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Humains voyageurs : Immenses créatures gnomoïdes. Beaucoup d’humains passent leur vie à se rendre d’un endroit à un autre, ce qui est étonnant car, en général, il y a déjà trop d’humains dans leur lieu de destination. Consulter également les rubriques ANIMAUX, INTELLIGENCE, ÉVOLUTION et CRÈME PÂTISSIÈRE.

Encyclopédie scientifique pour l’édification des jeunes gnomes curieux,

par Angalo de Konfection


L’écho des voix de Masklinn et Gurder rebondit tout au long du goulet, tandis qu’ils escaladaient les fils électriques.

— Je me disais bien, aussi, que ça lui prenait beaucoup trop longtemps !

— Tu n’aurais jamais dû le laisser partir tout seul ! Tu le connais, il veut conduire tout ce qui passe à sa portée !

— Parce que c’est moi qui n’aurais pas dû ?

— Il n’a pas la moindre idée de… bon, par où va-t-on, maintenant ?

Angalo avait confié qu’il s’attendait que les entrailles d’un avion ressemblent à une masse de fils électriques et de tuyaux. Il ne s’était pas trompé de beaucoup. Les gnomes se faufilèrent avec difficulté sous le plancher, dans un monde étroit, enguirlandé de câbles.

— Tout ça, ce n’est plus de mon âge ! Il arrive un temps dans la vie d’un gnome où on ne devrait plus lui demander de se déplacer à quatre pattes dans les entrailles de terribles engins volants !

— Ça t’est arrivé souvent ?

— C’est une fois de trop !

— Nous approchons, annonça le Truc.

— Voilà ce qu’on récolte, à se montrer ! C’est un Châtiment, déclara Gurder.

— Infligé par qui ? rétorqua Masklinn sur un ton sévère, tout en aidant l’Abbé à monter.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Pour qu’il y ait Châtiment, il faut bien que quelqu’un l’inflige !

— Je parlais de Châtiment en général !

Masklinn fit halte.

— Et maintenant, Truc, dans quelle direction ?

— Le message annonçait aux distributrices de nourriture qu’une petite créature bizarre se trouvait dans la cabine. C’est là que nous sommes. Il y a de nombreux ordinateurs, ici.

— Et ils te parlent, c’est ça ?

— Un peu. On peut les comparer à des enfants. La plupart m’écoutent, expliqua le Truc sur un ton supérieur. Ils ne sont pas très intelligents.

— Mais que va-t-on faire ? s’inquiéta Gurder.

— Nous allons…

Masklinn hésita. Le mot « sauver » jetait une ombre menaçante sur la phrase qu’il allait prononcer.

C’est un mot admirable, riche de possibilités dramatiques. Masklinn brûlait du désir de le prononcer. Le problème, c’est qu’il y avait un mot presque de la même taille et beaucoup plus désagréable qui se profilait un peu plus loin.

Le mot « Comment ? »

— Je ne pense pas qu’ils essaieraient de lui faire du mal, poursuivit-il en espérant qu’il ne se trompait pas. Peut-être qu’ils le mettront quelque part. On devrait trouver un endroit d’où voir tout ce qui se passe.

Il considéra d’un air désemparé les fils et les enchevêtrements de métal qui se dressaient devant eux.

— Bon, alors il vaut mieux que tu me laisses passer devant, fit Gurder sur un ton parfaitement raisonnable.

— Pourquoi ?

— Tu es sans doute un expert quand il s’agit d’espaces dégagés, répliqua l’Abbé en l’écartant de son chemin. Mais dans le Grand Magasin, on savait tout ce qu’il fallait savoir sur les déplacements à l’intérieur des machins.

Il se frotta les mains.

— Bon, allons-y, fit-il.

Et il empoigna un câble et se glissa par une fente dont Masklinn n’avait même pas remarqué la présence.

— Je faisais souvent ça, quand j’étais gamin, continua Gurder. On n’en ratait pas une, à l’époque.

— Ah oui ?

— Faut descendre par là, me semble-t-il. Attention aux fils électriques. Oh, oui ! On montait, on descendait dans les puits d’ascenseurs, on s’introduisait dans le standard téléphonique…

— Il me semblait t’avoir entendu dire que les enfants passaient beaucoup trop de temps à courir partout et à faire des bêtises, de nos jours ?

— Ah ! ça oui. Mais ça, c’est de la délinquance juvénile, s’indigna Gurder d’un air sévère. Rien à voir avec notre exubérance d’enfance. Bon, essayons par là.

Ils grimpèrent entre deux parois de métal chaud. Devant eux brillait le jour.

Masklinn et Gurder se couchèrent et se tirèrent vers l’avant.


Ils aboutirent à une pièce de forme inhabituelle, à peine plus grande que l’habitacle du Camion. Comme l’habitacle, ce n’était en fait qu’un espace où les conducteurs humains se glissaient entre les mécanismes.

Et des mécanismes, ça ne manquait pas.

Plein les murs, plein les plafonds. Des voyants, des interrupteurs, des cadrans, des leviers. Masklinn songea : Si Dorcas était avec nous, on ne pourrait plus le faire partir d’ici. Angalo est par là, quelque part, et il faut absolument qu’il en sorte.

Deux humains étaient à genoux sur le plancher.

À côté d’eux se tenait une distributrice de nourriture. Tous trois échangeaient force mugissements et grondements.

— Le langage humain, murmura Masklinn. Si seulement on pouvait le comprendre…

— Très bien, fit le Truc. Un instant de patience.

— Tu sais comprendre les bruits des humains ?

— Bien sûr. Ce sont simplement des bruits de gnomes au ralenti.

— Hein ? Comment ? Mais tu ne nous avais jamais dit ça ! Tu ne nous l’avais jamais dit auparavant !

— Il y a des milliards et des milliards de choses que je ne vous ai pas dites. Par où voulez-vous que je commence ?

— Tu pourrais commencer par nous apprendre ce qu’ils sont en train de dire, fit Masklinn. Si tu veux bien ?

— Un des humains vient juste de dire : « Ça devait être une souris, quelque chose comme ça. » Et l’autre a répondu : « Si tu me montres une souris qui porte des vêtements, je veux bien reconnaître que c’en était une. » Et la distributrice de nourriture a dit : « C’est pas une souris que j’ai vue. Il était là, en train de me narguer et de ramener sa fraise (exclamation). »

— Sa fraise ? C’est quoi ?

— Le fruit, petit et rouge, de la plante nommée Fragaria vexa.

Masklinn se retourna vers Gurder.

— T’as fait ça, toi ?

— Moi ? Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de fruit ? Enfin ! S’il y avait eu le moindre fruit, je l’aurais mangé, pas ramené ! J’ai juste fait Flllbllblbbll.

— Un des humains vient de dire : « J’ai tourné la tête, et je l’ai aperçu, en train de regarder par le hublot. »

— Pas de doute, ils parlent bien d’Angalo, constata Gurder.

— Et maintenant, l’autre humain agenouillé vient de répondre : « Bon, je ne sais pas ce que c’est, mais en tout cas il est derrière ce panneau et il est coincé. »

— Il démonte un bout de mur ! s’exclama Masklinn. Oh, non, il plonge la main à l’intérieur !

L’humain mugit.

— L’humain déclare : « Il m’a mordu ! La sale petite peste, il m’a mordu ! » révéla le Truc sur le ton de la conversation.

— Là, je reconnais bien Angalo, jugea Gurder. Son père était comme ça, lui aussi. Déchaîné, quand il était dos au mur.

— Mais ils ne savent pas sur quoi ils ont mis la main ! intervint Masklinn sur un ton pressant. Ils l’ont vu, mais il s’est échappé ! Ils en discutent ! Ils ne croient pas vraiment aux gnomes ! Si on arrive à le faire sortir avant qu’ils l’attrapent, ils finiront forcément par se dire que c’était une souris ou quelque chose comme ça !

— Je suppose qu’on pourrait faire le tour de la pièce en passant par les murs, fit Gurder. Mais ça prendrait trop de temps.

Masklinn scruta la cabine, en plein désarroi. En plus des trois humains qui essayaient d’attraper Angalo, il y en avait deux autres, à l’avant. Les chauffeurs, sans doute, se dit-il.

— Je suis complètement à court d’inspiration, reconnut-il. Truc, est-ce que tu peux avoir une idée ?

— Il n’y a pratiquement pas de limites à mes capacités.

— Non, ce que je voulais dire, c’est : est-ce que tu peux faire quelque chose pour nous aider à sauver Angalo ?

— Oui.

Un instant plus tard, ils entendirent palpiter lourdement les sonneries d’alarme. Des lumières commencèrent à clignoter. Les chauffeurs poussèrent des cris, se penchèrent en avant et tripotèrent fébrilement les interrupteurs.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Masklinn.

— Il est possible que les humains soient surpris de constater qu’ils ne pilotent plus cette machine, expliqua le Truc.

— Ah bon ? Mais qui la pilote, alors ?

Une vague de lumière traversa la surface du Truc.

— C’est moi.


Une des grenouilles dégringola de la branche et disparut sans un bruit dans les frondaisons, au-dessous, très loin. Comme les animaux tout petits et légers peuvent tomber de très haut sans se faire de mal, il est très probable qu’elle survécût dans le monde de la forêt au pied de l’arbre et qu’elle connût la deuxième expérience la plus passionnante qu’une grenouille ait pu vivre.

Le reste de la troupe continua d’avancer.

Masklinn aida Gurder à progresser le long d’un nouveau goulet métallique rempli de fils électriques. Au-dessus de leur tête, ils entendaient un bruit de pas humains et le grondement d’humains en difficulté.

— Je ne crois pas qu’ils soient très contents de ce qui se passe, jugea Gurder.

— Mais ils n’ont plus le temps de rechercher quelque chose qui était probablement une souris, fit remarquer Masklinn.

— Mais ce n’est pas une souris, c’est Angalo !

— Oui, mais après, ils se diront que c’était une souris. Je ne pense pas que les humains tiennent à savoir des choses qui les dérangent.

— Ils ressemblent aux gnomes pour ça, je trouve.

Masklinn regarda le Truc sous son bras.

— Tu es vraiment en train de conduire le Concorde ?

— Oui.

— Je croyais que pour conduire les choses, il fallait des volants, changer de vitesse et tout ça ?

— Tout est réalisé par des machines. Les humains appuient sur un bouton et tournent des volants simplement pour faire comprendre aux machines ce qu’il faut faire.

— Bon, alors, qu’est-ce que tu fais, dans ce cas ?

— Moi, répondit le Truc y’e dirige la manœuvre.

Masklinn écouta un instant le lointain tonnerre des moteurs.

— Et c’est difficile ? demanda-t-il.

— Pas en soi-même. Mais les humains n’arrêtent pas de vouloir intervenir.

— En ce cas, on aurait intérêt à trouver Angalo rapidement, je crois, glissa Gurder. Allons-y.

Ils progressèrent lentement le long d’un nouveau tunnel rempli de câbles.

— Ils devraient nous remercier : c’est notre Truc qui fait tout le travail à leur place, décréta solennellement Gurder.

— Je ne sais pas, mais il ne me semble pas qu’ils voient vraiment les choses sous cet angle.

— Nous volons à une altitude de cinquante-cinq mille pieds et à mille trois cent cinquante-deux nœuds, annonça le Truc.

Comme personne ne faisait aucun commentaire, le Truc ajouta :

— C’est très haut et très rapide.

— Parfait, dit Masklinn, qui comprit qu’on attendait de lui ce genre de réflexion.

— Très, très rapide.

Les deux gnomes se faufilèrent à travers l’espace qui séparait deux plaques de métal.

— Plus vite qu’une balle de revolver, en fait.

— Étonnant, fit Masklinn.

— Deux fois la vitesse du son dans cette atmosphère, poursuivit le Truc.

— Mince alors !

— Je me demande comment je pourrais présenter les choses, fit le Truc en réussissant à paraître agacé. Le Concorde serait capable d’effectuer le trajet entre le Grand Magasin et la carrière en moins de quinze secondes.

— On a eu du pot de ne pas le croiser en sens inverse, alors, constata Masklinn.

— Oh ! arrête de le faire enrager, intervint Gurder. Il veut que tu lui dises qu’il est quelqu’un de très doué… euh ! quelque chose, corrigea-t-il.

— Ce n’est pas vrai, répliqua le Truc (plutôt plus vite que d’habitude). Je voulais juste vous faire remarquer que cette machine est extrêmement spécialisée et qu’elle exige un contrôle très habile.

— Alors, tu ferais peut-être mieux de garder le silence, fit Masklinn.

Le Truc vibra de toutes ses couleurs à son adresse.

— C’était pas gentil, comme remarque, glissa Gurder.

— Ho ! j’ai passé un an à faire tout ce que le Truc me disait de faire, sans jamais recevoir ne serait-ce qu’un merci. Ça fait combien de haut, cinquante-cinq mille pieds, d’ailleurs ?

— Dix-huit kilomètres. Deux fois la distance qui sépare le Grand Magasin de la carrière.

Gurder s’arrêta net.

— Hein ? On est si haut que ça ?

Il considéra le sol.

— Oh ! ajouta-t-il.

— Tu ne vas pas commencer ! jeta Masklinn. On a déjà assez de problèmes avec Angalo. Arrête de te cramponner comme ça au mur !

Gurder était devenu blême.

— On doit être à la hauteur de tous les machins blancs fumeux, souffla-t-il.

— Non, fit le Truc.

— Ouf ! C’est quand même un soulagement, soupira Gurder.

— Ils se trouvent très loin au-dessous de nous.

— Ohh !

Masklinn empoigna l’Abbé par le bras.

— Angalo, tu te souviens ?

Gurder opina lentement et avança à pas lents, les yeux fermés, s’arrimant à tout ce qu’il trouvait.

— Il ne faut pas perdre la tête, conseilla Masklinn. Même si on est tellement haut, effectivement.

Il baissa les yeux. Le métal sous ses pieds paraissait solide. Il fallait employer son imagination pour voir au travers le sol en dessous.

L’ennui, c’est qu’il avait une excellente imagination.

— Beurk ! dit-il. Allez, viens, Gurder. Donne-moi la main.

— Elle est là, juste devant toi.

— Oh ! pardon. Je ne l’avais pas vue, avec les yeux fermés.

Ils passèrent un temps infini à se déplacer avec précaution entre les écheveaux de fils, jusqu’à ce que Gurder déclare :

— Rien à faire. Il n’y a pas de trou assez gros pour passer. S’il y en avait un, il l’aurait trouvé.

— En ce cas, il faut retourner dans l’habitacle et le faire sortir par là.

— Avec tous ces humains là-dedans ?

— Ils seront trop occupés pour nous remarquer. Pas vrai, Truc ?

— C’est vrai.


Il existe un endroit qui est situé si haut que le bas n’existe plus.

À une altitude légèrement moindre, une flèche blanche filait au sommet du ciel, plus rapide que la nuit, rattrapant le soleil, traversant en quelques heures un océan qui marquait jadis le bord du monde…

Masklinn se laissa descendre avec prudence sur le plancher et avança à pas de loup. Les humains ne regardaient même pas dans sa direction.

J’espère que le Truc sait vraiment conduire cet avion, pensa-t-il.

Il se coula en direction des panneaux derrière lesquels se cachait Angalo, avec un peu de chance.

Il ne se sentait pas bien. Il avait horreur de se trouver ainsi à découvert. Bien sûr, c’était probablement pire au temps où il devait chasser seul. Si quelque chose l’avait attrapé à l’époque, il ne l’aurait jamais su. Il n’aurait représenté qu’une seule bouchée. Tandis que personne ne savait ce que les humains feraient à un gnome s’ils en attrapaient un…

Il bondit dans le doux réconfort des ombres.

— Angalo ! siffla-t-il.

Au bout d’un moment, une voix venue de derrière les fils électriques demanda :

— Qui est là ?

Masklinn se redressa.

— Tu veux que je te laisse combien de chances de répondre ? demanda-t-il d’une voix normale.

Angalo se laissa tomber.

— Ils ont essayé de m’attraper ! dit-il. Et l’un d’eux a plongé le bras pour…

— Je sais. Viens, pendant qu’ils sont occupés.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Angalo, tandis qu’ils se hâtaient vers la lumière.

— C’est le Truc qui conduit.

— Comment il fait ? Il n’a pas de bras ! Il ne peut pas changer de vitesse, ou quoi que ce soit…

— À ce qu’il paraît, il commande aux ordinateurs qui s’occupent de tout ça. Allez, viens !

— J’ai regardé par une fenêtre, bafouilla Angalo. Il y a du ciel partout !

— Inutile de revenir là-dessus, merci.

— Juste un dernier petit coup d’œil…

— Écoute, Gurder nous attend et on ne veut plus avoir de problèmes…

— Mais c’est mieux que les camions…

Les deux gnomes entendirent un borborygme.

Ils levèrent les yeux.

Un des humains les observait. Il avait la bouche ouverte, et son visage affichait l’expression de celui qui va avoir beaucoup de mal à expliquer ce qu’il vient de voir ; à lui-même, pour commencer.

L’humain commençait déjà à se lever.

Angalo et Masklinn échangèrent un regard.

— Fonce ! hurlèrent-ils.


Gurder était prudemment retranché dans une flaque d’ombre près de la porte quand ils le dépassèrent, bras et jambes s’activant comme des pistons. Il retroussa sa chasuble pour essayer de les rattraper.

— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Il y a un humain qui nous poursuit !

— Ne me laissez pas tout seul ! Ne me laissez pas tout seul !

Masklinn tenait la tête du peloton, de peu, tandis que le trio remonta l’allée centrale de l’avion entre les rangées d’humains, qui ne prêtèrent pas la moindre attention aux trois minuscules taches floues qui galopaient entre les sièges.

— On n’aurait… pas dû s’attarder… pour regarder ! ahana Masklinn.

— On n’aura peut-être… plus jamais… l’occasion de le faire ! souffla Angalo.

— On est bien d’accord là-dessus !

Le sol tangua légèrement.

— Truc ! Qu’est-ce que tu fabriques ?

— Je détourne leur attention.

— Surtout pas ! Par ici, tout le monde !

Masklinn bondit entre deux sièges, contourna une paire de souliers géants et se jeta à plat ventre sur la moquette. Les autres se ruèrent à sa suite.

À quelques centimètres d’eux, se trouvaient deux gigantesques pieds humains.

Masklinn plaça le Truc contre son visage.

— Rends-leur leur avion ! siffla-t-il.

— J’espérais qu’on me permettrait de le faire atterrir, répondit le Truc.

Bien que sa voix soit atone et inexpressive, Masklinn crut y discerner un peu de regret.

— Tu sais faire atterrir un de ces machins ? demanda Masklinn.

— J’aurais aimé apprendre…

— Rends-leur ça tout de suite !

Il y eut un léger cahot, et un changement dans les mouvements de lumières à la surface du Truc. Masklinn laissa échapper un soupir.

— Bon, maintenant, est-ce que tout le monde veut bien essayer de se conduire de façon raisonnable pendant cinq minutes ? demanda-t-il.

— Désolé, Masklinn, fit Angalo.

Il essayait de paraître sincère, sans y réussir. Masklinn reconnut ces grands yeux brillants, ce sourire légèrement dément, cette expression de quelqu’un qui n’est pas loin d’atteindre son paradis personnel.

— C’est simplement que… poursuivit Angalo. Tu sais que c’est bleu « même en dessous de nous ? On dirait qu’il n’y a plus de sol là-dessous ! Et…

— Si le Truc se hasarde à de nouvelles leçons de vol, on risque de découvrir si c’est bien le cas, répondit Masklinn d’un ton lugubre. Alors, on va rester assis un petit moment sans rien faire, d’accord ?

Ils restèrent assis, en silence, sous le siège.

Puis Gurder dit :

— Tiens, cet humain a un trou à sa chaussette.

— Et alors ? demanda Angalo.

— Oh ! chais pas. C’est simplement qu’on ne pense jamais que les humains peuvent avoir des trous aux chaussettes.

— Quand il y a des chaussettes, les trous ne sont pas loin derrière, énonça sentencieusement Masklinn.

— Ce sont de belles chaussettes, cela dit, reconnut Angalo.

Masklinn les contempla. Pour lui, c’étaient de banales chaussettes. Dans le Grand Magasin, les gnomes les utilisaient comme sacs de couchage.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? s’enquit-il.

— Ce sont des Monsieur Inodor, expliqua Angalo. Garanties quatre-vingt-cinq pour cent polyputhéketlon. Le Grand Magasin en vendait. Elles coûtent bien plus cher que les autres. Regarde, on voit l’étiquette.

Gurder poussa un soupir.

— Ah ! il était bien, le Grand Magasin ! marmonna-t-il.

— Et les chaussures, continua Angalo en montrant du doigt les grandes formes blanches, échouées un peu plus loin comme deux barques. Vous les voyez ? Des Baladeuses Crucial, avec une Semelle en Caoutchouc Véritable. Très chères.

— Je n’en ai jamais été partisan, je dois dire, fit Gurder. Trop m’as-tu-vu. Je préférais les Hommes, Marron, à Lacets. Quand on est gnome, on a une bonne nuit de sommeil assurée, là-dedans.

— Ces machins-là, les Baladeuses… Ce sont aussi des chaussures du Grand Magasin ? s’enquit prudemment Masklinn.

— Oh ! oui, c’est un modèle exclusif.

— Hum !

Masklinn se leva, et se dirigea vers un gros sac en cuir à demi enfoui sous le siège. Les autres le regardèrent l’escalader puis se hisser de façon à pouvoir, très rapidement, jeter un coup d’œil par-dessus l’accoudoir. Il redescendit.

— Bien bien bien bien, dit-il d’une voix joviale, au bord de la folie douce. C’est un sac qui vient du Grand Magasin, non ?

Gurder et Angalo lui jetèrent un regard interloqué.

— À vrai dire, je n’ai jamais passé beaucoup de temps aux Accessoires de Voyage, fit Angalo. Mais, maintenant que tu le fais remarquer, ça pourrait être le Compagnon de Voyage Spécial, en Vachette.

— Four le Cadre Exigeant ? ajouta Gurder. Oui, ce n’est pas impossible.

— Vous avez réfléchi à la façon dont nous allions descendre ? demanda Masklinn.

— De la même façon que nous sommes montés à bord, répondit Angalo, qui n’avait pas envisagé le problème.

— Je pense que ça pourrait s’avérer délicat. Il me semble que les humains risquent d’avoir d’autres idées. En fait, je me dis qu’ils pourraient se mettre à notre recherche. Même s’ils nous ont pris pour des souris. Je n’aimerais pas beaucoup voir des souris à bord d’un engin comme ça, si j’étais eux. Vous savez comment sont les souris, dès qu’il s’agit de faire pipi sur les fils électriques. Ça peut être assez dangereux à dix-huit kilomètres de hauteur, une souris qui va se soulager sur l’ordinateur. Je me dis que les humains vont prendre la chose très au sérieux. Alors, il faudrait descendre en même temps que les humains.

— On va se faire piétiner ! protesta Angalo.

— Je pensais qu’on pourrait peut-être… je ne sais pas, moi, grimper dans ce sac, quelque chose dans ce goût-là, fit Masklinn.

— Ridicule ! jugea Gurder.

Masklinn prit une profonde inspiration.

— Parce que, tu comprends, c’est le sac de Richard Quadragénaire, dit-il.

Quand il vit leur tête, il ajouta :

— J’ai vérifié. Je l’avais déjà vu ; il occupe le siège au-dessus de nous. Le Petit-Fils Richard Quadragénaire. Il est là-haut en ce moment. Il lit le journal. Au-dessus. C’est lui.

Gurder avait viré à l’écarlate. De l’index, il frappa la poitrine de Masklinn.

— Et tu comptes me faire gober que Richard Arnold, le Petit-Fils d’Arnold Frères (fond. 1905) a des trous aux chaussettes ?

— Eh bien, ça prouve qu’il est très ouvert sur le monde, fit Angalo. Pardon ! Pardon ! J’essayais juste de détendre un peu l’atmosphère. Inutile de me regarder avec ces yeux-là.

— Grimpe, tu verras toi-même, proposa Masklinn. Je vais t’aider. Mais sois prudent.

Ils firent la courte échelle à Gurder.

Puis celui-ci redescendit, très silencieux.

— Alors ? demanda Angalo.

— Il a R.A., inscrit en lettres dorées sur le sac, en plus, ajouta Masklinn.

Il adressa des signes fébriles à Angalo. Gurder donnait l’impression d’avoir vu un fantôme.

— Oui, c’est également disponible, se hâta de confirmer Angalo. « Monogrammes dorés, 60 F seulement », on lisait ça sur le panneau.

— Dis quelque chose, Gurder. Ne reste pas assis là, à faire cette tête.

— C’est un moment très solennel pour moi, dit Gurder.

— Je m’étais dit qu’on pourrait découdre le bas du sac et s’introduire par le fond.

— Je n’en suis pas digne, fit Gurder.

— Non, probablement pas, fit Angalo sur un ton jovial. Mais on ne le répétera à personne.

— Et de cette façon, Richard Quadragénaire nous aidera, tu comprends ? poursuivit Masklinn (en espérant que l’état de Gurder lui permettrait de comprendre ses paroles). Il n’en saura rien, mais il nous aidera. Et donc, ce sera dans l’ordre des choses. Si ça se trouve, c’était voulu.

Pas voulu par qui que ce soit, se dit-il, par honnêteté de conscience. Voulu en général, simplement.

Gurder prit cette théorie en considération.

— Bon, très bien, dit-il. Mais n’abîmons pas le sac. On peut s’introduire par la fermeture Éclair.

Ce qu’ils firent. Elle se coinça un peu à mi-chemin – comme toujours, avec les fermetures Éclair. Mais il ne fallut pas longtemps pour pratiquer une ouverture assez grande pour que des gnomes s’y introduisent.

— Et qu’est-ce qu’on fait s’il jette un coup d’œil à l’intérieur ? se demanda Angalo.

— Rien, répondit Masklinn. On lui fera notre plus joli sourire, je suppose.


Les grenouilles arboricoles étaient loin sur la branche, désormais. Ce qui avait ressemblé à une étendue de bois lisse et gris-vert se présentait, de près, comme un labyrinthe d’écorce tourmentée, de racines et de mottes de mousse. C’était terrifiant, insoutenable pour des grenouilles qui avaient passé leur vie dans un monde bordé de pétales.

Mais elles continuèrent leur progression. L’expression « battre en retraite » ne faisait pas partie de leur vocabulaire. Ni aucune autre expression, d’ailleurs.

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