APRÈS LES CENDRES, QUEL PHÉNIX ? Un aspect des recommencements post-catastrophiques par Rémi Maure

1. DÉLIMITATION

Les recommencements post-catastrophiques sont le prolongement logique du thème des catastrophes qui est une des branches les plus luxuriantes de la SF. Après la catastrophe, les séquelles. Quoi de plus naturel comme enchaînement ? D’ailleurs, nombre d’œuvres combinent les deux et même y adjoignent une partie pré-catastrophique. Plusieurs exemples se présenteront.

Les recommencements post-catastrophiques constituent donc un des lieux communs de la SF. Tout autant d’ailleurs que le thème dont ils découlent. En effet, un recommencement implique des survivants et un milieu où ils puissent évoluer, ce qui a tendance à limiter la diversité des situations potentielles. Nous le constaterons malgré la variété des cadres proposés.

L’étude des recommencements post-catastrophiques mériterait un livre. Les aspects qui se dissimulent sous cette dénomination sont trop nombreux. Nous nous bornerons donc à un seul dont nous tracerons les limites en étendue et en profondeur. Toutefois, ce découpage étant assez arbitraire, nous nous référerons occasionnellement à des exemples pris en dehors de ces limites.

Tout d’abord, il ne sera ici question que de catastrophes concernant la Terre et ses habitants. Peu importe lesquelles ; naturelles ou artificielles, le problème n’est pas là. Mais comme le domaine est fort vaste, même en sélectionnant les œuvres les plus intéressantes, seules seront retenues celles dans lesquelles la civilisation se trouve anéantie ou presque, ce qui représente encore beaucoup de titres. Il sera en effet question de l’émergence de la nouvelle civilisation, quelle que soit sa forme, après la destruction de la précédente. Pour que le Phénix renaisse, il faut qu’il ait d’abord été réduit en cendres. C’est donc la moindre des choses que la pauvre humanité fasse les frais du processus ; après tout, elle y gagne le rôle principal.

Précisons encore notre objet. Il ne manque pas d’histoires de renaissances et de décadences post-catastrophiques. Mais relativement rares sont celles qui introduisent explicitement une réflexion sur la tournure que prendra la nouvelle civilisation et qui présentent dans cette perspective une phase quelconque de son évolution, qu’il s’agisse de sa naissance ou d’un tournant décisif. En bref, qui posent et traitent le problème du choix ou de la réorientation de la société face aux bouleversements intervenus et ne se contentent pas d’exploiter l’horreur de la situation comme il arrive souvent. C’est là l’aspect que nous retiendrons et qui est sans doute le plus intéressant car imaginer la résurrection du Phénix, c’est bien, mais en plus la couleur de son plumage, c’est mieux.

Enfin, ce qui fait la spécificité de cet aspect des recommencements post-catastrophiques, c’est qu’il est gouverné davantage que les autres et même systématiquement par la notion de conflit. Proposant une analyse sociologique, philosophique ou autre des tendances de la civilisation (ou de la barbarie) nouvelle, il se réfère par la force des choses à l’ancienne. Mais surtout, il accentue la discordance entre les deux, ce qui va souvent jusqu’à la condamnation de l’une d’elles, voire à un véritable manichéisme. C’est du moins là la forme la plus simple de ce conflit. Les différentes manières par lesquelles celui-ci se traduit constitueront les lignes de force du présent essai qui ne prétend pas être exhaustif mais proposer un panorama suffisamment vaste du problème.

2. QUELQUES EXEMPLES MARGINAUX

L’idée sous-jacente au thème des recommencements post catastrophiques est que le genre humain finit tant bien que mal par survivre, ce qui traduit au moins un semblant d’optimisme. Témoin « L’Éternel Adam » (1910), paru sous le nom de Jules Verne mais qui est sans doute au moins en partie de la plume de son fils Michel qui le fit publier cinq ans après sa mort. Cette nouvelle est avant tout une méditation sur la destruction cyclique des civilisations. Située à des milliers d’années dans l’avenir sur la terre émergée du globe, elle conte la découverte dans un coffret d’aluminium d’un message des derniers hommes du XXIe siècle. Épargné par le déluge qui engloutit tous les continents, leur navire aborda un continent inconnu qui n’était autre que l’Atlantide ressurgie des flots avec les ruines de son antique civilisation, victime aussi d’un cataclysme. Et le manuscrit fait état des inquiétudes et de la résignation du rédacteur qui voit les nouvelles générations retourner à l’état sauvage et prévoit que tout l’acquis de leurs pères est condamné. C’est par ces préoccupations sur le devenir de l’humanité réduite au plus extrême dénuement que ce texte se rattache à l’aspect qui nous concerne.

Dans son roman « Manden der huskede » (L’Homme qui se souvenait, 1951, inédit[3]), le Danois Eiler Jorgensen inflige à l’humanité une amnésie. Le sujet avait été traité par l’Américain Thomas Calvert McClary dans son court roman « Rebirth » (Renaissance, inédit, 1934) qu’il avait republié dans une version considérablement augmentée en 1944. Mais il ne fait qu’y relater (non sans esprit, il est vrai) la reconstitution de la civilisation déchue par les survivants du genre humain ramenés à l’âge mental du nourrisson par un génie malfaisant. Tandis que son confrère imagine que, sans raisons apparentes, chacun oublie soudain tout ce qui concerne la civilisation et que le papier qui en est un des supports disparaît. Seuls épargnés, un Français un peu bohème qui tente en vain de transmettre le meilleur de son savoir à ces gens qui croient que le monde date d’hier, et un bull-dog en qui s’est réincarné un fabricant de cosmétiques. Le premier renonce définitivement après une rencontre malheureuse avec un groupe d’Américains qui a créé une petite société militariste et anticommuniste. Quant au second, estimant que Dieu a voulu mettre fin à la suprématie de l’Homme, il se tourne vers les chiens en qui il voit ses successeurs.

Loin de ce ton désabusé et tragi-comique, l’Américain George Allan England a lui aussi apporté sa contribution au problème de la renaissance de la civilisation dans sa trilogie qui comprend « Darkness and Dawn » (Les Ténèbres et l’Aurore, 1912), « Beyond the Great Oblivion » (Par-delà le Grand Oubli, 1913, inédit) et « The Afterglow » (La Lumière Tardive, 1913, inédit). Un couple se réveille d’un sommeil de dix siècles dans un monde en ruine et retourné à la sauvagerie par suite d’un cataclysme qui projeta dans l’espace un fragment de la Terre dont il devint le second satellite. Il en résulta un gouffre profond d’une centaine de milles au fond duquel vivent les descendants des Américains. L’homme devient leur chef et les ramène à la surface où ils détruisent une race d’hommes-singes. La fin raconte comment il les aide à édifier une société hautement technologique et leur épargne les horreurs du cataclysme en les faisant accéder directement au collectivisme libérateur. Socialiste ardent et disciple de Jack London, G.A. England a projeté ses idéaux politiques et philosophiques dont le romantisme ne détonne pas dans ce qui est avant tout un récit d’aventures.

René Barjavel, avec non moins de naïveté et de générosité que son prédécesseur, conclut aussi son roman « Ravage » (1943) par l’instauration d’une société selon son cœur mais juge encore plus sévèrement le monde ancien. Il décrit d’abord le Paris super urbanisé du XXIe siècle, puis sa destruction par suite de la disparition totale de l’électricité et la terrible odyssée d’une poignée de rescapés, enfin la renaissance d’une société exclusivement rurale dont le chef édicté les lois. Lui-même fils et petit-fils de paysans, l’auteur se répand alors en éloges dithyrambiques sur la saine vie à la campagne. L’initiateur de cette revanche sur l’enfer des villes bannit les machines, les livres (sauf la poésie), la monnaie et l’alcoolisme, rend obligatoire la polygamie, limite l’étendue des domaines ruraux et la population des villages à cinq cents familles. Mais, à l’âge de cent vingt-neuf ans, il se heurte au constructeur d’un énorme véhicule à vapeur artisanal. Après lui avoir expliqué que la ruine du monde vint de tels engins, le patriarche veut le tuer mais trouve lui-même la mort. Finalement le forgeron et son œuvre sont éliminés et la vie reprend dans cette pastorale aux accents assez durs mais peu convaincante.

Autre roman reléguant le problème de civilisation aux pages finales, « L’Éclipsé » d’Herbert Régis (1939) raconte aussi la formation d’une société rurale mais dans une optique inverse. Il s’ouvre sur la dégénérescence inexplicable du nerf optique qui frappe en quelques mois l’humanité entière. Devançant le chaos qui s’annonce, un petit groupe amasse des provisions et émigre à la campagne. Devenus complètement aveugles, ils se battent d’abord avec des paysans affamés puis associent leur destinée à la leur. Une économie de subsistance s’organise, l’agriculture et l’élevage reprennent tant bien que mal, puis la fabrication d’objets simples ; le minimum vital est assuré. La parole est promue au rang de véhicule privilégié de la culture. Elle acquiert une importance accrue lorsque, quarante ans plus tard, les chefs de la petite communauté réalisent que la vue réapparaît dans la nouvelle génération. Ils décident de transmettre l’essentiel de leur savoir au travers de comptines et de chansons que les enfants apprennent sans les comprendre mais qui permettront à eux ou à leurs descendants d’utiliser et de comprendre l’héritage de leurs ancêtres, notamment les machines et les bibliothèques, et de l’assumer.

John Wyndham reprend le thème mais dans la tradition anglaise du roman-catastrophe avec « The Day of the Triffids » (1951, traduit sous deux titres : Révolte des Triffides et Les Triffides). Cette fois-ci, c’est une pluie de météores, débris d’une comète, qui provoque la cécité totale de l’humanité à l’exception de quelques individus absents au spectacle. L’auteur y ajoute l’apparition des triffides, végétaux capables de se déplacer et de tuer et dotés d’une certaine forme d’intelligence, qui profitent de l’incapacité de l’espèce humaine pour la concurrencer. C’est l’aventure d’un couple et de quelques autres qui fuient Londres condamnée et gagnent la campagne avec les vivres et le matériel qu’ils ont pu réunir. Ils ont réalisé qu’ils doivent se débarrasser de leur conditionnement de civilisés pour affronter aussi bien les triffides que les autres rescapés. Ils refusent de s’intégrer à une communauté organisée autour de la foi chrétienne, puis à une autre de type féodal qui leur semble sans avenir. Ils se réfugient enfin dans l’Île de Wight où prospère une colonie et où ils préserveront la civilisation pour que leurs descendants puissent un jour se lancer à la reconquête du monde.

Citons encore la nouvelle de l’Argentin Alberto Vanasco « Post Bombum » (Post Bombum, 1967) dans laquelle trois rescapés d’une guerre atomique tiennent conseil dans une caverne. Ils décident de mettre en commun et par écrit leurs connaissances afin que leurs enfants ne deviennent pas illettrés. C’est ainsi que les petits êtres monstrueux apprendront entre autres que l’empereur Néron vécut trois siècles avant Jésus-Christ et fut contemporain de Jules César, que Pyrrhus fut un général de Sparte, que la lumière voyage à 300 000 kilomètres par minute, que le carré de 2 est 4 et donc que celui de 8 est 16, ce qui prouve que le sujet se prête aussi à une forme parodique. C’est là une œuvre parmi tant d’autres qui ne l’aborde que de façon accessoire ou indirecte comme les précédentes, traitant les problèmes de la survivance à court terme au détriment de ceux qui se posent à long terme. Bien que leur mérite n’en soit pas forcément entamé, de telles œuvres ne seront dorénavant mentionnées qu’à titre complémentaire. En effet, elles ne débattent pas véritablement des prolongements futurs de la nouvelle société, qu’elle préserve ou rejette l’héritage du passé, concluant ainsi souvent là où tout recommence.

3. AU CŒUR DU PROBLÈME

Comme la plupart des récits analogues, « Le Nouveau Déluge » (1921), premier roman de SF de l’écrivain suisse Noëlle Roger, baigne dans un courant biblique. Ce livre de facture très classique, imprégné comme la nouvelle de J. Verne du thème de la destruction cyclique des civilisations, ne propose pas la construction d’une nouvelle Arche comme Garrett P. Serviss dans « The Second Deluge » (Le Second Déluge, 1911, inédit). Mais il s’ouvre sur l’avertissement extra-sensoriel qu’un savant donne à distance à ses amis de le rejoindre dans les montagnes suisses. Pour n’être pas partis immédiatement, ils livrent une course affolée contre la mer qui submerge tout derrière eux. Réfugiés sur les pentes des Alpes mais presque démunis de tout, ils doivent se dépouiller de leurs habitudes de civilisés pour affronter la vie primitive. Ils ont trouvé des moutons et des chèvres mais pas de bois et seulement des pierres pour bâtir des abris. Les intellectuels et les scientifiques du groupe réalisent que les conventions sont périmées et que la vie sociale va être réduite au minimum. Mais ils tiennent à en préserver l’essentiel, notamment le mariage et la famille, en l’adaptant aux circonstances c’est-à-dire en le simplifiant ; ils édictent aussi quelques lois sommaires et draconiennes pour garantir la société naissante contre les excès de la force brutale, dont la peine capitale. En fait, ils établissent des précédents dès que le besoin s’en fait sentir pour guider les générations futures. Parallèlement, ils s’attachent à préserver certaines connaissances qui ont un débouché pratique mais aussi culturel ; et comme il n’y a plus de livres, ils enseignent tour à tour aux jeunes des éléments de botanique, le catéchisme, le chant, etc., afin que survive la civilisation (telle que l’entend l’auteur). Et le premier hiver fini, malgré les morts dues aux faibles ressources, la petite tribu s’est intégrée à son environnement. Mais le passé la hante toujours, non seulement par l’action de ceux qui tâchent d’en perpétuer le meilleur, mais aussi en la personne d’anciens privilégiés dont le comportement inadapté menace sa cohésion et qui doivent être neutralisés. Pire encore – et par là l’auteur souligne la monstruosité de l’anachronisme aussi bien que la bassesse de la haute société déchue – elle entre en contact avec un hôtel dont les habitants disposent de réserves pour un an et s’acharnent à maintenir le faste d’antan. En fait, ils s’assassinent pour les faire durer le plus possible car leur épuisement marquera leur fin. Quintessence du « gratin » antédiluvien, ils ne sauraient s’adapter aux conditions nouvelles et périssent dans un incendie. Les villageois ne sauvent qu’un exemplaire des Évangiles qui contribuera consolider leur civilisation. Comme beaucoup d’autres, ce roman exprime la problématique du choix et de la rupture entre le monde nouveau avec ses perspectives et l’ancien avec ses scories.

Moins philosophique mais tout aussi classique, « The Métal Doom » (La Ruine du Métal, 1932, inédit) de David H. Keller a pour point de départ l’oxydation soudaine et généralisée des métaux. Ce roman rappelle « La Mort du Fer » (1931) de S.S. Held et « Der sterbende Stahl » (L’Acier qui meurt, 1950, inédit) de Freder van Holk qui concernent la dégradation du seul fer et se contentent de décrire, l’un l’écroulement de la civilisation, l’autre surtout les conséquences économiques et financières. C’est l’aventure d’un couple marié qui a fui la ville juste avant la désorganisation de la société. Il rallie un propriétaire terrien qui a organisé son domaine en camp retranché et réuni autour de lui des gens entreprenants. Il compte fonder une colonie qui non seulement pourra résister à la ruée des citadins vers la campagne mais aussi deviendra un centre d’où rayonnera la civilisation après la tourmente. C’est ce qui se passe et des initiatives analogues parsèment les États-Unis, se traduisant par la création de plus de trois cents petites républiques qui, malgré la précarité des communications, forment un embryon de confédération. Mais après de gigantesques hécatombes, des bandes armées continuent leurs ravages ; les Mexicains et les Indiens menacent le Texas et l’Arizona ; les Noirs des États du Sud ont massacré les Blancs et sont retournés à la barbarie. Plus grave, les Tartares ont débarqué dans le Maine après avoir conquis l’Europe. Les Américains les anéantissent grâce à des planeurs de bois et de toile qui les arrosent de gaz empoisonnés. Rescapés d’une civilisation où le métal était roi, ils ressentent durement sa carence. Malgré leur ingéniosité, ils se sentent voués à une régression certaine. Heureusement, un savant réussit à reconstituer du métal avec de la rouille. Le nouvel âge de pierre s’achève. L’auteur suggère qu’il fut un mal nécessaire, ayant permis aux seuls éléments sains d’une civilisation malade – l’immoralité et le socialisme la minaient – de survivre pour créer un monde meilleur. Là encore le renouvellement justifie la rupture.

Dans cet ouvrage et bien d’autres, la reconversion des rescapés à un ordre nouveau procède d’abord des événements puis d’une option humaine. Dans « Malevil » (1972) de Robert Merle, cette seconde place revient à un château, ce qui fait l’originalité de ce gros roman d’une haute tenue littéraire. Bien qu’il revête la forme d’un journal tenu par le châtelain, le personnage principal est Malevil, forteresse du XIIIe siècle qui protège une poignée de gens du souffle atomique. Seule construction demeurée debout dans une campagne carbonisée, il devient le centre de toute vie et imprime en chacun sa lourde masse. Au début, c’est presque une plaisanterie. La légalité étant vacante, le propriétaire assume spontanément puis consciemment les responsabilités du seigneur d’antan. Il fait mettre Malevil en état de siège et concentrer toutes les ressources disponibles entre ses murailles, organise l’élevage et l’agriculture. Un accroc à cette toile moyenâgeuse : l’élément mâle prédominant numériquement, une forme de polyandrie s’instaure. Tout d’abord, les défenseurs du château accueillent un petit groupe de survivants malgré un premier contact armé, puis ils massacrent une troupe de pillards affamés qui menace les récoltes. Enfin arrive un aventurier qui se dit prêtre et qui, ayant assuré son emprise sur les rescapés du bourg voisin, cherche à l’étendre sur le château. Lorsqu’il se fait nommer évêque par ses ouailles terrorisées, le châtelain, se réclamant d’anciennes chartes consacrant l’autonomie de son fief vis-à-vis de l’évêché, se fait élire abbé par ses amis. La querelle entre le pouvoir temporel et le spirituel se résout par la défaite de la bande armée avec laquelle l’« évêque » s’était allié. Et lorsqu’une crise d’appendicite emporte le châtelain, le bourg et Malevil sont devenus deux communautés stables et complémentaires qui entreprennent – mais sans illusions – de restaurer l’ancienne technologie. Le rôle tutélaire du château dans ce roman s’accommode d’un solide sens de l’humour et n’en affadit ni les personnages souvent pittoresques ni la portée humaine.

Ce n’est ni le retour au Moyen Age ni à l’âge de pierre mais le retour à la nature, c’est-à-dire à l’âge d’or que propose Jacques Massacrier dans son roman « Outre-Temps » (1978). L’auteur rejette avec horreur la civilisation urbaine et ses aliénations ; et lorsqu’il lâche la bride à ses aspirations, même la pastorale de René Barjavel pâlit en comparaison. Une famille parisienne s’est installée sur la petite île méditerranéenne d’Ibiza et exploite un domaine où elle essaie de se suffire à elle-même. Si bien que lorsque survient le déluge elle est prête à affronter l’après-catastrophe. Elle se joint aux quelque cent cinquante survivants de l’île pour prendre part au mouvement qui aboutit à la création d’une nouvelle civilisation, puis à l’inutilité de la civilisation. Réduite à ses seules ressources, la population, sous l’influence de quelques intellectuels, en organise l’exploitation sur des bases agricoles, écologiques et communautaires. Les expériences les plus avancées sont la naissance d’un groupe de bergères vivant en amazones et la réforme de l’école autour de l’idée que l’identification à la nature passe par l’étude de ses manifestations et par le jardinage. Le climat devenant tropical, la végétation croît de façon gigantesque et produit des fruits en toute saison. Si bien que lorsqu’un séisme abat les constructions en pierre, les insulaires se retrouvent dans le jardin d’Eden. L’amour libre se généralise ; les rites de la fertilité avec danses érotiques sous la lune apparaissent et ils se multiplient. Végétariens, menant une vie saine, ils sont rarement malades et utilisent dans ce cas des plantes médicinales. Débarrassés de leurs conditionnements de civilisés et du souci d’assurer leur subsistance, ils se subliment. Si bien qu’au bout de dix ans les enfants sont devenus arboricoles. C’est dire qu’il ne faut pas prendre au sérieux ce délire d’intellectuel citadin. Quel que soit le degré de sincérité que l’auteur y exprime, ce livre exploite jusqu’à la caricature le mythe du retour à la nature.

Maîtrisant mieux son sujet, l’anthropologue américain George W. Stewart panoramise aussi la vision qu’en avait donné son probable inspirateur Jack London dans « The Scarlet Plague » (La Peste Ecarlate, 1912) où il ramenait pratiquement à un renversement social les effets d’une épidémie universelle dans une Amérique ploutocratique. « Earth abides » (La Terre demeure, 1949) l’envisage sous les angles écologique, philosophique, anthropologique et tout simplement humain, et constitue le texte de base sur le choix de civilisation dans le cadre post-catastrophique. D’entrée le roman donne le ton en nommant le personnage central Ish, diminutif d’Isherwood mais aussi mot hébreu désignant dans la Genèse Adam en particulier et l’homme par rapport à la femme (Isha)[4]. Il sera donc le premier homme et aussi l’initiateur d’une nouvelle culture parmi les vestiges de l’humanité que la nature a éliminés à la façon des lemmings lorsque leur nombre a menacé son équilibre. Ainsi l’auteur suggère-t-il un rééquilibrage immanent ; puis il examine le sort des plantes cultivées qui dégénèrent et des animaux domestiques qui redeviennent sauvages ou suscitent des prédateurs et même de trois espèces d’insectes parasites de l’homme qui risquent de disparaître. La catastrophe est un phénomène écologique aux retombées écologiques. Miraculeusement épargné, Ish parcourt les États-Unis qui retournent à l’état sauvage. Il rencontre une mulâtresse qui sera sa compagne car les préjugés de l’ancien monde sont devenus caducs. C’est pour avoir compris très tôt cette vérité qu’il s’adaptera au nouveau. Le couple se fixe près d’une petite ville de Californie où quelques rescapés les rejoignent. Au bout d’une vingtaine d’années c’est une véritable petite tribu qui s’est formée. Les survivants de la catastrophe ont vieilli et, trop peu nombreux pour restaurer l’ancienne technologie, ils n’en utilisent que les vestiges. Ish a donc instauré certaines institutions dans le but de transmettre les connaissances-clés. Il a notamment ouvert une école, avec des résultats médiocres. Seul un de ses fils est doué et il le considère déjà comme son continuateur, celui qui fera de la ville voisine encore intacte et de sa bibliothèque le centre d’une renaissance. Mais il a la douleur de le perdre et se retrouve avec une classe qui assimile mal son enseignement parce qu’il ne correspond plus aux réalités quotidiennes. La mort dans l’âme, Ish comprend qu’il a visé trop haut et que la régression est inévitable. Il leur dispense alors des connaissances pratiques et des techniques primitives qu’ils n’auront pas à réinventer une fois taries les ressources de la ville. Ainsi ils ne repartiront pas à zéro dans leur remontée vers la civilisation. Puis, leur ayant facilité la tâche, il achève sa longue vie. « Les hommes passent mais la terre demeure », conclut l’auteur avec cette sérénité qui prévaut même dans les tragédies de ce roman mais n’en efface pas l’humanité.

4. LE CHOIX DU NIHILISME

Le beau roman de G.R. Stewart a le mérite mais peut-être aussi l’inconvénient d’envisager le fait de civilisation dans un contexte non plus intellectuel mais non moins sujet à philosophie : la Terre en tant que système écologique. Même l’ouvrage de J. Massacrier qui est typique d’une époque où cette optique était à la mode ne s’en réclame pas aussi fermement. Cela dit, tout deux s’accordent sur l’importance de l’incidence humaine. L’homme est une composante de la biosphère terrestre mais les changements et les dérèglements qu’il y a introduits ne le placent pas au-dessus des autres qu’il ne comprend pas toujours ni ne maîtrise. L’auteur s’est attaché à restituer l’insignifiance de cette espèce si fière de ses conquêtes et pourtant à la merci d’une possible altération de son milieu ambiant, ici l’apparition de germes foudroyants. Et il surenchérit en démontrant qu’une fois frappés ses promoteurs, la civilisation s’écroulera et que ses traces s’effaceront vite, que les survivants n’auront d’antre choix que de se plier aux impératifs du milieu. Alors seulement leurs descendants pourront la restaurer.

Mais ils seront toujours à la merci d’une saute d’humeur ou d’une manœuvre rectificatrice du système écologique. G.R. Stewart a écrit son roman à une époque où la technologie humaine n’avait pas encore ouvert la conquête de l’espace mais son message est toujours actuel. Après tout le milieu cosmique a ses lois et ses dangers et, quittant la Terre, l’Homme ne fait que changer de suzerain. Il reste une quantité relative à un tout. Ce qui amène à poser la question : La civilisation humaine, c’est donc si peu de chose ?

G.R. Stewart ne répond qu’à demi dans la mesure où il réduit la civilisation à des manifestations physiques, ce qui est peut-être excessif. Ainsi s’explique que, contrairement à nombre de ses confrères, il ne prête à son héros aucun dessein de bâtir un monde meilleur, mais seulement la volonté de faciliter le relèvement des générations futures en espérant qu’elles auront plus de chance. Il est évident que dans une telle optique les aspects non matériels de la civilisation n’ont guère de place. Toute l’œuvre repose sur cette attitude de s’en tenir à une logique et à une réflexion pragmatiques. L’auteur ne porte guère de jugement sur la notion de civilisation ; il est vrai que cela n’ajouterait rien à son propos. Il semble la considérer comme aussi inévitable que négligeable. Ni romantisme ni moralisme. En revanche, une conscience aiguë de la condition humaine face à la nature. Mais cela réhabilite-t-il l’Homme dans son milieu ? N’est-ce pas au fond condamner toutes ses œuvres ?

Ce qui procède d’une logique chez G.R. Stewart devient tendancieux ou passionnel chez d’autres. Si G.A. England, R. Barjavel, N. Roger, D. H. Keller et J. Massacrier réprouvent à des degrés divers le monde déchu, c’est qu’ils le jugent coupable. Après tout, la civilisation, c’est aussi bien l’électricité et la médecine que les atrocités nazies ou communistes. Dans la nouvelle de l’Espagnol Juan G. Atienza intitulée « La Maquina de matar » (La Machine à tuer, 1966, inédit), elle est symbolisée par un fusil que trouvent des membres d’une tribu post-atomique et qui devient un moyen de domination pour ses possesseurs successifs avant d’être heureusement brisé. Là encore transparait l’idée sinon la conviction que la catastrophe fut méritée. De là à imaginer un génie malfaisant qui détruit le globe pour le purifier il n’y a qu’un pas. Il existe dans maints ouvrages catastrophiques un fond de malveillance justicière confinant à la mégalomanie qui mériterait une étude.

Mais sans aller jusque-là il y a aussi l’attitude consistant à refuser de reconstituer la civilisation. Ainsi Louis-Frédéric Rouquette dans son amer roman philosophique « L’Homme qui vint…» (1921). La première moitié brosse un portrait peu flatteur de la société contemporaine. La seconde est l’aventure peu édifiante d’un échantillon représentatif de cette dernière qui a échappé à un déluge universel. À peine débarqués, le militaire et le prêtre, reconstituant la collusion du sabre et du goupillon, s’adressent à l’intellectuel pour rebâtir l’ancien monde. Mais celui-ci qui ne sait que trop ce que cela implique refuse. Une tentative est faite sans son concours mais aboutit au déchaînement des pires instincts civilisés, c’est-à-dire à une mascarade hypocrite du droit du plus fort. Après bien des avanies, les survivants retournent à la vie primitive. Bien plus tard, la horde aperçoit les ruines de Paris. « Qu’est-ce que la civilisation ? », demande un enfant. « Un mot », répond un adulte.

Pourtant la palme revient à Régis Messac donc le roman « Quinzinzinzili » (1935) est un violent pamphlet contre le genre humain. C’est l’histoire pitoyable d’une poignée d’enfants, seuls rescapés d’une guerre où fut utilisée une arme décomposant l’air en gaz irrespirables. Un adulte les accompagne mais il les déteste et ne fait rien pour les aider lorsque, lâchés dans un monde désert et dévasté, ils sont réduits à se nourrir de taupes et de serpents. Si bien qu’au bout de quelques mois les survivants ont régressé à l’âge de pierre, ignorant comment faire un feu, ayant oublié une partie du langage et déformé le reste. Ils se sont même créé un dieu, mi-Père Noël mi-ogre, à qui ils rendent un culte grotesque au fond de leur caverne : Quinzinzinzili, corruption de la prière latine « Pater noster, qui es in caelis…» (Notre Père, qui êtes aux cieux…). Alors seulement, l’adulte s’intéresse à eux mais se contente de les observer avec un soin quasi anthropologique. Il note dans son journal l’évolution de la tribu, s’extasiant souvent de ses tâtonnements et de sa stupidité. Elle ne compte qu’une femelle et, la puberté étant précoce chez les primitifs, le rapport des forces s’oriente autour d’elle : coup sur coup ils découvrent l’amour, la jalousie et le meurtre. Et lorsque la nouvelle Eve accouche, l’adulte déplore cette issue car le spectacle que lui a offert la tribu évoque fort la société qu’il a connue et laisse mal augurer de l’avenir. Et il meurt en maudissant l’humanité, ce qui est dans la logique de cet ouvrage saisissant mais dont le caractère quelque peu tendancieux nuit au réalisme et à la portée.

5. LE BON CHOIX ET LE MAUVAIS

Remarquons tout d’abord que si une décision – fût-elle négative – engageant l’avenir de l’humanité ou du moins d’une partie de cette dernière, implique un minimum de réflexion sur l’idée de civilisation, cette réflexion a pour support le contraste entre la civilisation déchue et celle qui naît de ses cendres. Et ce contraste se nourrit soit de la simple différence entre les modes de vie pré et post-catastrophiques, soit de la réaction qui consiste à tout faire pour que les erreurs de jadis ne se répètent pas ; en fait, bien souvent, les deux se combinent. Le thème est le théâtre d’un conflit entre deux conceptions de la civilisation ou entre deux civilisations. Jusqu’ici ont été examinées les œuvres où l’ancien ordre a définitivement laissé la place au nouveau. Mais il y a aussi celles où il survit. Dès lors, les deux ne sont plus seulement en conflit intellectuel mais effectif et cette concurrence se nuance souvent d’un dualisme manichéen que nous avons déjà rencontré. Un exemple en raccourci est fourni par « Lucifer’s Hammer » (Le Marteau de Lucifer, 1977, inédit) de Larry Niven et Jerry Pournelle. Les dernières pages de cet énorme roman qui raconte la dévastation de la Terre par le noyau d’une comète, concernent le dilemme qui se pose à un groupe de rescapés. Disposant d’une centrale électrique, ils essuient de lourdes pertes pour repousser les assauts d’une secte qui veut détruire toute trace de l’ancienne technologie. En vaut-elle la peine ? S’ils l’abandonnent et deviennent agriculteurs, ils seront tranquilles mais régresseront. S’ils la défendent, leur survie sera dure mais la civilisation sera sauvée. Presque tous les avantages qu’elle procurait leur font cruellement défaut mais le maintien de l’installation est la garantie qu’ils les reconquerront tôt ou tard. Ils choisissent la seconde voie, l’assortissant de lois draconiennes et de la réduction en esclavage des prisonniers, et quelques années après la colonie est devenue prospère.

Une dualité analogue se trouve développée par Leigh Brackett dans son roman « The Long Tomorrow » (Le Recommencement, 1955) ; mais une réflexion morale y remplace le cynisme. Il s’ouvre sur le trentième amendement à la Constitution qui stipule qu’« aucune cité, aucune ville, aucune communauté de plus de mille personnes ou de deux cents bâtiments par mille carré ne pourront être construites ni ne seront tolérées nulle part sur le territoire des États-Unis d’Amérique ». Il fut voté après la guerre atomique durant laquelle les agglomérations importantes furent détruites, afin que plus jamais il n’y ait d’objectifs stratégiques. Il s’ensuivit un effondrement de l’activité industrielle et une régression au stade du XIXe siècle mais le pays s’en accommoda d’autant mieux que la science et la technologie étaient l’objet d’un opprobre général. D’innombrables sectes, toutes obscurantistes, avaient surgi et, plusieurs décennies après, veillaient toujours au respect de la loi. Tel est le monde où grandissent Len Colter et son cousin Esau, deux adolescents curieux qui entrent par hasard en contact avec des agents de Bartorstown, une cité secrète où le savoir de l’ancien temps est préservé. Avant d’être admis en ce lieu mythique qui devient leur raison de vivre, ils doivent fuir et affronter les sectateurs. Devenus adultes ils découvrent qu’il s’agit d’une base souterraine non démantelée qui, à leur grande horreur, abrite une pile atomique en activité. Penchés sur un ordinateur géant, des savants essaient de trouver la formule d’un champ de forces résistant aux impacts nucléaires. S’ils réussissent, les cités pourront être rebâties et la civilisation redémarrera. Mais ils cherchent depuis si longtemps… Ebranlé d’avoir quitté un monde d’obscurantisme pour un autre où survivent les horreurs du passé, Len s’enfuit. Puis il revient, comprenant que, si tous deux ont leurs laideurs, seul Bartorstown préserve l’espoir d’un renouveau. Le mérite de l’auteur est d’exposer ce choix avec honnêteté.

C’est une inversion des données de base assortie d’une démonstration pacifiste que propose Fiers Anthony dans ses trois romans « Sos the Rope » (Sos à la Corde, 1968, inédit), « Var the Stick « (Var au Bâton, 1972, inédit) et « Neq the Sword « (Neq à l’Epée, 1975, inédit). Il y est aussi question d’une cité scientifique dans le cadre des États-Unis livrés à une barbarie post-atomique. Mais le maître d’Helicon entend maintenir la population survivante dans l’arriération, estimant que la ramener à la civilisation aboutirait à une nouvelle guerre atomique. Un réseau de stations a donc été construit pour surveiller les barbares et leur fournir des armes primitives mais aussi pour leur donner abri, soins médicaux, vêtements, et recueillir les orphelins. Elles contribuent à favoriser une société de petites tribus nomades régies par un code du duel qui met à leur tête les meilleurs guerriers. Mais surgit Sol, un héros qui, défiant et vainquant les chefs des tribus, les entraine avec lui et bâtit un puissant empire qui se met à utiliser l’ancien savoir et à fabriquer ses propres armes. Pour l’arrêter. Helicon fait de son ennemi Sos un super-guerrier grâce à une série d’opérations chirurgicales, Sos défie et bat Sol qui s’enfuit mais il se retourne contre Helicon qu’il assiège. Pour en finir, un duel entre les champions des deux camps décidera de la victoire. Sos choisit Var, un mutant dont la hideur cache une immense générosité, et Helicon Soli, la fille naturelle de Sos, une enfant qui est déjà une super-guerrière. Une estime mutuelle naît entre eux et Ils décident de faire croire que Var est vainqueur. Mais lorsque Sos apprend qui est le vaincu, il chasse Var et part à sa poursuite après avoir ordonné la destruction de la cité. Il retrouve Sol et se sacrifie avec lui pour sauver Var et Soli qui l’avaient rejoint. Var est ensuite tué par Neq, un homme sanguinaire dont les mains ont été tranchées. Il a fait adapter à son moignon une épée et a entrepris de se venger. Puis, comprenant son erreur, il a remplacé l’épée par une clochette. Il voit autour de lui le réseau de stations qu’entretenait Helicon se désagréger et avec lui la culture nomade qui en dépendait. Il comprend que les deux étaient complémentaires et décide de rebâtir la cité à l’aide de survivants mais stipule qu’elle sera la conservatrice du savoir qu’elle devra remettre un jour aux nomades. C’est là une fin digne de cette trilogie haute en couleur mais qui se veut avant tout symbolique et humaniste.

Le dessinateur Claude Auclair a effleuré le sujet dans sa série « Jason Muller » (1975), notamment dans l’épisode intitulé « Chronique d’un Temps Futur « (1972). Il y raconte comment les détenteurs de la technologie essaient à partir de bases militaires de regrouper les populations dispersées d’une Europe postatomique malgré leurs réticences. Mais il donne sa pleine mesure dans une autre série de bandes dessinées : « Simon du Fleuve », qui comprend les épisodes « Simon du Fleuve » (1973), « Le Clan des Centaures » (1974), « Les Esclaves » (1975), « Maïlis » (1975-76), « Les Pèlerins » (1977) et « Cité N. W. N° 3 » (1978). Elle a pour cadre une France retournée à l’anarchie et à l’économie de subsistance. La ruine de la civilisation industrielle eut pour origine une série de conflits pour le contrôle de ressources énergétiques toujours plus rares mais toujours plus demandées ; l’économie des pays développés s’effondra et l’incompétence des gouvernements précipita une guerre civile généralisée ; la population déserta les villes et les survivants se dispersèrent en petites communautés autonomes. Mais les grandes capitales, réorganisées tant bien que mal autour des dernières ressources exploitables et dominées par des dictatures militaires, préparent la reconquête de leur empire. C’est cette opposition entre les cités et la campagne, entre la civilisation industrielle et la nature, entre le mal et le bien, qui est le leitmotiv de toute la série. L’auteur-dessinateur rejoint R. Barjavel et J. Massacrier dans les mêmes bonnes intentions mais aussi la même naïveté et le même manichéisme. Les aventures de Simon du Fleuve le mettent en contact avec les cultures nouvelles et libres, issues de la catastrophe et avec le monde des cités ou du moins les horreurs technologiques avec lesquelles elles s’identifient et qui causèrent leur déchéance. Le choix de civilisation est ici exprimé implicitement ou explicitement mais presque toujours partialement.

Simon du Fleuve est le fils d’un savant assassiné par les maîtres des cités pour leur avoir caché son invention : un pistolet-laser qui aurait servi leurs plans de conquête. Il s’enfuit avec l’arme et la gardera maigre sa haine de la technologie dans ses pérégrinations à travers une France à l’abandon. Il entre en contact avec une tribu de cavaliers nomades qui, trop confiante en elle-même, tombe victime d’un raid des maîtres des cités. Elle est conduite dans un complexe minier et sidérurgique, véritable camp de concentration. Y introduisant quelques-uns de ses amis qui y fomentent une révolte, Simon libère les milliers d’esclaves qui se dispersent, reprenant leur ancien mode de vie ou fondant de nouvelles communautés. Puis il rencontre des pécheurs lacustres qui paient tribut à des dégénérés vivant dans une centrale nucléaire, sans doute descendants des techniciens ; et ce sont eux qui, chargeant le réacteur, provoquent son explosion. Recueilli par des pèlerins, Simon les suit chez des cultivateurs parmi lesquels il trouve une épouse ; et l’auteur en profite pour brosser une série de scènes bucoliques d’un lyrisme un peu ridicule. Cependant le tableau a aussi des ombres : les paysans doivent livrer une partie de leurs récoltes aux cités et sont sans défense devant les bandes de pillards que celles-ci vomissent régulièrement. Puis il rejoint les pèlerins à Chartres dont la cathédrale, débarrassée de ses oripeaux chrétiens, est devenue le centre d’un renouveau de la culture celtique et le foyer de l’ancien culte. Ce mouvement contrarie les maîtres des cités qui, pour le combattre, suscitent avec leurs appareils des apparitions surnaturelles dont l’impact leur sera plus favorable. Mais Simon évente la supercherie. Sa halte suivante est la Cité n° 3, jadis Paris, qui poursuit son réarmement et expérimente de nouvelles techniques pour asseoir sa domination. Et cette série intéressante bien qu’entachée d’une sincérité naïve et d’un parti pris contestable se poursuit.

6. LE CHOIX DU VAINQUEUR

L’œuvre de Cl. Auclair illustre assez bien le conflit effectif entre deux options de civilisation à un stade où il est seulement en voie de cristallisation. Mais il existe aussi des variantes où l’une des options est en mesure d’anéantir l’aube. Ainsi dans « Le Duc Rollon » (1913) de Léon de Tinseau, savoureuse peinture du monde en l’an 2000 : d’un côté une Amérique du Nord dominée par le Canada devenu francophone après sa révolte contre l’Angleterre, la Colombie où règne un empereur et qui correspond aux États-Unis moins la côte Ouest, et le Japon qui occupe cette dernière ; de l’autre côté une Europe complètement détruite par ses expériences socialistes et ses guerres. Pourtant elle intéresse ses anciennes colonies dont les mines s’épuisent et qui convoitent les millions de tonnes de ferrailles abandonnées dans ses ruines, lieux missions rivales arrivent en Normandie, où existe un embryon d’état moyenâgeux que dirige le duc Rollon. Les Colombiens lui envoient un de ses amis et lui offrent de reconnaître son titre tandis que les Canadiens délèguent à son chapelain un émissaire du pape qui lui propose le chapeau de cardinal (car le Vatican s’est replié dans une île du lac Michigan). Tous deux comprennent que leurs invités leur apportent sur le même plateau la civilisation et la colonisation et déjouent habilement le piège, choisissant de mener le duché et plus tard la France vers sa propre renaissance. La rencontre d’idées est frappante avec le roman de L. Ron Hubbard « Final Blackout » (L’Ultime Extinction, 1940, inédit) qui est l’histoire d’un lieutenant anglais aux sentiments romains qui se sacrifie pour sauver son pays de la colonisation américaine après la destruction totale de l’Europe. Edgar Rice Burroughs aussi dans « Beyond Thirty » (Par-delà le Trentième, 1916, inédit) a imaginé la redécouverte par un Américain d’une Europe réduite à l’âge tribal par la guerre de 1914 mais sans les implications présentes dans les deux autres romans.

C’est une situation plus complexe que présente le Canadien francophone Maurice Gagnon dans « Les Tours de Babylone » (1972) dans la mesure où l’une des forces en présence a considérablement étendu son emprise mais se heurte à une résistance croissante. Ce roman décrit la rectification d’un cap dans le vaisseau humanité. Il donne une idée de ce qu’aurait pu être « Heliopolis » (Héliopolis, 1949) écrit non par Ernst Jünger mais par une plume d’une rigueur et d’une sobriété exemplaires. Ici, le choix et le conflit entre deux conceptions opposées de la civilisation procèdent non d’un sentimentalisme politico-philosophique mais d’une réflexion globale sur l’Homme ; d’où sa valeur démonstrative. La Babylone du titre, c’est la mégalopole superscientifique érigée sur le site de l’antique cité après une guerre atomique pour reconquérir, reciviliser et unifier la planète. Cette tâche grandiose est bien avancée à la fin du XXIVe siècle grâce à ses soldats qui, après avoir annexé les territoires, les normalisent en liquidant tous les mutants et les irrécupérables. Jean Sévère fait partie de cette élite. Sa campagne-éclair en Amérique du Nord a achevé de convaincre les chefs d’une faction qu’il serait pour eux le porte-drapeau idéal une fois au pouvoir. Dès lors, bien qu’il soit déjà sans illusions, il contemple à travers les méandres du complot la face cachée d’une dictature technocratisée, informatisée et aseptisée qui ne se limite pas à laver le cerveau des non-conformistes mais maintient la société dans un esclavage subtil. Il rallie alors les barbares du Khan Hulagu qui contrôle le nord de l’Asie et n’a de cesse que Babylone soit détruite et son empire dispersé grâce aux connaissances qu’il apporte, décidant qu’« il y a plus de mérite et de gloire à commander à des hommes qu’à posséder des esclaves ». Toute la justification du livre réside dans cette formulation qui résume la position de l’auteur en matière de dignité humaine et vise tous les régimes de droite ou de gauche où ce principe est bafoué.

Toujours dans une optique philosophique mais nettement plus teintée d’idéalisme, il convient de signaler deux romans où sont exploitées deux variantes assez marginales du choix de civilisation post-catastrophique. Le plus intéressant, « La Mort Atomique » (1947) du Suisse Claude Pearson, est une mise en garde singulièrement prenante contre l’utilisation, même pacifique, de l’énergie nucléaire. La plus grande part est consacrée à l’historique du mouvement qui amena les hommes du XXe siècle, dans leur soif inextinguible d’énergie, à expérimenter un nouveau procédé, puis à la réaction en chaîne qui s’ensuivit et dévora la surface de la Terre ; quant aux dernières pages, elles concernent la fondation sur la croûte calcinée d’une société idéale où la conquête de toujours plus d’énergie a cessé d’être un but en soi. Dans l’autre ouvrage, « Gli Ultimi Uomini » (Les Derniers Hommes, 1948, inédit) du journaliste antifasciste italien Mario Mariani, un groupe de gens bien intentionnés n’attend même pas que la guerre atomique ait éclaté pour rassembler une colonie d’enfants soigneusement sélectionnés qui régénéreront le monde nouveau une fois l’ancien détruit. Mais la plus grande partie de l’ouvrage se perd en considérations superficielles sur la société contemporaine et ses tares. La république mondiale post-atomique sans opprimés ni pauvres ni puissants ni hiérarchie que l’auteur annonce pour 1962 aurait mérité plus. Et pour finir mentionnons le roman du Belge Roger-Henri Jacquart « Le Dernier Couple » (1946) dans lequel non seulement la catastrophe est prévue mais encore déclenchée par un savant qui veut purger l’humanité et décide que deux couples seront épargnés pour la reconstituer sur de meilleures bases. Mais il s’est sans doute trompé dans ses calculs car seule l’Asie a été ravagée. De toute façon les quatre survivants qui s’y trouvent précisément et qui se croient seuls au monde périssent les uns après les autres, ce qui est prétexte à des scènes d’un rare pessimisme.

7. PROBLÈMES DU THÈME

Les trois derniers ouvrages cités datent d’une époque où les champignons d’Hiroshima et de Nagasaki donnaient des raisons supplémentaires de s’inquiéter pour l’humanité. Cette époque n’est pas révolue et ce genre de préoccupations lui est de toute façon bien antérieur. Le thème de la catastrophe tout entier traduit avec éclat la fragilité de l’humanité et de ses œuvres. L’après-catastrophe pose le problème de la survie. Le choix de civilisation pose celui de la qualité de cette survie. Il repose donc sur une conception de tout ce qu’implique la notion de civilisation, fût-elle considérée comme incluant aussi la barbarie. C’est pourquoi toutes les œuvres que nous avons examinées sont axées sur le passé au moins autant que sur l’avenir et sur l’avenir en fonction du passé.

Ce regard en arrière s’accompagne bien évidemment d’une appréciation sur la civilisation humaine. La plupart de ces œuvres sont même prétexte à un jugement et bien souvent à un jugement sévère sinon à une condamnation. Il est révélateur que seuls J. Verne, H. Régis, J. Wyndham, G.R. Stewart, L. Niven et J. Pournelle s’abstiennent à peu près d’un réquisitoire et qu’ils ne traitent que de catastrophes naturelles. Pour les autres, surtout mais pas toujours dans les cas où la main de l’Homme est cause de tout, la position des auteurs peut se résumer à ceci : plus jamais cela. L’assimilation de la catastrophe à un châtiment divin est dans la logique de bien d’entre eux. Le problème du choix et du conflit de civilisation est donc largement fonction d’une réaction à un autre type de civilisation.

Four conclure, l’avenir dans cet aspect des recommencements post-catastrophiques rime largement avec le passé. Bien des auteurs en profitent pour donner libre cours à leurs marottes ou à leurs phobies, mais parfois aussi à une réflexion équilibrée. Bien souvent leurs œuvres véhiculent des messages négatifs, en particulier E. Jorgensen, L.F. Rouquette, R. Messac et J. Massacrier mais aussi R. Barjavel et Cl. Auclair qui prônent ouvertement une régression. À l’inverse, d’autres formulent des propositions positives, en particulier G.A. England, L. Brackett, P. Anthony et M. Gagnon. Entre les deux, G.R. Stewart qui réaffirme son imperturbable sérénité. Et, répétons-le, chez tous, ce qui est en cause, ce n’est pas le futur mais le présent ou le passé en quoi il prend racine.

BIBLIOGRAPHIE

N. B. : Les titres sont classés par ordre d’apparition dans le texte. Seules la première édition et éventuellement la première traduction sont mentionnées. Les changements de titre sont également indiqués, ainsi que les versions remaniées.

Jules Verne : L’Eternel Adam, France, 1910 in « Hier et Demain », Editions Hetzel, Paris (nouvelle).

Eiler Jorgensen : Manden der huskede, Danemark, 1951, Hasselbalch, Copenhague (roman).

Thomas Calvert McClary : Rebirth, USA, 1934, Astounding Stories, février, mars (court roman), 1944, Bartholomew House Inc., New York (roman).

George Allan England : Darkness and Dawn, USA, 1912, The Cavalier, 20,27 janvier, 3,10 février (roman). Traduction : « Les Ténèbres et l’Aurore » in « Les Meilleurs Récits de Famous Fantastic Mysteries », Editions « J’ai lu », Paris, 1978.

N. B. : Sous le titre « Darkness and Dawn » ce roman et les deux suivants ont été réédités en 1914 par Small, Maynard and Company, Inc., Boston. À son tour, l’ensemble a été découpé en cinq volumes publiés par Avalon Books, New York, sous les titres suivants : « Darkness and Dawn » (1964), « Beyond the Great Oblivion » (1965), « The People of the Abyss » (1966), « Out of the Abyss » (1967) et « The Afterglow » (1967).

George Allan England : Beyond the Great Oblivion, USA, 1913, The Cavalier, 4,11,18,25 janvier, 1,8 février (roman).

George Allan England : The Afterglow, USA, 1913, The Cavalier, 14,21,28 juin, 5,12,19 juillet (roman).

René Barjavel : Ravage, France, 1943, Editions Denoël, Paris (roman).

Herbert Régis : L’Eclipsé, France, 1939, Editions Denoël, Paris (roman).

John Wyndham : The Day oh the Triffids, Grande-Bretagne, 1951, Collier’s, 6,13,20,27 janvier, 3 février (version abrégée sous le titre « Revolt of the Triffids »), (roman). 1951, Doubleday, New York (version complète sous le titre « The Day of the Triffids »), (roman). Traductions : « Révolte des Triffides », 1956, Editions Fleuve Noir, Paris, collection « Anticipation » n° 68 (version abrégée). « Les Triffides », 1974, Editions Opta, Paris, collection « Anti-Mondes » n° 15 (version complète).

Alberto Vanasco : Post Bombum, Argentine, 1967 in « Adios al Mañana » d’Alberto Vanasco et Eduardo Goligorsky, Editions Minotauro, Buenos Aires (nouvelle). Traduction : Post Bombum in « Au revoir, à Hier ! » (Adios al Mañana, voir ci-dessus), Ides… et Autres n° 19,1976.

Noëlle Roger : Le Nouveau Déluge, Suisse, 1922, La Petite Illustration (roman).

Garrette P. Serviss. The Second Deluge, USA, 1911, The Cavalier, juillet à janvier (roman).

David H. Keller : The Metal Doom, USA, 1932, Amazing Stories, mai, juillet (roman).

S.S. Held : La Mort du Fer, France, 1931, Editions Arthème Fayard, Paris (roman).

Freder van Holk. Der sterbende Stahl, Allemagne de l’Ouest, 1950 in « Die wachsende Sonne », Bielmannen, Munich (court roman).

Robert Merle : Malevil, France 1972, Gallimard, Paris (roman).

Jacques Massacrier. Outre-Temps, France, 1978, Editions Jean-Claude Simœn, Paris (roman).

George R. Stewart : Earth abides, USA, 1949, Random House, New York (roman). Traduction : Le Pont sur l’Abîme, 1951, Hachette, Paris.

Jack London : The Scarlet Plague, USA, 1912, London Magazine juin (court roman. Traduction : La Peste Ecarlate in « La Peste Ecarlate » (1924, Editions G. Crès et Cie, Paris).

Juan C. Atienza : La Maquina de matar, Espagne, 1966 in « La Maquina de matar » (E. D. H. A. S. A., Barcelone-Buenos Aires, collection Nebulae n° 118), (nouvelle).

Louis-Frédéric Rouquette : L’Homme qui vint…, France, 1921, Editions Albin Michel, Paris (roman).

Régis Messac : Quinzinzinzili, France, 1935, Editions La Fenêtre Ouverte, Issy-les-Moulineaux, collection « Les Hypermondes » n° 1 (roman).

Larry Niven et Jerry Pournelle : Lucifer’s Hammer, USA, 1977, Playboy Press, New York (roman).

Leigh Brackett : The Long Tomorrow, USA, 1955, Doubleday, New York (roman). Traduction : Le Recommencement (Editions Opta, 1976, Paris, Collection du Livre d’Anticipation n° 63, avec « Alpha ou la Mort » (Alpha Centauri – Or die !)

Piers Anthony : Sos the Hope, USA, 1968 in The Magazine of Fantasy and Science-Fiction (juillet, août, septembre), (roman).

N. B. : ce roman et les deux suivants ont été réunis sous le titre « Battle Circle » (1978, Avon, New York).

Piers Anthony : Var the Stick, USA, 1972, Faber et Faber, Londres (roman).

Piers Anthony : Neq the Sword, USA, 1975, Faber et Faber, Londres (roman).

Claude Auclair : Jason Muller, France, 1975, Les Humanoïdes Associés, Paris (bande dessinée).

N. B. : les scénarios sont de Gir, Linus et Claude Auclair.

Claude Auclair : Chronique d’un Temps Futur, France, 1972 in Pilote n° 635 (6 janvier), (bande dessinée).

Claude Auclair : Simon du Fleuve, France, 1973 in Tintin (édition belge) n° 4 à 12 et 21 à 25 (bande dessinée).

Claude Auclair : Le Clan des Centaures, France, 1974 in Tintin (édition belge) n° 19 à 28 (bande dessinée).

Claude Auclair : Les Esclaves, France, 1975 in Tintín (édition belge) n° 11 à 25 (bande dessinée).

Claude Auclair : Maïlis, France, 1975-76 in Tintin (édition belge) n° 52/1975 à 14/1976 (bande dessinée).

Claude Auclair : Les Pèlerins, France, 1977 in Tintin (édition belge), (bande dessinée).

Claude Auclair : Cité N. W. n° 3, France, 1978 in Tintin (édition belge), (bande dessinée).

Léon de Tinseau : Le Duc Rollon, France, 1913, Editions Calmann-Lévy, Paris (roman).

Lafayette Ronald Hubbard : Final Blackout, USA, 1940, Astounding Science-Fiction (avril, mai, juin), (roman).

Edgar Rice Burroughs : Beyond Thirty, USA, 1918, All-Around Magazine (février), (court roman).

N. B. : cet ouvrage a été réédité sous le titre « The Lost Continent » par Ace Books en 1963.

Maurice Cagnon : Les Tours de Babylone, Canada, 1972, L’Actuelle, Montréal (roman).

Ernst Jünger : Heliopolis – Rückblick auf eine Stadt, Allemagne de l’Ouest, 1949, Heliopolis Verlag Ewald Katzmann, Tübingen (roman). Traduction : Héliopolis – Vue d’une Ville Disparue (Librairie Pion, 1949).

Claude Pearson : La Mort Atomique, Suisse, 1947, Editions Reflets, Genève (roman).

Mario Mariani : Gli Ultimi Uomini, Italie, 1948, Casa Editrice Sonzogno, Milan (roman).

Roger-Henri Jacquart : Le Dernier Couple, Belgique, 1946, Editions La Concorde, Paris-Bruxelles (roman).

Загрузка...