PRÉFACE par John Brunner

(traduit de l’anglais par Gérard Klein)

Je tiens ce livre pour le meilleur roman de science-fiction. Par-dessus le marché, je crois qu’il s’agit d’un des meilleurs romans jamais écrits.

Parce que George Stewart y a traité l’un des plus stupéfiants sujets qu’il soit possible d’imaginer : la mort et la résurrection de l’humanité.

Sans doute, la Terre demeure ne prétend pas à l’envergure des Derniers et Premiers Hommes d’Olaf Stapledon, qui dépeint l’évolution de nos descendants à travers dix-huit espèces différentes, toutes humaines à leur manière. Mais la vision colossale de Stapledon demeurait abstraite. Celle de Stewart était – est – concrète. Là où les personnages de Stapledon se perdent dans le défilé grandiose des siècles, ceux de Stewart saignent, pleurent et jubilent. Son livre nous laisse en mémoire des noms d’hommes, et non de mutations.

Il se peut aussi qu’il ne possède pas le même effet de choc que la Guerre des mondes de H.G. Wells. Mais Stewart n’avait pas pour intention de brusquer son lecteur. Il n’est pas homme à évoquer une espèce étrangère, ou une visite venue d’une autre planète. Délibérément, il a préféré explorer les conséquences de notre évolution bien terrestre, non celle de quelque sphère imaginaire et lointaine.

Peut-être l’intensité terrifiante du Voyage vers Arcturus de David Lindsay lui fait-elle défaut. Mais David Lindsay écrivait comme le fait un homme obsédé, prêchant sa doctrine de la souffrance rédemptrice et la présentant comme une vérité universelle ; il s’arrangea pour réduire les plus merveilleuses expériences (et jusqu’à l’acquisition de nouveaux sens) en cendre et en poussière. Stewart ne dénie pas la possibilité de voir notre civilisation s’effondrer, mais il indique comment l’intelligence, la mémoire et l’amour peuvent nous rétablir sans qu’il soit besoin d’une divinité. Des débris de son monde, un phénix peut surgir. Lindsay le condamnerait sur le champ pour sa beauté même.

Peut-être encore la Terre demeure manque-t-elle de la complexité du roman de Dick, le Maître du haut château, ou non seulement notre réalité mais une autre encore, différente, font toutes deux intrusion dans un monde imaginaire où les Alliés ont perdu la Seconde Guerre mondiale. Mais cette lacune vient de ce que l’approche de Stewart est paisiblement réaliste. Il s’est dit : « Faisons l’hypothèse qu’une épidémie puisse se répandre de nos jours si vite que nous n’aurions pas le temps de développer des immunités naturelles. Qu’en résulterait-il ? »

Et il a abouti à la conclusion que cette question a déjà reçue sa réponse, dans les lignes mêmes d’où il a tiré son titre : Les hommes passent, mais la terre demeure.

Alors, il a raconté ce qu’on sentait en ces circonstances-là.

Une part de la dimension de ce livre résulte sans nul doute de la clarté et de la pureté de sa langue. Pour les passages qui traitent de l’immense processus abstrait de la déchéance, après que l’humanité se soit évanouie, Stewart a pris modèle sur l’écriture de la Bible du Roi James : selon certains, le plus bel exemple de prose en langue anglaise. Il a réussi merveilleusement à adapter ce style à demi archaïque à l’actualité de son sujet ; du coup, ces passages peuvent être lus à haute voix comme des poèmes et émouvoir l’épine dorsale du lecteur – ou de l’auditeur – de cette petite vibration qui dénonce la présence du génie.

Découvrir ce roman en traduction est par suite un risque. Mais j’aimerais ici tenter de faire partager, à des lecteurs qui ne connaissent pas l’anglais, quelque chose de l’effet que le style de Stewart eut sur moi, leur livrer un indice des raisons pour lesquelles je l’admire tant.

À un certain moment, la petite tribu rassemblée autour du personnage principal, Ish, composée de survivants qui doivent comme lui la vie à la chance, se trouve contrainte de décider du sort d’un homme. Cet homme n’est pas seulement égoïste et intraitable mais il souffre de surcroît d’une maladie vénérienne qu’ils n’ont pas les moyens de guérir. Ils doivent donc choisir de le bannir… ou de le mettre à mort.

Voici comment Stewart rend compte des réflexions d’Ish alors qu’il attend le résultat du vote de ses compagnons :


This we do, not hastily ; this we do, not in passion ; this we do, without hatred.

This is not the battle, when a man strikes fiercely and fear drives him on. This is not the hot quarrel when two stride for place or the love of a woman.

Knot the rope ; wet the ax ; pour the poison ; pile the faggots.

This is the one who killed his fellow unprovoked ; this is the one who stole the child away ; this is the one who spat upon the image of our God ; this is the one who leagued himself with the Devil to be a witch ; this is the one who corrupted our youth ; this is the one who told the enemy of our secret places. We are afraid, but we do not talk of fear. We have many deep thoughts and doubts, but we do not speak them. We say, « Justice » ; we say, « The Law » ; we say, « We, the people » ; we say, « The State ».

Cela nous le ferons sans hâte, sans passion, sans haine.

Nous ignorons la fureur de l’homme qui avec acharnement défend sa vie dans la bataille ; nous ignorons la démence de deux adversaires que l’ambition ou l’amour a mis aux prises.

Nouez la corde ; aiguisez la hache ; versez le poison ; empilez les fagots.

Il a tué son semblable sans provocation ; il a dérobé l’enfant à sa mère ; il a craché sur l’image de notre Dieu ; il a signé un pacte avec Satan ; il a corrompu notre jeunesse ; il a révélé à l’ennemi le secret de nos forteresses. La frayeur qui nous saisit, nous la réprimons. Nos pensées et nos doutes, nous nous gardons de les exprimer. Nous disons « la justice », nom disons « la loi » nous disons « Nous, le peuple » ; nous disons « l’État ».


De la sorte, Stewart résume l’histoire du développement social de l’humanité. Il utilise (en anglais) 163 mots. Parmi ceux-ci, quatre sont trisyllabiques (hastily, unprovoked, corrupted, enemy), 21 sont dissyllabiques et tous les autres sans exception ne comprennent qu’une seule syllabe. En bref, il a réussi à faire tenir un maximum d’idées dans un minimum de sons. Et sans même que cela soit prononcé à voix haute, cela transparaît clairement dans la disposition typographique. La proportion des espaces entre les lettres le signale à l’œil.

Durant bien des années après ma découverte du passage que je viens de citer, j’en ai conservé une copie dans mon portefeuille. Un soir, au Cercle londonien de science-fiction, C.S. Youd (John Christopher) me présenta à C.S. Lewis, universitaire distingué, théologien et romancier (auteur du Silence de la terre, Perelandra, et Cette force hideuse, entre autres œuvres). Je lui lus à voix haute les mots de Stewart. Avant que j’aie achevé, il demanda une plume et du papier et dit : « Qui en est l’auteur ? C’est fantastique. Je veux lire ce livre. »

Ce qu’il fit comme je l’appris lorsque je le rencontrai à nouveau. Et il se joignit de la sorte à la cohorte des admirateurs de La Terre demeure.

L’exemplaire que je détiens aujourd’hui est le quatrième. Dans les jours lointains où ma position d’écrivain de science-fiction me faisait parfois douter de moi-même, j’avais l’habitude de prêter La Terre demeure à ceux qui ricanaient du domaine que j’avais choisi. Ils revenaient souvent en disant : « Impressionnant. Si la science-fiction, c’est cela, j’aimerais en lire plus. »

Mais parfois, ni l’emprunteur ni le livre ne réapparaissaient. J’ai ainsi perdu trois exemplaires. Je ne le prête plus. Je dis à qui veut l’entendre de se le procurer. Je crois qu’il s’agit d’un livre indispensable. Tant que vous ne l’avez pas lu, vous pouvez ne pas vous rendre compte de la fragilité extrême du monde dans lequel nous vivons.

À tout le moins, cette œuvre a déjà eu une durée de vie exceptionnelle, à l’aune à laquelle se mesurent les romans. Elle fut la première sélectionnée par l’Américain S.F. Book Club. Elle obtint le premier Prix international du roman d’imagination, prédécesseur des célèbres « Hugos » et il me revient que le représentant de la France dans le jury était Georges Gallet dont la jeunesse semble inaltérable. J’espère sincèrement que dans cette nouvelle édition, publiée à l’initiative de mon excellent ami Gérard Klein, le plus remarquable des romans de science-fiction obtiendra enfin dans les pays francophones l’audience qu’une première édition vite devenue introuvable l’avait empêché d’atteindre.

Dans ma propre carrière, ce livre a été un point de repère majeur. Pour moi, cette œuvre de Stewart a la simplicité et la grandeur d’une chaîne de montagnes. Installés sur la plaine de la science-fiction ordinaire, nous portons le regard dans cette direction pour la première fois… et plus jamais nous ne pouvons nous satisfaire de cet ordinaire parce que cet exemple nous a démontré que de pareils sommets pouvaient être atteints. Ou encore faudrait-il évoquer plus que de simples montagnes. Peut-être faudrait-il considérer ce roman comme de nos jours on regarde la lune, se rappelant que des humains y sont allés et que l’on ne peut plus tenir pour impossible cet exploit extraordinaire.

Un dernier mot. Je crois avoir relu pour la dernière fois La Terre demeure en 1960. Mais ces deux lectures avaient si profondément imprégné mon esprit que, lorsque Gérard me demanda de rédiger cette préface, je m’aperçus que je pouvais encore immédiatement localiser mes passages favoris : celui que j’ai cité, celui sur la fin de l’électricité et celui sur Joey qui n’eut pas peur de prendre en main le marteau et qui cependant ne survécut pas.

Un roman dont l’impact demeure entier au bout de vingt ou trente ans a bien mérité sa qualification de chef-d’œuvre.

Je témoigne, persiste et signe, que ce livre en est un.


John Brunner

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