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Hôtels : Un endroit où les humains voyageurs se rangent la nuit. D’autres humains viennent leur apporter de la nourriture, en particulier le célèbre sandwich bacon, laitue et tomate. On y trouve des lits, des serviettes et des choses spéciales qui pleuvent sur les gens pour qu’ils se nettoient.

Encyclopédie scientifique pour l’édification des jeunes gnomes curieux,

par Angalo de Konfection


Ténèbres.

— Il fait très sombre là-dedans, Masklinn.

— Oui, et je n’arrive pas à me mettre à l’aise.

— Eh bien ! il faudra faire sans.

— Une brosse à cheveux ! Je viens de m’asseoir sur une brosse à cheveux !

— Nous ne devrions plus tarder à atterrir.

— Parfait.

— Et il y a un tube de je-ne-sais-quoi…

— J’ai faim. Il n’y a rien à manger ?

— J’ai gardé la cacahuète.

— Où ça ? Où ça ?

— Et voilà ! Tu viens de me la faire lâcher !

— Gurder ?

— Oui ?

— Mais qu’est-ce que tu fabriques ? Tu coupes quoi ?

— Il est en train de faire un trou dans sa chaussette.

Un silence.

— Et alors ? Pourquoi pas, si je veux ? C’est ma chaussette, après tout.

Nouveau silence.

— Je me sens mieux, si je fais ça, c’est tout.

Retour du silence.

— C’est un simple humain, Gurder. Il n’a rien de spécial.

— On est dans son sac, non ?

— Oui, mais tu dis toi-même qu’Arnold Frères se trouve dans nos têtes. Non ?

— Si.

— Bon, alors ?

— C’est juste que je me sens mieux de l’avoir fait. Le sujet est clos.

— Nous allons atterrir.

— Comment saurons-nous quand…

— Je suis certain que j’aurais fait ça mieux. Au bout d’un petit moment.

— On est en Floride ? Angalo, déplace ton pied, tu me le mets dans la figure.

— Oui. Ce pays a une tradition d’accueil des immigrants.

— On est des immigrants ?

— Pour être tout à fait précis, vous êtes en transit vers une autre destination.

— Laquelle ?

— Les étoiles.

— Ah oui ! Truc ?

— Oui ?

— Y a-t-il la moindre trace du passage d’autres gnomes auparavant ?

— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est nous, les gnomes !

— Oui, mais il a pu y en avoir d’autres.

— Il n’y a que nous ! Je me trompe ?

De minuscules lueurs scintillèrent dans les ténèbres du sac.

— Truc ? insista Masklinn.

— J’examine les données disponibles. Conclusion : aucune mention fiable de gnomes. Tous les immigrants enregistrés mesuraient plus de dix centimètres de haut.

— Ah bon ! Je me posais la question, c’est tout. Je me demandais si nous étions les seuls.

— Tu as entendu le Truc. Aucune mention fiable, il te dit.

— Mais jusqu’à aujourd’hui, personne ne nous avait vus non plus.

— Truc, tu sais ce qui va se passer, maintenant ?

— Nous allons devoir franchir l’Immigration et la Douane. Êtes-vous, ou avez-vous jamais été, membres d’une organisation subversive ?

Un silence.

— Qui ça ? nous ? Pourquoi tu nous demandes ça ?

— C’est le genre de question qu’ils posent. J’intercepte les communications.

— Ah bon ! Ben, je ne pense pas qu’on en ait fait partie. À votre avis, vous ?

— Non.

— Non plus.

— Non, il ne me semblait pas, moi non plus. Ça signifie quoi, subversive ?

— La question vise à établir si vous êtes venus ici dans l’intention de renverser le gouvernement des États-Unis.

— Je ne pense pas que ce soit notre intention. À votre avis ?

— Non.

— Non.

— La réponse est non. Ils n’ont pas à se tracasser pour nous.

— C’est une drôlement bonne idée, en tout cas.

— Laquelle ?

— Poser la question quand les gens arrivent. Si quelqu’un vient faire des renversements subversifs, tout le monde lui tombera dessus comme la misère sur les pauvres gnomes dès qu’il aura dit « oui ».

— C’est futé, en effet, admit Angalo, la voix pleine d’admiration.

— Non, on ne va rien renverser du tout, annonça Masklinn au Truc. On veut juste voler un de leurs jets verticaux. Ça s’appelle comment, déjà ?

— Des navettes spatiales.

— C’est ça. Et ensuite, on s’en va. On ne veut déranger personne.

Le sac subit quelques secousses, puis on le posa.

Un léger bruit de scie se fit entendre, un son inédit dans le répertoire des aéroports. Un trou minuscule apparut dans le cuir.

— Alors, qu’est-ce qu’il fait ? demanda Gurder.

— Arrête de me bousculer, répliqua Masklinn. J’essaie de me concentrer. Bon… apparemment, on se trouve dans une file d’humains.

— Mais ça fait une éternité qu’on attend ! se lamenta Angalo.

— Ils doivent poser la question du renversement à tout le monde, je suppose, supputa le sage Gurder.

— Ça m’ennuie de vous demander ça, fit Angalo, mais… comment est-ce qu’on va trouver la Navette ?

— On s’en occupera le moment venu, répondit Masklinn d’un ton mal assuré.

— Le moment est venu, rétorqua Angalo. Tu ne crois pas ?

Masklinn haussa les épaules, pris de court.

— Tu n’imaginais quand même pas qu’en arrivant en Floride, on trouverait des panneaux qui disaient : Pour l’espace, c’est par ici ? demanda Angalo, sarcastique.

Masklinn protesta, en espérant qu’on ne pût pas lire ses pensées sur son visage :

— Bien sûr que non !

— Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? insista Angalo.

— On va… on va… on va demander au Truc. (Masklinn parut soulagé.) C’est ça qu’on va faire. Truc ?

— Oui ?

Masklinn haussa les épaules.

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

— Alors, ça, c’est ce que j’appelle un bon plan, ironisa Angalo.

Le sac remua. Richard Quadragénaire progressait dans la file d’attente.

— Truc ? Je t’ai demandé ce que…

— Rien.

— Comment veux-tu qu’on ne fasse rien ?

— En observant une absence d’activité.

— Et à quoi ça va nous avancer ?

— D’après le journal, Richard Arnold se rend en Floride pour le lancement d’un satellite de télécommunication. Il va donc aller jusqu’à l’endroit où se trouve le satellite. Ergo, nous nous y rendrons en sa compagnie.

— Et c’est qui, cet Ergo ?

Le Truc fit clignoter ses voyants à son intention.

— « Ergo » signifie « donc ».

Masklinn ne paraissait pas très convaincu.

— Tu crois qu’il va emporter ce sac avec lui ?

— Pronostic incertain.

Le sac ne contenait pas grand-chose, Masklinn devait bien l’avouer. Essentiellement des chaussettes de rechange, quelques objets divers comme la brosse à cheveux, et un livre intitulé L’Espionne n’avait pas de culotte. Ce dernier objet avait provoqué un certain émoi lorsque le sac s’était ouvert, juste après l’atterrissage, mais Richard Quadragénaire avait simplement enfourné le volume parmi les papiers, sans regarder. Maintenant qu’il disposait d’un peu de lumière, Angalo essayait de le lire. De temps en temps, on l’entendait marmonner dans sa barbe.

— J’ai bien l’impression, finit par déclarer Masklinn, que Richard Quadragénaire n’ira pas directement voir partir le satellite. Je suis sûr qu’il va d’abord dormir quelque part. Tu sais quand doit partir le jet navette, Truc ?

— Réponse inconnue. Je peux seulement communiquer avec les ordinateurs qui se situent dans mon champ d’action. Ici, les ordinateurs ne s’occupent que d’affaires aéroportuaires.

— Il faudra bien qu’il dorme, de toute façon, poursuivit Masklinn. Les humains passent la plus grande partie de la nuit à dormir. Je pense que ce sera sans doute le meilleur moment pour quitter ce sac.

— Et là, on pourra lui parler, fit Gurder.

Les autres le regardèrent fixement.

— Ben, on est là pour ça, non ? demanda l’Abbé. Au départ ? Pour lui demander de sauver la carrière ?

— Mais c’est un humain, bon sang ! s’indigna Angalo. Même toi, tu dois bien avoir compris ça, maintenant ! il ne nous aidera pas ! Pourquoi le ferait-il ? C’est un banal humain dont les ancêtres ont construit un grand magasin ! Pourquoi continues-tu à croire que c’est une espèce de grand gnome céleste ?

— Parce que je n’ai rien d’autre à croire ! cria Gurder. Et si tu ne crois pas en Richard Quadragénaire, qu’est-ce que tu fiches dans son sac ?

— C’est une simple coïncidence…

— Tu réponds toujours ça ! Tu le répètes sans arrêt : une coïncidence !

Le sac bougea, ce qui leur fit perdre l’équilibre et tomber.

— On avance, annonça Masklinn en regardant par le trou, presque ravi de tout ce qui pouvait interrompre la dispute. On traverse la pièce. Il y a plein d’humains, dehors. Des tas !

— Comme toujours, soupira Gurder.

— Il y en a qui brandissent des pancartes avec des noms écrits dessus.

— C’est typique des humains, ajouta Gurder.

Les gnomes avaient l’habitude de voir des humains brandir des panneaux. Dans le Grand Magasin, certains humains portaient en permanence leur nom sur eux. Ils possédaient des noms d’une longueur étonnante : Mme J.E. Williams Chef de Rayon, ou Bonjour Je M’Appelle Tracy. Personne ne savait pourquoi les humains devaient ainsi porter leur nom. Peut-être l’auraient-ils oublié, sinon.

— Hé ! minute, s’exclama Masklinn. Ça ne va pas ! Il y en a un qui porte une pancarte sur laquelle est inscrit « Richard Arnold ». On se dirige vers lui ! On lui parle !

Le grondement grave et étouffé de la voix humaine passa au-dessus des gnomes comme un orage.

Houm voum boum ?

Foum houm zoum boum.

Houm zoum boum foum ?

Boum !

— Tu comprends ce qu’ils disent, Truc ?

— Oui. L’homme qui porte le panneau est venu conduire notre humain à un hôtel. C’est un endroit où les humains dorment et se nourrissent. Tout le reste, c’étaient les choses que les humains se disent d’habitude pour certifier qu’ils sont toujours vivants.

— Comment ça ? demanda Masklinn.

— Ils disent des choses comme : « Comment allez-vous ? » et : « Bonne journée ! » ou : « Alors, qu’est-ce que vous pensez de ce temps ? » Tous ces bruits signifient seulement : je suis bien vivant et toi aussi.

— Oui, mais les gnomes échangent le même genre de propos, Truc. On appelle ça « être poli avec les gens ». Tu devrais essayer, un jour.

Le sac se balança en biais et se cogna quelque part. À l’intérieur, les gnomes s’accrochèrent désespérément. Angalo ne pouvait se servir que d’une main. De l’autre, il tentait de garder sa page.

— Je recommence à avoir faim, dit Gurder. Il n’y a rien à manger, dans ce sac ?

— Du dentifrice, dans ce tube.

— Je vais sauter mon tour, pour le dentifrice, merci bien.

Un grondement s’éleva. Angalo redressa la tête.

— Oh ! ce bruit, je le reconnais. Un moteur à confusion interne. On est dans un véhicule.

— Quoi, encore ? commenta Gurder.

— Nous descendrons à la première occasion, décida Masklinn.

— C’est quoi, comme genre de camion, Truc ? demanda Gurder.

— Un hélicoptère.

— Une aile comment ? demanda Gurder qui ne connaissait pas le terme.

— C’est comme un avion sans ailes, expliqua Angalo qui le connaissait, lui.

Une peur pleine de circonspection laissa Gurder songeur quelques secondes.

— Truc ? demanda-t-il d’une voix très posée.

— Oui ?

— Qu’est-ce qui le fait tenir en l’…

— La Science.

— Oh ! d’accord… La Science ? Je vois. Alors, en ce cas, tout va bien.


Le bruit se poursuivit longtemps. Au bout d’un moment, il devint partie intégrante du monde des gnomes, si bien qu’à son arrêt, le silence leur fit un choc.

Ils étaient au fond du sac, tellement découragés qu’ils n’avaient même plus envie de se disputer. Ils sentirent qu’on soulevait le sac, qu’on le posait, qu’on le reprenait, qu’on le portait encore, qu’on le reposait, qu’on le saisissait une nouvelle fois, puis qu’on le jetait sur une surface molle.

Puis il y eut un calme bienfaisant.

Finalement, la voix de Gurder s’éleva :

— Bon. Et il est à quel parfum, ce dentifrice ?

Masklinn retrouva le Truc dans l’amas de trombones, de poussière et de bouts de papier froissés qui tapissait le fond du sac.

— Tu as la moindre idée de l’endroit où nous sommes, Truc ?

— Chambre 103, Hôtel Nouveaux Horizons de Cocoa Beach. Je surveille les communications.

Gurder écarta Masklinn.

— Il faut que je sorte. Je ne supporte plus de rester enfermé là-dedans. Fais-moi la courte échelle, Angalo. Je pense que je devrais atteindre le haut du sac…

Ils entendirent le grommellement prolongé de la fermeture Éclair. La lumière envahit le sac qu’on ouvrait. Les gnomes se ruèrent vers les refuges disponibles.

Masklinn observa une main plus grande que lui plonger dans les entrailles du sac, se refermer sur une sacoche de taille plus réduite renfermant le dentifrice et du tissu-éponge, et la tirer à l’extérieur.

Les gnomes restèrent figés sur place.

Au bout d’un moment, on perçut le son lointain de l’eau qui coule.

Les gnomes ne bougeaient toujours pas.

Wabadaboum badaboum badaboum badabam… Bam… BaDaaamm…

La voix humaine montait au-dessus du bruit de l’eau. Elle était encore plus caverneuse que d’habitude.

— On dirait… on dirait qu’il… chante ? souffla Angalo.

… Boum boum boum boum bidouuWaaah…

— Truc, qu’est-ce qui se passe ? siffla Masklinn.

— Il s’est rendu dans une pièce pour se recevoir une averse d’eau sur la tête.

— Et pour quelle raison fait-il ça ?

— Je présume qu’il cherche à rester propre.

— Donc, on peut sortir du sac en toute sécurité ?

— Le terme « sécurité » est à relativiser.

— Hein ? Divisé par quoi ?

— Je voulais dire que nul n’est jamais en parfaite sécurité. Mais je pronostiquerais que l’humain va continuer à se mouiller pendant un moment encore.

— Ouais, y a une sacrée surface à nettoyer, jugea Angalo. Allons-y au travail.

Le sac était posé sur un lit. Il leur fut relativement aisé de descendre jusqu’au sol en s’aidant des couvertures.

… Wahhh baboum badaboum badoum badam…

— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Angalo.

— Une fois qu’on aura mangé, entendons-nous bien, rectifia Gurder de façon catégorique.

Masklinn traversa l’épaisse moquette en trottinant. Sur le mur le plus proche se trouvait une porte. Elle était entrebâillée, laissant passer une douce brise et les bruits de la nuit.

Un humain aurait discerné le chuintement et le crissement des grillons et autres créatures mystérieuses dont l’emploi du temps exige qu’ils passent la nuit assis dans les broussailles à produire des bruits bien plus gros qu’eux. Mais les gnomes entendent les sons au ralenti, plus longs, plus graves qu’ils ne le sont, comme un tourne-disque quand on coupe le courant. Les ténèbres étaient peuplées des chocs et des feulements des bêtes sauvages.

Gurder rejoignit Masklinn et scruta les ténèbres en plissant les yeux.

— Tu pourrais sortir voir s’il y a quelque chose à manger ? demanda-t-il.

— J’ai l’horrible impression que si je sors maintenant, il y aura bel et bien quelque chose à manger, et ce sera moi.

Derrière eux, la voix humaine continuait son chant.

… Bomp Bobomp boumboumboum Boumboum Baaa-bomp…

— Qu’est-ce que chante l’humain. Truc ?

— C’est assez difficile à suivre, mais apparemment le chanteur tient à faire savoir qu’il possède un appareil très efficace.

— Quel genre d’appareil ?

— Données insuffisantes pour l’instant. Les seules indications sont que l’objet fait crac boum huuuue au cours de sa mise en service…

On frappa à la porte. La chanson s’arrêta, ainsi que le bruit d’eau qui coulait. Les gnomes coururent vers les ombres de la pièce.

— Ça m’a l’air un peu fragile, chuchota Angalo. Quelque chose qui fait crac, ça doit pas être très solide. En général, quand ça fait crac…

Richard Quadragénaire sortit de la pièce de douche, une serviette autour de la taille. Il ouvrit la porte. Un autre humain, équipé, lui, de tous ses vêtements, entra, porteur d’un plateau. Ils échangèrent quelques brefs hululements, l’humain habillé posa le plateau et ressortit. Le Petit-Fils Richard disparut de nouveau dans la pièce de douche.

… Boum boumboum boumboum Houm…

— De la nourriture ! chuchota Gurder. Je la sens ! Il y a de la nourriture sur ce plateau !

— Un sandwich bacon, laitue et tomate avec du chou en salade, annonça le Truc. Et un café.

— Comment sais-tu tout ça ? s’exclamèrent les trois gnomes en chœur.

— Il l’a commandé en arrivant.

— Du chou en salade ! gémit Gurder en pleine extase. Du bacon ! Du café !

Masklinn leva les yeux au ciel. On avait posé le plateau en bord de table.

Tout près se dressait une lampe. Masklinn avait suffisamment vécu dans le Grand Magasin pour savoir que quand il y a de la lampe, il y a du fil électrique.

Et le fil auquel il aurait été incapable de se hisser n’était pas encore né.

Les repas réguliers, voilà la source de tous leurs problèmes. Pour sa part, il n’avait jamais réussi à en prendre l’habitude. Quand il vivait au-Dehors, avant le temps du Grand Magasin, il s’était accoutumé à rester des journées entières sans rien manger et puis, quand de la nourriture se matérialisait enfin, à se goinfrer jusqu’à avoir les sourcils barbouillés de gras.

Mais les gnomes du Grand Magasin exigeaient de manger un morceau plusieurs fois par heure. Les gnomes du Grand Magasin se nourrissaient en permanence. Qu’ils manquent une petite demi-douzaine de repas, et ils commençaient à se plaindre.

— Je pense pouvoir grimper là-haut, fit-il savoir.

— Oui, oui, l’encouragea Gurder.

— Mais avons-nous le droit de manger le sandwich de Richard Quadragénaire ? ajouta Masklinn.

Gurder écarquilla les yeux, puis les cligna.

— C’est un grave problème théologique, marmonna-t-il. Mais j’ai trop faim pour y réfléchir. Alors commençons donc par manger et s’il s’avère que nous avons eu tort de le faire, je promets d’être sincèrement contrit.

… Boumboumbaboum wap, Boumboumbaboum wap…

— L’humain est en train de dire que l’heure de la sortie, c’est le meilleur moment de la journée, traduisit le Truc. J’en déduis qu’il a l’intention de quitter sa douche sous peu.

Masklinn se hissa le long du fil électrique et se retrouva sur la table, avec l’impression d’être exposé à tous les regards.

De toute évidence, les Floridiens avaient des conceptions toutes personnelles sur les sandwiches. Des sandwiches, le Grand Magasin en vendait. Le mot qualifiait une lamelle de quelque chose glissée entre deux tranches de pain humide. Pour leur part, les sandwiches floridiens occupaient un plateau entier et le pain éventuel – son existence restait à démontrer – nichait dans d’épaisses jungles de cresson et de laitue.

Il regarda en bas.

— Dépêche-toi, siffla Angalo. L’eau vient de nouveau de s’arrêter !

… Boum boumboum boumboum Houm…

Masklinn écarta une frondaison de verdure mystérieuse, s’empara du sandwich, le hala jusqu’en bordure de plateau et le précipita sur le sol.

… Boum Badoum Badoum Badoum bawam badoum badaaaaaam.

La porte de la pièce de douche s’ouvrit.

Le Petit-Fils Richard apparut. Il fit quelques pas et s’arrêta net.

Il regardait Masklinn.

Et Masklinn le regardait.


Il y a des instants où le Temps semble suspendre son vol.

Masklinn comprit qu’il vivait un de ces moments où l’Histoire reprend son souffle, le temps de décider ce qu’elle va faire ensuite.

Je peux rester sur place, se dit-il. Demander au Truc de traduire, et essayer de tout expliquer à l’humain. Je peux lui dire quelle importance revêtirait pour nous un endroit où on serait vraiment chez nous. Je peux lui demander s’il a la possibilité de faire quelque chose pour aider les gnomes dans la carrière. Je peux lui raconter que les gnomes du Grand Magasin croyaient que son grand-père avait créé le monde. Ça lui plaira sûrement d’entendre dire ça. Il a l’air sympa, pour un humain.

Qui sait ? Il pourrait peut-être bien nous aider.

Ou bien il nous capturera, et il appellera d’autres humains qui vont nous encercler et se mettre à mugir, et on nous enfermera dans une cage, ou je ne sais où, et ils nous houspilleront. Il se passera la même chose qu’avec les chauffeurs du Concorde. Ils ne voulaient probablement pas nous faire de mal. Simplement, ils ne comprenaient pas ce que nous étions. Et nous n’avons pas le temps d’attendre qu’ils y parviennent.

Ce monde est à eux, pas à nous.

C’est trop risqué. Non. Je n’avais encore jamais compris qu’il allait faire ça par nos propres moyens. C’est l’heure de la sortie…

Le Petit-Fils Richard tendit lentement la main en disant :

— Whoump ?

Masklinn prit son élan et sauta.

Les gnomes peuvent tomber de très haut sans se faire de mal ; de toute façon, il y avait un sandwich bacon laitue tomate pour amortir la chute.

Avec une telle rapidité que tout devint flou, le sandwich se dressa sur trois paires de pattes. Il traversa la pièce au triple galop, bavant de la mayonnaise.

Richard Quadragénaire jeta sa serviette après lui. Elle manqua sa cible.

Le sandwich franchit le pas de porte d’un bond et disparut dans la nuit veloutée bruissante de périls.


Tomber de la branche n’était pas le seul danger. Une grenouille se fit gober par un lézard. Plusieurs autres rebroussèrent chemin dès qu’elles se retrouvèrent hors de l’ombre de la fleur sous prétexte que.-.-.mipmip.-.-.mipmip.-.-.

La grenouille de tête se retourna et inspecta ses effectifs en diminution. Il y en avait une… plus une… plus une… plus une… et encore une, ce qui faisait un total de… (son front se plissa sous l’effort de ses calculs)… c’est bien ça : une.

Quelques-unes commençaient à avoir peur. La grenouille de tête comprit que si elles voulaient atteindre l’autre fleur et survivre, il faudrait qu’elles soient beaucoup plus d’une. Qu’elles soient au moins une, et peut-être même une. Elle leur adressa un coassement d’encouragement.

— Mipmip, dit-elle.

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