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Science : Une façon de comprendre les choses et ensuite de les faire fonctionner. La Science explique ce qui se passe tout le temps autour de nous. La religion aussi, mais la science marche mieux, parce qu’elle trouve des excuses plus crédibles quand elle se trompe. La Science est beaucoup plus répandue qu’on ne le croit en général.

Encyclopédie scientifique pour l’édification des jeunes gnomes curieux,

par Angalo de Konfection


Gurder, Angalo et Pionn étaient assis sous un fourré. Il leur offrait un peu d’ombre. Le nuage de désolation qui les couvrait faisait à peu près la même taille.

— On ne rentrera jamais chez nous, sans le Truc, fit Gurder.

— Dans ce cas, on ira chercher Masklinn, répondit Angalo.

— Ça va nous prendre une éternité !

— Ah oui ? Eh bien, c’est pratiquement le temps qu’il nous reste à passer ici, si on ne rentre pas chez nous.

Angalo trouva un caillou qui avait presque la forme idéale pour qu’on le fixe à une branchette grâce à des bandes de tissu déchirées sur son manteau ; de sa vie, il n’avait jamais vu de hache de pierre, mais il avait la ferme impression qu’on pouvait faire des choses bien pratiques avec une pierre attachée au bout d’un bâton.

— J’aimerais bien que tu arrêtes de jouer avec ce machin, fit Gurder. Bon, alors, ton grand plan, c’est quoi ? Nous contre le reste de la Floridie ?

— Pas forcément. Je ne t’oblige pas à me suivre.

— On se calme, monsieur À-la-rescousse. Un seul idiot, ça suffit largement.

— Je ne t’ai pas entendu proposer mieux.

Angalo fit siffler la hache dans les airs une ou deux fois.

— Je n’ai rien de mieux à proposer.


Un petit voyant rouge se mit à clignoter sur la surface du Truc.

Au bout d’un moment, un minuscule orifice de forme carrée s’ouvrit, on entendit un vrombissement infime et le Truc déploya une petite lentille au bout d’une tige. L’objet tourna lentement.

Puis le Truc parla.

— Où se trouve cet endroit ? demanda-t-il.

Il inclina la lentille vers le haut et il resta silencieux, le temps d’examiner le visage de l’humain qui le regardait.

— Et pourquoi ? ajouta-t-il.

— Je ne sais pas réellement, répondit Masklinn. Nous sommes dans une pièce d’un grand bâtiment. Les humains ne m’ont pas fait de mal. Je crois que l’un d’eux essaie de me parler.

— Il semblerait que nous nous trouvions dans un récipient de verre.

— Ils m’ont même donné un petit lit, expliqua Masklinn. Et je crois que le machin, là-bas, c’est comme des toilettes, mais… écoute-moi ! Et le Vaisseau ?

— Je présume qu’il est en route, annonça calmement le Truc.

— Tu présumes ? Tu présumes ? Tu veux dire que tu n’en sais rien ?

— Beaucoup de choses peuvent ne pas se dérouler selon les prévisions. Si tout a bien fonctionné, le Vaisseau sera ici sous peu.

— Et sinon, je suis coincé ici pour la vie, termina Masklinn sur un ton amer. C’est à cause de toi si je suis ici, tu sais.

— Oui, je le sais. Merci.

Masklinn se détendit un peu.

— Ils sont très gentils, expliqua-t-il. (Il réfléchit à ce qu’il venait de dire.) Enfin, je crois, ajouta-t-il. C’est difficile à dire.

Il regarda à travers la paroi transparente. Une foule d’humains était venue le regarder au cours des minutes qui venaient de s’écouler. Il n’était pas bien fixé : était-il un invité de marque ou un prisonnier, voire quelque chose entre les deux ?

— Ça m’a paru être le seul espoir, sur le coup, acheva-t-il sur un ton embarrassé.

— Je surveille les communications.

— Comme toujours.

— La plupart parlent de toi. Toutes sortes d’experts vont se précipiter ici pour t’examiner.

— Quel genre d’experts ? Des experts en gnomes ?

— Des experts en dialogue avec des créatures venues d’un autre monde. Les humains n’ont jamais rencontré personne qui vienne d’un autre monde, mais ils ont quand même des experts pour parler avec eux.

— J’espère que ça va marcher, fit Masklinn, grave. Les humains connaissent vraiment l’existence des gnomes, désormais.

— Mais pas leur vraie nature. Ils croient que tu viens juste d’arriver.

— C’est la pure vérité.

— Non, que tu viens juste d’arriver ici. Sur cette planète. Arrivé des étoiles.

— Mais ça fait des milliers d’années qu’on est là ! On vit ici !

— Les humains trouvent beaucoup plus facile de croire à des petits bonshommes venus de l’espace qu’à de petits bonshommes terrestres. Ils préfèrent croire aux petits hommes verts plutôt qu’aux farfadets.

Le front de Masklinn se fronça.

— J’ai rien compris.

— Ne t’inquiète pas, c’est sans importance.

Le Truc fit pivoter sa lentille pour inspecter le reste de la pièce.

— Très bien. Très scientifique.

Puis il la braqua sur un plateau en plastique blanc posé près de Masklinn.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Oh ! des fruits, des noix, de la viande, des trucs comme ça. Je crois qu’ils m’observent pour voir ce que je mange. J’ai l’impression que ce sont des humains très intelligents, Truc. J’ai montré ma bouche du doigt, et ils ont compris que j’avais faim.

Ah ! fit le Truc. Conduisez-moi à votre chef cuisinier.

— Pardon ?

— Je vais m’expliquer. Je t’ai dit que je surveillais leurs communications ?

— Tout le temps.

— Il existe une plaisanterie, c’est-à-dire une anecdote ou histoire humoristique, que racontent les humains. Elle parle d’un Vaisseau venu d’un autre monde qui se pose sur cette planète. D’étranges créatures en sortent et demandent une pompe à essence, une poubelle, une machine à sous ou un engin mécanique de nature comparable : « Conduisez-moi à votre chef. » Je suppose que c’est parce qu’ils ne savent pas quelle apparence ont les humains. J’ai ajouté le mot « cuisinier », par allusion aux humains qui s’occupent de la cuisine. C’est un trait d’humour, un jeu sur les mots visant à un effet hilarant.

Un silence.

Oh ! fit Masklinn. (Un temps de réflexion.) Ce sont les petits hommes verts dont tu m’as parlé ?

— Très… Un instant. Un instant.

— Quoi ? Quoi ? insista Masklinn.

— J’entends le Vaisseau.

Masklinn prêta l’oreille de son mieux.

— J’entends rien du tout.

— Pas par le son. Par la radio.

— Il est où ? Il est où, Truc ? Tu nous as toujours dit que le Vaisseau était là-haut, mais où ?


Les dernières grenouilles s’accroupirent sur la mousse pour échapper à la chaleur du soleil d’après-midi.

Près de l’horizon, à l’est, on voyait un mince croissant blanc.

On aimerait se dire que les grenouilles avaient des légendes sur le sujet. On aimerait penser qu’elles croyaient que le soleil et la lune étaient des fleurs lointaines – une fleur jaune le jour, une blanche la nuit. On aimerait se dire qu’elles faisaient l’objet de légendes, qu’on racontait que, quand une grenouille qui avait été bonne mourait, son âme montait vers les grandes fleurs du ciel…

Le problème, c’est que nous parlons de grenouilles. Le soleil, elles l’appelaient « .-.-.mipmip.-.-. ». Et la lune, c’était « .-.-.mipmip.-.-. ». Elles appelaient tout « .-.-.mipmip.-.-. ». Quand on est coincé avec un unique mot de vocabulaire, on a beaucoup de mal à inventer des légendes sur quoi que ce soit.

La grenouille de tête, cependant, sentait confusément que la lune ne paraissait pas normale.

Elle brillait de plus en plus.


— Nous avons abandonné le Vaisseau sur la Lune ? s’étonna Masklinn. Mais pourquoi ?

— Ce sont tes ancêtres qui ont décidé ça. Pour pouvoir le tenir à l’œil, je présume.

Le visage de Masklinn s’éclaira lentement, comme des nuages au lever du soleil.

— Tu sais, déclara-t-il avec enthousiasme, juste avant tout ça, quand on vivait dans notre vieux terrier, j’avais l’habitude de rester assis dehors, la nuit, à regarder la lune. Peut-être que je savais dans mon sang, en fait, que là-haut…

— Non, ce que tu ressentais était probablement de la superstition primitive, expliqua le Truc.

Masklinn parut se dégonfler.

— Oh ¡Désolé.

— Et maintenant, je te prierai de te taire. Le Vaisseau se sent perdu et il veut qu’on lui dise quoi faire. Il vient de s’éveiller après quinze mille ans.

— Je ne suis jamais très en forme le matin, moi non plus, sympathisa Masklinn.


Il n’y a pas de bruit sur la lune, mais c’est sans importance, puisqu’il n’y a personne pour entendre. Avoir des bruits serait du gaspillage.

Mais il y a de la lumière.

Une fine poussière s’éleva en hautes volutes au-dessus des antiques plaines du croissant sombre de la lune, se développant en nuées bouillonnantes qui montèrent assez haut pour intercepter les rayons du soleil. Elles scintillèrent.

En bas, quelque chose était en train de s’extirper du sol.


— On l’a laissé au fond d’un trou ? s’exclama Masklinn.

Des vagues de lumière passèrent et repassèrent en ondes sur les surfaces du Truc.

— Ne va pas me dire que c’est pour ça que vous avez toujours vécu dans des terriers. Les autres gnomes ne vivent pas dans des terriers.

— Non, c’est exact. Je devrais arrêter de ne penser qu’à…

Il se tut soudain. Ses yeux se fixèrent en dehors du bocal de verre, où un humain essayait de l’intéresser à des signes qu’il traçait sur un tableau.

— Il faut que tu arrêtes ! Tout de suite. Arrête le Vaisseau. On s’est complètement trompés. On ne peut pas partir. Truc. Il ne nous appartient pas ! On ne peut pas s’approprier le Vaisseau !


Les trois gnomes qui rôdaient à proximité de l’endroit d’où l’on lançait les Navettes étaient en train d’observer le ciel. Alors que le soleil approchait de l’horizon, la lune scintillait comme un ornement de Noël.

— Ça doit être le Vaisseau qui provoque ça ! s’exclama Angalo. C’est forcé ! (Il adressa un sourire radieux aux autres.) Alors, ça y est. Il arrive !

— Je n’aurais jamais cru que ça marcherait… commença Gurder.

Angalo donna une claque dans le dos de Pionn et indiqua le ciel du doigt.

— Tu vois ça, gamin ? Hé ben, c’est le Vaisseau ! Notre Vaisseau !

Gurder se frotta le menton et hocha la tête en regardant Pionn d’un air songeur.

— Oui, dit-il. C’est vrai. Le nôtre.

— Masklinn dit qu’il y a plein de trucs là-haut, poursuivit Angalo, aux anges. Et des tas d’espaces. Masklinn dit que le Vaisseau vole plus vite que la lumière, ce qui n’est sans doute pas vrai, parce que sinon, on ne verrait plus rien. On allumerait les lampes et toute la lumière tomberait en arrière en dehors de la pièce. Mais il va quand même très vite…

Gurder ramena le regard vers le ciel. L’idée qu’il avait derrière la tête était en train d’avancer vers le devant de la scène, créant en lui une curieuse sensation de gris.

— Notre Vaisseau, dit-il, celui qui a amené les gnomes ici.

— Ouais, c’est vrai, fit Angalo, qui l’entendait à peine.

— Et il va tous nous emporter, poursuivit Gurder.

— C’est ce que Masklinn a dit et…

— Tous les gnomes, dit Gurder.

Le ton de sa voix était aussi lourd et plat qu’une feuille de métal.

— Bien sûr. Pourquoi pas ? Je suppose qu’on apprendra vite comment le ramener à la carrière, et on ira chercher tout le monde. Pionn aussi, bien entendu.

— Et la tribu de Pionn ? demanda Gurder.

— Oh ! ils peuvent venir avec nous, répondit Angalo avec générosité. Il y a peut-être même assez de place pour emmener leurs oies !

— Et les autres ?

Angalo parut surpris.

— Quels autres ?

— Buisson raconte qu’il y a plein d’autres groupes de gnomes. Partout.

Angalo demeura interdit.

— Oh ! eux. Ben, pour eux, je sais pas. Mais on a besoin du Vaisseau. Tu sais bien tout ce qu’on a vécu depuis qu’on a quitté le Grand Magasin.

— Mais si nous emportons le Vaisseau, que leur restera-t-il quand ils en auront besoin ?


Masklinn venait de poser la même question.

— 01001101010101110101010010110101110010, répondit le Truc.

— Qu’est-ce que tu dis ?

Le Truc parut agacé.

— Si je me déconcentre, il risque de ne plus y avoir de Vaisseau pour personne. Je transmets quinze mille instructions à la seconde.

Masklinn ne fit aucun commentaire.

— Ça représente un très grand nombre d’instructions, précisa le Truc.

— Le Vaisseau appartient de droit à tous les gnomes du monde.

— 010011001010010010…

— Oh ! la ferme ! Dis-moi quand le Vaisseau va arriver.

— 0101011001… C’est l’un ou l’autre… 01001100…

— L’autre quoi ?

— Je peux la fermer ou te dire quand le Vaisseau va arriver. Mais pas les deux à la fois.

— S’il te plaît, dis-moi quand le Vaisseau va arriver, dit Masklinn avec patience. Et ensuite, ferme-la.

— Dans quatre minutes.

— Quatre minutes !

— Je me trompe peut-être de trois secondes. Mais mes calculs donnent quatre minutes. Sauf que maintenant, c’est dans trois minutes trente-huit secondes. Ce sera dans trois minutes trente-sept secondes d’une seconde à l’autre…

— Je ne peux pas rester traîner ici s’il doit arriver si vite ! déclara Masklinn (oubliant temporairement tous ses devoirs envers les gnomes du monde). Comment faire pour sortir ? Ce machin a un couvercle.

— Tu veux que je la ferme tout de suite, ou tu préfères que je te fasse sortir avant ? demanda le Truc.

— Je t’en prie !

— Les humains t’ont-ils vu te déplacer ?

— Que veux-tu dire ?

— Est-ce qu’ils savent à quelle vitesse tu peux courir ?

— Je ne sais pas. Non, je ne pense pas.

— Alors, prépare-toi à courir. Mais commence par te boucher les oreilles.

Masklinn jugea préférable d’obéir. Le Truc savait être horripilant par moments, mais il n’était pas sage d’ignorer ses conseils.

Des voyants sur le Truc dessinèrent fugitivement une étoile.

Il se mit à piailler. Le son grimpa, grimpa, au-delà de ce que Masklinn était capable d’entendre. Il le sentait, même avec ses mains sur ses oreilles ; il avait l’impression que ça lui faisait des bulles désagréables dans la tête.

Il ouvrit la bouche pour crier quelque chose au Truc et les parois éclatèrent. À un moment, il y avait du verre et, l’instant d’après, des éclats de verre jaillirent en tous sens, comme un puzzle dont les pièces avaient soudain décidé qu’elles avaient besoin d’un peu de territoire bien à elles.

— Maintenant, ramasse-moi et cours, ordonna le Truc avant que les éclats ne soient retombés sur la table.

Dans toute la salle, les humains se retournaient, à la façon lente et maladroite des humains.

Masklinn s’empara du Truc et détala pour traverser la surface polie.

— En bas ! cria-t-il. On est très haut, comment on fait pour aller en bas ?

Il regarda autour de lui, désemparé. Une espèce de machine, couverte de petits cadrans et de voyants lumineux, occupait l’autre bout de la table. Il avait vu un humain s’en servir.

— Les fils ! s’exclama-t-il. Il y a toujours des fils électriques !

Il dérapa, esquiva aisément une main géante qui tentait de s’emparer de lui et traversa la table.

— Je vais devoir te jeter en bas, haleta-t-il. Je ne peux pas te transporter pendant la descente.

— Ça ira très bien.

Masklinn s’arrêta en bordure de table au terme d’une glissade et jeta le Truc par-dessus bord. Oui, il y avait bien des fils qui descendaient jusqu’au sol. Il bondit vers l’un d’eux, tourbillonna autour de façon incontrôlée, puis le descendit, mi-dégringolant, mi-glissant.

Les humains se précipitaient vers lui avec lourdeur, de toutes parts. Il ramassa le Truc par terre, le serra contre sa poitrine et fila vers l’avant. Il y avait un pied – une chaussure marron, des chaussettes bleu marine. Il zigzagua. Deux autres pieds – chaussures noires, chaussettes noires. Et elles allaient trébucher contre le premier pied…

Il les évita.

Il y avait encore d’autres pieds, et des mains, tendues en vain vers le bas. Masklinn était une tache mal définie, éludant et slalomant entre des pieds capables de l’aplatir.

Tout d’un coup, il n’y eut plus que le plancher dégagé.

Quelque part retentit une alarme, dont les échos suraigus parurent graves et terribles à Masklinn.

— Dirige-toi vers la porte, suggéra le Truc.

— Mais il y a d’autres humains qui vont entrer, siffla Masklinn.

— Ça tombe très bien, parce que nous, nous sortons.

Masklinn atteignit la porte à l’instant où elle s’ouvrait. Un interstice de quelques centimètres apparut ; derrière, de nouveaux pieds.

Plus le temps de réfléchir. Masklinn escalada la chaussure, sauta à terre de l’autre côté et poursuivit sa course.

— Et maintenant ? Et maintenant ?

— Dehors.

— C’est de quel côté ?

— Partout.

— Me voilà bien avancé !

Des portes s’ouvraient tout au long du couloir. Des humains en sortaient. Le problème n’était pas tant d’éviter la capture – il faudrait qu’un humain soit déjà très vif pour apercevoir un gnome galopant à vive allure, et encore plus pour l’attraper – mais simplement de ne pas se faire marcher dessus par accident.

— Pourquoi n’y a-t-il aucun trou de souris ? Tous les bâtiments devraient en être équipés ! se désola Masklinn.

Une chaussure écrasa le sol à deux centimètres de lui. Il bondit.

Le couloir se remplissait d’humains. Une autre sonnerie d’alarme commença à résonner.

— Pourquoi tout ce remue-ménage ? Ce n’est quand même pas à cause de moi ? Ils ne peuvent pas créer une telle pagaille à cause d’un tout petit gnome ?

— C’est le Vaisseau. Ils viennent de voir le Vaisseau.

Une chaussure faillit décerner à Masklinn le prix du gnome le plus parfaitement aplati de Floride. Il manqua de justesse de se cogner contre elle.

À la différence de la plupart des chaussures, celle-ci portait un nom. C’étaient des Baladeuses Crucial, avec une semelle en caoutchouc véritable, SGDG. La chaussette qui en dépassait avait bien la mine d’une Monsieur Inodor’, garantie quatre-vingt-cinq pour cent polyputhéketlon, la chaussette la plus chère du monde.

Masklinn regarda encore plus haut. Au-delà des grandes étendues du pantalon bleu et des lointains nuages du pull-over, se trouvait une barbe.

C’était le Petit-Fils Richard Quadragénaire.

Au moment où on pouvait se dire que personne ne faisait aucun cas des gnomes, l’Univers tentait l’impossible pour prouver le contraire…

Masklinn fit un saut sans élan et atterrit sur la jambe du pantalon, à l’instant où le pied se déplaçait. C’était le refuge le plus sûr. Il était rare qu’un humain marche sur un autre humain.

Le pied fit un pas, se posa de nouveau. Masklinn, se balançant d’avant en arrière, essayait de se hisser le long du tissu rugueux. On voyait une couture à quelques centimètres de là. Il réussit à s’en saisir ; les points lui assurèrent une prise plus solide.

Richard Quadragénaire se trouvait mêlé à une foule de gens qui se dirigeaient tous dans la même direction. Plusieurs autres humains se cognèrent contre lui, manquant décrocher Masklinn de son perchoir. Il se débarrassa de ses bottines et essaya de s’arrimer avec les orteils.

Un lent martèlement rythmait les pas de Richard Quadragénaire.

Masklinn atteignit une poche, trouva un appui convenable pour ses pieds et continua son ascension. Une énorme étiquette l’aida à parvenir jusqu’à la ceinture. Masklinn avait l’habitude de voir des étiquettes dans le Grand Magasin, mais celle-ci était plutôt grande, même pour une grande étiquette. Elle était couverte d’écriture et rivetée au pantalon, comme si Richard Quadragénaire était une espèce de machine.

« Grossbergers Hagglers, le premier nom des jeans », lut-il. Et il y a plein de choses qui affirment qu’ils sont épatants, et on voit des images de vaches et des trucs comme ça. À ton avis, pourquoi il porte des étiquettes partout ?

— Peut-être en a-t-il besoin pour reconnaître la nature de ses vêtements ?

— Pas bête. Il serait sans doute capable de porter ses souliers sur la tête.

En empoignant le pull-over, Masklinn jeta un dernier coup d’œil vers l’étiquette.

— Ça raconte que ces jeans ont remporté une médaille d’or à l’Exposition de Chicago en 1910, dit-il. Ils ont drôlement bien tenu le coup.

Les humains jaillissaient du bâtiment.

Le pull-over était bien plus facile à escalader. Masklinn se hissa avec une certaine célérité. De plus, le Petit-Fils Richard portait les cheveux assez longs, ce qui se révéla utile quand vint le moment de grimper sur son épaule.

Un chambranle de porte passa rapidement au-dessus de sa tête, puis le bleu profond du ciel.

— Combien de temps, Truc ? siffla Masklinn.

L’oreille de Richard Quadragénaire n’était qu’à quelques centimètres.

— Quarante-trois secondes.

Les humains se déployèrent sur la grande esplanade en ciment devant le bâtiment. D’autres sortirent de la bâtisse avec des machines à la main. Ils se cognaient les uns aux autres sans arrêt, parce qu’ils avaient tous les yeux fixés sur le ciel.

Un autre groupe était réuni autour d’un humain, qui semblait très inquiet.

— Qu’est-ce qui se passe, Truc ? chuchota Masklinn.

— L’humain au milieu du groupe est le plus important humain présent. Il est venu regarder le lancement de la Navette. Maintenant, tout le monde lui explique que c’est à lui d’accueillir le Vaisseau.

— Quel culot ! C’est même pas leur Vaisseau !

— Oui, mais ils croient que le Vaisseau vient leur parler.

— Quelle blague !

— Étonnant, non ? fit le Truc.

— Tout le monde sait que les gnomes sont plus importants, fit Masklinn. Enfin… tous les gnomes savent ça.

Il réfléchit un instant et secoua la tête.

— Alors, c’est ça, le chef des humains ? C’est un humain d’une grande sagesse, ou quelque chose comme ça ?

— Je n’en ai pas l’impression. Les autres humains autour de lui sont en train d’essayer de lui expliquer ce qu’est une planète.

— Il n’en sait rien ?

— Beaucoup d’humains l’ignorent. Monsieur Le-Vice-Président est du nombre. 001010011000.

— Tu recommences à parler au Vaisseau.

— Oui. Six secondes.

— Il arrive réellement…

— Oui.

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