CHAPITRE 4

« Moi ? Entrer dans le jeu de ce sauvage à la peau grise et au nez épaté ? Plutôt mourir. » Yoninne Leg-Wot croisa ses épais bras musclés en regardant Bjault d’un air indigné.

Ajao se pencha vers le pilote irrité, pour se rapprocher d’elle autant que le lui permettaient ses liens de cuir. « Écoutez, Yoninne. Je ne vous demande pas de… de faire quoi que ce soit d’immoral. Je dis seulement que vous plaisez à ce type, qui est manifestement un personnage puissant. Si son titre (il prononça une formule azhiri) signifie ce que je crois, il doit être le numéro un ou le numéro deux du régime, tout jeune qu’il paraisse. Sa bienveillance nous serait précieuse. »

Pendant un bon moment, Leg-Wot fixa d’un regard maussade le pont ciré du bateau. Bjault se demanda brusquement si l’idée de nouer des relations avec le jeune Azhiri lui répugnait réellement ou bien si elle n’avait pas simplement été trop échaudée par ses précédents échecs sentimentaux pour parvenir à même feindre un élan.

Ce n’est qu’à la suite de leur entrevue avec ce Pelio qu’Ajao se rendit compte à quel point Leg-Wot ressemblait à un Azhiri. Sans doute était-elle un peu grande, mais elle possédait la stature et la trempe — sinon le teint — de ces étrangers. Il existait naturellement de nombreuses différences entre eux, la structure osseuse et cartilagineuse des Azhiris étant très dissemblable. Leurs traits paraissaient avoir été modelés dans une argile molle : le nez et les oreilles étaient bombés comme le front et le menton et manquaient totalement de relief. Pelio devait être blasé ou se sentir très seul pour éprouver de la sympathie envers quelqu’un d’aussi bizarrement exotique à ses yeux que Leg-Wot.

Mais c’était précisément le genre d’aubaine dont ils avaient à présent besoin. Moins d’une heure après le départ de Pelio, Bjault et Leg-Wot avaient été transférés par téléportation (quel autre mot aurait-il pu employer ?) dans une cellule propre et confortable, où ils purent prendre un bain chaud et se restaurer. Le lendemain matin, on les avait conduits à l’extérieur jusqu’à un petit lac sur lequel flottait le curieux bateau rond à bord duquel ils se trouvaient actuellement. Bjault entrevoyait désormais la solution de plusieurs énigmes qui s’étaient posées à eux avant leur capture. Et si Pelio les emmenait réellement ailleurs — comme il l’avait dit dans le cachot — sa perspicacité allait subir un test décisif d’ici quelques minutes.

La femme se décida finalement à lui répondre. « Je ne vois pas à quoi ça servirait, Bjault. Vous prétendez que faire de la lèche à ce type est notre unique chance de survie. Moi, je dis que ça revient simplement à mourir lentement au lieu de mourir vite. Vous m’avez vous-même appris que les plantes indigènes contiennent des métalloïdes toxiques. Je suppose que nous pouvons en manger, mais nous finirons sûrement par être empoisonnés — et le fait que cette huile m’ait à la bonne n’y changera rien. Notre seul espoir est d’être secourus, mais les radios de nos combinaisons ont une si faible portée et l’ionosphère de cette planète est si active que tout signal que nous enverrions serait totalement brouillé. Et, même si les gens de Novamérika savaient que nous sommes toujours en vie, j’estime qu’ils prendraient un risque stupide en envoyant une autre navette pour tenter de nous tirer de là. » Elle s’allongea avec difficulté sur son cadre matelassé. Tout son courage semblait l’avoir abandonnée.

On dirait quelle cherche des prétextes, pensa Bjault, comme si elle préférait ne pas être secourue. « Vous ne faites peut-être pas de différence entre mourir vite ou mourir lentement ; Yoninne, mais cette distinction compte à mes yeux, voire à ceux de la race humaine tout entière. À l’en croire, Pelio a mis la main sur une partie de notre équipement : la capsule, les armes… le maser et son alimentateur. Avec le maser, nouspourrions contacter Novamérika ; ils doivent être à l’écoute de la station télémétrique installée par Draere. Et pour en arriver à ce fameux « risque » qu’ils courraient en venant à notre secours, ne comprenez-vous donc pas sur quoi nous sommes tombés ? Cette planète pourrait fort bien représenter la plus grande découverte qu’il ait été donné à l’humanité d’effectuer depuis qu’elle a quitté son globe d’origine — la plus importante nouveauté depuis treize mille ans. Ces Azhiris pratiquent la téléportation. Même si leur technique n’annule pas la théorie de la relativité, même s’ils ne parviennent pas à dépasser la vitesse de la lumière, cela n’en signifie pas moins que tout le schéma de la colonisation humaine va se trouver transformé. Depuis toujours, les colonies humaines ont été isolées les unes des autres par des abîmes de temps et d’espace, ainsi que par l’énorme coût des voyages entre les différents systèmes solaires. Les civilisations coloniales sont aussi mortelles sur Mèreplanète qu’elles l’étaient sur la Terre. Il n’est pas douteux que l’homme a colonisé plusieurs milliers de planètes au cours de ces treize millénaires, mais nous n’en connaissons que quelques centaines, dont la plupart par ouï-dire. Toutes les réalisations qu’a pu accomplir une civilisation disparaissent avec elle, par la seule faute de notre isolement. »

Ajao se rendit compte qu’il avait graduellement haussé la voix. Il mettait le doigt sur une question qui tracassait nombre d’êtres, dont Leg-Wot. Combien de fois, et sur quel ton, n’avait-il pas entendu le pilote reprocher aux Planètes Unies de ne pas consacrer suffisamment d’argent à la colonisation interstellaire, au « commerce » et à la recherche des civilisations inconnues par ondes hertziennes ! « Mais àprésent », reprit-il en baissant la voix, « nous sommes peut-être à même de résoudre ce problème. Si nous parvenons à percer le secret du Talent azhiri — ou même si nous arrivons à informer Novamérika, voire Mèreplanète, de son existence — la distance entre les étoiles ne comptera plus et une civilisation réellement interstellaire pourra naître. »

Leg-Wot avait l’air songeuse et commençait à se dérider. Bjault pensait depuis longtemps que le sort de l’humanité considérée dans son ensemble était une des rares choses qui lui tînt à cœur. « Je vois ce que vous voulez dire. Il faut communiquer la nouvelle, que nous survivions ou non. Et il faut que nous en apprenions le plus possible sur ces gens. » Un enthousiasme spontané illumina brusquement son visage. « Pourquoi se téléportent-ils toujours entre deux bassins d’eau ? Je parie que toute une technologie avancée se dissimule derrière leur façade médiévale. Les bassins servent en quelque sorte de transmetteur-récepteur. »

Ajao poussa un soupir de soulagement en voyant que la jeune femme avait changé d’humeur, car il trouvait déjà assez difficile de surmonter son propre découragement. Il secoua la tête en répondant : « Je crois que ces gens sont vraiment aussi retardés techniquement que nous le pensions, Yoninne. Je gage que la téléportation constitue chez eux une capacité mentale naturelle.

— Alors pourquoi semblent-ils toujours se téléporter entre deux bassins d’eau ? »

La réponse de Bjault fut rendue inaudible par le coup de sifflet strident qui retentit soudain du haut d’un des ponts supérieurs du bateau. Le son ressemblait à celui d’une sirène, mais Ajao ne parvint pas à le situer. Quelle que fût son origine, ce coup de sifflet avait manifestement un rapport avec une circonstance importante. Les deux gardes qui, un instant auparavant, jouaient aux dés — du moins leur jeu rappelait-il une partie de dés, bien que les pièces fussent de forme dodécaédrique — se levèrent en effet brusquement. L’un d’eux rangea les « dés » dans un sac en cuir, puis ils s’installèrent sur leurs cadres matelassés et s’y attachèrent. Dès qu’Ajao avait aperçu ces cadres, tous équipés du même système de courroies, il avait deviné qu’ils ne servaient qu’occasionnellement à enchaîner des prisonniers. Ce qui lui fournissait une preuve supplémentaire à l’appui de sa théorie. Il espérait d’ailleurs en obtenir bientôt une confirmation encore plus probante.


La stridulence du sifflet se prolongea pendant près d’une minute, tandis que hommes d’équipage et soldats gagnaient leurs postes. Quand le vacarme eut subitement cessé, Ajao put entendre la foule massée sur la jetée pousser des acclamations, quelque part derrière lui. Elle s’était sagement rassemblée (ou avait été rassemblée) afin de saluer le départ de son suzerain. Ce geste concordait parfaitement avec l’idée qu’il s’était faite de la nature de l’État azhiri.

Bjault se contorsionnait sur son cadre afin de ne laisser échapper aucun détail. Ce bateau était l’un des plus étranges véhicules qu’il eût vus au cours de ses cent quatre-vingt-treize années d’existence. Il avait la forme d’une sphère aplatie aux deux pôles. Du moins la coque répondait-elle exactement à cette description, car la superstructure à trois niveaux ne présentait qu’imparfaitement un contour sphérique. L’embarcation était basse sur l’eau et sa construction paraissait plus robuste que ne l’eût exigé la seule considération de la pesanteur régnant sur la planète. Partout avaient été mis en œuvre de lourds madriers et des panneaux d’une épaisseur respectable. Et, bien que le bâtiment fût richement décoré à l’aide de peintures de tapisseries et d’incrustations de métaux précieux, on ne remarquait l’existence d’aucun caillebotis ni d’aucun ornement externe. Nul moyen de propulsion n’était par ailleurs visible : ni mâts ni tolets ne fournissaient le moindre indice.

Ajao se surprit à rassembler tous ces éléments avec une hâte et un intérêt qu’il n’avait plus connus depuis… depuis qu’il avait achevé l’exhumation des ruines de la bibliothèque d’Ajeuribad, sur Mèreplanète, plus d’un siècle auparavant. La reconstitution par ses soins de la théorie de la relativité, à partir des microfilms calcinés extraits de ces ruines, avait permis à Mèreplanète de reprendre contact avec les étoiles, au terme d’un Interrègne de deux mille ans. Mais ce que nous venons de découvrir ici est peut-être encore plus important, songea Ajao. Il se sentait redevenir jeune.

Les hommes d’équipage et les gardes qui les entouraient paraissaient tendus. Ce qui allait arriver ne devait plus tarder, encore qu’Ajao fût incapable d’en deviner la nature. Il regarda Leg-Wot, mais celle-ci hocha la tête d’un air perplexe. Il tourna alors les yeux vers la rive qui se profilait à deux cents mètres en direction de l’est. L’arrière-pays semblait accidenté et la triple cime des pins bleuâtres était saupoudrée de neige.

Le paysage qu’il était en train de contempler disparut en un clin d’œil, pour être aussitôt remplacé par un autre, plus sombre et vert. Simultanément, ses oreilles tintèrent et il sentit son estomac flancher. Puis le bateau heurta brutalement la surface et le cadre lui meurtrit cruellement le dos. Autour d’eux, la masse liquide du lac formait une muraille circulaire. À travers le fracas de l’eau, il entendit les membrures du bateau gémir sous la poussée de la brusque accélération.

Et le bateau recommença à se balancer tranquillement sur le lac — un lac, tout au moins. Car, selon toute apparence, il ne s’agissait plus de celui sur lequel ils se trouvaient encore un instant auparavant.

Le ciel était sombre, l’air humide et chaud. Il crut d’abord qu’il faisait nuit, mais quand ses yeux se furent habitués il se rendit compte que le temps était simplement couvert. Lorsque faiblit le bruit de leur émersion, il entendit la pluie crépiter le long de la coque bombée du bateau et heurter la surface du lac en creusant dans l’eau des myriades de cratères éphémères.

D’autres bateaux apparaissaient et disparaissaient sur toute cette étendue, faisant naître de tous côtés des vagues d’une taille respectable. Le long de la rive, des bâtiments camouflés — navires de guerre ? — étaient disposés en rangs réguliers, à la façon des bateaux de plaisance d’une marina de Mèreplanète. Dans l’intérieur — qu’obscurcissaient la pluie et un rideau d’arbres — on apercevait une série d’édifices bas percés de meurtrières ressemblant d’une manière frappante aux fortifications de campagne en usage sur Mèreplanète vers la fin de l’Interrègne : preuve supplémentaire que les Azhiris possédaient quelque chose d’analogue aux armes automatiques et à l’artillerie. Il lui fallait maintenant trouver le moyen d’accorder d’une façon ou d’une autre cette évidence avec le reste de sa théorie.

Ajao se tourna vers Leg-Wot, qui s’était remise plus vite que lui de leur brutale arrivée et du changement de décor. « Vous avez senti ce choc en arrivant, Yoninne ? Voilà un excellent argument à l’appui de cette téléportation aquatique. »

Les yeux de Leg-Wot s’élargirent quand elle comprit. « À cause de la vitesse de rotation de la planète ? »

Ajao acquiesça. « À première vue, la téléportation paraît être un truc simple, encore que supranormal : vous disparaissez à un endroit pour réapparaître à un autre, sans avoir à supporter les inconvénients de la situation intermédiaire. Mais, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que la nature impose certaines limitations, même au supranormal. Si vous vous mouvez dans le sens opposé au déplacement du lieu de votre destination, il se produira naturellement une collision à l’arrivée — et plus vous irez vite, plus le choc sera rude. Cette planète — que les autochtones nomment Giri — accomplit une rotation complète en vingt-cinq heures, ce qui fait qu’un point situé sur l’équateur se déplace vers l’est à une vitesse supérieure à cinq cents mètres à la seconde, tandis que les points situés au nord et au sud tournent à des vitesses proportionnellement plus lentes. Se téléporter à la surface de la planète reviendrait…

— … à jouer à la marelle sur un manège de chevaux de bois, acheva Yoninne. Ils sautent donc dans l’eau pour atténuer l’impact de leur arrivée. Ah ! Je parie que c’est ce qui explique l’existence de ces chaînes de lacs que nous avons repérées quand nous étions en orbite : ces gens sont obligés de se téléporter en effectuant des petits bonds d’une flaque à l’autre. » Ajao acquiesça. Même en tirant parti d’une masse liquide afin d’amortir l’impact, leurs bateaux n’auraient pas résisté au choc s’ils étaient arrivés à destination à une vitesse supérieure à quelques mètres à la seconde. C’est pour cette raison qu’ils ne pouvaient pas se téléporter sans danger à plus de quelques centaines de kilomètres d’un seul coup. Non, ce n’était pas tout à fait exact, rectifia à part soi Ajao : d’un point donné de l’hémisphère nord, vous pouvez vous téléporter plein sud jusqu’à un point situé à la latitude sud homologue de la latitude nord de laquelle vous provenez (et vice versa), puisque ces deux points sont affectés de la même vitesse. Mais l’argument était oiseux, la plupart des longs trajets nécessitant de nombreux sauts — et par conséquent des chaînes constituées de multiples lacs.

« Mais nous aurions dû nous en apercevoir quand nous étions en orbite, reprit Leg-Wot. Nous avons pris énormément de photos de ces lacs et des bateaux. Si seulement ces imbéciles, là-bas à Novamérika, nous avaient fourni un équipement de photo-reconnaissance adéquat, nous aurions pu obtenir un relevé continu du terrain et aurions vu ces types se téléporter. Bon Dieu, si l’équipe de Draere n’avait pas été aussi pressée d’installer cette station télémétrique au sol, elle aurait pu rester en orbite assez longtemps pour… »

Elle fut interrompue par la sirène du bateau. Ajao se demanda comment était produit ce son. Un bond. Il éprouva derechef la même sensation de submersion quand le bateau, orienté vers l’est, se détacha de la surface du lac d’arrivée et retomba à l’eau. Il pleuvait ici aussi fort que tout à l’heure, mais ils avaient effectivement bougé : ce nouveau lac était d’une superficie beaucoup plus étendue et on apercevait des dizaines d’autres bateaux agglutinés dans l’obscurité. De longues bâtisses en bois bordaient la rive. Des entrepôts ? Sur la berge, des équipes d’hommes vêtus de combinaisons étanches amarraient les bateaux aux quais. L’endroit était en pleine activité, mais on ne voyait pas autant de personnel que Bjault se fût attendu à en trouver dans un port médiéval, et celui-ci ressemblait davantage à un spatioport, où un petit nombre de techniciens chargent des tonnes de cargaison à l’aide d’engins automatiques. Ajao finit pourtant par découvrir la raison de cet apparent anachronisme : les dockers azhiris se contentaient évidemment de téléporter le chargement entre les entrepôts et les cales des navires, et inversement ! Seul l’entretien des bateaux et des édifices devait nécessiter un véritable travail manuel.


Nouveau coup de sifflet, nouvelle téléportation. Ajao essayait de tenir le compte des bonds qu’ils effectuaient, mais la tâche était ardue. Non que tous les lacs fussent bordés de fortifications et d’entrepôts ; certains étaient simplement entourés de forêts touffues dont les feuilles à trois pointes jonchaient le sol, le recouvrant d’un tapis rouge, orange et jaune qui se déroulait jusqu’à la rive. Les sauts se succédaient et le paysage variait constamment. À mesure que passaient les minutes, l’air acquérait une température de plus en plus tropicale. Ils avaient laissé la tempête au loin et le soleil brillait dans un ciel bleu à travers des amoncellements de cumulus. Vers le nord, les nuages formaient une ligne gris sombre au-dessus de l’horizon.

Le choc qu’ils subissaient en heurtant la surface de chaque nouveau lac provenant toujours de la même direction et paraissant pratiquement toujours de la même force, Ajao estima qu’ils se dirigeaient droit vers le sud-est. Une autre chose ne variait jamais d’un bond au suivant c’était un petit bateau camouflé qu’il voyait invariablement posé sur l’eau à une centaine de mètres d’eux, au moment où ils se matérialisaient à la surface d’un nouveau lac, et qui disparaissait dans une grande gerbe d’eau juste avant que leur propre bateau n’accomplisse son saut. Ils bénéficiaient apparemment d’une escorte.

Encore un bond… La brusque pression de l’eau contre ses tympans lui fit mal et il sentit la douleur s’intensifier. Ajao avala hâtivement sa salive et réussit de justesse à compenser la brusque différence de pression de l’air. Il ouvrit les yeux et regarda au-delà de la nappe d’eau. Le nouveau lac était de petite dimension et presque parfaitement circulaire. Des arbres tropicaux à larges feuilles bordaient une plage sablonneuse et des demeures étincelantes construites en marbre rose et blanc étaient disséminées parmi la verdure sur la pente d’une colline escarpée.

Pour la première fois depuis de longues minutes, Leg-Wot prit la parole. « Vous croyez réellement que les Azhiris se téléportent grâce à un pur effort de pensée, Bjault ? Je n’en suis pas si sûre. S’il s’agissait d’une capacité mentale innée, il me semble que cet exercice ne devrait entraîner aucune dépense d’énergie.

— Oui. Ce serait l’hypothèse la plus simple, en tout cas. » Il se pencha en avant pour tenter de voir le plus possible du paysage. « Mais ce dernier bond nous a bien transportés à mille mètres. Vous avez entendu vos oreilles bourdonner, n’est-ce pas ? Ce chaland qui nous porte doit peser plus de cent tonnes. Avez-vous une idée de la quantité d’énergie qu’il faudrait pour le soulever à une hauteur de un kilomètre ? Téléportation ou non, c’est un travail qui convient mieux à un appareillage lourd qu’à un kilo de matière grise.

— Je ne… » commença-t-elle, puis elle s’interrompit. Sur la gauche, le flanc incurvé de la colline était rompu par une faille descendant pratiquement jusqu’au niveau de l’eau, et Ajao pouvait voir non seulement au-delà, maisplus bas. À travers cette découpure en forme de V, il aperçut au fond l’océan et, à l’horizon, une mince bande verte. Il contempla ce spectacle pendant un moment sans être capable de replacer cette vision dans sa perspective propre. Puis il comprit. Ce dernier saut leur avait permis d’atteindre un lac situé à l’intérieur du cratère d’un ancien volcan insulaire.

Il était difficile de croire qu’à peine une demi-heure auparavant il avait vu de la neige et ressenti la morsure d’un vent si froid qu’il avait eu le visage quasiment gelé.

« Eh bien ? » fit la voix sans timbre de Leg-Wot.

Ajao s’efforça de retrouver le fil de ses idées. « Je ne crois pas que les Azhiris subissent une dépense d’énergie quand ils déplacent des objets par télékinésie. Avez-vous remarqué qu’au moment où les autres bateaux effectuent leur saut, une certaine masse d’eau est soustraite à leur point de départ ?

— Oui… » Des bruits de pas et des rires leur parvinrent de l’autre côté du bateau. Trois Azhiris, simplement vêtus d’un léger kilt, enjambèrent la lisse et plongèrent dans l’eau. Quelques instants plus tard, Ajao vit les hommes sortir du lac en pataugeant et se diriger vers un petit groupe qui s’était rassemblé sur la plage au sable étincelant et leur adressait joyeusement des signes en criant. Le voyage était visiblement terminé. Yoninne s’en rendait-elle compte ?

« Je pense donc, reprit Ajao, que chez eux la téléportation consiste en fait en unéchange de matière. Quand ils se transportent quelque part, ils téléportent simultanément jusqu’à leur point de départ la quantité de matière à laquelle ils se substituent. »

L’explication paraissait logique. Il fallait bien fairequelque chose de l’air ou de l’eau qui occupait le lieu de destination. Sinon, cet afflux de matière au sein d’une autre masse existante aurait eu des résultats catastrophiques. Or, selon le principe d’Archimède, le poids d’un vaisseau est égal au poids d’eau et d’air qu’il déplace : il en résultait qu’au moment où ils se téléportaient verticalement, la force requise pour soulever le bateau était équilibrée par l’énergie libérée grâce au reflux de la masse substitutive jusqu’au point de départ.

Les gardes déliaient maintenant les prisonniers, qu’ils aidaient à se mettre debout. Mais Yoninne s’obstinait à poursuivre la conversation, et Ajao en comprit vite la raison. Le gentilhomme —Pelio — et sa suite descendaient au même moment l’escalier de bois desservant les ponts supérieurs. Ajao remarqua l’air sombre et presque triste du jeune homme, qui formait un contraste frappant avec le bavardage joyeux de son entourage. Pauvre Yoninne !

« Je vois ce que vous voulez dire », fit Leg-Wot d’une voix curieusement étranglée. « Pour les Azhiris, c’est une raison supplémentaire de se plonger dans l’eau.

— J’ai l’impression qu’il vient par ici, Yoninne », dit Bjault.

Leg-Wot se mordit la lèvre en acquiesçant sèchement d’un signe de tête. « Qu’est-ce que… je dois faire ?

— Soyez aimable. Tâchez de ne pas lui en révéler trop sur nos origines, du moins tant que nous ne saurons pas au juste si les Azhiris sont réellement en retard technologiquement. Mais, avant tout, récupérez le maser. »

Pelio et sa suite avaient atteint le premier pont et le prince se dirigeait de propos délibéré vers les Novamérikains. Yoninne finit par répondre avec effort : « D’accord… je vais essayer. » Bjault se demanda si elle n’allait pas flancher, à cause de la gêne et des craintes qu’elle éprouvait ; mais leurs gardiens les firent mettre au garde-à-vous, et ils se trouvèrent en présence de Pelio.

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