CHAPITRE 5

L’un des endroits favoris de Pelio était le logement qu’il occupait dans l’aile nord du Palais de l’Été et dont le décor alliait savamment l’ébène ciré au quartz rose. Il était installé près du sommet de la colline, ensevelie sous les arbres et les plantes grimpantes, qui encerclait entièrement le lac de transit privé de l’aile nord. Par une fenêtre, il pouvait voir la plage de sable blanc et les palmiers entourant le lac, tandis que d’une autre il apercevait l’océan par-dessus la crête de la colline et, à l’horizon, une bande vert et or signalant la côte du continent méridional du Royaume de l’Été. Le logement avait été intelligemment disposé de manière à rester constamment aéré par une brise tiède entrant par l’une ou l’autre des fenêtres et, à toute heure du jour, la lumière du soleil éclairait son secrétaire, qu’elle parait de tons roses ou verts. Le palais renfermait de nombreuses salles qui jouissaient d’une plus belle vue ou avaient été mieux agencées ou mieux meublées. Mais, parmi les milliers de pièces qu’on y dénombrait, le logement de Pelio demeurait unique en son genre, car il avait été spécialement conçu à son intention, afin d’être adapté à ses… particularités. Pelio éprouvait une gratitude infinie envers son père pour lui avoir accordé des appartements qui, selon les critères de l’architecture impériale, devaient paraître extravagants. Peut-être le roi s’était-il simplement avisé que, grâce à ce logement, il serait plus facile de tenir le prince à l’abri de la curiosité publique. Quel qu’en eût été le motif, c’était un merveilleux cadeau : loin de se composer d’une unique salle, le logement était divisé en cinq pièces distinctes, auxquelles on accédait par desportes — comme dans une cabane de paysans du Grand Nord, où les bassins de transit ne présentaient que des inconvénients.

Son logement comportait donc une chambre à coucher, une salle à manger (équipée de glacières où il était possible de conserver de la nourriture pendant une nouvenne), une bibliothèque et un cabinet de toilette. Une fois chez lui, Pelio pouvait se dispenser des services de la domesticité qui lui était ordinairement nécessaire, ne fût-ce que pour passer d’une pièce à l’autre du palais. Le prince impérial restait souvent enfermé plusieurs nouvennes d’affilée dans ses appartements, en la seule compagnie de Samadhom et des serviteurs chargés de lui apporter ses repas.

Assis à son bureau d’ébène, dont le dessus était poli comme un miroir et les tiroirs ornés de gargouilles, Pelio s’efforçait de trouver les mots susceptibles d’assurer la réussite du stratagème qu’il méditait. Le début de la lettre n’offrait aucune difficulté, puisqu’elle commençait par les formules ancestrales prescrites par l’étiquette royale :

« À notre noble cousin Ngatheru-nge-Monighanu-nge-Shopfelam-nge-Shozheru. »

Ngatheru n’occupait en réalité que le cinquième rang dans la hiérarchie nobiliaire mais, d’un autre côté, il tenait directement son brevet du roi Shozheru. D’ailleurs, le vieux brigand trouverait flatteur qu’on s’adressât à lui en intercalant seulement deux noms entre le sien et celui du roi.

« De Pelionge-Shozheru, Prince du Royaume Intérieur, Futur Empereur de l’Été et premier ministre du roi-impérial. »

Ce dernier titre ne correspondait pas à la réalité, mais il réussirait peut-être à faire croire à Ngatheru que Pelio s’était vu attribuer les pouvoirs royaux normalement consentis à un héritier présomptif de son âge. Le général baron était heureusement peu au fait des commérages de la Cour et ignorait à quel point Pelio était tenu à l’écart des sphères dirigeantes.

« En cette septième des quinze nouvennes de l’automne de la 24e année du règne de Shozheru, nous t’adressons notre SALUT. »

Voilà pour la partie machinale. La plume de Pelio resta immobile au-dessus du vélin. Le suc suintant du bec fendu de l’instrument avait déjà presque séché quand il le replaça dans son étui. Il ne parvenait pas à trouver ses mots ou, plutôt, il craignait terriblement que ses mensonges ne fussent percés à jour par Ngatheru. Le visage de sylphide brunie de la femme lui revint à la mémoire, occultant totalement la lettre qu’il avait devant lui. Elle s’était montrée si réservée la veille, quand il lui avait adressé la parole à bord du yacht ! Son comportement ressemblait à celui d’un être né libre, comme si elle eût ignoré sa condition de Profane. Elle lui avait parlé respectueusement, mais il gardait néanmoins l’impression qu’elle se jugeait supérieure à son entourage. Elle et son gigantesque compagnon formaient deux étranges créatures, pleines de mystère et de contradictions. Ce qui ne faisait qu’accroître sa résolution de la garder auprès de lui — même si pour cela il lui fallait mentir, même si pour cela il devait usurper les prérogatives royales.

Pelio poussa un soupir et saisit la plume. Il pouvait déjà coucher quelques phrases noir sur blanc. Il lui serait toujours loisible de modifier sa lettre avant de l’envoyer. Pour commencer, les flatteries d’usage :

« L’autorité sans faiblesse que vous exercez sur notre garnison d’Atsobi nous est un précieux réconfort, cher Ngatheru.

Nous nous souvenons toujours avec plaisir de l’éviction par vos soins des Hommes des Neiges illicitement installés près de Pfodgaru il y a un an. Nos marches septentrionales sont souvent exposées au péril et nous avons grand besoin d’un homme aussi vigilant que vous pour monter la garde là-bas.

En particulier, nous avons appris avec satisfaction la rapide capture de deux intrus le 4/15/A/24. Comme vous le savez, le roi tient à être informé d’urgence et — autant que faire se peut — de première main de tout ce qui concerne ces activités. C’est pourquoi nous avons pris sur nous de visiter Bodgaru et de nous charger personnellement de la garde des prisonniers. »

Le billet était bien tourné. Sans le dire explicitement, il laissait entendre que son père inspirait son action. Le seul danger résidait dans la possibilité que le général baron eût déjà rendu compte de sa capture. Mais c’était peu probable. Le cousin Ngatheru s’était acquis une réputation d’indépendance — attitude que certains allaient jusqu’à taxer de morgue séditieuse. Faisant correctement son métier, il voulait qu’on le laisse tranquille. Il y avait donc de fortes chances pour qu’il eût décidé de tenir secrète sa découverte jusqu’au moment où il serait à même de présenter l’affaire sous son meilleur jour.

Une fois de plus, Pelio se demanda fugitivement qui avait bien pu lui envoyer le message anonyme l’informant de la rencontre que les hommes de Ngatheru avaient faite dans les collines situées au nord de Bodgaru. Quelqu’un cherchait de toute évidence à le manipuler, comme lui-même tentait de manipuler Ngatheru. Mais qui ? Si Ionina et Adgao n’avaient pas été aussi visiblement des étrangers, il aurait soupçonné un piège machiavélique, tendu peut-être par son frère et sa mère. Pelio hocha la tête et se remit à sa lettre :

« Comme vous le savez, cher cousin, les circonstances entourant cet incident sont mystérieuses et inquiétantes.

Nous estimons

(Quelle merveilleuse ambiguïté dans ce pluriel de majesté !)

que cette affaire doit être traitée dans le plus grand secret et au plus haut échelon.

Toute indiscrétion concernant cette capture mettrait l’Empire en danger. »

Cette menace voilée d’une accusation de trahison inciterait Ngatheru à se taire.

Pelio termina par « Indéfectible affection et particulière estime », avant de signer de son nom. À la vérité, maintenant qu’il l’avait sous les yeux, ce premier jet ne se présentait pas trop mal. Il plia et replia le vélin triangulaire afin de former une sphère de cinq centimètres de diamètre, puis, après l’avoir soigneusement trempée dans un récipient contenant de la cire fondue, posé sur le coin de son bureau, il imprima le sceau royal dans la matière bleuâtre.

Samadhom dormait à ses pieds, sa volumineuse masse étalée sur le sol que réchauffaient les rayons du soleil. L’animal ne remua pas quand le prince traversa la pièce pour aller tirer un cordon dont l’extrémité pendait hors d’un orifice pratiqué dans la muraille. Le son clair de la clochette installée dans les quartiers des serviteurs aménagés en bas de la colline lui parvint à travers l’air matinal. Ce système était une invention de Pelio, mais il n’en tirait aucune vanité car fort peu de gens en éprouvaient la nécessité. Mais, sans la clochette et ce cordon, il eût été obligé de s’entourer constamment de serviteurs.

Samadhom leva brusquement la tête et tourna les yeux vers le bassin de transit creusé dans le sol au centre de la pièce. Mip, fit-il sur un ton interrogateur. Une seconde s’écoula et un serviteur jaillit de l’eau avec agilité, avant de se mettre au garde-à-vous sur le bord du bassin.

« Deux choses », commença Pelio avec la brusquerie désinvolte de qui a l’habitude de se faire obéir. « D’abord, fais envoyer ce message au général baron Ngatheru à Atsobi. » Il lui tendit le paquet, dont le revêtement résineux était maintenant entièrement sec. « En second lieu, je désire interroger la… » (Attention ! se dit-il, prenons l’air indifférent qui sied) « la prisonnière amenée ici hier.

— À vos ordres, Votre Altesse. » L’homme se volatilisa, sans prendre la peine d’utiliser le bassin de transit. Frimeur !

D’ici à quelques minutes, sa lettre serait enfermée dans le fuselage en bois tendre d’une torpille messagère de 75 cm de long et téléportée d’un seul coup à une distance de six lieues en direction du nord, jusqu’à l’état-major de Ngatheru, établi dans la garnison d’Atsobi. Là, son message serait extrait des débris de la torpille.

En voilà assez avec le général baron. Si ce message ne l’oblige pas à se tenir tranquille, rien n’y parviendra. Un danger bien plus grave menaçait les plans de Pelio : les commérages de ses serviteurs. Il lui restait heureusement la possibilité de changer de domestiques. Ceux qui le servaient à présent provenaient de la résidence royale de Pferadgru, située au-delà du Grand Désert. S’ils savaient que le prince était un Profane, ils ignoraient toutefois le peu d’audience qu’il avait à la Cour. Il pouvait se passer plusieurs nouvennes avant qu’ils ne découvrent les relations qu’il aurait nouées avec une Profane d’origine plébéienne, et bien plus de temps encore avant qu’ils ne se mettent à jaser au-dehors. Mais, avant d’en arriver là, il les renverrait dans les marches du Royaume de l’Été.

Cependant, Pelio avait conscience que, de quelque manière qu’il s’y prît, il courait un risque énorme. La liaison d’un prince et d’une roturière constituait toujours une source d’embarras pour la famille royale. Quand l’intéressée était une Profane, l’affaire tournait au scandale et si, par surcroît, le prince était lui-même un Profane, le scandale laissait une tache indélébile sur l’honneur de la dynastie. Que sa supercherie vînt à être découverte, et il ne deviendrait jamais roi.

Or son père disposait d’un seul moyen pour l’écarter de la succession…

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