CHAPITRE 20

Ajao s’efforçait de reprendre ses esprits, tout en cherchant vainement à écarter les mains posées sur ses épaules. Autour de lui régnait un bruit assourdissant, au sein duquel il crut distinguer le crépitement caractéristique d’armes à feu automatiques. Il réussit à ouvrir les yeux et aperçut comme à travers une brume les visages obscurcis qui se penchaient sur lui.

La voix du comte était à peine audible au milieu du vacarme ambiant : « Palsambleu, mon brave Profane, je commençais à croire que rien ne vous tirerait de votre immobilité — Lan, il est réveillé… » Il avait crié ces mots par-dessus son épaule, avant de se retourner vers le Novamérikain. « Il faut que nous déguerpissions d’ici et vite. Pouvez-vous marcher ? »

Bjault se mit prudemment debout, mais la douleur semblait l’avoir presque entièrement quitté. Ce n’est qu’alors qu’il constata l’ampleur du désastre qui avait fondu sur eux. À l’autre extrémité de la salle, Pelio et Mileru aidaient quelques soldats du comte à installer Yoninne sur une civière. À moins de trois mètres des pieds de la jeune femme, l’épaisse cloison de bois n’était plus qu’un tas de décombres. Du paysage baigné par la clarté lunaire qui s’étendait au-delà leur parvenait toujours le fracas des armes. « Que se passe-t-il ? » cria-t-il à l’adresse de Dzeda ; mais un coup de tonnerre rendit ses paroles inaudibles. Il laissa le comte le pousser dans le bassin de transit, en compagnie des autres Profanes et de Samadhom.

Une seconde plus tard, ils émergeaient dans le hall du palais comtal. La salle étant située à plusieurs kilomètres des appartements, le son des combats y arrivait atténué par la distance. La lune luisant à travers les vastes baies de cristal révélait la pâleur et l’inquiétude des soldats debout au bord de l’eau. Ajao renouvela sa question et obtint cette fois une réponse de la part de Dzeda : « … ont tenté de nous surprendre. Certains Hommes des Sables ayant effectué le pèlerinage jusqu’au lac central de transit de Tsarangalang, ils ont été chargés de téléporter l’armée du Royaume des Neiges dans l’enceinte de la ville. Je gage que Tru’ud a dû penser que, s’il frappait assez fort, il pourrait vous capturer ou vous tuer tous les deux avant que nous n’ayons le temps de réagir — et il a bien failli avoir raison. »

Un soldat les interrompit. « Les messagers signalent que l’ennemi est présent sur presque tous les lacs dans un rayon de trois lieues, monseigneur. »

Dzeda fronça les sourcils et, se tournant vers Mileru, lui demanda : « Qu’avez-vous détecté ?

— Il doit dire vrai, Dzeru. Les lacs semblent en pleine effervescence.

— Fort bien. Nous allons reculer. Si le Peuple des Neiges continue sur sa lancée, je réclamerai l’aide de la Guilde.

— Vous pouvez compter sur elle », l’assura Lan.


Le comte distribua des instructions à une escouade de messagers, avant de rejoindre Pelio et Ajao. « Par tous les monstres de la mer, Tru’ud joue son va-tout pour mettre la main sur vous. Tant que vous resterez dans le comté, il aura de fortes chances de réussir. Adgao… êtes-vous en mesure de mettre immédiatement votre plan à exécution ? »

Bjault baissa les yeux vers la forme immobile de Yoninne étendue sur le brancard. « Elle ne va pas plus mal qu’avant, Adgao », dit Pelio. Dehors, les combats faisaient toujours rage. Il regarda le comte et acquiesça d’un signe de tête. Ses souffrances s’étaient calmées — sans toutefois disparaître comme c’avait été le cas à Grechper. En outre, ils ne trouveraient jamais une meilleure occasion.

« Parfait. Lan ?

— Je suis prêt, Dzeru. » Ils se dirigèrent vers la capsule posée à l’autre extrémité de la salle. Par l’intermédiaire du comte, Ajao commanda aux soldats d’orienter la nacelle dans la direction exacte que Yoninne et lui-même avaient déterminée durant leur séjour au Palais de l’Été. Il était absolument crucial que le centre de gravité de la capsule fût dirigé dans le sens du vol au moment où ils parviendraient à destination, sinon la vitesse supersonique atteinte à l’arrivée provoquerait une giration susceptible d’arracher les amarres du lest intérieur et de réduire les passagers en charpie. Mais la capsule était de dimensions si réduites et d’une densité si élevée que les soldats eurent énormément de mal à exercer une pesée. D’autre part, plus ils la renversaient sur le côté, plus sa tendance à rouler sur elle-même s’accentuait.

Ils venaient enfin de placer la capsule en position quand un chapelet d’explosions, semblable à une rafale d’arme automatique, fit voler en éclats les baies supérieures du hall. Tout autour d’eux, les soldats se plaquèrent au sol et Dzeda lui cria aux oreilles : « Baissez-vous ! Ils téléportent des pierres. »

Ils se jetèrent à plat ventre et rampèrent en direction du flanc bâbord de la capsule.

« L’avantage qu’il y a à vivre à la latitude de l’équateur, reprit le comte, c’est que les projectiles ne peuvent provenir que de l’est. »

La nuit claire résonnait de cris mêlés au heurt saccadé des impacts. Un soldat se glissa rapidement jusqu’à eux. « Dzeda ! Des sections ennemies font mouvement dans notre direction depuis le lac. »

Crac. Une gigantesque déflagration retentit au pied de la colline. « Je doute qu’ils sachent où trouver les Profanes, dit Mileru, mais si leurs patrouilles de reconnaissance parviennent jusqu’ici…

— Ils téléportent des compagnies entières et nous serons envahis, acheva Dzeda. Mais attendez, Lan, j’ai donné l’ordre d’évacuer le secteur du lac et j’ai besoin du concours de la Guilde pour exterminer les troupes qui s’y trouvent. Ce qui nous laissera le temps d’achever ce que nous avons à faire ici. »

Le frêle vieillard resta silencieux un long moment, avant d’exprimer son assentiment — mais Ajao n’en découvrit l’objet que quelques secondes plus tard.

Une lumière nacrée brilla à travers les baies occidentales, silhouettant la crête qui les séparait du lac principal de transit. La salle fut brièvement éclairée comme en plein jour et la lune pâlit jusqu’à devenir indistincte. Tandis que la lumière virait au pourpre, le sol se mit à onduler sous leurs pieds et la capsule oscilla doucement sur place, mais les cales résistèrent. C’est Lan qui leur fournit l’explication de ce phénomène : « Un rocher en provenance de la lune externe. Près d’une centaine de tonnes… Je l’ai téléporté jusqu’au lac de transit. » Ajao observa l’homme de la Guilde, mais ne décela aucune marque de triomphe sur son visage ridé.

Atténuée par son passage au-dessus de la crête, l’onde de choc répercutée vint rebondir contre leur abri. Le mur occidental se bomba vers l’intérieur comme une tenture gonflée par le vent et s’effondra sur le sol de marbre. Au-dessus de leurs têtes, les poutres du toit se soulevèrent, avant de s’immobiliser dans une position oblique.

Bjault regardait ce spectacle bouche bée : cent tonnes, venait de dire l’homme de la Guilde. Cent tonnes téléportées sur une distance de 200 000 kilomètres. L’énergie potentielle libérée tournait autour de quatre kilotonnes. Or ce vieillard impotent était capable d’expédier cet engin de destruction en n’importe quel point de la planète. Tru’ud devait se sentir acculé pour s’exposer à de pareilles représailles.

Dzeda s’était déjà relevé. « Vite. Lan a éliminé les forces qui occupaient le lac, mais les éclaireurs ennemis se trouvent toujours dans notre secteur, et s’il reste de l’eau dans le lac…

— Il n’y en a plus », répondit sombrement Lan comme s’il se fût parlé à lui-même.

« … ils tenteront probablement de rétablir une tête de pont. »


Au milieu du silence rempli de résonances, Ajao et Pelio ouvrirent le panneau de la capsule et installèrent Yoninne sur son siège. Le spectacle de son visage paisible formait un étrange contraste avec le pandémonium déchaîné autour d’eux. Derrière les décombres du mur, la poussière qui s’élevait en chatoyant dans un rayon de lune adoucissait les contours des bâtiments en ruine égrenés à flanc de colline. La scène évoquait les suites d’un bombardement aérien au cours de la Dernière Guerre de l’Interrègne, sur Mèreplanète. Avec cette différence qu’on ne voyait ni flammes ni fumée. Abstraction faite du moyen dont s’était servi Lan, toutes les destructions avaient été provoquées par des coups de vent et des jets de pierres.

Bjault grimpa dans la capsule et ajusta son harnais. Ses douleurs d’estomac s’étaient réveillées : la récente amélioration qu’il avait constatée aurait été la plus brève. Il regarda en arrière par l’écoutille et vit Pelio se séparer de Dzeda et de Lan.

« Ici, Samadhom », fit le jeune homme. L’ours se traîna maladroitement jusqu’à son maître à travers les débris jonchant le sol. Pelio s’agenouilla et prit la large tête de l’animal dans ses bras. « Adieu, Samadhom », lui dit-il doucement d’une voix tremblante.

L’ours ne les accompagnerait pas au cours de ce voyage, le système de protection de la capsule n’étant pas conçu pour préserver des effets de l’accélération plus de deux ou trois passagers. Cet inconvénient n’avait revêtu qu’une importance secondaire lors du vol relativement aisé qu’ils venaient d’accomplir en compagnie de Bre’en, mais lorsque les Profanes se matérialiseraient au-dessus de l’île de Draere, la décélération initiale serait équivalente à plus de vingt fois leur poids spécifique. Sur ce point, Dzeda avait raison : aux vitesses supersoniques, l’air offre la même résistance qu’un mur de pierre. Sam mourrait s’ils l’emmenaient avec eux.

Mais Sam ne pouvait pas comprendre. Au moment où Pelio grimpa à bord de la capsule, l’animal se précipita frénétiquement à sa suite. Dzeda dut le saisir par l’échine pour le tirer en arrière et Sam poussa quelques faiblesmip empreints de désespoir. Pelio se pencha en dehors de la nacelle et dit : « Je t’en prie, mon cher Dzeru, prends bien soin de lui. »

Le visage du comte exprimait pour une fois le plus grand sérieux quand il répondit : « Je m’y engage. » Puis, avec un regard en direction de Bjault installé dans la cabine, il ajouta « Je veillerai sur sa santé… dans l’attente de votre retour. »

Dzeda s’écarta de l’écoutille et Bjault s’entretint encore pendant quelques instants avec Lan Mileru. Le panneau coulissa et, une fois verrouillé, ils restèrent seuls. À travers les lames du hublot, Ajao regarda les autres s’éloigner ; personne ne souhaitait se trouver à proximité quand la capsule prendrait le départ. Selon les calculs de Bjault et de l’homme de la Guilde, la nacelle émergerait à près d’une centaine de mètres du sol, aux environs de la station de Draere, laquelle était elle-même située à trois cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Le principe de la conservation de l’énergie serait toutefois respecté, compte tenu de l’altitude de Tsarangalang, quelque quatre cents mètres : Mais l’air qu’ils déplaceraient au-dessus de l’île serait téléporté jusqu’à leur point de départ, où il parviendrait à une vitesse supérieure à un kilomètre à la seconde. Malheur à celui qui se trouverait sur sa trajectoire !

Le silence se prolongeait. Ajao avait espéré que le temps manquerait pour réfléchir ou pour sentir naître la peur au cours de ces ultimes secondes. Tant que ce moment restait encore éloigné de plusieurs jours, il avait pu considérer son projet comme un simple problème d’aérodynamique — un de ces problèmes que savent résoudre les mathématiques et le bon sens. Or leurs vies mêmes dépendaient à présent de sa solution, et les risques sur lesquels il avait épilogué en compagnie de Yoninne devenaient une réalité : ils n’étaient pas logés à meilleure enseigne que s’ils eussent vogué sur l’océan à bord d’un canot faisant eau de toutes parts ou effectué la descente d’une cataracte dans un tonneau. La capsule avait été conçue pour voler à des vitesses infiniment supérieures à mille mètres à la seconde — mais seulement au-dessus de la stratosphère, là où la densité de l’air est dix mille fois moindre qu’au niveau de la mer. Même en tenant compte de la quantité de lest qu’ils transportaient, la pression de la basse atmosphère engendrerait une résistance égale à vingt fois leur poids spécifique. La coque et l’arrimage du lest supporteraient-ils une telle contrainte ? Car la capsule n’était au fond destinée à l’origine qu’à affronter les phénomènes thermiques et non les fortes densités.

Bing. Bingbing. La capsule branlait légèrement entre ses cales. Ajao lança un regard à Pelio, installé au fond de la cabine obscure. « Ils continuent à téléporter des pierres », expliqua le jeune homme. Une explosion assourdie retentit au-dessus de leurs têtes et le plafond détérioré de la salle s’affaissa un peu plus en direction de la nacelle. À travers le hublot, il vit à la lueur de la lune s’avancer des soldats qui ne portaient pas le kilt national mais d’épaisses jambières.

Lan, n’attendez plus pour nous téléporter ! implora Bjault.

Le vieillard dut l’entendre, car un instant auparavant Bjault flottait encore à l’aise dans son harnais, et voilà qu’à présent il se sentait écrasé au fond de son siège, la peau du visage et des bras prête à glisser de ses os. Une terrifiante pression chassa l’air de ses poumons, que rien ne vint remplir. Son cerveau devint brumeux et il sombra dans l’inconscience…

… Non sans avoir eu le temps d’apercevoir à travers les lames du hublot le matin lumineux qui basculait à l’horizon.

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