PREMIÈRE PARTIE LE MONDE SANS FIN

« Si un virus mortel naissait brusquement par mutation… il pourrait, grâce aux moyens de transport rapides de notre époque, atteindre les coins les plus reculés de la terre et causer la mort de millions d’êtres humains. »

W. M. STANLEY.

Chemical and Engineering News.

22 décembre 1947.

CHAPITRE PREMIER

Et le gouvernement des États-Unis suspend ses activités, excepté dans le district de Columbia où seront concentrés les services de secours. Les fonctionnaires et les officiers des Forces Armées se mettront à la disposition des gouverneurs des différents États ou de toute autre autorité locale encore existante. Par ordre du président par intérim. Dieu sauve le peuple américain.

Voici un avis qui vient d’arriver du Service de secours du Massachusetts : le centre d’hospitalisation de West Oakland est abandonné. Ses fonctions, y compris les immersions des cadavres en mer, sont assurées désormais par le centre de Berkeley.

C’est tout…

Gardez l’écoute de cette station, la seule à présent qui fonctionne en Californie du Nord. Nous vous tiendrons au courant des événements aussi longtemps que nous le pourrons.

À l’instant même où il se hissait sur le rebord d’un rocher, Ish entendit un bruit de crécelle et un crochet s’enfonça dans sa chair. Instinctivement, il retira sa main droite ; tournant la tête, il aperçut le reptile, lové et toujours menaçant. Ce n’était pas un gros serpent, remarqua-t-il tout en portant la main à ses lèvres et aspirant la petite goutte de sang qui perlait au bout de l’index.

« Ne pas perdre de temps à tuer le serpent », se rappela-t-il.

Ish glissa de la corniche sans cesser de sucer la plaie. Son marteau était toujours au pied du rocher là où il l’avait posé. Un instant, il songea à l’y laisser. Mais cela ressemblait trop à de la panique ; il se baissa donc pour ramasser l’outil de la main gauche, puis descendit l’étroit sentier raboteux.

Il se garda bien de presser le pas. Il était trop avisé pour cela. La hâte ne fait que précipiter les battements du cœur et circuler plus vite le venin. Cependant son cœur battait si fort d’émotion ou de peur que de toute façon le résultat serait à peu près le même. Arrivé sous un arbre, il prit son mouchoir et l’enroula autour de son poignet droit. À l’aide d’une petite branche, il tordit le mouchoir pour en faire un garrot sommaire.

Il se remit alors en chemin et parvint à vaincre sa panique. Son cœur s’apaisait. Tout bien considéré, il n’avait pas lieu de s’affoler. Il était jeune, robuste et en bonne santé. La morsure ne serait pas mortelle, encore qu’il fût seul et sans remèdes bien efficaces.

Enfin sa cabane parut à quelque distance. Il avait la main ankylosée. Avant d’atteindre son gîte, il s’arrêta pour desserrer le garrot et laisser circuler le sang dans la main. Puis il serra de nouveau.

Il ouvrit la porte et laissa choir le marteau sur le plancher. L’outil tomba sur sa lourde tête, puis, après quelques oscillations, s’immobilisa, le manche en l’air.

Dans le tiroir de sa table, il trouva une trousse de secours qu’il aurait dû avoir sur lui, particulièrement ce jour-là. Rapidement il obéit aux instructions ; en quelques coups de lames de rasoir, il recouvrit d’incisions entrecroisées la marque des crochets venimeux et appliqua la pompe aspirante en caoutchouc. Puis il s’allongea sur son lit de camp tout en surveillant la poire que le sang gonflait lentement.

Aucun pressentiment de mort prochaine ne le troublait. L’incident n’était plutôt qu’un ennui. Les gens lui avaient répété de ne pas aller seul dans les montagnes. « Sans même un chien ! » ajoutaient-ils invariablement. Il leur riait au nez. Un chien est un souci perpétuel, sans cesse aux prises avec les porcs-épics ou les putois ; d’ailleurs il n’aimait pas beaucoup les chiens. Et maintenant tous ces gens allaient dire : « Nous vous avions prévenu ! »

Se tournant et se retournant sur son lit dans un début de fièvre, il avait l’impression de rassembler des arguments pour sa justification. « Peut-être, dirait-il, était-ce le danger lui-même qui m’attirait. » (Cela avait un petit air d’héroïsme.) Il serait plus près de la vérité quand il dirait : « J’aime être seul de temps en temps, j’ai vraiment besoin d’échapper à tous les problèmes de la vie sociale. » L’argument le plus décisif serait probablement que, du moins au cours de la dernière année, il s’était aventuré tout seul dans la montagne pour son travail. Diplômé, il préparait une thèse : L’Écologie de la région de Black Creek. Il devait étudier les rapports passés et présents entre les hommes, les plantes et les animaux de cette contrée. Évidemment il ne pouvait attendre d’avoir trouvé le compagnon idéal. En tout cas, le danger ne lui avait jamais paru très grand. Si aucun être humain n’habitait dans un rayon de huit kilomètres autour de sa cabane, l’été, il était rare qu’un jour se passât sans amener quelque pêcheur qui gravissait en auto la route rocailleuse ou suivait simplement le cours de la rivière.

Pourtant, réflexion faite, quand avait-il vu un pêcheur pour la dernière fois ? Pas de toute la semaine à coup sûr. Il n’avait pas gardé le souvenir d’en avoir vu un durant les quinze jours qu’il avait passés tout seul dans la cabane. Il avait bien entendu une auto assez tard, une nuit. Mais il avait jugé étrange qu’une auto s’engageât sur cette montée dans l’obscurité ; d’habitude, les touristes campaient en bas le soir et attendaient le matin pour entreprendre l’ascension. Mais, avait-il pensé, peut-être qu’ils voulaient atteindre leur rivière préférée pour commencer à pêcher dès l’aube.

Non, à vrai dire, il n’avait pas échangé une parole avec âme qui vive depuis deux semaines, et il ne se souvenait pas d’avoir vu qui que ce soit.

Un élancement de douleur le ramena au moment présent. Sa main commençait à enfler. Il desserra le garrot pour rétablir la circulation du sang.

Oui, lorsqu’il se replongea dans ses pensées, il se rendit compte qu’il avait perdu tout contact avec le monde extérieur. Il ne possédait pas de radio. Un effondrement de la Bourse ou un nouveau Pearl Harbor pourrait avoir eu lieu sans qu’il s’en doutât. Une catastrophe de ce genre eût expliqué la rareté des touristes. En tout cas, il avait peu d’espoir d’obtenir du secours. Il ne pouvait compter que sur lui-même.

Cependant cette perspective ne l’effraya pas. Au pire, songeait-il, resterait-il couché dans sa cabane qui contenait des vivres et de l’eau en quantité suffisante pour deux ou trois jours ; dès que sa main serait désenflée et qu’il pourrait conduire sa voiture, il gagnerait le ranch le plus proche, celui de Johnson.

L’après-midi s’écoula. À l’heure du dîner, il n’avait aucune envie de manger, mais il se fit du café sur le réchaud à essence et en but plusieurs tasses. Il souffrait beaucoup ; pourtant, malgré la douleur et le café, il s’endormit…

Il s’éveilla brusquement dans la pénombre et s’aperçut que quelqu’un avait ouvert la porte de la cabane. À l’idée d’un secours inattendu, il poussa un soupir de soulagement. Deux hommes, vêtus en citadins, étaient là, des hommes très distingués, mais qui promenaient autour d’eux un regard étrange, presque effrayé. « Je suis malade ! » dit-il de sa couchette, et brusquement la crainte des visiteurs se transforma en panique. Ils firent demi-tour et s’enfuirent sans refermer la porte. Un instant après, un bruit de moteur rompit le silence. La voiture monta la route et le bourdonnement se perdit au loin.

Épouvanté pour la première fois, il se souleva et regarda par la fenêtre. L’auto avait déjà disparu au tournant. Il ne comprenait pas. Pourquoi s’étaient-ils sauvés ainsi, sans même lui offrir un peu d’aide ?

Il se leva. L’est s’éclairait ; il avait donc dormi jusqu’à l’aube. Sa main droite était enflée et douloureuse. À part cela, il ne se sentait pas très malade. Il fit chauffer le café et prépara une bouillie d’avoine, puis se recoucha dans l’espoir d’être bientôt en mesure de se hasarder à aller chez Johnson. D’ailleurs, peut-être qu’un passant s’arrêterait auparavant et lui porterait secours, contrairement aux deux visiteurs pusillanimes qui étaient sûrement fous pour s’enfuir à la vue d’un malade.

Très vite, cependant, il se sentit beaucoup plus mal et comprit qu’il avait une rechute. Au milieu de l’après-midi, il avait vraiment très peur. Allongé sur son lit de camp, il écrivit tant bien que mal quelques mots pour expliquer ce qui s’était passé. Bien entendu, on ne tarderait pas à le retrouver ; ses parents téléphoneraient chez Johnson dans quelques jours s’ils ne recevaient pas de nouvelles. Prenant son stylo de sa main gauche, il réussit à griffonner un court message. Il se contenta de signer : Ish. C’était trop dur d’écrire son nom en entier : Isherwood Williams ; d’ailleurs tout le monde le connaissait par ce diminutif.

À midi, pareil au naufragé qui, sur son radeau, aperçoit un paquebot à l’horizon, il entendit deux autos qui gravissaient la route escarpée. Elles s’approchèrent, puis s’éloignèrent sans s’arrêter. Il appela, mais il était très faible, et sa voix, il en était sûr, ne franchit pas les cent mètres qui le séparaient de la route où passaient les voitures.

Non sans peine, à la tombée de la nuit, il se leva et alluma la lampe à pétrole. Il ne voulait pas rester dans l’obscurité.

Craintivement, il courba son corps efflanqué pour jeter un coup d’œil dans le petit miroir accroché trop bas pour lui à cause du toit en pente de la cabane. Son long visage, toujours mince, ne paraissait pas amaigri, mais un afflux de sang empourprait ses joues hâlées. Ses grands yeux bleus, congestionnés, regardaient fixement son image avec l’égarement de la fièvre. Toujours rebelles, ses cheveux châtain clair étaient maintenant tout à fait hirsutes, et le miroir lui présentait le portrait d’un jeune homme gravement malade.

Il regagna son lit, sans crainte véritable quoiqu’il fût persuadé à présent qu’il allait mourir. Bientôt il se sentit glacé ; aux frissons succéda un accès de fièvre. La lampe sur la table jetait une clarté paisible et éclairait les recoins de la cabane. Le marteau qu’il avait laissé tomber sur le plancher était toujours là, le manche en l’air, dans un équilibre instable. Et, placé ainsi devant ses yeux, ce marteau s’imposait à son esprit, l’accaparait. Ish pensait, au milieu de ses idées incohérentes, que s’il avait fait son testament – un testament à l’ancienne mode où tous ses biens auraient été décrits –, il l’aurait désigné en ces termes : « Un marteau de mineur appelé masse ; poids de la tête : quatre livres ; longueur du manche : trente centimètres ; bois fendillé, un peu endommagé par les intempéries, métal rouillé, tel quel encore utilisable. » Il avait éprouvé une joie délirante en trouvant ce legs du passé, d’une époque où le mineur brandissait le marteau d’une main et de l’autre tenait le burin. Quatre livres, c’est à peu près le poids qu’un homme peut manier aisément de cette façon. Dans l’agitation de la fièvre, il pensait qu’une photographie du marteau pourrait très bien figurer dans sa thèse.

La nuit ne fut qu’un long cauchemar ; torturé par des quintes de toux et des accès de suffocation, il était tantôt secoué de frissons, tantôt brûlant de fièvre. Une éruption semblable à la rougeole couvrit son corps.

À l’aube, il se sentit glisser dans un profond sommeil.


« Cela n’est jamais arrivé » n’est pas l’équivalent de : « Cela n’arrivera jamais. » Autant dire : « Je ne me suis jamais cassé la jambe, ma jambe est donc incassable » ou : « Puisque je ne suis jamais mort, c’est que je suis immortel. » Atterrés les hommes ont connu des invasions de criquets ou de sauterelles, puis ces insectes, après avoir pullulé de façon alarmante, ont disparu presque complètement de la surface de la Terre avec une rapidité aussi foudroyante. Les animaux supérieurs ne sont pas à l’abri de ces fluctuations. Les lemmings ont des cycles réguliers. Les lièvres de montagne se multiplient pendant des années, leur race atteint son apogée, on croit qu’ils vont envahir la Terre ; mais, soudain, une épidémie qui ne touche qu’eux les décime. Des zoologistes ont même tiré de ce fait une loi biologique : à savoir que le nombre d’individus d’une espèce ne reste jamais constant, mais monte et s’abaisse : plus l’espèce est élevée dans l’échelle animale, plus sa gestation est lente et plus sa période de fluctuation est longue.

Pendant presque tout le XIXe siècle, les buffles peuplaient la brousse africaine. Ces animaux redoutables comptaient peu d’ennemis naturels et, s’il avait été possible de procéder à leur dénombrement tous les dix ans, on aurait constaté qu’ils s’accroissaient rapidement. Puis, vers la fin du siècle, au comble de la puissance, ils furent brusquement frappés par une épidémie de peste bovine. Le buffle devint alors une curiosité presque introuvable dans son ancien royaume. Depuis cinquante ans, il reconquiert lentement sa suprématie.

Quant à l’homme, il y a peu de chances qu’il puisse échapper au sort de ses frères inférieurs. Si la loi biologique du flux et du reflux existe, son règne est à présent menacé. Depuis dix mille ans, malgré guerres, pestes et famines, il a proliféré. Sa courbe ascendante est de plus en plus rapide. Biologiquement l’homme a joui d’une trop longue période de prospérité.


Ish s’éveilla au milieu de la matinée avec une sensation de bien-être tout à fait inattendue. Alors qu’il avait craint d’être plus mal, il se trouvait beaucoup mieux. Il respirait librement, et sa main était plus fraîche. L’enflure avait disparu. La veille, sans en connaître la cause, il se sentait si mal qu’il n’avait pas eu le temps de penser à la morsure du serpent. Maintenant morsure et maladie n’étaient plus qu’un souvenir, comme si l’une avait servi de remède à l’autre. Ish se sentait en voie de guérison. À midi, il avait recouvré sa lucidité et la presque totalité de ses forces.

Après un léger repas, il décida qu’il était assez bien pour se rendre chez Johnson. Il ne se donna pas la peine de tout emporter. Il prit ses précieux carnets de notes et son appareil photographique. Au dernier moment, presque malgré lui, il ramassa le marteau et le jeta dans l’auto sous la banquette. Il conduisait lentement et se servait aussi peu que possible de sa main droite.

Chez Johnson, le silence régnait. Il s’arrêta devant la pompe à essence. Personne ne vint remplir son réservoir, mais cela n’avait rien d’extraordinaire, car la pompe de Johnson, comme tant d’autres en montagne, n’était pas l’objet d’une surveillance très attentive. Il klaxonna et attendit. Au bout de deux minutes, ne voyant venir personne, il quitta la voiture et monta les marches branlantes qui conduisaient à l’espèce de bazar où les campeurs venaient s’approvisionner en cigarettes et en conserves. Il entra, mais la salle était vide.

Il en éprouva une légère surprise. Ainsi que cela lui arrivait souvent après ses périodes de solitude, il n’était sûr ni de la date ni du jour. Il penchait pour le mercredi. Mais c’était peut-être tout aussi bien mardi ou jeudi. En tout cas, le milieu de la semaine et non un dimanche, il en avait la certitude. Le dimanche, ou même du samedi au lundi, les Johnson fermaient parfois le magasin pour entreprendre une excursion. C’étaient de bons vivants, peu âpres au gain et qui ne laissaient pas le travail prendre sur le plaisir. Cependant ils vivaient de leur commerce pendant la saison de la pêche et n’étaient pas assez riches pour s’absenter longtemps. D’ailleurs s’ils avaient pris des vacances, ils auraient fermé la porte à clé. Cependant, on ne sait jamais avec ces gens des montagnes. L’incident lui fournirait peut-être un paragraphe pour sa thèse. En attendant, son réservoir était presque vide. La pompe n’était pas fermée ; il prit trente litres d’essence et, non sans peine, griffonna un chèque qu’il laissa sur le comptoir avec un billet : « Je n’ai trouvé personne. J’ai pris trente litres. Ish. »

En s’éloignant, il ne put se défendre d’un vague malaise : les Johnson, absents un jour de semaine, la porte ouverte, pas de pêcheurs, une auto qui passait en pleine nuit et, chose plus inquiétante encore, ces hommes qui s’étaient enfuis à la vue d’un malade gisant sur son lit de camp dans une cabane isolée en pleine montagne ! Cependant le temps était radieux et sa main ne lui faisait presque plus mal ; quant à la fièvre étrange de la veille, en admettant qu’elle ne fût pas due à la morsure du serpent, elle était guérie elle aussi. Il se sentait de nouveau dans son état normal.

La route décrivait de paisibles méandres entre des bouquets de pins le long d’un petit cours d’eau impétueux. Quand il arriva à la centrale électrique de Black Creek, son cerveau était clair et lucide.

La centrale électrique avait son aspect habituel. Les puissants générateurs ronflaient, l’eau bouillonnait en torrents blancs d’écume. Une lumière brillait sur la passerelle. Ish pensa : « Je suppose que personne ne se donne la peine de l’éteindre. Ils ont tant d’électricité. Pourquoi l’économiseraient-ils ? »

Il songea à franchir la passerelle pour atteindre le bâtiment, juste pour voir quelqu’un et apaiser les craintes étranges qui commençaient à le tourmenter. Mais de voir et d’entendre toutes ces machines le rassurait ; après tout, la centrale fonctionnait normalement ; certes, personne n’était visible, mais cela n’avait rien d’extraordinaire. Le mécanisme était si bien réglé qu’il suffisait de quelques employés qui passaient presque tout leur temps à l’intérieur.

Il s’éloignait quand un gros chien de berger surgit de derrière un bâtiment. Séparé d’Ish par le cours d’eau, il aboyait avec fureur et courait de tous les côtés, très surexcité.

« Quel drôle de chien, pensa le jeune homme. Qu’est-ce qui lui prend ? Imagine-t-il que je vais emporter le matériel ? Les gens ont vraiment tendance à surestimer l’intelligence des chiens. »

Il prit un virage et les aboiements se perdirent bientôt dans le lointain. Mais la colère du chien était un autre symptôme de vie normale. Ish se mit à siffler avec satisfaction. Encore quinze kilomètres et il atteindrait la localité la plus proche, un petit bourg nommé Hutsonville.


Prenez le rat du capitaine Maclear, par exemple. Cet intéressant rongeur habitait Christmas Island, petit nid de verdure tropicale à quelque trois cents kilomètres au sud de Java. En 1887, pour la première fois, les naturalistes ont donné sa description : « Son crâne, ont-ils remarqué, est particulièrement développé ; les arcades sus-orbitales sont très épaisses et l’arête antérieure de la plaque zygomatique se projette en avant. »

Un de ces naturalistes ajoutait que les rats qui peuplaient l’île « par myriades » se nourrissaient de fruits et de jeunes pousses. L’île était leur univers, leur paradis terrestre. « Ils se reproduisaient, disait le savant, à toutes les époques de l’année. » Pourtant, dans cette végétation tropicale luxuriante, leur nombre ne les obligeait pas à se faire la guerre entre eux. Chaque représentant de l’espèce était bien nourri et même trop gras.

En 1903, une maladie nouvelle les attaqua. Trop nombreux et rendus plus vulnérables par le bien-être, les rats ne résistèrent pas à la contagion ; bientôt ils mouraient par milliers. Malgré leur multitude, malgré l’abondance de la nourriture, malgré leur facilité à se reproduire, l’espèce s’est éteinte.


Ish atteignit le sommet de la colline ; Hutsonville s’étalait à ses pieds à quinze cents mètres. Il s’engageait sur la pente lorsque, du coin de l’œil, il aperçut un spectacle qui fit courir un frisson glacé dans ses veines. D’un geste instinctif, il freina violemment, puis repartit en marche arrière, car il n’en pouvait croire ses yeux. Au bord de la route, exposé à tous les regards, gisait le corps d’un homme en costume de ville ; des fourmis couraient sur son visage. Le cadavre était sans doute là depuis un jour ou deux. Pourquoi est-ce que personne ne l’avait remarqué ? Ish ne s’attarda pas à l’examiner ; le plus pressé était d’avertir le commissaire d’Hutsonville. Il se hâta de remonter en voiture.

Pourtant, pendant qu’il débrayait, une étrange intuition lui disait que cette mort-là ne concernait pas le commissaire. Et trouverait-il encore un commissaire à Hutsonville ? Il n’avait vu âme qui vive ni chez Johnson ni à la centrale électrique, et n’avait pas rencontré la moindre auto sur la route. Les seules réalités qui appartenaient encore à l’ancienne vie étaient, semblait-il, la lumière restée allumée à la centrale et le paisible ronflement des grands générateurs.

Quand il atteignit les premières maisons, le jeune homme respira plus librement : là, dans une cour, une poule grattait la terre, entourée d’une demi-douzaine de poussins et, un peu plus loin, un chat blanc et noir se prélassait sur le bord de la route, comme si cette journée de juin était toute pareille aux autres.

La chaleur de l’après-midi pesait sur la rue, et il ne vit personne. « On se croirait dans une ville mexicaine, pensa Ish, tout le monde fait la sieste. » Et, soudain, il se rendit compte qu’il avait prononcé tout bas ces mots comme on siffle pour se donner du courage. Il gagna le centre de la ville, arrêta la voiture près du trottoir et descendit. Tout était désert.

Un petit restaurant était là. Il n’eut qu’à pousser la porte pour entrer.

« Ho, ho ! » cria-t-il.

Aucune serveuse ne s’avança vers lui. Aucun écho ne daigna le rassurer.

La banque était fermée en dépit de l’heure. Et, plus il y réfléchissait, plus il était sûr que c’était un jour de semaine, mardi ou mercredi, tout au plus jeudi. « Qui suis-je désormais ? se demanda-t-il. Rip Van Winkle ? » Mais Rip Van Winkle, après un sommeil qui avait duré vingt ans, avait retrouvé son village animé et habité. À quelques pas de la banque, une quincaillerie était grande ouverte. Il entra et appela ; de nouveau l’écho resta muet. Il essaya dans la boulangerie voisine ; cette fois un bruit presque imperceptible lui répondit ; sans doute une souris qui détalait.

Un match de base-ball avait-il attiré au-dehors toute la population ? Dans ce cas, les commerçants auraient fermé boutique. Ish retourna à son auto, s’assit devant le volant et promena son regard autour de lui. Était-il encore couché sur son lit de camp, en proie au délire ? Le courage lui manquait pour continuer son investigation. La panique s’emparait de lui. Maintenant il remarquait plusieurs autos arrêtées le long du trottoir, spectacle fréquent d’ailleurs les après-midi où les affaires chômaient. Il ne pouvait s’éloigner, décida-t-il, avant d’avoir signalé le mort. Il appuya sur le klaxon et la clameur discordante viola sans pudeur le silence de l’après-midi dans la rue déserte. Il klaxonna une deuxième fois, attendit et recommença. Saisi d’angoisse, il multiplia les appels. Et ce faisant, il regardait de tous côtés, dans l’espoir de voir quelqu’un accourir sur le seuil d’une porte ou, tout au moins, une tête se pencher à une fenêtre. Mais quand il s’arrêta, il se retrouva dans un silence de mort, troublé seulement par le caquetage lointain d’une poule. « De frayeur, elle a pondu son œuf », pensa-t-il.

Un chien grassouillet parut au coin de la rue et s’avança en se dandinant, l’inévitable chien que l’on rencontre dans la rue principale de toutes les petites villes. Ish descendit d’auto et lui barra le chemin. « En tout cas, tu n’as pas jeûné ! » dit-il. Puis sa gorge se serra à la pensée de ce que pouvait avoir mangé l’animal. Le chien paraissait peu disposé aux avances amicales et gardait ses distances ; Ish le laissa partir sans le rappeler ou le suivre. Après tout, le chien était incapable de le renseigner.

« Je pourrais jouer au détective en entrant dans tous ces magasins et en relevant quelques indices », pensa-t-il. Puis une idée meilleure lui vint à l’esprit.

De l’autre côté de la rue se trouvait un petit bureau de tabac où souvent il achetait des journaux. Il s’en approcha. La porte était close, mais, par la fenêtre, il aperçut un grand déploiement de quotidiens.

Le reflet du soleil sur la vitre le gênait, mais il distingua soudain des titres en caractères aussi gros que ceux qui avaient annoncé Pearl Harbor. Il déchiffra :

LE DANGER S’AGGRAVE.

Quel danger ? Soudain, prêt à tout oser, il retourna à la voiture et saisit le marteau. Un instant plus tard, il était devant la porte et levait le lourd outil.

Mais les contraintes habituelles de la vie moderne arrêtèrent son geste. Ce fut comme si la civilisation elle-même retenait son bras : cela ne se fait pas. Un honnête citoyen ne force pas la porte d’un magasin. Il regarda à droite et à gauche dans la rue pour voir si un agent ou un détachement de gendarmes n’allait pas fondre sur lui.

Mais la rue déserte le ramena à la réalité et la panique eut raison de ses scrupules. « Zut ! pensa-t-il, au pire, je paierai les dégâts ! »

Affolé à l’idée qu’il passait le Rubicon et violait tous les principes du monde civilisé, il brandit le lourd marteau et l’abattit de toutes ses forces sur la serrure. Le bois vola en éclats, la porte s’ouvrit et il pénétra à l’intérieur.

Il saisit un journal et éprouva alors sa première surprise. The Chronicle, tel qu’il se le rappelait, offrait au moins vingt ou trente pages à ses lecteurs. L’exemplaire qu’il tenait ressemblait à une gazette provinciale, une seule feuille pliée en deux et datée du mercredi de la semaine précédente.

Les titres lui apprirent l’essentiel. Les États-Unis, d’un océan à l’autre, étaient dévastés par une épidémie nouvelle et inconnue qui se propageait avec une rapidité sans précédent et portait la mort dans tous les foyers. Les chiffres relevés dans diverses cités, d’une valeur d’ailleurs toute relative, indiquaient que les pertes représentaient déjà entre 25 et 35 pour 100 de la population. On était sans nouvelles de Boston, d’Atlanta et de La Nouvelle-Orléans, et on en pouvait conclure que les services d’information ne fonctionnaient plus dans ces villes. Une lecture rapide du journal lui laissa un méli-mélo d’impressions confuses. Par ses symptômes, la maladie n’était pas sans analogie avec la rougeole. Personne ne savait dans quelle partie du monde elle avait pris naissance ; facilitée dans sa propagation par les avions, elle s’était manifestée presque simultanément dans tous les grands centres, et tous les efforts de quarantaine avaient été vains.

Interviewé, un biologiste célèbre avait déclaré que la possibilité de maladies nouvelles tourmentait depuis longtemps les savants. Le passé en avait offert des exemples curieux, mais sans gravité : la suée anglaise, la fièvre Q. En ce qui concernait l’origine de l’épidémie, trois hypothèses étaient plausibles. Elle avait peut-être été transmise à l’homme par des animaux ; ou bien elle était due à un micro-organisme nouveau, probablement un virus, produit par mutation ; on pouvait aussi croire à des émanations venues d’un laboratoire consacré aux recherches sur la guerre bactériologique et provoquées sans doute par une main criminelle. Cette dernière supposition était d’ailleurs la plus accréditée. La maladie, supposait-on, se propageait dans l’air, peut-être par d’imperceptibles poussières. L’isolement le plus rigoureux n’en mettait pas à l’abri, et c’était là le plus étrange.

Interviewé par téléphone transatlantique, un vieux philosophe anglais grincheux avait déclaré : « L’homme, depuis quelque mille ans, s’abêtit de plus en plus. Je ne verserai pas un pleur sur sa disparition. » En revanche, un critique américain, non moins grincheux, avait cherché un secours dans la religion. « Seule la foi peut nous sauver maintenant ; je passe mes heures en prières. »

Des magasins, en particulier des débits de boissons, avaient été pillés. Dans l’ensemble, pourtant, l’ordre était maintenu, la peur refrénait, semblait-il, les mauvais instincts. Louisville et Spokane annonçaient des incendies, car les services de pompiers étaient réduits à leur plus simple expression.

Même dans cette dernière édition d’un journal qui ne paraîtrait plus, ils ne l’ignoraient pas, messieurs les journalistes n’avaient pas oublié d’insérer quelques-unes de ces nouvelles sensationnelles qui faisaient leurs délices. À Omaha, un fanatique avait parcouru les rues, tout nu, en prédisant la fin du monde et l’ouverture du Septième Sceau. À Sacramento, une folle avait ouvert les cages d’une ménagerie de cirque de peur que les animaux ne mourussent de faim et elle avait été écharpée par une lionne. De caractère plus scientifique : le directeur du jardin zoologique de San Diego observait que ses singes mouraient rapidement, mais que les autres animaux se montraient réfractaires à l’épidémie.

À mesure qu’il lisait, Ish se sentait défaillir d’horreur devant cette marée montante de catastrophes ; l’idée de sa solitude l’atterrait. Cependant il continuait sa lecture, hypnotisé.

La race humaine avait, semblait-il, péri avec héroïsme. Beaucoup de gens, disait-on, fuyaient les villes, mais ceux qui restaient, autant qu’il pouvait s’en rendre compte par ce journal vieux d’une semaine, n’avaient pas donné le spectacle d’une honteuse panique. La civilisation avait battu en retraite, mais en emportant ses blessés, en faisant face à l’ennemi. Médecins et infirmières étaient restés à leur poste et des milliers de volontaires leur avaient offert leurs services. Dans les cités, des quartiers entiers servaient de zones d’hospitalisation et de points de concentration. Tout commerce avait cessé, mais le ravitaillement était distribué comme dans une ville en état de siège.

Bien que la population eût diminué d’un tiers, les services du téléphone, de l’eau, de l’électricité fonctionnaient encore. Afin d’éviter une horreur sans nom qui aurait entraîné une démoralisation complète, le gouvernement avait édicté des lois rigoureuses pour que les morts fussent immédiatement enterrés dans des fosses communes.

Ish lut le journal, puis le relut d’un bout à l’autre plus attentivement. Rien d’autre ne le sollicitait. Lorsque, pour la seconde fois, il fut arrivé à la dernière ligne, il alla s’asseoir dans sa voiture. Il n’avait, il s’en rendait bien compte, aucune raison de s’installer dans la sienne plutôt que dans une autre. Le droit de propriété n’existait plus, et cependant il se sentait plus à l’aise à sa place accoutumée. Le chien grassouillet déambula de nouveau le long de la rue, mais il se garda bien de l’appeler. Il resta longtemps plongé dans ses pensées ; pourtant il était incapable de réfléchir ; son esprit ruminait sans cesse les mêmes idées sans aboutir à aucune conclusion.

Le soleil déclinait quand enfin il sortit de sa torpeur. Il débraya et descendit la rue avec des arrêts pour faire longuement retentir son klaxon. Il s’engagea dans une rue latérale et fit le tour de la ville en lançant des appels réguliers. La bourgade était peu étendue et, en un quart d’heure, il était revenu à son point de départ. Il n’avait vu personne et n’avait reçu aucune réponse. Il avait aperçu quatre chiens, plusieurs chats, un grand nombre de poules dispersées, une vache qui paissait dans un terrain vague, une longe cassée au cou. Un gros rat flânait sur le perron d’une maison cossue.

Sans s’arrêter dans le centre, Ish poursuivit sa route et fit halte devant une résidence qui lui avait paru plus belle que toutes les autres. Il sauta à terre, le marteau à la main. Cette fois, il n’hésita pas devant la porte fermée, frappa violemment à trois reprises et la porte s’effondra à l’intérieur. Selon ses prévisions, un beau poste de radio se trouvait dans le salon.

Rapidement, il visita le rez-de-chaussée et le premier étage. « Il n’y a pas une âme », conclut-il. Puis le sous-entendu macabre de ses mots frappa son esprit. « Pas une âme… pas même un corps ! »

Ces deux phrases étroitement unies bourdonnant dans sa tête, il revint dans le salon. Il tourna le bouton du poste et les lampes s’allumèrent aussitôt. Il leur laissa le temps de chauffer et déplaça lentement l’aiguille sur le cadran. Seuls de faibles parasites firent vibrer ses tympans sur le qui-vive ; aucun programme n’était en cours. Il essaya des ondes courtes, mais elles gardèrent aussi le silence. Méthodiquement il explora toutes les longueurs d’ondes. Les émissions, si elles continuaient encore, ne se succédaient plus sans interruption, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Il laissa la radio à une longueur d’onde qui était – ou avait été – celle d’une puissante station. Si l’on donnait un bulletin d’information, il l’entendrait. Ceci fait, il s’allongea sur le divan.

Malgré l’horreur de la situation, il gardait la curiosité détachée d’un spectateur qui assiste au dernier acte d’une tragédie. Et c’était, il s’en rendait compte, l’essence même de sa personnalité. Il restait ce qu’il était, ou avait été – le temps du verbe importait peu – un intellectuel, un savant en herbe, porté à analyser les événements plutôt qu’à y participer.

Et, l’esprit attentif aux moindres phénomènes, ce fut avec une satisfaction ironique, quoique passagère, qu’il vit dans le désastre la démonstration d’un aphorisme énoncé un jour par son professeur d’économie politique : « Les malheurs attendus n’arrivent jamais ; c’est du côté où l’on ne regarde pas que tombe la tuile. » L’humanité tremblait d’effroi à l’idée d’une destruction totale par la guerre, elle vivait dans un cauchemar d’explosions, de villes qui sautaient avec leurs habitants, d’hécatombes d’animaux, tandis que toute végétation disparaissait de la surface du globe. Mais en réalité, semblait-il, c’était l’humanité seule qui avait été supprimée catégoriquement, sans trop de remous. Les survivants, pensa vaguement Ish, si en fin de compte il en restait, seraient les rois de la terre.

Il s’installa confortablement sur le divan ; la soirée était chaude. Affaibli par la maladie et brisé par tant d’émotions, il ne tarda pas à s’endormir.


Très haut dans le ciel se déroule l’harmonieux ballet de la Lune, des planètes et des étoiles ; les yeux leur manquent et elles ne voient point ; cependant l’homme, depuis les premiers essors de son imagination, se berce de l’illusion qu’elles contemplent la Terre.

Conservons cette chimère et supposons quelles se penchent sur la Terre cette nuit-là, que voient-elles ?

Eh bien, nous sommes obligés de l’avouer, elles ne constatent aucun changement. La fumée des cheminées d’usines, des maisons et des feux de camp ne ternit plus l’atmosphère il est vrai, mais de lourdes volutes montent encore des volcans et des incendies de forêts. Vue de la Lune, notre planète, sans nul doute, cette nuit-là présente sa splendeur accoutumée – elle n’est ni plus éclatante, ni plus sombre.


Le jour brillait quand Ish s’éveilla. Il ouvrit et ferma la main : la douleur avait disparu et seule la région de la morsure restait endolorie. Sa tête ne lui faisait plus mal et il comprit que l’autre maladie, en admettant qu’il eût souffert d’une autre maladie, était en voie de guérison. Soudain il tressaillit, frappé d’une pensée nouvelle. L’explication lui sautait aux yeux : le microbe de l’épidémie s’était bel et bien attaqué à lui, avait lutté dans son sang avec le venin du serpent, et tous deux s’étaient mutuellement détruits. Cette hypothèse était l’explication la plus simple du mystère de sa guérison.

Couché sur le divan, il restait calme et immobile. Les fragments épars du puzzle peu à peu prenaient leur place. Les visiteurs qui avaient décampé, saisis de panique à la vue d’un malade dans la cabane, étaient de malheureux fuyards, affolés à l’idée que l’épidémie les avait précédés. L’auto qu’il avait entendue sur la route en pleine nuit emportait d’autres fuyards… peut-être les Johnson. Le chien surexcité s’efforçait de lui raconter dans son langage les étranges événements dont la centrale électrique avait été le théâtre.

Pourtant la pensée qu’il était peut-être le seul et unique rescapé ne lui inspirait pas grand émoi. Probablement était-ce parce que depuis quelque temps il vivait dans la solitude ; il ne pouvait connaître l’angoisse indicible d’un témoin de la tragédie qui avait vu autour de lui expirer tous ses semblables. En même temps, il n’arrivait pas à croire, et il n’avait aucun sujet de croire, qu’il restait le seul habitant de la Terre. Le journal, dans son dernier communiqué, annonçait que la population se trouvait réduite à peu près d’un tiers. L’évacuation d’une petite ville comme Hutsonville indiquait simplement que les gens s’étaient dispersés ou retirés dans un autre centre. Avant de verser des larmes sur la destruction de la civilisation et la mort de l’espèce humaine, il fallait vérifier si la civilisation était détruite et si les hommes avaient disparu. Bien entendu, sa première visite serait pour la maison paternelle où, il l’espérait, ses parents étaient peut-être encore en vie. Pourvu d’un emploi du temps pour la journée, il éprouva la satisfaction paisible que lui apportait toujours une décision même provisoire succédant à des pensées confuses.

Il se leva et essaya de nouveau toutes les longueurs d’onde sans plus de résultat que la veille.

Il explora ensuite la cuisine ; le réfrigérateur qu’il ouvrit fonctionnait encore. Les étagères supportaient des victuailles diverses, mais en moins grande quantité qu’on aurait pu s’y attendre. À en juger d’après les apparences, l’approvisionnement devenait difficile quand les habitants avaient quitté leur maison, et le garde-manger était relativement peu fourni. Pourtant il contenait une demi-douzaine d’œufs, une livre de beurre à peine entamée, quelques tranches de jambon, plusieurs cœurs de laitue, un petit céleri et quelques restes. Dans un buffet, Ish trouva une boîte de jus de pamplemousse et, dans une huche, un pain sec mais encore mangeable. Ce pain était vieux d’environ cinq jours ; le jeune homme put ainsi se faire une idée de la date à laquelle la ville avait été abandonnée. Avec ces provisions, en bon campeur, il eût été capable de préparer un excellent repas sur un feu allumé en plein air ; mais il n’eut qu’à tourner les commutateurs et la cuisinière électrique se mit à chauffer. Il s’apprêta un copieux déjeuner et le pain rassis se transforma en excellentes tartines grillées. Comme toujours quand il descendait de la montagne, il était avide de légumes verts et à ce déjeuner banal composé de jambon, d’œufs et de café, il ajouta un plein saladier de laitue.

Allongé de nouveau sur le divan, il puisa dans une boîte de laque rouge sur une table à portée de la main et fuma une cigarette digestive. Le problème de la vie matérielle, songea-t-il, était résolu d’avance !

La cigarette était encore presque fraîche. Un bon déjeuner dans l’estomac, une bonne cigarette aux lèvres, Ish n’était pas d’humeur à broyer du noir. Les soucis étaient remis à plus tard et il était résolu à ne pas s’y abandonner avant de savoir au juste si la situation les justifiait.

Sa cigarette consumée, il réfléchit que ce n’était pas la peine de laver la vaisselle, mais, soigneux de nature, il alla à la cuisine et s’assura qu’il avait fermé le réfrigérateur et éteint la cuisinière électrique. Puis il prit le marteau qui lui avait déjà rendu de si grands services et sortit par la porte défoncée. Il monta dans son auto et prit la direction de la demeure paternelle.

À environ sept cents mètres de la ville, le cimetière attira ses regards. Il s’étonna de ne pas avoir eu une pensée pour lui, la veille. Sans descendre de voiture, il remarqua une longue rangée de tombes toutes fraîches et aussi une excavatrice près d’un grand amas de terre. Finalement, décida le jeune homme, ils étaient sans doute peu nombreux les gens qui avaient quitté Hutsonville.

Passé le cimetière, la route descendait et le sol peu à peu devint plat. À la vue de la campagne déserte qui s’étendait devant lui, Ish fut accablé de découragement ; il eût donné beaucoup pour voir brusquement surgir, en haut de la côte, ne serait-ce qu’un camion à l’assourdissant fracas ; mais aucun camion ne parut.

Plusieurs bouvillons paissaient dans un champ en compagnie de quelques chevaux. Ils battaient l’air de leur queue pour chasser les mouches, comme si cette matinée d’été ne différait en rien des autres. Un peu plus loin, les ailes d’un moulin à vent tournaient lentement sous la brise et, devant l’abreuvoir, l’herbe était piétinée et le sol boueux comme toujours en pareil lieu – c’était tout. Cependant la circulation n’était jamais intense sur cette route en contrebas de Hutsonville et, n’importe quel matin, Ish aurait pu parcourir plusieurs kilomètres sans rencontrer personne. Quand il atteignit la grand-route, ce fut différent. Les feux de signalisation brillaient encore au carrefour et, parce qu’ils étaient rouges, il s’arrêta automatiquement.

Mais les quatre voies, encombrées naguère par une file de camions, d’autobus et d’autos, étaient vides. Après avoir fait halte une minute devant les feux rouges, il démarra, un peu gêné malgré tout par cette infraction aux lois.

Un peu plus loin, avec ces quatre voies pour lui tout seul, l’atmosphère était plus lugubre encore. Il conduisait à demi hébété ; de temps en temps seulement un spectacle insolite le tirait de sa stupeur et se gravait dans son esprit.

Une ombre bondissait dans le chemin devant lui. Il appuya sur l’accélérateur. Un chien ? Non, il distinguait les oreilles pointues, des pattes maigres, un pelage gris qui tirait sur le jaune. Ce n’était pas un chien de ferme. C’était un coyote qui prenait ses aises sur la route en plein jour. Ainsi un instinct mystérieux l’avait déjà averti que le monde avait changé et qu’il n’avait plus à se gêner. Ish s’approcha et klaxonna ; la bête fit demi-tour, s’engagea dans la voie parallèle et disparut en plein champ sans manifester beaucoup de frayeur…

Deux autos qui obstruaient les deux voies jumelles s’étalaient à des angles extravagants. Un accident grave avait eu lieu. Il s’arrêta le long du talus. Un cadavre gisait écrasé sous une des voitures. Ish descendit pour regarder. Il ne vit pas d’autre corps bien que le macadam fût éclaboussé de sang. Même s’il eût jugé nécessaire d’essayer, il n’aurait pu soulever le véhicule pour dégager le corps de l’homme et l’enterrer. Il continua…

Son cerveau ne prit même pas la peine d’enregistrer le nom de la ville où il s’arrêta pour faire le plein d’essence, bien que ce fût une cité importante. L’électricité fonctionnait encore ; il choisit un grand distributeur et remplit son réservoir. Et comme son auto avait effectué de longs trajets dans les montagnes, il vérifia le radiateur et la batterie et versa un litre d’huile. Un pneu avait besoin d’être regonflé et lorsqu’il approcha le raccord de la valve du compresseur le moteur se mit brusquement en marche pour alimenter la pression. Oui, l’homme avait disparu, mais si récemment que tous les mécanismes conçus par son génie continuaient encore leur tâche sans lui.

Dans la rue principale d’une autre ville, il s’arrêta et fit longuement résonner son klaxon. Il n’espérait pas vraiment obtenir une réponse, mais cette rue, sans qu’il pût expliquer pourquoi, avait un aspect plus normal que les autres. De nombreuses voitures étaient garées devant les parcmètres qui indiquaient tous que la durée de stationnement autorisée était dépassée. On aurait pu se croire un dimanche matin, les voitures ayant stationné toute la nuit avant l’ouverture des magasins, à l’heure où les gens n’ont pas encore commencé leurs allées et venues. Mais la matinée était trop avancée, car le soleil était déjà très haut. Soudain Ish comprit ce qui l’avait arrêté et donnait à la rue une illusoire animation. À la façade d’un restaurant appelé Le Derby, une enseigne au néon était encore allumée : elle représentait un cheval au galop qui faisait feu des quatre fers. Dans la clarté du soleil, la faible lueur rose n’attirait l’attention que par son clignotement. Quand il l’eut regardée un moment, Ish saisit son rythme… un, deux, trois. À trois, les pattes du petit cheval se repliaient sous son corps et il avait l’air de se cabrer. Quatre… elles reparaissaient et s’allongeaient comme si le ventre touchait le sol. Un, deux, trois, quatre. Un, deux, trois, quatre. Il galopait frénétiquement et, malgré sa hâte, il n’arrivait jamais nulle part, et maintenant, la plupart du temps, il galopait sans témoins pour l’admirer. C’était, pensa Ish, un bon petit cheval, bien qu’inutile et idiot. Et il se dit que ce cheval était le symbole de cette civilisation dont l’homme avait été si fier, mais qui, lancée au galop, n’aboutissait nulle part et était destinée un jour ou l’autre, une fois éteinte l’étincelle créatrice, à s’immobiliser à jamais.

Une fumée s’élevait dans le ciel. Son cœur bondit et il se hâta de prendre une rue latérale pour se diriger de ce côté. Mais, avant même d’arriver, il était sûr de ne trouver personne là-bas, et le désespoir l’envahit de nouveau. En effet, la fumée provenait d’une petite ferme qui commençait à brûler. Même dans une maison inhabitée, bien des choses peuvent provoquer un incendie : tas de chiffons graisseux qui s’enflamment spontanément, appareil électrique encore branché, moteur de réfrigérateur qui se bloque et déclenche un court-circuit. La ferme était évidemment condamnée. Même s’il en avait eu envie, le jeune homme n’aurait eu aucun moyen de combattre le sinistre. Il fit demi-tour et gagna la grand-route…

Il conduisait lentement, en s’arrêtant, sans grand espoir, pour examiner les lieux. Çà et là gisaient des cadavres, mais, en général, il ne rencontrait que vide et solitude. Apparemment l’incubation était assez lente et les malades n’étaient pas foudroyés dans la rue. Une fois il traversa une ville où la puanteur des corps en décomposition empoisonnait l’atmosphère. Il se rappela alors ce qu’il avait lu dans le journal ; sans doute, des points de concentration avaient été créés, du moins dans certaines régions, et ils étaient maintenant transformés en vastes charniers. Tout parlait de mort dans cette ville et aucun vestige de vie n’y restait. Ish ne jugea pas nécessaire de s’y arrêter. Personne ne s’y serait attardé par plaisir.

À la fin de l’après-midi, il arrivait au sommet des collines et le golfe s’offrit à ses yeux dans la splendeur du soleil couchant. Çà et là, dans la ville qui s’étendait à perte de vue, s’élevaient des volutes de fumée qui ne sortaient sûrement pas des cheminées. Il se dirigea vers la maison de ses parents. Il ne conservait aucun espoir. Il ne devait la vie lui-même qu’à un hasard inouï ; quelle succession de miracles si l’épidémie avait aussi épargné les siens…

Au sortir du boulevard, il s’engagea dans l’avenue San Lupo. Tout avait le même aspect ; pourtant les trottoirs ne montraient pas la propreté de règle dans un quartier aussi élégant. Cette rue avait toujours été très respectable et elle gardait encore son décorum. Aucun cadavre ne traînait dans la rue ; c’eût été inconcevable dans San Lupo. Ish aperçut le vieux chat gris des Hatfield endormi au soleil sur le perron de ses maîtres, ainsi qu’il l’avait déjà vu si souvent. Eveillé par le bruit de l’auto, le matou se leva et s’étira voluptueusement.

Le jeune homme s’arrêta devant la maison où il avait si longtemps vécu. Il donna deux coups de klaxon et attendit. Pas de réponse. Il descendit de voiture et monta les marches. Une fois à l’intérieur, il s’étonna que la porte ne fût même pas fermée à clé.

L’ordre régnait dans la maison. Ish promena un regard craintif autour de lui, mais rien n’offensait les yeux. Ses parents avaient peut-être laissé un mot pour lui dire où ils allaient. Il chercha partout dans le salon ; ce fut en vain.

Au premier étage, tout était comme à l’ordinaire ; pourtant, dans la chambre de ses parents, les lits jumeaux n’étaient pas faits. À cette vue, il fut pris de vertige et eut un haut-le-cœur. Il sortit de la chambre d’un pas mal assuré.

Accroché à la rampe, il descendit « La cuisine ! » pensa-t-il, et son cerveau recouvra un peu de lucidité à la perspective d’une tâche à accomplir.

Il poussa la porte battante et aussitôt il eut une impression de vie et de mouvement. Ce n’était que la grande aiguille de l’horloge électrique au-dessus de l’évier qui peu à peu quittait la verticale et commençait sa longue descente vers le chiffre 6. Au même moment, un bruit fit sursauter le jeune homme et il comprit que le moteur du réfrigérateur électrique, troublé dans son repos, semblait-il, par l’arrivée d’un être humain, s’était mis en marche. La réaction ne se fit pas attendre : Ish, secoué par un violent malaise, n’eut que le temps de se pencher sur l’évier pour vomir.

Quand il se sentit un peu mieux, il retourna s’asseoir dans l’auto. Il ne souffrait pas, mais était à bout de forces et de courage. Si, selon la méthode chère aux détectives, il fouillait tous les placards et tous les tiroirs, il finirait peut-être par découvrir quelque chose. Mais à quoi bon se torturer ? L’histoire dans ses grandes lignes n’était que trop claire. La maison n’abritait pas de cadavres ; c’était déjà cela. Et il ne la croyait pas non plus hantée par les fantômes – quoique la pendule et le réfrigérateur fidèles ne fussent après tout que les fantômes du passé.

Retournerait-il dans la maison ou continuerait-il son voyage ? Tout d’abord, il crut qu’il ne pourrait remettre les pieds dans ces pièces vides. Mais, à la réflexion, il se dit que si lui était venu ici, son père et sa mère, si par hasard ils vivaient encore, reviendraient dans l’espoir de l’y trouver. Une demi-heure plus tard, surmontant sa répugnance, il refranchissait le seuil.

De nouveau, il erra de pièce en pièce. Chacune lui parlait ce langage pathétique des demeures abandonnées. De temps en temps, un objet lui adressait un appel plus poignant encore : l’encyclopédie que son père avait achetée tout récemment, conscient de commettre une folie…, les géraniums que sa mère aimait et qui maintenant mouraient de soif…, le baromètre que son père consultait tous les matins en descendant pour déjeuner. Oui, c’était un intérieur simple…, que demander de plus à l’humble professeur d’histoire qui vivait là au milieu de ses livres ; sa femme, secrétaire d’une association de jeunes gens chrétiens, entretenait l’intimité et la chaleur du foyer ; tous deux avaient des ambitions pour leur fils unique – « il réussit si bien dans ses études ! » – et se saignaient aux quatre veines pour lui assurer un brillant avenir.

Au bout d’un moment, il s’assit dans le salon. Dans ce cadre familier, parmi les meubles, les gravures et les livres, peu à peu son désespoir s’allégea.

Au crépuscule, il se rappela qu’il n’avait rien mangé depuis le matin. Il n’avait pas faim, mais sa faiblesse venait peut-être en partie du manque de nourriture. Il fourragea dans le placard et ouvrit une boîte de soupe. Il ne trouva qu’un croûton de pain tout moisi. Le réfrigérateur lui fournit du beurre et un bout de vieux fromage. Il dénicha des biscuits dans un placard. La pression du gaz était très basse, mais il réussit à réchauffer la soupe.

Rassasié, il s’assit sous le porche dans l’obscurité. Malgré son repas, il pouvait à peine se tenir debout, et il comprit que l’émotion l’avait brisé.

L’avenue San Lupo se trouvait assez haut sur la pente de la colline pour s’enorgueillir de sa vue. Et rien, semblait-il, n’avait changé. Les mécanismes de la production électrique étaient, sans doute, presque entièrement automatiques. Dans les usines hydro-électriques, le débit de l’eau assurait encore le fonctionnement des génératrices. De plus, quand la désorganisation avait commencé, quelqu’un avait probablement donné l’ordre de ne plus éteindre les réverbères. Aux pieds du jeune homme, les lumières des cités à l’est du golfe dessinaient des motifs compliqués au-delà des deux traits de feu soulignant le pont de la Baie et, plus loin que la légère brume du soir, les lumières de San Francisco et l’encadrement lumineux du pont du Golden Gate. Les feux de signalisation eux-mêmes continuaient à passer du vert au rouge. Du haut des pylônes, les projecteurs, en silence, donnaient des ordres aux avions qui ne voleraient plus jamais. Loin au sud cependant, quelque part à Oakland, s’étendait une large tache noire. Un interrupteur s’était détraqué ou un fusible avait sauté. Les annonces lumineuses, la plupart tout au moins, étincelaient toujours. Pathétiques, elles lançaient leur appel dans un monde qui ne contenait plus ni clients ni vendeurs. Une grande annonce, en particulier, à demi cachée derrière une maison, s’obstinait à transmettre son message : « Buvez…», mais Ish ne voyait pas ce qu’elle lui ordonnait de boire.

Il la regardait, hypnotisé. « Buvez…», obscurité. « Buvez…», obscurité. « Buvez. » « Eh bien, pourquoi pas ? » pensa-t-il et il alla chercher la bouteille de cognac de son père.

Cependant le cognac manquait de stimulant, et ne lui apporta aucun réconfort. « Je ne suis, sans doute, pas du genre à me saouler à mort », pensa-t-il. L’annonce qui flamboyait là-bas l’intéressait beaucoup plus. « Buvez…», obscurité. « Buvez…», obscurité. « Buvez. » Combien de temps ces lumières brilleraient-elles ? Pour quelles raisons s’éteindraient-elles ? Quels mécanismes subsisteraient ? Que deviendrait l’œuvre humaine lentement édifiée au cours des siècles et qui maintenant survivait à son créateur ?

« Je suppose, songea Ish, que le suicide sera la meilleure solution. Non, c’est trop tôt. Je suis vivant et il y a sûrement d’autres rescapés. Nous sommes pareils à des molécules de gaz qui, dans un ballon où l’on a fait à peu près le vide, flottent sans se rencontrer. »

De nouveau, une hébétude voisine du désespoir s’empara de lui. Oui, il pouvait vivre et s’engraisser comme un nécrophage de toutes ces réserves de vivres entassées dans les magasins ; il pouvait s’organiser une existence aisée et grouper autour de lui d’autres survivants. Et après ? À quoi bon ? C’eût été différent s’il avait pu réunir une demi-douzaine d’amis de son choix mais les gens que le hasard mettrait sur sa route risquaient d’être des raseurs, des imbéciles, ou même des crapules. Il leva la tête et l’annonce flamboya de nouveau devant ses yeux. « Buvez…», obscurité. « Buvez…», obscurité. « Buvez. » Et de nouveau il se demanda combien de temps elle brillerait, sans profit pour personne ; puis passant en revue les événements de la journée, il se demanda ce que deviendrait le coyote qui, à petits bonds, se promenait sur la grand-route. Et les bouvillons et les chevaux paissant près de l’abreuvoir sous les ailes du moulin qui tournaient lentement. Et combien de temps le moulin tournerait-il pour pomper l’eau dans les profondeurs de la terre ?

Soudain il sursauta : il venait de se rendre compte que le désir de vivre se réveillait en lui. S’il n’avait plus aucun rôle à jouer, du moins serait-il spectateur, et un spectateur habitué à observer. Le rideau s’était baissé sur l’homme, soit ; devant ses yeux de savant se déroulait le premier acte d’un drame inouï. Depuis des milliers d’années, l’homme était le maître du monde. Et voilà qu’il disparaissait pour longtemps, sinon pour toujours. Même si la race humaine n’était pas complètement éteinte, les survivants mettraient des siècles à retrouver leur suprématie. Que deviendraient le monde et ses créatures sans l’homme ? Eh bien, lui, Ish, allait le savoir.

CHAPITRE II

Cependant, quand il fut couché, le sommeil refusa de venir. Tandis que, dans l’obscurité, la frissonnante étreinte d’un brouillard d’été se resserrait autour de la maison, la conscience de son isolement fit place à la peur, puis à la panique. Il se leva. Enveloppé dans un peignoir de bain, il s’assit devant la radio, et essaya frénétiquement toutes les longueurs d’onde. Seul un faible crépitement récompensa ses efforts ; les émissions étaient suspendues.

Brusquement il pensa au téléphone. Il décrocha le récepteur ; de l’appareil montait un bourdonnement familier. Il composa un numéro au hasard. Dans une maison lointaine, la sonnerie lança son appel. Ish croyait entendre les échos éveillés par ce carillon dans les pièces vides. Quand il eut sonné dix fois, il raccrocha. Il composa un second numéro, puis un troisième – et enfin se découragea.

Saisi d’une nouvelle inspiration, il ajusta un réflecteur sur une lampe et, debout sous le porche, à la ville baignée de nuit qu’il dominait, il adressa un message en quelques signaux lumineux – trois points – trois traits – trois points – cet S.O.S. en qui tant d’hommes ont mis leur suprême espoir. Mais, de toute l’étendue de la ville, aucune réponse ne lui parvint. Au bout d’un moment, il se rendit compte que, dans le flamboiement de toutes les lumières qui éclairaient encore les rues, ses modestes signaux ne pouvaient que passer inaperçus.

Il retourna donc dans la maison. Le brouillard nocturne l’avait glacé. Il tourna le thermostat et, presque aussitôt, le chauffage central se mit en marche.

L’électricité fonctionnait toujours et le réservoir était plein de mazout ; aucune difficulté n’était à craindre de ce côté.

Il s’assit et, après quelques minutes, éteignit toutes les lumières de la maison comme si elles trahissaient sa présence à quelque ennemi inconnu. Le brouillard et l’obscurité le protégeaient. Pourtant, angoissé par la solitude, il s’assura que le marteau était à portée de sa main et se tint prêt à l’empoigner au moindre signe de danger.

Une horrible clameur déchira les ténèbres. Tremblant de la tête aux pieds, Ish ne reconnut pas tout de suite l’appel d’un matou amoureux, bruit familier des nuits d’été, même dans l’aristocratique San Lupo. Le sabbat se prolongea, puis le grondement rageur d’un chien l’interrompit et le silence retomba sur la nuit.


Pour eux aussi, c’est la fin d’un monde vieux de vingt mille ans. Dans les chenils, la langue gonflée, ils sont morts de soif – épagneuls, chiens de berger, caniches, pékinois de manchon, lévriers hauts sur pattes. Plus heureux, ceux qui n’étaient pas enfermés errent dans la ville et la campagne, boivent aux ruisseaux, aux fontaines, aux bassins peuplés de poissons rouges ; ils cherchent de tous côtés quelque chose à manger – poursuivent une poule, attrapent un écureuil dans un parc. Et peu à peu les tortures de la faim triomphent des contraintes de longs siècles de servitude ; furtivement ils s’approchent des cadavres sans sépulture.

Ce n’est plus à l’attitude, à la forme de la tête, à la couleur du poil que désormais se reconnaît la bête de race. Hors concours, Prince de Piémont TV n’est plus au-dessus d’un affreux roquet des rues. La récompense, c’est-à-dire le droit de survivre, reviendra à celui qui montrera le plus d’ingéniosité. Les membres les plus vigoureux, la mâchoire la plus forte, à celui qui s’adaptera le mieux aux nouvelles conditions de l’existence et qui, retourné à l’état sauvage, saura vaincre ses rivaux et assurer sa subsistance.

Bijou, l’épagneul couleur de miel, reste couché, triste et morne, affaibli par la faim, son cerveau est sans ressources, et ses pattes trop courtes ne lui permettent pas de poursuivre une proie… Spot, le bâtard adoré par les enfants, a eu la chance de dénicher une portée de petits chats et les a tués, non par cruauté, mais pour manger… Ned, le terrier aux poils raides, indépendant par nature et d’humeur vagabonde, se débrouille sans trop de peine… Bridget, le setter fauve, grelotte et frémit et, de temps en temps, lance vers le ciel un hurlement qui s’achève en plainte ; son tendre cœur n’a plus la force de battre dans un monde où il n’a plus de dieux à adorer.


Le matin, Ish élabora ses plans. Il avait la certitude que sur les deux millions d’habitants de la ville quelques-uns avaient survécu. La conclusion s’imposait : il lui fallait trouver quelqu’un, n’importe qui. La difficulté était d’entrer en contact.

Il commença par arpenter le voisinage, dans l’espoir de découvrir quelqu’un de connaissance. Mais les maisons connues paraissaient inhabitées. Les pelouses étaient desséchées, les fleurs flétries.

En retournant chez lui, il traversa un petit parc où il avait souvent joué étant enfant, et escalada les hauts rochers. Deux d’entre eux se rejoignaient par le sommet pour former une sorte de petite grotte étroite et haute qui maintes fois lui avait servi de cachette. Elle offrait un refuge tout indiqué ; il regarda à l’intérieur, mais n’y trouva personne.

Une large surface rocheuse revêtait le flanc de la colline piquetée de petits trous que les Indiennes avaient jadis creusés avec leurs pilons de pierre.

« Le monde des Peaux Rouges a péri, pensa le jeune homme. Et maintenant notre monde qui lui a succédé périt à son tour. Suis-je son dernier représentant ? »

Il revint à la maison, monta dans son auto et, mentalement, se traça un itinéraire de façon à faire retentir dans la ville entière la clameur de son klaxon. De minute en minute, il lançait un appel, attendant une réponse. En chemin, il regardait autour de lui avec curiosité et cherchait à imaginer ce qui s’était passé.

Les rues avaient leur aspect du petit matin. Des autos stationnaient et presque partout l’ordre régnait. Des incendies brûlaient çà et là, révélés par des colonnes de fumée. Parfois il apercevait un cadavre ; quelques malades, sans doute, avaient été foudroyés en pleine rue ; deux chiens s’acharnaient sur l’un d’eux. À un coin de rue, un homme était pendu à la traverse d’un poteau téléphonique, et un écriteau sur sa poitrine portait le mot « Pillard ». Quelques mètres plus loin, Ish se trouva dans une rue commerçante et remarqua que des scènes de violence s’y étaient déroulées. La grande vitrine d’un magasin de spiritueux était détruite.

À l’extrémité de cette rue, Ish klaxonna selon son programme et, une demi-minute plus tard, un faible coup de corne dans le lointain le fit tressaillir. Il crut un moment à une illusion auditive.

Il renouvela son appel et la réponse fut immédiate. Le cœur lui manqua. « L’écho », pensa-t-il. Mais il donna deux coups de klaxon, un long et un bref, et tendit l’oreille. Un unique couinement lui répondit.

Il fit demi-tour et se dirigea du côté d’où venait le son, à une distance approximative de sept cents mètres. Trois rues plus loin, il klaxonna et attendit. Plus à droite. Il obliqua. Après maints détours il se trouva dans un cul-de-sac, revint en arrière, essaya une autre rue. Il klaxonna, la réponse vint plus proche. Tout droit cette fois ; il alla trop loin et la réponse à son appel résonna à droite, derrière lui. Un nouveau virage et il arriva dans une petite rue bordée de magasins. Des autos stationnaient le long du trottoir, mais il ne vit personne. Il trouva étrange que l’autre rescapé, debout au milieu de la chaussée, ne vînt pas l’accueillir avec force gestes de bienvenue. Il klaxonna et, soudain, la réponse fut toute proche. Il arrêta l’auto, sauta à terre et fit quelques pas en courant. Un homme était assis à l’avant d’une auto. Au moment même où Ish le rejoignait, l’homme s’affaissa sur le volant. Son corps en glissant appuya sur le klaxon qui laissa échapper une clameur discordante. Un relent de whisky monta aux narines d’Ish. L’inconnu, qui avait une longue barbe hirsute, un visage boursouflé et rouge, était ivre mort. Le débit de boissons en face de la voiture était grand ouvert.

En proie à une brusque colère, Ish secoua le corps affaissé. L’ivrogne reprit vaguement connaissance, ouvrit les yeux et poussa un grognement qui pouvait être : « Qu’est-ce que c’est ? » Ish redressa le corps inerte et l’adossa contre les coussins ; l’homme chercha à tâtons la bouteille de whisky à moitié vide, calée au coin de la banquette. Ish l’empoigna avant lui et la jeta sur le trottoir où elle se brisa avec fracas. Cette cruelle ironie du destin le remplissait d’une amère fureur. Un seul survivant se trouvait sur sa route et il fallait que ce fût un pauvre vieux pochard bon à rien dans les circonstances actuelles ou dans d’autres. Mais les yeux du malheureux s’ouvrirent tout grands et, devant leur expression, le courroux d’Ish s’éteignit pour faire place à une grande pitié.

Ces yeux en avaient trop vu. L’épouvante et l’horreur les hantaient. Aussi vulgaire que fût le corps bouffi de l’alcoolique, il abritait une âme et cette âme, qui en avait trop vu, implorait l’oubli quel qu’en fût le prix.

Ish s’assit à côté de l’ivrogne. Celui-ci promenait autour de lui des regards égarés et, lentement, ses souvenirs tragiques semblaient renaître. Sa respiration était rauque. D’un geste instinctif, Ish prit le poignet inerte pour tâter le pouls qu’il trouva faible et irrégulier. L’homme avait dû boire durant toute une semaine. On pouvait se demander s’il avait encore quelques heures à vivre. « Et voilà ! » pensa Ish. Le désastre aurait pu épargner une jolie jeune fille ou un homme intelligent, et c’était cette misérable épave qui avait survécu.

Au bout d’un moment Ish descendit de l’auto. Par curiosité, il entra dans le débit de boissons. Un chat gisait sur le comptoir ; Ish le crut mort, mais, sous ses yeux, il revint à la vie, et le jeune homme se rendit compte que l’animal avait simplement emprunté une attitude chère à ceux de sa race. Le chat le toisa avec la froide insolence d’une duchesse qui dévisage sa chambrière. Gêné par ce regard, Ish se rappela que c’était là les façons de la gent chatte. L’animal paraissait heureux et bien nourri.

Ish examina les étagères et sa curiosité fut satisfaite. L’ivrogne n’avait pas pris la peine de choisir un whisky de marque. Le premier tord-boyau venu avait suffi à ses besoins.

En sortant du magasin, Ish s’aperçut que l’homme avait réussi à trouver une seconde bouteille et buvait à la régalade. Son cas était désespéré. Pourtant, Ish fit une dernière tentative.

Il s’accouda à la portière. L’homme, sous l’influence de l’alcool, avait recouvré quelque lucidité. Il s’aperçut de la présence d’Ish et lui adressa un sourire un peu pathétique.

« Ah ! ah ! ah ! gémit-il d’une voix pâteuse.

Comment vous sentez-vous ? demanda Ish.

Bar-el-low », balbutia l’autre.

Ish s’efforçait de deviner ce que signifiaient ces sons. L’ivrogne ébaucha de nouveau son pitoyable sourire d’enfant et répéta d’une voix un peu plus distincte :

« Ah non, Barl-low. »

Cette fois, Ish comprit à moitié.

« Votre nom est Barello ? dit-il. Non ? Barlow ? »

L’homme hocha la tête au second nom, sourit encore, et sans laisser à Ish le temps d’intervenir, versa dans son gosier une nouvelle rasade. Ish se sentait maintenant plus près des larmes que de la colère. Quelle importance avait désormais un nom d’homme ? Cependant M. Barlow, dans les fumées de l’ivresse, restait fidèle au protocole établi par la civilisation.

Puis, lentement, M. Barlow s’effondra de nouveau sur la banquette, ivre mort et, avec un long glouglou, la bouteille débouchée se vida de tout le whisky qu’elle contenait.

Ish hésita. Lierait-il son sort à celui de M. Barlow ; entreprendrait-il de le dégriser et de le guérir ? D’après ce qu’il savait des alcooliques, la guérison lui paraissait douteuse. Et, en restant auprès de lui, il perdait peut-être l’occasion de rencontrer un compagnon plus sympathique.

« Restez ici », dit-il à la masse inerte, probablement incapable de l’entendre. « Je vous promets de revenir. »

Ces mots prononcés, Ish se sentit libéré de tout remords. Il n’y avait vraiment aucun espoir. Les yeux de M. Barlow en avaient trop vu. Son pouls ne battait plus qu’à peine. Ish s’éloigna, non sans avoir cependant soigneusement repéré les lieux.


Les chats, eux, ne se sont soumis à la domination de l’homme que depuis quelque cinq mille ans et ne l’ont jamais acceptée sans réserves. Ceux qui ont eu la malchance d’être enfermés dans des maisons n’ont pas tardé à mourir de soif. Mais ceux qui ont la liberté de leurs mouvements, mieux que les chiens, se débrouillent pour vivre. La chasse aux souris cesse d’être un jeu pour devenir une industrie. Ils guettent les oiseaux pour apaiser les tiraillements de leur estomac. Ils montent la garde près des galeries de la taupe dans la pelouse envahie par les herbes, et près du terrier du lapin dans les terrains vagues. Ils rôdent dans les rues et les ruelles et çà et là, découvrent des poubelles que les rats n’ont pas encore saccagées. Ils désertent la ville pour envahir le royaume des cailles et des lapins. Là ils se trouvent soudain nez à nez avec le vrai chat sauvage et le dénouement est rapide et sanglant, car le vigoureux habitant des bois met en pièces son frère citadin.


Cette fois l’appel était plus énergique. Tut… tut… tut… Ce n’était pas un ivrogne qui cornait. Attiré par le son, Ish aperçut un homme et une femme debout côte à côte. Ils riaient et lui faisaient des signes. Ish stoppa et descendit. L’homme, grand et gros, portait un costume de sport d’une élégance criarde. La femme était plutôt jeune et belle, d’aspect négligé. Un épais trait de fard écarlate soulignait sa bouche. Ses doigts étincelaient de bagues.

Ish fit deux pas vers eux et s’arrêta brusquement, « Deux s’amusent, trois s’embêtent », dit le dicton. L’homme fronçait les sourcils d’un air hostile. Et Ish remarqua que sa main droite ne quittait pas la poche gonflée de la veste de sport.

« Ça va ? demanda Ish cloué sur place.

— Oh ! la vie est chouette ! » répondit l’homme. La femme rit bêtement, mais ses yeux lancèrent une œillade assassine, et Ish eut l’intuition qu’un péril le menaçait.

« Oui, reprit l’homme. Oui, la vie est chouette. Boustifaille, vin à gogo… et le reste…» Il eut un geste obscène et ricana, les yeux fixés sur sa compagne. Celle-ci se remit à rire d’un air provocant et de nouveau Ish se sentit en danger.

Il se demandait ce qu’avait pu être cette femme dans l’ancienne vie. À présent elle ressemblait à une experte prostituée. Elle portait à ses doigts assez de diamants pour monter une bijouterie.

« Y a-t-il d’autres rescapés ? » Ils se regardaient.

La femme s’esclaffa ; elle ne semblait pas capable d’une autre réponse.

« Non, dit l’homme. Personne dans les parages, je suppose. » Il s’interrompit et son regard se posa sur la femme. » Plus maintenant en tout cas. »

Il tenait sa main enfoncée dans la poche de sa veste. La femme roulait des hanches voluptueusement, les paupières à demi closes comme pour dire qu’elle acceptait la loi du vainqueur. Dans les yeux de ce couple, Ish ne retrouvait pas l’angoisse qui torturait l’ivrogne. Ils semblaient dépourvus de sensibilité. Cependant tous deux peut-être avaient souffert au-delà des forces humaines et, à leur façon, avaient perdu la raison. Brusquement Ish réalisa que jamais peut-être il n’avait frôlé d’aussi près la mort.

« De quel côté allez-vous ? demanda l’homme d’un ton significatif.

— J’erre au hasard », répondit Ish, et la femme fit entendre son rire niais.

Ish fit demi-tour et se dirigea vers son auto. Il n’eût pas été étonné de recevoir une balle dans le dos. Pourtant il atteignit sa voiture et, sans encombre, démarra…

Cette fois aucun appel ne lui était parvenu ; il tourna un coin de rue et aperçut, debout au milieu de la chaussée, une grande fillette, auréolée de mèches blondes. Elle s’immobilisa comme une biche surprise dans une clairière. Avec une vivacité de bête traquée, elle se plia en deux et, à demi aveuglée par le soleil, chercha à voir ce que cachait le pare-brise. Puis, légère, elle s’enfuit, toujours à la manière d’une biche, se coula dans la brèche d’une palissade et disparut.

Ish s’approcha de la brèche, inspecta les alentours et appela à plusieurs reprises. Il ne reçut pas de réponse. S’il avait été au moins encouragé par un rire moqueur à une fenêtre ou un envol de jupe à un coin de rue, il aurait continué la poursuite. Mais, de toute évidence, l’adolescente n’avait aucun désir de flirt. Peut-être avait-elle déjà appris à ses dépens que dans de telles circonstances la fuite est le seul salut. Il attendit quelques minutes, mais ne la voyant pas reparaître, il reprit sa route…

D’autres coups de klaxon résonnèrent, mais cessèrent avant qu’Ish eût pu les localiser exactement. Il s’attarda un moment et vit enfin un vieillard qui sortait d’une épicerie, poussant devant lui une voiture d’enfant chargée de boîtes de conserves et de cartons. Lorsqu’il s’approcha, Ish constata que le vieillard n’était, après tout, pas si vieux. Sans sa barbe blanche et hirsute, il n’eût pas paru plus de soixante ans. Ses vêtements fripés et sales indiquaient que depuis longtemps il couchait tout habillé.

Des quelques personnes rencontrées ce jour-là, ce fut le vieillard qui se montra le plus communicatif et, cependant, lui aussi se tenait sur la réserve. Il conduisit Ish à sa maison non loin de là ; il y entassait toutes sortes d’objets, certains utiles, d’autres superflus. Une cupidité maniaque le possédait et, sa passion satisfaite sans obstacles, il s’accommoderait d’une existence d’ermite et d’avare comblé de biens. Avant le désastre, il avait une femme et travaillait dans une quincaillerie, mais, selon toute apparence, il menait une vie solitaire et sans joie et comptait peu d’amis. Maintenant il goûtait un bonheur qu’il n’avait jamais connu puisque ses instincts de rapine se donnaient libre cours et que personne ne l’empêchait de se retirer au milieu d’un tas de marchandises. Il avait des conserves, bien rangées dans des caisses ou simplement empilées, et des amoncellements de bidons de fer-blanc ; une douzaine de cageots d’oranges qui seraient gâtées avant qu’il eût pu en consommer le quart. Des sacs de cellophane contenaient des haricots secs dont une partie jonchait le parquet.

Il avait aussi des caisses et des caisses pleines d’ampoules électriques et de lampes de radio, un violoncelle – dont il ne savait pas jouer – plus de cent numéros du même journal illustré, une douzaine de réveils et d’hétéroclites babioles qu’il collectionnait, non dans l’idée de s’en servir un jour, mais parce que ce bric-à-brac lui procurait une réconfortante sensation de sécurité. Le vieil homme était d’ailleurs aimable, mais il n’appartenait plus au monde des vivants. De cet homme taciturne et renfermé, la catastrophe avait fait un maniaque à deux doigts de la démence. Il continuerait à amasser et vivrait emmuré en lui-même, prisonnier de son idée fixe.

Cependant lorsque Ish prit congé, le vieillard, saisi de panique, le retint par le bras.

« Pourquoi tout cela ? demanda-t-il avec égarement. Pourquoi ai-je été épargné ? »

Ish, écœuré, contempla le visage décomposé par la terreur, la bouche ouverte d’où coulait un filet de salive.

« Oui, reprit-il, irrité et soulagé de faire éclater sa colère. Oui, pourquoi avez-vous été épargné alors que tant d’hommes dignes de ce nom sont morts ? »

Instinctivement le vieillard promena un regard autour de lui. Sa frayeur était abjecte, presque animale, « C’est bien ce qui m’épouvante », gémit-il. Ish ne put se défendre d’un élan de pitié. « Allons ! dit-il. Vous n’avez rien à craindre. Personne ne sait pourquoi vous avez survécu. Vous n’avez pas été mordu par un serpent à sonnette, n’est-ce pas ?

— Non.

— Peu importe. La question de l’immunité naturelle est un vrai mystère. La plus grave des épidémies ne frappe pas tout le monde. »

Mais l’autre secoua la tête :

« J’ai été un grand pécheur, remarqua-t-il.

— Dans ce cas, vous n’auriez pas été épargné.

— Il… – le vieux s’interrompit et regarda autour de lui – Il me réserve peut-être un châtiment plus cruel encore. » Il frissonna.

Aux approches du lieu de péage, Ish machinalement se demanda s’il avait de la monnaie. Dans une seconde d’égarement il imagina une comédie absurde où il ralentissait et glissait une pièce imaginaire dans une main imaginaire tendue vers lui. Mais bien qu’il fût obligé de ralentir pour traverser l’étroit passage, il ne sortit pas la main par la portière.

Il avait décidé de se rendre à San Francisco pour voir ce qui se passait là-bas. Pourtant, en le franchissant, il comprit que le pont seul l’avait attiré. Dans cette partie de l’Amérique, c’était l’œuvre la plus grandiose et la plus audacieuse ; comme tous les ponts, il signifiait l’unité et la sécurité. Aller à San Francisco n’était qu’un prétexte. En réalité, Ish souhaitait entrer en communion intime avec le symbole du pont.

Or, le pont était désert. Sur le tablier où jadis six rangées d’autos se croisaient, les lignes blanches qui coupaient la noirceur du bitume s’étendaient à perte de vue pour se rejoindre à l’infini. Une mouette, perchée sur le parapet, battit nonchalamment des ailes au bruit de l’auto et glissa vers le fleuve en vol plané.

Par caprice, il passa à gauche et roula sans rencontrer d’obstacles en dépit de tous les règlements. Il traversa le passage souterrain, et les hauts pylônes et les longues courbes du pont suspendu présentèrent à ses yeux une magnifique perspective. Comme d’habitude, des travaux de peinture étaient en cours. Un câble barbouillé de minium contrastait avec le gris argent de l’ensemble.

Soudain un étrange spectacle frappa sa vue. Une auto, un petit coupé vert, stationnait devant le parapet, tournée vers l’est.

Ish, au passage, la regarda avec curiosité. L’intérieur était vide. Il s’éloigna ; puis, se ravisant, il décrivit un large cercle et vint se ranger près du coupé.

Il ouvrit la portière et examina l’intérieur. Non, rien. Désespéré de sentir sur lui les atteintes de la maladie, le chauffeur avait-il enjambé le parapet ? Ou, victime d’une simple panne, avait-il arrêté une autre auto ou continué sa route à pied ? Des clés se balançaient encore au tableau de bord ; le permis de conduire était fixé à la colonne de direction : « John Robertson, numéro tant, Quarante-Quatrième Rue, Oakland. » Nom banal et adresse banale. Maintenant l’auto de M. Robertson était maîtresse du pont !

Lorsqu’il se retrouva dans le passage souterrain, Ish pensa qu’il aurait pu essayer de remettre la voiture en marche pour savoir s’il s’agissait d’une panne. Mais cela avait peu d’importance – et qu’il prît la direction de l’est n’en avait pas davantage. Ayant fait demi-tour pour s’approcher du coupé, il continuait droit devant lui. San Francisco, il en était sûr, n’avait rien à lui offrir.

Quelques heures plus tard, selon sa promesse, Ish retrouvait la rue où le matin il avait lié conversation – si l’on peut utiliser ce terme – avec l’ivrogne.

Le corps gisait dans le ruisseau devant le débit de boissons. « Après tout, songea Ish, un être humain ne peut absorber qu’une quantité limitée d’alcool. » Au souvenir des yeux du pochard, il ne pouvait être désolé de sa mort.

Aucun chien n’errait aux alentours, mais Ish ne put se décider à abandonner le cadavre dans le caniveau. N’avait-il pas été le dernier ami de M. Barlow. Pourtant un enterrement en règle était hors de question. Il emprunta quelques couvertures à un magasin de nouveautés et y roula avec soin le corps. Puis il porta M. Barlow dans l’auto et ferma hermétiquement les portières. Ce mausolée en valait bien un autre.

Toute oraison funèbre eût été superflue. Mais, à travers la vitre, Ish jeta un regard sur le rouleau de couvertures et eut une dernière pensée pour M. Barlow, qui était sans doute un brave homme et n’avait pu survivre à l’écroulement du monde. Puis, obéissant aux convenances, le jeune homme se découvrit et demeura tête nue quelques secondes.


En ce jour, comme aux temps anciens, lorsqu’un puissant monarque était détrôné, et que les débris des peuples conquis exultaient de sa chute – en ce jour, les sapins se réjouissent et les cèdres s’écrient : « Maintenant que tu es abattu, nul bûcheron ne lèvera sa cognée sur nous. » Les cerfs, les renards et les cailles chantent victoire. « Te voilà devenu aussi faible que nous. Tu es pareil à nous. Est-ce là l’homme qui fit trembler la Terre ? »

« La tombe a englouti ta superbe et le son de tes violes s’est tu ; les vers grouillent sous toi et les vers recouvrent ton corps. »

Non, nul ne prononcera ces paroles, nul ne sera là pour les penser, et le livre du prophète Isaïe tombera en poussière. Le chevreuil, sans savoir pourquoi, trouve le courage de sortir du fourré ; les renardeaux jouent près du jet d’eau desséché sur la place ; la caille couve ses œufs dans l’herbe haute, près du cadran solaire.


Vers la fin de la journée, non sans décrire un vaste détour pour éviter une de ces régions nauséabondes où les cadavres étaient empilés, Ish revint à la maison de San Lupo Drive.

Il était maintenant renseigné. Le Grand Désastre – c’est le nom qu’il donnait à l’épidémie – n’avait pas été total. Il n’avait donc pas besoin d’engager l’avenir en se liant avec le premier venu. Mieux valait prendre son temps et choisir ; d’ailleurs, tous ceux qu’il avait rencontrés souffraient plus ou moins de choc nerveux.

Une nouvelle idée s’ébauchait dans sa tête et une nouvelle formule – le Coup de Grâce. La plupart des rescapés du Grand Désastre seraient victimes de quelque mal dont la civilisation jusque-là les avait préservés. L’alcool était à discrétion et beaucoup se tueraient à force de boire. Des assassinats avaient été commis, il le devinait, et sans doute des suicides. À l’instar du vieil avare, certains, qui, en temps ordinaire, auraient eu une vie normale, aujourd’hui désemparés et incapables de s’adapter, franchiraient les portes de la démence. Ceux-là, sans doute, ne survivraient pas longtemps. D’autres, accidentés et seuls, succomberaient. D’autres encore, sans médecins pour les soigner, mourraient de maladies. Les lois biologiques sont formelles : chaque espèce doit compter une quantité minimum de représentants ; au-dessous de ce nombre, elle est irrémédiablement condamnée.

L’humanité survivrait-elle ? C’était un de ces problèmes qui donnaient à Ish la volonté de vivre. D’après les résultats de la journée, il penchait pour la négative. Et qui pourrait souhaiter la survivance d’une humanité représentée par d’aussi tristes fantoches ?

Il était parti le matin en vrai Robinson Crusoé, prêt à accueillir le premier Vendredi venu. Il achevait la journée sur la conclusion qu’il se résignerait à la solitude tant qu’il n’aurait pas rencontré un ami de son choix. La prostituée seule avait semblé désirer sa compagnie, et son invite fleurait la trahison et la mort. Eût-il eu un fusil pour supprimer son amant, Ish n’eût trouvé en elle que la satisfaction des plus grossiers appétits physiques et cette pensée lui donnait la nausée. Quant à la fillette, pour faire sa connaissance, un lasso ou un piège à ours eussent été nécessaires. Et, comme le vieillard, elle avait probablement perdu la raison.

Non, le Grand Désastre n’avait pas choisi pour l’épargner l’élite de l’humanité, et les épreuves subies n’avaient pas rendu les survivants meilleurs.

Il se prépara un repas et le mangea du bout des dents. Ensuite il ouvrit un livre, mais les mots avaient aussi peu de saveur que les aliments. Sa pensée revenait sans cesse à M. Barlow et aux autres ; d’une façon ou de l’autre, tous ceux qu’il avait vus ce jour-là étaient désaxés. Il ne pensait pas l’être, lui. Mais en était-il bien sûr ? Conservait-il toutes ses facultés ? Il réfléchit à cela en toute équité. Puis, muni d’un crayon et d’une feuille de papier, il se mit en devoir d’établir une liste des possibilités qu’il avait de survivre et même d’être heureux là où les autres avaient échoué. Sans hésitation, il écrivit :

« 1°Volonté de vivre. Désir de voir ce que deviendra la Terre sans les hommes. Connaissances géographiques. » En dessous, il ajouta d’autres notes.

« 2°Habitude de la solitude. Peu bavard par nature.

« 3°Appendice déjà enlevé.

« 4°Quelques qualités pratiques, mais mauvais mécanicien. Campeur.

« 5°Douleur de voir mourir les miens et les autres m’a été épargnée par le Destin. Mes nerfs restent en bon état. » Il s’interrompit, les yeux fixés sur la dernière ligne. Il espérait que c’était vrai.

Il réfléchit quelques minutes. Il avait d’autres qualités à ajouter à sa liste ; par exemple, l’orientation de ses facultés intellectuelles lui permettait de s’adapter à de nouvelles circonstances. Il aimait la lecture et avait à sa disposition le moyen le plus efficace de détente et d’oubli. De plus, il n’était pas un lecteur ordinaire ; il savait appliquer les principes scientifiques qu’il trouvait dans les livres et possédait ainsi les moyens de relever les ruines de la civilisation.

Les doigts crispés sur le crayon, il se demanda un instant s’il pouvait noter qu’il n’était pas superstitieux. C’était important. Sinon, en proie, comme le vieillard, à une peur abjecte, il en arriverait à penser que le désastre était l’œuvre d’un Dieu courroucé qui anéantissait ses créatures par la maladie, comme jadis par le déluge, et imposait à Ish – bien qu’il n’eût encore ni femme ni enfant – la mission de remplacer Noé et de repeupler le monde. Mais de telles divagations conduisaient tout droit à la folie. Oui, un homme qui se croit chargé d’une mission divine n’est pas loin de se prendre pour Dieu lui-même et sombre alors dans la folie.

« Non. décréta Ish. Quoi qu’il arrive, je ne me prendrai jamais pour un dieu. Non, je ne serai jamais un dieu. »

Et, abandonné à ses pensées, il constata, non sans surprise, que la perspective d’une vie solitaire lui procurait à certains égards une sensation de sécurité et même de satisfaction. Jusque-là ses plus grands soucis lui étaient venus des relations sociales. L’idée de paraître à un bal lui avait valu, plus d’une fois, des sueurs froides. Il manquait de liant. Jamais il n’avait appartenu à une association d’étudiants. Autrefois cette sauvagerie était un handicap. Maintenant, au contraire, elle tournait à son avantage. C’est parce qu’il était resté en marge des réunions mondaines, se mêlant à peine à la conversation, occupé à écouter et à observer objectivement, qu’il pouvait à présent sans souffrir garder le silence et se contenter de suivre en spectateur la marche des événements. Sa Faiblesse était devenue une force. Ainsi serait un aveugle dans un monde soudain privé de lumière. Dans ces ténèbres où les gens normaux trébucheraient, il se trouverait à l’aise et ce serait son tour de guider les autres.

Pourtant l’image de cette vie solitaire perdit son charme quand Ish se fut mis au lit et que, dans l’obscurité, le brouillard tendit ses mains glacées par-dessus le golfe et les referma autour de la maison de San Lupo. Alors de nouveau l’épouvante s’abattit sur lui ; blotti dans ses couvertures, l’oreille tendue à tous les bruits de la nuit, il eut pleine conscience de son isolement et de tous les dangers qui le menaçaient au moment du Coup de Grâce. Un désir éperdu de fuite et d’évasion s’empara de lui. Il avait l’impression qu’il devait s’en aller très loin, le plus vite possible, pour devancer les mystérieux ennemis lancés à sa poursuite. Puis il fit appel à sa raison et se persuada que l’épidémie n’avait pu ravager les États-Unis tout entiers ; quelque part une ville était encore habitée ; il la découvrirait.

CHAPITRE III

La panique mourut avec la nuit, mais une peur tenace restait en lui. Il se leva avec précaution et avala sa salive, saisi de terreur à l’idée d’un mal de gorge. Il mesurait ses gestes à la manière d’un vieillard hypocondriaque. Dans l’escalier, il descendit marche après marche, car une simple entorse pouvait être une cause de mort.

Il commença immédiatement ses préparatifs de départ et comme toujours quand il mettait à exécution un programme précis, même contraire aux lois de la raison, il se sentit calme et satisfait. Son auto n’était qu’un vieux tacot. Pour la remplacer, le choix ne manquait pas parmi les centaines abandonnées dans les rues. La plupart étaient sans leur clé, mais il finit par trouver dans un garage un break qui répondait à ses désirs et possédait une clé. Il appuya sur le démarreur, le moteur était en excellent état. Il essaya d’abord au ralenti, puis à plein gaz ; tout allait bien. Il s’apprêtait à débrayer quand une sorte de malaise l’arrêta. Ce n’était pas un regret sentimental pour sa vieille voiture, mais la vague impression d’un oubli. Soudain il se rappela. Il retourna à son auto et prit le marteau qu’il porta dans le break et posa à ses pieds. Puis il sortit du garage.

Dans une épicerie, il fit ses provisions de voyage et, tout en grignotant des biscuits et du fromage pour son déjeuner, prit sur les étagères les boîtes de conserve qui lui convenaient. Toutes les villes seraient abondamment munies de vivres. Cependant il serait commode d’avoir une réserve sous la main, dans l’auto. D’autres magasins lui fournirent un sac de couchage, une hache, une pelle, un imperméable, des cigarettes, des victuailles pour plusieurs jours, une petite bouteille de bon cognac. Au souvenir des aventures de la veille, il entra dans un magasin d’articles de chasse et choisit plusieurs armes – un fusil léger, une carabine à répétition de calibre moyen, un petit automatique qui entrerait facilement dans sa poche, un couteau de chasse.

Il avait fini de charger la voiture et était prêt à partir lorsque, en promenant un dernier regard autour de lui, il aperçut un chien. Il avait vu beaucoup de chiens ces derniers jours et, chaque fois, s’était efforcé de détourner d’eux sa pensée. Ils étaient pathétiques et mieux valait ne pas s’appesantir sur leur sort. Quelques-uns étaient faméliques, d’autres trop bien nourris. Certains, apeurés, se faisaient tout petits ; d’autres, agressifs, montraient les dents. Celui-là ressemblait à un petit chien de chasse, blanc et fauve, aux longues oreilles retombantes, un beagle probablement, estima Ish, bien qu’il fût peu expert en ce domaine. Assis à distance respectueuse, il remuait la queue et poussait de petits jappements plaintifs.

« Va coucher », cria Ish, l’amertume au cœur, avec l’impression de se retrancher derrière un mur pour se mettre à l’abri de nouvelles tendresses fidèles jusqu’à la mort. « Va coucher », répéta-t-il. Au lieu d’obéir, le chien s’approcha d’un pas ou deux, s’allongea de tout son long et, le museau sur ses pattes, fixa sur lui des yeux suppliants. Les longues oreilles tombantes lui donnaient un air de tristesse infinie. Dans son langage muet le chien disait : « Tu me brises le cœur. » Soudain, sans le vouloir, Ish sourit, et il songea que c’était peut-être son premier sourire sans ironie depuis la morsure du serpent.

Il se reprit aussitôt, mais le chien, prompt à sentir le changement d’humeur, se frottait déjà contre ses jambes. Le jeune homme baissa les yeux sur lui et l’animal détala avec une frayeur réelle ou feinte, décrivit un cercle interrompu par deux sauts de côté, s’affaissa sur le sol, la tête entre les pattes, et lança un petit aboiement qui se termina en hurlement. De nouveau Ish eut un sourire, mais qui, cette fois, lui découvrit les dents et le chien comprit qu’il avait gagné. Il prit sa course et exécuta autour de lui un ballet de figures variées qui représentait sans doute une chasse au lapin. Pour terminer cette petite exhibition, il courut hardiment vers les jambes d’Ish, s’y frotta et tendit sa tête aux caresses d’un air de dire : « Qu’en dis-tu ? Pas mal, n’est-ce pas ? » Ish n’avait plus qu’à jouer son rôle : il posa la main sur la tête du chien et tapota les poils lustrés. Le chien poussa un petit gémissement de satisfaction.

La queue s’agitait si vigoureusement que le corps tout entier frétillait jusqu’aux oreilles. Les yeux clairs révulsés ne montraient plus que le blanc. C’était l’image même de l’adoration. De petites rides creusaient le front encadré par les longues oreilles.

Le chien manifestait tous les signes du coup de foudre. Sa mimique expressive disait : « Voilà le seul et unique maître que j’aurai jamais ! »

Ish s’avoua vaincu. Agenouillé, il caressa son nouvel ami sans fausse honte. « Eh bien, pensa-t-il, que je le veuille ou non, j’ai un chien. » Puis il corrigea : « Ou plutôt c’est le chien qui m’a eu. »

Il ouvrit la portière de la voiture ; le chien sauta et s’installa comme chez lui sur le siège de devant.

Dans une épicerie, Ish trouva une boîte de biscuits pour chiens ; il en tendit un à l’animal du bout des doigts. Le chien accepta la friandise sans manifester ni affection ni reconnaissance. En le nourrissant, l’homme ne faisait que son devoir. Toute marque de gratitude eût donc été superflue. Le jeune homme examina de plus près son compagnon et constata que ce n’était pas un chien à proprement parler, mais une chienne. « Eh bien, dit-il, j’ai fait une vraie conquête. »

Il retourna chez lui pour y prendre quelques objets personnels – des vêtements, ses jumelles, quelques livres. Il se demanda s’il aurait besoin d’autre chose pour ce voyage qui le conduirait peut-être à l’autre bout des États-Unis. Après réflexion, il haussa les épaules.

Son portefeuille contenait dix-neuf dollars en coupures de cinq et de un dollars. C’était, bien entendu, plus que suffisant. Il fit le geste de jeter le portefeuille, mais se ravisa. Habitué à ce renflement dans sa poche, il aurait été mal à l’aise sans cela. L’argent ne lui ferait pas de mal de toute façon.

Sans grand espoir, il écrivit une lettre et la plaça bien en vue sur le bureau du salon. Si ses parents revenaient pendant son absence, ils sauraient qu’ils devaient attendre son retour ou lui laisser un message.

Debout près de l’auto, il promena un regard d’adieu le long de l’avenue San Lupo. La rue était déserte, naturellement. Les maisons et les arbres n’avaient pas changé d’aspect ; pourtant les pelouses et les jardins se ressentaient du manque de soins et d’arrosage. Malgré les brouillards nocturnes, la sécheresse de l’été californien les flétrissait déjà.

L’après-midi était avancé. Néanmoins Ish décida de partir tout de suite. Il était pressé d’être loin et il passerait la nuit dans une autre ville.


De même que les chiens et les chats, dépérissent plantes et fleurs accoutumées à recevoir de l’homme leur nourriture. Le trèfle et le pâturin penchent la tête sur les pelouses et les pissenlits s’épanouissent. Dans les parterres, les asters, avides d’eau, se fanent et meurent, tandis que progressent les mauvaises herbes. Dans les tiges des camélias la sève cesse de monter ; elles ne porteront pas de bourgeons au printemps prochain. Sur les sarments des glycines et sur les rosiers, les feuilles se recroquevillent pour garder un reste de fraîcheur. Les concombres sauvages dessinent leurs arabesques sur la pelouse, le parterre et la terrasse. Aux temps anciens, les armées de l’Empire romain dispersées, les hordes barbares se sont ruées sur les provinces amollies ; ainsi maintenant les mauvaises herbes se hâtent de détruire les fleurs délicates que l’homme entourait de soins.


Le moteur tournait régulièrement. Le matin du second jour, Ish conduisit avec une prudence exagérée, obsédé par des images de crevaison, de direction ou de freins bloqués, de troupeaux de vaches obstruant la route. Les yeux fixés sur l’indicateur de vitesse, il s’efforçait de ne pas dépasser soixante kilomètres à l’heure.

Mais le moteur était puissant et, à chaque instant, l’aiguille montait à soixante-dix ou quatre-vingts.

Cependant conduire avait raison peu à peu de son découragement. Le dépaysement lui apportait un réconfort ; la fuite un soulagement. C’était, il se l’avouait tout bas, parce qu’il échappait pour un temps à la nécessité d’une décision. Tandis que les paysages se succédaient et qu’il voyait à chaque instant se lever le rideau d’un nouveau décor, il n’avait pas besoin de faire des projets d’avenir, de déterminer comment il vivrait ou même s’il pourrait vivre. Toute son attention appartenait au prochain virage.

La chienne était couchée près de lui. De temps en temps, elle posait la tête sur les genoux de son nouveau maître ; la plupart du temps, elle dormait paisiblement, et sa présence était aussi un réconfort. Jamais le rétroviseur ne lui montrait une auto sur la route, mais, par habitude, il l’interrogeait parfois du regard. Il voyait alors s’y refléter la carabine et le fusil, ainsi que le sac de couchage et les boîtes de provisions empilées sur la banquette du fond. Il était pareil à un marin dans son bateau aux cales pleines et paré pour la haute mer et il connaissait aussi l’indicible désespoir de l’unique survivant d’un naufrage, seul dans l’immensité.

Il suivait la route 99 qui traverse la vallée de San Joaquim.

Sans vitesse excessive, il faisait une excellente moyenne. Il n’était pas obligé de ralentir derrière un camion, ou de s’arrêter pour obéir aux signalisations – dont la plupart pourtant fonctionnaient encore – ou de réduire sa vitesse dans les villes. En réalité, il devait le reconnaître malgré ses craintes, la route 99 offrait plus de sécurité dans ces conditions que lorsqu’elle était encombrée de véhicules roulant à tombeau ouvert.

Il ne rencontra personne. Dans les villes, à force de chercher, il aurait bien trouvé quelqu’un, mais à quoi bon ? Il trouverait toujours quelques individus isolés quand il en aurait envie. Il voulait maintenant vérifier si quelque part une cité entière n’avait pas été épargnée.

L’immense plaine se déroulait à l’infini – vignes, vergers, champs de melons, champs de coton. L’œil exercé d’un fermier aurait peut-être discerné les effets de la disparition de l’homme, mais pour Ish rien encore n’avait changé.

À Bakersfield il quitta la route 99 et, par un chemin en lacet, franchit le col de Tehachapi. Aux champs succédèrent des pentes couvertes de chênes ; plus haut, des pinèdes sans clôtures ressemblaient à de grands parcs. Là aussi tout était désert. La solitude pourtant était moins pesante, car cette région avait toujours été presque inhabitée. De l’autre côté du col, Ish eut devant les yeux un vaste panorama où, à l’horizon, il devina les confins du désert. Ses craintes redoublèrent. Bien que le soleil fût encore haut à l’horizon, il fit halte dans la petite ville de Mojave et commença ses préparatifs.

Pour traverser ces trois cents kilomètres de désert, même dans l’Ancien Temps, les automobilistes se munissaient de provisions d’eau. En cas de panne, en certains endroits, on marchait toute une journée avant de trouver le moindre poste d’essence. Ish, qui ne pouvait compter que sur lui, devait multiplier les précautions.

Il s’arrêta devant une quincaillerie. La porte massive était Fermée à double tour. Le jeune homme brisa une vitre avec le marteau et entra. Il prit trois grands bidons et les remplit à un robinet d’où coulait encore un mince filet d’eau. Dans une épicerie, il prit aussi une bonbonne de cinq litres de vin rouge.

Cependant il ne s’estimait pas encore satisfait et les dangers du désert l’obsédaient. Sans trop savoir ce qu’il cherchait, il remontait la grand-rue quand une motocyclette attira ses regards. Elle était noire et blanche, comme celles des agents qui surveillent les routes. Malgré son découragement et sa peur, il éprouvait encore des scrupules à voler la motocyclette d’un policier. Cela ne se fait pas.

Cependant, après une brève hésitation, il descendit, examina la motocyclette, constata qu’elle était en parfait état, sauta en selle et lentement fit quelques tours dans la rue.

Dans la lourde chaleur de cette fin d’après-midi, il passa une heure à construire un plan incliné en planches pour hisser la motocyclette sur le porte-bagages de l’auto et l’y fixa solidement. Désormais, aussi heureux que le matelot sur son bateau, il possédait une chaloupe en cas de naufrage. Pourtant ses craintes augmentaient sans cesse et il ne pouvait de temps en temps s’empêcher de jeter un regard par-dessus son épaule.

Le soleil se coucha ; recru de fatigue, Ish prépara un repas froid et peu appétissant et le mangea sans entrain, toujours tenaillé par la peur. Il se demanda même ce qu’il ferait si son dîner lui donnait une indigestion. Quand il eut terminé, il trouva une boîte de farine pour chiens dans une épicerie et fit une pâtée. La chienne accepta l’offrande comme son dû ; puis, rassasiée, se pelotonna sur le siège de devant. Ish arrêta l’auto devant un hôtel de bonne apparence et pénétra dans une chambre, la chienne sur ses talons. Les robinets ne donnaient qu’un maigre filet d’eau. Apparemment dans cette petite ville, les techniques modernes de la distribution d’eau étaient encore inconnues. Il se lava tant bien que mal et se mit au lit ; la chienne se coucha en rond sur le parquet.

En proie à la terreur, il ne put trouver le sommeil. L’animal qui rêvait gémit et il sursauta. L’épouvante devenait intolérable. Il se leva pour s’assurer qu’il avait bien tourné la clé dans la serrure, sans savoir quel danger il redoutait ou contre quel ennemi il verrouillait sa porte. Il fut sur le point d’aller chercher un somnifère dans une pharmacie ; mais cette idée même l’effraya. Il pensa au cognac, mais le souvenir de M. Barlow lui rappelait les funestes effets de l’alcool. Il s’endormit enfin d’un sommeil agité.

Le matin, il s’éveilla la tête lourde et, dans la chaleur torride, hésita à commencer la traversée du désert. L’envie lui vint de rebrousser chemin et de prendre la direction du sud vers Los Angeles. Ce ne serait pas une mauvaise idée d’aller jeter un coup d’œil là-bas. Mais ces arguments, il le savait, étaient de simples prétextes, des dérobades devant l’exécution du plan initial ; il conservait encore trop d’amour-propre pour faire volte-face sans motif impérieux. Toutefois, il adopta un compromis en décidant de ne pas aborder le désert avant le coucher du soleil. C’était, se disait-il, une précaution élémentaire. Même, en temps normal, la plupart des voyageurs s’engageaient dans le désert la nuit pour éviter la forte chaleur.

Il passa la journée à Mojave, oppressé par la peur, se creusant la tête pour inventer de nouveaux moyens d’assurer sa sécurité. Enfin, quand le soleil s’abaissa vers les montagnes de l’ouest, il démarra, le chien près de lui sur le siège.

À peine avait-il parcouru quinze cents mètres qu’il sentit le désert se refermer sur lui. Aux dernières lueurs du soleil, les arbres de Josué se transformaient en étranges fantômes. Puis le crépuscule noya toutes les formes. Ish alluma les phares et les rayons illuminèrent la route désespérément vide. Jamais le rétroviseur ne reflétait de lointaines lumières jumelles annonçant l’approche d’une autre voiture. Quand les ténèbres furent complètes son anxiété n’eut plus de bornes. Malgré le ronronnement régulier du moteur, il passait en revue tous les accidents possibles. Il conduisait de plus en plus lentement, imaginant une crevaison, l’échauffement du moteur, un arrêt de l’arrivée d’essence, tout ce qui pouvait provoquer une panne sans espoir de secours. Il perdit même confiance dans la motocyclette qui lui servait d’assurance contre les risques. Quelques heures plus tard – il roulait très lentement – il passa devant un des petits postes du désert où jadis on pouvait trouver de l’essence, un pneu de rechange ou une consommation. Maintenant la maison était obscure et inhabitée et ne promettait aucune aide. Il passa et devant lui les rayons blancs de ses phares balayaient les ombres de la route ; le moteur ronflait ; que faire s’il s’arrêtait ?

Il avait fait une longue route quand la chienne près de lui se mit à gémir et à s’agiter. « Tais-toi », cria Ish ; la bête n’en continua pas moins à se plaindre et à se trémousser. « Oh ! ça va », dit-il et il stoppa, sans prendre la peine de se ranger au bord de la route.

Il descendit et ouvrit la portière. La chienne bondit à terre, décrivit quelques cercles mais sans prendre le temps de se soulager, elle leva soudain le museau et, avec une clameur trop sonore, semblait-il, pour un aussi petit corps, détala dans le désert. « Ici ! Ici ! » cria Ish, mais la chienne ne l’écouta pas et ses aboiements se perdirent dans le lointain.

Un silence de mort succéda à ses appels. Il sursauta, se rendant brusquement compte qu’un autre bruit aussi avait cessé. Le moteur, qui tournait au ralenti, avait calé. Pris de panique, le jeune homme sauta dans la voiture et appuya sur le démarreur. Le moteur aussitôt reprit son ronron. Le cœur d’Ish battait la chamade. Soudain il eut l’impression d’être le point de mire de milliers d’yeux invisibles ; il éteignit les phares et resta assis dans l’obscurité. « Voilà du propre ! » se dit-il.

Au loin, presque indistincts, résonnaient à nouveau les jappements de la chienne. Le son s’atténuait, puis reprenait de plus belle tandis que la bête tournait en rond à la poursuite d’un gibier quelconque. Ish songea à continuer sa route sans plus se soucier d’elle. Après tout, c’était elle qui s’était imposée. Puisqu’elle le lâchait maintenant en plein désert pour courir après le premier lapin venu, il se sentait quitte. Il débraya, mais ce fut pour s’arrêter au bout de quelques mètres. C’était trop lâche. La chienne, privée d’eau dans le désert, mourrait après d’atroces souffrances. En fait, il avait déjà contracté des devoirs envers elle, même si elle ne l’avait choisi qu’à des fins égoïstes. Accablé de solitude et de découragement, il eut un long frisson.

Quelques instants plus tard, un quart d’heure peut-être, Ish s’aperçut brusquement que la chienne était revenue sans plus de bruit qu’un fantôme. Elle était couchée et haletait, la langue pendante. Un violent accès de colère s’empara de lui. Il pensa à tous les vagues dangers auxquels la stupidité de cette bête l’avait peut-être exposé. La laisser mourir de soif dans le désert eût été cruel ; mais il pouvait s’en débarrasser par une fin rapide. Il descendit d’auto, le fusil à la main.

À ses pieds, il vit alors la chienne couchée, le museau sur les pattes, encore palpitante de sa course. Elle ne prit pas la peine de bouger, mais leva vers lui ses grands yeux où le blanc seul était visible. Après une bonne partie de chasse au lapin, elle revenait vers son maître, l’homme qu’elle avait adopté et qui s’acquittait si bien de ses fonctions en lui servant de savoureuses pâtées et en la conduisant dans une région giboyeuse où elle trouverait les lapins de ses rêves. Brusquement, Ish éclata de rire.

Ce rire dissipa son anxiété et il eut l’impression qu’un fardeau tombait de ses épaules. « Après tout, pensa-t-il, de quoi ai-je peur ? La mort est le pire qui puisse m’arriver. La plupart des gens m’ont précédé dans la tombe. Pourquoi craindrais-je de les rejoindre ? C’est le sort commun. »

Son soulagement était inexprimable. Il fit quelques pas sur la route pour associer son corps à l’allégresse de son âme.

Et il ne se contentait pas de laisser glisser un poids que dans quelques minutes il rechargerait sur ses épaules. Il faisait, pour ainsi dire, sa Déclaration d’Indépendance. Hardiment il s’avançait vers le Destin, le frappait en plein visage et le mettait au défi de rendre le coup.

Il se jura que, s’il devait vivre, il vivrait libéré de toute crainte. N’avait-il pas échappé à un désastre presque universel ?

En deux enjambées, il fut à l’arrière de l’auto, dénoua les cordes et déchargea la motocyclette. C’en était fini de ces précautions exagérées. Qui sait si le Destin n’attaquait pas de préférence les gens trop prudents ? En tout cas, le jeu n’en valait pas la chandelle. Désormais il risquerait le tout pour le tout et jouirait de la vie jusqu’à son dernier jour. Ne profitait-il pas d’un simple sursis ?

« Eh bien, viens, Princesse, dit-il d’un ton ironique, partons. » Dès qu’il eut prononcé ces mots, il comprit qu’il avait enfin donné un nom au chien. Et le nom était parfait dans sa banalité qui évoquait la calme existence d’autrefois. Elle serait la Princesse, cette bête qui exigeait les soins les plus assidus et, en récompense, fournissait à son nouveau maître un dérivatif et, de temps en temps, l’obligeait à penser à autre chose qu’à ses propres malheurs.

Cependant, tout bien réfléchi, il n’alla pas plus loin cette nuit-là. Fier de sa liberté reconquise, il se réjouissait simplement de sa plus grande chance. Il sortit le sac de couchage de l’auto et l’installa dans le sable, sous l’abri précaire d’un buisson de prosopis. Couchée près de lui, Princesse s’endormit profondément, fatiguée par sa chasse. En pleine nuit, Ish s’éveilla, mais n’éprouva aucune frayeur. Après tant d’épreuves, il avait atteint la paix. Princesse gémit dans son sommeil et agita les pattes comme si elle chassait encore le lapin. Puis elle se calma ; le jeune homme se rendormit.

Quand il s’éveilla, l’aube colorait de jaune citron le ciel au-dessus des collines du désert. Il avait froid et Princesse s’était blottie contre le sac de couchage. Il se mit debout, juste à temps pour assister au lever du soleil.


C’est le désert, le lieu sauvage. Depuis longtemps. Plus tard les hommes vinrent. Ils ont campé à côté des sources, mais malgré les blocs de pierre qu’ils ont éparpillés çà et là dans le sable et les chemins frayés dans l’épaisseur des buissons de prosopis, on s’aperçoit à peine de leur passage. Plus tard encore, ils ont posé des voies ferrées, tendu des fis électriques, tracé de longues routes droites. Cependant, en regard de l’immensité du désert, l’espace conquis se voyait à peine et, à dix mètres des rails ou du macadam, la nature sauvage maintenait son règne. Puis la race humaine s’est éteinte en laissant son œuvre derrière elle.

Le temps n’existe pas dans le désert. Mille ans y sont comme un jour. Le sable s’amoncelle, les grands vents déplacent les cailloux, mais les changements sont imperceptibles. De temps en temps, une fois peut-être par siècle, le ciel laisse échapper une trombe d’eau, des torrents dévalent avec fracas dans les lits des cours d’eau à sec et des galets s’entrechoquent dans les flots qui les emportent. Encore dix siècles et il se peut que la terre s’entrouvre et que des coulées de lave noire jaillissent de ses fissures.

Avec autant de lenteur qu’il a cédé aux hommes, le désert effacera leurs traces. Revenez dans mille ans, vous trouverez encore les blocs de pierre épars çà et là dans le sable et la longue route qui, à l’horizon, se perd entre deux collines en lames de couteau. Un peu de rouille, mais les rails seront toujours là. Quant aux fils de cuivre, ils sont presque inaltérables. Tel est le désert, la solitude lente à donner et lente à reprendre.


L’aiguille du compteur oscillait autour de cent vingt. Ish se grisait de vitesse, tout à la joie de sa liberté, sans une pensée pour une crevaison possible. Plus tard, il ralentit un peu pour regarder autour de lui avec un nouvel intérêt ; son œil exercé de géographe cherchait à reconstituer le drame de la disparition de l’homme. Dans cette région aucun bouleversement n’était visible.

À Needles, le niveau d’essence indiquait que le réservoir était presque vide. La production électrique s’était arrêtée et la pompe ne fonctionnait plus. Après quelques recherches, il découvrit un dépôt d’essence dans un faubourg de la ville et fit le plein. Puis il reprit son chemin.

Le Colorado traversé, il se trouva en Arizona ; la route montait entre de hauts rochers pointus et escarpés. Il vit enfin du bétail. Là, une demi-douzaine de bœufs et deux vaches avec leurs veaux paissaient dans un ravin. Ils levèrent la tête nonchalamment quand Ish arrêta l’auto pour les regarder. Ces bêtes du désert, quand elles ne broutaient pas près de la route, restaient des mois sans voir un être humain. Deux fois par an seulement, les cow-boys venaient les rassembler. La disparition de l’homme ici passerait presque inaperçue ; les troupeaux peut-être se reproduiraient plus rapidement. Dans quelque temps, les prairies dévastées n’auraient plus assez de nourriture pour tous, mais auparavant les loups gris feraient retentir ces ravins de leurs longs hurlements et apporteraient un nouveau moyen de limitation des nombres. À la fin cependant, Ish n’en doutait pas, les bœufs et les loups en arriveraient à une sorte d’équilibre inconscient, et le bétail, privé de maître, n’en serait pas moins gros et gras.

Plus loin, près de la vieille ville minière d’Oatman, se prélassaient deux ânes. Erraient-ils simplement aux alentours de la ville à l’époque du désastre ou étaient-ils de ceux qui déjà retournaient à l’état sauvage ? Ish l’ignorait ; en tout cas, ils paraissaient heureux de leur sort. Il descendit de voiture et essaya de les approcher, mais ils décampèrent et se tinrent à distance respectueuse. Le jeune homme permit alors à Princesse, qui jappait, de quitter l’auto et elle se lança à la poursuite des deux baudets. Le mâle, les oreilles baissées, les babines retroussées sur ses dents, lui fit face avec force ruades. Princesse tourna casaque et revint chercher la protection de son maître. L’âne, pensa Ish, serait de taille à se mesurer contre un loup, et un puma lui-même ne sortirait peut-être pas vainqueur de la lutte.

Il gravit la montagne qui domine Oatman et, sur l’autre versant, pour la première fois, trouva la route en partie bloquée devant lui. Ces derniers jours, un violent orage avait dû dévaster la région. Des trombes d’eau s’étaient abattues sur la pente et les conduits obstrués avaient déversé le long de la route des masses d’eau et de sable. Ish alla examiner de près les dégâts. En temps ordinaire, une équipe de cantonniers aussitôt alertée aurait déblayé le sable, nettoyé les conduits, remis tout en état. Personne n’ayant exécuté ces travaux, une couche de sable recouvrait la route. Plus bas, l’eau avait rongé le macadam sur une dizaine de centimètres au bord du chemin. À la prochaine tempête il y aurait davantage de sable, le bitume se fendillerait et le sable et les cailloux amoncelés formeraient un barrage infranchissable.

L’obstacle était encore peu sérieux et Ish passa sans trop de peine.

« Une brèche de quelques mètres et la plus belle route est inutilisable », pensa-t-il, et il se demanda combien de temps il pourrait circuler sans encombre. Cette nuit-là, de nouveau il coucha dans un lit et s’offrit une chambre dans le meilleur hôtel de Kingman.


Les bovins, les chevaux, les ânes, pendant des milliers de siècles ont vécu librement et ont erré à leur gré dans la forêt, la steppe et le désert. Puis l’homme a conquis le pouvoir et longtemps les bêtes à cornes, les chevaux, les ânes ont été ses esclaves. Son règne achevé, leur servitude a pris fin.

Attachées devant leur mangeoire dans les longues étables, les vaches, torturées par la soif, ont beuglé leur détresse et se sont tues. Parqués dans les enclos, les pur-sang aux pattes fines sont morts après une lente agonie.

Mais dans les vastes prairies, les herefords à blanc museau ont trouvé leur subsistance, et, même dans les fermes, le bétail a enfoncé les clôtures et repris sa liberté. Dans les prés, les chevaux et les ânes en font autant.

Les ânes recherchent le désert ainsi qu’aux anciens jours. Ils reniflent le vent d’est, galopent dans les lits des lacs desséchés et, à petits pas, gravissent les collines pierreuses ; les feuilles épineuses des buissons ne rebutent pas leur appétit peu délicat. Les béliers aux longues cornes leur tiennent compagnie.

Les chevaux préfèrent l’étendue illimitée des plaines. Ils mangent les pousses vertes du printemps, les graines fourragères de l’été, le foin de l’automne, et, l’hiver, le poil hérissé, ils grattent la neige pour trouver en dessous l’herbe séchée. Les cerfs à leurs côtés cherchent pâture.

Les plaines plus vertes et les forêts attirent les bêtes à cornes. Dans les fourrés, les vaches cachent leurs veaux nouveau-nés en attendant qu’ils soient assez grands pour les suivre. Les bisons sont leurs compagnons et leurs rivaux. Entre mâles des querelles sanglantes éclatent ; les plus forts seront définitivement vainqueurs et les bisons reprendront possession de leur ancien royaume. Alors les bovins s’enfonceront dans les bois et y trouveront un refuge.


À Kingman, l’électricité ne fonctionnait plus, mais l’eau coulait encore. Dans la petite cuisine de l’hôtel, le réchaud marchait au butane et la pression était normale. L’arrêt de la réfrigération électrique privait Ish d’œufs, de beurre et de lait. Mais il prit son temps et, après avoir pillé une épicerie, il prépara un excellent déjeuner : jus de pamplemousse, saucisses en conserve, crêpes, sirop. Il fit un grand pot de café qu’il additionna de sucre et de lait condensé. Princesse se régala de viande de cheval en conserve. Après déjeuner, à l’aide du marteau et du ciseau à froid, il perça le réservoir d’un camion, recueillit dans un bidon l’essence qui jaillissait et la transvasa dans le réservoir de sa voiture.

Il y avait des cadavres dans les rues, mais dans la chaleur sèche de l’Arizona, ils s’étaient momifiés au lieu de se décomposer et, s’ils n’étaient pas beaux à voir, du moins ils n’offusquaient pas les narines.

À quelque distance de Kingman, des pinèdes compactes se déroulaient à l’infini. La grand-route était à peu près le seul témoignage de la présence humaine. Aucun fil téléphonique ne la suivait, les clôtures étaient rares ; des pâturages s’étendaient à droite et à gauche, verdis par les pluies d’été et parsemés de petits arbres. L’élevage intensif, Ish ne l’ignorait pas, avait modifié l’aspect de la campagne, et la disparition de l’homme amènerait d’autres changements. Libérées de la menace des abattoirs, les bêtes à cornes se multiplieraient sans doute ; avant que leurs ennemis fussent assez nombreux pour en contrôler le nombre, elles auraient peut-être le temps de manger l’herbe jusqu’à la racine, de creuser des ravins, de transformer la physionomie du pays – ou bien, au contraire, des épidémies de piétin et de morve franchiraient les frontières libres du Mexique et anéantiraient les bovins. Ou bien les loups et les pumas proliféreraient rapidement. En tout cas, une chose était à peu près certaine : en vingt-cinq ou cinquante ans, la situation se stabiliserait et le monde peu à peu redeviendrait tel qu’il était avant l’apparition de la race blanche.

Les deux premiers jours, Ish avait été tenaillé par la peur ; le troisième, par réaction, il s’était grisé d’espace et de vitesse. Ce jour-là il n’était que calme et sérénité. Le silence qui s’était abattu sur le monde le pénétrait. Durant ses longs séjours dans les montagnes, il en avait goûté le silence sans l’analyser et ne s’était pas rendu compte que le bruit est une invention humaine. Les définitions de l’homme ne manquent pas, il en ajouterait une nouvelle : « L’animal créateur de bruit. » Il n’entendait maintenant que le ronron presque imperceptible de son moteur et n’avait pas besoin de klaxonner. Pétarades de camions, sifflets de trains, vrombissements d’avions, tout s’était tu. Les petites villes aussi étaient muettes, sans sirènes, ni carillons de cloches, ni vociférations de postes de radio, ni voix humaines. Peut-être était-ce la paix de la mort, mais en tout cas c’était la paix.

Ish roulait lentement, quoique sans crainte. Quand l’envie l’en prenait, il s’arrêtait pour regarder les spectacles qui s’offraient à ses yeux. À chaque halte, il se faisait un jeu de repérer quelques sons. Souvent, lorsqu’il avait coupé les gaz, le silence absolu régnait, même dans les villes. Parfois il entendait le ramage d’un oiseau ou le faible bourdonnement d’un insecte ; ou bien le murmure du vent dans les feuilles.

Un lointain roulement de tonnerre lui fit l’effet d’une agréable musique.

C’était l’après-midi, sur un haut plateau couvert de grands pins ; au nord, sous une capuche de neige, un pic se dessinait dans le ciel. À Williams, une locomotive, étincelante d’acier, stationnait dans la gare, à l’endroit où le mécanicien l’avait laissée ; il ne vit personne. À Flagstaff, un incendie avait détruit la plus grande partie de la ville ; tout était désert.

Un peu après Flagstaff, à un tournant de la route, deux corbeaux abandonnèrent une proie pour s’envoler à grands coups d’ailes. La nausée déjà aux lèvres, Ish s’approcha avec répugnance du lieu de ce sinistre repas, mais constata avec soulagement qu’il ne s’agissait que d’un mouton. Le corps gisait raide sur le bitume, la gorge ensanglantée. D’autres cadavres de moutons jonchaient les côtés de la route. Ish en compta vingt-six.

Des chiens ou des coyotes ? Il ne pouvait le dire, mais la scène était facile à reconstituer : traqué par ses ennemis, ce troupeau s’enfuyait à travers la prairie, et les moutons, qui se trouvaient à l’extérieur de la masse compacte ou qui en étaient séparés étaient abattus.

Un peu plus loin, il céda au caprice de prendre la petite route qui conduisait au Monument national de Walnut Canyon. La coquette maison du conservateur dominait le profond canyon parsemé des vestiges des demeures troglodytes. Ish profita de l’heure qui lui restait avant le crépuscule pour suivre l’étroit sentier et contempler avec un plaisir macabre ces décombres où jadis des hommes avaient vécu. Puis il revint sur ses pas et passa la nuit dans la maison au bord du canyon. L’eau d’une averse avait déjà coulé sous la porte. Personne ne l’avait épongée et elle formait une mare qui salissait le parquet. D’autres pluies tomberaient année après année, leurs dégâts s’accumuleraient et bientôt la coquette maison au bord du canyon tomberait en ruine et ne serait plus très différente de ces vieilles bicoques au pied des rochers. Et les ruines de deux civilisations se confondraient.


Les troupeaux eux aussi résisteront un certain temps. Même si les fauves les massacrent pour assouvir leur rage sanguinaire, des millions de moutons ne disparaissent pas en une journée ou un mois et des milliers d’agneaux continueront à venir au monde. Sur des millions, qu’importent quelques centaines de plus ou de moins. Cependant, non sans raison, « les brebis sans pasteur » ont été pour les hommes le symbole d’un peuple voué à l’extinction. Et un jour ou l’autre ils disparaîtront.

L’hiver ils errent lamentablement, aveuglés par la neige ; l’été, ils s’éloignent des cours d’eau et sont trop stupides pour retrouver leur chemin ; au printemps, les inondations les surprennent et les noient par centaines. Ils se jettent du haut des rochers et leurs corps en décomposition s’entassent dans les ravins ; et leurs prédateurs se multiplient – chiens retournés à l’état sauvage, loups, coyotes, pumas, ours. Des grands troupeaux, il ne restera plus que quelques lambeaux effrayés et traqués. Encore quelque temps et les moutons auront disparu de la surface de la Terre.

Voici des milliers d’années, elles ont accepté la protection du pasteur et ont perdu leur agilité et leur indépendance. Le berger n’est plus, elles le suivent dans la mort.


Le lendemain, Ish traversait les hautes plaines de la ligne de partage des eaux. C’était un riche pays d’élevage, et de nouveaux cadavres lui apprirent que les coyotes avaient attaqué les troupeaux. Très loin, au flanc d’une colline, il crut voir des moutons s’égailler en une fuite éperdue, mais il n’en était pas sûr.

Cependant un spectacle plus étrange frappa ses yeux : dans la prairie luxuriante, le long d’un cours d’eau des moutons broutaient paisiblement. Du regard il chercha le berger et sa maison roulante ; mais il n’aperçut que deux chiens. Le berger avait disparu mais, par habitude, les chiens continuaient leur tâche, rassemblaient les moutons, les forçaient à rester dans le pâturage aux alentours de la rivière et, sans doute, chassaient les maraudeurs qui, la nuit, flairaient une proie. Il fit halte pour mieux voir et garda Princesse près de lui sur le siège pour l’empêcher de troubler cette scène. Les deux chiens de berger, effrayés par l’auto, aboyèrent de toutes leurs forces et ramenèrent au centre du troupeau quelques brebis vagabondes. Hargneux et hostiles, ils restaient sur le qui-vive, à quelque cinq cents mètres. De même que, dans les villes, l’électricité se propageait encore le long des fils après la disparition de l’homme, dans les immenses étendues des pâturages les chiens assuraient la garde des troupeaux. Mais, pensa Ish, ce n’était pas pour bien longtemps.

La route traversait de vastes plaines. U.S. 66, déclaraient les bornes du chemin. C’était autrefois une voie importante, la route des Okies, qui menait en Californie ; elle avait fait le sujet d’une chanson populaire. On n’y voyait plus les grands cars à destination de Los Angeles passer comme des bolides ; plus de files de camions venant de l’est ou de l’ouest ; plus de carrioles où s’empilaient les meubles de quelque itinérant pour la cueillette des fruits ; plus d’autos étincelantes pleines de touristes curieux de danses indiennes ; pas même une charrette d’indien Navaho tirée par un cheval étique.

Le jeune homme descendit dans la vallée du Rio Grande, franchit le pont et monta la longue rue d’Albuquerque. C’était la plus grande ville qu’il traversait depuis qu’il avait quitté la Californie ; il fit résonner son klaxon et prêta l’oreille. Rien ne lui répondit et il jugea inutile de s’attarder.

Cette nuit-là, il coucha dans un hôtel à l’extrémité est d’Albuquerque d’où il apercevait la longue pente qui descendait vers le centre de la ville. L’obscurité régnait ; ici l’électricité ne fonctionnait déjà plus.

Le lendemain matin, il escalada la montagne et se trouva dans une région de buttes séparées par de vastes plaines. Une frénésie de vitesse s’empara à nouveau de lui et, sur les routes droites, il roulait à la vitesse maximum. Les buttes disparurent au loin. Il passa la frontière. Le Texas s’ouvrit devant ses yeux avec la monotonie du Panhandle[1]. Brusquement la chaleur devint torride. Autour de lui s’étendaient à l’infini des champs de chaume où les moissonneurs avaient déjà coupé les épis avant d’être fauchés à leur tour par la mort. Ce soir-là, il coucha dans les faubourgs d’Oklahoma.

Le matin il contourna la ville par un boulevard extérieur et s’engagea sur la route 66 en direction de Chicago, mais quelques kilomètres plus loin, un arbre déraciné bloquait le passage. Il descendit pour mieux se rendre compte. Un de ces ouragans, qui ravagent si souvent les plaines, s’était élevé. Devant une ferme un haut peuplier s’était abattu et cachait la route dans un enchevêtrement de feuilles et de branches. Une demi-journée de travail serait nécessaire pour se frayer un chemin dans ce fouillis de verdure. En un éclair, Ish comprit que c’était un épisode symbolique dans ce grand drame qu’il s’était donné pour mission d’observer. La route 66, une des plus renommées d’Amérique ! Et la voilà obstruée par la chute accidentelle d’un arbre ! Il était possible de déblayer le chemin, mais les effets de ces efforts seraient éphémères. Les orages couvriraient la route de boue, la terre des talus s’éboulerait ; une crue emporterait un pont. Dans quelques années, seul un pionnier dans un fourgon oserait s’engager sur la route 66 pour aller de Chicago à Los Angeles.

Ish pensa à faire un détour à travers champs, mais les pluies récentes avaient détrempé le sol. Sa carte routière lui indiqua qu’il trouverait à quinze kilomètres au sud un chemin qui le ramènerait sur la grand-route. Il fit demi-tour et revint en arrière.

Mais, quand il eut franchi les quinze kilomètres, il ne vit aucune raison pour retourner sur la 66. La route secondaire le menait droit vers l’est et, autant qu’il pouvait en juger, cette direction en valait une autre. « Cet arbre abattu, pensa-t-il, a peut-être changé tout le cours de l’histoire humaine. Qui sait ce qui m’attendait à Chicago ? Ailleurs, mon destin sera différent. »

Il traversa donc l’Oklahoma en direction de l’est. Partout la campagne était déserte. Les collines onduleuses, revêtues de chênes verts rabougris, n’avaient pas changé d’aspect. Dans les plaines, les champs de blé et de coton se succédaient. Le blé dru et vivace dressait ses épis au-dessus de l’ivraie ; il promettait une abondante récolte. Mais les mauvaises herbes étoufferaient vite le coton.

La chaleur de la canicule était accablante et, peu à peu, avait raison des habitudes de la vie civilisée. Ish continuait à se raser tous les matins, plus pour la sensation de bien-être que lui procurait cette opération que par souci esthétique, mais il n’avait pas coupé ses cheveux qui pendaient en longues mèches sur son cou. Il les tailla maladroitement avec des ciseaux. Il portait un blue-jean et une chemise ouverte. Tous les matins, il jetait la chemise et en enfilait une propre. Il avait perdu son feutre gris et, dans un bazar d’Oklahoma, il prit un chapeau de paille bon marché, pareil à ceux qui protègent du soleil les cultivateurs, en été.

Cet après-midi-là, il pénétra dans l’Arkansas et, tout imaginaires que soient les frontières, il eut conscience d’un changement. Là, la sécheresse des plaines n’était plus qu’un souvenir, et le temps était chaud et humide. Aussi la végétation envahissait-elle les routes et les bâtiments. Déjà les vignes vierges et les rosiers grimpants avaient lancé des rejets qui se balançaient devant les fenêtres et pendaient aux avant-toits et au-dessus des porches. Les petites maisons avaient l’air de reculer timidement et de se cacher dans les bois. Les clôtures aussi disparaissaient. Plus de ligne de démarcation entre la route et la campagne environnante. Le gazon et les mauvaises herbes verdissaient les plus petites fentes du macadam ; d’audacieuses pousses de ronce se frayaient un passage au milieu de la chaussée. Les longues vrilles de quelque plante grimpante arrivaient jusqu’à la ligne blanche qui coupait en deux la route, et rejoignaient celles venues de l’autre côté.

Les pêches étaient mûres et Ish apporta quelque variété à ses menus de conserves en pillant un verger. À son approche, quelques porcs, qui se régalaient de fruits tombés, décampèrent. Cette nuit-là, il coucha à North Little Rock.


Les porcs de race meurent dans leurs porcheries modèles et les grosses truies grognent pour réclamer leur pâtée, mais dans maintes fermes, les cochons errent librement sans clôture. Ils n’ont pas besoin de l’homme. Par temps chaud, ils recherchent les marécages près des fleuves, y font leur demeure et se vautrent dans la boue avec des grognements de volupté. La fraîcheur les ramène dans les bois de chênes où ils se gavent de glands. Les nouvelles générations auront des pattes plus agiles, un corps plus mince, des défenses plus longues. La fureur des mâles fait même reculer le loup et l’ours. Comme l’homme, ils mangent la chair, les volailles, les tubercules, les noix, les fruits. Ils vivront.


Le lendemain matin, aux abords d’une petite ville, Ish sursauta : ses yeux tombaient sur le spectacle inattendu d’un jardin désherbé avec soin et bien entretenu. Il s’arrêta, descendit de voiture et, pour la première fois, trouva ce qu’on pouvait, en amplifiant un peu les faits, appeler un groupe social. C’étaient des Noirs – un homme, une femme qui n’était plus de la première jeunesse, un jeune garçon. La taille lourde de la femme promettait la venue prochaine d’un quatrième citoyen.

Ils étaient craintifs. Le garçon se tenait à l’écart, curieux, mais effrayé, occupé à se gratter la tête, sans doute peuplée de poux. La femme gardait le silence et ne répondait qu’aux questions directes. L’homme avait enlevé son chapeau de paille et nerveusement pétrissait entre ses doigts le bord dépenaillé ; des gouttes de sueur, nervosité ou chaleur du matin, coulaient sur son front noir et luisant.

Ish comprenait à peine le grossier dialecte que la gêne rendait plus inintelligible encore. Il comprit cependant que ces gens ne connaissaient pas d’autres rescapés dans le voisinage ; en réalité ils n’étaient au courant de rien, car, depuis le désastre, ils n’avaient quitté leur demeure que pour de courtes promenades à pied. Ce n’était pas une famille, mais l’association fortuite de survivants – trois êtres humains qui, contrairement à la loi des probabilités, avaient échappé à l’épidémie dans une même petite ville.

Ish se rendit bientôt compte qu’ils étaient encore sous le coup de la catastrophe et aussi qu’ils avaient conservé les préjugés tenaces de leur ancienne existence. Ils osaient à peine parler en présence d’un Blanc et ne levaient jamais les yeux sur lui.

Malgré leur répugnance évidente, Ish examina leur demeure. Bien qu’ils eussent pu choisir entre toutes les maisons de la ville, ils se contentaient de la cabane grossière où la femme habitait avant le désastre. Sans entrer, Ish, par la porte ouverte, vit le lit et les chaises branlantes, le poêle de fonte, la table recouverte d’une toile cirée et les mouches qui bourdonnaient autour des provisions que rien ne protégeait. L’extérieur était mieux. Ils avaient un jardin magnifique, un joli carré de blé et ils cultivaient un petit champ de coton ; que diable feraient-ils du coton, c’était là le mystère. Apparemment, ils continuaient à exécuter les besognes habituelles aux gens de leur milieu et de leur race et ils en éprouvaient une impression de sécurité.

Ils avaient des poulets dans un poulailler et quelques porcs. Leur embarras naïf lorsque l’attention d’Ish se porta sur les porcs avouait clairement qu’ils les avaient chapardés dans une ferme. L’homme blanc les obligerait peut-être à une restitution.

Ish leur demanda des œufs frais et, en échange d’une douzaine, leur offrit un dollar. Ce marché les combla de joie. Au bout d’un quart d’heure, tous les sujets de conversation épuisés, Ish remonta dans son auto, au grand soulagement de ses hôtes rétifs.

Il resta un moment devant le volant, plongé dans ses pensées. « Si je restais ici, songeait-il, je pourrais vivre en monarque absolu. Cela ne leur ferait aucun plaisir, mais l’atavisme aidant, ils se résigneraient, je crois – ils cultiveraient des légumes, élèveraient pour moi de la volaille et des porcs et j’aurais une vache ou deux. Ils travailleraient et je n’aurais qu’à me tourner les pouces. Je serais roi, du moins pour ces trois Noirs. »

Mais cette idée ne le retint pas et il démarra en pensant que ces Noirs avaient, mieux que lui, tiré parti de la situation. Comme un nécrophage, il s’engraissait des restes de la civilisation ; eux, du moins, ils avaient une existence stable et créatrice, au contact de la terre, et pourvoyaient à leurs besoins par leur propre travail.


Sur les cinq cent mille espèces d’insectes, quelques douzaines seulement s’aperçoivent de la disparition de l’homme ; les seuls à être menacés d’extinction sont les trois espèces parasites de l’homme. Si ancienne, sinon honorable, est cette association qu’elle a servi d’argument en faveur de la théorie darwinienne : les anthropologistes, en effet, ont remarqué que toutes les tribus isolées font sur leur corps la chasse aux mêmes parasites, et ils en ont conclu que c’est le legs de nos ancêtres, les premiers hommes singes, à leurs descendants.

Depuis ces temps reculés, au cours des millénaires, ces parasites se sont adaptés de leur mieux à leur univers, le corps de l’homme. Ils formaient trois tribus qui avaient pour domaines respectifs, la tête, les vêtements, les parties sexuelles. Ainsi, malgré leurs différences raciales, ils observaient les termes tacites d’une alliance tripartite et donnaient à leur hôte un exemple à suivre. Mais leur adaptation parfaite au corps humain leur a ôté la possibilité d’exploiter un autre hôte.

La chute de l’homme entraîne donc leur propre ruine. Quand ils ont senti que leur univers se refroidissait, ils se sont mis à la recherche d’un autre monde habitable et, faute d’en trouver, sont morts. Des myriades ont connu ainsi une fin pitoyable.

Peu de lamentations salueront le convoi funèbre de l’Homo sapiens. Le Canis familiaris, individuellement, poussera peut-être quelques hurlements, mais, représentant d’une espèce abreuvée de coups de pied et de jurons, il se réjouira et s’en ira rejoindre ses frères sauvages. Que l’Homo sapiens cependant se console à l’idée que son enterrement sera suivi par trois pleureurs sincères.


Ish arriva au pont qui franchit le large fleuve aux eaux brunes ; là un camion en panne bloquait l’étroit chemin de Memphis.

Pareil à un gamin qui fait quelque chose de défendu et sera puni, il brava les règlements de la circulation, et prit à gauche de la voie ferrée l’étroit chemin à sens unique pour l’Arkansas, et résolument se dirigea vers le Tennessee.

Mais il ne rencontra personne et, toujours dans le sens interdit, il continua sa route. Memphis était aussi vide que les autres villes, mais le vent venait du sud et apportait une puanteur fétide des quartiers naguère populeux autour de Beale Street. Dégoûté d’avance des cités méridionales, Ish s’enfonça en pleine campagne.

Il n’était pas allé bien loin lorsque la pluie succéda au vent. Sous l’ondée, le trajet était fastidieux et, puisqu’il était peu pressé et sans but précis, le jeune homme s’installa dans un hôtel à l’extrémité d’une petite ville dont il ne prit pas la peine de vérifier le nom. Dans la cuisine, le gaz avait encore de la pression et les œufs frais constituèrent le plat de résistance de son dîner. C’était un vrai festin et, pourtant, quand il les eut mangés, il ne se sentit pas rassasié. « Je me demande, pensa-t-il, si ma nourriture est suffisante. » Peut-être ferait-il bien de trouver des vitamines dans une pharmacie.

Plus tard, il détacha Princesse et la chienne disparut dans la pluie avec un long jappement qui annonçait qu’elle était sur une piste. Avec ennui, il pensa qu’il serait sans doute obligé d’attendre une heure son bon plaisir. Mais elle revint plus tôt, sentant le putois à plein nez. Ish l’enferma dans le garage et elle se plaignit amèrement en son langage de ce honteux manque d’égards.

Le jeune homme se coucha avec la sensation que quelque chose lui manquait. « Le choc a été plus fort que je ne l’avais imaginé, pensa-t-il. Ou bien c’est la solitude qui me pèse ; à moins que ce ne soit le vieil instinct sexuel qui fasse des siennes. »

Une émotion violente a parfois d’étranges effets, il le savait. Il se rappela l’histoire d’un homme qui avait vu sa femme tuée devant ses yeux dans un accident et qui était resté impuissant durant des mois.

Il pensa aux Noirs rencontrés quelques heures plus tôt. La femme, proche de la quarantaine, presque parvenue au terme de sa grossesse et qui jamais, sans doute, n’avait été belle, ne pouvait l’avoir troublé à ce point. Ce qui l’avait frappé chez ces gens, c’était la sécurité dont ils jouissaient, grâce au contact permanent avec la terre. Princesse aboya dans le garage, il jura et s’endormit.

Le matin il s’éveilla mécontent et inquiet. L’orage n’était pas encore terminé, mais, pour le moment, la pluie avait cessé. Il décida de rester mais de faire une promenade à pied sur la route. Avant de partir, il ouvrit la porte de l’auto et aperçut la carabine posée sur la banquette. Il l’avait à peine touchée depuis son départ de Californie ; sans intention précise, il la prit sous son bras et descendit la route.

Princesse le suivit quelques mètres, puis découvrit une nouvelle piste et, malgré son aventure de la veille, s’enfuit sur la colline avec force jappements joyeux. « Bonne chance », lui cria son maître.

Ish, quant à lui, n’avait d’autre désir que de se dérouiller les jambes ou de trouver un arbre chargé de fruits mûrs. Il ne pensait pour ainsi dire à rien quand il aperçut une vache et un veau dans un champ. Cela n’avait rien de remarquable en soi et tous les champs du Tennessee pouvaient lui offrir le même spectacle. Le fait exceptionnel, c’est que la carabine chargée était sous son bras, et, brusquement, il comprit le vague souhait de son subconscient.

Avec soin il appuya la carabine sur une palissade et prit pour ligne de tir l’épaule rousse du veau. Il était presque à bout portant, il appuya sur la détente, la balle partit et il reçut le recul de l’arme en pleine poitrine. Lorsque le bruit eut cessé, le veau poussa un long soupir ; ses pattes écartées tremblaient, un mince filet de sang coulait de ses narines. Puis il chancela et s’affaissa.

La vache, effrayée par la détonation, s’était enfuie ; elle restait immobile à quelques mètres, indécise. Ish ignorait si elle ne l’attaquerait pas pour défendre son veau. Visant attentivement, il lui logea une balle derrière l’épaule. Puis il tira deux fois encore pour abréger ses souffrances quand elle s’écroula.

Il alla chercher le couteau de chasse dans la voiture et en profita pour recharger la carabine. Ses réactions l’étonnaient. Jusque-là il ne s’était jamais préoccupé des armes et voilà qu’il déclarait la guerre à la nature et craignait la loi du talion. Cependant, quand il arriva là où gisaient la vache et le veau et qu’il eut escaladé la clôture, il ne rencontra aucune résistance. Le veau, à sa consternation, respirait encore. Dégoûté par ce travail de boucher, il lui coupa la gorge. Il n’avait jamais chassé et jamais n’avait tué un animal ; ce fut donc un lamentable bousillage. Couvert de sang, il réussit à dégager le foie et s’aperçut qu’il n’avait rien pour le mettre, sinon sa main. Il fut obligé de déposer la masse sanglante au milieu des entrailles du veau et d’aller chercher une casserole dans la voiture. À son retour, un corbeau, à coups de bec, arrachait déjà les yeux de la bête.

Quand enfin le foie fut dans la petite cuisine, Ish, sale et maculé de sang, avait perdu tout appétit. Il se lava de son mieux et rôda sans but, car la pluie tombait de nouveau. Princesse, de retour, demanda à entrer. L’averse l’avait débarrassée de l’odeur du putois et il lui ouvrit la porte. Elle revenait trempée, égratignée par les ronces, pleine de boue, les pattes meurtries. Allongée par terre, elle fit sa toilette avec sa langue. Ish lui-même était couché sur le lit, épuisé par l’émotion et, cependant, satisfait. Dehors la pluie tombait à verse. Au bout d’une heure, pour la première fois depuis le désastre, Ish comprit qu’il éprouvait une nouvelle sensation : il s’ennuyait.

Dans sa chambre, il découvrit un périodique vieux de six mois et lut une nouvelle où le traditionnel couple d’amoureux se trouvait aux prises avec une difficulté des temps modernes : la rareté des appartements. Une histoire sur la construction des pyramides n’eût pas été plus étrangère à la situation présente. Durant la matinée, il parcourut trois romans, mais la publicité lui parut beaucoup plus divertissante. Sur dix réclames, pas une seule n’était d’actualité ; elles n’étaient pas destinées à des individus isolés, mais aux membres de la société : par exemple, la mauvaise haleine est préjudiciable, non parce qu’elle est peut-être un symptôme de carie dentaire ou de mauvaise digestion, mais parce que, si vous avez mauvaise haleine, les jeunes filles refuseront de danser avec vous ou bien votre petit ami ne se déclarera pas.

Cependant le périodique eut l’avantage de détourner ses pensées de lui-même. À midi il avait faim, et quand il regarda le foie qui attendait paisiblement dans une casserole, il s’aperçut que le souvenir du veau ensanglanté n’avait plus rien d’obsédant. Il mit à frire une tranche succulente pour son déjeuner et se régala. Il avait tout simplement besoin d’un morceau de viande fraîche, conclut-il, et Princesse eut sa part du festin.

La digestion de son déjeuner s’accompagna d’un sentiment de détente satisfaite. Tuer un veau n’est pas un exploit héroïque et Ish ne pouvait encore se vanter de subvenir tout seul à sa nourriture. Pourtant c’était mieux que d’ouvrir une boite de conserve et plus proche de la réalité. Il avait cessé d’être un simple pillard et profitait de l’exemple que lui avaient donné les trois Noirs. Cela semble un paradoxe qu’un acte de destruction soit l’équivalent d’un acte de création ; c’était cependant ce qu’il ressentait.


Une clôture est une réalité et c’est en même temps un symbole. Entre les troupeaux et les récoltes, la clôture s’élevait comme un fait ; mais entre le seigle et l’avoine, ce n’était qu’un symbole, car, du seigle et de l’avoine, aucun ne dévorerait l’autre. À cause des clôtures, la terre était morcelée en tronçons et en lopins. Le pâturage, brusquement arrêté par la clôture, faisait place au champ labouré ; de l’autre côté du champ, le long de la clôture, courait la grand-route et, après la grand-route, venait le verger, puis une autre clôture qui protégeait les pelouses et la maison, et encore une autre autour de la basse-cour. Une fois toutes les clôtures abattues – réelles ou symboliques – il n’y a plus ni tronçons ni lopins de terre, ni changements brusques, mois d’imprécises ondulations où les couleurs s’estompent, où fleurs et plantes se confondent comme au commencement des siècles.


De nouveau Ish perd la notion du temps. Il ne parcourt pas de longues distances ces derniers jours, la pluie tombe trop fort et les routes ne sont pas droites et lisses comme celles de l’Ouest. De plus il a perdu tout appétit de vitesse. Il se dirige vers le nord-ouest, franchit les collines du Kentucky, traverse les terres d’alluvions de l’Ohio et entre en Pennsylvanie.

Il fait preuve de plus d’initiative et cueille du blé vert dans les champs envahis par les herbes. Il y a aussi les baies mûres et les fruits. De temps en temps, dans un jardin, il trouve une ou deux laitues respectées par les limaces. Souvent il arrache des carottes et les mange crues, car il a toujours beaucoup aimé les carottes ainsi. Il a tué un cochon de lait et avec son fusil a tiré deux perdreaux. Un jour, avec Princesse, enfermée dans l’auto malgré ses protestations bruyantes, il a passé deux heures délicieuses à suivre des dindons qui décampaient dès qu’ils étaient à portée de fusil. Enfin il réussit à s’approcher assez pour abattre un mâle. Ce volatile, quelques semaines plus tôt, était l’hôte d’une basse-cour, mais il était retourné à l’état sauvage et, en butte à la convoitise des renards et des pumas, il était devenu aussi rusé que s’il avait toujours vécu dans les bois.

Entre deux ondées le temps était chaud et, quand il en avait envie, Ish se déshabillait et piquait une tête dans quelque rivière aux eaux tentantes. L’eau des robinets avait mauvais goût, il buvait aux sources et aux puits ; d’ailleurs, les grands fleuves eux-mêmes, jugeait-il, ne recevaient plus les eaux des égouts ni les déchets des usines.

Habitué désormais à l’aspect des villes, il pouvait conjecturer si elles étaient entièrement vides ou si, à force de recherches, il avait quelque chance de trouver un survivant ou deux. Les magasins de spiritueux étaient souvent pillés. Les autres maisons, en général, restaient intactes ; çà et là pourtant une banque montrait des traces d’effraction ; l’argent semblait conserver son prestige. Dans les rues errait parfois un porc ou un chien, plus rarement un chat.

Même dans ces régions jadis si populeuses, les cadavres étaient relativement peu nombreux et la puanteur moins nauséabonde qu’il ne l’avait craint. La plupart des fermes et nombre de petites villes avaient été abandonnées ; les derniers habitants avaient gagné les grands centres pour recevoir des soins médicaux, quand ils ne s’enfuyaient pas en pleine montagne dans l’espoir d’échapper à l’épidémie. Dans les faubourgs des grandes villes, des tas de terre indiquaient les endroits où les bulldozers avaient fonctionné jusqu’aux derniers jours. Bien entendu, à la fin, beaucoup de corps étaient restés sans sépulture, mais c’était habituellement dans le périmètre des hôpitaux qui avaient servi de points de concentration. Averti par son odorat, Ish évitait ces charniers ou passait en trombe.

Les survivants, le plus souvent, étaient des gens isolés, de temps en temps des couples. Ils ne bougeaient pas de leur maison. Parfois ils s’efforçaient de le retenir, mais jamais ils n’offraient de l’accompagner. Il n’avait pas encore trouvé le compagnon souhaité. En cas de besoin, pensait-il, il pourrait revenir.

La campagne se transformait plus rapidement que les villes, bien qu’on n’eût pas imaginé cela au début. Les mauvaises herbes envahissaient les champs. Dans cette région, le désastre avait eu lieu avant les moissons, et, des épis alourdis, tombait une pluie de grains de blé. Les vaches et les chevaux erraient en liberté, les palissades s’effondraient un peu partout. Çà et là, un champ de blé, protégé par une clôture solide, restait intact, mais, le plus souvent, les animaux avaient pratiqué des brèches et s’étaient introduits à l’intérieur.

Un matin il traversa la rivière Delaware pour entrer dans l’État de New Jersey ; au début de l’après-midi il serait à New York.

CHAPITRE IV

Vers midi il atteignit l’autoroute Pulaski. À l’âge de quinze ans, il était venu là en auto avec son père et sa mère. La circulation intense l’avait terrifié ; les camions et les voitures arrivaient en trombe, semblant venir de tous les côtés à la fois, puis brusquement disparaissaient comme par enchantement en s’engouffrant dans les passages souterrains. Il se rappelait que son père surveillait avec anxiété les signaux lumineux et que sa mère, nerveuse et apeurée, lui donnait des conseils. Mais maintenant Princesse dormait près de lui et il roulait seul sur l’autoroute.

De loin il aperçut le faîte des gratte-ciel, gris perle sur un ciel nuageux ; en raison d’une récente ondée, le temps était frais pour la saison.

À la vue des gratte-ciel, une étrange émotion lui serra le cœur. Il comprenait maintenant à quel obscur mobile il avait obéi en mettant le cap sur New York. Pour tout Américain, cette ville était le centre du monde. Les événements survenus là, tôt ou tard, devaient se répercuter partout ailleurs : « Si Rome périt, le monde s’écroule. »

Arrivé au carrefour au-dessus de Jersey City, il fit halte au milieu de l’autoroute pour lire les indications. Son arrêt ne déclencha pas derrière lui une cacophonie de grincements de freins, de coups de klaxon, d’injures de chauffeurs furieux, d’ordres d’agents transmis par les haut-parleurs. « Du moins, pensa-t-il, la vie est plus calme. » Très haut dans le ciel, un oiseau – une mouette sans doute – poussa deux cris rauques à peine perceptibles. Son moteur tournait au ralenti avec un ronron aussi berceur qu’un bourdonnement d’abeille. Au dernier moment, Ish ne put se décider à emprunter un des passages souterrains. Livrés à l’abandon, ils étaient peut-être remplis d’eau et il avait vaguement peur de ne plus pouvoir en sortir. Il fit demi-tour, traversa le pont désert George-Washington et arriva à Manhattan.


Couchée dans les bras de ses fleuves, la cité vivra encore de longues années. Le temps a peu de prise sur la pierre, la brique, le béton armé, l’asphalte, le verre. L’eau y imprime des taches noires, la mousse les verdit, quelques brins d’herbe poussent dans les lézardes, mais la surface seule est atteinte. Une vitre branle et une rafale de vent la brise. L’orage détache les tuiles d’une corniche. Un mur s’incline, ses bases rongées par les pluies ; quelques années plus tard, il s’écroule et ses briques jonchent la rue. Les frimas accomplissent leur œuvre ; en mars, au dégel, la pierre s’écaille. C’est un lent effritement. Les eaux de pluie remplissent les caniveaux et s’écoulent dans les égouts, et si les égouts se bouchent, elles s’en vont jusqu’aux fleuves. La neige s’amoncelle dans les creux et au coin des rues ; personne ne la déblaie. Au printemps elle fond et remplit aussi les rigoles. De même que dans le désert, une année passe comme une heure de la nuit, un siècle est ici pareil à un jour.

D’ailleurs, la cité a beaucoup de ressemblances avec le désert. Sur le sol, revêtu de goudron et d’asphalte, les eaux de pluie se divisent en deux torrents pour gagner les fleuves. Çà et là, dans une fissure, la mousse se glisse sournoisement et les herbes vigoureuses prospèrent, mais ni arbres, ni vignes, ni hautes graminées ne prennent racine. Les grands arbres, faute de soins, meurent le long des avenues. Les cerfs et les lapins évitent les rues vides ; les rats eux-mêmes décampent. Seules les créatures ailées trouvent là leur refuge : les oiseaux font leur nid sur les hautes corniches ; soir et matin, les fenêtres aux vitres cassées livrent passage aux chauves-souris. Oui, la cité a encore des siècles de vie devant elle.


Ish avait l’intention de suivre Broadway jusqu’à Battery. Mais à la 170e Rue un écriteau proclamait « Rue barrée » et une flèche lui enjoignait de faire un détour vers l’est. Rien ne l’empêchait de passer, mais par caprice il obéit docilement. Il s’engagea dans l’avenue d’Amsterdam et prit de nouveau la direction du sud. Ses narines lui indiquaient que le centre médical avait été l’un des derniers points de concentration et que l’écriteau en détournait les automobilistes.

L’avenue d’Amsterdam était vide. Sûrement, quelque part dans cet entassement de béton armé, de briques, de mortier, de plâtre, dans ces trous et ces grottes que les hommes avaient baptisés « chambres », « salons », « cuisines », des êtres humains continuaient à vivre. La catastrophe avait été presque universelle et dans Manhattan surpeuplé, l’épidémie avait certainement fait plus de ravages qu’ailleurs. Et ce qu’il appelait le Coup de Grâce avait dû être encore plus dur pour cette population urbaine. Néanmoins Ish savait par expérience que toutes les villes avaient leurs rescapés ; sur ses millions d’habitants, Manhattan en comptait bien quelques-uns. Mais il ne se donna pas la peine de klaxonner ; un individu isolé çà et là n’avait que peu d’intérêt, il le savait.

Il continua, rue après rue, sans apercevoir le moindre signe de vie. Les nuages s’étaient dispersés et le soleil brillait très haut, mais les trottoirs étaient aussi vides que si la lune avait été à sa place ; et même à 3 heures du matin jadis, il aurait bien rencontré un agent de police en train de faire sa ronde ou une auto en maraude. Il passa devant un terrain de sport désert lui aussi.

Quelques voitures stationnaient devant les maisons. Il se rappela que son père lui avait montré Wall Street assoupi dans la torpeur d’un dimanche matin. Aujourd’hui le silence était plus pesant encore.

Près du stade Lewisohn, deux chiens maigres – premier signe de vie – furetaient dans un passage. Dans la rue voisine, quelques pigeons prirent leur vol, ce fut tout.

Plus loin, il longea les bâtiments en briques rouges de l’université de Colombia et s’arrêta devant la haute cathédrale. Elle était inachevée et le resterait.

Il poussa la porte et entra. Une seconde il eut l’horrible pensée que la nef serait pleine des cadavres de fidèles réunis là pour passer leurs dernières heures en prières. Mais ses craintes étaient vaines. Il s’engagea dans un bas-côté et visita l’une après l’autre les petites chapelles de l’abside où Anglais, Français, Italiens et autres de cette cité polyglotte et grouillante s’étaient agenouillés pour prier. Le soleil ruisselait à travers les vitraux. C’était aussi beau que dans son souvenir. Il eut un désir éperdu de tomber à genoux au pied de l’un de ces autels. « Il n’y a pas d’athées dans un trou d’obus », se dit-il, et qu’était le monde maintenant sinon un immense trou d’obus. Mais les événements n’étaient pas de nature à démontrer que Dieu s’intéressait particulièrement aux hommes, masses ou individus.

Il redescendit par l’allée principale et, avant de sortir, il se retourna pour contempler la nef et se pénétrer de sa beauté. Il se sentait la gorge serrée. C’en était donc fini des luttes et des aspirations de l’homme… Il sortit dans la rue déserte et remonta dans la voiture.

Devant le parvis de la cathédrale il vira vers l’est et, bravant les signalisations, entra dans Central Park et suivit la rive est ; ce jour d’été, les gens avaient peut-être été attirés par le parc comme en temps normal. Mais il ne rencontra aucun promeneur. De sa précédente visite, enfant, il avait gardé le souvenir de nombreux écureuils, mais les écureuils avaient disparu ; les chiens et les chats affamés avaient déjà dû leur régler leur compte. Un bison broutait une pelouse, un peu plus loin c’était un cheval. Il passa derrière le Metropolitan Muséum et il aperçut l’Obélisque de Cléopâtre, veuve de tant de générations d’hommes. Arrivé à la statue de Sherman, il prit la 5e Avenue et un bout de psaume chanta dans sa mémoire : « Maintenant à quoi vous servent vos victoires ? »


Île à l’intérieur d’une autre île, le rectangle vert du parc demeurera. Son sol découvert reçoit les bienfaits des pluies et du soleil. La première saison, l’herbe grandit ; les semences tombent des arbres, des buissons, et les oiseaux en apportent de nouvelles. Encore deux saisons, trois saisons, et les jeunes arbres impatients de vivre seront sortis de terre. Encore vingt années, et ce ne sera plus qu’une jungle où chaque arbre s’efforcera de monter plus haut que ses voisins pour capter la lumière ; là, les vigoureuses essences indigènes, le frêne vivace et envahisseur et l’érable auront étouffé les délicates plantes exotiques jadis protégées par l’homme. La piste cavalière s’effacera, un épais tapis de feuilles mortes recouvrira les routes étroites. Encore cent ans, et une forêt de haute futaie s’élèvera, toute trace de l’homme ayant disparu, à l’exception d’une arche de pierre qui enjambe encore un ruisseau et forme une étrange grotte. La biche entre dans les bois, le chat sauvage bondit sur le lapin et la perche prend ses ébats dans le lac.


Dans les hautes vitrines des magasins de modes, les mannequins aux poses affectées arboraient toujours des toilettes multicolores et des bijoux étincelants, mais la 5e Avenue se déployait déserte devant Ish, aussi morte que la rue principale de Podunk un dimanche matin. Une bijouterie de luxe avait été fracturée. « J’espère, pensa Ish, que le voleur avait un bon estomac pour digérer des diamants, pauvre bougre ! Non, mieux vaut penser que ces jolis cailloux l’ont séduit par leur beauté et qu’il était pareil aux enfants qui ramassent des galets sur une plage. Peut-être les saphirs et les rubis l’ont-ils consolé de mourir. » Dans l’ensemble pourtant l’ordre régnait le long de la 5e Avenue. « La mort a été miséricordieuse, songea-t-il. Oui, la 5e Avenue est un beau cadavre. »

Au centre Rockefeller quelques pigeons s’envolèrent ; le bruit d’un unique moteur suffisait maintenant à les déranger. À la hauteur de la 42e Rue, pris d’un brusque caprice, il stoppa au milieu de la 5e Avenue et descendit, laissant Princesse dans l’auto.

Le trottoir vide de la 42e Rue lui paraissait ridiculement large. Il pénétra dans la grande gare centrale, et sonda du regard l’immensité de la salle d’attente.

« Ohé ! » cria-t-il de toutes ses forces et, avec un plaisir enfantin, il écouta l’écho qui s’éveillait sous la haute voûte et répétait son cri dans la salle déserte.

De retour dans la rue, une porte tambour attira ses regards.

Il la poussa distraitement : devant lui le vestibule d’un grand hôtel déroulait sa perspective entre deux rangées de profonds fauteuils et de canapés.

La porte franchie, l’idée lui vint de s’approcher du bureau et d’entamer une conversation imaginaire avec l’employé de la réception. Il avait télégraphié de… voyons, Kansas City ferait très bien l’affaire… pour retenir une chambre. Oui, et il avait reçu confirmation. À quoi rimaient maintenant ces excuses ? Mais cette lubie saugrenue fut de courte durée. Avec ces mille chambres vides, et le pauvre employé Dieu sait où ? La plaisanterie n’était pas très drôle.

En même temps quelque chose lui sautait aux yeux. Les fauteuils, les canapés, les cendriers, les dalles de marbre étaient recouvertes d’une épaisse couche de poussière grise.

Peu versé dans les travaux du ménage, il n’avait pas fait attention jusque-là à la poussière. Peut-être cet hôtel en avait-il davantage. Qu’importait ! Dorénavant la poussière ferait partie de sa vie.

Il remonta en voiture, débraya, traversa la 42e Rue et continua vers le sud. Sur les marches de la Bibliothèque, un chat gris était couché, les pattes étendues devant lui, comme s’il caricaturait les lions de pierre au-dessus de sa tête.

Au niveau de Flatiron Building, il s’engagea dans Broadway et ne s’arrêta qu’à Wall Street. Là il descendit avec Princesse qui trouva sur le trottoir une piste intéressante. Wall Street ! C’était un spectacle peu commun de voir cette rue vide d’un bout à l’autre. Un examen attentif lui montra qu’un peu de gazon, ou plutôt des mauvaises herbes verdissaient çà et là les fissures du caniveau. Il se rappela une tradition familiale d’après laquelle un de ses ancêtres, colon hollandais, possédait une belle ferme dans ces parages. Son père, quand il avait peine à joindre les deux bouts, disait volontiers : « Dommage que nous ne soyons pas restés dans cette île de Manhattan. » Maintenant Ish était libre de reprendre le domaine ancestral, personne ne le lui disputerait. Cependant ce désert de béton armé, d’acier et d’asphalte était le dernier endroit où quelqu’un voudrait vivre à présent. Il troquerait cette ferme de Wall Street pour dix arpents dans la vallée de Napa ou même pour un petit coin de Central Park.

Il rejoignit l’auto et parcourut les quelques kilomètres qui séparaient Broadway de la Battery. Là, il contempla l’étendue de la baie vers l’Océan. C’était le bout de la route.

Peut-être des populations épargnées vivaient-elles en Europe, en Amérique du Sud, dans les îles, mais il n’avait pas le moyen de s’en assurer. Sur cette côte ici-même, son ancêtre hollandais avait dû débarquer environ trois cents ans plus tôt. Eh bien, Ish terminait le cycle.

La statue de la Liberté se détachait sur le ciel. « La liberté, pensa-t-il avec ironie. J’en ai à revendre. Plus que quiconque n’en avait jamais souhaité quand on plaça la dame au flambeau ici. »

Un grand paquebot était venu échouer sur la plage tout près de l’île du Gouverneur. Poussé là sans doute par la marée montante il surgissait très haut maintenant que les eaux s’étaient retirées, et donnait fortement de la bande. Il avait quitté l’Europe, le germe de la maladie mystérieuse dans ses flancs, et, chargé de passagers et de matelots morts ou mourants, avait cherché désespérément à atteindre le port – un port qui, lui-même, fait étrange, avait interrompu ses signaux. Aucun remorqueur ne s’était avancé à sa rencontre. Peut-être le capitaine moribond sur la passerelle de commandement n’avait-il pas assez de matelots pour faire jeter l’ancre, et, les yeux déjà voilés, n’avait pu que mettre la barre vers le banc de boue. Le paquebot demeurerait là ; les vagues, furieuses de l’obstacle, recouvriraient sa coque de limon ; dans un siècle, rongé de rouille et presque invisible, il serait le centre d’une petite île, dans une couronne de bouquets d’arbres.

Ish fit demi-tour, traversa la rive est, reçut à nouveau en plein visage l’odeur infecte de l’hôpital Bellevue, se dirigea vers l’ouest, fut chassé des abords de la gare de Pennsylvanie et des hôtels avoisinants par la même puanteur et enfin prit la 11e Avenue vers le nord. Dans l’avenue qui longeait le fleuve, il remarqua que le soleil déclinait au-dessus des cheminées sans panaches de fumée de la côte de Jersey. Il se demandait où il passerait la nuit quand une voix l’interpella : « Eh là-bas ! »

Princesse éclata en aboiements frénétiques. Ish freina et jeta un coup d’œil derrière lui : un homme sortait d’un immeuble ; Ish descendit pour aller à sa rencontre laissant Princesse, qui jappait toujours, dans la voiture.

L’homme s’avançait, la main tendue. Banal et protocolaire de la tête aux pieds, il était rasé de près et, malgré la chaleur, portait le veston de son costume d’été. Ni jeune ni vieux, avec un début d’embonpoint, il souriait aimablement. Ish attendait presque de lui la formule rituelle du commerçant : « Monsieur désire ? » « Je m’appelle Abrams, déclara-t-il. Milt Abrams. » Ish ne trouva pas tout de suite son propre nom – depuis si longtemps qu’il n’y pensait pas. Les présentations terminées, Milt Abrams l’entraîna à l’intérieur et le fit monter au second dans un appartement coquet. Une femme blonde d’environ quarante ans, bien habillée et presque élégante, était assise devant une table à cocktail, un shaker à portée de sa main. « Je vous présente Madame », commença Milt Abrams après une hésitation, et Ish comprit aussitôt la nature de sa gêne. La catastrophe avait épargné peu de couples légitimes et, depuis, aucune cérémonie de mariage n’avait été possible. Milt Abrams était assez vieux jeu pour en rougir même en de telles circonstances.

Sa compagne adressa à Ish un sourire qui acheva de décontenancer Milt. « Appelez-moi Ann, dit-elle. Et buvez un verre. Du martini tiède, c’est tout ce que j’ai à vous offrir ! Pas un morceau de glace dans tout New York ! » Dans son genre, elle était aussi typiquement new-yorkaise que Milt.

« Je me tue à lui répéter de ne pas boire cette sale camelote, dit Milt. Le martini tiède est un poison.

— Dire qu’il faut passer tout l’été à New York, s’écria Ann, et sans un morceau de glace. » Cependant elle surmonta son dégoût pour les apéritifs tièdes et vida plusieurs verres de martini.

« Je vais vous offrir quelque chose de meilleur », déclara Milt. Ouvrant un placard, il exhiba une étagère chargée d’un bel assortiment de bouteilles d’amontillado, de fine Napoléon et de liqueurs de choix. « Et celles-ci, ajouta-t-il, peuvent se passer de glace. » De toute évidence, Milt était amateur de crus renommés.

La bouteille de château-margaux qu’il servit au dîner en fut une nouvelle preuve.

Le château-margaux demandait une autre chère que du bœuf en conserve. Mais le vin coulait assez libéralement dans les verres pour plonger Ish dans une légère et agréable ivresse. Ann, elle, était tout à fait grisée.

La soirée s’écoula gaiement. Les trois convives jouèrent au bridge à la lueur de bougies. Ils dégustèrent des liqueurs. Ils firent tourner des disques sur un petit phonographe qui avait l’avantage de ne pas être tributaire de l’électricité et de se remonter à la main. Ils échangèrent les menus propos de trois personnes réunies un soir. « Ce disque gratte… Je n’ai pas encore fait d’impasse… Je boirais bien un autre verre. »

La comédie était bien jouée. Il n’y avait qu’à faire semblant de croire que le monde existait toujours de l’autre côté des vitres ; on faisait une partie de cartes à la clarté des bougies parce que c’était tellement plus joli ; les souvenirs du passé et maints sujets dont on pouvait autrefois parler étaient exclus de la conversation. Et c’était fort bien ainsi, pensait Ish. Les gens normaux, et Milt et Ann appartenaient certainement à cette catégorie, ne se souciaient plus du passé ni de l’avenir. Par bonheur, ils vivaient dans le présent.

Cependant quelques remarques fortuites pendant la donne et le jeu renseignèrent Ish tant bien que mal : Milt dirigeait autrefois avec un associé une petite bijouterie. Ann était l’épouse d’un certain Harry, assez riche pour lui offrir des vacances l’été sur la côte du Maine. Son seul travail lucratif, avait été de vendre en matière de plaisanterie des parfums dans un magasin de luxe au moment des fêtes de Noël. Maintenant les deux rescapés partageaient un bel appartement, qui jadis eût été trop somptueux pour la bourse de Harry. L’électricité s’était arrêtée immédiatement, car les générateurs qui alimentaient New York étaient à vapeur ; le débit d’eau restait normal et les conditions d’hygiène étaient bonnes.

De fait tous les deux vivaient dans l’avenue qui longe le fleuve comme des naufragés dans une île déserte. Paisibles habitants de New York, ils n’avaient jamais possédé d’auto et ni l’un ni l’autre ne savait conduire. Une automobile était pour eux un mystère. Privés de moyens de transport publics ils ne pouvaient plus compter que sur leurs jambes, et leur âge, leurs habitudes, leur corpulence ne les disposaient pas aux longues marches. À l’ouest, ils ne dépassaient pratiquement pas Broadway dont les magasins regorgeaient de victuailles et de vins fins. D’ailleurs le fleuve leur barrait la route. Un rayon de cinq cents mètres suffisait à leurs promenades. Leur univers s’arrêtait là.

Dans cet étroit domaine, à leur connaissance, ils étaient les seuls êtres vivants. Des autres quartiers de la ville, ils ne savaient absolument rien. Pour eux, les quartiers de l’est étaient aussi loin que Philadelphie, Brooklyn, un pays aussi fabuleux que l’Arabie Saoudite.

Pourtant, de temps en temps, ils entendaient des autos qui traversaient l’avenue, plus rarement ils en apercevaient une. Ils se gardaient bien de se montrer : leur isolement et leur faiblesse les incitaient à la méfiance et ils avaient une terreur fabuleuse des bandits.

« Mais à la fin, la solitude me portait sur les nerfs. Vous ne rouliez pas vite, expliqua Milt non sans un léger embarras, j’ai vu que vous étiez seul et que vous aviez une tête sympathique ; et puis le numéro de votre voiture me montrait que vous n’étiez pas de New York. »

Ish ouvrit la bouche pour lui proposer son revolver, mais il se ravisa. Les armes à feu peuvent créer les difficultés aussi bien que les résoudre. Probablement Milt n’avait jamais appris à tirer et il ne paraissait pas avoir de grandes dispositions pour ce genre d’exercice. Quant à Ann, elle était de ces femmes nerveuses qui, un revolver à la main, sont un danger pour leurs amis comme pour leurs ennemis.

Privés de cinéma et de radio, et même du spectacle qu’offre l’animation d’une grande ville, Milt et Ann n’avaient pas l’air de s’ennuyer. Ils faisaient d’interminables parties de cribbage ou de rummy et jouaient de mythiques sommes astronomiques ; Ann devait à Milt des millions de dollars ; des heures durant ils changeaient les disques – jazz, chansons populaires, danses – sur le phonographe à la voix grêle. Ils lisaient d’innombrables romans policiers qu’ils empruntaient aux bibliothèques de prêt de Broadway et laissaient ensuite traîner çà et là dans l’appartement. Et, Ish le devinait, ils éprouvaient l’un pour l’autre une attirance physique.

Mais, s’ils ne s’ennuyaient pas, ils ne semblaient pas être pour autant heureux de vivre. Leur existence était sans but. Encore sous le choc, ils allaient et venaient dans une sorte d’hébétude. Ils avaient perdu tout espoir. Leur monde, dont le centre était New York, avait disparu et ne serait pas reconstruit de leur vivant. Ils ne manifestèrent aucun intérêt lorsque Ish voulut leur raconter ce qui se passait ailleurs dans les États-Unis : « Si Rome périt, le monde s’écroule. » Le lendemain matin, au petit déjeuner, Ann buvait un autre martini tiède et se lamentait encore sur le manque de glace. Tous deux insistèrent pour le retenir ; ils le supplièrent même de s’installer à demeure auprès d’eux. Quelque part dans New York il trouverait certainement une compagne qui ferait la quatrième au bridge. Depuis la catastrophe, Ish n’avait pas rencontré de gens aussi sympathiques. Cependant il n’avait aucun désir de partager leur destin – même avec une quatrième partenaire, que ce soit pour le bridge ou pour autre chose. Non, il était bien décidé à retourner dans l’Ouest.

Mais quand il démarra, tandis que du seuil de la porte ils lui adressaient des signes d’adieu, il fut tenté de prolonger son séjour. Milt et Ann lui inspiraient un mélange de sympathie et de pitié. Il ne voulait pas penser à ce qu’ils deviendraient l’hiver, lorsque les profonds canyons entre les maisons seraient obstrués par la neige et que le vent du nord soufflerait dans la gorge qu’était Broadway. Plus de chauffage central à New York ce prochain hiver, mais, en revanche, ils auraient de la glace à revendre sans devoir boire du martini tiède.

Ish doutait qu’ils puissent supporter les rigueurs de l’hiver, même en transformant les meubles en bois de chauffage. Ils étaient à la merci d’un accident ou d’une pneumonie et aussi délicats que les épagneuls et les pékinois de race qui, jadis, affrontaient les rues seulement au bout d’une laisse. Milt et Ann, habitants de la ville, ne survivraient pas à sa mort. Ils paieraient la rançon que la nature a toujours exigée des organismes trop particularisés. Milt et Ann – le joaillier et la vendeuse de parfums – étaient incapables de s’adapter à de nouvelles conditions de vie. Ils étaient aux antipodes de ces Noirs de l’Arkansas qui, sans effort, avaient repris contact avec la terre et retrouvé l’existence des peuples primitifs.

L’avenue décrivait une courbe. Même s’il se retournait, il ne les verrait plus. Des larmes lui montèrent aux yeux. Adieu, Milt et Ann !

CHAPITRE V

Le retour vers l’Ouest – vers la maison, pensait-il encore – fut un véritable voyage d’agrément accompli par petites étapes. Un homme et son chien dans une auto. Les journées s’écoulaient sans événements marquants.

Dans les champs fertiles de Pennsylvanie, les blés mûrs – non moissonnés – étaient couleur d’or bruni et les épis arrivaient à l’épaule. Lorsqu’il aperçut la barrière de péage, Ish appuya de toutes ses forces sur l’accélérateur et prit les virages au dévers bien calculé à cent vingt ou cent trente kilomètres à l’heure, insouciant du danger, grisé de vitesse. Ce fut ainsi qu’il pénétra en Ohio.

À présent le gaz n’avait plus de pression, mais il trouva un réchaud à pétrole à deux feux en parfait état. Les jours de beau temps, il campait dans les bois et allumait un feu en plein air. Les conserves prises dans les épiceries fournissaient toujours le plat de résistance de son menu, mais il coupait des épis dans les champs de blé et ne perdait jamais une occasion de cueillir des légumes et des fruits.

Il aurait volontiers mangé des œufs, mais les poules avaient complètement disparu, de même que les canards. Belettes, chats et rats avaient sans doute exterminé ces volatiles trop abêtis par leur longue domestication pour vivre sans protection. Une fois cependant, Ish entendit la voix de crécelle d’une pintade et, à deux reprises, il vit des oies qui pataugeaient tranquillement dans des mares de basse-cour. Il en tua une, mais eut la malchance de tomber sur un vieux jars trop coriace pour être dégusté dans la marmite d’un campeur. Les dindons ne manquaient pas dans les bois et, de temps en temps, il en abattait un. Avec un chien courant, il aurait fait la chasse aux perdrix et aux faisans, mais si Princesse se lançait à fond de train sur la piste d’innombrables lapins, elle n’en rabattait jamais à portée de son fusil. Il finit même par se demander si ces lapins, toujours invisibles, n’étaient pas imaginaires.

Les pâturages regorgeaient de bétail, mais la besogne de boucher lui répugnait et, par la forte chaleur, la viande ne le tentait pas. De petits troupeaux de moutons paissaient çà et là. Dans les régions marécageuses, il devait parfois éviter les porcs qui prenaient le frais avec délice, vautrés au milieu de la route déserte. Des chiens faméliques erraient encore dans les villes. Les chats étaient rares, mais leurs miaulements troublaient parfois le silence de la nuit ; sans doute avaient-ils déjà repris leurs habitudes nocturnes.

Evitant les grandes villes, Ish roulait vers l’Ouest – l’Indiana, l’Illinois, l’Iowa – et traversait les champs de blé et les petites bourgades ensoleillées et vides le jour, obscures et vides la nuit. Au passage, de menus détails lui indiquaient que la nature sauvage reprenait possession du monde : ici, un rejet de peuplier poussait dans l’herbe hérissée d’une pelouse ; là, un fil téléphonique traînait sur la route ; ailleurs, devant le palais de justice d’une ville, des traces de boue montraient qu’un raton laveur avait trempé sa proie dans l’eau d’une fontaine, au pied de la statue d’un soldat de la guerre civile.

Il rencontrait aussi des gens par deux ou par trois. Les molécules isolées commençaient à se regrouper. En général ils se cramponnaient aux lieux où ils vivaient avant le désastre. Pas un ne manifesta le désir de le suivre ; parfois ils l’invitaient à rester. Jamais cette offre ne le tentait. Ces malheureux avaient encore une vie corporelle, mais, Ish en était de plus en plus convaincu, leur âme était morte. Il avait suffisamment étudié l’anthropologie pour savoir que ce phénomène avait été observé à petite échelle. Le plus souvent les individus ne survivent pas à la destruction du cadre où ils vivaient. Privés de famille, de travail, d’amis, d’église, de plaisirs, d’habitudes, d’espoir aussi, ce ne sont que des morts vivants.

Le Coup de Grâce n’était pas terminé. Un jour Ish se trouva devant une femme devenue folle. À en juger d’après ses vêtements, elle avait été riche : maintenant elle ne pouvait plus subvenir à ses besoins et le premier hiver l’achèverait. Plusieurs survivants déclarèrent qu’il y avait eu des suicides.

Quant à Ish, les émotions et la solitude n’avaient aucunement ébranlé sa raison et il s’en étonnait parfois. Il attribuait cela à l’intérêt que lui inspirait le déroulement des événements et aussi à son caractère. Il passait souvent en revue les aptitudes qui l’aideraient dans cette nouvelle vie et dont il avait dressé la liste.

Quelquefois, assis dans l’auto, ou devant son feu, il était assailli par des images érotiques. Il pensait à Ann, de l’avenue qui longeait le fleuve – soignée et affriolante dans sa blondeur. Mais elle était une exception. En général, les femmes, négligées et même sales, ne sortaient de leur hébétude que pour s’abandonner à des crises de fou rire hystériques. Beaucoup eussent été abordables, mais le désir se glaçait dans ses veines. C’était peut-être l’effet particulier de la catastrophe sur lui. Mais il ne jugeait pas à propos de s’en inquiéter ; avec le temps cela passerait.

Dans les plaines embrasées du Nebraska, le blé était toujours sur pied. Son or se fanait et tournait au brun. Déjà les épis laissaient échapper les grains. L’année prochaine la récolte serait spontanée, mais d’autres herbes pousseraient aussi, d’autant plus luxuriantes que le sol n’aurait pas été retourné ; bientôt elles formeraient un épais tapis et étoufferaient le froment.

Le parc d’Estes offrait des ombrages reposants après la chaleur des plaines. Ish s’y arrêta une semaine. Les truites avaient oublié le péril de l’hameçon et il fit des pêches miraculeuses.

Puis vinrent les hautes montagnes auxquelles succédèrent le désert et les landes de sauges. Le pied sur l’accélérateur, il franchit ensuite les virages de la route 40 pour atteindre la cime du col du Donner.

De l’autre côté, il constata qu’un épais voile de fumée assombrissait la campagne. « Quel mois est-ce ? se demanda-t-il. Août ? plutôt le début de septembre. La saison des incendies de forêts. » Et maintenant plus personne ne serait là pour combattre les feux allumés par la foudre.

Aux approches du col de Yuba, il se trouva brusquement face au feu. Les flammes rampaient des deux côtés de la route, il n’en poursuivait pas moins son chemin. La voie était large et il pouvait passer sans danger ; mais, après un tournant, il arriva droit sur un tronc qui barrait complètement la chaussée et flambait en dégageant une chaleur intense. La terreur qu’il avait vaincue un matin dans le désert – il y avait des années, semblait-il – fondit de nouveau sur lui, et il se sentit désespérément seul, devant une difficulté, impuissant en cas d’accident.

Il n’avait plus qu’à rebrousser chemin. Il fit deux aller et retour et, dans sa hâte fiévreuse, bloqua le moteur. Il parvint enfin à démarrer et s’éloigna du brasier.

Quand il fut en sécurité, il recouvra son calme. Il regagna le carrefour et décida de tenter sa chance sur la route 20. L’incendie n’avait pas épargné cette route, mais était presque éteint. Ish avançait avec prudence, attentif à éviter les troncs abattus. En haut de la montée, il s’épouvanta de voir derrière lui l’étendue des flammes et se félicita d’avoir réussi à passer.

Au lieu de camper dans la fraîcheur des montagnes cette nuit-là comme il l’avait projeté, il alla plus loin pour ne pas courir le risque d’être cerné par l’incendie et déroula son sac de couchage dans le petit parc d’une ville au pied des collines. Aucune lumière ne brillait. Il en fut déçu car il espérait en trouver en Californie. Les incendies de forêts avaient sans doute brûlé les lignes électriques, du moins dans cette région.

Agité et gêné par la chaleur, les narines desséchées par la fumée, il s’efforçait de trouver le sommeil, mais il avait l’impression d’être pris dans un piège. Même si les incendies s’éteignaient tous seuls, les routes de la Sierra seraient définitivement obstruées par les arbres déracinés, les éboulements et la dégradation des pentes dénudées.

Le matin, comme d’habitude, il se sentait mieux. Prison pour prison, la Californie en représentait une spacieuse et confortable et, si la Sierra était impraticable, la route du sud à travers le désert resterait longtemps ouverte. Il était prêt à partir, mais Princesse, avec l’esprit de contradiction qui la caractérisait, se mit à aboyer et s’élança sur une piste. Irrité, il se résigna à l’attendre et, comme elle tardait à reparaître, il changea ses projets et passa la plus grande partie de la journée à paresser, demi-nu, à l’ombre des arbres. L’après-midi touchait à sa fin quand il démarra.

Au crépuscule, il atteignit le sommet de la montagne, et le golfe se déroula à nouveau devant ses yeux avec sa couronne de villes. En tressaillant de plaisir, le jeune homme s’aperçut que la plupart des réverbères étaient encore allumés. Il n’avait pas vu de lumières électriques depuis si longtemps qu’il ne se souvenait pas vraiment où cela avait pu être. Les centrales à vapeur s’étaient arrêtées tout de suite et les petites installations hydro-électriques n’avaient pas duré longtemps. À sa joie se mêlait une fierté chauvine ; ces lumières étaient peut-être les dernières qui brillaient dans le monde entier.

Une minute il se demanda s’il n’avait pas été le jouet d’une imagination féconde et s’il n’allait pas retrouver une ville où tout serait normal.

La longue route vide qui s’étendait devant lui le détrompa. Il regarda plus attentivement le panorama. Quelques taches noires marquaient les quartiers privés d’électricité. Les lumières du Golden Gate s’étaient éteintes, à moins qu’elles ne fussent voilées par le nuage de fumée qui flottait sur le golfe.

Il s’engagea dans l’avenue San Lupo. À la clarté des réverbères et des phares de l’auto, rien ne semblait avoir changé depuis son départ. « Il y aura toujours une avenue San Lupo ! » pensa-t-il, et il se rendît compte qu’il n’était pas très différent des autres rescapés : lui aussi avait élu pour patrie un coin familier et il y revenait avec la fidélité du pigeon voyageur.

Il ouvrit la porte d’entrée et donna la lumière. Rien n’avait bougé. Il s’y attendait, mais pourtant gardait au cœur un espoir. Une sorte d’hébétude émoussait son chagrin.

« La feuille jaune et flétrie…», murmura-t-il. Un vers qu’il avait entendu au théâtre, il ne savait plus dans quelle pièce, chantait dans sa mémoire. « Autrefois dans le passé…»

Princesse s’élança dans la cuisine, glissa sur le linoléum, fit une embardée, poussa un jappement de frayeur comique et reprit son équilibre. Arraché à ses tristes pensées, il la suivit avec reconnaissance. Elle flairait la boiserie, mais il ne put découvrir ce qui l’intéressait.

« Eh bien, pensa-t-il en retournant au salon, si ma sensibilité s’est beaucoup émoussée, du moins n’ai-je pas à jouer la comédie. C’est probablement la conséquence de tant d’épreuves. »

Le mot qu’il avait laissé sur le bureau était toujours à la même place, et la feuille de papier n’avait rien perdu de sa blancheur. Il la prit, la chiffonna, la jeta dans la cheminée et frotta une allumette. Après une hésitation, il approcha la petite flamme du papier et la regarda flamber. Tout était consommé.


Cette génération-là ne connaît ni père, ni mère, ni épouse, ni enfant, ni ami. Il en était ainsi dans les récits anciens lorsque les dieux, pour repeupler la Terre, avaient recours aux pierres ou à des dents de dragon, et que les êtres humains n’étaient les uns pour les autres que des étrangers interrogeant en vain le visage de leurs compagnons.


Le lendemain, il décida d’organiser sa vie. La nourriture, il le savait déjà, ne posait aucun problème. Dans le plus proche quartier commerçant, il inspecta les vitrines. Rats et souris avaient commencé leurs ravages et le parquet des magasins était jonché de cartons rongés et de denrées répandues. À sa grande surprise, il aperçut cependant, par une fenêtre, des piles de fruits aux couleurs éclatantes et de légumes appétissants et frais comme s’ils venaient d’être cueillis. Incrédule, il s’approcha de la vitre poussiéreuse. Alors, avec une irritation qui fit bientôt place à la gaieté, il reconnut que les oranges, les pommes, les tomates et les avocats aux belles couleurs étaient des trompe-l’œil en carton-pâte dont le commerçant se servait jadis pour décorer sa vitrine.

Un peu plus loin, une épicerie ne montrait aucun désordre ; sans doute les rats n’avaient-ils pu s’y introduire. Avec précaution il démonta la fenêtre et entra.

Le pain n’était pas mangeable et les charançons grouillaient dans les boîtes de biscuits les plus hermétiquement closes. Mais les fruits secs étaient intacts ainsi que le contenu des boîtes de métal ou de verre. Ish faisait main basse sur des bocaux d’olives quand un moteur électrique se mit en marche. Avec curiosité, le jeune homme ouvrit le réfrigérateur et trouva du beurre parfaitement conservé. Les autres plateaux du congélateur lui fournirent de la viande fraîche, des légumes surgelés, de la crème glacée et une salade verte. Il emporta son butin et eut soin de bien refermer la fenêtre pour préserver ce magasin tout au moins des ravages des rats.

De retour chez lui, il examina de nouveau la situation et conclut que, de longtemps encore, la vie matérielle ne présenterait aucune difficulté. La nourriture ? L’habillement ? Les magasins étaient pleins et il n’avait qu’à se servir. L’eau coulait encore à pleins robinets. En revanche le gaz manquait et, sous un climat rigoureux, il aurait dû se mettre en quête de combustible. Mais son réchaud à pétrole lui suffisait pour préparer ses repas ; l’hiver, si un feu de bois n’était pas suffisant, il stockerait plusieurs de ces réchauds et ne souffrirait pas du froid. Et il était si fier de se tirer d’affaire tout seul qu’il craignait de se transformer en ermite comme le vieillard qu’il avait rencontré.


En ces jours où l’air lui-même transmettait la mort, où la civilisation chancelante vivait ses derniers instants, les hommes préposés à la distribution de l’eau se regardèrent et dirent : « Que nous soyons malades et que nous mourions, les gens n’en auront pas moins besoin d’eau. » Et ils se rappelèrent les plans élaborés à l’époque où l’on craignait la chute des bombes. Alors, ils placèrent des soupapes et ouvrirent les canalisations ; l’eau descendue des barrages de montagne circula librement dans les conduits, pénétra dans les canaux souterrains et enfin dans les réservoirs, prête à jaillir des robinets. « Voilà, dirent-ils, nous disparus, l’eau coulera encore – oui, tant que la rouille n’aura pas rongé les tuyaux, ce qui ne se fera pas en une seule génération. » Puis ils moururent. Mais ils moururent en hommes d’honneur qui ont accompli leur tâche jusqu’au bout et reposent en paix.

Ainsi, jusqu’à la fin, l’eau prodigua ses bienfaits et nul ne souffrit de la soif. Elle coulait encore quand les derniers survivants erraient tristement dans les rues.


Ish avait craint tout d’abord de s’ennuyer terriblement, mais il trouva autant d’occupations qu’il en pouvait souhaiter. L’activité fiévreuse qui l’avait tourmenté au cours de son voyage vers l’Est s’était apaisée. Il dormait beaucoup. Il passait également de longues heures assis, les yeux ouverts, plongé dans une profonde apathie. Au sortir de ces somnolences qui l’effrayaient, il se jetait dans l’action avec un redoublement d’ardeur.

Par bonheur, la vie matérielle, quoique peu compliquée, absorbait une grande partie de son temps.

Il préparait ses repas et, s’il laissait traîner un peu de vaisselle sale, une invasion de fourmis rendait sa besogne deux fois plus désagréable. Pour la même raison, il se hâtait d’emporter les détritus suffisamment loin de la maison. Il faisait la pâtée de Princesse et, quand la chienne sentait mauvais, il la lavait malgré ses bruyantes protestations.

Un jour, pour secouer sa torpeur, il se rendit à la bibliothèque municipale, fit sauter une serrure avec son marteau et, après avoir bouquiné un moment, emporta non sans un sourire ironique au coin des lèvres Robinson Crusoé et Le Robinson suisse.

Ces livres lui parurent sans grand intérêt. Les préoccupations religieuses de Crusoé étaient ennuyeuses et stupides. Quant à la famille suisse – il avait déjà eu cette impression dans son enfance –, le bateau naufragé était comme une immense pochette surprise où elle puisait à pleines mains.

À défaut de radio, il avait le phonographe et les disques de ses parents. Dans un magasin de musique, il trouva un meilleur appareil et, malgré son poids, l’attacha sur le porte-bagages de l’auto, l’apporta chez lui et l’installa dans le salon. Il choisit aussi tous les disques qu’il aimait. Ayant envie d’autre chose, il s’offrit un bel accordéon. À l’aide d’un manuel, il réussit à en tirer quelques sons pathétiques que Princesse saluait de hurlements retentissants. Il rassembla aussi tout un matériel de peintre, mais ne s’en servit jamais.

Le plus clair de son temps, il le consacrait toujours à l’étude attentive du monde libéré de la maîtrise de l’homme. En auto, il parcourait la ville et la campagne avoisinante. Parfois, muni de ses jumelles, il arpentait les montagnes, suivi de Princesse qui l’abandonnait souvent pour se lancer à la poursuite de son éternel lapin.

Un jour il se mit à la recherche du vieillard qui entassait tant d’objets hétéroclites. Non sans peine, il repéra la maison, vrai nid à rats rempli d’un fouillis sans nom. Mais le vieux n’était pas chez lui et rien n’indiquait qu’il fût encore vivant. De plus, Ish, découragé par ses tentatives antérieures, ne chercha pas d’autres compagnons.

L’aspect des rues changeait lentement. La sécheresse de l’été se prolongeait, mais le vent apportait de la poussière, des feuilles mortes, des détritus, et les déposait çà et là en petits tas. Les animaux, chiens, chats ou rats avaient disparu de l’intérieur de la ville. Dans certains quartiers pourtant, les quais surtout, les chiens pullulaient, mais ils appartenaient tous à la même race. C’étaient des terriers ou des bâtards, petits et lestes. Déjà ils avaient abandonné leurs anciennes habitudes pour une nouvelle forme de vie. Instruits par l’exemple des rats, ils pillaient le contenu des boutiques. Quand les rats avaient rongé le carton des boîtes, les chiens se régalaient des biscuits. Mais ils se nourrissaient aussi de rats. Cela expliquait leur concentration dans les quartiers que, même avant la catastrophe, les rats avaient envahis. Les chiens avaient aussi chassé ou tué les chats et, au prix de quelques égratignures, avaient calmé leur faim dévorante.

Ces chiens amusaient Ish. Avec l’effronterie traditionnelle des terriers, ils se promenaient d’un air conquérant. Crottés et efflanqués, ils respiraient la vigueur et le contentement, sûrs qu’ils étaient d’avoir résolu le problème de la vie quotidienne. C’était, sans doute, les spécimens les plus indépendants de leur espèce, ceux qui s’étaient toujours débrouillés seuls, vivant à leur gré et peu préoccupés des hommes. Ils ne s’intéressaient pas à Ish et gardaient leurs distances sans le rechercher ni le fuir. Un jour, Princesse en vint aux dents avec une chienne, et désormais Ish, dans ce quartier, la tint en laisse ou l’enferma dans l’auto.

Dans les parcs et aux abords de la ville, partout où s’élevaient des buissons touffus, il apercevait de temps en temps un chat, en général perché sur une branche par crainte des chiens et pour guetter les oiseaux.

Au cours de ses promenades en montagne, il n’avait jamais rencontré de chien et il fut surpris un jour d’entendre un concert de jappements auxquels se mêlaient des abois plus sonores. D’une hauteur, il distingua, dans un ancien terrain de golf, une demi-douzaine de vaches harcelées et poursuivies par huit ou dix chiens. Il porta les jumelles à ses yeux et constata que les chiens, divers par la race, étaient tous de haute stature. La meute comprenait un magnifique danois, un berger écossais, un dalmatien tacheté, et des bâtards, tous à longues pattes et assez robustes. Ils s’étaient réunis spontanément pour chasser et n’en étaient sûrement pas à leur première attaque. Ils s’efforçaient d’isoler un veau. Mais les vaches leur opposaient une défense vigoureuse avec force coups de cornes et ruades. Elles se frayaient peu à peu un chemin hors des étendues d’herbe à découvert du terrain de golf. Elles parvinrent à gagner l’abri d’épais buissons, et les assaillants battirent en retraite.

Le spectacle était terminé ; Ish rappela Princesse et se dirigea vers l’auto qu’il avait laissée à quelque quinze cents mètres. Soudain les aboiements de la meute éclatèrent de nouveau. Ils se rapprochèrent et le jeune homme comprit que les chiens étaient sur sa piste.

La panique lui serra la gorge. Il se mit à courir. Mais ce n’était qu’inviter à la poursuite. Il se calma, ramassa quelques pierres, choisit une branche tombée en guise de gourdin. Puis il reprit sa marche vers l’auto. Les aboiements devinrent plus proches ; ils s’arrêtèrent et Ish comprit que les chiens l’avaient vu. Il espérait qu’un reste de crainte ancestrale les empêcherait d’attaquer un homme, mais brusquement il se demanda ce qu’était devenu le vieillard et les autres personnes qu’il avait rencontrées dans cette région. Et voilà qu’un des chiens, un affreux bâtard noir, s’avança sur la route en face de lui. Il fit halte à cinquante mètres, se planta sur son arrière-train et le regarda. Ish, sans ralentir le pas, leva le bras et fit le geste de lancer une pierre. Le chien s’esquiva par une habitude séculaire. Il courut sur le bord de la route et disparut dans le fourré. Les broussailles frémirent comme si les chiens se rassemblaient pour cerner leur proie. À son habitude, Princesse était exaspérante d’indécision. Craintive, la queue entre les pattes, elle se blottit contre son maître. Et soudain elle s’élança à droite et à gauche en aboyant et sembla défier le monde entier.

L’auto était en vue ; Ish marchait d’un pas régulier sans gaspiller ses pierres ; de temps en temps seulement il jetait un regard par-dessus son épaule : Princesse l’avertirait en cas d’attaque par-derrière. Soudain le danois se dressa dans une brèche entre les buissons, magnifique, aussi lourd qu’un homme. En jappant, Princesse se précipita sur l’énorme bête au risque de sa vie. Le danois bondit vers elle et, au même moment, le berger écossais surgit à gauche. Mais Princesse, agile comme un lapin, fit un brusque crochet et les deux gros chiens se heurtèrent avec un grognement de rage. Princesse retourna se frotter contre les jambes d’Ish la queue basse. Le dalmatien parut à son tour, traversa la route et s’arrêta, sa langue rouge pendante. Ish ne pressa ni ne ralentit le pas. Ce chien-là était d’aspect moins farouche que ses compagnons et Ish se sentait de force à lui faire mordre la poussière. Un beau collier avec une plaque de métal enserrait encore son cou tacheté. Non sans inquiétude, Ish remarqua que, malgré sa maigreur et ses côtes saillantes, il n’avait pas perdu sa vigueur. Evidemment les chiens trouvaient assez de lapins, de veaux ou de charognes pour se nourrir tant bien que mal. Il espérait qu’ils ne se dévoraient pas encore entre eux, que leur intérêt pour Princesse n’était que du domaine du jeu, et qu’ils ignoraient le goût de l’homme.

Arrivé à une vingtaine de mètres, sans s’arrêter, Ish leva le bras d’un geste menaçant. Le dalmatien perdit sa superbe et, la queue entre les jambes, s’enfuit. L’auto était tout près et Ish poussa un soupir de soulagement.

Il ouvrit la portière, fit monter Princesse et, réprimant un dernier élan de panique, la suivit avec dignité. La portière refermée, il se sentit en sécurité. Sa main se crispa sur le manche du marteau qui gisait à ses pieds. Il avait envie de vomir.

Le beau danois était couché au bord de la route ; les autres avaient disparu. Maintenant qu’il ne risquait plus rien, Ish envisageait la situation différemment. Les chiens ne lui avaient fait aucun mal et ne l’avaient même pas menacé. Après les avoir considérés en fauves altérés de son sang, il n’éprouvait plus pour eux que de la pitié. Peut-être étaient-ils simplement attirés vers l’homme par le souvenir nostalgique de succulentes pâtées, de bûches pétillant dans l’âtre, de caresses et de petits noms d’amitié. Et il démarra en leur souhaitant sincèrement d’attraper quelquefois un lapin ou d’abattre un veau.

Le lendemain matin, le drame s’acheva en comédie. Princesse, de toute évidence, demandait un mari. Ish, qui ne lui désirait pas de progéniture, l’enferma dans la cave.

Mais, après tout, il ignorait les véritables intentions de la meute ; périr sous les dents des chiens lui paraissait la moins enviable de toutes les morts. Désormais il ne s’aventura plus dans les montagnes sans un revolver à la ceinture, sa carabine, ou son fusil de chasse.

Deux jours plus tard, une invasion de fourmis lui faisait oublier la menace des chiens. Ish avait déjà eu des ennuis avec ces bestioles ; maintenant elles surgissaient de tous les côtés et envahissaient la maison. La lutte n’était pas nouvelle – Ish se rappelait le cri consterné de sa mère lorsqu’une longue colonne noire traversait la cuisine, l’irritation de son père, les discussions sur les moyens à employer pour les détruire. Aujourd’hui, elles revenaient avec des armées cent fois plus fortes et ne se heurtaient plus à d’ardentes ménagères promptes à les combattre et même à porter l’offensive dans leurs citadelles. En quelques mois, elles avaient pullulé. La nourriture sans doute ne leur manquait pas.

Leurs hordes s’insinuaient partout. Ish déplorait que les limites de ses connaissances entomologiques ne lui permissent pas de percer le mystère de cet accroissement catastrophique. Malgré ses recherches, il ne sut jamais si les fourmis avaient quelque part leur métropole ou si elles se reproduisaient un peu partout.

Rien n’échappait à leurs services de renseignements. Ish fut obligé d’effectuer de méticuleux nettoyages, car la moindre parcelle de nourriture, ou même une mouche morte, devenait immédiatement l’objectif d’une colonne large de trois centimètres. Elles erraient comme des puces dans le pelage de Princesse, mais ne piquaient apparemment pas. Ish en trouva même dans ses vêtements. Un jour, à l’aube, il fut éveillé par un cauchemar provoqué par un cortège de fourmis qui passait sur sa joue ; il ignora toujours ce qui les avait amenées là.

La maison n’était qu’une terre étrangère ouverte à leurs incursions. Leurs bases de départ étaient ailleurs. Leurs monticules s’élevaient partout. Si Ish retournait une motte de terre, des milliers de fourmis surgissaient de galeries souterraines. Elles anéantissaient tous les autres insectes, sinon en les tuant, du moins en accaparant leurs moyens de subsistance. Il s’approvisionna dans une droguerie de poison et de D.D.T. et transforma la maison en île fortifiée ; les envahisseurs pénétraient quand même. Sans doute mourraient-ils tous, mais quelques millions de plus ou de moins ne faisaient pas une grande différence. Il essaya de calculer le nombre de fourmis qui habitaient ce seul quartier et aboutit à un chiffre astronomique. N’avaient-elles pas d’ennemis naturels ? Continueraient-elles à se multiplier ? L’homme disparu, les fourmis seraient-elles les seules héritières de la Terre ?

Pourtant, après tout, ce n’étaient que des petites fourmis besogneuses, pareilles à celles qui mettaient à rude épreuve la patience des ménagères de Californie. Après examen, il conclut que le fléau ne dépassait guère les limites de la ville. À leur manière, comme les chiens, les chats et les rats, ces fourmis étaient des animaux domestiques, dépendantes de l’homme. Cette pensée lui donna un certain espoir. S’il n’avait cherché que ses aises, il aurait quitté la ville, mais il préférait, même au prix de quelque incommodité, observer ce qui allait se passer.

Un beau matin, plus de fourmis. Il regarda attentivement autour de lui et ne vit pas un seul éclaireur. Il éparpilla des miettes sur le parquet et vaqua à ses occupations. Quand il revint, le festin était intact. Curieux, pressentant un événement insolite, il sortit et retourna une motte de terre sans que se produisît l’habituel grouillement. Il continua ses recherches. Çà et là il découvrait quelques traînardes qui rôdaient sans but, mais en si petit nombre qu’il aurait pu les compter. Pourtant nulle part il ne trouva de cadavres de fourmis. Elles avaient disparu comme par enchantement. S’il avait été mieux renseigné sur les méthodes qu’elles employaient pour se faufiler dans les entrailles de la terre, il aurait peut-être mis à jour leurs cimetières. Il ne put que regretter son ignorance et se résigner à n’en pas savoir plus long.

Il ne résolut jamais le mystère, mais il devinait pourtant la vérité. Quand une espèce a atteint un nombre maximum et fortement concentré d’individus, elle est presque toujours victime de quelque cataclysme. Les fourmis avaient peut-être épuisé les réserves de vivres qui leur avaient permis de pulluler ainsi. Plus vraisemblablement une maladie les avait décimées. Les jours suivants, il sentit, ou cru sentir, une faible mais pénétrante odeur de pourriture qu’il attribua à la décomposition de ces millions de fourmis mortes.

Quelque temps plus tard, après une soirée passée à lire, il eut faim et alla à la cuisine prendre un morceau de fromage dans le frigidaire. Par hasard, son regard tomba sur l’horloge électrique et il fut surpris de constater que les aiguilles ne marquaient que neuf heures trente-sept. Il croyait qu’il était plus tard. De retour au salon, en mangeant la première bouchée de fromage, il consulta sa montre-bracelet ; les aiguilles étaient sur dix heures neuf ; or il avait réglé sa montre sur l’horloge au cours de la journée.

« Le vieux coucou part en morceaux, pensa-t-il. Cela n’a rien d’étonnant. » Il se rappela sa surprise en voyant les aiguilles se déplacer sur le cadran à son premier passage après la catastrophe.

Il reprit sa lecture. Des rafales de vent venues du nord et chargées d’une âcre odeur de fumée secouaient par instants les fenêtres. Mais cette odeur ne l’incommodait plus. Souvent la fumée des forêts en feu opacifiait l’atmosphère. Au bout d’un instant, il cligna des paupières et se pencha sur la page où les lettres se brouillaient. « Cette fumée me fait larmoyer, pensa-t-il, je n’y vois presque plus. » Il approcha le livre de ses yeux et eut l’impression que toute la pièce s’obscurcissait. Avec un sursaut il se tourna vers la lampe électrique posée sur la table de bridge.

Prompt comme l’éclair, le cœur battant, il bondit de son fauteuil et, debout sur le perron, interrogea les longues perspectives de la ville. Les réverbères brillaient le long des rues. Les guirlandes de globes d’or soulignaient le grand pont et en haut des pylônes, les signaux rouges clignotaient. Ish regarda plus attentivement. Les lumières semblaient un peu moins éclatantes que de coutume, mais peut-être était-ce un effet de son imagination, ou bien la fumée les voilait-elle ? Il retourna s’asseoir dans son fauteuil et essaya de lire pour oublier – oublier la crainte.

Mais il cligna de nouveau des paupières. Il regarda la lampe près de lui, perplexe. Puis brusquement le souvenir de l’horloge lui revint. « Eh bien, pensa-t-il, c’était inévitable ! »

Sa montre maintenant marquait dix heures cinquante-deux. Il retourna à la cuisine ; l’horloge en était à dix heures quatorze. Le cœur serré, il fit un rapide calcul. Le résultat confirma ses craintes. Autant qu’il pouvait s’en souvenir, l’horloge avait retardé de six minutes en trois quarts d’heure.

L’horloge était réglée, il le savait, par soixante impulsions électriques par seconde. Maintenant elles devaient s’espacer. Un technicien aurait sans difficulté calculé leur ralentissement. Ish y serait même peut-être arrivé, mais il n’en voyait pas l’utilité et un brusque découragement l’accabla. Une fois que l’installation aurait commencé à se détraquer, le rythme irait en s’accélérant.

Il retourna au salon ; cette fois, il n’en pouvait douter : la lumière avait pâli. Les ombres tapies aux quatre coins envahissaient la pièce.

« Les lumières s’éteignent ! Les lumières du monde ! » pensa-t-il, et il connut l’épouvante d’un enfant seul dans les ténèbres.

Princesse sommeillait sur le parquet. L’affaiblissement de la lumière ne la gênait en rien, mais, gagnée par la nervosité de son maître, elle se leva en reniflant et en geignant un peu.

De nouveau il se posta sur le perron. De minute en minute, les longues guirlandes de lumières devenaient de moins en moins claires, de plus en plus jaunes. Le vent violent hâtait leur déclin, coupant ici des fils électriques, interrompant là un circuit. Le feu, qui se répandait sur les montagnes boisées sans rencontrer d’obstacles, brillait des lignes, peut-être même des centrales.

Au bout d’un moment, les lumières cessèrent de pâlir et gardèrent leur vague éclat. Il rentra dans le salon, approcha un autre lampadaire de son fauteuil et put lire sans effort à la clarté des deux lampes. Princesse reprit son somme sur le parquet. Malgré l’heure avancée, Ish n’avait pas envie de se coucher. C’était comme une veillée funèbre auprès du lit de mort de son plus cher, de son plus vieil ami. Il se rappela ces belles paroles : « Que la lumière soit, et la lumière fut ! » Et voilà que la lumière s’éteignait.

Au bout d’un moment, il alla consulter l’horloge : elle s’était arrêtée ; les deux aiguilles symétriques en haut du cadran marquaient onze heures cinq.

Les aiguilles de sa montre, en revanche, avaient dépassé minuit. Les lumières s’éteindraient dans quelques heures ou conserveraient plusieurs jours un vague éclat. Cependant il ne se décidait pas à se coucher.

Il essaya de lire et finit par s’endormir dans son grand fauteuil.


En ce qui concerne l’électricité, le dispositif témoignait de tant d’ingéniosité que, même en plein désastre, aucun réglage ne fut nécessaire. Les hommes étaient vaincus par la maladie, mais les générateurs faisaient encore courir le long des fils leurs pulsations au rythme régulier. Après la brève agonie de l’humanité, les lumières n’avaient rien perdu de leur éclat. Ceci dura pendant des semaines. Quand un fil cassait et privait de courant une ville entière, avant même qu’il eût eu le temps de toucher le sol, automatiquement un autre exécutait sa besogne. Si une centrale s’arrêtait, les autres, qui constituaient un système sur des centaines de kilomètres de réseaux, redoublaient d’efforts pour la remplacer.

Cependant tout système, chaîne ou route, a son point faible. Des années, l’eau peut continuer à couler, les grands générateurs à tourner sur leurs coussinets bien huilés ; mais le point faible est dans les régulateurs qui contrôlent les générateurs et ne sont pas complètement automatiques. Jadis tous les dix jours on les examinait ; une fois par mois environ, il fallait ajouter de l’huile. Deux mois se sont écoulés sans inspection et les réserves d’huile se sont épuisées ; un à un, au fur et à mesure des semaines, les régulateurs cessent de fonctionner. Dès que l’un s’arrête, automatiquement le grand robinet change d’angle et l’eau coule sans toucher la roue. Alors le générateur cesse de tourner et ne produit plus d’électricité. Les générateurs, les uns après les autres sont ainsi réduits à l’inactivité ; ceux qui restent supportent un effort trop grand et l’arrêt complet n’est plus qu’une question de jours.


À son réveil, Ish remarqua que les lampes n’éclairaient presque plus. Dans les ampoules, les filaments étaient d’un rouge orangé. Il pouvait les fixer sans avoir mal aux yeux. Bien qu’il n’eût tourné aucun commutateur, la pièce était plongée dans la pénombre.

« Les lumières s’éteignent ! Les lumières s’éteignent ! » Que de fois au cours des siècles, ces mots avaient été prononcés, d’un ton indifférent ou avec un accent de panique, au sens propre ou au sens figuré. Quel rôle avait joué la lumière dans l’histoire de l’homme ! La lumière du monde ! La lumière de la vie ! La lumière de la connaissance !

Un grand frisson le secoua, mais il lutta contre sa peur. Après tout, se dit-il, l’électricité a survécu longtemps à l’homme grâce à son système automatique. Sa pensée le ramena au jour où il était descendu de la montagne, sans soupçonner ce qui s’était passé. Il était passé devant la centrale électrique et avait conclu que tout était normal parce que l’eau se déversait par-dessus les biefs et que les générateurs ronronnaient régulièrement. Et de nouveau il fut fier de son pays. Aucun système, peut-être, n’avait tenu aussi longtemps. Qui sait si ces lampes électriques n’étaient pas les dernières à s’éteindre et, après elles, de longtemps le monde serait privé de lumière.

Il n’avait plus envie de dormir ; il fallait qu’il reste éveillé ; il espérait que le dernier acte du drame serait bref et ne traînerait pas en longueur. La clarté pâlit encore. « C’est la fin », se dit-il ; mais la lumière s’attardait, les filaments étaient maintenant d’un rouge cerise.

Et de nouveau ils s’assombrirent. L’œuvre de destruction s’accélérait, comme un traîneau qui dévale une colline, lentement d’abord, puis emporté par son élan. Un instant – mais peut-être était-ce un effet de son imagination – leur éclat redoubla, puis tout fut fini.

Princesse s’agita dans son sommeil et aboya vaguement du fond de son rêve. Etait-ce un glas de mort ?

Il sortit. « Ce n’est peut-être qu’une panne de secteur », songeait-il sans conviction. Ses yeux cherchèrent à percer les ténèbres, épaissies encore par la fumée derrière laquelle la lune avait l’air d’une grosse orange. Aucun réverbère n’éclairait plus ni les rues ni le pont. C’était donc la fin. « Que la lumière ne soit plus, et la lumière s’éteignit ! »

« Pas de mélodrame ! » pensa-t-il. À tâtons, il rentra et fourragea dans le tiroir où sa mère rangeait les bougies. Il en trouva une qu’il introduisit dans un chandelier. La flamme était petite, mais droite et claire. Il s’assit dans son fauteuil, terrassé par l’émotion.

CHAPITRE VI

La disparition des lumières eut sur Ish un effet grave. Même en plein jour, il croyait voir ramper vers lui les ombres tapies dans les coins des pièces. Le Temps des Ténèbres était arrivé.

Il faisait provision d’allumettes, de lampes de poche, de bougies. Malgré lui, il les accumulait, trouvant en eux un réconfort moral.

Cependant il ne tarda pas à découvrir que l’électricité avait d’autres fonctions plus indispensables encore que la lumière. Son réfrigérateur était désormais inutile et la viande fraîche, le beurre, les cœurs de laitue qu’il contenait se gâtaient en dégageant une odeur nauséabonde.

Puis la saison changea. Ish avait perdu complètement le compte des semaines et des mois, mais son œil exercé de géographe savait déchiffrer l’époque de l’année en observant la nature. On devait être en octobre ; la première pluie le confirma ; il ne s’agissait pas d’un orage passager ; fine et drue, elle menaçait de s’éterniser.

Ish ne quitta plus la maison, y trouvant suffisamment de distractions. Il jouait de l’accordéon, il dévorait des livres et entreprit la lecture de maints ouvrages auxquels jusque-là, faute de loisirs, il n’avait pu s’attaquer. De temps en temps, par la fenêtre, il regardait la pluie battante et les nuages bas à toucher les toits.

Un matin, il sortit pour suivre les progrès du drame dont il était l’un des rares témoins. Tout d’abord il ne remarqua rien de nouveau. Puis de menus détails le frappèrent. Dans l’avenue San Lupo un tuyau avait été bouché par les feuilles mortes qui s’accumulaient dans le ruisseau. L’eau, qui ne s’écoulait plus, déferlait dans la rue et envahissait le trottoir.

Le fleuve en miniature se frayait un chemin dans la jungle de hautes herbes qui avait été la pelouse des Hart et s’infiltrait sous la porte, trempant et salissant de boue tapis et parquets. Un peu plus bas, un filet d’eau traversait la roseraie, laissait derrière lui une étroite rigole et se perdait dans un égout. Les dégâts n’étaient pas grands, mais ce n’était qu’un exemple entre mille de ce qui se passait partout.

Les hommes avaient construit des routes, des égouts, des digues, bien d’autres obstacles encore qui s’opposaient au cours naturel de l’eau. Pour durer et accomplir leurs fonctions, ces travaux avaient besoin des hommes pour la réparation et la surveillance des milliers de petites fissures et d’endroits bouchés qui se produisaient à chaque changement de temps. En deux minutes Ish aurait déblayé les feuilles mortes et débouché le tuyau, mais il n’en voyait pas la nécessité. Des milliers, des millions de tuyaux étaient engorgés de même. Routes, égouts et digues avaient été construits pour l’usage de l’homme ; l’homme disparu, ils n’avaient plus d’utilité. Que l’eau suive son cours naturel et traverse la roseraie. Trempés d’eau et de boue, les tapis des Hart pourriraient sur place. Tant pis ! S’en affliger, ce serait continuer à vivre dans un monde qui n’appartenait plus qu’au passé.

En retournant chez lui, Ish se trouva brusquement devant un grand bouc noir qui, sans hâte, broutait la haie que M. Omer taillait avec tant de soin. Amusé et intrigué, Ish se demanda d’où venait l’intrus. Personne n’avait de tels animaux dans ce quartier si respectable. Le bouc interrompit son repas pour contempler Ish. Et peut-être était-il lui aussi amusé et intrigué. Les hommes faisaient maintenant figure de bêtes curieuses. Après l’avoir considéré quelques secondes d’égal à égal, le bouc jugea que les longues pousses succulentes offraient plus d’intérêt que ce bipède.

Princesse, qui revenait d’une de ses expéditions, se jeta sur l’inconnu avec des aboiements frénétiques. Le bouc, tête basse, la menaça de ses cornes. La chienne, peu combative par nature, fit son saut de lapin et courut vers son maître. Le bouc continua son repas.

Quelques minutes plus tard, Ish le vit arpenter tranquillement le trottoir comme si tout San Lupo lui appartenait.

« Pourquoi pas ? pensa-t-il. C’est peut-être vrai. Le monde change de maîtres. »

Durant ces journées où la pluie le retenait à la maison, son esprit se tourna vers la religion, comme le jour où il avait visité la cathédrale. Il feuilletait fréquemment la volumineuse Bible que son père avait couverte d’annotations. Les évangiles le déçurent, probablement parce qu’ils traitaient surtout des problèmes de l’homme dans la société. « Rendez à César…» C’était un ordre superflu, puisque César n’était même plus représenté par un percepteur des Contributions directes.

« Vendez tout ce que vous avez et distribuez l’argent aux pauvres… Faites à autrui ce que vous voudriez que l’on vous fît… Aimez votre prochain comme vous-même. » Tous ces préceptes ne s’appliquaient qu’à des sociétés complexes. Dans ce monde réduit à sa plus simple expression, un pharisien ou vin saducéen aurait encore pu accomplir les rites d’une religion formaliste, mais parce qu’elle était basée sur la charité, la doctrine de Jésus les faisait paraître surannés.

Il retourna à l’Ancien Testament, commença l’Ecclésiaste et s’y trouva moins dépaysé. Le vieil homme, « Le Prédicateur », Qohéleth (comme on l’appelait en note au bas de la page), avait l’art de peindre en termes réalistes le combat que l’individu soutient contre l’univers. Parfois ses paroles s’appliquaient exactement à Ish. « Et que l’arbre tombe vers le sud ou vers le nord, à l’endroit où il est tombé, il demeurera. » Ish pensa à ce tronc d’Oklahoma qui barrait la route 66. Plus loin il lut : « Mieux vaut vivre à deux que solitaire, car en cas de chute, l’un peut relever son compagnon, mais malheur à celui qui est seul quand il tombe. » Et Ish se remémora son épouvante le jour où il s’était senti seul, sans personne pour l’aider à se relever s’il tombait. Il lut d’un bout à l’autre, émerveillé de ce consentement réaliste et clairvoyant aux lois de l’univers. Il trouva même cette phrase : « Si le serpent mord faute d’enchantement…»

Il arriva à la fin du premier chapitre et ses yeux tombèrent sur les versets au bas de la page « Le Cantique des Cantiques, de Salomon ». Il lut : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche. Car ton amour est meilleur que le vin. »

Le jeune homme se sentit mal à l’aise. Au cours de ces longs mois, il avait rarement éprouvé de tels sentiments. Il se rendait compte maintenant qu’il avait ressenti un choc nerveux plus fort qu’il ne l’avait imaginé. C’était comme dans les vieux contes de fées où un roi regardait défiler devant lui le cortège de la vie sans pouvoir s’y mêler. Les autres hommes avaient agi différemment. Les ivrognes eux-mêmes, en un sens, continuaient à vivre. Mais lui, l’observateur, repoussait la vie.

Et qu’est-ce que la vie ? Bien des gens se sont posé cette question. Qohéleth, le prédicateur, n’a pas été le premier. Et chacun apporte une réponse différente, à l’exception de ceux qui avouent qu’il n’y a pas de réponse.

Lui, par exemple, Isherwood Williams, était un étrange mélange de réalité et de chimères, de désirs et de réactions ; au-dehors s’étendait la vaste cité vide où la pluie fouettait les longues avenues désertes, déjà embrumées de crépuscule. Et les deux, l’homme et tout ce qui était en dehors de lui, étaient unis par une sorte de lien invisible, sensibles aux mêmes variations.

C’était une vaste équation avec de nombreux termes et deux grandes inconnues. Ish se trouvait d’un côté ; appelons-le X…, si vous voulez ; et de l’autre côté était Y…, tout ce qui appartient au monde. Et les deux termes de l’équation essayaient de s’équilibrer plus ou moins sans jamais y réussir tout à fait. La mort seule peut-être apporte l’équilibre. C’était peut-être la pensée désillusionnée de Qohéleth quand il écrivait : « Les vivants savent qu’ils mourront, mais les morts ne savent rien. » Mais en deçà de la mort, les deux moitiés de l’équation essaient toujours de s’équilibrer. Si X… se modifiait, si Ish subissait l’influence de quelque glande, s’il souffrait d’un choc nerveux ou tout simplement s’il s’ennuyait, il faisait quelque chose et cela modifiait l’équation, aussi légèrement que ce fût. Un équilibre provisoire s’établissait. Si, au contraire, le monde extérieur changeait, si une catastrophe détruisait la race humaine, ou, plus simplement, si la pluie cessait, Ish, c’est-à-dire X…, se transformait aussi et un nouveau mécanisme créait un équilibre précaire. Qui pouvait dire laquelle des deux inconnues de l’équation ferait le plus d’engagements ?

Avant même de s’en rendre compte, il s’était levé et, après réflexion, comprit que ce mouvement traduisait le désir qui le tourmentait. L’équilibre de l’équation était détruit et il s’était levé pour le rétablir ; mais déjà sa nervosité se communiquait au monde. Princesse, dérangée dans son sommeil, avait bondi et courait dans la pièce. En même temps Ish entendit la pluie qui frappait plus fort contre la fenêtre. Il leva les yeux pour savoir ce qui se passait. Ainsi le monde se rappelait à lui et l’obligeait à agir. Puis il se mit en devoir de préparer son dîner.


L’anéantissement presque complet de la race humaine, catastrophe sans précédent sur la Terre, n’a pour ainsi dire apporté aucun changement dans les rapports entre la Terre et le Soleil, l’étendue ou l’emplacement des océans et des continents, les facteurs de pluie et de beau temps. Aussi le premier orage d’automne qui est parti des îles Aléautiennes pour aborder la côte de Californie est-il sans originalité. Son humidité éteint les incendies de forêts ; les gouttes de pluie lavent l’atmosphère souillée par la fumée et la poussière. Un vent vif du nord-ouest refroidit l’air d’une pureté cristalline. Le thermomètre baisse brusquement.


Ish s’agita dans son sommeil et peu à peu reprit conscience des choses. Il avait froid. « L’autre inconnue de l’équation a changé », pensa-t-il, et il étendit sur lui une autre couverture. Cela le réchauffa. « Ô fille du roi, murmura-t-il rêveusement, tes seins sont comme deux…» Et de nouveau il glissa dans le sommeil.

Au matin, la maison était glacée. Il enfila un pull-over avant de préparer son déjeuner. Il pensa allumer du feu dans la cheminée, mais la fraîcheur lui avait apporté un renouveau d’activité et il décida de ne pas rester enfermé ce jour-là.

Après le petit déjeuner, debout sur le perron, il admira la perspective. Lavé par la pluie, l’air était pur. Le vent s’était calmé. À plusieurs kilomètres, les pylônes rouges du Golden Gate se détachaient sur le bleu du ciel et semblaient à portée de la main. Ish se tourna vers le nord pour regarder le pic de Tamalpais et sursauta. Entre la montagne et lui, de ce côté du golfe, il apercevait une mince colonne de fumée s’élevant toute droite dans le calme du jour, un de ces légers rubans de fumée qui trahissent l’existence d’un âtre. Peut-être la mince volute cent fois déjà était-elle montée vers le ciel sans qu’il l’eût remarquée dans l’atmosphère enfumée et brumeuse. Maintenant c’était un signal.

Bien sûr, ce feu brûlait peut-être spontanément, sans aucune intervention humaine. Ish plus d’une fois avait été attiré par des mirages de ce genre. Pourtant ce n’était plus pareil car la pluie avait sûrement éteint les moindres tisons.

En tout cas, cette fumée n’était pas à plus de trois kilomètres, et son premier mouvement fut de sauter dans l’auto pour partir à sa recherche. Au pire, il perdrait quelques-unes de ces minutes dont il avait à revendre. Mais quelque chose l’arrêta. Ses tentatives pour entrer en contact avec d’autres êtres humains n’avaient pas été couronnées de succès. Il fut pris d’un de ces accès de sauvagerie si fréquents dans l’ancien temps où la perspective d’un bal lui donnait des sueurs froides. Il chercha des prétextes comme il le faisait jadis quand il alléguait un travail urgent et s’enterrait dans ses livres au lieu d’aller danser.

Robinson Crusoé désirait-il vraiment quitter l’île déserte où il régnait en monarque absolu ? Ce n’était pas la première fois que la question était posée. Et si Robinson voulait vraiment être sauvé et renouer des liens avec la société humaine, pourquoi Ish lui aurait-il ressemblé ? Peut-être aurait-il chéri son île ? Peut-être craignait-il fondamentalement d’aliéner sa liberté ?

Pris de panique, comme s’il fuyait une Circé, il appela Princesse, monta dans l’auto et mit le cap sur la direction opposée.

Une grande partie de la journée, il erra sans but dans les montagnes. Çà et là les dégâts de la pluie apparaissaient visiblement. Plus moyen de savoir nettement où finissait la route et où commençaient les champs. Les grands vents d’automne et le froid avaient fait tomber les feuilles. Des petites branches mortes jonchaient la chaussée. Çà et là un torrent d’eau avait formé une sorte de delta constitué de boue et de graviers. Au loin, il entendit ou crut entendre les abois d’une meute. Mais aucun chien ne se montra et, vers la fin de l’après-midi, il regagna sa maison.

Du côté des montagnes, aucune fumée ne ternissait le ciel. Il en éprouva du soulagement ainsi qu’une déception plus forte encore, car la chance était passée.

Tel est l’esprit de contradiction des hommes. L’occasion se présente et on n’ose la saisir. Quand elle est perdue, on la regrette. L’autre inconnue de l’équation avait changé, et il avait répondu par la fuite. Le filet de fumée reparaîtrait peut-être le lendemain matin, mais ce n’était pas sûr. Ou bien cet être humain, quel qu’il fût, ne faisait que passer et ne reviendrait plus.

Son émoi resurgit lorsque dans le crépuscule, après dîner, une lueur vague mais réelle attira son regard. Toutes ses hésitations se dissipèrent. Sans plus attendre, il appela Princesse, sauta dans l’auto et se dirigea dans cette direction.

Il avançait lentement. La fenêtre éclairée faisait probablement face à son perron ; les arbres la cachaient avant que l’orage les eût dépouillés de leurs feuilles. Mais dès qu’Ish se fut éloigné, la lueur disparut. Une demi-heure il erra dans les rues, la retrouva enfin, descendit lentement sur la droite et passa devant la maison. Les persiennes étaient baissées, mais la lumière les traversait et éclairait une partie du trottoir. Elle venait sans doute d’une lampe à pétrole.

Ish coupa les gaz de l’autre côté de la rue et attendit. À l’intérieur personne, apparemment, n’avait entendu le moteur. Il hésita une minute, prêt à débrayer et à s’enfuir.

Cependant, d’un brusque élan il se pencha en avant et entrouvrit la portière pour descendre. Mais Princesse le devança et courut vers la maison avec des aboiements frénétiques. Son odorat lui révélait une présence inconnue. Avec un juron, Ish la suivit. La chienne lui forçait la main. Il hésita à nouveau, inquiet d’être sans arme. Il était malséant de se présenter chez les gens le revolver au poing. Impulsivement il retourna à sa voiture et saisit son vieux marteau. Le tenant à la main, il suivit la chienne. Derrière la persienne une ombre se profilait.

Il mettait le pied sur le trottoir quand la porte s’ouvrit de quelques centimètres et le rayon d’une lampe électrique l’aveugla. La personne derrière la porte était invisible. Ish s’arrêta et attendit. Princesse, muette de frayeur, battit en retraite. Le jeune homme avait la sensation désagréable qu’un revolver était braqué sur lui. Et cette lumière l’empêchait de voir. Il se reprochait sa hâte idiote. Son arrivée en pleine nuit ne pouvait qu’éveiller les soupçons et effrayer les gens. Par bonheur, il s’était rasé le matin et ses vêtements étaient à peu près propres.

Le silence s’éternisait. Ish attendait la question lancée d’un ton cassant – inévitable, mais un peu ridicule : « Qui êtes-vous ? » ou bien l’ordre bref : « Haut les mains ! » Aussi ne put-il retenir une exclamation de surprise quand une voix de femme s’écria : « Qu’il est beau, ce chien ! »

Puis ce fut de nouveau le silence. Le souvenir de la voix basse et agréable avec un rien d’accent caressait les oreilles d’Ish. Un chaud élan de tendresse fit battre son cœur.

La lampe électrique qui l’aveuglait s’abaissa enfin et illumina le trottoir derrière lui. Princesse plongea à travers le rayon de lumière, la queue frémissante. La porte de la maison s’ouvrit toute grande et, silhouettée sur la vague lumière du vestibule, Ish vit une femme à genoux qui caressait la chienne. Il fit un pas vers elle, le marteau – ridicule mais rassurant – toujours à la main.

Princesse, folle de joie, bondit et s’engouffra dans la maison. La femme se releva avec un petit cri où l’amusement se mêlait à la crainte et se lança à sa poursuite. « Mon Dieu ! elle a sans doute un chat ! » pensa Ish et il les suivit toutes deux.

Mais quand il arriva dans le salon, Princesse se contentait de courir en rond autour de la table et de flairer les chaises, et la femme protégeait une lampe à pétrole des gambades de l’animal surexcité.

Elle était d’une taille au-dessus de la moyenne, brune ; ce n’était pas une jeune fille, mais une femme dans tout son épanouissement.

Elle contemplait les ébats cocasses de Princesse et riait. Dans son rire vibrait l’écho des paradis perdus. Elle se tourna vers le jeune homme et ses dents blanches étincelèrent dans son visage brun. Soudain une barrière s’écroula dans le cœur d’Ish et il éclata d’un rire joyeux.

Quand elle reprit la parole au bout d’un moment, ce ne fut ni pour poser des questions ni pour demander quelque chose. « C’est bon de voir quelqu’un ! » Ish voulut répondre, mais faute de trouver mieux, il se borna à s’excuser du marteau qu’il tenait toujours. « Pardonnez-moi d’avoir apporté ce machin-là », dit-il, et il posa par terre sur la tête, le manche en l’air.

« Ne vous inquiétez pas, dit-elle, je comprends. J’ai connu cela aussi. Il faut avoir quelque chose qui donne un peu d’assurance. Comme un fétiche ou une patte de lapin, vous vous rappelez ? Nous n’avons guère changé. »

Après le brusque éclat de rire, Ish tremblait. Son corps était sans force. Il sentait, et c’était une sensation presque physique, que d’autres barrières s’effondraient : ces indispensables barrières défensives élevées durant des mois de solitude et de désespoir. Saisi du désir irrésistible d’un contact humain, il fit le vieux geste conventionnel et tendit la main. Elle la serra, sentit sans doute qu’elle tremblait et attira Ish vers un fauteuil où elle le poussa. Quand il fut assis, elle lui tapota légèrement l’épaule.

Et elle reprit la parole toujours sans interroger ni ordonner. « Je vais vous préparer quelque chose à manger. »

Il ne protesta pas, malgré le dîner copieux qu’il avait fait avant son départ Cette invitation exprimée avec tant de tranquille assurance n’avait pas pour objet de calmer l’appétit corporel. Le repas en commun devenait un symbole, s’asseoir à la même table, partager le pain et le sel, c’est le premier lien qui unit les êtres humains.

Et voilà qu’ils étaient assis en face l’un de l’autre. Ils mangèrent un peu, sans faim, pour accomplir le rite sacré. Du pain frais était sur la table. « Je l’ai fait moi-même, dit-elle, mais c’est de plus en plus difficile de trouver de la farine sans charançons. » Il n’y avait pas de beurre, mais du miel et de la confiture pour étaler sur le pain, et une bouteille de vin rouge.

Et comme un enfant, Ish se mit à parler. Ce repas ne ressemblait en rien à celui qu’il avait pris avec Milt et Ann à New York. En leur compagnie, il se retranchait encore derrière ses barricades. Maintenant, pour la première fois, il racontait sa vie depuis le désastre. Il montra même la petite cicatrice que les crochets du serpent avaient laissée sur sa main et les balafres plus grandes qui indiquaient l’endroit où il avait tailladé sa chair pour appliquer la ventouse. Il décrivait sa terreur, sa fuite et cet isolement total devant lequel sa pensée et son imagination reculaient. Et, de temps en temps, elle interrompait son récit pour murmurer : « Oui, je sais. Oui, j’ai connu cela aussi. Continuez. »

En ce qui la concernait, la catastrophe s’était déroulée devant ses yeux. Plus que lui, elle y avait été mêlée et, cependant, il le devinait, elle en avait été moins affectée. Elle ne semblait pas éprouver le besoin de parler, mais elle l’incitait à se confier.

Et, au fur et à mesure que se déroulait son récit, Ish avait la certitude que, pour lui du moins, il ne s’agissait pas d’une rencontre fortuite, d’un bref moment de détente. Tout l’avenir était là. Depuis le désastre le hasard avait mis sur sa route des hommes et des femmes, jamais il n’avait eu envie de faire halte auprès de l’un d’eux. Peut-être le temps avait-il guéri ses blessures. Ou plutôt elle était différente des autres.

Cependant c’était une femme. De minute en minute cette idée pénétrait de plus en plus profondément en lui et il ne pouvait réprimer un frisson. Entre deux hommes rompre le pain est une réalité, s’asseoir à la même table est un symbole nécessaire. Mais entre un homme et une femme, le partage, réalité et symbole, doit aller plus loin.

Soudain ils s’aperçurent qu’ils n’avaient même pas échangé leurs noms ; Princesse seule avait eu l’honneur d’une présentation.

« Isherwood, déclara le jeune homme. C’était le nom de jeune fille de ma mère et elle m’en a affublé. Affreux, n’est-ce pas ? Tout le monde m’appelait Ish.

— Je m’appelle Em, déclara-t-elle à son tour. C’est-à-dire Emma, bien sûr. Ish et Em. Ce ne sont pas des prénoms très poétiques, je ne les vois pas dans des vers ! » Elle éclata de rire et il se joignit à sa gaieté.

Rire ensemble, c’est une autre communion ! Mais ce n’est pas l’accord suprême. Pour y arriver, le moyen est bien connu. Ish avait rencontré des hommes dont la technique était sûre ; il les avait vus à l’œuvre. Mais lui, Ish, n’était pas de ce type. Toutes les qualités qui formaient sa personnalité et lui avaient permis de survivre seul aux mauvaises heures – toutes ces qualités maintenant le desservaient. Et, au fond du cœur, il sentait qu’elles étaient déplacées. Les vieilles méthodes avaient du bon jadis lorsque les bars étaient pleins de femmes en quête d’aventures. Mais elles n’étaient plus de circonstance, Ish en était persuadé, maintenant que la vaste cité qui s’étendait sous les fenêtres n’était plus qu’un désert ; les usages d’autrefois n’avaient plus cours, et cette femme avait supporté la catastrophe, la peur, la solitude ; oui, et après tant d’épreuves, ses yeux étincelaient encore de courage, de détermination, de gaieté.

Dans son affolement, il se demanda s’ils ne devraient pas célébrer une sorte de cérémonie de mariage. Les quakers se marient sans prêtre. Pourquoi ne pas les imiter ? Par exemple, ils se tiendraient debout l’un près de l’autre, face à l’est, du côté où se lève le soleil. Puis il jugea qu’un frôlement de genou sous la table serait moins inconvenant que des paroles et des serments. Soudain il se rendit compte qu’il gardait le silence depuis au moins une minute. Elle l’interrogeait de ses yeux calmes, et il comprit qu’elle avait deviné ses pensées.

Embarrassé, il se leva avec tant de brusquerie que sa chaise se renversa sur le parquet. La table n’était plus un symbole d’union, mais un obstacle. Il en fit le tour ; Em, au même moment, quittait son siège. Et les bras d’Ish se refermèrent sur ce doux corps de femme.


Ô Cantique des Cantiques ! La tendresse de tes yeux, mon amour, la douceur et la fermeté de tes lèvres charnues. Ton cou est blanc, tes tièdes épaules sont lisses comme l’ivoire et tes seins sous mes doigts ont le moelleux de la laine fine. Tes cuisses sont solides et fortes comme les cèdres. Ô Cantique des Cantiques !


Elle était passée dans la pièce voisine. Ish, le cœur battant, le souffle retenu, attendait. Il n’avait plus qu’une seule crainte maintenant. Dans un monde qui ne contenait plus de médecins ni même d’autres femmes, pouvait-on courir un tel risque ? Mais elle était dans la chambre. Il savait qu’avec son sens des réalités, elle envisageait le danger et elle saurait y faire face.

Ô Cantique des Cantiques ! Mon amour, ton lit est aussi odorant que les branches des pins et ton corps est tiède. Tu es Astarté. Tu es Aphrodite, gardienne du temple de l’Amour. Et voilà que ma force m’est revenue. Les fleuves sont endigués. Mon heure a sonné. Ouvre-moi les portes de l’infini.

CHAPITRE VII

Etendu auprès de la jeune femme endormie, Ish se livrait au tourbillon de ses pensées et ne parvenait pas à s’en évader pour trouver le sommeil. Les paroles qu’Em avait prononcées au début de la soirée le hantaient : peu importe ce qui transforme le monde, l’être humain n’en est pas changé et reste toujours semblable à lui-même. Oui, c’est la vérité ! Malgré la tragédie et l’ébranlement profond qu’elle avait provoqués en lui, il restait toujours le savant, l’homme qui, un peu à l’écart, observait les événements et ne se perdait jamais en faisant lui-même des expériences. Quelle chose étrange ! Dans l’ancien monde, jamais il n’eût connu cette félicité ! Pour lui, l’amour avait surgi des ruines !

Il s’endormit. À son réveil, le jour était levé et il était seul. Il promena autour de lui un regard effrayé. Oui, la petite chambre était pauvrement meublée ; la crainte fit battre son cœur : ce qu’il avait pris pour un grand amour n’eût été peut-être autrefois avant le désastre qu’une passade avec une serveuse vicieuse dans la chambre sordide d’un hôtel borgne. Elle… ce n’était plus une déesse, une nymphe des bois dont on apercevait la forme blanche dans les ombres du crépuscule ! Excepté au moment du désir, elle ne serait jamais Astarté ni Aphrodite. Qui sait comment elle était à la lumière du matin, se demanda-t-il avec un frisson. Elle était plus âgée que lui ; peut-être n’avait-il cherché auprès d’elle qu’une vague image maternelle, « Oh ! tant pis, murmura-t-il. La perfection n’a jamais été de ce monde ; l’univers ne va pas bouleverser ses lois pour me faire plaisir. » Alors il se rappela que les premières paroles d’Em n’avaient été ni une question ni un ordre, mais une affirmation. Oui, c’était bien ainsi. Il faut accepter ce que le Destin vous offre sans exiger davantage.

Il se leva et s’habilla. Et pendant qu’il était à sa toilette, une odeur de café vint flatter ses narines. Du café ! C’est aussi un symbole – un peu moins ancien, voilà tout.

Elle avait mis la table du déjeuner dans la salle à manger, comme l’épouse d’un banlieusard pressé par l’heure du train. Un peu timidement il la regarda. Et la lumière du matin éclaira les grands yeux noirs dans le visage brun, les lèvres charnues, la courbe des seins sous une blouse vert pâle.

Il ne s’avança pas pour l’embrasser et elle n’eut pas un mouvement vers lui. Mais ils échangèrent un sourire. « Où est Princesse ? demanda-t-il.

— Je l’ai laissée sortir un moment.

— Parfait. La journée sera belle, je crois.

— Oui, on dirait. Je suis désolée de ne pas avoir d’œufs.

— Cela ne fait rien. Oh ! du bacon ?

— Oui. »

Ces menus propos ne signifiaient pas grand-chose, mais les comblaient de joie, plus encore peut-être que des grands mots. Une joie sereine envahit le cœur d’Ish. Non, ce n’était pas une passade, son bonheur était là. Il interrogea les yeux calmes, et ses incertitudes se dissipèrent. Cela serait durable !

Quelques heures plus tard, ils s’installèrent dans la maison de San Lupo surtout parce qu’Ish possédait une bibliothèque bien garnie. C’était moins compliqué de retrouver les livres que de les transporter chez Em.

Désormais les journées s’écoulèrent rapides et tranquilles. Ils partageaient tout. « C’est vrai, pensa Ish. Un ami double les joies et diminue de moitié les chagrins. »

Em ne parlait jamais de son passé. Une ou deux fois il tenta de l’interroger, pensant qu’elle éprouverait peut-être le besoin de parler. Mais elle répondait à contrecœur, et il en conclut que, à sa façon, elle s’était déjà adaptée à sa nouvelle vie. Elle avait tiré le rideau sur le passé et ne regardait plus que l’avenir.

Cependant elle ne s’entourait d’aucun mystère. Au hasard de la conversation, il avait appris qu’elle avait eu un mari (qu’elle aimait, il n’en doutait pas), et deux petits enfants. Elle avait fait ses études au lycée, mais n’avait pas fréquenté l’université ; sa syntaxe n’était pas toujours parfaite. L’accent chantant qui avait frappé Ish dès les premiers mots fleurait le Kentucky ou le Tennessee. Mais jamais elle n’avait donné à entendre qu’elle eût vécu ailleurs qu’en Californie.

Son rang social, supposait Ish, devait être inférieur au sien. Mais rien ne pouvait être plus ridicule à présent que ces vieux préjugés de classe.

« Ces bêtises-là ne comptent plus. » Et les journées se succédaient paisiblement.

Un matin où ils étaient à court de provisions, Ish monta dans son auto et appuya le pouce sur le bouton du starter. Un déclic se fit entendre, ce fut tout. Il recommença sans plus de succès.

Aucun ronronnement rassurant venu du moteur, aucune pétarade ne lui apprit que les cylindres refroidis se remettaient à fonctionner. La peur au ventre, il pressa le bouton à plusieurs reprises et n’obtint chaque fois que le même petit déclic. « La batterie est à plat », pensa-t-il.

Il descendit, souleva le capot et contempla avec désespoir l’enchevêtrement des fils et différents dispositifs. C’était trop fort pour lui. Le cœur lui manqua et il retourna dans la maison.

« L’auto ne marche plus, dit-il. La batterie est à plat ou c’est quelque chose de ce genre. » Il n’ignorait pas qu’il faisait une tête d’enterrement et, quand Em éclata de rire, il n’en crut pas ses oreilles.

« Nous ne sommes attendus nulle part, dit-elle. À te voir, on croirait que tout est perdu ! »

Il se mit à rire aussi. Une contrariété partagée se transforme aussitôt en vétille sans importance. Une auto est utile pour faire les courses et transporter les paquets. Mais ils pouvaient vivre sans auto. Em avait raison : personne ne les attendait nulle part.

Il avait envisagé une journée exaspérante, de longues heures passées à choisir une nouvelle voiture ou à réparer l’ancienne. En réalité ce fut un jeu ; pourtant, à la fin de la matinée seulement, ils découvrirent ce qui leur fallait. La plupart des autos n’avaient pas de clé de contact. Ish aurait bien coupé un fil, mais, ils en convinrent tous deux, ce serait gênant d’avoir une voiture sans clé. Une autre l’avait, mais la batterie, inutilisée depuis des mois, était hors d’usage. Enfin, sur une colline, ils trouvèrent un véhicule avec sa clé de contact. La batterie était trop faible pour mettre en marche le moteur, mais les phares donnaient encore une pâle lueur et Ish jugea que le courant serait suffisant pour faire fonctionner les bougies.

Ils laissèrent la voiture dévaler la colline en roue libre. Le pot d’échappement ne tarda pas à pétarader. Ish et Em riaient aux éclats de l’aventure. Enfin l’alimentation en essence se régularisa dans les tuyaux, le moteur chauffa et se mit à tourner rond. Grisés par leur victoire, ils rirent de plus belle et descendirent le boulevard désert à quatre-vingt-dix à l’heure. Em se pencha vers Ish et l’embrassa. Et brusquement Ish, étonné, sentit qu’il n’avait jamais été aussi heureux de sa vie.

L’auto ne valait pas le break. Elle leur permit pourtant de se livrer à quelques explorations dans les boutiques des environs et, dans l’annuaire des professions, ils cherchèrent les adresses où ils pourraient trouver des batteries. Enfin, ils pénétrèrent par effraction dans un magasin qui contenait des douzaines de batteries et des réserves d’acide. Bien qu’ils fussent tous deux novices en mécanique, ils se risquèrent à verser l’acide dans une batterie de grandeur convenable, puis l’adaptèrent au break. Dès le premier essai, la réussite fut complète.

Le moteur ronronnait dès qu’Ish actionnait le démarreur et le jeune homme se félicita d’avoir résolu deux problèmes à la fois. D’abord, il avait appris à réparer une auto. Chose plus importante encore, il avait constaté que, même privé de voiture, il pouvait vivre heureux et sans peur.

Le lendemain, la batterie neuve du break était de nouveau à plat. Elle était en mauvais état ou bien Ish, en l’installant, avait commis quelque erreur. Cette fois, cependant, il ne fut pas paniqué et s’abstint d’une nouvelle tentative. Deux jours plus tard, il se mit à l’œuvre. La chance aidant, le succès répondit à ses efforts et la batterie fonctionna de façon satisfaisante.


Etincelantes dans leur robe de vernis rehaussée d’acier chromé, leur moteur fignolé à un millimètre près, leurs commutateurs exacts comme des chronomètres, elles étaient l’orgueil et le symbole de la civilisation.

Maintenant les voilà ignominieusement enfermées dans les garages, abandonnées dans les parcs ou arrêtées le long des trottoirs. Le vent les recouvre de feuilles mortes et de poussière. Et les pluies, de cette poussière et de ces feuilles, font une masse visqueuse où viennent s’agglutiner d’autres poussières et d’autres feuilles. Les pare-brise, revêtus d’un épais enduit, sont devenus opaques.

À l’intérieur, les changements sont plus lents. Les surfaces graissées résistent à la rouille. Inutilisés, les bobines, les commutateurs d’allumage, les carburateurs et les bougies restent en bon état.

Dans la batterie, les lentes réactions chimiques s’opèrent nuit et jour, décomposant ou neutralisant. En quelques mois, la batterie inutilisée est morte. Mais, séparés, les accumulateurs et les acides ne s’altèrent pas, et ce n’est pas un grand travail d’ajouter l’acide et d’adapter une nouvelle batterie. Ce n’est pas elle qui constitue le point faible.

Ce point faible, ce sont plutôt les pneus. Le caoutchouc s’use lentement. Les pneus vivent un an, cinq ans, mais ils portent en eux leur faiblesse. Les chambres à air se dégonflent et les pneus à plat sont bientôt hors d’usage. Même dans les dépôts, le caoutchouc s’altère. Empaquetés dans les magasins, les pneus, dans dix ans, auront gardé quelque élasticité. Ils dureront vingt ans, peut-être plus. Sans doute les routes n’existeront plus et les hommes ne sauront plus conduire une auto et n’en éprouveront plus le désir avant que les autos elles-mêmes soient devenues inutilisables.


La tête d’Em reposait sur le bras replié d’Ish et il contemplait les limpides yeux noirs. Tous deux étaient allongés sur le divan du salon. Le crépuscule faisait paraître plus brun encore le visage de la jeune femme.

Un problème, il le savait, restait encore sans solution. Ce fut elle qui l’aborda.

« Ce serait merveilleux ! dit-elle.

— Je ne sais pas.

— Oh si !

— Je ne me fais pas à cette idée.

— À cause de moi ?

— Oui, c’est dangereux. Tu ne peux compter que sur moi et je ne te servirai pas à grand-chose.

— Mais tu peux lire tous les livres.

— Des livres, répéta-t-il avec un petit rire. Le Manuel de la Sage-Femme, Pathologie de la Parturition ? Non, si tu n’es pas effrayée, moi je le suis.

— Tout de même tu pourrais trouver des livres et les lire. Cela te renseignerait. Et je n’aurais pas besoin de beaucoup d’aide. » Elle s’interrompit une minute. « J’y suis déjà passée deux fois, tu sais. Cela n’a pas été terrible.

— Peut-être. Mais ce serait peut-être différent sans hôpitaux et sans médecins. Et pourquoi y penses-tu tant ?

— C’est une loi biologique, je suppose. Et la loi de la nature.

— Tu crois qu’il faut perpétuer la vie, que c’est notre devoir d’assurer l’avenir ? »

Elle garda le silence. Ish devinait qu’elle réfléchissait, et la réflexion n’était pas son fort ; ses décisions jaillissaient spontanément du plus profond de son être.

« Je ne sais pas, dit-elle enfin, je ne sais pas s’il faut absolument que la vie continue. Pourquoi continuerait-elle ? Non, c’est par égoïsme. J’ai envie d’avoir un bébé, c’est tout. Oh ! ce n’est pas facile à expliquer. J’ai envie aussi d’un baiser. » Ish l’embrassa.

« Je voudrais savoir parler, dit-elle. Je voudrais savoir exprimer ce que je pense. »

Elle tendit le bras pour prendre une allumette dans une boîte sur la table. Elle fumait plus que lui et il s’attendait à lui voir prendre aussi une cigarette. Il se trompait. C’était une grosse allumette de cuisine comme elle les aimait. Elle la fit tourner entre le pouce et l’index sans parler. Puis elle la frotta contre la boîte.

Une petite flamme jaillit, perdit son éclat, et courut le long du mince morceau de bois. Soudain Em la souffla.

Vaguement Ish comprit que la jeune femme, ne trouvant pas facilement ses mots, mimait – inconsciemment peut-être – ce qu’elle ne savait dire. Et il croyait deviner sa pensée. L’allumette vivait non pas quand elle était enfermée dans la boîte, mais seulement quand elle brûlait… et elle ne pouvait brûler toujours. Il en est ainsi pour les hommes et les femmes. On ne peut vivre en niant la vie.

Il se remémora alors sa terreur des premiers jours et le moment où, l’ayant vaincue, il avait détaché dans le désert la motocyclette du porte-bagages de l’auto pour la laisser choir sur le bord de la route. Il se rappelait avec quelle exaltation il avait jeté un défi à la mort et à toutes les puissances des ténèbres.

Le corps de la jeune femme frémit doucement dans ses bras. Oui, pensa-t-il avec humilité, à ses heures il faisait figure de héros ; mais pour elle, l’héroïsme était le pain quotidien de la vie.

« Très bien, dit-il, je suppose que tu as raison. Je lirai des livres.

— Tu sais, dit-elle, j’aurai peut-être besoin d’un peu d’aide tout de même. »

Son corps était tiède et tout contre lui. Cependant Ish hésitait, effrayé de leur isolement dans ce monde désert. Qui était-il pour remettre l’humanité en marche sur la longue route incertaine de l’avenir ? Mais son hésitation fut de courte durée. L’assurance qu’Em avait dans son propre courage lui rendit confiance. « Oui, pensa-t-il, elle sera la Mère des nations ! Sans courage, rien n’existe ! »

Et brusquement le désir de ce corps bien-aimé s’éveilla en lui et sa force virile revint.


À toi toute la gloire, car à tes yeux l’amour de la vie brille d’un tel éclat que la peur de la mort en est effacée. Tu es Déméter et Ilertha et Isis ; Cybèle des Lions et la Montagne nourricière. De tes filles naîtront les tribus et de tes petits-fils les nations ! Ton nom est la Mère et tous te nommeront bienheureuse.

Les chants et les rires résonneront de nouveau. Les adolescentes se promèneront dans les prairies ; les jeunes gens sauteront au-dessus des ruisseaux. Les enfants de leurs enfants seront aussi nombreux que les pins au flanc de la montagne. Ils t’appelleront bienheureuse car, à l’heure des ténèbres, ton visage s’est tourné vers la lumière.


Leur décision n’était pas encore prise quand, un matin, Em qui s’était approchée de la fenêtre, s’écria : « Oh ! des rats ! » Ish la rejoignit. En effet, deux rats trottinaient le long de la haie ; ils cherchaient quelque chose à manger ou accomplissaient une simple exploration. Em montra les rats à Princesse par la fenêtre et ouvrit la porte. Fidèle aux instincts de sa race, la chienne se précipita au-dehors en aboyant et les rats s’enfuirent sans demander leur reste.

L’après-midi, ils aperçurent d’autres rats en divers endroits, près de la maison, dans la rue ou dans les jardins.

Le lendemain matin, la marée les submergeait. Les rats étaient partout.

C’était des rats de l’espèce la plus ordinaire, ni plus gros ni plus petits que jadis, ni particulièrement gras, ni particulièrement maigres. Ish pensa à l’invasion des fourmis. Il eut froid dans le dos.

Ish décida d’entreprendre des recherches scientifiques ; le meilleur remède à sa portée pour vaincre l’horreur et le dégoût serait de s’absorber dans l’observation de la situation.

En auto, ils parcoururent la ville, écrasant çà et là un rat qui se jetait sous leurs roues. La première fois, l’horrible bruit mou les fit frissonner, mais l’incident se répéta si souvent que bientôt ils n’y prirent plus garde. Les rats occupaient presque toute la ville, mais ils se répandaient aussi hors de l’espace urbain et avaient conquis plus de terrain que les fourmis.

La situation était claire. Ish conservait le souvenir de statistiques qui établissaient que, dans une ville, le nombre des rats est à peu près égal au nombre d’habitants.

« Tu vois, expliqua-t-il à Em, cela nous donne environ un million de rats comme nombre initial ; la moitié sont des rates, des souris, des femelles en tout cas. Quelques magasins et quelques entrepôts sont inaccessibles aux rongeurs, mais cependant ils ont depuis quelque temps des vivres en abondance.

— Combien de rats peut-il y avoir dans la ville en ce moment ?

— Je ne peux pas faire le calcul de tête. J’essaierai plus tard. »

Le soir, à la maison, il s’attabla devant ce problème mathématique. L’encyclopédie de son père lui apprit que les rats, à peu près tous les mois, ont une portée d’environ dix petits. Ainsi un mois de reproduction avait peuplé la ville de dix millions de rats. Les jeunes femelles à leur tour étaient fécondes vers l’âge de deux mois. Bien entendu, le taux de mortalité était relativement élevé. Ish s’avouait incapable de déterminer combien de rats arrivaient à l’âge adulte. Malgré tout, l’accroissement était prodigieux. Il renonça à poursuivre le calcul.

En admettant même que le nombre de rats ne fît que doubler chaque mois – évaluation ridiculement modérée –, la ville devait en compter approximativement cinquante millions. S’il triplait, ce qui était sans doute encore au-dessous de la vérité, le billion était atteint.

Et pourquoi, se disait Ish, ces bêtes abondamment nourries ne quadrupleraient-elles pas leur nombre chaque mois ? Dans l’ancien temps, l’homme était le seul véritable ennemi naturel des rats de ville et il était obligé de leur livrer constamment la guerre pour les empêcher de se multiplier. L’homme disparu, ils n’avaient pour adversaires que quelques chiens ratiers et les chats. Mais les circonstances favorisaient la situation des rats. Les chiens ratiers, Ish l’avait remarqué, semblaient mener le combat seuls, sans l’aide des chats. Sans doute les chiens avaient-ils tué les chats aussi bien que les rats et ainsi avaient éliminé le plus efficace moyen de destruction. Et les chiens eux-mêmes avaient été probablement submergés dans cette marée montante. On n’en voyait plus. Les rats n’avaient pu les tuer, bien que les portées de chiots ne fussent pas à l’abri de leurs dents pointues ; sans doute les chiens avaient-ils simplement battu en retraite, terrorisés par la multitude, pour se réfugier dans les faubourgs où ils devaient toujours rôder.

Un billion de rats ou cinquante millions, qu’importait ! Il y en avait trop, c’était un fait, et Ish et Em se sentaient en état de siège. Ils surveillaient attentivement les portes. Un rat, venu on ne sait d’où, n’en apparut pas moins dans la cuisine ; ce fut une folle bousculade. Ish saisit un balai et le réduisit en bouillie, non sans que la bête, acculée, eût sauté sur le manche et imprimé dans le bois la marque de ses dents.

Quelques jours plus tard, cependant, un changement apparut dans l’aspect et dans l’attitude des rats. Apparemment, les vivres, malgré leur abondance, ne suffisaient plus à l’appétit des convives de plus en plus nombreux. Ils avaient maigri et trottinaient fiévreusement à la recherche de nourriture. Ils se mirent à fouir la terre du jardin. Tout d’abord ils déterrèrent les oignons de tulipes dont ils semblaient particulièrement friands. Fuis ils se rabattirent sur les racines et les bulbes moins appétissants. Ils grimpaient sur les branches des arbres où ils mangeaient des insectes et des restes de graines ou de fruits. Ils en arrivèrent même à ronger l’écorce des jeunes arbres à la manière des lapins.

Ish laissait l’auto aussi près que possible de la maison et, protégé par de hautes bottes, s’y engouffrait d’un bond. Mais les rats ne manifestèrent jamais l’intention de l’attaquer. Princesse restait enfermée dans la maison, bien que jamais elle n’eût été l’objet d’une agression.

Ish s’habituait de plus en plus au mol écrasement de rats sous les roues. Il avait l’impression de laisser derrière lui dans les rues une longue file de rats écrasés. À l’angle de deux murs, comme il roulait doucement, un petit objet blanc attira son attention. Il arrêta l’auto pour regarder de plus près et reconnut le crâne d’un petit chien. Les longues dents encore blanches et luisantes étaient celles d’un terrier. Les rats avaient sans doute acculé l’animal dans ce coin, ou bien il s’y était réfugié lui-même pour mieux se défendre. Les rats avaient-ils osé attaquer un chien vigoureux et bien portant ? On ne pouvait pas savoir. Le terrier avait peut-être été victime d’un accident ou battu par un congénère. À moins qu’il ne fût vieux ou malade. En tout cas, pour une fois, la gent rat avait eu raison du ratier. Seuls restaient les gros os ; les autres avaient été rongés ou emportés. Aux alentours, les crânes de plusieurs rats indiquaient que le chien avait vendu chèrement sa vie. Ish essaya d’imaginer la scène. Les corps gris grouillaient autour du chien, incapable de repousser ceux qui grimpaient sur son dos. D’autres avaient coupé les tendons du jarret comme des loups acharnés contre un vieux bison. Une douzaine, une cinquantaine de rongeurs étaient tués ; les autres, rendus furieux par la faim, avaient rongé la peau et les muscles, et le chien avait enfin renoncé à la lutte. Ish s’éloigna, très calme et décidé à surveiller Princesse plus attentivement que jamais.

Il se rappela, pour ne pas perdre espoir, que les fourmis avaient disparu presque en une nuit, et il attendait que les rats en fassent autant ; mais aucun présage n’annonçait ce départ.

« Les rats vont-ils dominer le monde ? demanda Em. Prendront-ils la place des hommes ?

— Je n’en sais rien, répondit Ish, mais je ne le crois pas. Les abondantes ressources alimentaires de la ville et leur rapide reproduction les ont favorisés. Mais, en pleine campagne, ils seront obligés de chercher leur nourriture, et les renards, les serpents et les hiboux, qui prolifèrent depuis que l’homme ne les détruit plus, s’engraisseront à leurs dépens.

— Je n’avais pas pensé à cela, dit-elle. Tu veux dire que les rats sont des espèces d’animaux domestiques parce que les hommes leur fournissaient leur nourriture et tuaient leurs ennemis ?

— Ce sont plutôt des parasites, je suppose. » Et, pour amuser la jeune femme, il ajouta : « À propos de parasites, les rats n’en manquent pas. Comme les fourmis ! Quand une espèce se multiplie trop rapidement, elle est frappée par quelque fléau… je veux dire…» Une idée surgissait dans son esprit en prononçant ce mot. Il toussa pour masquer son hésitation et continua d’un air indifférent : « Oui, un fléau quelconque s’abattra sur eux. »

Em, à son grand soulagement, n’avait rien remarqué.

« Alors, dit-elle, nous n’avons qu’à nous croiser les bras et à applaudir les parasites des rats. »

Ish se garda de lui faire part de ses inquiétudes. Le fléau qu’il craignait ce n’était pas la peste au sens général, mais cette peste bubonique si commune chez les rats. Elle se propage, il le savait, par les puces, et ces puces, infectées, quittent volontiers les rats morts pour sauter sur les gens vivants. Cette perspective de vivre entouré de millions de rongeurs décimés par la peste bubonique était horrible ; il y avait de quoi devenir fou. Ish remplit la maison de poudre D.T.T. et en aspergea ses vêtements et ceux d’Em. Naturellement la jeune femme s’étonna et il fut obligé de lui avouer ses craintes.

Elle ne s’affola pas. La nature l’avait dotée d’un courage à la hauteur d’épreuves plus dures encore et peut-être y avait-il en elle un soupçon de fatalisme. La prudence les incitait à quitter la ville en toute hâte et à élire domicile dans quelque endroit – le désert peut-être – où les rats ne pourraient s’adapter.

Mais chacun d’eux avait déjà décidé à part soi que vivre dans la peur n’est pas vivre. Em l’emportait en courage sur Ish ; les rats lui inspiraient moins de dégoût et d’horreur. Quant à lui, parfois pris de panique, il était prêt à l’emporter de force dans l’auto pour fuir avec elle. Mais l’énergie rayonnante de la jeune femme le soutenait alors.

Chaque jour il examinait attentivement les rats pour découvrir en eux quelque symptôme de maladie. Au contraire, ils paraissaient de plus en plus alertes.

Un matin, Em l’appela de la fenêtre : « Viens voir, ils se battent ! » Il s’approcha aussitôt mais sans grand intérêt. Les sales bêtes se livraient tout simplement à des jeux amoureux, pensa-t-il. Mais il se trompait.

Un gros rat s’était jeté sur un autre plus petit. Celui-ci se défendait et parait les coups avec l’énergie du désespoir : il allait réussir à se faufiler dans un trou de la haie trop étroit pour son adversaire quand, soudain, un troisième rat, plus gros encore, surgit et l’attaqua. Le sang qui coulait de la gorge ouverte s’étala sur le sol en une petite mare et le vainqueur s’éloigna en traînant sa proie, suivi de près par son rival évincé.

Botté, ganté, une grosse canne à la main, Ish fit une expédition dans les plus proches magasins pour renouveler ses provisions. À sa grande surprise, il trouva très peu de rats dans les boutiques où plus rien ne restait des denrées accessibles ; une saleté écœurante y régnait. Le sol était jonché de papiers et de cartons déchirés, et de crottes de rats. Même les étiquettes des boîtes et des bouteilles avaient été rongées et leur contenu restait la plupart du temps un mystère. Certainement les hordes ne souffraient encore ni de famine ni de maladie. Et il rapporta ces nouvelles à Em.

Le lendemain matin, ils mirent Princesse en liberté pour sa promenade quotidienne. Par précaution, ils ne lui accordaient plus qu’une sortie par jour. Quelques minutes plus tard, elle revenait à fond de train en hurlant, entourée de rats dont deux ou trois déjà se cramponnaient à son dos. Ils ouvrirent la porte pour la laisser entrer avec évidemment les rats sur son dos. Princesse se cacha sous le divan, tremblante et gémissante. Le principal héros du drame ayant ainsi déserté, Ish et Em passèrent un quart d’heure mouvementé à déloger les intrus et à les tuer. Ceci fait, ils fouillèrent la maison de fond en comble, assistés cette fois de Princesse à peu près remise de son émoi, pour s’assurer qu’aucun rat n’était tapi dans une armoire ou derrière les livres de la bibliothèque. Ils n’en trouvèrent pas et poussèrent un soupir de soulagement. Désormais ils gardèrent Princesse enfermée et la muselèrent par crainte de la rage.

Mais le doute n’était plus permis : les rats s’entre-dévoraient. Parfois un gros s’attaquait à un plus petit. Parfois plusieurs joignaient leurs forces contre un seul. Ils paraissaient moins nombreux ; peut-être simplement se dissimulaient-ils aux regards.

Malgré le dégoût qu’il ne parvenait pas à vaincre, cette invasion offrait à Ish une intéressante étude d’écologie, presque un problème de laboratoire. Les rats avaient tout d’abord vécu sur les réserves de nourriture laissées par les hommes et qui s’étaient progressivement transformées en un énorme réservoir de chair à rat. Puis, les flocons d’avoine, les fruits secs et les haricots épuisés, les rats – certains du moins – avaient la ressource de manger ce supplément de vivres. Et la disette régnerait sans qu’un seul souffrît de la faim. « Les vieux, les malades, les faibles, les très jeunes partiront les premiers, remarqua Ish ; puis ceux qui sont un peu moins vieux, moins malades, moins faibles ou moins jeunes et ainsi de suite…

— Et finalement », conclut Em, qui montrait parfois une logique déconcertante, « il ne restera plus que deux gros rats qui s’affronteront comme les chats de Kilkenny[2] »

Ish expliqua que, sans en arriver à cette extrémité, les rats, désormais en petit nombre, auraient cherché d’autres moyens de subsistance.

À la réflexion, il se rendit compte que les rats ne détruisaient pas l’espèce au profit de quelques individus ; en réalité c’était l’espèce qu’ils sauvaient. Si, par excès de délicatesse, ils s’étaient résignés à mourir de faim plutôt que de porter la dent sur un congénère, le danger eût été grand. Mais les rats étaient des réalistes et l’avenir de la race était assuré.

De jour en jour, le nombre des rats diminuait ; un matin, on put croire qu’il n’en restait plus un. Ish savait qu’ils étaient encore nombreux dans la ville et que leur disparition apparente était un phénomène naturel. En temps normal, les rats se dissimulaient et habitaient de préférence les ruelles, les trous, les passages envahis par les broussailles. Lorsqu’ils eurent pullulé, ces refuges devinrent insuffisants et ils furent obligés de se répandre un peu partout à découvert.

Probablement, pensait Ish, une maladie quelconque achèverait de hâter leur disparition, mais ce n’était qu’une conjecture. Grâce à leur férocité fratricide, les cadavres étaient en petit nombre et, sans preuves précises, Ish devinait que les rats s’étaient régalés des cadavres des êtres humains victimes de l’épidémie.

Il s’étonnait de la discrétion des souris. Les fourmis s’étaient montrées les premières, les rats leur avaient succédé. Entre les deux, les souris auraient pu tenter elles aussi leur invasion ; les circonstances les favorisaient presque autant que les rats et elles se reproduisent plus rapidement encore qu’eux. Il ne connut jamais la raison de leur abstention. Il supposa qu’une contrainte dont il ignorait tout avait prévenu l’invasion des souris.

Il fallut Ish et à Em quelque temps pour se remettre de ce fléau. Ils finirent par juger que Princesse n’avait décidément pas contracté la rage. Ils lui rendirent la liberté ; la vie redevint normale et ils oublièrent l’immonde grouillement des bêtes grises.


Les fables nous ont induits en erreur. Ce n’était pas le lion, mais l’homme, qui était le roi des animaux. Et son règne a été souvent cruel et tyrannique.

Mais quand une clameur a proclamé : « Le roi est mort », nul n’a ajouté : « Vive le roi ! »

Jadis, quand un monarque mourait sans laisser d’héritier en âge de lui succéder, ses capitaines se disputaient le sceptre ; si aucun d’eux ne remportait en force sur les autres, le royaume était morcelé. Eh bien, c’est ce qui se passe maintenant, car la supériorité n’est l’apanage ni de la fourmi, ni du rat, ni du chien, ni du singe. Il y aura une brève période de luttes, d’ascensions rapides, de brusques chutes, puis la Terre goûtera un calme et une paix que depuis vingt mille ans elle ne connaissait plus.


De nouveau la tête d’Em était nichée dans le creux du bras d’Ish et il contemplait tendrement les yeux noirs. La jeune femme murmura : « Tu sais, tu feras bien de te mettre à lire les livres de médecine. Ça y est. »

Il n’eut pas le temps de prononcer un mot ; prise d’un tremblement convulsif, elle fondit en larmes. Ish n’avait jamais imaginé cela d’elle – cette peur. La terreur, quant à lui, le priva de toute force. Que deviendraient-ils si elle perdait courage ?

« Chérie ! cria-t-il. Peut-être est-il encore temps de faire quelque chose. Il y a des moyens… Tu n’auras pas à subir cette épreuve !

— Oh ! ce n’est pas cela ! Ce n’est pas cela ! protesta-t-elle encore tremblante. J’ai menti. Non pas par mes paroles, mais par mon silence ! Mais cela revient au même. Tu es si gentil. Tu dis souvent que j’ai de jolies mains. Tu n’as jamais remarqué le bleu des lunules. »

Déconcerté par cette révélation, il ne put cacher son trouble. Maintenant tout s’expliquait : le teint brun, la limpidité des yeux noirs, les lèvres pleines, la blancheur des dents, la sonorité de la voix, la souplesse du caractère.

Dans un souffle, elle chuchota : « Bien sûr, au début cela n’avait pas d’importance. Aucun homme ne fait attention à cela. Mais la famille de ma mère n’a jamais eu beaucoup de chance. Je ne veux pas imposer cela à des enfants qui doivent repeupler la Terre. Mais surtout je n’ai pas été loyale envers toi. »

Déjà il ne l’entendait plus ; les conventions du monde civilisé n’étaient plus qu’une farce désopilante ; il s’esclaffa, en proie à une gaieté qu’il ne pouvait réprimer ; rassurée, elle rit aussi et le serra plus fort dans ses bras.

« Chérie, dit-il enfin, tout est détruit. New York est un désert et il n’y a plus de gouvernement à Washington. Sénateurs, juges et gouverneurs sont tous retombés en poussière. Les persécuteurs des Juifs et des Noirs pourrissent à côté d’eux. Nous ne sommes que deux pauvres rescapés qui vivent sur les débris de la civilisation et ignorent s’ils ne seront pas la proie des fourmis, des rats ou de n’importe quoi d’autre. Dans mille ans peut-être les gens pourront s’offrir le luxe de se fatiguer pour des stupidités de ce genre. Mais j’en doute. Pour le moment, nous ne sommes que tous les deux, je veux dire tous les trois. »

Elle l’embrassa tout en continuant à pleurer sans bruit. Et il comprit que cette fois tout au moins il l’avait dépassée en perspicacité, en sagesse et en force.

CHAPITRE VIII

Le lendemain il se rendit à l’Université et arrêta l’auto devant la Bibliothèque. Il n’y était jamais entré depuis le Grand Désastre et se contentait des livres de la bibliothèque municipale. Le grand édifice était intact. Les arbustes et les arbres qui l’entouraient, en ces quelques mois, n’avaient pas beaucoup grandi. Les gouttières étaient sûrement en parfait état, car les murs de granit blanc n’avaient pas une tache. Ish, pourtant, eut une impression générale de saleté, de désordre et d’abandon.

Il hésitait pour entrer à casser une vitre qui eût donné un accès aux animaux et aux intempéries. À contrecœur, il dut s’y résigner. Il frappa à petits coups avec son marteau et parvint à ne faire qu’un petit trou, qui lui permit de passer la main à l’intérieur pour tourner l’espagnolette. Plus tard, il boucherait l’ouverture avec des planches, et les rats et la pluie resteraient dehors.

Des centaines de fois, ses études l’avaient amené dans cette Bibliothèque. Ce jour-là il y pénétrait avec une étrange émotion faite de crainte et de respect. Là étaient entassés les trésors d’une sagesse qui avait édifié la civilisation et pouvait en relever les ruines. Futur père de famille, il envisageait l’avenir sous un jour nouveau. Son enfant ne serait pas élevé en parasite, vivant sur les dépouilles d’un monde mort. Non, il ne serait pas réduit à cette extrémité. Tout était là. Tout le savoir humain !

Il était venu chercher des livres d’obstétrique, mais il se contenta d’examiner les deux étages de bibliothèques dans la grande salle de lecture et s’en alla, la tête en feu. L’obstétrique attendrait, ce n’était pas pressé.

Il retourna chez lui dans une sorte d’hypnose. Les livres !

Tout le savoir était contenu dans les livres et, cependant, les livres ne suffisaient pas. D’abord il fallait des hommes capables de les lire et de les utiliser. Et il fallait aussi sauver d’autres choses. Les semences par exemple. Ish se promit de veiller à la préservation des principales plantes du pays.

Une brusque intuition lui révélait que la civilisation ne dépendait pas seulement de l’homme, mais aussi de tous ces parents, amis et compagnons qui l’escortaient. Puisque Saint François a salué le soleil du nom de frère, pourquoi ne dirions-nous pas : « Ô mon frère le blé ! Ô ma sœur l’avoine ! » Il eut un sourire. Oui, cette litanie pourrait s’allonger indéfiniment : « Ô grand-mère la route ! Ô cousin le compas ! Ô mon ami, le théorème de Newton ! » Toutes les découvertes de la science et de la philosophie peuvent être personnifiées et transformées en alliées de l’homme, même si ces invocations prêtent un peu à rire.

Il appuyait sur l’accélérateur, enflammé d’une juvénile exaltation, pressé de communiquer ses pensées à Em. La jeune femme essayait, sans aucun succès, d’apprendre à Princesse à rapporter. Elle ne manifesta pas l’enthousiasme qu’il attendait. « La civilisation ! dit-elle. Oh ! tu veux dire les avions qui montent de plus en plus haut et volent de plus en plus vite. Est-ce cela ?

— Bien sûr. Mais aussi l’art. La musique, la littérature, la culture.

— Ah ! oui. Les romans policiers et ces orchestres nègres de jazz qui me cassent les oreilles. »

Elle le taquinait, il s’en rendait compte, mais il n’en était pas moins un peu déconfit.

« À propos de civilisation, reprit-elle, nous perdons la notion du temps. Nous ne savons même plus quel mois on est. Il faudra marquer la date de naissance du petit ; ainsi pourrons-nous fêter son premier anniversaire d’ici moins de deux ans !

Voilà la différence, pensa-t-il. La différence entre l’homme et la femme. L’immédiat seul intéressait Em, et l’avenir de la civilisation avait à ses yeux moins d’importance que le gâteau d’anniversaire de son enfant. De nouveau, Ish se sentit supérieur à elle.

« Par exemple, dit-il, je n’ai pas lu un seul livre d’obstétrique. Je suis désolé… mais ce n’est pas pressé, n’est-ce pas ?

— Oh ! non. C’est peut-être même complètement inutile. Ne te rappelles-tu pas que dans l’ancien temps les bébés naissaient toujours dans les taxis et les couloirs des maternités ? Quand ils veulent sortir, rien ne les arrête. »

Plus tard, à la réflexion, il dut s’avouer que la suggestion de la jeune femme était lourde de sens. Plus il y pensait, plus il jugeait essentiel de mesurer le passage du temps. Après tout, le temps, l’histoire, la tradition et la civilisation ne font qu’un. Perdre la continuité du temps, c’est perdre quelque chose que l’on ne peut remplacer. Peut-être était-elle déjà perdue, à moins que d’autres survivants ne se fussent montrés plus attentifs que lui. Les sept jours de la semaine par exemple. Même un athée est obligé d’admettre que cette semaine avec son unique jour de repos est une belle tradition de l’humanité. Elle existe depuis au moins cinq mille ans, du temps de Babylone, et personne ne sait si elle ne remonte pas encore plus loin. Serait-il jamais capable de situer exactement le dimanche ?

Retrouver le premier jour de l’année ne serait pas trop difficile. Il connaissait assez les principes essentiels de l’astronomie pour y parvenir et, s’il pouvait calculer correctement le solstice, en se reportant au calendrier de l’année précédente, il arriverait peut-être à établir la date et le jour.

C’était le moment où jamais de s’atteler à ce problème. Sans données exactes, il devinait d’après les conditions atmosphériques et le temps qui s’était écoulé depuis la catastrophe, que la mi-décembre n’était pas loin. Si le solstice tombait dans une semaine ou deux, il s’en apercevrait en observant de quel côté le soleil se couchait.

Le lendemain il se procura une lunette méridienne et, sans trop connaître son emploi, l’installa sur la véranda, face à l’ouest. Il noircit les verres avec de la suie, afin de protéger ses yeux contre l’éclat du soleil. Ses premières observations lui montrèrent que le soleil disparaissait derrière les montagnes de San Francisco, au sud du Golden Gate. Il savait que c’était tout près du point le plus méridional de son coucher. Il laissa la lunette méridienne en place et inscrivit l’angle du soleil couchant.

Le lendemain le soleil déclina un peu plus au sud. Puis son système, comme tous les systèmes, s’écroula. Une violente tempête monta de l’océan et, toute une semaine, Ish dut interrompre ses observations. Quand le temps s’éclaircit, le soleil se couchait déjà au nord.

« Eh bien, déclara-t-il, le moment approche. Si nous ajoutons un jour à l’heure où nous avons vu le soleil pour la dernière fois, nous devons être très près du solstice, et si nous ajoutons encore dix jours, nous arriverons à la nouvelle année.

— N’est-ce pas stupide ? demanda-t-elle.

— Pourquoi ?

— L’année ne devrait-elle pas commencer quand le soleil se dirige de nouveau vers le nord ? Ne crois-tu pas que c’était l’intention des gens ? Mais ils se sont plus ou moins trompés dans leurs calculs et ils ont retardé de dix jours ?

— J’imagine que oui.

— Eh bien, pourquoi ne pas faire coïncider notre nouvelle année avec – comment l’appelles-tu ? – le solstice ? Ce serait plus simple.

— Oui, mais on ne peut pas prendre des libertés avec le calendrier. Il a été institué voici bien longtemps. On ne peut rien y changer.

— Un nommé Julien ne l’a-t-il pas changé ? Cela a été l’occasion d’émeutes, n’est-ce pas ? Mais pourtant on a changé le calendrier ?

— Oui, tu as raison, et nous pouvons recommencer si cela nous fait plaisir. On a l’impression d’être tout-puissant. »

Puis, donnant libre essor à leur imagination, ils décrétèrent que, sur la colline où ils habitaient, ils avaient un système solaire fait tout exprès pour eux, et que les mois, les semaines et les jours n’avaient aucune importance, car ils voyaient le soleil couchant décrire son arc en entier. Pour dater les événements, ils n’avaient qu’à observer si le soleil se couchait au milieu du Golden Gate, s’il avait atteint le dos d’âne au nord ou les différents points le long de la pente de la montagne. À quoi bon diviser le temps en mois ?

« Dis, s’écria-t-elle brusquement. Noël est sûrement tout proche. Je n’y avais pas pensé. Crois-tu que je peux descendre te choisir une cravate avant que les magasins ne soient fermés ? »

Il la regarda avec un petit sourire.

« Ce Noël devrait nous paraître lugubre, et pourtant je suis heureux.

— L’année prochaine, dit-elle, ce sera encore plus amusant. Nous lui garnirons son premier arbre.

— Oui, et il pourra avoir un hochet, n’est-ce pas ? Mais le plus beau ce sera quand il aura un train électrique que je ferai marcher moi-même. Non, pauvre petit, il n’aura jamais de train électrique. Peut-être, quand nous aurons des petits-enfants, dans vingt-cinq ans, nous pourrons remettre en état l’électricité.

— Vingt-cinq ans ! Je serai bien vieille ! C’est étrange, nous pensons à l’avenir maintenant aussi bien qu’au passé. Longtemps le passé seul a obsédé mon esprit. Mais maintenant que j’y pense… et les années ? Il faut marquer les années. Les naufragés dans les îles désertes taillaient des encoches dans les arbres, n’est-ce pas ? Tu comprends, le petit voudra connaître l’année de sa naissance ; cela lui sera utile pour obtenir sa carte d’électeur, un passeport, ou sa carte d’incorporation militaire. Mais tu ne veux peut-être pas rétablir les formalités de ce genre dans notre nouvelle civilisation. En quelle année sommes-nous ? »

C’est bien féminin, pensa-t-il, de subordonner des idées aussi importantes à un enfant encore à naître. Pourtant, comme toujours ou presque, son instinct était infaillible : quel dommage que le fil de l’histoire ait cassé ! Sans doute, à la longue, les archéologues arriveraient à le renouer grâce à l’étude de l’âge des arbres, mais ce serait leur épargner beaucoup de peine que de garder la tradition.

« Tu as raison, dit-il. C’est d’ailleurs très simple. Nous savons quelle année nous sommes, et quand nous déciderons qu’une nouvelle année commence, nous n’aurons qu’à graver une nouvelle date sur un rucher et nous continuerons tous les ans. Ainsi nous saurons toujours où nous en sommes.

— N’est-ce pas un peu stupide de commencer par une année de quatre chiffres ? demanda-t-elle. Pour moi…», elle s’interrompit pour promener un regard autour d’elle avec ce calme qui parfois donnait une impression d’intensité dramatique, « pour moi, cette année déjà commencée pourrait aussi bien être l’an 1. »

Ce soir-là, la pluie cessa de tomber. Les nuages étaient encore très bas, mais l’air était limpide. On aurait pu distinguer les lumières de San Francisco si elles avaient encore brillé.

Ish, debout sur le perron, regardait l’ouest obscur et aspirait à pleins poumons l’air frais et humide. L’exaltation emplissait encore son cœur.

« Maintenant nous en avons fini avec le passé, songeait-il. Ces derniers mois, ce tronçon d’année n’appartiennent plus qu’au passé. C’est l’heure zéro et nous sommes entre deux ères. Maintenant commence la nouvelle vie. Maintenant commence l’an 1. L’an 1 ! »

Ce qu’il avait devant lui, ce n’était plus le simple drame d’un monde inhabité et de sa perpétuelle transformation. Ce n’était plus le problème obsédant de sa propre adaptation. Dans les années à venir se déroulait la lutte d’une société nouvelle qui se remettait en route. Et désormais il n’en serait plus l’unique spectateur. Il savait lire. Il possédait déjà un important bagage scientifique. Il y adjoindrait des connaissances techniques, psychologiques, politiques même, au besoin.

D’autres rescapés se joindraient à lui – des hommes de valeur, précieux dans un monde nouveau. Il se promettait de se mettre à leur recherche. Grâce à des trésors de diplomatie, il écarterait ceux que la catastrophe avait déséquilibrés et qui, d’esprit ou de corps, n’étaient pas aptes à rebâtir la société.

Au fond de son cœur restait tapie une sombre terreur : Em mourrait peut-être eu couches, et l’espoir de l’avenir disparaîtrait avec elle. Et cependant, cette peur était sans conviction. Le courage de la jeune femme brillait d’une flamme trop claire. Elle était la vie même. Ish ne pouvait l’associer à l’idée de la mort. Elle était la lumière de l’avenir, elle et sa descendance. « Oh ! Mère des nations ! Tous ses enfants la diront bienheureuse ! »

Tout seul, il aurait eu tout juste le courage de vivre, sentant la mort s’avancer furtivement d’année en année, pareille à l’obscurité qui sortait en rampant des coins de la pièce pendant que les lumières s’éteignaient. Em, avec sa force morale, repoussait la mort, et déjà la vie renaissait en elle. L’immense force qui émanait d’elle le submergeait.

C’est une chose étrange, et même illogique, que la pensée d’un enfant encore à naître suffise à tout changer. Et pourtant la différence était certaine. Ish avait connu le désespoir, maintenant l’espoir l’illuminait. Avec confiance, il imaginait le jour où le soleil se coucherait de nouveau à l’extrémité méridionale de son arc et où tous deux – ou tous trois – iraient sculpter dans un rocher le chiffre commémorant la fin de l’an 1. Ce n’était pas la fin de tout. La vie continuerait.

Une phrase traversa son esprit.

« Ô monde sans fin ! » pensa-t-il. Et, les yeux fixés sur l’ouest obscur de l’autre côté de la cité vide, aspirant profondément l’air frais et humide, il écoutait les mots qui chantaient dans son cœur : « Ô monde sans fin ! Monde sans fin ! »

(Ici finit la première partie. Le chapitre intermédiaire intitulé « Les Années fugitives » commence après un intervalle d’une année.)

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