CHAPITRE 16

Lieue après lieue, Bre’en téléportait les Profanes et le roi Tru’ud vers le nord ; pourtant seuls les entrepôts édifiés autour des lacs de transit paraissaient changer d’aspect. Derrière les hublots de leur petite nef, le ciel sans nuage demeurait d’un bleu profond. Le soleil, suspendu à trente degrés au-dessus de la ligne d’horizon qui jetait un éclat aveuglant, projetait de grandes ombres bleuâtres sur le relief chaotique de la banquise antarctique. La lumière diurne était trop vive pour être regardée fixement, bien que le chronomètre-bracelet de Yoninne indiquant l’heure du Royaume de l’Été révélât qu’il était encore tôt. Mais il avait cessé de faire nuit ici depuis plus d’une centaine de jours.

L’armée du Roi des Neiges n’avait toujours pas tenté d’entraver leur progression en direction du comté de Tsarang. S’ils parvenaient à atteindre cet État vassal du Royaume de l’Été, il leur resterait peut-être une chance de mener à bien le projet qui leur avait semblé naguère représenter la partie la plus dangereuse du plan d’Ajao : rallier l’île de Draere.

La nef de petite taille dont ils s’étaient emparés possédait une coque épaisse et suffisamment résistante pour qu’ils puissent sans danger négliger un lac de transit sur deux tout au long du parcours. Ils progressaient à bonne allure, bien qu’ils dussent se reposer cinq à dix minutes entre chaque saut, le temps pour Bre’en de se préparer en vue du bond suivant, et pour Pelio de vérifier les courroies maintenant les deux otages.

« Je préfère ne pas prendre de risques avec nos amis », expliqua le prince. « Aussi exercés soient-ils, ils ne peuvent pas s’enfuir par téléportation tant qu’ils sont ligotés. »

Ajao commença à discourir sur la constitution moléculaire de l’énergie, mais Leg-Wot avait déjà compris ce que Pelio voulait dire : quand les Azhiris se téléportaient, ils emportaient avec eux une partie de leur environnement ; seuls les membres de la Guilde savaient maîtriser exactement la mesure du volume téléporté. Afin de se téléporter hors de la nef, Tru’ud et Bre’en auraient dû rompre les liens qui les retenaient — opération qui excédait nettement les aptitudes des possesseurs du Talent. Yoninne considéra Pelio avec un surcroît de respect. Cette précaution était de celles que ni elle ni même Ajao n’avaient eu l’idée de prendre. D’ailleurs, sans le cran et l’esprit de décision dont le prince avait fait preuve, ils n’auraient pas davantage mis le cap sur le nord à l’heure actuelle. Était-ce l’énergie du désespoir qui l’animait à présent, ou bien n’avait-il jamais cessé d’être l’homme qu’elle n’avait pas su reconnaître sous son enveloppe d’adolescent timoré ?

« Je crois que nous sommes suivis », dit brusquement Ajao, deux sauts plus tard.

« Quoi ? s’exclama Pelio.

— Regardez à la surface du lac. Plusieurs de ces nefs ne vous ont-elles pas un air familier ?

— Si », répondit sans hâte le prince. « En outre, chaque lac est un peu plus encombré que le précédent. Je gage que nous avons été devancés par un message des Hommes des Neiges réclamant la mobilisation de toutes les nefs militaires disponibles. En fait, nous sommes aussi étroitement encerclés qu’au palais. » Il décocha un sourire à Bre’en et Tru’ud. « Mais vous n’en serez pas plus avancés. S’ils font sauter la nef, vous coulerez avec. » Devant le mutisme des deux hommes, il ajouta : « Au fond, je devrais vous être reconnaissant à tous les deux. Vous m’avez donné l’occasion de prouver que je ne suis pas sans ressource.

— Vous avez eu besoin de votre ours, fit remarquer Bre’en d’un ton aigre.

— C’est vrai. Mais vous avez failli mourir de saisissement quand je me suis jeté sur Tru’ud. Un Profane ne saurait s’attaquer aux gens normaux, puisqu’a vos yeux il est moins qu’un animal. N’imaginant pas que je pouvais représenter une menace, vous ne m’avez même pas fait escorter. Pour une fois, j’ai su tirer parti de votre arrogance. »

Bre’en ne répondit pas, mais Tru’ud, recourant à sa langue natale, éclata en imprécations. Pelio se borna à sourire.



En l’espace de deux heures, ils effectuèrent dix-sept sauts et franchirent près de quatre mille kilomètres, parvenant ainsi à la hauteur du cercle antarctique. Le soleil déclinait en direction du sud-est et sa lumière rasante muait l’étendue neigeuse en un tapis d’or. Ils apercevaient de plus en plus souvent la roche sous-jacente à travers cette pellicule ambrée et des ruisselets torrentueux qui sourdaient de la glace pour aller se jeter en bouillonnant dans les hautes eaux des lacs de transit. Quatre sauts plus loin, la neige avait presque disparu. La toundra se déroulait jusqu’à l’horizon — et Yoninne distingua au loin une tache verte. Mais le saut suivant apporta un changement encore plus frappant : autour des misérables bâtiments en pierre disséminés au bord du lac avait surgi un dédale de tentes en tissu à damier, au milieu desquelles s’affairaient des centaines d’indigènes. Au-delà de cette agglomération de toile, elle entrevit des troupeaux de quadrupèdes velus paissant l’herbe estivale. C’était donc de cette façon que les Hommes des Neiges pourvoyaient à leur subsistance ! Ils pratiquaient le nomadisme sur une grande échelle et devaient téléporter leur bétail d’un pôle à l’autre à mesure que les changements de saison faisaient naître une maigre végétation d’abord au nord, ensuite au sud. Ce qui expliquait l’aspect désolé de leurs villes, sur l’autre face de la planète.

Elle fut interrompue dans sa contemplation du paysage environnant par la brutale apparition à la surface du lac d’un de leurs poursuivants. Le groupe de leurs indésirables accompagnateurs comptait à présent plus d’une vingtaine d’unités ; Dieu seul savait quelles forces supplémentaires avaient été déployées sur les lacs situés en amont et en aval ! Or la situation était toujours sans issue : face aux Hommes des Neiges forts de leur armée, les Profanes tenaient à leur merci le souverain du royaume.

Entre les deux lacs suivants, le soleil glissa subitement derrière l’horizon. À mesure que s’assombrissait le crépuscule, l’atmosphère se réchauffait progressivement. Les Profanes éteignirent le petit poêle de la nef et, après avoir couvert encore quelques lieues en direction du nord, ils se débarrassèrent de leurs épais vêtements. Tandis que Yoninne braquait le maser faussement meurtrier sur Bre’en et Tru’ud, Pelio relâcha les liens des deux hommes afin qu’ils puissent ôter leurs parkas et leurs doubles jambières.

Leg-Wot faillit prendre en pitié les deux prisonniers, restés ligotés depuis si longtemps. Tru’ud se contorsionnait péniblement après chaque saut et à Bre’en, qui donnait des signes de fatigue, Pelio au moins accordait un plus long temps de repos entre deux bonds.

Ils progressèrent pendant plus d’une heure dans l’obscurité, à la seule lueur des étoiles et des feux de camp de la rive, qui leur permettaient tout juste de deviner la présence de leur inquiétante escorte. Puis, comme par caprice, un demi-jour se leva de nouveau à l’orient : l’itinéraire qu’ils suivaient leur avait fait quitter le jour perpétuel de l’antarctique et franchir les limites d’un étroit fuseau où régnait la nuit des basses latitudes, mais le soleil était à présent sur le point de resurgir.

La contrée révélée par cette clarté neuve semblait très différente de tout ce qu’ils avaient vu auparavant. Tentes et bétail avaient disparu ; s’y était substituée une étendue désertique, sèche et rocailleuse. Les bâtiments entourant le lac paraissaient lisses et de forme presque fuselée : peut-être étaient-ils construits en adobe. Une brousse étique croissait le long du rivage, sur lequel des hommes à la peau sombre les regardaient en silence.

« Ces gens à terre appartiennent au Peuple du Désert, dit Pelio. Nous venons de pénétrer sur leur territoire — mais cela ne changera pas grand-chose pour nous. Partout où les possessions du Royaume de l’Été sont contiguës au désert, ces hommes nous harcèlent. Leurs seigneurs sont tous des alliés du Roi des Neiges et le danger ne sera pas diminué. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est que l’armée de Tru’ud se trouve retardée par la nécessité de coordonner l’action de tous ces seigneurs de la guerre. Je crois… »

Yoninne n’avait pas le regard fixé sur Tru’ud quand celui-ci passa à l’action, et la confusion régna pendant un moment. L’Homme des Neiges s’élança sur le pont exigu de la nef, ses liens flottant derrière lui. Il se jeta par la coupée et resta un instant suspendu dans le vide, son énorme ventre coincé dans l’ouverture. Avant que Pelio eût pu le rejoindre, Tru’ud, qui avait réussi à se dégager, tomba lourdement à l’eau.

Yoninne fit volte-face en direction de Bre’en et braqua le maser sur lui. « Les mains en l’air ! » Le diplomate s’était brusquement retourné sur son siège, les mains encore tendues vers un rivet en argent discrètement placé sur une courroie de son harnais. Bon Dieu, un système d’ouverture automatique ! Les contorsions auxquelles s’était livré Tru’ud avaient donc un sens. « Si tu ne lèves pas les bras, tu grilles ! » s’écria Yoninne, et les mains de Bre’en s’écartèrent lentement du bouton de commande. Derrière eux, Samadhom poussait desmip anxieux.

Pelio se pencha afin de scruter la profondeur de l’eau sombre, puis il referma brutalement le panneau et ajusta son harnais. « Sors-nous de là, Bre’en, immédiatement ! »

L’Homme des Neiges dut lire une intention homicide dans le regard du prince, car il se mit aussitôt en devoir d’obéir.

Pelio n’y prêta aucune attention. « Tru’ud a dû être téléporté dans une autre partie du lac de transit dès qu’il a touché l’eau. Nous n’aurions aucune chance de le repêcher. À présent, la situation va devenir sérieuse. D’ici quelques minutes, l’armée se sera aperçue que le roi s’est enfui — et je doute que la présence de Bre’en nous soit d’un grand secours. Tu entends, Bre’en ? Si tu ne veux pas mourir avec nous, tu as intérêt à distancer les autres nefs. »

Bre’en resta silencieux quelques instants, tandis que, sur le lac visible à travers les hublots, les nefs royales se rassemblaient. Puis il finit par dire : « Vous avez sans doute raison, prince Pelio. Vos crimes sont si graves que mon roi est prêt à tout pour vous châtier. » Il tourna ses regards vers Yoninne et Ajao. « Mais, vous deux, vous n’êtes que des complices. Et nous avons autant besoin de vous qu’auparavant. Ne comprenez-vous pas que cette situation vous garantit la vie sauve ? C’est vous qui détenez les armes : donnez donc une leçon à ce gamin. Rendez-vous. »

Pelio se retourna pour observer Yoninne, mais resta muet. Il est probable que les promesses de Bre’en ne sont que des mensonges, se dit Leg-Wot, mais avons-nous le choix… ? « Non ! » fit-elle brutalement, sans même s’assurer si Bjault était d’accord. Elle n’allait pas sacrifier Pelio une fois de plus. « Contentez-vous de téléporter cette nef vers le nord, Homme des Neiges. »

Bre’en lui lança un coup d’œil furieux, mais s’exécuta. Le lac suivant ressemblait beaucoup à celui qu’ils venaient de quitter — une oasis au cœur du désert crépusculaire. Quelques secondes plus tard, les nefs royales heurtaient l’eau dans leurs parages. Pelio la regarda de cette façon qui lui avait tant manqué depuis leur départ de Grechper. « Qu’est-ce que nous allons faire, Ionina ? Les seuls endroits où Bre’en pourrait nous conduire sont sous le contrôle de Tru’ud. Où que nous allions, ils nous couleront. »

Avant qu’elle eût pu répondre, le silence matinal fut rompu par un violent craquement de la coque provenant de tribord. Le coup de tonnerre reflua dans le ciel depuis son point d’impact, tandis que des éclats de bois tombaient à l’intérieur de la nef et que Samadhom se mettait à gémir de douleur. Yoninne tourna la tête vers la gauche : on eût dit qu’un objet contondant venait de heurter le haut de la coque et de pénétrer dans le bois en y ouvrant une brèche de forme irrégulière. À travers les débris de quartz et l’enchevêtrement des poutres, elle aperçut les nefs royales posées sur l’eau à une trentaine de mètres de distance. Les Hommes des Neiges téléportaient de l’air depuis l’autre face de la planète, à une vitesse atteignant plusieurs centaines de mètres à la seconde. En l’espace de deux secondes, les attaquants frappèrent encore trois fois, fracassant la coque jusqu’à la ligne de flottaison. D’un saut, Bre’en mit leur nef hors de portée de ces tirs et le calme matutinal régna de nouveau.

Samadhom ! Leg-Wot tendit le cou pour observer l’ours de plus près. Un éclat de bois de dix centimètres de long dépassait du dos velu de l’animal, dont la fourrure rougissait graduellement. Ses yeux vert foncé montraient leur large cornée blanche tandis qu’il essayait de lécher la plaie. Il ne pouvait pourtant pas être grièvement blessé, sinon Bre’en se fût déjà débarrassé d’eux. Elle cherchait à défaire les attaches de son harnais dans l’intention d’écarter Sam des bordages effondrés quand cinq nefs royales heurtèrent les eaux sombres de leur havre.

Deux gerbes d’eau — accompagnées d’un coup de tonnerre caractéristique — jaillirent de la surface du lac. L’ennemi régla sa hausse et les traits pneumatiques à haute vélocité touchèrent la coque de plein fouet, l’endommageant de plus belle. « Ils nous ménagent ! » cria Bre’en au milieu du vacarme. Ses manières onctueuses étaient loin : il paraissait hagard et terrifié. « Ils pourraient très bien projeter de l’eau ou des rochers.

— Allez-y, bon Dieu, allez-y ! » s’écria Leg-Wot dans sa langue natale, mais l’autre comprit parfaitement le sens de ses paroles. La nef bondit et Leg-Wot se sentit lancée en l’air contre les courroies de sécurité : ils avaient sauté en direction de l’est, non du nord. Ils n’allaient plus nulle part, se bornant seulement à éviter leurs ennemis. En vain, car le nouveau lac était déjà occupé. Les chocs se multipliaient et leur nef donnait de la bande du côté où des trous béaient au niveau de la ligne de flottaison.

« Nous sommes cernés », cria Pelio à la cantonade. « Sur des lieues et des lieues, tous les lacs de transit doivent fourmiller de nefs. Où que nous allions, ils nous tiennent à leur merci. »

Crac ! Des morceaux de bois arrachés au pont volèrent de tous côtés et la nef s’enfonça en biais dans l’eau. Le cercle des nefs ennemies se resserrait à présent, comme s’il se fût agi d’une manœuvre délicate qui réclamait d’être exécutée par étapes ; l’adversaire devait tenir à sauver Bre’en. Elle vit les mains de l’Homme des Neiges se diriger vers la commande d’ouverture automatique de son harnais et agita le maser dans sa direction. S’il réussissait à s’évader, les scrupules de l’ennemi n’auraient plus de raison d’être.

Mais la précarité de leur situation n’était pas un motif suffisant pour que le vieux Bjault se dispensât de poser une de ces questions stupides dont il avait le secret. « Vous disiez bien que vous avez sondé cette partie de la planète quand vous étiez soldat ? » demanda-t-il à Bre’en. Leg-Wot ne savait si elle devait se mettre à rire ou à jurer : Bjault était-il à ce point absent que l’éventualité de leur fin prochaine lui échappât totalement ?

Bre’en se contenta d’un vague grommellement en guise de réponse. « Dans ce cas, continua Ajao, vous avez dû sonder des lieux nettement moins étendus qu’un lac de transit ? Vous devez connaître tout un tas de cachettes…

— Naturellement ! » s’exclama Pelio au milieu du déchaînement des coups de vent. « Des points d’embuscade, des caches de vivres ! Tu peux nous conduire dans des centaines d’endroits que tes amis mettraient des heures à découvrir. »

Dans le crépuscule blanchissant, la haine se lisait clairement sur le visage de Bre’en. « Non ! » hurla-t-il. Il se voyait déjà sauvé, pensa Leg-Wot, et maître de nos personnes. Elle tourna l’extrémité carrée du maser vers l’otage, en essayant de ne pas faire attention à l’eau qui lui arrivait déjà aux chevilles. « Encore un saut, Bre’en. Menez-nous là où personne n’est allé depuis longtemps. »

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