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Floride (ou Floridie) : Un endroit où l’on trouve des alligators, des tortues à long cou et des navettes spatiales. C’est un endroit très intéressant, il fait chaud et humide et il y a des oies. On peut également y trouver des sandwiches bacon, laitue et tomate. C’est un endroit bien plus intéressant que d’autres que je pourrais citer. Vu du ciel, il a la forme d’un morceau de truc attaché à un autre morceau de truc.

Encyclopédie scientifique pour l’édification des jeunes gnomes curieux,

par Angalo de Konfectio


Transformez l’œil de votre imagination en objectif photographique.

Voici le globe terrestre, une boule bleu et blanc, scintillant comme une décoration de Noël accrochée à un arbre inconcevable.

Repérez un continent…

Mise au point

Voici un continent. On dirait un puzzle de pièces jaunes, vertes et marron.

Repérez un endroit…

Mise au point

Voici un bout de continent, qui dépasse au sud-est pour plonger dans les eaux chaudes de la mer. La plupart de ses habitants l’appellent la Floride.

En fait, ce n’est pas vrai. La plupart de ses habitants ne l’appellent rien du tout. Ils ne savent même pas qu’elle existe. La plupart de ses habitants ont six pattes et ils bourdonnent. Un certain nombre en a huit et ils vivent leur existence dans des toiles, à attendre la visite des habitants à six pattes pour passer à table. Les autres ont quatre pattes, aboient, mugissent ou restent vautrés dans des marécages en feignant d’être des troncs d’arbres abattus. À vrai dire, les habitants de la Floride qui se déplacent sur deux pattes représentent une infirme minorité, et même ceux-là ne l’appellent pas Floride. Ils se contentent de gazouiller et de voler en tous sens.

D’un point de vue rigoureusement mathématique, le nombre d’êtres vivants en Floride qui l’appellent Floride est pratiquement négligeable. Mais ce sont les plus importants, ceux qui comptent. Enfin, à leur avis. Et leur avis est le seul qui compte. À leur avis.

Mise au point

Repérez une autoroute…

Mise au point

la circulation qui défile dans un chuintement de pneus sous la pluie douce et chaude…

Mise au point

… de hautes herbes sur le bas-côté…

Mise au point

… des herbes qui bougent d’une façon qui n’est pas celle d’herbes agitées par le vent…

Mise au point

… une paire d’yeux minuscules…

Mise au point

Mise au point

Mise au point

Clic !


Masklinn traversa les herbes en rampant pour regagner le campement des gnomes, si on pouvait qualifier ainsi un petit espace dégagé au sec sous une feuille de plastique jetée par les humains.

Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis qu’ils s’étaient sauvés en courant devant le Petit-Fils Richard, selon la formule que Gurder ressassait inlassablement. Le soleil commençait à se lever derrière des nuages de pluie.

Ils avaient traversé une autoroute en profitant d’un moment où il n’y avait pas de circulation, ils avaient erré dans des fourrés humides, prenant leurs jambes à leur cou à chaque crissement et chaque coassement mystérieux, et ils avaient fini par trouver le morceau de plastique. Et ils avaient dormi. Masklinn avait monté la garde un moment, mais contre quoi, il n’en était pas très sûr.

La situation avait des aspects positifs. Le Truc avait écouté la radio et la télévision et localisé l’endroit d’où partaient les navettes verticales. Ce n’était qu’à une trentaine de kilomètres de distance. Et ils avaient parcouru pas mal de chemin. Ils avaient bien marché… oh ! allez, disons un kilomètre. Et au moins, il faisait chaud. Même la pluie était chaude. Et le sandwich bacon laitue tomate tenait bien le coup.

Mais il leur restait encore presque une trentaine de kilomètres à parcourir.

— Quand as-tu dit que le lancement devait avoir lieu ? s’enquit Masklinn.

— Dans quatre heures, répondit le Truc.

— Ce qui signifie que nous allons devoir progresser à plus de sept kilomètres par heure, calcula Angalo, la mine sombre.

Masklinn opina. En s’évertuant, un gnome pouvait probablement parcourir un kilomètre cinq cents, en une heure et en terrain découvert.

Il n’avait pas beaucoup réfléchi à la façon dont ils enverraient le Truc dans l’espace. S’il y avait vaguement songé, ç’avait été pour imaginer qu’ils pourraient dénicher le jet navette et qu’ils fourreraient le Truc à bord, quelque part. Si c’était possible, ils partiraient avec lui, encore que le gnome n’en soit pas bien certain. Le Truc avait dit qu’il faisait froid dans l’espace, et que ça manquait d’air.

— Tu aurais pu demander au Petit-Fils Richard de nous aider ! reprocha Gurder. Pourquoi t’es-tu enfui ?

— Je ne sais pas. Je crois qu’on devrait se débrouiller par nous-mêmes, peut-être.

— Mais vous vous êtes servis du Camion. Les gnomes vivaient dans le Grand Magasin. Vous avez pris le Concorde. Vous mangez de la nourriture humaine.

Masklinn fut surpris. Le Truc n’entrait pas souvent ainsi dans les discussions.

— Ce n’est pas pareil, répondit-il.

— Comment ça ?

— Ils ignoraient notre existence. Nous avons pris ce dont nous avions besoin. Ils pensent que ce monde leur appartient, Truc ! Que tout ce qu’il contient est à eux ! Ils donnent des noms à tout, ils possèdent tout ! Je l’ai regardé et je me suis dit : c’est un humain, dans une pièce d’humain, qui fait des choses d’humain. Comment pourrait-il comprendre des gnomes ? Comment s’imaginerait-il que de tout petits bonshommes sont de vraies gens, qui pensent vraiment ? Je ne peux pas confier le contrôle de la situation à un humain. Pas aussi facilement que ça !

Le Truc fit clignoter quelques voyants.

— Nous sommes allés trop loin pour ne pas aller nous-mêmes jusqu’au bout, marmonna Masklinn.

Il leva les yeux pour regarder Gurder.

— Et puis, sur le coup, il ne me semble pas que tu te sois beaucoup précipité pour aller lui serrer le doigt, poursuivit-il.

— J’étais ému. C’est toujours très gênant de rencontrer des divinités, expliqua Gurder.

Ils n’avaient pas réussi à allumer un feu. Tout était trop humide. Non qu’ils en aient besoin ; mais un feu, ça faisait plus civilisé. Quelqu’un avait déjà réussi à en allumer un à l’endroit où ils se trouvaient, car on distinguait encore quelques cendres détrempées.

— Je me demande comment les choses se passent à la maison ? finit par dire Angalo au bout d’un moment de silence.

— Bien, je suppose, répondit Masklinn.

— Vraiment ?

— Bon, je devrais plutôt dire j’espère.

— Ta Grimma a dû tout organiser, je suppose, fit Angalo en esquissant un vague sourire.

— Ce n’est pas ma Grimma, rétorqua aussitôt Masklinn.

— Ah bon ? Et c’est la Grimma de qui, alors ?

Masklinn hésita.

— De… personne. La sienne, je suppose, finit-il par déclarer avec un peu d’embarras.

— Oh ! Je croyais que tous les deux, vous alliez… commença Angalo.

— Non, on ne va pas. Quand je lui ai dit qu’on allait se marier, tout ce qu’elle a trouvé à répondre, c’est une histoire de grenouilles.

— Ça, c’est bien les femmes, intervint Gurder. Je l’avais dit que c’était une mauvaise idée de leur apprendre à lire. Ça leur échauffe la cervelle.

— Elle a dit que la chose la plus importante au monde, c’étaient de petites grenouilles qui vivent dans une fleur, continua Masklinn.

Il tentait de retrouver le fil de cette voix dans ses souvenirs. Il n’avait pas écouté très attentivement sur le coup. Il était trop en colère pour ça.

— On dirait qu’on arriverait même à faire bouillir de l’eau sur son crâne, jugea Angalo.

— Elle avait lu ça dans un livre, elle m’a expliqué.

— Exactement ce que je disais. Tu sais que je n’ai jamais été très d’accord pour que tout le monde apprenne à lire. Ça énerve les gens.

Masklinn contempla la pluie avec une mine lugubre.

— En y réfléchissant, ce n’étaient pas les grenouilles, précisément. C’était l’idée des grenouilles. Elle disait qu’il y a des collines où il fait chaud et où il pleut tout le temps, et dans les forêts que ça fait pousser, il existe de très très grands arbres et, au sommet des plus hautes branches, il y a de très très grandes fleurs qui s’appellent des… broméliacées, je crois. Et l’eau qui pleut dans les fleurs forme de petites mares, et il existe une espèce de grenouille qui pond ses œufs dans ces mares. Ça donne des têtards, qui deviennent de nouvelles grenouilles et elles passent toute leur vie au sommet des arbres, sans jamais savoir que le sol existe. Et une fois qu’on sait que le monde est plein de choses comme ça, on ne peut plus jamais vivre comme avant.

Il reprit sa respiration.

— Enfin, une histoire comme ça, quoi.

Gurder échangea un regard avec Angalo.

— J’ai rien compris, dit-il.

— C’est une métaphore, intervint le Truc.

Personne ne l’écoutait.

Masklinn se gratta l’oreille.

— Ça avait l’air de beaucoup compter pour elle, dit-il.

— C’est une métaphore, répéta le Truc.

— Oh ! les femmes… Il y a toujours quelque chose, avec elles, fit Angalo. La mienne me rebat sans arrêt les oreilles avec des histoires de robes.

— Je suis sûr qu’il nous aurait aidés, remarqua Gurder. Si on lui avait parlé. Il nous aurait sans doute donné un repas convenable, et, et…

— Nous aurait logés dans une boîte à chaussures, compléta Masklinn.

— Nous aurait logés dans une boîte à chaussures, répéta Gurder automatiquement. Non ! Enfin, je veux dire, peut-être. Pourquoi pas, après tout ? Connaître une véritable heure de sommeil, pour changer. Et ensuite, on…

— On aurait voyagé dans ses poches, acheva Masklinn.

— Pas forcément. Pas forcément.

— Mais si. Parce qu’il est grand et que nous sommes tout petits.

— Lancement dans trois heures et cinquante-sept minutes, annonça le Truc.

Leur campement de fortune surplombait un fossé. L’hiver semblait être inconnu en Floride, et les berges étaient noyées de verdure.

Quelque chose qui ressemblait à une assiette plate avec une cuillère collée sur le devant passa lentement devant eux. La cuillère émergea un instant de l’eau, considéra les gnomes d’un air absent, avant de replonger.

— C’était quoi, ce truc, Truc ? s’enquit Masklinn.

— Une tortue à long cou.

— Oh !

La tortue s’éloigna paisiblement.

— Un coup de chance, fit remarquer Gurder.

— Quoi donc ? demanda Angalo.

— Qu’elle ait un aussi long cou et qu’en plus elle s’appelle tortue à long cou. T’imagines si elle avait un tout petit cou, avec un nom comme ça ?

— Lancement dans trois heures et cinquante-six minutes.

Masklinn se remit debout.

— Vous savez, dit Angalo, je regrette vraiment de ne pas avoir lu davantage de L’Espionne n’avait pas de culotte. Ça commençait à devenir drôlement bien.

— Allons-y, dit Masklinn. Voyons si nous pouvons trouver un chemin.

Angalo, qui était assis avec le menton dans les mains, lui jeta un regard bizarre.

— Quoi, maintenant ?

— On est allés trop loin pour abandonner, non ?

Ils se frayèrent un chemin à travers les herbes folles. Au bout d’un moment, un tronc d’arbre abattu leur permit de franchir le fossé.

— C’est beaucoup plus verdoyant qu’à la maison, vous ne trouvez pas ? fit Angalo.

Masklinn écarta un épais rideau de feuilles.

— Et plus chaud, aussi, compléta Gurder. Ils ont réparé le chauffage, ici[4].

— Personne ne répare le chauffage, Dehors. Ça se fait tout seul, répliqua Angalo.

— Si je deviens vieux, c’est dans un endroit comme ici que j’aimerais vivre, si je devais vivre Dehors, poursuivit Gurder en ignorant son intervention.

— C’est une réserve naturelle, expliqua le Truc.

Gurder parut étonné.

— Comme un garde-manger ? Une réserve de quoi ? Pour qui ?

— Un endroit où les animaux sauvages peuvent vivre en toute sécurité.

— On n’a pas le droit de les chasser, tu veux dire ?

— Exactement.

— Tu n’as pas le droit de chasser quoi que ce soit, Masklinn, annonça Gurder.

Masklinn répondit par un grognement indistinct.

Quelque chose le turlupinait. Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. C’était peut-être bien en rapport avec les animaux, finalement.

— À part les tortues à long cou, quels autres animaux vivent ici, Truc ?

Le Truc resta silencieux un moment, avant de répondre :

J’ai trouvé des allusions à des veaux marins et à des alligators.

Masklinn essaya de se représenter un veau marin. Ça ne devait pas être bien méchant. Il avait déjà rencontré des veaux et des vaches. C’étaient de gros animaux qui se déplaçaient lentement et ne mangeaient pas les gnomes, sauf par accident.

— Et un alligator, c’est quoi ?

Le Truc le lui dit.

— Quoi ? dit Masklinn.

— Comment ? dit Angalo.

— Hein ? glapit Gurder, en serrant sa chasuble contre ses jambes.

— Espèce d’andouille ! hurla Angalo.

— Moi ? s’emporta Masklinn. Comment je pouvais deviner ? C’est ma faute, peut-être ? C’est moi qui ai dû rater le panneau à l’aéroport qui annonçait : Bienvenue en Floride, patrie des grands lézards carnivores qui mesurent jusqu’à quatre mètres de long ?

Ils scrutèrent les herbes. Le monde chaud et humide, habité par des insectes et des tortues, s’était soudain changé en un masque cachant des terreurs abominables munies de longues dents.

On nous observe, songea Masklinn. Je le sens.

Les trois gnomes se tenaient dos à dos. Masklinn s’accroupit lentement et ramassa un gros caillou.

Les herbes remuèrent.

— Le Truc a dit qu’ils n’atteignaient pas tous quatre mètres, rappela Angalo dans le silence.

— On avance au petit bonheur dans le noir, chevrota Gurder. Avec des créatures comme ça autour de nous !

Les herbes remuèrent encore. Ce n’était pas l’effet du vent.

— Reprenez-vous, marmonna Angalo.

— Si ce sont bien des alligators, déclara Gurder en rassemblant toute la noblesse qu’il avait en réserve, je leur montrerai avec quelle dignité un gnome sait mourir.

— À ta guise, répliqua Angalo tout en scrutant les fourrés. Pour ma part, j’ai l’intention de leur montrer avec quelle rapidité un gnome sait courir.

Les herbes s’écartèrent.

Un gnome en sortit.

On entendit craquer quelque chose derrière Masklinn. Il tourna vivement la tête. Un autre gnome apparut.

Et un autre.

Et encore un autre.

Quinze en tout.


Les trois voyageurs se tortillaient d’un côté à l’autre comme un seul animal à six pattes et trois têtes.

Voilà d’où venait le foyer que j’avais remarqué, se dit Masklinn. On était assis juste à côté des cendres d’un feu, je les ai regardées, et je ne me suis même pas demandé qui avait pu l’allumer.

Les inconnus étaient vêtus de gris. Ils semblaient tous de taille différente. Et tous, jusqu’au dernier, étaient armés d’un épieu.

J’aimerais bien avoir le mien, songea Masklinn, en tentant de conserver le plus grand nombre possible d’inconnus dans son champ visuel.

Ils ne dirigeaient pas leurs épieux vers lui. Le problème, c’est qu’ils ne les dirigeaient pas ailleurs non plus.

Masklinn se répéta que les gnomes tuaient rarement d’autres gnomes. Dans le Grand Magasin, on considérait que c’était très mal élevé, tandis que Dehors… ma foi, il y avait tellement d’autres choses qui tuaient les gnomes, de toute façon. Et en plus, ça ne se faisait pas. Il n’y avait pas besoin d’autre raison.

Il espérait seulement que ces gnomes partagent son avis.

— Tu connais ces gens ? demanda Angalo.

— Moi ? répondit Masklinn. Bien sûr que non. Comment veux-tu que je les connaisse ?

— Ce sont des Dehoreux. Je ne sais pas, il me semblait que tous les Dehoreux devaient se connaître.

— Je ne les ai jamais vus de ma vie.

— Je crois bien, articula Angalo d’une voix lente, que le chef, c’est le vieux, là, avec son gros nez et une plume dans sa queue-de-cheval. À ton avis ?

Masklinn inspecta le vieux gnome, long et maigre, qui leur faisait la grimace.

— On dirait qu’il ne nous aime pas beaucoup.

— Et moi, il ne me plaît pas du tout, avoua Angalo.

— Truc, tu as des suggestions à faire ? demanda Masklinn.

— Ils ont sans doute aussi peur de vous que vous d’eux.

— Ça, ça m’étonnerait ! fit Angalo.

— Dites-leur que vous ne leur ferez aucun mal.

— Je préférerais nettement que ce soient eux qui nous disent qu’ils ne nous feront aucun mal.

Masklinn avança d’un pas et leva les bras.

— Nous sommes venus en paix, annonça-t-il. Nous ne voulons pas voir le sang couler.

— Surtout pas le nôtre, confirma Angalo. Et on le pense sincèrement.

Plusieurs inconnus reculèrent et brandirent leurs épieux.

— J’ai les mains en l’air, lança Masklinn par-dessus son épaule. Pourquoi le prennent-ils si mal ?

— Parce que tu tiens un gros caillou, rétorqua Angalo d’un ton égal. Eux, je ne sais pas, mais moi, si tu avançais en tenant un machin comme ça, je te garantis que je ne serais pas rassuré.

— Je ne suis pas sûr de vouloir le lâcher, expliqua Masklinn.

— Peut-être qu’ils ne nous comprennent pas…

Gurder bougea.

L’Abbé n’avait pas prononcé un mot depuis l’arrivée des nouveaux gnomes. Il avait simplement blêmi.

Mais soudain, une espèce de minuterie interne sembla se déclencher. Il poussa un grognement, bondit et chargea droit vers Queue-de-Cheval, comme un ballon enragé.

— Comment osez-vous nous aborder, espèce… espèce de Dehoreux ! hurla-t-il.

Angalo se cacha les yeux avec les mains. Masklinn crispa la main sur son caillou.

— Euh !… Gurder… entama-t-il.

Queue-de-Cheval battit en retraite. Les autres gnomes parurent surpris par la petite silhouette en explosion qui se trouvait soudain au milieu d’eux. Gurder était en proie à une de ces fureurs qui ont presque valeur d’armure.

Queue-de-Cheval glapit quelque chose en réponse à Gurder.

— Et pas de harangue avec moi, espèce de païen mal débarbouillé ! répliqua celui-ci. Tu crois peut-être que tes épieux nous font peur ?

— Oui, chuinta Angalo en se rapprochant discrètement de Masklinn. Qu’est-ce qu’il lui prend ? demanda-t-il.

Queue-de-Cheval criailla quelque chose à l’intention de ses gnomes. Deux ou trois levèrent leurs épieux, avec une certaine hésitation. D’autres ne semblaient pas d’accord.

— Ça dégénère, constata Angalo.

— Oui, fit Masklinn. Je crois qu’on devrait…

Derrière eux, une voix lança un ordre. Tous les Floridiens se retournèrent. Masklinn les imita.

Deux nouveaux gnomes venaient de sortir des herbes. L’un d’eux était un jeune garçon. L’autre, une petite bonne femme dodue, le genre dont on est ravi d’accepter les tartes aux pommes. Elle portait un chignon et, comme pour Queue-de-Cheval, une longue plume grise était piquée dedans.

Les Floridiens parurent gênés. Queue-de-Cheval se lança dans une longue diatribe. La femme prononça deux mots. Queue-de-Cheval leva les bras au-dessus de sa tête et marmonna quelque chose en direction du ciel.

La femme fit le tour de Masklinn et d’Angalo comme s’ils étaient des marchandises en rayon. Quand elle inspecta Masklinn de haut en bas, il croisa son regard et se dit : elle a peut-être l’air d’une gentille petite vieille, mais c’est elle qui commande. Si on ne lui plaît pas, on va au-devant de gros ennuis.

Elle tendit la main pour lui prendre le caillou. Il n’opposa aucune résistance.

Puis elle toucha le Truc.

Le cube noir parla. Ce qu’il dit ressemblait beaucoup au langage qu’avait employé la femme. Elle retira vivement la main et considéra le Truc, la tête inclinée sur le côté. Puis elle recula.

Sur un nouvel ordre, les Floridiens se disposèrent, non pas en ligne, mais en une sorte de V dont la femme occupait la pointe et qui enveloppait les voyageurs.

— On est des prisonniers ? s’enquit Gurder, qui s’était un peu calmé.

— Je ne crois pas, répondit Masklinn. Pas vraiment des prisonniers, pour l’instant.


Au menu, il y avait une espèce de lézard. Masklinn se régala ; cela lui rappelait son existence de Dehoreux, avant la découverte du Grand Magasin. Les deux autres mangèrent uniquement parce qu’il aurait été impoli de ne pas manger, et qu’il n’était probablement pas recommandé d’être impoli avec des gens qui possédaient des épieux alors qu’on n’en avait pas soi-même.

Les Floridiens les observaient avec une mine solennelle.

Il y en avait bien une trentaine, tous revêtus des mêmes tenues grises. Ils ressemblaient beaucoup aux Gnomes du Grand Magasin, à part qu’ils avaient un teint légèrement plus sombre et un tour de taille nettement plus réduit. La plupart avaient un grand nez, très impressionnant, dont le Truc affirma que c’était parfaitement okay, et que c’était la faute de la génétique.

Le Truc s’entretenait avec eux. À l’occasion, il déployait un de ses détecteurs et traçait des signes dans la poussière.

— Le Truc leur dit sans doute que nous y en a venir de pays très loin sur grand oiseau qui pas battre ailes, supputa Angalo.

Très souvent, le Truc répétait simplement les paroles de la femme.

Finalement, Angalo n’y tint plus.

— Alors, qu’est-ce qui se passe, Truc ? Pourquoi est-ce que c’est elle qui fait tous les discours ?

— Elle est le chef de ce groupe, répondit le Truc.

— Une femme ? Tu plaisantes ?

— Je ne plaisante jamais. Je ne suis pas programmé pour.

— Oh !

Angalo donna un coup de coude à Masklinn.

— Si jamais Grimma apprend ça, on n’a pas fini d’en entendre parler, prédit-il.

— Elle s’appelle Très-Petit-Arbre, c’est-à-dire Buisson, poursuivit le Truc.

— Et tu comprends ce qu’elle raconte ? s’étonna Masklinn.

— Petit à petit. Leur dialecte est très proche du gnome des origines.

— « Gnome des origines » ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Le langage que parlaient vos ancêtres.

Masklinn haussa les épaules avec fatalisme. Inutile d’essayer de comprendre pour le moment.

— Et tu lui as expliqué notre situation ?

— Oui. Elle dit…

Queue-de-Cheval, qui bougonnait dans son coin, se leva soudain et s’exprima très longuement, avec des accents furieux, en indiquant souvent le sol et le ciel.

Le Truc fit clignoter quelques voyants.

— Il prétend que vous êtes des intrus sur un territoire qui appartient au Faiseur-de-Nuées. Il dit que c’est une très mauvaise chose. Il affirme que le Faiseur-de-Nuées va entrer dans une très grande colère.

De nombreux gnomes firent entendre un murmure d’approbation. Buisson leur lança quelques paroles sévères. Masklinn tendit la main pour empêcher Gurder de se lever.

— Qu’en pense, euh… Buisson ? demanda-t-il.

— Je ne pense pas qu’elle apprécie beaucoup l’individu qui porte une queue-de-cheval. Il s’appelle Celui-Qui-Sait-Ce-Que-Pense-Le-Faiseur-De-Nuées.

— Et ce Faiseur-de-Nuées, c’est quoi ?

— Prononcer son vrai nom porte malheur. Il a créé la terre et continue à fabriquer le ciel. Il…

Queue-de-cheval reprit la parole. Il semblait très mécontent.

Il faut devenir amis avec ces gens, se dit Masklinn. Il doit bien y avoir un moyen.

— Le Faiseur-de-Nuées, c’est… (Masklinn réfléchissait intensément.)… une sorte d’Arnold Frères (fond. 1905) ?

— Oui, fit le Truc.

— Il existe réellement ?

— Je le crois. Êtes-vous prêts à courir un risque ?

— Lequel ?

— Je crois avoir deviné l’identité du Faiseur-de-Nuées. Je pense savoir quand il va fabriquer de nouveau du ciel.

— Vraiment ? Quand ? demanda Masklinn.

— Dans trois heures et dix minutes.

Masklinn hésita.

— Attends, articula-t-il soigneusement. On dirait le même délai que…

— Oui. Préparez-vous à détaler, tous les trois. Je vais écrire le nom du Faiseur-de-Nuées.

— Détaler ? Pourquoi ?

— Ils vont peut-être se mettre très en colère. Mais nous n’avons pas de temps à perdre.

Le Truc agita un détecteur. Il n’avait pas été conçu comme instrument d’écriture, et les formes qu’il traçait étaient anguleuses et difficiles à lire.

Il dessina quatre signes dans la poussière.

Le résultat fut instantané.

Queue-de-Cheval recommença à glapir. Certains Floridiens se remirent debout d’un bond. Masklinn empoigna les deux autres voyageurs.

— Dans une minute, je vais coller une bonne beigne à ce vieux gnome, décida Gurder. Comment peut-on avoir un esprit aussi étriqué ?

Buisson restait assise, en silence, tandis que le tohu-bohu régnait autour d’elle. Puis elle parla, d’une voix très forte mais calme.

— Elle leur dit, traduisit le Truc, qu’il n’est pas interdit d’écrire le nom du Faiseur-de-Nuées. Le Faiseur-de-Nuées le fait souvent lui-même. Que le Faiseur-de-Nuées doit être très célèbre pour que même ces étrangers connaissent son nom, ajoute-t-elle.

Ce discours sembla satisfaire la plupart des gnomes. Queue-de-Cheval entreprit de maugréer dans sa barbe.

Masklinn commença à se détendre un peu et regarda les signes tracés dans le sable.

— N… A… 8… A ? lut-il.

— C’est un S, corrigea le Truc. Pas un 8.

— Mais tu ne parles pas avec eux depuis longtemps, s’étonna Angalo. Comment peux-tu savoir ça ?

— Parce que je connais la tournure d’esprit des gnomes, répondit le Truc. Vous croyez tout ce que vous lisez, et vous avez une mentalité très littérale. Vraiment très très littérale.

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