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Oies sauvages : Une espèce d’oiseau qui vole moins vite que Concorde (par exemple), et on n’y mange rien. D’après des gnomes qui les connaissent bien, il n’y a pas d’oiseau plus bête que les oies, sauf les canards. Les oies passent beaucoup de temps à voler d’un endroit à un autre. Comme moyen de transport, les oies laissent beaucoup à désirer.

Encyclopédie scientifique pour l’édification des jeunes gnomes curieux,

par Angalo de Konfection


Au commencement, débuta Buisson, il n’y avait que le sol. NASA vit le néant au-dessus du sol et décida de le combler par du ciel. Il éleva un lieu au centre du monde et lança en l’air des tours emplies de nuées. Parfois, elles transportaient aussi des étoiles parce que la nuit, après qu’une des tours de nuées fut montée, les gnomes voyaient souvent de nouvelles étoiles traverser le ciel.

Le pays autour des tours de nuées était le plus cher au cœur de NASA. Là, les animaux étaient plus nombreux et les humains plus rares. C’était un endroit plutôt agréable pour des gnomes. Certains pensaient que c’était pour cette raison que NASA avait conçu les choses.

Buisson se redressa.

— Et elle croit vraiment à ce qu’elle raconte ? s’étonna Masklinn.

Il regarda vers l’autre côté de la clairière, où Queue-de-Cheval et Gurder se chamaillaient. Aucun d’eux ne comprenait le moindre mot de ce que disait l’autre, mais ils se chamaillaient encore.

Le Truc traduisit la question.

Buisson éclata de rire.

— Elle dit : les jours vont et viennent, à quoi bon croire quoi que ce soit ? Elle voit de ses propres yeux certaines choses se passer, et celles-là, elle est sûre qu’elles sont réelles. La foi est une chose merveilleuse pour ceux qui en ont besoin, dit-elle. Mais elle sait que ce territoire appartient à NASA, parce que son nom figure sur les panneaux.

Angalo sourit. Il ressentait une telle exaltation qu’il en était au bord des larmes.

— Ils vivent juste à côté de l’endroit d’où partent les jets verticaux, et ils croient que c’est un endroit magique ! dit-il.

— Il l’est peut-être, marmonna Masklinn presque pour lui-même. Mais, bon, ce n’est pas plus bizarre que de croire que le Grand Magasin est le monde entier. Truc, comment voient-ils les jets verticaux ? Ils sont très loin.

— Pas loin du tout. Elle dit que trente kilomètres, c’est tout près. Elle dit qu’ils peuvent s’y rendre en moins d’une heure.

Buisson hocha la tête en constatant leur stupeur, puis, sans ajouter un mot, se remit debout et disparut dans les fourrés. Une demi-douzaine de Floridiens lui emboîtèrent le pas, en une formation en V dont elle était la pointe.

Au bout de quelques mètres, la végétation se clairsema pour déboucher sur un petit lac.

Les gnomes avaient l’habitude de voir de vastes espaces aquatiques. Il y avait des étangs à proximité de l’aéroport. Ils avaient même l’habitude de voir des canards. Mais les créatures qui nageaient vers eux avec un évident enthousiasme étaient bien plus volumineuses que des canards. En plus, les canards, semblables en cela à beaucoup d’autres animaux, reconnaissaient chez les gnomes la forme de l’homme, à défaut de sa taille, et gardaient une distance respectueuse. Ils ne venaient pas vers eux en cornant, comme si leur arrivée était le plus bel événement de la journée.

Ces créatures-ci volaient presque, dans leur impatience de voir les gnomes.

Masklinn chercha machinalement autour de lui de quoi se faire une arme. Buisson lui empoigna le bras, secoua la tête et prononça quelques mots.

— Ce sont des amies, traduisit le Truc.

— On ne dirait pas !

— Ce sont des oies, expliqua le Truc. Parfaitement inoffensives, sauf pour l’herbe et divers organismes mineurs. Elles ont volé jusqu’ici pour y passer l’hiver.

Les oies arrivèrent, accompagnées par une vague qui déferla sur les pieds des gnomes, et elles arquèrent le cou en direction de Buisson. Celle-ci tapota quelques becs à l’aspect formidable.

Masklinn fit tout son possible pour ne pas avoir l’air d’un organisme mineur.

— Elles migrent de pays plus froids, poursuivit le Truc. Elles dépendent des Floridiens qui les guident dans leur vol.

— Oh ! très bien. C’est…

Masklinn s’arrêta quand son cerveau rattrapa enfin la vitesse de sa bouche.

— Tu vas me dire que les gnomes volent sur elles, je me trompe ?

— Absolument. Ils voyagent sur les oies. Incidemment, il reste deux heures quarante et une minutes avant le lancement.

— Je veux qu’il soit parfaitement clair, déclara Angalo d’une voix posée (tandis qu’une grande tête emplumée clapotait dans l’eau à quelques centimètres) que si tu suggères qu’on chevauche une zoie…

— Une oie. On dit des oies, mais une oie.

— Tu te fourres le doigt dans l’œil. Ou le détecteur dans le voyant, je ne sais pas comment tu fais ça.

— Vous avez une meilleure suggestion, bien entendu, répliqua le Truc.

S’il avait eu un visage, il aurait arboré un sourire méprisant.

— Suggérer qu’on ne monte pas sur ces bestioles me semble nettement préférable, en effet, fit Angalo.

— Chais pas, glissa Masklinn qui regardait les oies d’un œil rempli de supputation. Je serais peut-être prêt à tenter le coup.

— Les Floridiens ont élaboré des relations très intéressantes avec les oies. Les oies font profiter les gnomes de leurs ailes, et les gnomes font profiter les oies de leur cerveau. Elles volent vers le nord, en été, vers le Canada, et reviennent ici l’hiver. C’est une relation quasiment symbiotique, mais bien sûr, c’est un terme qui leur est inconnu.

— Vraiment ? Quels ignorants ! grommela Angalo.

— Je ne te comprends pas, Angalo, intervint Masklinn. Tu as la passion de monter dans tout un tas de machines que des petits morceaux de métal en mouvement font avancer, et voilà que tu t’inquiètes à l’idée de grimper sur un oiseau parfaitement naturel.

— C’est parce que je ne comprends pas comment les oiseaux fonctionnent. Je n’ai encore jamais vu de diagramme éclaté d’un oiseau.

— C’est à cause de ces oies que les Floridiens n’ont jamais eu beaucoup de commerce avec les humains, continua le Truc. Comme je l’ai dit, leur langage est demeuré presque identique au gnome des origines.

Buisson les étudiait avec attention. Quelque chose dans la façon qu’elle avait de les traiter continuait à paraître étrange à Masklinn. Elle n’avait pas l’air de les redouter, de leur vouloir du mal ou d’être désagréable avec eux.

— Elle n’est pas surprise, dit-il à voix haute. Nous voir l’intéresse, mais ça ne la surprend pas. Ils étaient en colère parce que nous étions ici, mais pas à cause de notre apparition. Combien d’autres gnomes a-t-elle rencontrés ?

Le Truc dut traduire.

C’était un mot que Masklinn ne connaissait que depuis un an.

Des milliers.


La grenouille de tête était aux prises avec une nouvelle idée. Elle était très confusément consciente qu’elle avait besoin d’un nouveau concept.

Il y avait eu le monde, avec sa mare au centre, et les pétales en bordure. Un.

Mais plus loin sur la branche, il y avait un autre monde. De l’endroit où elle était, il ressemblait de manière fascinante à celui qu’elles venaient de quitter. Un.

La grenouille de tête s’accroupit sur une motte de mousse et fit pivoter chacun de ses yeux de façon à pouvoir distinguer les deux mondes en même temps. Un ici. Et un là-bas…

Un. Et un.

Le front de la grenouille était congestionné à force de vouloir englober une nouvelle idée avec son cerveau. Un et un faisaient un. Mais s’il y avait un ici et un là-bas…

Les autres grenouilles observaient avec stupeur les yeux de leur chef tournebouler d’une direction vers l’autre.

Un ici et un là-bas ne pouvaient pas faire un. Ils étaient trop éloignés l’un de l’autre. Il fallait un mot pour désigner l’ensemble des uns. Il fallait dire… Il fallait dire…

La gueule de la grenouille s’élargit. Elle sourit si largement que les deux commissures de sa bouche faillirent se rencontrer derrière sa tête.

Elle était arrivée à une solution.

— .-.-.mipmip.-.-. ! dit-elle.

Ça signifiait : un. Et un autre un.


Quand ils revinrent, Gurder était toujours en train de se chamailler avec Queue-de-Cheval.

— Mais comment font-ils pour continuer si longtemps ? Ils ne comprennent pas un traître mot de ce que l’autre raconte ! s’étonna Angalo.

— C’est la meilleure manière de s’y prendre, répondit Masklinn. Gurder ? On est prêt à partir. Allez, viens.

Gurder leva la tête. Son visage était écarlate. Les deux gnomes étaient accroupis face à un embrouillamini de croquis tracés dans la poussière.

— J’ai besoin du Truc ! dit-il. Cet imbécile refuse de comprendre quoi que ce soit !

— Tu n’auras pas gain de cause avec lui, dit Masklinn. D’après Buisson, il discute comme ça avec tous les gnomes qu’ils rencontrent. Ça lui plaît.

— Les gnomes ? Quels gnomes ?

— Il y a des gnomes partout, Gurder. C’est ce que prétend Buisson. Il existe d’autres groupes, même en Floride. Et… et… et en Canadie, où les Floridiens vont l’été. Il y avait probablement d’autres gnomes chez nous ! Simplement, on ne les a jamais rencontrés !

Il tira l’Abbé pour le remettre sur pied.

— Et il ne nous reste plus beaucoup de temps.


— Je refuse de grimper sur un de ces machins !

Les oies jetèrent un coup d’œil interrogatif à Gurder, comme s’il s’agissait d’une grenouille découverte à l’improviste dans leur cresson.

— Moi non plus, ça ne me réjouit pas beaucoup, reconnut Masklinn, mais le peuple de Buisson fait ça tout le temps. Blottis-toi dans les plumes et cramponne-toi bien.

— Me blottir ? beugla Gurder. Je ne me suis jamais blotti de toute ma vie !

— Tu as voyagé dans Concorde, fit remarquer Angalo. Et il a été construit et conduit par des humains.

Gurder fulminait, comme quelqu’un qui avait l’intention de vendre chèrement sa peau.

— Bon, d’accord, alors qui c’est qui a construit ces oies ? demanda-t-il.

Angalo lança un sourire à l’adresse de Masklinn, qui répondit : »

— Hein ? Oh ! chais pas. D’autres oies, je suppose.

— Des oies ? Des oies ? Et qu’est-ce qu’elles connaissent aux normes de sécurité en construction aéronautique ?

— Écoute, trancha Masklinn. Elles peuvent nous transporter directement jusqu’à l’endroit où nous devons aller. Les Floridiens parcourent des milliers de kilomètres sur leur dos. Des milliers de kilomètres, sans saumon fumé ni machin gélatineux rosâtre. Ça vaut quand même la peine d’essayer pendant trente kilomètres, non ?

Gurder hésita. Queue-de-Cheval grommela quelque chose.

Gurder s’éclaircit la gorge.

— Très bien, annonça-t-il. Si cet olibrius obscurantiste a l’habitude de voyager sur ces machins, je suis sûr que ça ne devrait pas présenter le moindre problème pour moi. (Il contempla les silhouettes grises qui flottaient sur le lagon.) Les Floridiens parlent à ces créatures ?

Le Truc traduisit la question à Buisson. Elle secoua la tête.

— Elle dit que non, les oies sont idiotes. Gentilles, mais idiotes. Pourquoi parler à quelque chose qui ne peut pas répondre ?

— Tu lui as expliqué ce qu’on veut faire ? demanda Masklinn.

— Non, elle ne m’a rien demandé.

— Comment on monte ?

Buisson enfonça ses doigts dans sa bouche et siffla.

Une demi-douzaine d’oies s’approchèrent de la berge en se dandinant. Vues de près, elles n’avaient pas l’air plus petites.

— Je me souviens d’avoir lu quelque chose sur les oies, un jour, dit Gurder, avec une sorte de terreur fascinée. On disait qu’elles étaient capables de casser un bras humain d’un seul coup de nez.

— D’aile, corrigea Angalo en contemplant les grands corps gris qui le dominaient de toute leur hauteur. C’était leur aile.

— Et ce sont les cygnes qui peuvent faire ça, compléta Masklinn d’une voix atone. Les oies, il ne faut jamais leur faire « bouh ».

Gurder regardait un long cou se tordre d’avant en arrière au-dessus de lui.

— Ça ne me viendrait pas à l’idée, jura-t-il.


Longtemps après, quand Masklinn écrivit l’histoire de sa vie, il raconta qu’aucun vol n’était plus rapide, plus haut et plus terrifiant que celui des oies sauvages.

— Hé là, ça ne va pas ! s’étonnèrent les gens. Masklinn, tu nous as déjà dit que l’avion volait si vite qu’il dépassait le son, et si haut qu’il n’était environné que de bleu.

Et il répondit :

— Justement. Il allait si vite qu’on ne savait pas qu’il allait vite ; il volait si haut qu’on ne voyait plus qu’il était haut. Ça se passait comme ça, c’est tout. Et le Concorde ressemblait à un objet conçu pour voler. Quand il était par terre, il avait un peu l’air d’être perdu.

Mais les oies, par contre, avaient l’aérodynamisme d’un oreiller de série. Elles ne roulaient pas avant de s’envoler et de se rire des nuages, comme l’avion. Non, elles couraient à la surface de l’eau en brassant désespérément l’air de leurs ailes et soudain, au moment où il devenait évident qu’elles n’arriveraient jamais à rien, elles y parvenaient ; l’eau s’éloignait en dessous d’elles et il n’y avait plus que le lent craquement des ailes qui halaient l’oie en plein ciel.

Masklinn était le premier à reconnaître qu’il ne connaissait rien aux jets, aux moteurs et autres machines ; c’était peut-être pour ça que voyager avec elles ne le tracassait pas. Mais il avait la faiblesse de croire qu’il s’y connaissait un peu en muscles, et savoir que seuls deux gros muscles le gardaient en vie n’était pas fait pour le rassurer.

Chaque voyageur partageait une oie avec un Floridien. Ils ne faisaient aucune manœuvre de navigation, pour autant que Masklinn pût en juger. Buisson, assise loin devant, sur le cou de l’oie de tête, se chargeait de tout.

Derrière, les autres suivaient en dessinant un V parfait.

Masklinn se blottit dans le plumage. Le voyage était agréable, même s’il faisait un peu froid. Les Floridiens, apprit-il plus tard, n’avaient aucun mal à dormir sur une oie en vol. Cette seule pensée donnait des sueurs froides à Masklinn.

Il jeta un coup d’œil au-dehors, juste assez longtemps pour voir au loin des arbres filer beaucoup trop vite, et il enfonça de nouveau la tête.

— Combien de temps nous reste-t-il, Truc ? demanda-t-il.

— J’estime notre arrivée aux environs de la rampe de lancement à environ une heure du décollage.

— Je suppose qu’il n’y a pas la moindre chance qu’une rampe de lancement, ce soit la même chose qu’une rampe d’escalier et que l’escalier conduise à un restaurant ? s’enquit Masklinn, légèrement rêveur.

— Non.

— Dommage. Bon… tu as des suggestions pour que nous grimpions à bord de la machine ?

— C’est presque totalement impossible.

— Je m’attendais que tu me dises ça.

— Mais vous pourriez m’y placer, moi, ajouta le Truc.

— Je veux bien, mais comment ? En t’attachant sur l’engin ?

— Non. Si vous m’apportez assez près, je m’occuperai du reste.

— De quel reste ?

— Appeler le Vaisseau.

— Ah oui ! au fait… Où est-il, ce Vaisseau ? Ça m’étonne que les satellites et tous ces machins ne se soient pas encore cognés dedans.

— Il nous attend.

— Formidable, me voilà bien renseigné.

— Merci.

— C’était de l’ironie.

— Je sais.

Masklinn entendit un froissement auprès de lui et son compagnon de vol floridien écarta une plume. C’était le jeune garçon que le gnome avait vu en compagnie de Buisson. Il n’avait rien dit, se contentant de regarder Masklinn et le Truc. Maintenant, il sourit et prononça quelques mots.

— Il veut savoir si tu ne te sens pas malade.

— Je me sens parfaitement bien, mentit Masklinn. Comment s’appelle-t-il ?

— Son nom est Pionn. C’est le fils aîné de Buisson.

Pionn lança à Masklinn un nouveau sourire d’encouragement.

— Il veut savoir à quoi ça ressemble de voyager dans un avion à réaction, poursuivit le Truc. Il dit que ça a l’air formidable. Ils en voient parfois, mais ils se tiennent à l’écart.

L’oie pencha sur un côté pour virer de bord. Masklinn fit de son mieux pour s’agripper avec les orteils en même temps qu’avec les mains.

— Il dit que ça doit être beaucoup plus exaltant que les oies, fit le Truc.

— Oh !… ça se discute, répondit Masklinn d’une voix blanche.

L’atterrissage fut bien plus terrifiant que le décollage. Il aurait mieux valu se poser sur l’eau, expliqua-t-on ultérieurement à Masklinn, mais Buisson les avait fait revenir sur la terre ferme. Les oies sauvages n’aimaient pas beaucoup cela. Cela signifiait qu’elles devaient pratiquement se mettre debout en l’air, et battre furieusement des ailes avant de se laisser choir sur les derniers centimètres.

Pionn aida Masklinn à regagner le sol, qui lui parut danser sous ses pas. Les autres voyageurs vinrent le rejoindre en titubant, à travers les foules d’oiseaux.

— Le sol ! ahana Angalo. Il était incroyablement près ! Et tout le monde semblait trouver ça normal !

Il se laissa tomber à genoux.

— Et elles poussent de grands cris comme des coups de klaxon ! continua-t-il. Et elles tanguent d’un bord à l’autre ! Et elles sont couvertes de bosses dures sous leurs plumes !

Masklinn plia les bras pour chasser la tension dans ses muscles.

Le paysage autour d’eux ne paraissait guère différent de celui qu’ils venaient de quitter, sinon que la végétation était plus basse et que Masklinn ne voyait d’eau nulle part.

— Buisson explique que les oies ne peuvent pas aller plus loin, annonça le Truc. Continuer au-delà serait trop dangereux.

Buisson hocha la tête et indiqua l’horizon du doigt.

On y distinguait une tache blanche.

— Ça ? demanda Masklinn.

— C’est tout ? s’étonna Angalo.

— Oui.

— Ça n’a pas l’air très gros, fit remarquer Gurder à voix basse.

— C’est encore très loin, dit Masklinn.

— Je vois des hélicoptères, signala Angalo. Pas étonnant que Buisson ne tienne pas à s’approcher davantage, avec les oies.

— Il faut y aller, déclara Masklinn. Il nous reste une heure, et j’ai l’impression que ce sera tout juste. Euh !… Il faudrait dire adieu à Buisson. Tu peux lui expliquer, Truc ? Dis-lui que… qu’on essaiera de la retrouver. Après. Si tout se passe bien. Je suppose.

— S’il y a un après, ajouta Gurder.

L’Abbé ressemblait à un torchon mal lavé.

Buisson hocha la tête quand le Truc eut fini de traduire, puis elle poussa Pionn en avant.

Le Truc expliqua à Masklinn ce qu’elle voulait.

— Quoi ? Mais on ne peut pas l’emmener avec nous ! protesta celui-ci.

— Chez le peuple de Buisson, on encourage les jeunes gnomes à voyager, expliqua le Truc. Pionn n’a que quatorze mois, et il a déjà visité l’Alaska.

— Essaie de lui expliquer qu’on ne va pas vers « une Laska ». Essaie de lui faire comprendre qu’il pourrait lui arriver toutes sortes de choses !

Le Truc traduisit.

— Elle dit que c’est très bien. Un garçon en pleine croissance devrait toujours chercher à vivre des expériences inédites.

— Attends, attends, tu es sûr de traduire correctement ce qu’elle raconte ?

— Oui.

— Mais… tu lui as bien dit que ça pouvait être dangereux ?

— Oui. Elle dit que le danger, c’est ce qui fait tout le sel de la vie.

— Mais il pourrait se faire tuer ! couina Masklinn.

— Alors, il montera au ciel et deviendra une étoile.

— Et c’est ce qu’ils croient ?

— Oui. Ils croient que le système d’exploitation d’un gnome commence par être une oie. Si c’est une bonne oie, il devient gnome. Et quand meurt un gnome méritant, NASA emporte son âme au ciel et elle se transforme en étoile.

— Et c’est quoi, un système d’exploitation ? s’enquit Masklinn.

C’était de la religion. Il se sentait toujours perdre pied dès qu’on abordait la religion.

— La chose à l’intérieur de vous qui vous dit ce que vous êtes, expliqua le Truc.

— Il veut dire une âme, annonça Gurder sur un ton las.

— Je n’ai jamais entendu autant de sottises d’un coup, clama Angalo d’un ton réjoui. Enfin, pas depuis le temps où l’on vivait dans le Grand Magasin et qu’on croyait qu’on reviendrait sous forme d’ornements de jardins, pas vrai ?

Il donna un coup de coude dans les côtes de Gurder.

Au lieu de s’emporter à cette remarque, Gurder donna l’impression d’être encore plus désemparé.

— Que le gamin vienne avec nous, s’il le veut, poursuivit Angalo. Il a une bonne mentalité. Je lui ressemblais quand j’avais son âge.

— Sa mère dit que, s’il a le mal du pays, il pourra toujours trouver une oie pour le ramener.

Masklinn ouvrit la bouche pour dire quelque chose.

Mais parfois, on ne trouve rien à dire, parce qu’il n’y a rien à dire. Quand on doit expliquer quelque chose à quelqu’un d’autre, il faut avoir un point de départ, un élément que vous êtes tous les deux sûrs d’avoir en commun ; Masklinn n’était pas certain qu’il y ait le moindre point de ce genre dans le territoire qu’occupait Buisson. Il se demanda quelle taille avait le monde, pour elle. Il était probablement plus grand que le gnome pouvait l’imaginer. Mais c’était un monde qui s’arrêtait au ciel.

— Bon, bon, d’accord, fit-il. Mais on part tout de suite. On n’a pas de temps à perdre en pleurnicheries et en au re…

Pionn adressa un signe de tête à sa mère et vint se placer auprès de Masklinn, qui ne trouva rien à dire. Même plus tard, quand il comprit mieux les gnomes aux oies, il ne s’habitua jamais complètement à leur façon de se séparer en souriant. Les distances ne semblaient pas vraiment compter pour eux.

— Bon… eh bien… on y va, alors, parvint-il à articuler.

Gurder lança un coup d’œil mauvais en direction de Queue-de-Cheval, qui avait insisté pour les accompagner jusqu’ici.

— J’aimerais vraiment pouvoir discuter avec ce gnome, fit-il.

— Selon Buisson, c’est plutôt quelqu’un de bien, en fait, intervint Masklinn. Simplement, il a tendance à se cramponner à ses idées.

— Exactement comme toi, Gurder, fit Angalo.

— Moi ? Mais je ne suis pas…

— Mais non, bien sûr que non, intervint Masklinn sur un ton apaisant. Et maintenant, en route.


Ils trottinaient à travers des végétaux deux ou trois fois plus hauts qu’eux.

— On n’arrivera jamais à temps, ahana Gurder.

— Garde ton souffle pour courir, repartit Angalo.

— Ils servent du saumon fumé, à bord des Navettes ? s’enquit Gurder.

— Chais pas, répondit Masklinn en s’ouvrant un chemin à travers une touffe d’herbes particulièrement coriaces.

— Non, annonça Angalo avec fermeté. Je me souviens, j’ai lu quelque chose là-dessus dans un livre. Ils mangent de la nourriture en tube.

Les gnomes continuèrent à courir en silence, le temps de ruminer la nouvelle.

— Ils mangent du dentifrice ? finit par demander Gurder.

— Mais non, pas du dentifrice. Bien sûr qu’ils ne mangent pas du dentifrice. J’en suis certain, c’était pas du dentifrice.

— Et qu’est-ce que tu connais d’autre qui n’existe qu’en tube ?

Angalo y réfléchit.

— Heu !… De la colle ?

— C’est pas ce que j’appellerais un bon repas, ça, de la colle. Du dentifrice et de la colle ?

— Les gens qui conduisent les Navettes doivent aimer ça. Sur toutes les images que j’ai vues, ils avaient de grands sourires, expliqua Angalo.

— Ils ne souriaient pas, ils essayaient de se décoller les mâchoires, corrigea Gurder.

— Mais non, tu te trompes complètement, jugea Angalo, dont l’imagination fonctionnait à plein rendement. S’ils mangent leur nourriture en tube, c’est à cause de la gravité.

— Qu’est-ce qu’elle a, la gravité ?

— Y en a pas.

— Pas de quoi ?

— De gravité. Alors, tout flotte.

— Où ça, dans l’eau ? s’étonna Gurder.

— Non, en l’air. Parce qu’il n’y a plus rien pour retenir les choses sur l’assiette, tu comprends.

— Oh ! (Gurder hocha la tête.) Alors, la colle, c’est pour ça ?

Ils auraient été capables de continuer comme ça pendant des heures, Masklinn le savait bien. Ce que ces bruits signifiaient, c’était : je suis bien vivant, toi aussi. Et nous nous inquiétons beaucoup en songeant que nous risquons de ne plus le rester très longtemps, alors nous allons continuer à bavarder, parce que ça vaut mieux que de réfléchir.

La situation avait paru plus favorable, vue à quelques jours ou à quelques semaines de distance, mais maintenant qu’il ne restait que…

— Combien de temps, Truc ?

— Quarante minutes.

— Il faut qu’on se repose encore ! Gurder ne court plus, il s’écroule en avant.

Ils s’effondrèrent dans l’ombre d’un fourré. La Navette ne semblait pas s’être rapprochée, mais ils distinguaient pas mal d’activité autour d’elle. Le nombre d’hélicoptères avait augmenté. D’après les gestes frénétiques de Pionn, qui avait escaladé le fourré, il y avait des humains, encore plus loin.

— Il faut que je dorme, avoua Angalo.

— Tu n’as pas dormi à bord de l’oie ? demanda Masklinn.

— Parce que tu as dormi, toi ?

Angalo s’étendit à l’ombre.

— Comment allons-nous grimper à bord de la Navette ? demanda-t-il.

Masklinn haussa les épaules en signe d’ignorance.

— Ben, d’après le Truc, ce n’est pas nécessaire de grimper à bord, il suffit de l’y placer.

Angalo se redressa sur ses coudes.

— Tu veux dire qu’on ne va pas voyager à bord de la Navette ? Mais j’en avais envie, moi !

— Ce n’est pas exactement comme le Camion, Angalo, je pense. Ça m’étonnerait qu’on puisse s’y glisser par une vitre qu’ils auraient laissée ouverte, expliqua Masklinn. Je crois qu’il faudrait plus qu’un groupe de gnomes équipés de ficelle pour la faire voler, d’ailleurs.

— Tu sais, conduire le Camion a été le plus beau moment de ma vie, dit Angalo sur un ton rêveur. Quand je pense à tous ces mois que j’ai passés dans le Grand Magasin sans même connaître l’existence du Dehors…

Masklinn attendit poliment. Il avait la tête lourde.

— Quoi ? demanda-t-il.

— Quoi quoi ?

— Que se passe-t-il, quand tu penses à tous ces mois que tu as passés dans le Grand Magasin sans même connaître l’existence du Dehors ?

— Quel gaspillage !… Tu sais ce que je ferai si… je veux dire quand on sera de retour chez nous ? Je vais écrire tout ce qu’on a appris. On devrait faire ça, tu vois. Fabriquer nos propres livres. Ne pas se contenter de lire ceux des humains, qui sont pleins de choses inventées. Mais pas des livres comme la Gnomenclature de Gurder. Des bouquins sur les choses qui comptent. La Science, par exemple…

Masklinn glissa un coup d’œil en direction de Gurder. L’Abbé ne fit aucun commentaire. Il dormait déjà.

Pionn se roula en boule et commença à ronfler. La voix d’Angalo diminua. Il bâilla.

Ils n’avaient pas dormi depuis des heures. Les gnomes dorment surtout la nuit, mais ils ont besoin de petites siestes pour tenir tout au long de la journée. Même Masklinn dodelinait de la tête.

— Truc ? songea-t-il à demander, tu me réveilles dans dix minutes, d’accord ?

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