants d’ouest.
Ils voguaient tranquillement à 10 kilomètres à l’heure. La plupart du temps, ils plafonnaient à une centaine de mètres, ce qui leur donnait un horizon distant de cinquante kilomètres. Et ils avaient ainsi tout le temps d’observer ce qu’ils voulaient, bien que Xanthe ne leur apparût que comme une interminable succession de cratères.
Vers la fin de la soirée, Nadia inclina la proue du dirigeable et entama un cercle dans le vent. Ils tombèrent jusqu’à raser le sol, à une dizaine de mètres, puis jetèrent l’ancre. L’aéronef se redressa, tressauta au bout du câble tendu, puis se stabilisa sous le vent comme un gros cerf-volant. Nadia et Arkady dévalèrent la nacelle vers ce qu’Arkady surnommait le « lance-bombes ». Nadia accrocha une éolienne au treuil. C’était une petite boîte de magnésium avec quatre ailettes et une tige au sommet, qui ne devait pas peser plus de cinq kilos. Ils refermèrent la trappe, chassèrent l’air, et ouvrirent les portes du fond. Arkady se chargea de la manœuvre du treuil, penché vers un hublot. L’éolienne descendit comme un plomb, heurta la surface de sable dur, au flanc sud d’un petit cratère sans nom. Il dégagea le crochet du treuil et le remonta, puis referma la trappe du lance-bombes.
Ils retournèrent au cockpit pour vérifier le fonctionnement de l’éolienne. Elle était posée un peu de guingois, mais ses quatre pales tournaient déjà. On aurait dit un anémomètre construit à partir d’une trousse de météo pour enfants. L’élément thermique, un bobinage de métal qui ferait office de poêle, était placé sur un côté de la base. Avec un bon vent, il pouvait irradier 200 degrés centigrades, ce qui était assez remarquable dans de pareilles conditions de température. Mais pourtant…
— Il va en falloir énormément pour qu’on sente la différence, remarqua Nadia.
— Bien sûr, mais chaque petite chose compte, et c’est de la chaleur gratuite. Non seulement le vent alimente les réchauffeurs, mais aussi les usines qui fabriquent les éoliennes. Je pense que c’est une bonne idée.
Ils s’arrêtèrent encore une fois dans l’après-midi pour déposer une autre éolienne, avant de s’ancrer pour la nuit dans l’abri d’un jeune cratère plissé. Ils cuirent un plat au microondes, dans leur minuscule cuisine, puis s’étendirent sur leurs couchettes. C’était bizarre de se sentir balancer dans le vent, comme sur un bateau au mouillage, bord sur bord. Mais, au bout d’un moment, c’était très relaxant et, très vite, Nadia s’endormit.
Ils s’éveillèrent avant l’aube, larguèrent les amarres et lancèrent le moteur à l’instant où le soleil se levait. À une centaine de mètres de haut, ils contemplèrent les ombres du paysage gagnées par des teintes de bronze au fur et à mesure que le terminateur reculait devant le jour. Un chaos fantastique de rochers et de longues ombres denses se révélait. Le vent du matin soufflait de droite à gauche sur leur étrave et les poussait en direction du nord-est, vers Chryse, sifflant un ton en dessous des turbopropulseurs qui tournaient à plein régime. Puis la terre se perdit, et ils se retrouvèrent au-dessus du premier des chenaux d’écoulement qu’ils devaient survoler, une vallée sinueuse et sauvage, à l’ouest de Shalbatana Vallis. La forme en S de ce petit arroyo était la marque indiscutable de l’eau. Plus tard dans la journée, ils survolèrent le canyon, bien plus large et profond, de Shalbatana, et trouvèrent des signes encore plus évidents : des îles en forme de larmes, des chenaux incurvés, des plaines alluvionnaires, des croûtes. Une inondation énorme avait marqué tout le paysage et créé ce canyon si vaste au-dessus duquel l’Arrowhead ressemblait à un petit papillon.
Les canyons d’écoulement et les hautes terres qui les séparaient rappelaient à Nadia les paysages des westerns américains, avec leurs alluvions, leurs mesas et leurs grands rochers isolés, comme dans Monument Valley – mais le survol, ici, dura quatre jours, et ils passèrent, après Shalbatana, Simud Vallis, Tiu et Ares Vallis, au-dessus d’une succession de chenaux sans nom. Tous témoignaient d’inondations gigantesques qui avaient envahi les terres durant des mois, avec des volumes dix mille fois supérieurs à ceux des crues du Mississippi. À présent, les grands canyons vides ne portaient plus que le vent. Mais il était si fort qu’Arkady et Nadia descendaient plusieurs fois par jour pour poser d’autres éoliennes.
À l’est d’Ares Vallis, ils revinrent vers la région riche en cratères de Xanthe. Des cratères de toutes tailles et de tous âges. Certains avaient été ébréchés par des cratères plus jeunes, d’autres semblaient dater de la veille. Les plus anciens n’étaient visibles qu’à l’aube et au crépuscule, presque effacés sur le plateau. Ils survolèrent Schiaparelli, un cratère géant d’une centaine de kilomètres de diamètre. Lorsqu’ils se retrouvèrent à la verticale du tertre central, les parois délimitaient leur horizon, comme un cercle parfait de collines cernant le monde.
Après cela, ils rencontrèrent pendant plusieurs jours des vents qui soufflaient du sud. Ils entrevirent Cassini, autre vaste cratère ancien, avant de voir défiler des centaines de petits cratères. Chaque jour, ils déposaient plusieurs éoliennes. Ce voyage dans le ciel de Mars leur donnait une plus juste mesure des dimensions de la planète, et le projet commençait à paraître ridicule, comme s’ils essayaient de faire fondre l’Antarctique en parachutant des milliers de camping-gaz.
— Non, il en faudrait des millions et des millions pour qu’on sente la différence de température, dit Nadia alors qu’ils venaient de mettre en place une autre éolienne.
— Exact. Mais ça plairait trop à Sax. Il dispose d’une chaîne d’assemblage automatique. Il n’y a que la distribution qui pose problème. De plus, ça n’est qu’un des éléments de la campagne qu’il prépare. (Il montra l’arc immense de Cassini, à l’horizon du nord-ouest.) Sax aimerait bien creuser d’autres grands trous comme celui-là. Aller capturer des petites lunes de glace au large de Saturne ou dans la ceinture des astéroïdes pour les remorquer jusqu’ici et les piler. Il aimerait tellement avoir des cratères chauds, faire fondre le permafrost – ça ferait autant d’oasis.
— Plutôt sèches, non ? La plus grande partie de la glace serait perdue en entrant dans l’atmosphère.
— Bien évidemment, mais de la vapeur d’eau, ça ne nous ferait pas de mal.
— Mais la glace ne va pas s’évaporer, elle va se désintégrer au niveau moléculaire.
— Une partie, oui. Mais il nous restera toujours l’hydrogène et l’oxygène, dont nous avons grand besoin.
— Parce qu’on ramènerait de l’hydrogène et de l’oxygène de Saturne ? Alors qu’on en a déjà des quantités ici même ?… Il suffit de casser la glace…
— Ça aussi, ça fait partie de ses projets.
— Je suis impatiente de savoir ce qu’Ann en pense. (Nadia soupira.) La chose à faire, je suppose, serait de râper un astéroïde de glace dans l’atmosphère avec des aérofreins, et comme ça il brûlerait sans dispersion moléculaire. La vapeur d’eau serait utile, c’est vrai, mais il n’est pas question de bombarder la surface avec l’équivalent d’une centaine d’ogives à hydrogène.
Arkady acquiesça.
— Excellente idée ! Tu devrais la soumettre à Sax.
— C’est toi qui le lui diras.
À l’est de Cassini, le terrain apparut plus chaotique que jamais. C’était une des régions les plus vieilles de la planète, criblée de cratères jusqu’à saturation lors des bombardements torrentiels des premiers âges. Un no man’s land issu d’une titanesque guerre de tranchées et dont la vue laissait paralysé, comme après l’explosion d’un obus cosmique.
Et ils continuaient de flotter dans le ciel. Tantôt à l’est, au nord-est, au sud-ouest, au sud, au nord, à l’est… Ils atteignirent les confins de Xanthe pour entamer la descente de la longue pente de Syrtis Major Planitia. Une plaine de lave, moins riche en cratères que Xanthe. La pente s’accentuait jusqu’à un bassin au plancher lisse : Isidis Planitia, l’une des régions les plus basses de Mars. C’était le secteur essentiel de l’hémisphère nord et, après les Highlands du sud, Isidis semblait particulièrement plate et douce. Mais aussi particulièrement vaste. Un matin, alors qu’ils prenaient leur altitude de croisière, ils découvrirent trois pics à l’horizon d’est. Ils venaient d’atteindre Elysium, le seul autre « continent géant » comparable à Tharsis. En fait, il était un peu plus réduit, mais quand même important. Il se déployait sur mille kilomètres, avec une altitude moyenne de 10 000 mètres par rapport aux régions environnantes. Tout comme Tharsis, il était cerné de terrains fracturés, entaillés par les mouvements de surrection. Ils survolèrent bientôt la plus occidentale de ces régions, Hephaestus Fossae. La vue était totalement étrangère : cinq longs canyons profonds couraient en parallèle, comme des traces de griffes dans le socle rocheux. Au-delà s’étendait Elysium, en forme de selle, Elysium Mons et Hecates Tholus s’érigeant aux deux extrémités de la dorsale, à 5 000 mètres plus haut. Sublime. Tout ici était plus immense que ce qu’ils avaient découvert jusqu’alors, et ils restèrent muets un long moment, tandis que le dirigeable dérivait vers la chaîne, lentement.
— On dirait le Karakoram, dit enfin Arkady. Ou le désert d’Himalaya. Mais ce sont des exemples trop simples. Ces volcans ressemblent au Fuji Yama. Un jour, des gens les escaladeront en pèlerinage.
— Je me demande à quoi vont ressembler les volcans de Tharsis. Est-ce qu’ils sont vraiment deux fois plus hauts que ceux-là ?…
— Au moins. Tu n’es pas d’accord ? Ça ne te fait pas penser au Fuji Yama ?
— Non, ils sont moins escarpés. Mais tu as déjà vu le Fuji Yama ?
— Non. Je pense qu’on ferait bien de tourner autour. Je ne suis pas certain que nous ayons assez d’altitude pour franchir ces montagnes.
Ils relancèrent les propulseurs et mirent le cap au sud, aidés par les vents qui, eux aussi, contournaient Elysium.
L’Arrowhead, au sud-est, survola une région accidentée : Cerberus Rupes et, durant toute la journée, ils mesurèrent à vue leur avance par rapport à Elysium, qui défilait lentement sur leur gauche. Les heures passaient et le massif géant diminua bientôt derrière les hublots. Ils avaient maintenant conscience des dimensions de Mars. Ils avaient toujours tous répété que Mars représentait plus en surface que la Terre – et leur périple autour d’Elysium venait de leur en apporter la preuve.
Les jours s’écoulaient : ils s’élevaient dans l’air glacé chaque matin au-dessus des terres rougeâtres de rocaille, et redescendaient à l’heure du crépuscule pour s’amarrer.
Un soir, ils constatèrent que le stock d’éoliennes avait diminué et ils rapprochèrent leurs deux couchettes le long des hublots de tribord. Ils n’en discutèrent pas auparavant, comme si le réaménagement était évident et qu’ils étaient d’accord depuis longtemps. Ils se bousculèrent, mais intentionnellement cette fois, et avec plaisir, jusqu’à ce qu’Arkady la serre entre ses bras comme un grand ours, rieur, et Nadia le repoussa vers leurs deux couchettes jumelles. Ils s’embrassèrent comme de jeunes amants et firent l’amour une bonne partie de la nuit. Puis ils s’endormirent, et refirent l’amour dans la clarté rose de l’aube. Ils recommencèrent chaque nuit sous les étoiles, tandis que le dirigeable dansait doucement au bout de ses amarres.
Ils se parlaient dans le roulis du vent, et c’était encore plus romantique qu’à bord d’un train ou d’un paquebot.
— Nous avons d’abord été des amis, lui dit Arkady. C’est ce qui fait la différence, tu ne crois pas ? Je t’aime.
Il pointa le doigt sur elle, comme s’il voulait éprouver l’effet de ces mots. Pour Nadia, il était évident qu’il ne les avait pas souvent prononcés, et qu’ils avaient tout leur sens. Il accordait tellement d’importance aux idées !
— Moi aussi, je t’aime ! lui dit-elle.
Chaque matin, il arpentait l’étroite nacelle entièrement nu, ses cheveux roux brillant dans la lumière horizontale du matin. Nadia l’observait de sa couchette. Sereine et heureuse, à tel point qu’elle devait se remémorer que cette impression était probablement due à la faible pesanteur de Mars. Mais c’était tellement agréable.
Une nuit, alors qu’ils allaient s’endormir, elle lui demanda avec curiosité :
— Pourquoi moi ?
— Mmm ?…
— J’ai dit « pourquoi moi » ? Arkady Nikeliovich, tu aurais pu aimer n’importe quelle autre femme, et elle t’aurait aimé autant que moi. Même Maya.
Il grommela.
— Ah, ça, oui ! Maya ! Seigneur ! J’aurais pu avoir le bonheur de posséder Maya Katarina ! Comme Frank et John ! (Ils rirent ensemble.) Mais comment j’ai pu passer à côté d’une affaire pareille ? Suis-je idiot !
Il était convulsé de rire jusqu’à ce qu’elle lui tapote le ventre.
— D’accord, d’accord. Alors, les autres ? Les plus jolies ? Janet, Ursula, ou Samantha ?
Il se redressa sur un coude.
— Allons… Tu veux me dire que tu ne sais pas ce qu’est la beauté ?
— Mais bien sûr que non, fit Nadia, obstinée.
Arkady affecta de ne pas l’entendre.
— La beauté, c’est la puissance et l’élégance, l’acte légitime, la fonction qui renforce la forme, l’intelligence, la raison. Et très souvent… (Il sourit et lui toucha le ventre.) Elle s’exprime en courbes.
— Oui, ça, j’ai pris des courbes, fit-elle en repoussant sa main.
Il se pencha et essaya de lui mordre un sein, mais elle se déroba.
— La beauté, c’est toi, Nadiejda Francine. Selon ces critères, tu es la reine de Mars.
— Tu n’es pas un type très conventionnel.
— Oh, non ! hurla-t-il. Et jamais je ne l’ai revendiqué ! Sauf devant certains comités de sélection. Un homme conventionnel ! Ah, ah, ah ! Ce sont les hommes conventionnels qui tournent autour de Maya. C’est ce qu’ils méritent.
Et il repartit d’un rire farouche.
C’était le matin quand ils franchirent les ultimes collines en dents de scie de Cerberus pour aborder la plaine poussiéreuse d’Amazonis Planitia. Arkady fit descendre le dirigeable pour déposer une éolienne dans une passe, entre deux des dernières buttes du vieux Cerberus. Quelque chose cassa dans le verrouillage du treuil, et il cassa alors que l’éolienne n’était qu’à mi-hauteur. Elle tomba sur sa base. Vue d’en haut, elle semblait intacte, mais quand Nadia descendit avec l’élingue pour vérifier son état, elle s’aperçut que la plaque thermique s’était détachée.
C’est alors qu’elle entrevit quelque chose. À l’intérieur du coffrage. C’était d’un verdâtre terne, marqué de bleu. Elle pointa un tournevis sur la chose et la piqua avec précaution.
— Merde !
— Comment ? cria Arkady.
Elle l’ignora et gratta un peu de la substance dans le sac où elle mettait ses écrous et ses rivets. Puis elle reprit l’élingue et cria :
— Remonte-moi.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Remonte-moi, c’est tout.
Il referma les volets du lance-bombes derrière elle.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle enlevait son casque.
— Tu sais très bien ce qui se passe, espèce de salopard !
(Elle lui envoya une gifle et il tituba en reculant, percutant la pile d’éoliennes.)
— Aïe ! (Il venait de se cogner le dos dans une pale.) Hé, Nadia, c’est quoi ton problème ?
Elle décrocha le sac de son marcheur et l’agita sous ses yeux.
— Le problème, c’est ça ! Comment as-tu pu faire ça ? Comment as-tu osé me mentir à ce point ? Salaud, est-ce que tu te rends seulement compte des ennuis que nous allons avoir ? Ils vont débarquer sur Mars et tous nous réexpédier vers la Terre !
Arkady la dévisageait, les yeux ronds, en se frottant le menton.
— Nadia, je ne te mentirais pas. Je ne mens jamais à ceux que j’aime. Voyons ce que tu rapportes.
Elle lui rendit son regard. Il tendait le bras. Puis il haussa les épaules et elle plissa le front.
— Tu ne sais pas ce qu’il y a là-dedans ?
— Mais quoi donc ?
Elle ne pouvait croire qu’il feignait l’ignorance : ça n’était pas dans son style. Ce qui conférait tout à coup un nouvel aspect étrange aux choses.
— Certaines de nos éoliennes sont de petites fermes d’algues.
— Quoi ?
— Ces putains de moulins que nous avons semés un peu partout. Ils sont bourrés de cette nouvelle algue de Vlad, ou de lichen, ou de je ne sais quoi. Regarde.
Elle posa le sac sur la petite table, l’ouvrit, et se servit du tournevis pour entrebâiller l’intérieur. Ils virent des petites grappes noueuses d’algue bleuâtre. De la vie martienne surgie d’un ancien magazine de SF.
Ils restaient hypnotisés.
— Bon Dieu ! fit Arkady.
Il se pencha jusqu’à ce que ses yeux ne soient plus qu’à un centimètre de la chose.
— Tu me jures que tu l’ignorais ? insista Nadia.
— Je te le jure. Nadia, jamais je n’aurais fait ça. Tu le sais…
Elle souffla longuement.
— Eh bien… Apparemment, ça n’est pas le cas de nos copains.
Il se redressa en hochant la tête.
— C’est vrai. (Il réfléchissait intensément. Il s’approcha des éoliennes et en prit une.) Ça se trouvait où ?
— Derrière la plaque thermique.
Ils l’ouvrirent avec les outils de Nadia. Et trouvèrent une autre colonie d’algues d’Underhill. Nadia sonda les bords de la plaque et découvrit deux petits gonds.
— Regarde, c’était prévu pour s’ouvrir.
— Mais par quel moyen ?
— Par radio ?
— Bon Dieu ! (Arkady se mit à arpenter la travée étroite.) Je veux dire…
— Ces dirigeables, on en a construit combien, jusqu’ici ? Dix ? Vingt ? Et ils vont tous distribuer ces choses ?…
Il se mit à rire, la tête en arrière, d’un rire sauvage qui partageait sa barbe rousse.
Nadia ne trouvait rien de drôle à ça, mais elle ne put s’empêcher de sourire devant sa réaction.
— Mais ça n’a rien de drôle ! On est dans une sale situation !
— Peut-être.
— Mais si, absolument ! Et c’est de ta faute ! Certains de ces fous de biologistes du parc ont pris au sérieux tes vantardises d’anarchiste !
— Eh bien, c’est au moins un point en leur faveur, à ces salauds. (Il retourna dans la cuisine pour examiner la touffe de choses bleues qu’ils avaient posée sur la table.) De qui crois-tu que nous parlions exactement ? Combien de nos amis sont au courant ? Et pourquoi, au nom du ciel, ne m’ont-ils rien dit ?
Elle savait qu’il était ulcéré. En fait, plus il réfléchissait à la chose, moins il la trouvait drôle. Parce que ces algues signifiaient qu’il existait une sous-culture à l’intérieur de leur groupe, qui agissait hors de la supervision de l’AMONU, mais qui n’avait pas voulu qu’Arkady fût au courant. Même s’il avait été le premier et le plus fervent avocat de ce genre de subversion. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Que certains étaient de son côté mais ne lui faisaient pas confiance ? Qu’il existait des dissidents avec un programme concurrent ?
Impossible de le savoir. Ils levèrent l’ancre et montèrent dans le ciel au-dessus d’Amazonis. Ils survolèrent un cratère de taille moyenne appelé Pettit. Arkady remarqua que c’était un emplacement parfait pour une éolienne, mais Nadia lui répondit par un grognement irrité. Ils essayaient de définir la situation. Il était certain que plusieurs personnes des labos d’ingénierie génétique devaient être dans le coup, sinon tous. Et Sax, responsable de la conception des éoliennes, en faisait certainement partie. Hiroko, quant à elle, avait toujours soutenu le projet des éoliennes, mais ils n’avaient jamais vraiment compris pourquoi.
Ils en discutèrent tout en démontant complètement l’éolienne. La plaque thermique constituait un fond pour le compartiment qui contenait les algues. Quand ce fond s’ouvrait, les algues étaient libérées dans une zone légèrement plus chaude que l’environnement extérieur. Chaque éolienne était donc destinée à fonctionner comme une micro-oasis et, si les algues réussissaient à survivre, elles pouvaient croître au fur et à mesure que la température du site s’élevait, avant de se développer au-delà. La plaque de réchauffement n’était là que pour les démarrer, rien de plus. C’était du moins ce qu’avaient pensé ses concepteurs.
— En tout cas, les deux premières pommes sur Mars, c’est nous, fit Arkady.
— Mais je ne vois pas quels ennuis ça pourrait nous attirer. On ne savait rien de tout ça.
— Qui va nous croire ?
— Oui, c’est juste. Ces salauds nous ont vraiment eus…
Il était évident que c’était ce qui le perturbait. Bien sûr, ils avaient contaminé Mars avec des biotopes étrangers, mais, surtout, il avait été tenu à l’écart d’un secret. Les hommes étaient souvent incroyablement égomaniaques. Et Arkady plus que certains, avec son groupe de partisans qui approuvaient toutes ses positions, qui le suivaient en toutes choses. L’ensemble de l’équipe de Phobos, et de nombreux programmeurs d’Underhill.
Si certains des siens lui cachaient des choses, c’était terrible. Mais si un autre groupe dissimulait d’autres secrets, c’était plus grave encore, parce que cela impliquait une interférence, une compétition.
Il ne semblait ni furieux ni séduit, et Nadia décida finalement qu’il éprouvait les deux émotions en même temps : c’était typique de lui. Il sentait les choses librement et à fond, sans trop se soucier de leurs conséquences. Mais elle n’était pas certaine pour sa part d’apprécier ses réactions, cette fois, et elle lui en fit part d’un ton très irrité.
— Mais tu ne comprends donc pas ? cria-t-il. Pourquoi m’auraient-ils tenu à l’écart de ce secret, alors que c’était mon idée ?
— Parce qu’ils devaient savoir que je t’accompagnerais. S’ils t’avaient mis au courant, tu me l’aurais répété. Et alors, j’aurais tout bloqué.
Il explosa d’un rire énorme.
— Alors, pour toi, ils ont été pleins d’égards !
— Va te faire foutre !
Les ingénieurs bio, Sax, les alchimistes qui mettaient les choses au point. Des gens des communications, probablement… Ils devaient être des dizaines à être au courant.
— Et Hiroko ? demanda Arkady.
Ils n’avaient aucune idée à son sujet. Ils ne connaissaient pas suffisamment ses opinions. Nadia avait la quasi-certitude qu’elle avait participé à ce plan, sans pouvoir préciser pour quelle raison.
— Je suppose que c’est à cause de ce groupe qui s’est formé autour d’elle, toute la ferme, plus un grand nombre d’autres, qui la respectent… et la suivent. Ann y compris, en un sens. Si ce n’est qu’Ann va hurler en apprenant ça ! Mais je suis certaine qu’Hiroko aurait été au courant de n’importe quel secret, surtout s’il s’agit des systèmes écologiques. Les ingénieurs génétiques travaillent avec elle la plupart du temps. Pour certains d’entre eux, elle est une sorte de gourou. Ils ont peut-être écouté ses conseils pour mettre au point ces algues !
— Mmm…
— En tout cas, ils ont eu son accord. Je dirais même sa permission.
Arkady hocha la tête.
— Je vois ce que tu veux dire.
La plaine qu’ils survolaient semblait maintenant différente à Nadia. Elle avait été ensemencée, et elle allait changer, inévitablement. Ils parlèrent des autres projets de terraforming de Sax : les miroirs géants placés sur orbite qui renverraient les rayons du soleil sur le terminateur, à l’aube et au crépuscule, le carbone semé sur les calottes polaires, l’aréothermie, les astéroïdes de glace importés. Il semblait bien que tout cela fût pour bientôt. Ils avaient contourné le débat et ils allaient modifier la face de Mars.
Au soir du deuxième jour qui suivit leur découverte, ils préparaient leur repas, à l’ancrage dans un petit cratère, lorsqu’ils reçurent un appel d’Underhill, relayé par satellite.
— Hé, vous deux ! lança la voix de John Boone. On a un problème !
— Vous aussi ? fit Nadia.
— Pourquoi ? Quelque chose ne va pas ?
— Non, non.
— Bien, parce que je ne voudrais pas que vous en ayez deux ! Une tempête de poussière vient de se former dans la région de Claritas Fossae, et elle se développe. Elle monte vers le nord à toute vitesse. On pense qu’elle vous atteindra dans un jour au plus.
— Est-ce que ça n’est pas un peu tôt pour les tempêtes ? demanda Arkady.
— Non… On est à Ls = 240, et c’est la période. Le printemps austral. En tout cas, elle vous arrive droit dessus.
Il leur transmit un cliché satellite qu’ils examinèrent attentivement. La région sud de Tharsis était obscurcie par un nuage jaune amorphe.
— On ferait mieux de rentrer dès maintenant, dit enfin Nadia.
— De nuit ?
— On pourrait marcher sur les batteries, et on les rechargerait demain matin. Après, nous n’aurons pas beaucoup de lumière, à moins que nous ne parvenions à monter au-dessus de la tempête.
Après en avoir discuté avec John, puis Ann, ils larguèrent les amarres. Le vent les porta vers l’est-nord-est, ce qui les amènerait à passer immédiatement au sud d’Olympus Mons. Ensuite, ils espéraient pouvoir contourner le flanc nord de Tharsis, ce qui les abriterait de la tempête, pour quelque temps au moins.
La nuit, tout était plus bruyant. Le vent, sur l’enveloppe du ballon, émettait une plainte continue auprès de laquelle le bruit des moteurs n’était qu’un timide bourdonnement. Le cockpit n’était éclairé que par la lueur verte des instruments de bord. Ils parlaient à voix basse, tandis que le monde obscur défilait sous eux. Il leur restait environ 3 000 kilomètres à parcourir jusqu’à Underhill, ce qui représentait trois cents heures de navigation. C’est-à-dire douze jours, plus ou moins. Mais la tempête, si elle se comportait comme toutes les autres, s’abattrait sur eux bien avant. Après… il était difficile d’émettre des suppositions. Sans soleil, les propulseurs videraient les batteries, et ensuite…
— Est-ce que nous ne pourrions pas nous laisser porter par le vent ? suggéra Nadia. En n’utilisant les moteurs que pour rectifier le cap ?
— Peut-être. Mais ces machines ont été conçues pour que les propulseurs assurent la poussée verticale, tu sais…
— Oui.
Elle fit du café, qu’ils burent en silence dans le cockpit, les yeux rivés sur le petit écran radar.
— Il va probablement falloir que nous larguions tout ce qui ne nous est pas absolument nécessaire. À commencer par ces saletés d’éoliennes.
— C’est autant de lest. Gardons-le pour reprendre de l’altitude quand nous en aurons besoin.
La nuit était interminable. Arkady prit la relève de quart, et Nadia dormit pendant une heure d’un sommeil agité. Quand elle regagna le cockpit, elle constata que la masse noire de Tharsis s’avançait sur eux. Les deux volcans les plus au nord du trio, Ascraeus Mons et Pavonis Mons, se découpaient comme des bosses obscures sur le fond des étoiles, au bord du monde. Sur leur gauche, Olympus se dressait encore sur l’horizon. Ils avaient l’impression, avec ces trois volcans géants, de voler à l’intérieur d’un canyon de titans. L’écran radar reproduisait le paysage en miniature, tracés verts sur la grille de mesures.
Puis, dans l’heure qui précéda l’aube, il leur sembla qu’un autre volcan se dressait derrière eux. Car tout l’horizon du sud s’élevait vers le ciel, occultant les étoiles, noyant Orion dans le noir. La tempête accourait.
Elle s’abattit sur eux au lever du jour, masquant le ciel rouge de l’est, déferlant en vagues de pénombre couleur de rouille. Le grondement assourdi du vent autour de la nacelle se changea en un hurlement. La poussière les fouettait en lanières violentes, à une vitesse terrifiante. Le vent s’amplifia encore et la nacelle tressauta et vibra tandis que toute la membrure du dirigeable se déformait.
Par chance, ils continuaient à faire route vers le nord.
— J’espère que le vent va s’enrouler autour de l’épaulement nord de Tharsis, dit Arkady.
Nadia ne put qu’acquiescer en silence. Ils n’avaient pas eu la moindre occasion de recharger les batteries après leur vol nocturne et, sans soleil, les moteurs ne tourneraient plus très longtemps.
— Hiroko m’a dit que l’ensoleillement du sol pendant une tempête est censé être supérieur de 15 % à la normale, dit Nadia. À la hauteur où nous nous trouvons, ça devrait être encore plus important. Donc, nous finirons par nous recharger, mais ce sera lent. Il est possible que les propulseurs ne nous servent pas à grand-chose cette nuit.
Elle pianota les données sur son clavier. Ils couraient un danger sérieux : elle le lisait sur le visage d’Arkady : ça n’était pas de la peur, ni même de l’anxiété – tout simplement, son sourire était bizarre. S’ils étaient incapables de se servir des moteurs, ils ne pourraient pas corriger leur direction, et ils seraient même dans l’incapacité de garder leur altitude. Ils pouvaient descendre, c’était vrai, et tenter de s’amarrer. Mais ils ne disposaient que de quelques semaines de vivres, et des tempêtes comme celle-ci duraient souvent deux ou trois mois.
— Voilà Ascraeus Mons ! s’exclama Arkady en montrant l’écran radar. L’image est bonne… C’est la meilleure que nous puissions avoir cette fois-ci, je le crains. Dommage. J’avais tellement envie de les voir tous ! Tu te souviens d’Elysium ?
— Mais oui, mais oui, fit Nadia d’un ton distrait.
Elle était occupée à vérifier les charges de batteries en simulation. Le soleil était presque en périhélie, ce qui expliquait le déclenchement de la tempête. Les instruments indiquaient que 20 % seulement de la pleine clarté solaire les pénétreraient à ce niveau (alors que Nadia, à vue, estimait son intensité à 30 ou 40…). Ils pourraient donc utiliser les propulseurs à mi-temps, ce qui les aiderait formidablement. Ils se déplaçaient actuellement à 12 kilomètres à l’heure environ, et ils perdaient de l’altitude, même si le terrain s’élevait. Avec les moteurs, ils pourraient garder une altitude fixe, et corriger leur cap d’un ou deux degrés.
— Cette poussière, tu mesures sa densité à combien ?
— Sa densité ?
— Oui, je veux dire : combien de grammes au mètre cube ? Essaie d’avoir Ann ou Hiroko par radio, tu veux ?
Elle retourna au tableau de bord pour essayer de trouver comment alimenter les propulseurs. L’hydrazine, pour les pompes à vide du lance-bombes, qui pourraient être reliées aux propulseurs, probablement… Elle était en train de dégager une des maudites éoliennes à grands coups de pied, quand elle s’arrêta. Les plaques thermiques étaient alimentées par la charge électrique générée par les pales. Si elle pouvait dévier cette charge dans les batteries des moteurs, il suffirait de fixer des éoliennes sur les flancs de la nacelle. Le vent ferait tourner les pales et les propulseurs pourraient fonctionner avec cette énergie d’appoint. Elle fouillait déjà dans son coffre à outils, en quête de câbles et de transformateurs. Elle confia son idée à Arkady et il eut son habituel rire fou.
— Bonne idée, Nadia ! Excellente idée !
— Si ça marche.
Sa réserve d’outils était tristement réduite par rapport à son arsenal habituel. Elle rassemblait ceux qui lui étaient nécessaires dans la clarté jaune sinistre qui vacillait à chaque bourrasque de vent. L’obscurité extérieure était déchirée de nuages denses et sulfureux qui zébraient la tempête comme autant d’éclairs. La poussière devait les balayer à plus de 300 kilomètres à l’heure. Même sous une pression de 12 millibars, le vent secouait violemment le dirigeable et, dans le cockpit, Nadia entendait Arkady jurer contre l’inefficacité de l’autopilote.
— Reprogramme-le ! lança Nadia, puis, se rappelant soudain les simulations sadiques d’Arkady sur l’Arès, elle ajouta en riant : Problème ! Problème !
Et elle continua de rire en écoutant ses jurons, avant de se mettre au travail.
Avec le vent en poupe, au moins, ils allaient plus vite. Arkady était en liaison avec Ann et répéta ses informations en hurlant. La poussière était extrêmement fine, composée de particules d’un diamètre de 2,5 microns en moyenne. La masse totale de la colonne était de 10-3 par cm-2. Ça n’était pas trop grave. L’ensemble, ramené au sol, ne laisserait qu’une couche infime, ce qui confirmait ce qu’ils avaient observé sur les largages les plus anciens d’Underhill.
Quand elle eut refait les câblages d’un certain nombre d’éoliennes, elle regagna le cockpit en vacillant.
— Ann dit que la force du vent doit diminuer près du sol, lui annonça Arkady.
— Bien. Parce qu’il va falloir nous poser si on veut fixer les éoliennes.
Le soir venu, ils descendirent sans la moindre visibilité, et laissèrent traîner l’ancre jusqu’à ce qu’elle se bloque. Le vent était effectivement moins fort, mais Nadia fut quand même chahutée sérieusement pendant sa descente en élingue, sous les nuages déferlants de poussière. Enfin, elle sentit le sol sous ses bottes ! Elle se détacha de l’élingue, courbée dans le vent. Même affaibli, il paraissait lui envoyer de grandes gifles et elle sentait affluer en elle ce vieux sentiment de vide. La visibilité ondulait avec les vagues jaunes de poussière et Nadia était désorientée. Sur Terre, un vent d’une pareille force l’aurait balayée comme un brin de paille.
Mais là, elle parvenait à se maintenir au sol. Arkady avait manœuvré le treuil pour tendre le câble d’amarrage, et l’Arrowhead, tout proche à présent, était un toit vert et ventru qui projetait une ombre étrangement dense.
Elle démonta les câblages des turbopropulseurs des ailes pour les fixer sur le dirigeable avant de les sertir dans les contacts, à l’intérieur. Elle travaillait aussi vite que possible pour éviter une exposition prolongée à la poussière. Le ventre du dirigeable tressautait dans les bourrasques.
Avec quelque difficulté, elle perça des trous dans le fuselage de la nacelle et y fixa dix éoliennes maintenues par des écrous. Elle finissait le câblage entre les éoliennes et les contacts des propulseurs lorsque le dirigeable chuta brutalement. Si vite qu’elle dut se jeter à plat ventre, la perceuse pressée douloureusement contre son estomac.
— Merde !
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Arkady dans l’intercom.
— Rien. Quel merdier ! On dirait que je travaille sur un trampoline.
Elle précipita son travail. À l’instant où elle finissait, le vent reprit de la violence, et elle dut ramper jusqu’à la trappe en haletant.
En enlevant son casque, elle cria à Arkady :
— Ce gros machin a bien failli m’écraser !
Tandis qu’il se battait pour dégager l’ancre, elle s’avança en titubant dans la nacelle, rassembla tout ce dont ils n’auraient plus besoin (matelas, lampe, ustensiles de cuisine, couverts, bouquins, plus quelques échantillons de rocs) par la trappe du lance-bombes. Si un jour un voyageur rencontrait tout ça, se dit-elle, il se poserait certainement des questions.
Ils durent pousser les propulseurs au maximum pour dégager l’ancre. Après quoi, libérés, ils volèrent comme une feuille dans le vent de novembre. Ils continuaient en poussée maximale pour reprendre de l’altitude au plus vite. Il y avait quelques volcans entre Olympus et Tharsis, et Arkady souhaitait plafonner à plusieurs centaines de mètres au-dessus. Sur l’écran radar, Ascraeus Mons disparaissait à l’arrière. Quand ils furent bien au nord, ils purent mettre le cap à l’est et essayer de définir une course autour du flanc nord de Tharsis et, de là, jusqu’à Underhill.
Mais, durant les longues heures qui suivirent, ils découvrirent que le vent soufflait vers le bas de la pente nord de Tharsis, prenant leur étrave par le travers et, même lorsqu’ils lançaient les propulseurs à fond vers le sud-est, ils dérivaient vers le nord-est, tout au mieux. Dès qu’ils tentaient d’aller contre le vent, le malheureux Arrowhead était secoué comme un planeur et ils avaient l’impression que la nacelle était suspendue à un élastique. Malgré toutes leurs tentatives, ils n’arrivaient pas à prendre le bon cap.
L’obscurité revint. Ils avaient été déportés un peu plus loin au nord-est. S’ils continuaient, ils allaient passer à quelques centaines de kilomètres au large d’Underhill. Ensuite, ils n’auraient plus aucun refuge possible. Ils allaient être balayés jusqu’à Acidalia, jusqu’à Vastitas Borealis, vers la mer pétrifiée de dunes noires. Et ils n’avaient plus assez d’eau ni de vivres pour refaire le tour de la planète.
Nadia partagea un repas poussiéreux avec Arkady, en essayant de réfléchir à une solution. Il observait l’écran radar en silence, l’air inquiet.
— Écoute, dit-elle, si nous pouvions capter les signaux des transpondeurs en nous dirigeant vers Chasma Borealis, nous pourrions nous poser. Et alors, on pourrait envoyer un des patrouilleurs robots pour nous récupérer. Ils se déplacent très bien dans la tempête, ils n’ont pas besoin de voir. On laisserait l’Arrowhead à l’amarrage.
Arkady la dévisagea, avala une bouchée et dit :
— Bonne idée.
À condition de pouvoir capter les signaux des transpondeurs.
Arkady appela Underhill. Il parvint à se faire comprendre en dépit des crépitements d’électricité statique. Durant toute la nuit, ils discutèrent avec les autres, à propos des fréquences, des canaux, de la poussière qui devait atténuer les signaux déjà faibles des transpondeurs, etc. Les transpondeurs avaient été conçus pour indiquer leur route aux patrouilleurs qui passaient à proximité, et au sol. Les capter allait donc être un réel problème.
Underhill pouvait donner leur position avec précision et leur indiquer les points de descente. Leur propre carte radar leur tracerait la route. Mais ni l’une ni l’autre de ces deux méthodes ne serait parfaitement exacte, et il serait presque impossible de trouver la route dans cette tempête s’ils ne se posaient pas dessus. Une erreur de dix kilomètres, et elle serait au-delà de l’horizon. Et ils perdraient toutes leurs chances. Ils auraient plus de chance s’ils accrochaient les signaux d’un des transpondeurs.
En tout état de cause, Underhill dépêcha un patrouilleur robot vers le nord. Il devrait arriver dans le secteur qu’ils espéraient traverser dans cinq jours. Nadia et Arkady avançaient à 30 kilomètres à l’heure, et atteindraient leur but dans quatre jours environ.
Quand tous les plans furent établis, ils décidèrent des tours de veille pour la nuit. Nadia, entre deux tours, ne trouvait pas le sommeil, ou mal, dans les secousses du vent.
La nacelle sentait la poussière, la sueur, et aussi l’hydrazine. En dépit des joints micronisés, un film blanc s’était déposé sur les parois. Nadia passa les doigts sur une cloison de plastique bleu et les regarda. Incroyable…
Ils passaient de la pénombre des jours aux nuits sans étoiles, secoués sans cesse. Le radar leur montra ce qui devait être le cratère de Fensekov, à la verticale. Ils étaient inéluctablement emportés vers le nord-est, sans aucune chance de pouvoir défier la tempête. La route du pôle était leur unique chance. Entre ses quarts, Nadia faisait le tri des choses qu’ils pouvaient jeter par-dessus bord, et découpait même certaines parties de la nacelle qu’elle ne jugeait pas essentielles. Les ingénieurs de Friedrichshafen en auraient frémi. Mais les ingénieurs allemands en faisaient toujours trop, et, sur Terre, personne n’était capable de penser en termes de gravité martienne.
Tandis qu’elle s’activait à réduire le dirigeable à une simple carcasse mobile et habitable, Arkady l’encourageait. Nu, couvert de poussière, géant roux et chantonnant, il surveillait l’écran radar, préparait leurs petits repas et observait leur avance. Impossible de ne pas partager son excitation, de ne pas admirer comme lui les grandes bourrasques de poussière. La tempête semblait souffler dans son sang.
Trois longues journées passèrent ainsi, dans la tourmente orange. Au quatrième jour, peu après midi, ils mirent la radio à plein volume et guettèrent le souffle de la statique sur la fréquence des transpondeurs. Nadia était hypnotisée par l’écoute de ce bruit blanc et dérivait vers le sommeil. Car ils dormaient peu. Elle était au seuil de l’inconscience quand Arkady lui parla. Elle sursauta.
— Tu entends ? répéta-t-il.
Elle écouta intensément et secoua la tête.
— Une sorte de ping, ajouta-t-il.
Oui, elle entendait un petit bip.
— C’est ça ?
— Je le pense. On va descendre aussi vite que possible. Il faut que je vide quelques ballonnets.
Il pianota quelques touches du clavier de contrôle, le dirigeable s’inclina vers l’avant, et ils commencèrent à tomber très vite. Les chiffres de l’altimètre défilaient. L’écran radar leur révéla un sol plat. Le ping se fit plus fort – sans récepteur directionnel, c’était leur unique moyen de calculer leur approche.
Ping… ping… ping… Nadia, dans son état d’épuisement, était incapable de savoir s’il augmentait ou diminuait.
— Il diminue, fit Arkady. Tu ne crois pas ?…
— Je ne sais pas.
— Mais si.
Il lança les propulseurs et, dans leur ronronnement, le signal s’atténua. Il fit pivoter le dirigeable, qui fut durement secoué. Il lutta pour contrôler sa chute, mais le délai était trop long entre les mouvements des volets et les soubresauts du dirigeable. En réalité, ils ne faisaient qu’amortir un crash inévitable. Le ping se faisait plus faible.
Quand l’altimètre indiqua qu’ils étaient suffisamment bas pour larguer l’ancre, ils s’exécutèrent aussitôt et attendirent, angoissés. Ils jetèrent toutes leurs amarres, et l’Arrowhead fut enfin bloqué. Nadia enfila sa tenue et sauta sur l’élingue. Elle descendit vers la surface, dans une aube couleur chocolat, ployée dans le torrent changeant du vent. Elle était écrasée par un épuisement physique qu’elle n’avait jamais connu. Elle ne progressait qu’avec difficulté. Dans son intercom, le signal du transpondeur résonnait et le sol devenait pentu. Elle lutta pour conserver son équilibre. Le ping se fit plus net.
— On aurait dû écouter avec nos intercoms, dit-elle à Arkady. C’est bien mieux.
Une bourrasque la fit tomber. Elle se releva et reprit péniblement sa marche, laissant derrière elle un filin de nylon, réglant ses pas sur le volume du signal. Elle ne voyait guère qu’à un mètre de distance, parfois moins, dans les bourrasques les plus violentes.
C’est au cœur d’un nuage dense, aveuglant, qu’elle faillit heurter le transpondeur, planté là comme un grand piquet.
— Hé ! cria-t-elle.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien ! J’ai failli entrer dans la borne !
— Tu l’as trouvée ?
— Oui.
Elle sentit la fatigue peser encore plus lourd. Ses mains et ses bras étaient de métal et elle dut s’asseoir un instant, avant de se relever : le sol était bien trop glacé. Et elle éprouvait un élancement douloureux le long de son doigt fantôme.
Elle prit le filin de nylon et revint en aveugle au dirigeable, se rappelant le mythe ancien du labyrinthe.
Ils roulaient vers le sud à bord du patrouilleur quand ils apprirent par la radio que l’AMONU venait d’approuver l’établissement de trois nouvelles colonies. Chacune d’elles compterait cinq cents personnes, venues de pays qui n’avaient pas été représentés dans la première expédition.
Et le sous-comité de terraforming avait donné son accord, avec l’approbation de l’assemblée générale, pour l’expédition d’un premier support matériel qui devait permettre la dissémination à la surface de la planète de micro-organismes conçus par le génie génétique à partir de souches d’algues, de bactéries ou de lichens.
Arkady rit pendant trente secondes.
— Ces fumiers ! dit-il enfin. Ces fumiers : quelle chance ils ont eue ! Ils vont s’en tirer comme ça !