CHAPITRE 17

Un saut. Le son plaintif d’une déchirure monta des profondeurs de la nef. Le pont se fendit par le milieu et le regard de Yoninne chavira. Autour d’elle, poutres et planches s’effondraient en tous sens. Quand s’acheva sa chute, elle resta suspendue à l’envers par les courroies de son harnais, se balançant doucement d’avant en arrière pendant quelques instants. Tout était silencieux, hormis un discret ploc, ploc, ploc qui provenait de derrière elle. Du sol marécageux qui se déroulait à un mètre au-dessous de sa tête et d’où montait une odeur de fange et de putréfaction, une maigre brousse grisâtre dressait ses aiguilles acérées jusqu’à dix centimètres de son visage.

Yoninne tira sur la commande d’ouverture de son harnais et l’univers pivota autour d’elle lorsqu’elle se reçut sur le sol bourbeux. Elle se releva en titubant et fit à tâtons le tour de l’épave.

L’aube naissait dans le désert : se montrant à l’orient au-dessus d’une étendue chaotique, le soleil mordorait le sable et les rochers, et les broussailles paraissaient presque vertes.

Exquis. Mais la nef n’était plus qu’un tas de décombres méconnaissables. Bre’en les avait téléportés au beau milieu d’une sorte de marais. La nef avait dû quitter l’eau et rouler sur le sol jusqu’au bord du marécage, où la violence du choc contre les angles vifs des rochers de l’endroit l’avait disloquée. En revanche, la capsule n’avait pas été endommagée, s’étant trouvée éjectée de l’épave, et sa sphère d’un noir mat reposait parmi les broussailles environnant le marais.

Des voix lui parvenaient de l’épave, et elle crut même distinguer plusieursmip. Elle fouilla entre les poutres fendues qui, après avoir transpercé les buissons, s’étaient enfoncées profondément dans le sol marécageux. « Ionina ! » appela la voix de Pelio. Elle le découvrit enfoui sous ce qui subsistait de la quille du bateau. Abstraction faite d’une large ecchymose s’étalant sur sa mâchoire et son cou, il semblait sain et sauf. Elle s’insinua entre les décombres afin de s’approcher de lui. Ensemble, ils repoussèrent la cloison incurvée qui l’empêchait de se dégager. La main de Yoninne se posa un instant sur son bras et ils se regardèrent en silence. Puis Pelio lui adressa un sourire — pour la première fois depuis combien d’heures ? — et ils se mirent en devoir de secourir les autres.

Une demi-heure plus tard, ils étaient tous assis au bord du marais, à l’abri des buissons. Étant donné les dégâts subis par la nef, ils s’en tiraient à bon compte. Bre’en avait une cheville brisée (ce qui le rendrait d’autant plus maniable) et Ajao s’en était sorti sans la moindre égratignure. La chance n’avait pas souri de la même façon à Sam ; étendu dans les broussailles auprès de Pelio, l’ours ne paraissait pas souffrir, mais la fourrure de son dos était poisseuse de sang…

Le soleil surplombait à présent l’horizon d’une dizaine de degrés et son éclat masquait le paysage du côté de l’orient. L’air était devenu sec et brûlant, et un formidable bourdonnement montait de quelque part : des bêtes se cachaient-elles dans les rochers ? La chaleur qui, par contraste avec le climat de l’antarctique, leur avait d’abord paru sensible, n’avait pourtant pas encore dépassé la température nocturne. Quand le soleil parviendrait au zénith, il ferait plus chaud ici qu’en n’importe quel endroit du Royaume de l’Été.

Bre’en regardait d’un œil torve les ondes de chaleur flottant au-dessus du marécage brunâtre. Pelio s’était servi d’un filin pour lier l’Homme des Neiges au buisson le plus résistant qui s’offrait à leur vue. Mis ainsi dans l’impossibilité de s’enfuir, Bre’en jouissait en revanche de toute la liberté de mouvement que lui laissait sa cheville brisée. « Et alors ? » fit l’Homme des Neiges, à qui la douleur irradiant le long de sa jambe arracha une grimace qui altéra davantage ses traits décomposés. « Vous avez gagné au mieux une heure le liberté. En ce moment même, l’armée de mon roi et ses alliés sont en train d’inspecter jusqu’au moindre trou d’eau dans un rayon de dix lieues. Et, croyez-moi, le Peuple du Désert connaît la contrée : l’eau est une chose vitale pour lui. Vous aurez de la chance si…

— Ah bon ! Ils connaissent tous les coins où il est possible de trouver de l’eau, hein ? » lança Yoninne sur un ton fielleux. « Alors commentse fait-il que vos amis ne se soient pas installés à cet endroit ? »

Bre’en désigna du doigt le cercle de pierres qui émergeait des broussailles entourant le marécage. « Il y a eu des gens ici ; ils disposaient même d’un lac de transit. Si ma mémoire est bonne, on trouve des ruines de l’autre côté de ce bourbier… des bâtiments brûlés jusqu’aux fondations.

— L’eau est trop empoisonnée pour que quiconque la dispute aux mauvaises herbes », lança abruptement Pelio.

Bre’en acquiesça avec arrogance. « Certains de mes… Certains partisans étaient assez chatouilleux sur ce chapitre, estimant que votre peuple faisait preuve d’un réel manque de tact en édifiant ses cités à l’orée de leur désert. »

Renonçant à répondre, Pelio eut un geste de colère à l’adresse de leur otage. « Tu nous fais perdre notre temps, Bre’en. » Il se retourna vers Yoninne. « Il faut prendre une décision. Vaut-il mieux que nous restions cachés ici ou que nous tentions notre chance sur les voies appartenant au Peuple du Désert ? Il me semble que cette curieuse sphère (il indiqua la capsule) peut nous contenir tous, et elle me paraît assez solide pour nous téléporter.

— Bre’en pourrait-il nous transporter jusqu’au comté de Tsarang ? »

L’Homme des Neiges eut un mauvais sourire et secoua la tête. « J’en doute », fit Pelio, confirmant ainsi la muette déclaration de Bre’en. « Le comté a toujours été étroitement protégé contre les incursions des pèlerins indésirables. Il ne pourrait guère nous conduire au-delà d’un lac frontalier.

— Dans ces conditions, je ne vois pas quel intérêt nous aurions à nous remettre en route », dit Yoninne d’un air maussade. « Pour l’instant du moins, les Hommes des Neiges ignorent où nous nous trouvons. »

Ce fut Bjault qui rompit le long silence qui s’était établi à la suite de cette déclaration. « Bre’en, vous venez de dire que nous campons actuellement sur le site d’un village jadis habité par des sujets du Royaume de l’Été. Il ne doit donc pas être très éloigné d’un territoire toujours placé sous l’autorité de ce royaume. »

L’Homme des Neiges émit une sorte de croassement caverneux en guise de rire. « Mais oui, pauvre imbécile au teint basané, mais oui ! Le comté de Tsarang s’étend derrière ces montagnes. » Il fit un geste en direction de l’ouest. « Il vous suffirait d’un seul bond, à condition d’avoir quelqu’un pour sonder l’itinéraire. Mais vous courez à la mort si vous tentez de gagner le comté à pied et sans eau.

— Hum ! » fit Bjault, comme si cette réponse eût recelé des promesses encourageantes. L’archéologue se leva avec raideur et se dirigea vers la capsule.

Pelio l’observa un instant avant de s’adresser à Yoninne : « Ne m’avez-vous pas dit une fois que cette sphère pouvait voler ?

— Si, mais uniquement suivant une trajectoire descendante, afin de ralentir une chute. » Elle ne chercha pas à lui expliquer la manœuvre du parachute. Autant te l’avouer ma fille : nous sommes fichus. En supposant que Bre’en eût exagéré, en supposant même que la traversée jusqu’aux montagnes fût une véritable partie de plaisir, à quoi cela les avancerait-il ? Ils ne pouvaient rien faire sans la capsule. Sans elle, le plan d’Ajao consistant à rallier la station télémétrique installée sur l’île de Draere demeurerait irréalisable.

Pendant qu’ils parlaient, Bjault restait silencieux, les yeux alternativement fixés sur la capsule et sur la chaîne de montagnes accidentée visible à l’occident. « J’ai trouvé ! » s’écria-t-il brusquement dans sa langue natale. « Écoutez, Yoninne : nous disposons d’un excellent parachute et de la présence de Bre’en. Nous pouvons téléporter de l’air à haute vélocité sous la voilure et nous envoler, accrochés par nos lacets de souliers ! » Son visage se fendit dans un large sourire.

Leg-Wot en resta bouche bée. Bre’en devait naturellement être capable de propulser leur capsule jusqu’au comté de Tsarang, par-dessus l’obstacle que constituait cette chaîne de montagnes. Elle se leva d’un bond et franchit au pas de course l’étendue broussailleuse qui la séparait d’Ajao et de la capsule. Ayant fait coulisser le panneau d’entrée, elle s’introduisit à l’intérieur de la cavité fraîche et obscure. Un sourd grondement s’éleva quand elle actionna le système d’ouverture du parachute et la coupole fibrineuse de couleur kaki fut expulsée de la partie supérieure du fuselage roussi. Elle saisit un pli et rabattit successivement au sol les fuseaux ondulants, tandis que Bjault tentait vainement de l’aider.

Pendant toute la durée de cette opération, Pelio et Bre’en affichèrent une expression intriguée doublée, dans le cas de Bre’en, d’un air soupçonneux. Yoninne se tourna vers eux. « J’avais tort, Pelio », dit-elle en indiquant la voilure kaki étalée sur plusieurs centaines de mètres carrés au milieu des buissons et des rochers. « Grâce au Talent de Bre’en, nous volerons : » Elle leur expliqua ce que l’Homme des Neiges aurait à faire.

Thredegar Bre’en, qui s’était dressé sur les genoux pour les regarder, vacillait légèrement de gauche à droite et son visage se couvrait d’une pellicule de sueur. Il avait pourtant l’air de comprendre ce qu’on attendait de lui, bien qu’il lui fût impossible d’entrevoir le résultat escompté. « Vous ne cessez pas de me mettre à contribution depuis des heures. Combien de temps vous figurez-vous que je puisse continuer ? »

Elle jeta un coup d’œil vers Pelio et devina que le prince était incapable de dire si Bre’en simulait ou non. Il fallait toutefois reconnaître que l’Homme des Neiges n’avait pas bénéficié de pauses aussi nombreuses que les pilotes qui les avaient conduits jusqu’au pôle Nord. Mais ces arrêts constituaient-ils une nécessité ou un luxe ? Elle se souvint alors que la trousse médicale équipant la capsule contenait des amphétamines. Ces dernières pouvaient fort bien se révéler inopérantes, voire fatales, au reste de Talent que conservait encore l’Homme des Neiges — mais la seconde solution, consistant à user de menaces envers lui, avait perdu beaucoup de ses vertus. Elle se dirigea vers l’opercule de la capsule tout en disant à Bre’en : « J’ai là… euh… certains médicaments qui devraient vous redonner des forces. » Autant avoir l’air convaincant !

Elle lut fugitivement sur le visage de l’Homme des Neiges les signes d’une vive terreur et comprit quel respect sans mélange son peuple devait vouer à la « magie » des Profanes. La peur de Bre’en se mua vite en colère et l’homme se raidit, sa fatigue visiblement envolée. L’aide offerte avait dû lui paraître une menace voilée.

« Très bien, dans ce cas », dit Pelio à l’adresse de Bre’en. « Embarquons. »

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