LES ANNÉES FUGITIVES

Non loin de la maison de San Lupo subsistaient les vestiges d’un petit jardin public. De grands rochers composaient un décor pittoresque, et deux d’entre eux, dont les cimes se rejoignaient, formaient une grotte étroite et haute. Tout près, une roche polie, aussi spacieuse que le sol d’une petite pièce, recouvrait le flanc de la colline, mais pas assez escarpée pour qu’on ne puisse pas s’y asseoir confortablement. À une époque reculée, bien avant ce que l’on appelait maintenant l’ancien temps, une tribu primitive avait habité là, et la surface rocheuse était encore piquetée de petits creux indiquant les endroits où ces gens écrasaient les grains de blé avec des pierres.

Les saisons avaient accompli leur cycle et le soleil, pour la seconde fois, déclinait au sud du Golden Gate, lorsqu’un jour Ish et Em gravirent le flanc de la colline pour gagner les rochers. L’après-midi était calme et ensoleillé, chaud même pour la saison. Em portait le bébé emmitouflé dans un châle moelleux. Enceinte de nouveau, elle gardait encore la légèreté de ses mouvements. Ish était chargé du marteau et d’un burin. Princesse avait quitté la maison avec eux, mais, comme toujours, s’était lancée en jappant sur la piste d’un de ses lapins.

Quand ils eurent atteint les rochers, Em s’assit au soleil pour allaiter le bébé, et Ish, avec le marteau et son burin, grava un chiffre unique sur la surface lisse. Le rocher était dur ; pourtant, grâce au lourd marteau et au burin bien tranchant, il eut bientôt tracé une ligne droite. Mais ce serait amusant de l’enjoliver un peu et une cérémonie s’imposait pour commémorer la fin de ce premier circuit que le soleil avait décrit du sud au sud pour eux. Ish ajouta donc un empattement net à la base de la ligne droite et un petit crochet en haut. Le chiffre terminé ressembla au 1 des caractères d’imprimerie.

Ceci fait, il s’assit près d’Em au soleil. Le bébé repu riait aux éclats. Ils jouèrent avec lui.

« Eh bien, c’était l’an 1, remarqua Ish.

— Oui, répondit Em, mais moi je l’appellerai toujours l’année du Bébé. Les noms restent plus longtemps dans la mémoire que les chiffres. »

Ainsi, dès le début, souvent ils désignèrent l’année non par un chiffre, mais par quelque événement qui l’avait marquée.

Au printemps de la seconde année, Ish ensemença son premier potager. Il n’avait jamais aimé le jardinage, aussi ses résolutions et deux tentatives sans enthousiasme ne furent cette année-là récompensées d’aucun résultat. Pourtant, lorsqu’il retourna de sa bêche le sol humide et noir, le contact avec la mère primitive lui fit éprouver une profonde satisfaction.

Ce fut d’ailleurs la seule joie qui lui vint de son jardin. D’abord les semences – il avait eu beaucoup de peine pour les trouver à cause des ravages des rats – avaient plusieurs années d’existence et la plupart ne germèrent pas. Les escargots et les limaces firent ensuite leur apparition ; un poison en triompha. Mais, au moment où la laitue commençait à pommer, un chevreuil sauta par-dessus la palissade et ravagea tout. Ish rehaussa la clôture. Les lapins creusèrent alors par-dessous. De nouveaux travaux devinrent nécessaires. Un soir, un grand fracas le fit accourir et il arriva juste à temps pour chasser une vache qui s’efforçait d’enfoncer la palissade. Nouveaux travaux !

La nuit il était éveillé en sursaut par un cauchemar de cerfs voraces, de lapins et de vaches rôdant autour de son jardin et lorgnant ses laitues avec des yeux de tigre.

En juin ce fut le tour des insectes. Il aspergea ses salades d’insecticide et se demanda s’il oserait les manger au cas où l’une d’elles arriverait à maturité.

Les corbeaux furent les derniers visiteurs du jardin, mais, en juillet, ils compensèrent par leur nombre leur arrivée tardive. Ish fit le guet et en tua quelques-uns. On eût pu croire qu’ils postaient des sentinelles et, dès qu’Ish avait le dos tourné, ils s’abattaient sur les carrés ; il ne pouvait pourtant monter la garde toute la journée. Les épouvantails et les miroirs les éloignèrent pendant vingt-quatre heures, mais ils n’eurent plus peur ensuite.

En désespoir de cause, il protégea avec des moustiquaires les quelques rangées qu’il tenait à préserver et récolta une petite laitue, quelques tomates rabougries et des oignons. Consciencieusement il laissa monter en graine plusieurs plantes qui lui fourniraient des semences pour l’année suivante.

Ses essais de jardinier amateur l’avaient profondément découragé. Cultiver des légumes quand des milliers de banlieusards en font autant est relativement facile ; c’est tout différent quand votre potager est le seul et que de plusieurs kilomètres à la ronde tous les végétariens du monde animal, mammifères, oiseaux, mollusques, insectes, arrivent au galop ou tire-d’aile, en rampant ou en sautillant, et poussent la clameur universelle : « J’ai faim ! »

Juste avant l’automne, le second bébé naquit. Ils l’appelèrent Mary pour la même raison qu’ils avaient nommé John leur premier-né, afin que les vieux noms ne disparussent pas de la terre.

Le nouveau bébé n’avait que quelques semaines lorsque se produisit un autre événement mémorable.

Au cours de ces premières années, Ish et Em, qui menaient une vie heureuse et casanière, avaient eu de temps en temps la visite de voyageurs de passage en auto, ou le plus souvent à pied, que la fumée de leur cheminée attirait à San Lupo. Ces survivants, à une seule exception près, étaient encore traumatisés. Ils étaient pareils à des abeilles qui ont perdu leur ruche, à des brebis sans bercail. Sans doute, en concluait Ish, ceux qui avaient réussi à s’adapter avaient déjà pris racine quelque part. D’ailleurs, homme ou femme, la présence d’un tiers était gênante. Et Ish et Em se réjouissaient lorsque ces êtres nerveux et malheureux se décidaient à continuer leur route.

L’exception fut Ezra. Ish n’oublia jamais cette chaude journée de septembre où Ezra flânait dans la rue, rubicond de visage, son crâne à demi chauve plus rouge encore, les traits tirés. Il aperçut Ish, s’arrêta et, dans un sourire, découvrit ses dents cariées.

« Bonjour, l’ami ! » s’écria-t-il avec une pointe d’accent du nord de l’Angleterre.

Il ne partit qu’après les premières pluies. Il était toujours de bonne humeur, même lorsque ses dents le torturaient, et il possédait le don inestimable de mettre les gens à leur aise. Les bébés avaient toujours un sourire pour Ezra.

Ish et Em auraient bien insisté pour le retenir, mais ils redoutaient la vie à trois, même avec une tierce personne aussi accommodante et aussi sociable qu’Ezra. Un jour, où la vie sédentaire semblait lui peser, ils le congédièrent et lui dirent par badinage de se mettre à la recherche d’une jolie fille et, quand il l’aurait trouvée, de revenir se fixer près d’eux. Son départ fit un grand vide dans la maison.

Déjà le soleil se dirigeait vers le sud. Et quand ils allèrent graver le chiffre 2 sur le rocher, Ezra occupait encore leur pensée bien qu’il fût parti sans espoir de retour. C’était, songeaient-ils, un ami toujours prêt à donner un coup de main, un bon compagnon. En souvenir de lui, l’année prit le nom d’année d’Ezra.

L’an 3 fut l’année des Incendies. En plein cœur de l’été, un nuage de fumée voila le ciel et, plus ou moins épais, de trois mois ne se dissipa pas. Les bébés s’éveillaient parfois avec des quintes de toux, les yeux larmoyants.

Ish imaginait sans peine ce qui se passait. Il n’y avait plus en Amérique de ces forêts vierges d’arbres géants dans lesquelles un incendie est vite éteint et fait peu de dégâts. Exploitées et saccagées par les hommes, les régions boisées présentaient surtout d’épais fourrés où les tas de menus branchages laissés par les bûcherons et les broussailles flambaient comme de la paille. Ces bois étaient la création de l’homme ; ils dépendaient de lui et ne survivaient que grâce à sa surveillance constante. Maintenant les tuyaux restaient enroulés, la rouille recouvrait de rouge les bulldozers ; l’été était particulièrement sec et, dans toute la Californie du Nord et sans doute aussi dans l’Oregon et l’État de Washington, les incendies provoqués par la foudre faisaient rage et les halliers touffus se transformaient en brasiers. Toute une horrible semaine, Ish et Em virent la nuit, au nord du golfe, de hautes flammes claires qui ravageaient les flancs de la montagne et ne mouraient que lorsqu’elles n’avaient plus rien à dévorer. Par bonheur, un large bras de mer les protégeait, et la foudre ne tomba pas de leur côté.

Quand ce fut fini, Ish pensa que presque toutes les forêts de Californie avaient subi de graves dégâts. Des siècles s’écouleraient avant qu’elles retrouvent leur splendeur primitive.

Cette année-là, nouveau symptôme d’adaptation, Ish reprit goût à la lecture. La bibliothèque municipale lui suffisait ; il gardait en réserve, pour plus tard, le million de volumes de l’université. Le plus utile peut-être eût été d’accroître ses connaissances en médecine, en agriculture, en mécanique, mais seule l’histoire de l’humanité le tentait pour le moment. Il dévora d’innombrables ouvrages d’anthropologie et d’histoire. Il y ajoutait des romans, des poèmes, des pièces de théâtre qui étaient aussi l’histoire de l’humanité.

Le soir, il lisait et Em tricotait ; les bébés dormaient dans une chambre au premier étage ; Princesse se prélassait devant le feu ; de temps en temps, Ish levait la tête et songeait que son père et sa mère avaient passé ainsi maintes soirées de la même façon. Puis son regard se posait sur la lampe à pétrole et il levait les yeux vers le lustre aux ampoules mortes.

L’an 4 fut l’année de l’Arrivée… Un beau jour, au début du printemps, vers midi, Princesse se précipita dans la rue en aboyant de toutes ses forces et un klaxon retentit. Ezra était parti depuis plus d’un an et son souvenir s’était effacé. Mais il était là – dans un vieux tacot, plein de gens et d’ustensiles de ménage. Le tout faisait penser à une roulotte de bohémiens.

Après Ezra, on vit descendre une femme d’environ trente-cinq ans, une autre plus jeune, une fillette effarée et un petit garçon. Ezra présenta les deux femmes ; la plus âgée s’appelait Molly, la seconde Jean et, après chaque nom, il ajoutait d’un ton naturel et sans le moindre embarras : « Ma femme. »

C’était bel et bien de la bigamie, mais Ish était passé par trop d’épreuves pour être vraiment choqué ; la pluralité des épouses, acceptée par plusieurs grandes civilisations du passé, serait peut-être adoptée de nouveau dans l’avenir. C’était la meilleure des solutions dans une société détruite qui comptait deux femmes pour un seul homme ; d’ailleurs Ezra était capable d’évoluer avec aisance dans toutes les situations.

Le petit garçon, Ralph, était le fils de Molly. Il était né quelques semaines avant le Grand Désastre, et l’hérédité ou le lait de sa mère l’avait immunisé contre la maladie. À leur connaissance, c’était le seul exemple de deux membres de la même famille épargnés par l’épidémie.

Quant à la fillette, ils l’avaient nommée Evie, mais personne ne savait son vrai nom. Lorsque Ezra l’avait trouvée, elle était seule, répugnante de crasse, et se nourrissait de conserves, d’escargots et même de vers de terre. Elle devait avoir cinq ou six ans à l’époque du Grand Désastre. Etait-elle idiote de naissance ou avait-elle eu le cerveau détraqué par la mort des siens et la solitude, personne n’eût pu le dire. Elle tremblait et geignait, et Ezra lui-même ne réussissait que rarement à lui arracher un sourire. Elle balbutiait pourtant quelques mots et au bout d’un certain temps, rassurée par la bonté de ses nouveaux compagnons, elle s’enhardit à parler un peu, sans jamais devenir normale.

Plus tard, dans le courant de l’année, Ish et Ezra entreprirent ensemble un voyage de quelques jours dans la vieille voiture d’Ish. Ce ne fut pas une partie de plaisir ; ils eurent des ennuis avec leurs pneus et leur moteur, et les routes étaient mauvaises. Néanmoins ils accomplirent la mission qu’ils s’étaient fixée.

Ils retrouvèrent George et Maurine qu’Ezra avait rencontrés au cours de ses vagabondages. George, un grand gars au pas traînant, les tempes grisonnantes, toujours de bonne humeur, bégayait, mais était très habile dans son métier, la menuiserie. « Dommage, pensa Ish, un mécanicien ou un fermier aurait mieux fait notre affaire. » Maurine, âgée d’une quarantaine d’années et sa cadette de dix ans, lui ressemblait presque trait pour trait. Elle avait pour les travaux du ménage autant d’amour que George pour la menuiserie. Intellectuellement, George était peu brillant et Maurine tout à fait stupide.

En tête à tête, Ish et Ezra échangèrent leurs impressions sur George et Maurine et conclurent que ces braves gens, courageux et serviables, étaient de bonnes recrues. Jadis, pensa Ish avec un sourire mi-figue, mi-raisin, on ne donnait pas son amitié à n’importe qui, mais maintenant les appelés étaient aussi rares que les élus, et on ne pouvait guère faire les difficiles. Ils ramenèrent George et Maurine à San Lupo.

Ish et Maurine s’aperçurent en causant que la même aventure leur était arrivée. Dans son enfance, dans le Dakota du sud, Maurine, elle aussi, avait été mordue par un serpent à sonnette.

Vers la fin de l’année, Em donna naissance à son second fils qu’ils nommèrent Roger. Maintenant les habitants de San Lupo comptaient sept grandes personnes et quatre enfants, sans parler d’Evie. Et par plaisanterie, en parlant d’eux, ils disaient la Tribu.

L’an 5 n’apporta aucun événement sensationnel. Molly et Jean eurent des bébés. Deux fois père, Ezra manifesta la joie qu’on attendait de lui. Cette année-là fut nommée l’année des Taureaux. En effet, les bovins se multipliaient comme, au début, les fourmis et les rats. Les troupeaux étaient de plus en plus nombreux. On voyait rarement un cheval, jamais un mouton. Mais les pâturages convenaient aux bêtes à cornes ; leur nombre s’accrut cette année-là dans des proportions catastrophiques. Les membres de la Tribu avaient à volonté des steaks, durs comme de la semelle. Mais, quand ils allaient en promenade, ils couraient toujours le risque de se trouver nez à nez avec un taureau furieux. On avait toujours la ressource de l’abattre, mais il fallait ensuite enterrer sa carcasse ou la traîner loin des maisons à cause de la puanteur. Ils étaient tous devenus experts dans l’art d’esquiver les cornes pointues ; c’était devenu un sport qu’ils appelaient « le jeu du toréador ».

L’an 6 fut mémorable. Au cours des douze mois, les quatre femmes eurent des enfants – même Maurine qu’on aurait pu croire trop âgée. Em prêchait d’exemple et les familles nombreuses étaient à l’honneur. Chaque membre de la Tribu avait quelque temps vécu seul et avait connu ce qu’ils appelaient maintenant le Grand Isolement, se souvenait encore de ces heures d’épouvante. Leur petit groupe était encore semblable à la mince flamme d’une bougie menacée par les ténèbres. Chaque nouveau bébé apportait à cette clarté vacillante plus d’éclat, et l’espoir de vaincre l’obscurité et la mort s’affirmait. À la fin de l’année, le nombre des enfants s’élevait à dix et dépassait celui des adultes – sans parler d’Evie qui ne faisait partie d’aucun groupe.

Mais l’année fut marquée par des événements plus importants encore. La sécheresse battit tous les records ; les pâturages ne verdirent pas, et les bovins trop nombreux, les flancs creux, rôdaient partout en quête de nourriture. Affolés par la faim, une nuit ils enfoncèrent la clôture qui protégeait le petit potager. Réveillés en sursaut, les hommes déchargèrent leurs fusils presque à bout portant sur les bêtes prises de panique, mais le jardin fut saccagé par le piétinement et, ironie amère, sans qu’un seul animal eût pu assouvir sa faim.

Pour comble de malheur, les sauterelles firent leur apparition. Elles s’abattirent un beau jour et dévorèrent tout ce qui avait échappé au bétail. Elles mangèrent les feuilles des arbres et les pêches qui mûrissaient ; bientôt les noyaux seuls pendirent à l’extrémité des branches dénudées. Puis les sauterelles moururent et leur puanteur empesta l’atmosphère.

Plus tard, des cadavres de vaches gisaient par centaines dans les lits desséchés des rivières et les mares boueuses, la puanteur devenait intolérable. Et la terre était si dénudée qu’on ne pouvait imaginer qu’elle reverdirait un jour.

La petite colonie était frappée d’horreur. Ish s’efforça d’expliquer à ses compagnons que c’étaient des incidents inhérents à cette période de transition. Par exemple l’invasion des sauterelles, la première année, fut favorisée par les conditions excellentes et était inévitable puisque les insectes proliféraient à l’aise dans les champs que la charrue ne retournait plus. Mais la fétidité de l’air et l’aspect désolé de la terre les rendaient sourds à ses explications. George et Maurine cherchèrent une consolation dans la prière. Jean se moquait d’eux ouvertement et déclarait que les événements des dernières années ne lui inspiraient pas grande confiance en Dieu. Molly, en proie à une véritable neurasthénie, avait des crises de larmes. Malgré la logique de ses raisonnements, Ish désespérait de l’avenir. Seuls Ezra et Em étaient capables de prendre les choses comme elles venaient.

Les aînés des enfants se montraient peu affectés. Ils buvaient gloutonnement leur lait condensé, même quand l’odeur de décomposition était insoutenable. John – qu’ils appelaient Jack –, sa petite main dans la main de son père, regardait avec détachement, du haut de ses six ans, une vache chancelant dans la rue et mourant au soleil. Ce spectacle lui paraissait tout naturel.

Mais les nourrissons, à l’exception du dernier bébé d’Em, suçaient l’angoisse avec le lait de leur mère. Ils s’agitaient et gémissaient. L’inquiétude des mères en redoublait ; c’était un cercle vicieux.

Le mois d’octobre fut un long cauchemar.

Puis ce fut le miracle ! Deux semaines après la première pluie, un tapis d’herbe revêtit les collines. Le bonheur renaquit. Molly et Maurine pleurèrent de joie. Ish lui-même poussa un soupir de soulagement, car le désespoir des autres avait ébranlé sa confiance dans la fécondité de la terre et il se demandait si toutes les semences n’avaient pas péri.

Quand, au solstice d’hiver, tous se réunirent de nouveau au pied du rocher pour graver un chiffre et désigner l’année, ils hésitèrent longuement. On pouvait ne voir que le bon côté des choses et l’appeler l’année des Quatre Bébés. Mais c’était aussi bien l’année des Vaches mortes ou l’année des Sauterelles. En fin de compte, elle ne laissait qu’un fâcheux souvenir et on l’appela simplement la Mauvaise Année.

L’année 7 ne fut guère meilleure. Brusquement toute la région fut envahie par les pumas. On n’osait plus sortir d’une maison à l’autre sans fusil, et le chien, qui avait pour tâche de donner l’alarme, ne quittait pas son maître d’une semelle. Les pumas n’osaient s’attaquer à l’homme, mais ils emportèrent quatre chiens, et, un fauve, tapi dans un arbre, pouvait à tout instant bondir sur le dos d’un promeneur. Les enfants restaient enfermés dans les maisons. Ish devinait sans peine les causes de cette invasion. L’année des Taureaux avait été une année de vaches grasses pour les pumas ; ils s’étaient multipliés ; la sécheresse avait décimé les troupeaux, et les carnassiers affamés descendaient des montagnes.

Un jour eut lieu un accident : Ish visa mal et sa balle, au lieu de tuer le puma, lui érafla l’épaule et, sans laisser à Ezra le temps de tirer à nouveau, l’animal furieux bondit sur lui et le blessa. Ish garda une légère claudication et désormais ne put rester longtemps assis dans la même position ; conduire l’auto devint pour lui une fatigue. Mais les routes étaient à présent défoncées, les voitures sujettes aux pannes, rien n’appelait ailleurs les membres de la Tribu et ils se déplaçaient de plus en plus rarement en auto. Cette année-là fut nommée l’année des Pumas.

L’an 8 fut relativement calme. Ce fut l’année des Offices religieux. Ish s’amusait de ce nom qui donnait à entendre que l’élan mystique serait sans lendemain.

Ces sept Américains – ceux du moins qui étaient baptisés – appartenaient à des cultes divers, et les croyants eux-mêmes manquaient de ferveur. Ish, dans son enfance, avait fréquenté le catéchisme, mais, lorsque Maurine lui demanda quelle était sa religion, il répondit qu’il était sceptique. Maurine, qui ne connaissait pas ce mot, le comprit de travers et en conclut qu’Ish était membre de l’Eglise sceptique.

Quant à Maurine, elle était catholique, ainsi que Molly. Les deux femmes faisaient de temps en temps le signe de la croix ou récitaient un Ave, mais elles ne pouvaient ni se confesser ni assister à la messe. Apparemment, songeait Ish, l’Eglise catholique avait tout prévu sauf qu’un jour le trône de saint Pierre serait vide et qu’elle ne serait plus représentée que par deux brebis sans pasteur.

George était méthodiste et diacre. Mais il n’était pas assez éloquent pour s’instituer prédicateur et manquait trop d’initiative pour réunir une assemblée de fidèles. Ezra acceptait avec tolérance les croyances de chacun, mais se refusait à toute profession de foi, ce qui n’indiquait pas des convictions très profondes. Jean avait fait partie d’une secte moderne aux manifestations bruyantes, les Enfants du Christ. Mais, au moment du Grand Désastre, les prières des fidèles étaient restées sans réponse, et sa foi avait définitivement sombré. Em, qui ne se tournait pas volontiers vers le passé, restait muette. Jamais Ish ne l’avait vue prier. De temps en temps, sans ferveur religieuse, elle chantait des cantiques et des « spirituals » de sa belle voix chaude de contralto.

George et Maurine, oubliant la longue inimitié de leurs Eglises respectives, furent les premiers à parler d’offices religieux « à cause des enfants ». Ils en référèrent à Ish qui, surtout dans le domaine intellectuel, faisait figure de chef. Maurine, l’esprit large, lui dit qu’elle ne voyait pas d’objection à la religion sceptique.

Ish fut tenté. Il pouvait sans peine emprunter des bribes à divers cultes ; ses compagnons y trouveraient un réconfort et une confiance dont ils auraient souvent besoin et la petite société y gagnerait en union et en force. George, Maurine et Molly s’en réjouiraient ; Jean se laisserait à nouveau convertir ; Ezra ne ferait aucune opposition. Mais Ish lui-même répugnait au mensonge, et Em, il le savait, ne serait pas dupe du subterfuge.

Ils finirent par célébrer un office tous les dimanches – George avait toujours tenu un compte exact des jours de la semaine. Ils chantaient des cantiques, lisaient des passages de la Bible et, debout, tête nue, chacun adressait au Ciel une silencieuse prière.

Mais pendant ces minutes de silence, Ish ne priait jamais ; Em et Ezra, non plus, selon toute probabilité. Jean, résolument hostile, ne se joignait pas à ses compagnons. Avec plus de ferveur ou plus d’hypocrisie, Ish aurait trouvé des arguments pour l’ébranler. En réalité, ces offices dominicaux favorisaient les querelles plutôt que l’union, et l’imposture plutôt que la religion.

Un jour, à l’improviste, Ish y mit fin. Il usa de diplomatie et termina son discours en déclarant que les offices seraient remplacés par des prières que « chacun réciterait tout bas dans son cœur à son gré ».

Molly trouva cette idée attendrissante et versa quelques larmes, et ainsi cette tentative de mysticisme se termina sans heurts.

Au début de l’an 9, la colonie se composait de sept adultes, d’Evie, et de treize enfants d’âges divers depuis les nouveau-né jusqu’à Ralph, le garçon de Molly, qui avait neuf ans, et à Jack, le fils d’Ish et d’Em, qui en comptait huit.

C’était avec un joyeux optimisme qu’ils envisageaient l’avenir de la Tribu ; ils avaient maintenant adopté définitivement ce nom. La naissance de chaque bébé était saluée par de grandes réjouissances, car ils sentaient alors que les ombres reculaient et que le cercle de lumière s’élargissait.

Peu après le Nouvel An, un vieillard très convenable frappa un matin à la porte de George. C’était un de ces voyageurs qui, de temps en temps, mais de plus en plus rarement, venaient demander asile.

Ils le reçurent de leur mieux, mais, comme les autres, il se montra peu reconnaissant de cette hospitalité. Il ne resta qu’une nuit et repartit sans dire au revoir, à la manière des pauvres gens traumatisés.

À peine était-il parti que ses hôtes se sentirent mal à l’aise et irritables. Les bébés pleuraient. Bientôt tous eurent la gorge douloureuse, le nez qui coulait, la migraine et les yeux gonflés. Une épidémie s’était abattue sur la Tribu.

C’était d’autant plus inattendu que l’état de santé général avait été parfait au cours des années précédentes, Ezra et quelques autres avaient souffert de rages de dents ; George, le plus âgé, se plaignait de douleurs articulaires auxquelles il donnait le vieux nom de rhumatismes. Parfois une écorchure s’infectait. Mais les rhumes n’étaient plus qu’un lointain souvenir et deux maladies seulement faisaient de temps en temps leur apparition. L’une d’elles attaquait les enfants tôt ou tard ; elle avait les symptômes de la rougeole et on la désignait sous ce nom puisque les médecins manquaient pour établir le diagnostic. L’autre débutait par un violent mal de gorge, mais était si rapidement guérie par les sulfamides que personne ne connaissait son évolution complète. Tant que les sulfamides dont regorgeaient les pharmacies étaient efficaces, malgré leur vieillissement, Ish ne jugeait pas nécessaire de laisser ces maux de gorge sans soins par curiosité scientifique.

Cette absence presque complète de maladies était un miracle aux yeux des gens enclins à la superstition, comme George et Maurine. Ils imaginaient que Dieu, pris de courroux, avait anéanti par une épidémie la race humaine presque entière, puis, satisfait, en guise de compensation, il avait jugé à propos de supprimer les autres maladies ; ainsi, après le déluge, il avait déployé le plus beau de ses arcs-en-ciel pour montrer à Noé qu’il n’y aurait plus jamais de déluge.

Pour Ish, l’explication était évidente. La population détruite, les infections ne se propageaient plus et la plupart des maladies individuelles étaient « mortes », pourrait-on dire, en même temps que leurs bactéries. Bien entendu, les affections nées de l’usure du corps humain existaient encore, par exemple la défaillance cardiaque, le cancer, le « rhumatisme » de George et aussi des affections transmises par les animaux comme la tularémie. Çà et là quelques rescapés transportant une maladie sous sa forme chronique la communiquaient aux autres ; c’est ainsi, sans doute, que la « rougeole » avait survécu.

Le vieillard, chacun s’en souvint trop tard, se mouchait fréquemment. Ses sinus étaient infectés et il leur avait passé cette affection jadis appelée « rhume de cerveau » et que l’on avait crue disparue à jamais.

En tout cas, c’était un spectacle presque comique de voir ces gens, qui jouissaient jusque-là d’une santé insolente, se mettre à éternuer, à tousser, à cracher et à se moucher.

Par bonheur, le rhume évolua sans complications et, quelques semaines plus tard, tout le monde était guéri. Le reste de l’année, Ish vécut dans la crainte d’une autre maladie. L’infection, latente dans l’un d’eux, pouvait se réveiller brusquement et se propager dans toute la Tribu une fois la période d’immunité achevée. Mais la chaleur de cet été-là, particulièrement sec et ensoleillé, eut raison des derniers microbes. C’était une chance ! Ish était particulièrement sujet aux rhumes dans l’ancien temps et disait volontiers, ce n’était pas une simple boutade, que la disparition du coryza compensait la perte de la civilisation.

L’automne, cependant, amena d’autres malheurs. Sans qu’on sût exactement pourquoi, trois enfants furent pris d’une violente diarrhée et moururent. Sans doute leurs jeux les avaient amenés dans une maison abandonnée où ils avaient découvert du poison – un insecticide probablement. Ils l’avaient goûté par curiosité, sa saveur sucrée leur avait plu et ils se l’étaient partagé. Même morte, la civilisation gardait ses pièges.

Un des fils d’Ish se trouvait parmi ces enfants. Ish s’était déjà inquiété de la douleur d’Em si un malheur de ce genre arrivait. Elle pleura son enfant, mais Ish ignorait encore toutes les ressources de son être. Son amour pour la vie était si passionné que, paradoxalement, elle acceptait la mort, compagne inséparable de la vie. Molly et Jean, les autres mères en deuil, manifestèrent bruyamment leur chagrin et repoussèrent toutes les consolations. Deux enfants étaient nés cette même année, pourtant, pour la première fois, le nombre total de la Tribu avait diminué au cours des douze mois. Cette année-là s’appela l’année des Morts.

L’année 10 s’écoula sans événements notables et tous étaient embarrassés pour lui trouver un nom. Mais, quand ils furent assis sur la dalle de rocher et qu’Ish avec son marteau et son burin eut commencé à graver les chiffres, les enfants, pour la première fois, manifestèrent leur volonté et décrétèrent que cette année serait l’année de la Pêche. Quelques mois plus tôt, ils avaient découvert que de magnifiques bars pullulaient dans les eaux du golfe et ils avaient fait de joyeuses parties de pêche. Ces poissons variaient agréablement le menu et avaient été le prétexte d’expéditions où tous avaient pris plaisir. En général, à la surprise d’Ish, personne n’éprouvait le besoin de rechercher les distractions. Tous avaient tant à faire pour assurer leur bien-être matériel, et goûtaient tant de satisfaction dans la tâche accomplie que les jeux ne les tentaient pas.

En l’an 11, Molly et Jean eurent des enfants, mais le bébé de Molly ne vécut pas. Ce fut une grande déception ; c’était le premier enfant qui mourait à la naissance. Maintenant toutes les mères étaient d’habiles sages-femmes et elles se délivraient mutuellement. Peut-être Molly était-elle trop âgée pour enfanter encore.

Quand le moment vint de baptiser l’année, une grande discussion s’éleva entre les jeunes et les vieux. Les parents avaient choisi un nom : l’année de la Mort de Princesse… Car la chienne était morte après quelques mois de maladie. Personne ne savait au juste son âge ; quand Ish l’avait recueillie, elle pouvait tout aussi bien avoir douze mois que trois ou quatre ans. Jusqu’à la fin, elle était restée la même princesse à qui tous les égards étaient dus, capricieuse, toujours prête à disparaître sur la piste d’un lapin imaginaire quand on l’appelait. Malgré tout ce qu’on pouvait dire contre elle, elle avait de la personnalité, et longtemps ils se souviendraient qu’elle avait tenu sa place à San Lupo, presque autant qu’un être humain.

Maintenant ils avaient des douzaines de chiens, presque tous enfants, petits-enfants ou arrière-petits-enfants de Princesse, qui s’esquivait parfois un jour ou deux pour retrouver un vieil ami parmi les chiens sauvages ou choisir un nouveau prétendant. Après tant de croisements, ses descendants n’avaient plus qu’une race incertaine et ne se ressemblaient ni par la taille, ni par la couleur, ni par le caractère.

Mais pour les enfants, Princesse était une vieille chienne, pas très intéressante, et d’humeur par trop variable. Ils déclarèrent que ce serait l’année de la Sculpture sur Bois et, après une brève hésitation, Ish prit leur parti, bien que Princesse eût été son amie personnelle. Elle l’avait arraché à ses tristes pensées aux jours difficiles, l’avait libéré de la peur et l’avait entraîné par ses bonds et ses jappements vers la maison où il avait trouvé Em, alors que, tout seul, il eût peut-être continué son chemin. Mais Princesse était morte, elle appartenait au passé des anciens de la Tribu. Bientôt les plus jeunes enfants ne sauraient même plus son nom. Elle sombrerait dans l’oubli. Et une pensée glaça le cœur d’Ish : « Moi aussi je vieillirai et je n’appartiendrai plus qu’au passé ; on me traitera de vieux radoteur, puis je mourrai et je serai bientôt oublié – cependant cela aussi est dans l’ordre des choses. »

Puis, tandis que les autres discutaient, sa pensée se tourna vers la sculpture sur bois. C’était une toquade – ou plutôt une manie – telle dans l’ancien temps la vogue des bulles de savon ou du mah-jong. Brusquement tous les enfants avaient envahi les chantiers de bois et raflé les plus belles planches de sapin pour y sculpter des bœufs, des chiens ou des êtres humains. Leurs premiers essais furent gauches et maladroits, mais bientôt certains devinrent très habiles. L’engouement s’éteignit bientôt, mais c’était encore un passe-temps agréable les jours de pluie.

Ish avait poussé assez loin ses études d’anthropologie pour savoir que tout peuple sain déverse dans la création artistique le trop-plein de son énergie. La Tribu, et c’était pour lui une source de tourment, n’avait jusque-là manifesté aucune initiative ; elle vivait encore dans l’ombre du passé et se contentait des vieux disques et des vieux livres d’images. Il s’était donc réjoui de la vogue de la sculpture sur bois.

Il profita d’une accalmie dans la discussion pour prendre la parole et donner son appui aux enfants. L’année fut donc nommée l’année de la Sculpture sur Bois ; aux yeux d’Ish, cet an 11 avait une valeur symbolique, car il marquait la rupture avec le passé et le premier pas vers l’avenir. Cependant le nom avait peu d’importance et il n’y attachait pas une grande signification.

L’an 12, Jean eut un enfant mort-né ; Em, en revanche, donna naissance aux premiers jumeaux ; on les appela Joseph et Joséphine, noms qui devinrent Joey et Josey. Ce fut donc l’année des Jumeaux.

L’an 13 vit naître deux enfants bien portants. Ce fut une année tranquille et agréable, sans événement marquant. Faute de mieux, ils l’appelèrent la Bonne Année.

L’an 14 lui ressembla et ce fut la Seconde Bonne Année.

L’an 15 fut excellent et aurait pu être baptisé la troisième bonne année ; pourtant ce n’était pas tout à fait la même chose. Ish et les plus anciens du groupe éprouvaient l’ancienne impression de solitude et sentaient se rapprocher les ténèbres. Ne pas augmenter, c’est diminuer et, depuis le commencement, c’était la première année sans naissance. Toutes les femmes – Em, Molly, Jean et Maurine – prenaient de l’âge, et les fillettes étaient trop jeunes pour le mariage, à l’exception d’Evie, l’idiote, qui à aucun prix ne devait avoir d’enfants. L’année n’était donc pas absolument favorable et n’aurait pas mérité son titre. Les enfants se rappelèrent qu’Ish avait retrouvé son vieil accordéon asthmatique. Autour de l’instrument, ils avaient chanté de vieilles chansons comme La Maison sur la Montagne ou Elle descend de la Montagne, et ils proposèrent l’année que Nous avons chanté. Personne, sauf Ish, ne parut remarquer l’incorrection grammaticale de cette phrase.

L’an 16, le premier mariage fut célébré. Les époux étaient Mary, fille aînée d’Ish et d’Em, et Ralph, fils de Molly, né juste avant le Grand Désastre. Dans l’ancien temps, un mariage entre des enfants si jeunes eût paru prématuré et même choquant, mais les vieilles règles n’avaient plus cours. Ish et Em, dans l’intimité, pesèrent le pour et le contre ; Mary et Ralph n’étaient pas éperdument amoureux l’un de l’autre, faute de choix, ils étaient depuis toujours destinés l’un à l’autre ; c’était un mariage de convenance, comme en contractaient autrefois les princes et les princesses.

L’amour romanesque, conclut Ish, avait peut-être été lui aussi victime du Grand Désastre.

Maurine, Molly et Jean voulaient « un vrai mariage » selon leur propre expression. Elles dénichèrent un disque de Loheugrin et préparèrent une robe de mariée en satin blanc avec un voile et une couronne. Mais, aux yeux d’Ish, ces rites eussent été une horrible parodie du passé ; Em, avec sa réserve habituelle, approuva. Mary, après tout, était leur fille et ils imposèrent leur volonté. Pour toute cérémonie, Ralph et Mary se présentèrent devant Ezra qui leur dit qu’ils étaient mari et femme et leur adressa un petit sermon sur leurs devoirs de nouveaux époux et les responsabilités qu’ils devraient assumer devant la communauté. Mary eut un bébé avant la fin de l’année qui fut l’année du Petit-Fils.

L’an 17, à la suggestion des enfants, s’appela l’année où la Maison s’est effondrée. Une des maisons voisines, en effet, brusquement s’était écroulée à grand Fracas sous les yeux des enfants accourus au premier craquement. Après examen, l’accident parut normal : depuis dix-sept ans, les termites étaient les maîtres de l’édifice et ils avaient rongé les charpentes. Cet événement fit grande impression sur les enfants et, malgré son peu d’importance réelle, désigna l’année.

L’an 18, Jean eut un autre enfant. Ce fut le dernier-né de la vieille génération, mais deux nouveaux mariages avaient été célébrés et deux petits-enfants étaient nés.

Ce fut l’année des Études… Dès que les premiers enfants avaient été assez grands, Ish avait essayé de leur apprendre, de façon plus ou moins décousue, à lire et à écrire, et de leur donner quelques notions d’arithmétique et de géographie. Mais il avait beaucoup de peine à rassembler ses élèves, absorbés par des travaux utiles ou par leurs jeux, et les études n’étaient pas allées très loin ; pourtant les plus âgés savaient lire à peu près correctement. Ou plutôt ils l’avaient su, mais Ish se demandait si la plupart – par exemple Mary, maintenant mère de deux bébés – seraient capables d’épeler des mots de plus d’une syllabe. Mary était sa fille aînée ; tout en la chérissant, il était bien obligé de reconnaître que ce n’était pas une intellectuelle, il se refusait à la croire sotte.

En l’an 18, Ish tenta cependant un nouvel effort pour réunir tous les enfants en âge d’apprendre, afin qu’ils ne fussent pas complètement ignorants. Il y réussit quelque temps, puis ce fut un nouvel échec. Il ne sut jamais s’il avait obtenu quelque résultat et il en éprouva une amère déception.

L’an 19 fut nommé l’année de l’Élan il cause d’un petit incident qui frappa les enfants. Un matin, quelques-uns d’entre eux virent Evie, une femme à présent, poussant des cris inarticulés de sa voix rauque étrange, et désignant de la fenêtre un animal encore inconnu d’eux. C’était un élan, le premier qu’ils aient vu de toutes ces années. Sans doute les troupeaux s’étaient multipliés et ils venaient du nord reprendre possession de leur ancien royaume d’où les hommes blancs les avaient chassés.

Pour l’an 20, tous furent d’accord : l’année du Tremblement de Terre. Le vieux volcan de San Leandro avait recouvré son activité et, de bonne heure un matin, une violente secousse, accompagnée d’un fracas de cheminées qui s’écroulaient, éveilla la Tribu. Les maisons habitées supportèrent le choc grâce à George qui les maintenait en excellent état. Mais celles qui étaient rongées par les termites, minées par l’écoulement des eaux ou vermoulues, s’effondrèrent. Désormais, toutes les rues furent encombrées de briques et de plâtras, et le tremblement de terre acheva le lent travail du temps et des intempéries.

Pour l’an 21, Ish avait pensé qu’on pouvait l’appeler l’année de la Majorité. Ils étaient maintenant au nombre de trente-six : sept grands-parents, Evie, vingt et un fils et filles et sept petits-enfants.

Cependant cette année-là, comme bien d’autres, commémora un incident sans grande importance… Joey était l’un des deux jumeaux qui avaient été les derniers-nés d’Ish et d’Em. C’était un garçon éveillé, bien qu’il fût petit pour son âge et moins doué pour les jeux que la plupart de ses cadets. Son père et sa mère, dont c’était le benjamin, avec son jumeau, lui donnaient la préférence. Cependant, dans ce troupeau d’enfants il passait un peu inaperçu, et il venait d’atteindre ses neuf ans. Mais à la fin de l’année, à la grande surprise de tous, on s’aperçut que Joey savait lire – non pas laborieusement et d’une voix ânonnante comme les autres, mais avec facilité et plaisir. Une chaude vague de tendresse déferla dans le cœur d’Ish. En Joey seul brûlait vraiment la flamme de l’intelligence.

Les autres enfants l’admiraient aussi et, d’une seule voix, ils décidèrent que l’année serait appelée l’année où Joey a su lire.

(Fin du chapitre intermédiaire appelé « Les Années fugitives ».)

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