DEUXIÈME PARTIE L’ANNÉE 22

Le lien social qui les unissait était sans doute d’une force singulière et bien supérieur à ceux qui font notre orgueil ; car des milliers d’Européens sont Indiens, et on n’a jamais vu un seul de ces aborigènes ayant fait le choix de devenir Européen.

J. Hector St-John de Crèvecœur.

Lettres d’un Fermier américain.

CHAPITRE PREMIER

Après la cérémonie devant le rocher, quand les deux chiffres 2 et 1 se détachèrent, fraîchement gravés sur la surface lisse, les membres de la Tribu retournèrent vers les maisons. La plupart des enfants couraient devant en criant, impatients d’allumer le traditionnel feu de joie qui couronnait la fête du Nouvel An.

Ish marchait à côté d’Em, mais tous deux gardaient le silence. Comme chaque année à pareille époque, Ish se plongeait dans ses réflexions et se demandait ce qu’apporterait la nouvelle année. Les enfants criaient : « Allons dans la vieille maison qui s’est écroulée ; il y a des quantités de bois sec… Je sais où je trouverai un bidon de pétrole… Et moi j’irai chercher du papier hygiénique ; il brûle si bien. »

Les grandes personnes, selon la coutume, se réunirent chez Ish et Em, et s’assirent pour échanger quelques propos. En signe de réjouissance, Ish déboucha une bouteille de porto et ils burent à la nouvelle année, tous, même George, qui n’aimait ni le vin ni l’alcool. Comme quelques instants plus tôt devant le rocher, ils convinrent que l’an 21 avait été positif et que l’an 22 s’annonçait bien également.

Cependant, au milieu de la joie générale, Ish sentait renaître en lui un vague mécontentement.

« Pourquoi ? » pensait-il, surexcité comme s’il cherchait à convaincre un adversaire, « pourquoi faut-il que je sois le seul à me préoccuper toujours de l’avenir ? Pourquoi est-ce moi qui dois prévoir ou m’efforcer de prévoir ce qui se passera dans cinq ans, dix ans, vingt ans ? Je ne serai probablement plus en vie à ce moment-là. Mes descendants… eh bien ! Ils résoudront eux-mêmes leurs problèmes ».

Mais, après réflexion, il comprit que ce n’était pas tout à fait exact. Chaque génération en grande partie crée ou résout les problèmes des générations futures.

En tout cas, il ne pouvait s’empêcher de se demander ce que deviendrait la Tribu dans les années à venir. Ce souci le rongeait. Après le Grand Désastre, il imaginait que les survivants remettraient les choses en état et peu à peu ressusciteraient la civilisation. Il avait rêvé du temps où les lumières électriques se rallumeraient. Mais ses espoirs avaient été déçus et la petite société vivait encore des dépouilles du passé.

Il promena un regard autour de lui, comme il le faisait souvent, pour examiner ses compagnons. Ceux-ci formaient pour ainsi dire les briques qui serviraient à rebâtir une nouvelle civilisation. Ezra, par exemple. Un élan d’amitié réchauffait le cœur d’Ish chaque fois qu’il contemplait ce visage maigre et coloré au sourire si sympathique malgré les dents cariées qu’il découvrait. Ezra avait du génie, peut-être, mais c’était le génie de vivre en bons termes avec ses semblables et non la force créatrice qui donne naissance aux nouvelles civilisations. Non, non, pas Ezra.

À côté d’Ezra il y avait George, le bon vieux George – lourd, le pas traînant, vigoureux encore, malgré ses cheveux gris. George, dans son genre, ne manquait pas de valeur. C’était un charpentier hors ligne et il avait appris la plomberie, la peinture et tous les travaux d’entretien des maisons. Il était indispensable et, grâce à lui, les métiers manuels avaient survécu. Cependant, Ish ne l’ignorait pas, George n’était qu’un lourdaud et il n’avait probablement jamais ouvert un livre de sa vie. Non, non, pas George.

Près de George était assise Evie, la faible d’esprit. Molly veillait à sa toilette, et Evie, blonde et svelte, était jolie si l’on ne remarquait pas son visage sans expression. Elle tournait la tête à droite et à gauche vers ceux qui parlaient comme si elle s’intéressait à la conversation, mais Ish savait qu’elle ne comprenait rien ou presque des propos échangés. Elle ne serait pas la pierre fondamentale de l’avenir. Non, certes pas Evie.

Les yeux d’Ish se posèrent ensuite sur Molly, la plus âgée des deux épouses d’Ezra. Sans être bête, Molly avait très peu d’instruction et aucun don intellectuel. De plus, comme les autres femmes, elle avait consacré toute son énergie à mettre des enfants au monde et à les élever ; elle en avait cinq de vivants. On ne pouvait lui demander davantage. Non, non, pas Molly.

Em ? Lorsque Ish regardait Em, une tendresse infinie gonflait son cœur, et il renonçait à porter un jugement sur elle. Em seule avait pris la première la décision d’avoir un enfant. La catastrophe n’avait ébranlé ni sa fermeté ni sa confiance. Dans les malheurs c’était à elle que tous demandaient un réconfort. Une force émanait d’elle pour les soutenir. Sans son appui, rien n’eût été accompli. Cependant sa force ne s’exerçait que dans le domaine de l’action matérielle et immédiate ; si elle ranimait le courage et l’espoir de ses compagnons, elle-même offrait rarement une idée. Ish la sentait au-dessus de lui, il avait besoin de son aide, mais il savait qu’elle ne serait d’aucun secours pour tracer l’avenir. Non – malgré l’apparente déloyauté de cet aveu – non, pas Em.

Derrière Em, Ralph, Jack et Roger étaient assis sur le parquet ; on les appelait toujours « les garçons », bien qu’ils fussent mariés et pères de famille. Ralph, le fils de Molly, avait épousé Mary, la fille d’Ish ; Jack et Roger étaient les fils d’Ish. Pourtant un abîme les séparait, malgré les liens étroits de la parenté. De vingt ans seulement leur aîné, Ish avait l’impression près d’eux d’être vieux de plusieurs siècles. Ces jeunes gens n’avaient pas connu l’ancien temps et ils étaient donc incapables de relever les ruines du passé pour créer une nouvelle civilisation. Non, sans doute pas les garçons.

Faisant le tour du cercle, les yeux d’Ish se posèrent ensuite sur Jean, la plus jeune des femmes d’Ezra. Elle avait donné le jour à dix enfants, dont sept étaient encore vivants. Elle avait de la personnalité, son refus d’assister aux offices religieux l’avait prouvé. Mais elle n’avait pas d’idées neuves. Non, non, pas Jean.

Quant à Maurine, la femme de George, elle n’avait même pas pris la peine de venir à la réunion ; du rocher, elle était rentrée directement chez elle pour balayer, épousseter ou exécuter une de ses mille autres besognes domestiques qui étaient sa vie. N’importe qui, mais pas Maurine.

Trois autres grandes personnes étaient absentes : Mary, Martha et la petite Jeanie, épouses des trois garçons. Mary avait toujours été la plus flegmatique des enfants d’Ish, et des maternités successives avaient augmenté son apathie. Martha et Jeanie aussi étaient mamans et n’avaient de pensées que pour leurs bébés. Non, non, aucune des trois.

Présentes ou absentes, en tout douze grandes personnes ! Ish n’arrivait pas encore à bien se persuader que les réserves humaines étaient taries.

Une demi-douzaine d’enfants étaient assis avec leurs parents ou tournaient continuellement autour du cercle. Au feu de joie, ils avaient préféré la société de leurs parents, partagés entre l’ennui et la fierté d’imiter les grandes personnes. Ish, pensivement, tourna son attention vers eux. De temps en temps, ils cessaient de suivre la conversation pour échanger des bourrades et des horions. Cependant, tout étourdis qu’ils fussent, ils représentaient le seul espoir. L’ancienne génération, sans doute jusqu’à la mort, resterait enlisée dans le présent des habitudes, mais les enfants seraient obligés de s’adapter. L’étincelle jaillirait-elle d’un de ces jeunes cerveaux ?

Soudain, les yeux fixés sur les enfants, Ish s’aperçut que l’un d’eux, au lieu de se battre avec ses camarades, ne perdait pas un mot de la conversation ; ses grands yeux pétillaient d’intelligence et de curiosité. C’était Joey.

Vif et rapide, le regard de Joey ne tarda pas à rencontrer celui de son père dont il avait aussitôt remarqué l’intérêt. L’enfant se tortilla de joie et un large sourire éclaira son visage de neuf ans. Ish répondit par un clin d’œil. Le sourire de Joey, qui fendait déjà sa bouche jusqu’aux oreilles, s’élargit encore. Ish lui fit un battement de paupières, puis, pour ne pas le gêner, il détourna la tête. George, Ezra et les garçons poursuivaient une lente discussion. Ish en connaissait déjà le sujet et le trouvait trop peu passionnant pour intervenir ou même pour suivre les débats.

« Ces trucs-là ne pèsent pas plus de deux cents kilos, disait George.

— Peut-être, répliqua Jack, mais c’est déjà beaucoup pour en trimbaler un jusqu’ici.

— Oh ! ce n’est pas si terrible », ajouta Ralph qui était taillé en hercule et aimait à montrer sa force.

Maintes fois déjà, Ish avait entendu les mêmes propos : on pourrait chercher un réfrigérateur à gaz et le transporter à San Lupo ; les réservoirs de gaz comprimé ne manquaient pas. Ainsi on aurait de la glace à nouveau. Tout se passait en vaines paroles, non que le projet fût irréalisable ou présentât des difficultés insurmontables, mais tous se contentaient de ce qu’ils avaient sous la main et, dans ce climat tempéré, le besoin de glace ne se faisait pas particulièrement sentir. Cependant, sans qu’il sût exactement pourquoi, Ish était contrarié.

Son regard revint à Joey. L’enfant était petit pour son âge. Ses yeux vifs interrogeaient l’un après l’autre les visages. Avant la fin de la phrase, Ish en était sûr, Joey devinait la pensée de celui qui parlait – en particulier quand c’était le vieux George qui avait la parole lente. Cette journée était mémorable pour Joey. L’année qui venait de s’écouler portait son nom, l’année où Joey a su lire. Aucun autre enfant n’avait connu une telle gloire. Peut-être en concevrait-il de l’orgueil. Pourtant ses petits camarades avaient spontanément rendu hommage à son intelligence.

La discussion continuait sans chaleur. George avait pris la parole.

« Ce ne serait pas très malin de raccorder les tuyaux.

— Mais George », interrompit la voix rapide et cadencée d’Ezra qui n’avait pu se débarrasser d’un faible accent du Yorkshire, « le gaz a-t-il toujours de la pression après tant d’années. Je crois que…»

Sa protestation se perdit dans le vacarme d’une querelle entre deux enfants. Weston, le fils d’Ezra, âgé de douze ans, administrait une correction à Betty, sa demi-sœur.

« En voilà assez. Weston, ordonna Ezra, tais-toi, si tu ne veux pas que je te botte le derrière. »

La menace manquait de conviction et, à la connaissance d’Ish, le débonnaire Ezra n’avait jamais porté la main sur un enfant. Pourtant la querelle prit fin et Weston se contenta de pleurnicher : « C’est Betty qui a commencé ! »

« Pourquoi avez-vous besoin de glace, George ? » demanda Ralph. C’était toujours ainsi que se terminait la discussion. Les garçons, qui n’avaient jamais eu de glace à leur disposition, ne voyaient pas pourquoi ils se donneraient tant de peine pour s’en procurer.

Bien des fois déjà cette question avait été posée à George. Il aurait dû avoir une réponse toute prête ; mais George n’avait pas la repartie facile. Mis au pied du mur, il demeura bouche bée. Pendant le silence qui suivit, Ish se tourna de nouveau vers Joey. Le petit garçon interrogeait du regard George hésitant, Ezra et Jack, comme pour lire leur pensée ; puis ses yeux rencontrèrent ceux d’Ish. Le père et le fils échangèrent un regard de camaraderie et de complicité. Joey se disait que son père ou lui aurait déjà trouvé la réponse, sans hésiter comme le faisait George.

Ce fut comme une illumination dans le cerveau d’Ish. Il n’entendit pas les paroles qui tombaient enfin avec lenteur de la bouche de George.

« Joey ! » pensait-il, et tous les échos de son esprit répétaient ce nom. « Joey ! Ce sera lui ! »


« Tu ne sais pas, a écrit Qohéleth dans sa sagesse, comment se forment les os de l’enfant dans le sein de la mère. » Des siècles se sont écoulés depuis que Qohéleth observait l’univers et le trouvait aussi inconstant que le vent ; cependant nous n’en savons guère plus que lui sur le secret de la destinée humaine ; nous ignorons, en particulier, pourquoi le plus grand nombre ne voit que les choses visibles et pourquoi sont si rares les élus, Enfants bénis qui ne voient pas ce qui est, mais voient ce qui n’est pas et ainsi peuvent savoir ce qui peut être. Sans ces génies pourtant, les hommes sont semblables aux bêtes.

Dans les sombres profondeurs, se rejoignent ces deux moitiés de cellules différentes qui portent chacune en elle la parfaite moitié du génie. Mais ce n’est point encore suffisant. L’enfant doit venir au monde en temps et lieu propice pour remplir sa tâche. Et ce n’est pas tout. Dans le monde où cet enfant vit, la mort rôde nuit et jour.

Lorsque chaque année les enfants naissent par millions, de temps en temps le miracle rarissime s’accomplit et un grand visionnaire surgit parmi les hommes. Mais quel espoir peut-on conserver quand l’espèce humaine est presque détruite et qu’une naissance est un événement ?


Soudain Ish s’aperçut qu’il s’était levé sans savoir pourquoi ni comment. Il parlait. Qui plus est, il faisait un discours. « Écoutez, disait-il, le moment est venu d’agir. Nous n’avons que trop tardé. »

Il était dans son salon et il ne s’adressait qu’à un petit groupe d’amis. Il le savait, et pourtant il avait l’impression d’être dans un immense amphithéâtre, et de haranguer toute une nation, voire toute l’humanité.

« Il faut en finir, continua-t-il. Nous ne pouvons continuer à vivre toujours ainsi et à puiser dans les richesses de l’ancien temps sans rien créer. Un beau jour ces trésors s’épuiseront ; si nous n’en voyons pas la fin nous-mêmes, nos enfants ou nos petits-enfants la verront. Que se passera-t-il alors ? Que feront-ils s’ils ne savent rien produire ? Ils trouveront toujours de quoi se nourrir, je suppose – les vaches et les lapins ne disparaîtront pas du jour au lendemain. Mais les objets manufacturés qui sont de première utilité ? Comment allumeront-ils le feu quand ils n’auront plus d’allumettes ? »

Il s’interrompit pour promener un regard autour de lui. Tous, le sourire aux lèvres, l’approuvaient. Joey rayonnait de joie.

« Ce réfrigérateur dont vous parliez à l’instant, reprit Ish, en est un exemple. Nous discourons et nous nous croisons les bras. Nous sommes pareils à ce vieux roi de la légende qui était ensorcelé et voyait les gens aller et venir autour de lui sans pouvoir rompre le maléfice. J’imaginais que c’était l’ébranlement nerveux du Grand Désastre. Oui, au début peut-être. Des êtres humains qui ont vu le monde s’écrouler autour d’eux ne peuvent du jour au lendemain s’attendre à prendre un nouveau départ. Mais vingt et un ans se sont écoulés depuis et des enfants nous sont nés.

« Il y a des tas de choses à faire. Il nous faudrait d’autres animaux domestiques en plus des chiens. Nous devrions récolter ce que nous mangeons au lieu de dévaliser les anciennes épiceries. Nous devrions apprendre aux enfants à lire et à écrire correctement. Nul d’entre vous ne m’a donné un appui assez actif. Nous ne pouvons continuer à vivre en parasites, il faut aller de l’avant. »

Il fit une pause et chercha des mots pour renouveler le vieux truisme, « celui qui n’avance pas recule », mais tous applaudirent bruyamment comme si le discours était fini. Ish les crut enthousiasmés par son éloquence, mais les physionomies exprimaient surtout une amicale ironie.

« Tu sais, papa, on la connaît la rengaine », remarqua Roger. Ish le foudroya du regard ; chef de la Tribu depuis vingt et un ans, il n’aimait pas à être traité en vieux radoteur. Mais Ezra se mit à rire, les autres l’imitèrent et l’atmosphère se détendit.

« Et maintenant qu’allons-nous faire ? interrogea Ish. C’est peut-être la même rengaine, mais en tout cas c’est de la vérité. »

Il attendit. Jack, son fils aîné, assis sur le parquet, se releva lourdement. Il était maintenant plus grand et plus fort que son père et il avait lui-même des enfants.

« Je m’en vais, dit-il. Tu permets, père ?

— Pourquoi ? Où vas-tu ? demanda Ish un peu irrité.

— Rien de très important mais j’ai des projets pour l’après-midi.

— C’est si pressé ? »

Jack s’avançait déjà vers la porte.

« Pas tellement, répondit-il la main sur la poignée, mais assez pour que je vous quitte. »

Un silence tomba lorsque la porte se fut refermée derrière lui. Ish ne put réprimer son irritation et un flot de sang lui monta au visage.

« Continuez, Ish », dit une voir que, malgré sa colère, Ish reconnut pour celle d’Ezra. « Dites-nous ce que nous devons faire ; vous avez tant d’idées. » Oui, c’était la voix d’Ezra, et Ezra, à son habitude, s’efforçait de rétablir la paix. Il allait jusqu’à flatter Ish.

Sensible pourtant à la voix, Ish se rasséréna. Pourquoi en voudrait-il à Jack de son indépendance ? Il aurait dû s’en réjouir. Jack était un homme maintenant et non plus un petit garçon forcé d’obéir à son père. Le sang se retira de son visage, mais son esprit restait troublé et il sentait le besoin de parler. Si l’incident n’avait pas d’importance en soi, au moins pouvait-il alimenter son discours.

« L’attitude de Jack est un vrai symbole. Nous avons vécu toutes ces années, sans aucun effort pour produire notre nourriture et pour remettre la civilisation matérielle en ordre de marche. C’est un aspect de la question, important certes, mais ce n’est pas le seul. La civilisation ne se compose pas seulement de trucs qu’il faut fabriquer et entretenir. C’est aussi toute l’organisation sociale, un ensemble de règles, de lois, d’habitudes adoptées par des individus et des groupes. La famille est le seul vestige actuel de cette organisation. C’est naturel, je suppose. Mais la famille ne suffira pas quand notre nombre augmentera. Si un petit enfant n’est pas sage, le père et la mère le corrigent et lui apprennent ce qui est bien. Mais quand les enfants sont grands, ils échappent à notre tutelle. Nous n’avons pas de lois, nous ne sommes ni une démocratie, ni une monarchie, ni une dictature, ni rien. Si quelqu’un, Jack par exemple, décide de ne pas assister à une réunion importante, personne ne peut l’y contraindre. En admettant même que nous votions et qu’un projet soit accepté, nous n’avons aucun moyen d’assurer son exécution. Nous ne pouvons compter que sur la bonne volonté. »

Son discours, il le savait, s’achevait en queue de poisson, et n’aboutissait à aucune conclusion. La colère suscitée par le départ de Jack inspirait seule ses paroles. Il n’avait rien d’un orateur et se lançait rarement dans un discours.

Cependant ses paroles semblaient avoir fait une bonne impression. Ezra fut le premier à exprimer son approbation.

« Pour sûr ! dit-il. Vous vous souvenez de tout ce qu’on pouvait faire autrefois. Mince alors ! Qu’est-ce que je donnerais pour tourner le bouton du grand poste de radio de George et entendre de nouveau Charlie Mc Carthy ! Il en racontait des vertes et des pas mûres et il charriait un autre type, et l’autre le lui rendait bien. »

Ezra sortit le gros penny de cuivre à l’effigie de la reine Victoria qui lui servait de fétiche. Il le fit sauter d’une main à l’autre pour simuler le débat.

« Et le ciné, reprit-il. La musique qui accompagnait le film, et sur l’écran on voyait Bob Hope ou Dotty Lamour.

Oui, c’était rudement chouette ! Qui sait si on ne pourrait pas retrouver les films et les faire passer devant les gosses ? Ce qu’ils riraient ! Nous dénicherions bien quelque part un film de Charlot ! »

Ezra prit une cigarette, gratta une allumette et une flamme claire jaillit. Conservées dans un endroit sec, les allumettes étaient en parfait état. Cependant personne ne connaissait le secret de leur fabrication, et chaque fois qu’une flamme s’allumait ainsi une allumette disparaissait Pour Ezra, la civilisation était symbolisée surtout par le cinéma et, tout en évoquant les plaisirs d’autrefois, il frottait une allumette. George intervint à son tour :

« Avec un peu d’aide, si un ou deux des garçons me donnaient un coup de main, en deux ou trois jours ce réfrigérateur nous fournirait de la glace. »

George se tut ; Ish supposa qu’il n’avait plus rien à dire, car l’éloquence n’était pas son fort. À sa grande surprise, il reprit :

« Pour les lois dont vous parliez tout à l’heure, je ne sais pas. Je n’étais pas mécontent de vivre dans un pays sans lois. Vous pouvez faire tout ce qui vous chante, parquer votre auto où vous voulez. Près d’une bouche d’incendie peut-être, et il n’y a personne pour vous donner une contravention. Tout au moins vous pourriez parquer votre voiture près d’une bouche d’incendie si vous aviez une voiture qui marche. »

C’était la première fois, à la connaissance d’Ish, que George faisait une plaisanterie qu’il accompagna lui-même d’un petit gloussement. Les autres s’esclaffèrent. Le sens comique de la Tribu n’avait jamais été très grand.

Ish ouvrait la bouche quand Ezra le devança.

« Eh bien, buvons un verre, dit-il. À la loi et l’ordre ! » Les aînés saluèrent d’un rire l’ancienne formule ; mais pour les jeunes ces mots n’avaient plus aucun sens.

Ils burent, puis la conversation reprit le tour banal qui convenait à une réunion mondaine.

Après tout, songea Ish, c’était une réunion mondaine et les affaires n’avaient peut-être pas à y interférer. Son petit discours véhément laisserait peut-être dans les esprits une graine qui germerait avec le temps. Il en doutait. Jadis on disait en plaisantant que pour réparer le toit on attendait qu’il plût à verse. Maintenant les gens étaient aussi insouciants et plus encore. Ils resteraient inactifs jusqu’au jour où un événement désagréable – ou même grave – les forcerait à agir.

Cependant il trinqua avec les autres et écouta les propos de ses amis d’une oreille distraite, occupé qu’il était à suivre le fil de ses pensées. C’était une journée importante ; oui, ce jour-là il avait gravé le nombre 21 sur la surface lisse du rocher, et l’année 22 avait commencé ; ce jour-là, peut-être à cause du nom accordé à l’an 21, il avait davantage pris conscience des possibilités de son benjamin.

Il se tourna vers Joey et rencontra un regard vif et tout étincelant d’admiration. Oui, il y en avait eu au moins un pour le comprendre.


Dans ce système immense et compliqué de barrages et de souterrains, d’aqueducs et de réservoirs, grâce auquel l’eau des montagnes arrivait jusqu’aux cités, un tronçon de tuyau dans l’aqueduc principal fournit la fissure fatale. Même au sortir de l’usine, ses imperfections étaient visibles. Mais l’inspecteur l’avait vérifié à la fin de la journée, alors que la fatigue obscurcissait ses yeux et son jugement.

Le mal ne fut pas grand. Le tuyau, mis en place par des ouvriers, remplit ses fonctions. Peu de temps avant le Grand Désastre, un contremaître remarqua une légère fuite. Une soudure, et le tuyau serait comme neuf et même plus résistant.

Puis des années se sont écoulées sans surveillance ; le mince filet d’eau qui coulait de la fissure s’est agrandi. Pendant les étés les plus secs, l’herbe verdit autour du tuyau percé ; des oiseaux et de petits animaux y viennent boire. La rouille ronge l’extérieur, à l’intérieur l’action corrosive de l’eau s’exerce ; de minuscules trous parsèment l’épaisse peau d’acier.

Cinq ans, dix ans… une douzaine de fins jets et eau jaillissent à la surface du tuyau. Maintenant la mare sert d’abreuvoir aux bestiaux.

Encore cinq ans et un petit ruisseau sortira de terre, seul cours d’eau qui, l’été, arrosera cette pente aride. Maintenant le tuyau est criblé de trous par la rouille et se désagrège.

Sous le tuyau, depuis longtemps, le sol est mou et boueux, et le piétinement des animaux a creusé un petit ravin. Enfin la lente érosion touche à son terme ; le sol détrempé autour du pilier de béton qui supporte le tuyau plein d’eau n’est plus qu’un fleuve de boue. Le pilier s’affaisse et le poids de l’eau devient trop lourd pour le tuyau usé. Une longue fente s’ouvre dans l’acier rouillé et un torrent se déverse dans le ravin. L’eau sape encore plus le pilier. Le tuyau s’ouvre et cette fois l’eau qui s’en échappe forme une petite rivière.


Ish venait de se mettre au lit, ce même soir, quand un coup de feu retentit ; il sursauta et s’assit, sur le qui-vive. Une autre détonation succéda à la première et une fusillade éclata dans la nuit.

Le lit trembla un peu. Em riait sous cape près de lui et Ish fut rassuré.

« L’attrape-nigaud habituel, remarqua-t-il.

— Tu t’y es bien laissé prendre !

— J’ai trop pensé à l’avenir toute la journée. Oui, j’ai les nerfs à fleur de peau. »

La fusillade crépitait toujours et imitait à s’y méprendre une attaque de brigands, mais Ish s’allongea et se détendit. L’explication était simple. Le feu de joie déserté, un des jeunes garçons était venu furtivement et avait jeté quelques boîtes de cartouches dans les cendres chaudes. Les boîtes avaient brûlé et les cartouches explosaient. Comme toutes les farces, elle avait ses risques, mais à cette époque l’herbe était verte et le danger d’incendie inexistant. Les gens étaient avertis d’avance ; on se méfiait et se tenait loin du brasier. « Probablement, songea Ish, la surprise était à son intention et tous les autres savaient à quoi s’en tenir. »

Eh bien, il avait gobé l’hameçon. Il était irrité, non parce qu’on s’était payé sa tête, mais pour des raisons plus sérieuses.

« Voilà, dit-il à Em, ils recommencent… des boîtes de cartouches gaspillées en pure perte alors que le secret de leur fabrication est perdu. Nous vivons dans un pays infesté de pumas et de taureaux sauvages et nous n’avons que les armes à feu pour nous protéger ; et c’est aussi avec nos fusils que nous tuons les vaches, les lapins et les cailles dont nous nous nourrissons. »

Em ne répondit pas, et, dans le silence, de plus en plus exaspéré, il passa en revue les péripéties du feu de joie. Il imaginait le grand tas de poutres empruntées à un chantier et de rouleaux de papier hygiénique qui brûlaient joliment grâce aux trous du milieu. Des boîtes d’allumettes ajoutaient au brasier de jolies flammes bleues. Des bidons d’alcool et de nettoyant liquide renforçaient l’éclat de la flambée. Dans l’ancien temps, ce feu de joie aurait coûté dix mille dollars ; maintenant ces matériaux étaient encore plus précieux puisqu’ils étaient irremplaçables.

« Ne te tourmente pas, chéri, lui chuchota Em, il est temps de dormir. »

Il s’allongea près d’elle, la tête près de sa poitrine et, comme toujours, elle lui communiqua sa force et sa confiance.

« Je ne me tourmente pas beaucoup, avoua-t-il. Peut-être est-ce un plaisir pour moi de broyer du noir en pensant à l’avenir comme si nous vivions dangereusement ».

Il se tut un moment ; Em ne répliqua pas et il se remit à penser tout haut.

« Tu te rappelles ? J’ai déjà dit, il y a bien longtemps, que nous devrions créer et non vivre en simples pillards. C’est mauvais pour nous, même psychologiquement. Je le disais déjà avant la naissance de Jack.

— Oui, je me rappelle. Tu l’as répété bien souvent ; pourtant c’est tellement plus facile d’ouvrir des boîtes de conserve tant qu’il y en aura dans les épiceries et les entrepôts.

— Mais un jour ou l’autre la réserve sera épuisée. Alors que feront les gens ?

— Les gens, quels qu’ils soient, à ce moment résoudront eux-mêmes ce problème. Chéri, j’ai toujours désiré que tu ne te tourmentes pas tant. Ce serait différent si tu étais entouré d’hommes comme toi qui prévoient les choses longtemps à l’avance. Mais nous sommes tous des gens ordinaires, Ezra, George, moi. Et nous ne nous creusons pas la tête. Darwin – c’est bien son nom ? – a dit que nous descendions des chimpanzés ou des ouistitis, et je suppose que les chimpanzés et les ouistitis ne se préoccupaient pas de l’avenir. Si nous descendions des abeilles ou des fourmis, nous serions plus prévoyants, et si nos ancêtres étaient des écureuils, nous ferions provision de noisettes pour l’hiver.

— Peut-être. Mais dans l’ancien temps les gens pensaient à l’avenir. Songe à la civilisation qu’ils ont édifiée.

— Et ils avaient Dotty, Machin Chose et Charlie Mc Carthy », comme dit Ezra. Elle changea brusquement de sujet. « Et ce parasitisme comme tu dis, qui te tourmente tant ? Est-ce si différent d’autrefois ? Si tu as besoin de cuivre, tu entres dans une quincaillerie, tu trouves un fil de laiton, tu l’emportes et tu le martèles. Dans l’ancien temps, on allait extraire du cuivre dans une montagne. Du minerai de cuivre, c’est vrai, mais n’était-ce tout de même pas un pillage ? Et quant à la nourriture, ou exploitait les richesses du sol et on les transformait en blé. Nous, nous prenons ce qu’il nous faut dans des magasins. Je ne crois pas que cela fasse une grande différence. »

Ce raisonnement le déconcerta un instant, puis il revint à la charge.

« Non, ce n’est pas tout à fait cela, dit-il. Nos prédécesseurs créaient plus que nous. Leur monde était en pleine activité. Ils produisaient ce qu’ils consommaient.

— Je n’en suis pas sûre, répliqua-t-elle. Je me rappelle avoir lu dans les pages de journaux du dimanche que nous finirions par manquer de cuivre ou de pétrole, ou que nous épuiserions le sol et que nous n’aurions rien à manger dans l’avenir. »

Instruit par une longue expérience, il savait qu’elle avait envie de dormir. Il lui laissa le dernier mot et ne répliqua pas. Mais il ne put trouver le sommeil et se livra au tourbillon de ses pensées. Il se rappelait nettement les heures où, après le Grand Désastre, il imaginait les moyens de ressusciter la civilisation. Et ses réflexions sur le changement produit, tantôt par l’être humain qui lutte contre son environnement » tantôt par le milieu qui transforme l’homme. Seule une intelligence exceptionnelle était assez forte pour imposer au monde sa volonté.

Sa pensée se reporta sans effort sur le petit Joey, l’enfant brillant aux yeux vifs, le seul qui semblait avoir compris toutes les paroles de son père. Il essaya de se représenter Joey devenu grand ; un jour il pourrait lui parler. Déjà il préparait son discours.

« Toi et moi, Joey, disait-il, nous sommes de la même race, nous pouvons comprendre ! Ezra, George et tous les autres, ce sont de braves gens. Ils appartiennent à l’humanité moyenne et le monde a besoin de beaucoup d’hommes comme eux, mais il leur manque l’étincelle. C’est à nous à fournir l’étincelle ! »

De Joey qui était au sommet, il passa rapidement en revue les autres jusqu’à Evie tout à fait au bas de l’échelle. Avaient-ils eu raison de garder Evie parmi eux ? Il se le demandait. Un remède existe – l’euthanasie, n’est-ce pas ? – pour les cas de ce genre. « La mort miséricordieuse », comme on disait jadis. Mais, dans leur petit groupe, qui pouvait s’arroger le droit de supprimer un être comme Evie – bien que sans doute elle ne fût une source de bonheur ni pour elle ni pour les autres ? La responsabilité de cette décision incombait à un chef suprême ; la simple autorité d’un père américain sur ses enfants, l’assentiment d’un groupe d’amis qui représentait l’opinion publique ne suffisaient pas. Plus tard le problème serait résolu, non pas au sujet d’Evie, bien sûr. Mais un jour quelque chose arriverait et des mesures énergiques seraient prises.

Son imagination l’entraînait avec tant de force qu’il s’agita comme si déjà il donnait des ordres pour parer à toutes les éventualités.

Em ne dormait pas encore ou bien ce mouvement l’éveilla.

— « Qu’as-tu, chéri ? demanda-t-elle. Tu as sauté comme un petit chien qui, en rêve, chasse un lion.

Un jour ou l’autre les choses changeront, déclara-t-il comme si elle avait pu suivre le cours de ses pensées.

Oui, je sais », dit-elle. Sans doute elle lisait dans son cerveau. « Et il faut agir. « Organiser », c’est le mot n’est-ce pas ? Il faut agir pour être prêt à tout ?

— Tu as deviné ce que je pensais ?

— Oh ! tu sais, tu nous l’as déjà dit souvent. Chaque année, au Nouvel An, en particulier. George parle du réfrigérateur, et toi tu parles de changements et de dangers. Et rien n’a changé encore !

— Oui, mais cela arrivera un jour. C’est inévitable. Un jour, vous verrez que j’avais raison.

— Tu as raison, chéri. Continue à te faire des soucis. Ils sont sans doute indispensables à ton bonheur. Et ces soucis-là, je crois, sont assez inoffensifs. »

Elle n’ajouta rien, mais le prit dans ses bras et le serra très fort. La chaleur de son corps l’apaisa comme d’habitude, et il s’endormit.


Du tuyau percé de l’aqueduc, depuis plusieurs semaines, l’eau jaillit et donne naissance à une petite rivière. Pas une goutte ne parvient dans les réservoirs. En même temps, par des milliers de fissures agrandies au cours des ans par les nombreux robinets laissés ouverts au moment du Grand Désastre, par les grandes brèches, souvenir du tremblement de terre, l’eau accumulée s’écoule et le niveau baisse dans les réservoirs.

CHAPITRE II

Conformément aux prévisions d’Ish, rien ne fut fait. Les semaines s’écoulèrent. On n’entendit ni les halètements et les jurons d’hommes peinant pour hisser le réfrigérateur en haut de la colline, ni le bruit sourd des bêches retournant la terre d’un jardin. De temps en temps, Ish avait un accès de découragement, mais en général tous vivaient au jour le jour et il se laissait lui-même gagner par l’insouciance de ses compagnons. De ses études scientifiques, il avait gardé l’habitude d’observer et il se demandait quelle serait la suite des événements.

Il croyait – était-ce simple imagination ? – que pas un seul de ses compagnons n’était encore remis du choc nerveux causé par la brusque destruction de leur société séculaire. L’anthropologie lui fournissait de nombreux exemples analogues. Les chasseurs de têtes et les Indiens des plaines privés de leurs occupations traditionnelles avaient perdu la volonté de s’adapter et même de vivre. Puisqu’ils ne pouvaient plus couper les têtes, voler des chevaux ou scalper leurs ennemis, ils n’avaient plus envie de rien. Ou bien, dans un climat tempéré, au sein de l’abondance, les hommes n’éprouvaient aucun désir de changement. Cela aussi s’était déjà vu. Sous les tropiques ou dans les îles des mers du Sud, les habitants se nourrissaient exclusivement de bananes. Ou bien fallait-il chercher autre chose ?

Par bonheur pour Ish, une forte culture philosophique et historique avait élargi ses horizons. Il s’efforçait, en réalité, de résoudre un problème qui, depuis l’éveil de la pensée humaine, intriguait les philosophes. C’était la question fondamentale des forces dynamiques de la société qui se posait à lui. Pourquoi la société se transforme-t-elle ? En tant que savant, il était plus heureux que Qohéleth, Platon, Malthus ou Toynbee. Il avait devant les yeux une société réduite à sa plus simple expression et pouvait se livrer sur elle à une véritable expérience de laboratoire.

Cependant chaque fois qu’il en arrivait à cette phase de son raisonnement, il sentait que cette simplification n’était qu’apparente. Il cessait d’être un savant pour devenir un homme et, à peu de chose près, adoptait l’attitude d’Em. Cette société de San Lupo ce n’était pas le microcosme pur et simple d’un philosophe, un petit aquarium puisé dans l’océan de l’humanité. Non… c’était un groupe d’individus. C’était Ezra, Em, les garçons – oui, et Joey ! Changez les individus et la situation n’est plus la même. Changez un seul individu ! À la place d’Em – eh bien, par exemple, Dotty Lamour ? Ou bien, à la place de George, un de ces grands penseurs qu’il avait connus à l’université – le professeur Sauer peut-être ! De nouveau tout est différent.

Était-ce sûr ? Peut-être pas ; le milieu ambiant pouvait se montrer le plus fort et imposer aux géants le gabarit commun.

Mais Em avait tort de craindre pour Ish un ulcère ou une maladie nerveuse engendrée par les soucis. Au contraire, c’était cette passion de l’observation qui lui permettait de vivre. Aussitôt après le Grand Désastre, il s’était adjugé le rôle de témoin dans un univers d’où les hommes avaient disparu. Vingt et un ans s’étaient écoulés, le monde s’était adapté, et désormais ses changements étaient trop lents pour être visibles d’un jour à l’autre ou même d’un mois à l’autre. Le problème de la société – son adaptation, sa renaissance – était donc passé au premier plan.

Et, de nouveau, quand il en arrivait là, il opérait une mise au point. Il ne pouvait, ni ne devait, se borner à être un observateur, un savant. Platon et les autres philosophes pouvaient se payer le luxe de regarder avec des commentaires plus ou moins cyniques. Il pourrait à travers ses œuvres exercer une influence sur les futures générations, mais il n’était pas responsable du développement et de la croissance de la société dans laquelle il vivait. Rarement le penseur – Marc-Aurèle, Thomas More, Woodrow Wilson – s’était doublé d’un chef. Ish ne se prenait pas pour un chef au sens exact du mot, mais il était un intellectuel, un penseur dans un groupe composé de quelques individus. Inévitablement les autres avaient recours à lui pour résoudre les difficultés ; en cas de danger grave, il devrait assumer un rôle de leader.

Obsédé par cette idée, il avait, à plusieurs reprises, cherché sur les rayons de la bibliothèque municipale la biographie des intellectuels qui avaient été aussi des chefs. Leur sort n’avait rien d’enviable. Marc-Aurèle s’était épuisé, corps et âme, dans des campagnes sanglantes et infructueuses sur la frontière du Danube. Thomas More avait posé sa tête sur le billot et, plus tard, ironie du destin, l’Église l’avait canonisé comme l’un de ses martyrs. Aux yeux des biographes, Wilson était aussi un martyr, mais aucune Église de paix ne l’avait canonisé. Non, l’intellectuel au pouvoir ne s’était pas distingué. Cependant, dans une société qui ne comptait encore que trente-six membres, Ish se trouvait en mesure d’exercer plus d’influence sur l’avenir qu’un empereur, un chancelier ou un président de l’ancien temps.


La première semaine de l’année, de violentes pluies ont à peu près maintenu le niveau de l’eau dans le réservoir. Puis, un peu plus tôt que de coutume, la période de sécheresse du cœur de l’hiver a commencé.

Comme le sang d’un Léviathan qui jaillit de milliers et de milliers de piqûres d’épingle, l’eau vitale s’écoule par les robinets ouverts, les joints usés et les tuyaux percés.

Et maintenant le réservoir, où tout récemment encore l’eau s’élevait à six mètres, comme la jauge l’indiquait, ne contient plus qu’une flaque.


À son réveil, ce matin-là, Ish constata que le soleil brillait, qu’il avait bien dormi et se sentait dispos. Em était déjà levée et les bruits familiers qui montaient de la cuisine lui apprenaient que le déjeuner serait bientôt servi. Il resta allongé quelques minutes à savourer son bien-être ; plus lentement que de coutume il reprenait pleine conscience de la réalité. Il se félicitait de pouvoir paresser un peu dans son lit quand cela lui chantait, non seulement le dimanche, mais encore les autres matins de la semaine. Dans la vie actuelle, on ne consultait plus anxieusement les pendules, et personne n’avait à se presser pour attraper le train de 7h53. Et cette liberté, inconnue dans l’ancien temps, le rendait plus heureux qu’il n’aurait pu l’être autrefois – surtout avec son tempérament. Quand il en eut envie, il se leva et se rasa. Il n’avait pas d’eau chaude à sa disposition et s’en passait fort bien. Un menton mal rasé n’aurait choqué personne, mais il aimait la sensation de propreté et de bien-être qui suivait le coup de rasoir.

Il revêtit une chemise propre et un blue-jean, enfila de confortables pantoufles, dévala l’escalier et se dirigea vers la cuisine.

Au moment où il franchissait le seuil de la porte, Em, d’une voix plus cassante que d’habitude, disait : « Josey, ma petite, pourquoi n’ouvres-tu pas le robinet en grand pour faire couler l’eau ?

— Mais, maman, il est ouvert, je ne peux pas le tourner davantage. »

Ish entra et vit Josey qui tenait la bouilloire sous le robinet de l’évier ; l’eau coulait goutte à goutte.

« Bonjour, dit-il. Je dirai à George de venir jeter un coup d’œil à cette plomberie. Josey, va donc chercher de l’eau à l’un des robinets du jardin. »

Obéissante, Josey sortit en courant et Ish profita de son absence pour embrasser Em et lui confier ses projets pour la journée. Au bout d’un moment, la petite fille revint avec la bouilloire pleine.

« L’eau a coulé assez fort pour commencer, puis il n’y a eu qu’un tout petit filet, dit-elle en posant la bouilloire sur le réchaud à essence.

— Quel ennui ! s’écria Em. Il nous faudra pourtant de l’eau pour laver la vaisselle. »

Ish comprit à sa voix qu’elle jugeait la situation critique et s’en remettait aux hommes pour y remédier.

Le déjeuner était servi dans la salle à manger et la table avait exactement le même aspect qu’une table de l’ancien temps. Ish s’asseyait à un bout et Em à l’autre. Ils n’avaient plus avec eux que quatre de leurs enfants. Robert, âgé de seize ans, c’est-à-dire presque un homme selon les lois de la Tribu, était d’un côté ; Walt, grand et éveillé pour ses douze ans, prenait place près de lui. De l’autre côté, à proximité de la porte de la cuisine, Joey et Josey avaient pour tâche d’aider à préparer le déjeuner, de dresser le couvert, de servir à table et de laver la vaisselle après le repas.

En s’asseyant, Ish ne put s’empêcher de penser que, dans l’ancien temps, la scène eût été à peu près la même. Certes, dans sa jeunesse, il ne souhaitait pas avoir autant d’enfants. Mais, à part le nombre, le groupe familial demeurait tel qu’il avait été au cours des siècles et dans toutes les sociétés : le père, la mère et les enfants, dans leur étroite union, formaient la cellule de base, biologique plutôt que sociale. Après tout, pensa-t-il, de toutes les institutions humaines, la famille était la plus durable. Elle avait précédé la civilisation et maintenant lui survivait.

Ils buvaient du jus de pamplemousse, de conserve bien entendu. Ish doutait que, depuis le temps, ces jus en boîtes eussent conservé leurs vitamines. Le goût lui-même était devenue insipide. Mais, même sans vitamines, ils étaient rafraîchissants et, au pire, ne faisaient sans doute aucun mal. Les œufs manquaient, car les poules n’avaient pas survécu au Grand Désastre. Le jambon manquait à cause de la difficulté d’en trouver en conserve et de l’absence de cochons dans les alentours. Des côtes de bœuf braisées et rissolées le remplaçaient avantageusement, même au goût d’Ish. C’était le mets préféré des enfants et le plat de résistance de leur petit déjeuner, car, habitués dès leur petite enfance à se nourrir de viande, ils étaient résolument carnivores. Ish et Em, au contraire, préféraient les toasts et les flocons d’avoine, mais les rats et les charançons les avaient dévastés et ils se contentaient de bouillies de semoule de maïs en boîte. Ils y ajoutaient du lait condensé et les arrosaient de sirop, car les rats et l’humidité avaient eu raison du sucre. Les parents buvaient du café. Ish mettait dans le sien du lait et du sirop ; Em l’avait toujours préféré noir et sans sucre. Le café, comme le jus de pamplemousse, avait perdu beaucoup de son arôme.

Peu à peu ils avaient adopté ce menu pour leur petit déjeuner. C’était un repas assez bien composé et, pour y ajouter des vitamines, ils mangeaient des fruits frais à l’occasion ; mais les pucerons, les insectes, les lapins avaient ravagé les vergers, et les fruits se réduisaient aux fraises des bois, aux mûres, à quelques pommes véreuses et à des prunes aigres, cueillies sur des arbres retournés à l’état sauvage. Somme toute, jugeait Ish, ce déjeuner en valait bien un autre.

Quand il eut fini, il se jeta dans un grand fauteuil du salon, prit une cigarette dans l’« humidificateur » et l’alluma. Mais l’épreuve du temps n’avait pas été favorable aux cigarettes. Les boîtes isolantes étaient épuisées et le tabac s’était desséché dans les paquets ordinaires, aussi bien fermés qu’ils fussent. Après un séjour dans l’« humidificateur », on pouvait les fumer, mais elles restaient souvent alors trop humides. C’était le cas de celle qu’Ish avait aux lèvres. D’ailleurs, il ne pouvait fumer en paix parce que sa conscience n’était pas tranquille. Dans la cuisine, Em et les jumeaux produisaient des sons incertains, et il en déduisait qu’ils avaient encore des ennuis avec l’eau.

« Il faut que j’aille voir George et que je lui demande de nettoyer ce tuyau », pensa-t-il. Il se leva et sortit.

En chemin, cependant, il s’arrêta chez Jean pour prendre Ezra – non qu’Ezra eût des connaissances spéciales en plomberie ou lui fût nécessaire pour obtenir l’aide de George, mais parce qu’il aimait sa compagnie. Il frappa et Jean lui ouvrit.

« Ez n’est pas ici, dit-elle, il habite chez Molly cette semaine. » Ish éprouva la gêne que lui inspirait toujours cet exemple de bigamie. À son grand étonnement, Jeanne et Molly étaient d’excellentes amies et se rendaient mutuellement service. C’était encore un triomphe d’Ezra qui avait l’art de s’entendre avec ses semblables et de les faire aussi s’entendre entre eux.

Ish fit demi-tour, puis il se rappela le but de sa visite et revint.

« Jean, dit-il, l’eau coule comme d’habitude chez vous ce matin ?

— Non, répondit Jean. Non. Un petit filet seulement ».

Elle ferma la porte ; Ish descendit le perron et se dirigea vers la maison de Molly. Un frisson de crainte le parcourut.

Il trouva Ezra chez Molly, qui n’avait aucune difficulté avec l’eau. Mais sa maison était en contrebas de celle de Jean et les tuyaux contenaient peut-être encore un peu d’eau.

Ils allèrent frapper chez George, qui habitait une petite villa coquette et soignée entourée d’une palissade fraîchement peinte en blanc. Maurine les fit entrer dans le salon et les invita à s’asseoir pendant qu’elle allait chercher George occupé à bricoler. Ish s’assit dans un grand fauteuil capitonné et recouvert de velours. Puis, comme toujours, il promena un regard autour de lui avec un étonnement mêlé d’un plaisir presque pervers. Ce salon de George et de Maurine correspondait exactement à l’idée qu’un menuisier prospère de l’ancien temps pouvait se faire d’un salon. On y voyait des lampes électriques avec des abat-jour roses agrémentés de franges, une luxueuse horloge électrique, un magnifique ensemble radio-phono à quatre bandes de fréquence, un poste de télévision. Des foulards soigneusement fripés donnaient un air d’élégance aux tables et, sur un guéridon, s’entassaient des piles d’illustrés.

Les lampes ne s’allumaient pas, puisque l’électricité ne fonctionnait plus, et les aiguilles de l’horloge marquaient éternellement midi dix-sept. Les illustrés avaient au moins vingt et un ans. Et le poste de radio eût été sans émissions, même s’il y avait eu du courant.

Cependant tous ces objets étaient des symboles de prospérité. Dans l’ancien temps, George était menuisier. Le mari de Maurine ne devait guère être plus haut sur l’échelle sociale. Les gens comme eux avaient toujours convoité les lampadaires, les horloges électriques, les radios et tout le reste, et maintenant qu’ils en avaient à leur disposition ils en mettaient dans leur maison. Qu’ils ne marchent pas était secondaire. Le soir, Maurine allumait une lampe à pétrole et mettait un disque sur le phonographe. C’était ridicule et un peu attendrissant. Les commentaires d’Em revinrent à la mémoire d’Ish.

« Tu te rappelles, dans l’ancien temps, avait-elle dit, les gens voulaient dans leur salon, un piano, et souvent un piano à queue, même s’ils ne connaissaient pas une note de musique. Et ils avaient une collection complète de ces livres – comment les appelles-tu ? – les classiques de Harvard, qu’ils ne lisaient jamais. Et ils faisaient placer une cheminée postiche. C’était seulement pour montrer qu’ils avaient les moyens de se payer ce luxe. Ces objets étaient le symbole du succès. George et Maurine tiennent à avoir leurs lampadaires, même sans lumière. C’est la même chose. »

Les pas de George résonnèrent dans le vestibule et sa silhouette massive s’encadra dans la porte. Il tenait une clé à molette et était vêtu de ses habituels bleus de menuisier, sales et couverts de taches de peinture. Il aurait pu endosser des bleus neufs tous les matins, mais se sentait plus à l’aise dans ceux qui avaient pris la forme de son corps.

« Bonjour, George, dit Ezra qui avait coutume de parler le premier.

— Bonjour, George », dit Ish.

George mâchonna sa langue un moment comme s’il cherchait les paroles de circonstance. Enfin il se décida :

« Bonjour, Ish… Bonjour, Ezra.

— Dites, George, reprit Ish. L’eau ne coule plus chez Jean ni chez nous. Et ici ? »

Il y eut un silence.

« Ici non plus, répondit enfin George.

— Eh bien, dit Ish, qu’en pensez-vous ? »

George hésita : sa bouche remuait comme s’il mâchonnait le bout d’un cigare imaginaire. Sa stupidité était exaspérante. Mais Ish réprima son irritation : George était un brave homme, toujours prêt à donner un coup de main.

« Eh bien, répéta-t-il, qu’en pensez-vous, George ? »

George rejeta le cigare imaginaire au coin de sa bouche et répondit : « Eh bien, si l’eau est arrêtée là-haut aussi, pas la peine que je cherche à déboucher mes tuyaux. Quelque chose est cassé ou doit obstruer le tuyau principal qui dessert toutes les maisons. »

Du coin de l’œil, Ezra jeta un regard à Ish et l’ombre d’un sourire se joua sur ses lèvres : la conclusion était évidente et la déclaration de George n’avait rien de génial.

« Vous avez sans doute raison, George, dit Ish. Mais qu’allons-nous faire ? »

George fit passer le cigare imaginaire de l’autre côté de sa bouche avant de répondre.

« Ça, j’en sais rien. »

Tout comme Em, George considérait que ce n’était pas de son ressort. Si l’on avait recours à lui pour un robinet qui fuyait ou un évier bouché, il se mettait volontiers à la tâche. Mais il n’était pas mécanicien, encore moins ingénieur. Comme toujours, Ish dut prendre les choses en main.

« D’où venait toute cette eau ? » demanda-t-il sans réfléchir.

Les autres gardèrent le silence. C’était bizarre. Depuis vingt et un ans ils se servaient de cette eau sans jamais se demander d’où elle venait. C’était un don du passé, aussi gratuit que l’air, comme les boîtes de haricots et les bouteilles de sauce tomate qu’ils n’avaient qu’à prendre sur les étagères des épiceries. Ish s’était vaguement demandé combien de temps l’eau coulerait encore et ce qu’ils devraient faire pour s’assurer de nouvelles réserves. Mais il n’avait pris aucune décision. L’eau qui leur arrivait depuis tant d’années ne se tarirait pas du jour au lendemain et rien ne pressait. Pour la première fois, il avait une raison immédiate de se dire : « Aujourd’hui sans faute il faut que je m’occupe de l’approvisionnement en eau. »

Il interrogea successivement du regard George et Ezra et n’obtint pas de réponse à sa question. George se dandinait tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre. Ezra, une lueur de malice dans les yeux, semblait dire que ce n’était pas son rayon. Ezra connaissait les gens. Vendeur dans un magasin de spiritueux, il savait sans doute plaisanter avec les clients et leur vendre n’importe quoi, mais, en ce qui concernait les idées et les choses, Ish lui était supérieur. Et Ish comprit qu’il aurait à répondre à sa propre question.

« Cette eau vient sûrement des vieilles canalisations de la ville, dit-il. Ou plutôt elle en venait. Les anciens tuyaux sont encore là. Je crois que le mieux serait de monter jusqu’au réservoir pour nous rendre compte s’il contient encore de l’eau.

— Parfait ! répondit Ezra toujours accommodant. Si nous prenions l’avis des garçons ?

— Non, dit Ish. S’il s’agissait d’une partie de pêche ou de chasse, à la bonne heure, mais ils ignorent tout des canalisations d’eau. »

Ils sortirent et appelèrent les chiens pour les atteler aux charrettes. Le réservoir ne se trouvait pas à plus de quinze cents mètres, mais depuis qu’il avait été blessé par un puma, Ish ne faisait plus de longues marches, et l’âge rendait les jambes de George un peu raides. Les préparatifs furent assez longs. Dans des occasions semblables, Ish regrettait que l’art de dresser les chevaux se fût perdu. On ne voyait plus de chevaux sauvages aux alentours, mais sans doute étaient-ils nombreux là-bas vers l’est dans les plaines de la vallée de San Joaquim. Par malheur, les trois hommes étaient des citadins habitués aux autos et n’avaient aucune habitude des chevaux. Les chiens donnaient moins de peine, car ils exigeaient peu de soins et se nourrissaient des bas morceaux du bétail tué facilement dans les environs. Les chevaux auraient eu besoin de gras pâturages et de protection contre les loups et les pumas. Somme toute, à défaut d’automobiles, les équipages de chiens étaient peut-être le moyen de transport qui répondait le mieux aux modestes exigences de la Tribu. C’était pour George un amusement de fabriquer les petites charrettes et de les entretenir. Pendant longtemps Ish, quand il s’asseyait dans ces véhicules traînés par quatre chiens, avait eu l’impression qu’il participait à un spectacle ridicule et offrait un aspect grotesque. Mais les autres n’éprouvaient pas cela et, peu à peu, il s’y était habitué. Autrefois n’avait-on pas des traîneaux avec des attelages de chiens ? Pourquoi pas des charrettes ?

Ils laissèrent leurs équipages au pied de la dernière montée et escaladèrent le vieux sentier en se frayant un chemin au milieu des ronces. Penchés sur le réservoir, ils le sondèrent et constatèrent qu’il était vide. Un peu d’eau croupissait çà et là et le tuyau d’écoulement était à sec. Ils le contemplèrent longuement et Ezra soupira :

« Eh bien, voilà ! »

Ils firent quelques plans, mais sans ardeur ni conviction. La saison des pluies touchait à sa fin et on ne pouvait guère espérer que l’eau remplisse à nouveau le réservoir. Ils redescendirent le sentier, montèrent dans les charrettes et prirent le chemin du retour.

À proximité des maisons, les chiens se mirent à aboyer et leurs congénères, restés au logis, leur répondirent. Toute la petite colonie s’était rassemblée chez Ish pour attendre les nouvelles. En les apprenant, les plus âgés se rembrunirent tellement que les enfants en firent autant ; un bébé, trop jeune pour comprendre la gravité des circonstances, se mit à pleurer. Tous parlaient à la fois ; personne n’avait peur de mourir de soif, mais les femmes étaient affolées à l’idée que les chasses d’eau ne fonctionneraient plus. Peu importait un arrêt d’une journée, mais elles ne pouvaient se résigner à s’en passer toujours. C’était faire un pas en arrière.

Seule Maurine acceptait la situation avec philosophie. « J’ai passé les dix-huit premières années de ma vie dans une vieille ferme du Sud Dakota, déclara-t-elle ; par tous les temps j’allais dans l’appentis et je n’avais jamais vu une chasse d’eau, excepté peut-être le samedi en ville. C’est une des choses qui m’ont ravie quand papa nous a tous entassés dans la vieille auto et nous a emmenés en Californie. Mais j’étais sûre que cela ne durerait pas et que je serais obligée de sortir sous la pluie ou la neige. Les chasses d’eau, c’était épatant. Mais c’est fini et je remercie le bon Dieu que le climat soit moins froid ici que dans le Dakota du Sud ».

Le problème de l’eau potable préoccupait davantage les hommes. En anciens citadins, ils pensèrent d’abord à réunir toutes les bouteilles d’eaux minérales que contenaient les magasins et les entrepôts. Mais ils se rendirent bientôt compte que, même en été, l’eau ne manquerait pas. Malgré les longues périodes de sécheresse, la région n’était pas un désert et les petits ruisseaux des ravins auxquels personne jusque-là n’avait fait attention suffiraient à abreuver les bestiaux et tous les autres animaux.

Ce fut alors que se dessina la différence entre l’ancienne génération et la nouvelle. Ish, le géographe, était incapable de situer au pied levé une source ou un ruisseau des environs, bien qu’il pût encore localiser les lieux par les noms des rues et des carrefours. Les jeunes, au contraire, étaient prêts à lui indiquer immédiatement un ruisseau non à sec en cette saison, ou bien des fontaines et des sources. Ils ignoraient le nom des routes, mais se dirigeaient sans hésitation. Ish se vit apprendre par son fils Walt l’existence d’un petit ruisseau qu’il n’avait jamais remarqué, parce que ses eaux se perdaient dans un canal d’évacuation sous San Lupo.

Bientôt la consternation première avait fait place à une fièvre joyeuse. Les plus jeunes, avec les attelages de chiens, allèrent remplir des bidons de vingt litres à la source voisine. Les aînés se mirent en devoir de creuser des trous et de construire des lieux d’aisances.

L’enthousiasme dura plusieurs heures et le travail abattu fut considérable. Mais personne n’était habitué au maniement de la pioche et de la pelle et, à midi, tous se plaignaient d’ampoules et de courbatures. Quand ils se séparèrent à l’heure du déjeuner, Ish comprit que personne n’avait l’intention de revenir. C’était étonnant de voir le nombre de choses importantes qu’ils devaient faire cet après-midi : partie de pêche, liquidation d’un taureau méchant qui pourrait devenir dangereux, chasse à la caille pour le dîner. D’ailleurs dans leur ardeur les jeunes gens avaient rapporté une provision d’eau largement suffisante pour les besoins immédiats. Psychologiquement tout au moins, la différence est énorme entre une petite quantité d’eau et pas d’eau du tout. La présence d’un bidon de vingt litres sur l’évier de la cuisine dissipait toutes les inquiétudes.

Après déjeuner, Ish se délassa de nouveau avec une cigarette. Il n’avait aucune envie de continuer les travaux tout seul. Ce serait un bel exemple digne de figurer dans un manuel de morale mais, en pratique, il se couvrirait de ridicule.

Le petit Joey le rejoignit et nerveusement se balança tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre.

« Que veux-tu, Joey ? demanda Ish.

— Nous n’allons pas travailler un peu plus ?

— Non, Joey, pas cet après-midi. »

Joey continua à se dandiner ; son regard erra dans la pièce et revint se poser sur son père.

« Va, Joey, dit Ish gentiment. Tout va bien. Je te donnerai ta leçon à l’heure habituelle ! »

Joey s’éloigna, mais Ish était ému et un peu humilié par la muette sympathie de son benjamin. Joey ne pouvait pas bien comprendre les problèmes essentiels, mais sa vive intelligence lui révélait que son père souffrait, bien qu’aucune discussion ne l’eût mis aux prises avec les autres. Oui, Joey était l’enfant prédestiné.

Depuis que cette idée était née dans l’esprit d’Ish le jour du Nouvel An, il avait multiplié les leçons, et Joey s’instruisait avec avidité. On pouvait craindre qu’il ne devînt pédant. Il ne manifestait aucune qualité de chef parmi les autres enfants, et Ish parfois éprouvait un doute.

Ce petit incident, par exemple ! C’était peut-être une preuve d’intuition et de prévoyance ou bien un simple désir de fuir des compagnons de son âge plus exercés que lui aux jeux d’adresse, et de goûter une impression de sécurité auprès d’un père dont il se sentait apprécié. Ish espérait que les autres enfants ne devinaient pas son faible pour Joey. Un père n’a pas le droit d’avoir des préférences, mais cela était arrivé soudain sans le vouloir le jour de l’An. « Oh ! pensa-t-il, pourquoi me casser la tête là-dessus ! » Et il entassa des arguments comme s’il cherchait à convaincre Em.

« Le jour de la nouvelle année, j’ai eu brusquement la conviction que Joey était l’Élu. Maintenant, bien entendu, j’en suis sûr. Peut-être est-ce simplement une de ces illusions qu’un père se fait volontiers sur son dernier fils. Il se peut que plus tard je me chamaille avec lui comme avec Walt. Pourtant, j’espère ! Les autres n’ont jamais eu cette intelligence, cette vivacité d’esprit. Je ne sais pas. Je voudrais savoir. J’essaie. »

En allumant une autre cigarette, il fut brusquement pris de colère. Lui-même n’avait pas manifesté beaucoup de vivacité d’esprit. Il avait raté l’occasion. Depuis des années, il répétait : « Quelque chose va arriver ! » Ses compagnons souriaient de ce prophète de malheur dont les oracles ne se réalisaient pas. Et ce matin la catastrophe s’était produite ! Cela avait été un choc ! La consternation avait assombri les visages quand Ezra, George et lui avaient rapporté les nouvelles. C’était le moment des « Je vous l’avais bien dit ! » Il aurait dû insister. Il aurait dû peindre l’avenir sous les plus sombres couleurs. Peut-être serait-il arrivé à un résultat.

En réalité – et peut-être avait-il un peu paniqué sur le moment – tous s’étaient efforcés de traiter le malheur à la légère ; ils avaient cherché les expédients les plus faciles et atténué ce qui risquait d’être un désastre. Leur insouciance naturelle avait repris le dessus. Pour employer une métaphore bien de circonstance, les tracas glissaient sur eux comme l’eau sur les ailes d’un canard. Quatre ou cinq heures après, chacun était retourné à sa bonne petite vie tranquille.

En apparence tout au moins ! Sûrement la surprise et l’inquiétude demeuraient au fond des cœurs. Les uns étaient allés à la pêche, les autres à la chasse aux cailles. Déjà Ish avait entendu deux coups de carabine. Mais ils éprouvaient sans doute un malaise ou même un remords. Le soir ils rentreraient recrus de fatigue et le moment serait favorable. Ish les réunirait. Le fer ne serait plus chauffé à blanc, mais retrouverait peut-être un peu de chaleur.

Sans souci de logique, il écrasa sa seconde cigarette et s’abandonna au repos, libéré de tout souci et douillettement allongé dans le grand fauteuil.

« Comme je suis bien ! pensa-t-il. C’est…»


En ces jours ils auront les yeux fixés sur la mer, ils crieront soudain : « Un navire, un navire !… oui, sûrement un navire !… Ne voyez-vous pas le panache de fumée agité par le vent ?… Oui, il cingle vers notre port ! » Et ils se réjouissent et disent gaiement : « Pourquoi étions-nous découragés ?… La civilisation ne peut pas être détruite partout… Bien sûr, je l’avais toujours dit… En Australie ou en Afrique du Sud, dans un coin isolé, ou sur une île…» Mais il n’y a pas de navire, seulement un léger nuage à l’horizon.

Ou bien un dormeur s’éveille de la sieste, l’après-midi, et lève les yeux. « Pas d’erreur !… je savais bien que cela ne pouvait tarder !… c’est le moteur d’un avion… je ne peux pas me tromper. » Mais ce sont les sauterelles dans les buissons. Pas d’avion dans le ciel.

Ou bien l’un d’eux installe des piles dans un poste de radio portatif et les écouteurs aux oreilles tourne les boutons. « Oui, s’écrie-t-il. Taisez-vous donc, vous autres… Ça y est ! Juste au 920 !… quelqu’un parle, je l’ai entendu distinctement, on dirait de l’espagnol… Ah ! encore. Plus rien maintenant. » Mais aucune parole ne vibre sur les ondes, ce ne sont que des crépitements causés par un orage lointain.


« Oui, je suis très bien », pensait Ish allongé dans son grand fauteuil. Et soudain il sursaute ! Dans la rue deux détonations éclatent : ce ne peuvent être que les pétarades d’un puissant camion ! En un temps record il est sur le trottoir devant la maison et contemple le camion qui occupe le milieu de la rue. C’est un beau camion peint en rouge vif avec des fioritures bleues et, sur les côtés de la carrosserie, se détachent de grosses lettres blanches : « U.S. GOVT ». Un homme descend ; c’est le chauffeur et pourtant il porte – c’est la tenue qui convient à son rang – une jaquette et un chapeau haut de forme. Le nouveau venu ne dit rien. C’est le gouverneur de Californie ; Ish le sait. Et un inexprimable bonheur l’envahit. Cet homme représente la sécurité, l’autorité constituée, la force de la société ; il vient au secours de ces quelques malheureux entourés de ténèbres et Ish n’est plus un enfant faible et abandonné qui erre seul dans un monde hostile.

Hébété par l’excès de bonheur, il s’éveilla, les paumes moites, le cœur battant. Il se retrouvait dans le cadre familier ; son bonheur s’éteignit comme la flamme d’une bougie, remplacé par une tristesse infime.

Puis il se ressaisit et la désolation s’effaça à son tour. Ce bonheur si intense qu’il l’avait réveillé était né de la réalisation rêvée d’un désir. Que de fois au cours de ces vingt et un ans, à l’exception des deux premières années, ce rêve l’avait-il visité sous des formes diverses. La sensation d’isolement et de danger n’avait fait que croître avec le temps, plus vite que la naissance des enfants impuissante à l’effacer.

Oui, aujourd’hui le symbole était clair. Les circonstances changeaient, mais la signification du rêve était toujours évidente. Le plus souvent il prenait la forme du retour du gouvernement des États-Unis Ish s’en étonnait ; dans l’ancien temps, il n’avait jamais été un fervent patriote et ne s’attendrissait pas sur les bienfaits du nationalisme. Mais pour penser à l’air que l’on respire, il faut que l’asphyxie vous serre la gorge. Dans leur subconscient, conclut-il, les citoyens des États-Unis étaient fiers de l’immensité et de la stabilité de leur pays, bien plus qu’ils ne l’imaginaient.

Son esprit avait maintenant repris contact avec la réalité. Il se redressa dans son fauteuil. À la position du soleil, il jugea qu’il avait dormi une heure. De nouveau des coups de feu retentirent : « Les chasseurs de cailles. » Ish, avec un pâle sourire, fit le rapprochement avec les pétarades du camion. Eh bien, il allait battre le rassemblement pour la réunion qu’il avait prévue pour ce soir.

Toute la journée, on avait économisé l’eau, mais tous avaient bu à leur soif. Le soir, les adultes, y compris Robert et Richard âgés maintenant de seize ans, se rendirent à l’invitation d’Ish. Aucun d’eux ne paraissait très inquiet. Ce serait une bonne idée – telle était l’opinion générale – de creuser un puits à proximité des habitations plutôt que d’aller s’installer dans des maisons plus proches d’une source. Oui, et il faudrait prendre beaucoup plus de précautions d’hygiène et veiller à ce que les enfants s’y conforment.

L’assemblée n’avait pas de président. De temps en temps quelqu’un demandait l’avis d’Ish, par déférence pour sa supériorité intellectuelle ou tout simplement par politesse envers leur hôte. Aucune secrétaire ne prenait des notes. D’ailleurs aucune motion n’était présentée, ni aucun projet mis aux voix. La réunion était mondaine plutôt que parlementaire. Ish écoutait les propos échangés autour de lui.

« Quand on y pense… comment savoir si ce puits donnerait de l’eau ?

— Ce ne serait pas un puits s’il n’y avait pas d’eau.

— Eh bien, ce trou dans le sol, si vous préférez.

— Ça c’est vrai !

— Il vaudrait peut-être mieux… faire partir un tuyau d’une rivière ou d’une source et le raccorder à nos vieux tuyaux.

— Qu’en dites-vous, George ? Ça a l’air d’une idée épatante ?

— Oui, bien sûr… je suppose… Oui… je crois que je pourrais raccorder des tuyaux.

— L’embêtement, c’est que nous avons besoin d’eau tout de suite.

— Il faut construire un barrage – un barrage en terre suffirait – pour retenir les eaux de source.

— Pourriez-vous faire cela ?

— Oui… mais c’est du boulot ! »

La conversation se poursuivait à bâtons rompus et Ish ne pouvait se défendre d’un trouble croissant. Ce jour-là marquait un pas en arrière, irréversible peut-être. Brusquement il s’aperçut qu’il était debout et adressait un véritable discours aux dix personnes qui étaient devant lui.

« Cet accident ne devait pas arriver, déclara-t-il. Nous n’aurions pas dû nous laisser surprendre. Au cours des derniers six mois nous aurions dû nous rendre compte que l’eau baissait dans le réservoir, mais nous n’avons jamais pris la peine de regarder. Et nous voilà dans de beaux draps. Nous retournons en arrière et jamais peut-être nous ne reprendrons le dessus. Nous n’avons commis que trop d’erreurs. Il faut que les enfants apprennent à lire et à écrire. Jamais personne ne m’a accordé véritablement son appui. Il faut envoyer une expédition pour savoir ce qui se passe ailleurs. Ce n’est pas prudent d’ignorer ce qui se passe de l’autre côté de la montagne. Nous devrions avoir davantage d’animaux domestiques – des poules par exemple. Nous devrions produire ce que nous mangeons…»

Bien qu’il fût en plein essor oratoire, quelqu’un battit des mains, et il s’interrompit avec satisfaction devant ces applaudissements. Mais tous riaient jovialement et il comprit que ces acclamations étaient ironiques.

Au milieu du vacarme, un des garçons s’écria : « Cher vieux papa ! Le voilà qui recommence ! Et un autre renchérit : « George va parler du réfrigérateur ! » Ish rit avec les autres. Il n’était pas irrité cette fois, mais penaud de n’être qu’un rabâcheur et plus encore de n’avoir pas réussi à faire son devoir. Ezra prit la parole – bon vieil Ezra, toujours prêt à sortir quelqu’un de l’embarras.

« Oui, c’est le même discours, mais avec tout de même une idée nouvelle. Que diriez-vous d’envoyer une expédition ? »

À la grande surprise d’Ish, une vigoureuse discussion s’engagea. « Décidément, pensa-t-il, les réactions des êtres humains, surtout dans un groupe, sont imprévisibles. « L’idée de l’expédition avait jailli spontanément de son esprit, née des événements de la journée et des tristes résultats de la négligence générale. C’était, à ses yeux, la moins importante de ses suggestions, mais elle avait enflammé les imaginations.

Tous l’adoptèrent, et Ish se fit son avocat, heureux d’avoir trouvé un moyen pour secouer l’apathie générale.

Il se laissa gagner par l’enthousiasme. Son idée originale était simplement d’explorer le pays sur environ cent cinquante kilomètres à la ronde, mais les autres lui avaient prêté des projets plus grandioses et bientôt, l’imagination enflammée, il renchérit sur eux. Quelques minutes plus tard, tous parlaient de traverser le continent américain.

« Lewis et Clark à rebours », pensa Ish, mais il ne dit rien ; combien des personnes présentes connaissaient le nom de Lewis et de Clark ?

La conversation continuait avec animation.

« C’est trop loin pour faire la route à pied !

— Ou même avec des attelages à chien !

— Les chevaux seraient mieux si nous en avions.

— Il n’en manque sûrement pas dans la grande vallée.

— Il faudra le temps de les attraper et de les dresser. »

Soudain Ish se souvint de son rêve habituel, celui qui l’avait visité l’après-midi même. Savait-il après tout si le gouvernement des États-Unis avait cessé d’exister ? Ou s’il n’avait pas été reconstitué ? Réduit à sa plus simple expression, il était sans doute incapable de reprendre encore contact avec la côte ouest. Eh bien, ce seraient eux qui rétabliraient les relations.

Et chose étrange, tous étaient volontaires pour l’expédition. N’était-ce pas la meilleure preuve que les hommes naissent généralement, ceux du sexe masculin tout au moins, avec la bougeotte, toujours prêts à partir pour voir d’autres choses. Il fallait donc faire un choix. Ish fut éliminé et s’inclina de bonne grâce, à cause de l’infirmité qu’il devait aux griffes du puma. George était trop âgé, Ezra, en dépit de ses protestations, ne fut pas accepté, car il ne savait pas tirer un coup de fusil et ignorait comment vivre en dehors de la ville. Quant aux « garçons », tous, excepté eux-mêmes, déclarèrent que leurs femmes et leurs petits enfants avaient besoin d’eux. Enfin le choix tomba sur Robert et Richard, très jeunes encore, mais capables de se tirer d’affaire. Les mères, Em et Molly, restaient hésitantes, mais l’enthousiasme général l’emporta sur leurs objections. Robert et Richard étaient ravis.

Deux questions délicates restaient à résoudre : l’itinéraire et le moyen de transport. Depuis des années, personne ne se servait plus d’auto, et des voitures très belles autrefois stationnaient le long de l’avenue San Lupo, abandonnées et délabrées, servant de théâtre aux enfants. Rues et avenues, obstruées par des arbres déracinés et les débris des cheminées démolies par le tremblement de terre, étaient impraticables aux voitures et l’intérêt de parcourir la ville en voiture, si tant est que l’une d’elles fonctionnait encore, aurait été moindre que le travail nécessaire à conserver ces autos en bon état. D’ailleurs, les jeunes gens n’avaient pas connu le plaisir de conduire en de bonnes conditions et cela ne les intéressait pas. Et où aller, même avec une Rolls Royce ? Ils n’avaient pas d’amis à visiter dans les autres quartiers de la ville, pas de cinémas. Pour rapporter les boîtes de conserve et les bouteilles prises dans les épiceries, les équipages de chiens suffisaient et servaient aussi pour les parties de pêche sur les rivages du golfe.

Cependant les fondateurs de la Tribu se faisaient fort de réparer une auto capable d’effectuer un long trajet, même avec des pneus aplatis, si l’on se contentait d’une vitesse réduite, disons une quarantaine de kilomètres à l’heure – chiffre énorme en comparaison avec les attelages de chiens. En un mot, on pouvait atteindre facilement New York en un mois, tout au moins si les routes étaient praticables.

La seconde difficulté : l’itinéraire ! Ish se trouva soudain dans son élément et déballa ses connaissances géographiques. À l’est, la sierra Nevada serait complètement obstruée par les arbres déracinés et les éboulements ; les routes du nord ne vaudraient probablement pas mieux. Le sud offrait plus de chances avec ses plaines ouvertes, c’était la direction qu’avait choisie Ish pour se rendre à New York vingt-deux ans plus tôt. Les routes du désert n’auraient guère changé. Les ponts du Colorado étaient toujours là ou peut-être effondrés. On le saurait sur place.

Avec une émotion croissante, aidé par le souvenir des vieilles cartes routières, Ish traça l’itinéraire vers l’est. Après le Colorado, les montagnes n’offriraient pas trop de difficultés et de longtemps les voyageurs ne rencontreraient pas de grands fleuves ; pas avant le rio Grande à Albuquerque. Ensuite, les montagnes Sandia franchies, ils aborderaient les hauts plateaux et n’auraient que l’embarras du choix parmi de nombreux chemins. L’essence n’était pas une difficulté ; on en trouverait partout. Une fois dans les plaines, ils atteindraient le Missouri ou le Mississippi qu’ils traverseraient sans peine ; les grands ponts d’acier étaient encore solides, à en juger par celui de San Francisco.

« Quelle aventure ! s’écria-t-il. Je donnerais je ne sais quoi pour y participer ! Vous chercherez des survivants, non pas un ou deux, mais les communautés. Vous verrez comment les autres groupements ont résolu leurs difficultés et ont recommencé à vivre. »

Au-delà du Mississippi – il retournait à son itinéraire – c’était difficile à dire. C’était un pays de forêts et les routes seraient peut-être obstruées. À moins que les incendies n’aient fait place nette, surtout dans les anciennes prairies de Illinois. Une fois là, ils aviseraient. Ils n’avaient qu’à partir à la découverte.

Les bougies étaient consumées. La pendule marquait 10 heures, ce qui correspondait d’ailleurs plus ou moins à la vérité. De temps en temps Ish la réglait d’après l’ombre du soleil à midi et tous la consultaient pour mettre leurs montres à l’heure. C’était tard pour des gens qui, privés d’électricité, s’étaient accoutumés à se lever et à se coucher avec le jour.

Soudain tous furent debout pour prendre congé. Après leur départ, Ish et Em envoyèrent Robert se mettre au lit et remirent un peu d’ordre dans le salon. Ish ne put se défendre d’un peu de nostalgie. De si grandes transformations, et cependant les apparences restaient les mêmes. L’ancien temps ressuscitait ; le gamin envoyé dormir, cela aurait pu être lui et non Robert. Tant de fois, penché par-dessus la rampe – comme Robert sans doute – il avait regardé son père et sa mère vider les cendriers, tapoter les coussins, remettre tout en place, afin de ne pas être accueillis le lendemain matin par une pièce en désordre. C’était un agréable petit intermède familial qui terminait la soirée et détendait les nerfs après le bourdonnement des conversations.

Leur tâche achevée, ils s’assirent sur le divan pour fumer une dernière cigarette. Malgré tous les efforts d’Ish, son esprit retournait sans cesse aux événements de la soirée. Les conclusions adoptées n’étaient pas tout à fait conformes à ses projets, mais il se flattait d’avoir remporté une victoire.

« Les communications, dit-il. Les communications, c’est peut-être l’essentiel. L’histoire le prouve. Quand une nation ou une société est isolée, elle cesse de progresser et dégénère. Elle agit à la manière de George et de Maurine qui entassent toutes sortes d’objets du passé et ne vont pas plus loin. C’est arrivé à l’Égypte et à la Chine. Mais dès que le contact avec une autre civilisation est assuré, le mécanisme se débloque et se remet en marche. Il en sera de même pour nous. »

Em garda le silence et Ish savait qu’elle ne l’approuvait pas entièrement.

« Qu’y a-t-il, chérie ? demanda-t-il.

— Je pensais que les Indiens n’ont pas dû se féliciter d’entrer en contact avec les Blancs, ni mes ancêtres sur la côte africaine de faire la connaissance des négriers.

— C’est vrai, mais c’est une preuve de plus en faveur de l’expédition. Que dirions-nous si un beau matin des négriers nous venaient d’au-delà les collines sans que nous ayons soupçonné leur présence ? N’eût-il pas mieux valu que les Indiens envoient des éclaireurs en Europe pour se préparer à recevoir les hommes blancs qui arrivaient avec des chevaux et des fusils ? »

Il n’était pas peu fier de son adroite riposte. En fait la politique d’Em était celle de l’autruche. Cette philosophie ne peut mener bien loin.

« Oui, peut-être, peut-être, se borna-t-elle à répondre.

— Tu te rappelles ? reprit-il. Je le disais voici longtemps. Il faut créer et non vivre en pilleurs d’épaves. Oui, je le disais quand nous attendions notre premier bébé.

— Oui, je me rappelle. Tu l’as dit mille fois. Et pourtant c’est tellement plus facile d’ouvrir des boîtes de conserve.

— Un beau jour la réserve sera épuisée ; il ne faut pas que nous soyons pris de court, comme aujourd’hui où nous nous trouvons sans eau. »

CHAPITRE III

Quand il s’éveilla le lendemain matin, Em était déjà levée. Il resta immobile, reposé, calme et heureux. Puis, brusquement, son esprit reprit son activité et recommença à faire des plans et à réfléchir.

Au bout d’une minute, une légère irritation s’empara de lui. « Tu penses trop », se dit-il.

Pourquoi son esprit, comme celui des autres, ne lui permettait-il pas de se reposer et d’être heureux sans se tourmenter de l’avenir et imaginer ce qui se passerait dans vingt-quatre heures ou dans vingt-quatre ans ? Pourquoi ne pouvait-il goûter soixante secondes de tranquillité ? Non, il était emporté dans un éternel tourbillon ; même si son corps demeurait paisible, son esprit tournait et retournait comme un moteur au ralenti. Un moteur ? C’était justement le jour de penser aux moteurs.

Mais ce calme bonheur entre la veille et le sommeil s’était évanoui ; éteinte aussi cette impression de contentement. D’un geste irrité, il rejeta les couvertures.

La matinée était claire et ensoleillée. Malgré la fraîcheur de l’air, il sortit sur le petit balcon et y resta, les yeux vers l’ouest. Au cours de toutes ces années, partout les arbres avaient grandi, mais il apercevait encore le sommet de la montagne et une grande partie du golfe avec ses deux ponts.

Les ponts ! oui, les ponts ! Ils étaient à ses yeux la plus poignante relique du passé. Pour les enfants, les ponts n’avaient pas plus de prestige que les montagnes ou les arbres ; ils étaient là, c’était tout. Mais pour lui, Ish, les ponts étaient les témoins de la puissance et de la gloire de la civilisation morte. Ainsi, jadis, un barbare, Burgonde ou Saxon, contemplait un portail romain ou un arc de triomphe défiant le temps.

Non, l’analogie était inexacte. Le barbare avait ses traditions à lui et s’en contentait ; il était maître d’un empire qu’il avait créé. Ish ressemblait plutôt au dernier survivant du monde romain – sénateur ou philosophe – épargné par les glaives barbares, méditant sur les ruines d’une cité vide, anxieux et indécis, car il savait que jamais plus il ne retrouverait ses amis aux bains, ni ne verrait défiler dans les rues une des cohortes de Douze qui assuraient sa sécurité. Mais non, il ne ressemblait pas au Romain non plus.

« L’histoire se répète, pensa-t-il, mais toujours avec des variantes. »

Oui, il avait eu raison de faire des rapprochements avec le passé. Les répétitions n’étaient pas celles d’un enfant obtus qui récite d’un bout à l’autre sa table de multiplication. L’histoire, en artiste, garde l’idée, mais change les détails comme un compositeur qui varie le même thème, le murmure en mineur, le monte d’une octave, le fait gémir sur les violons, ou lui donne l’accent éclatant des trompettes.

Il était debout en pyjama sur le petit balcon et une brise fraîche caressait son front. Il l’aspira à pleins poumons et se rendit compte que l’odeur même de l’atmosphère avait changé. Dans l’ancien temps, sans qu’on y prit garde, l’odeur caractéristique de la ville était un mélange d’exhalaisons d’essence, de relents de cuisine, d’ordures, de sueur humaine. Maintenant l’air avait cette pureté qui était autrefois l’apanage des champs en pleine campagne et des prairies de montagne.

Mais les ponts ! Son regard revint vers eux comme vers une lumière dans les ténèbres. Depuis des années, il n’était pas retourné au Golden Gate. À pied ou même dans une carriole traînée par des chiens, le trajet était considérable ; il faudrait camper une nuit.

Mais l’aspect du pont de la Baie lui était familier et, de là où il était, il l’apercevait avec netteté.

Il se le représentait comme autrefois : six rangées d’autos y défilaient à la fois, les camions, les autobus, les trains roulaient à grand fracas sur le tablier inférieur. Maintenant une seule voiture occupait le pont – ce petit coupé vide arrêté près du trottoir du côté ouest. Le permis de conduire jauni était toujours fixé à la direction : John S. Robertson (John ou James, il ne se rappelait pas au juste), tel numéro de telle rue de la ville d’Oakland. Les pneus étaient à plat à présent et le vernis, autrefois d’un vert éclatant, terni par les pluies, avait pris sans doute le ton grisâtre de la mousse.


À l’œil nu, les changements sont apparents. Les pylônes, dont le faite disparaissait dans les nuages, les câbles longs de plusieurs kilomètres, les massives poutrelles d’acier, n’ont plus au soleil levant le reflet de l’argent. La rouille les a recouverts de son morne suaire brun. Mais le sommet des pylônes et les câbles, aux endroits accessibles pour se percher, sont tout blancs de fientes d’oiseaux.

Oui, depuis plus de vingt ans, les oiseaux de mer ont élu domicile là – mouettes, pélicans, cormorans. Et sur les jetées, les rats trottent, se battent, se reproduisent, nichent, se multiplient et, à marée basse, se nourrissent de moules et de crabes.

La large chaussée, où nul ne passe plus, est restée à peu près la même avec, çà et là, les aspérités et des fissures. Poussée par le vent, la poussière s’est amoncelée dans les trous et les coins, et des brins de mousse ont fait leur apparition, avec quelques mauvaises herbes particulièrement vivaces.

Dans les profondeurs de sa structure, le pont reste intact et toujours pareil. La rouille n’a entamé qu’une très petite partie du coefficient de sécurité. Du côté est, l’eau salée, pendant les tempêtes, éclabousse les piliers d’acier où la peinture s’est écaillée, et là, la corrosion est plus profonde. Un ingénieur, s’il y en avait encore, secouerait la tête et procéderait à des travaux avant de permettre la reprise de la circulation.

Mais c’est tout. Le pont est indestructible, et la civilisation, en l’édifiant, l’a mis à l’abri des attaques de tous les éléments.


Ish s’éveilla de sa rêverie et rentra pour se raser. Le contact net de l’acier était à la fois apaisant et réconfortant. Plein d’allant à présent, heureux à la perspective d’une action bien déterminée, il se surprit en train de faire des projets pour la journée. Il veillerait à la reprise du travail autour des lieux d’aisances et du puits. Il commençait les préparatifs de l’expédition à l’intérieur des terres, tel le président Jefferson donnant des instructions à Lewis et à Clark. Il prendrait des dispositions pour réparer une auto. Peut-être, pensa-t-il joyeusement, ce jour-là ils feraient le premier pas sur la route – au sens propre certes, mais aussi au sens figuré –, avec pour but la renaissance de la civilisation.

Il fut bientôt rasé, mais ce moment était trop beau. Aussi il se savonna de nouveau et recommença à promener la lame sur ses joues… Ces trente et quelques individus qui composaient la Tribu et portaient le germe de l’avenir, c’étaient de braves gens, sans génie bien entendu, mais sains de corps et d’esprit. Les plus âgés, en dépit de leurs imperfections, étaient meilleurs que ceux trouvés au hasard dans le grand réservoir d’hommes qui existait dans les États-Unis d’autrefois. Ish les passa rapidement en revue et termina par lui-même. Quelle figure faisait-il au milieu des autres ?

Oui, il s’en souvenait, bien des années auparavant, dans cette même maison, il s’était mis en devoir de dresser la liste de ses aptitudes pour la nouvelle vie. Il avait noté, entre autres choses, qu’il avait déjà subi l’opération de l’appendicite. C’était un avantage, encore que, en réalité, aucun de ses compagnons n’eût de problème avec cela.

D’autres caractéristiques avaient cessé d’être avantageuses. Par exemple, son goût pour la solitude. Ce n’était plus une vertu, peut-être même était-ce un vice. Mais il avait changé aussi au cours des années. La liste, s’il la refaisait, ne serait plus tout à fait la même. Il avait beaucoup lu et beaucoup appris. Chose plus importante encore, il avait vécu avec Em et il était devenu père de famille. Il avait vieilli et mûri. Par la volonté, il était supérieur à George ou à Ezra. En cas de difficulté, ils s’en rapporteraient à lui. Lui seul était capable de prévoir l’avenir.

Il démonta son rasoir et jeta la lame dans l’armoire à pharmacie qui en contenait déjà un grand nombre. Jamais il ne s’était servi deux fois de la même lame. Il en avait à sa disposition des milliers, et il n’y avait aucune raison d’économiser. Et cependant l’utilisation des vieilles lames était un problème qui restait d’actualité. Il se rappelait d’anciennes plaisanteries sur ce sujet. Quelle chose étrange qu’un petit détail insignifiant fût resté le même après de si profonds bouleversements !

Quand il eut déjeuné, Ish alla voir Ezra. Tous deux s’assirent sur les marches du perron. Bientôt d’autres arrivèrent et un petit groupe se rassembla comme cela se produisait toujours quand une conversation promettait d’être intéressante. Ce fut un feu roulant de reparties et de plaisanteries sans méchanceté qui, chez les jeunes, dégénéraient parfois en combat de boxe. D’un commun accord, tous décidèrent de se remettre au travail, mais nul n’était pressé de commencer. Ces sursis irritaient Ish, et son exaspération fut à son comble quand George, la parole embarrassée, remit sur le tapis la vieille question du réfrigérateur à gaz.

Enfin, Ezra et les trois jeunes gens, escortés d’une troupe de petits garçons et de petites filles, se dirigèrent vers le chantier. Aussitôt un enthousiasme réel s’empara d’eux. Tous, y compris Ezra, prirent le pas de course et ce fut à qui arriverait le premier pour se mettre à piocher. Ish constata qu’Evie courait avec les autres, sans savoir pourquoi, ses cheveux blonds flottant derrière elle. Quel fut le vainqueur de la course, il l’ignora, mais bientôt la terre vola de tous les côtés. Il était partagé entre l’amusement et l’inquiétude. Les membres de la Tribu transformaient le travail sérieux en une sorte de jeu, comme s’ils étaient incapables de faire la différence entre les deux. Cela pouvait être bien mais on n’arrive pas à un résultat, pensa-t-il, sans persévérance. Dans une demi-heure l’ardeur se refroidirait, les coups de pioche deviendraient plus lents ; puis les enfants d’abord, les parents ensuite, tous chercheraient une autre occupation.


Poursuivre le cerf, attendre à l’affût dans la boue le passage d’un vol de canards, risquer sa vie dans les rochers à pic où gîtent les bouquetins, ou, avec force clameurs, rabattre un sanglier aux abois –, ce n’était pas un travail, malgré l’essoufflement et les membres lourds. Pas plus que, pour les femmes, mettre au monde des enfants et les allaiter, errer dans les bois à la recherche de mûres et de champignons, entretenir le feu à l’entrée de la caverne.

Mais le chant, la danse, l’amour n’étaient pas des jeux. Grâce aux chants et aux danses, les esprits des forêts et des eaux étaient apaisés, et c’était une chose sérieuse où ils trouvaient aussi leur joie. Quant à l’amour – avec la protection des dieux – il assurait l’avenir de la tribu.

Ainsi aux premiers jours, travail et jeu se confondaient et le même mot les désignait tous deux.

Mais les siècles ont succédé aux siècles et apporté maints changements. L’homme a créé la civilisation et en a conçu un orgueil démesuré. Et un des premiers soins de la civilisation a été de creuser un fossé entre le travail et le jeu. Ce fossé est devenu bientôt plus profond que celui qui séparait la veille et le sommeil. Désormais le sommeil a été synonyme de « repos » et « dormir sur son travail » un crime abominable. Plus que le geste pour éteindre la lumière et arrêter la sonnerie du réveil, le claquement de l’horloge pointeuse et le coup de sifflet ont marqué les deux parties de la vie humaine. Des hommes se sont mis en grève, se sont battus à coups de briques, ont eu recours à la dynamite pour déplacer une heure et la faire passer d’une catégorie à l’autre, et d’autres hommes les ont combattus avec acharnement. Et le travail est devenu de plus en plus pénible et détesté, et le jeu de plus en plus artificiel et fébrile.


Ish et George étaient restés seuls sur le perron d’Ezra. Ish devinait que George se préparait à parler. C’est drôle, pensa-t-il, en général les gens s’arrêtent lorsqu’ils ont parlé ; George, lui, s’arrête avant.

« Eh bien », dit George, et il fit une nouvelle pause, « eh bien, je vais chercher des planches… je pourrai faire les parois du puits quand il sera plus profond.

— Parfait ! » approuva Ish. George exécuterait sa tâche jusqu’au bout. De l’ancien temps, il avait gardé l’habitude du travail, et peut-être ne savait-il pas jouer.

George s’en alla quérir ses planches, et Ish rejoignit Dick et Bob qui attelaient les chiens.

Les deux jeunes garçons l’attendaient devant sa porte avec trois charrettes prêtes à partir. Dans l’une d’elles, il aperçut le canon d’un fusil.

Ish réfléchit un moment. N’oubliait-il rien ? Quelque chose lui manquait.

« Dis, Bob, s’écria-t-il, va me chercher mon marteau, veux-tu ?

— Pour quoi faire ?

— Je ne sais pas. Il peut être utile pour briser une serrure.

— Une brique ferait aussi bien l’affaire », objecta Bob, mais il obéit.

Ish en profita pour examiner le fusil et vérifia que le magasin était rempli. C’était simple routine mais Ish l’exigeait. On courait peu de risques de se trouver nez à nez avec un taureau furieux ou une ourse accompagnée de ses petits, mais mieux valait être prêt à toute éventualité. Quelquefois Ish, réveillé en sursaut la nuit, revivait le tragique épisode de la poursuite des chiens.

Bob rapporta le marteau à son père. Ish empoigna le manche et éprouva une étrange sensation de sécurité. Le poids de l’instrument était réconfortant. C’était ce vieux marteau qu’il avait découvert peu de temps avant d’être mordu par un serpent à sonnette. La manche était toujours abîmé et fendillé. Souvent il avait eu envie d’adapter un manche neuf pris dans une quincaillerie. Il aurait pu tout aussi bien choisir un marteau neuf. En réalité l’outil lui servait très peu. Par tradition, il le prenait le jour de la nouvelle année quand il gravait les chiffres sur le rocher, mais c’était son seul usage et un marteau plus léger eût mieux convenu.

Il le jeta à ses pieds dans la charrette et se sentit paré.

« On y va ? » cria-t-il à Dick et à Bob et, au même moment, quelque chose frappa son regard.

Un petit garçon, à demi caché dans les buissons, observait les préparatifs de départ. Ish reconnut la mince silhouette.

« Joey, appela-t-il, sans prendre le temps de la réflexion. Tu veux venir ? »

Joey sortit des buissons, mais n’osa avancer.

« Il faut que j’aide à creuser le puits, dit-il.

— Tant pis, ils creuseront bien le puits sans toi – ou plutôt, ajouta mentalement Ish, ils ne le creuseront pas avec ou sans toi. »

Joey ne se le fit pas dire deux fois. C’était évidemment ce qu’il espérait. Il courut à la carriole d’Ish, se blottit aux pieds de son père et prit le marteau sur ses genoux.

Les chiens partirent à toute vitesse dans le concert de jappements qui convenait aux circonstances. Les deux autres charrettes s’ébranlèrent à leur tour ; les garçons joyeux criaient et leurs attelages aboyaient. Les chiens préposés à la garde des maisons leur répondirent. On eût pu croire à une émeute. Comme toujours, accroupi dans le petit véhicule derrière ses six chiens, Ish se sentit ridicule comme dans un char de carnaval.

Une fois lancés, les chiens n’eurent plus de souffle à perdre en aboiements et adoptèrent une allure plus lente. Ish rassembla ses idées et passa en revue ses plans.

La première halte fut pour un ancien poste d’essence. La porte était ouverte. À l’intérieur du petit bureau vitré, la lumière du soleil ne passait qu’à moitié. Après vingt et un ans de chiures de mouches et de poussière, les vitres avaient perdu leur transparence.

Un vieil annuaire pendait à un clou près du téléphone muet. Ish ouvrit le livre et des fragments de papier jauni s’envolèrent des pages et s’éparpillèrent sur le parquet. Il trouva l’adresse de l’agence locale de jeeps. Oui, vu le mauvais état des routes, une jeep était tout indiquée.

Une demi-heure plus tard, parvenu devant le magasin, Ish regardait à travers la vitre sale, et une joie enfantine faisait battre son cœur : une jeep les attendait.

Les garçons attachèrent les charrettes et les chiens, bien dressés, se couchèrent en bon ordre sans regimber contre les traits.

Dick essaya d’ouvrir ; la porte était fermée à clé.

« Tiens, dit Ish, prends le marteau et enfonce la serrure.

— Oh ! j’aime autant une brique », déclara Dick. Il courut vers les débris d’une cheminée abattue par le tremblement de terre. Bob le suivit.

Ish ne put réprimer son irritation. Quelle mouche les piquait ? Une brique ne valait pas le marteau pour enfoncer une porte. L’expérience le lui avait appris ; il en avait déjà brisé plus d’une.

En trois enjambées, il traversa le trottoir et, brandissant le marteau au rythme de sa marche, il abattit la porte. Cela leur apprendrait ! Après tout, il n’avait pas apporté le marteau pour rien !

La jeep qui occupait la salle d’exposition avait ses quatre pneus dégonflés. Sous l’épaisse couche de poussière qui la recouvrait, le vernis rouge brillait encore. Le compteur totalisait quinze kilomètres. Ish secoua la tête.

« Non, dit-il, elle est trop neuve, je veux dire qu’elle était trop neuve. Une voiture rodée fera mieux notre affaire. »

Le garage abritait plusieurs voitures. Tous les pneus étaient complètement à plat. L’une d’elles avait le capot en l’air et des pièces diverses répandues sur le sol pour une réparation qui ne serait jamais achevée. Les autres offraient peu de différences. Un compteur marquait neuf mille kilomètres et ce fut cette voiture que choisit Ish.

Les garçons suivaient tous ses gestes et Ish sentit que son prestige était en jeu.

« Écoutez-moi bien, dit-il d’un ton agressif. Je ne sais pas si je pourrai remettre en marche cette bagnole. Je doute qu’un autre soit capable de mieux réussir au bout de plus de vingt ans. Je ne suis pas même mécanicien. Comme la plupart de mes contemporains, je passais beaucoup de temps en auto et je savais changer un pneu ou une courroie de ventilateur. Ne vous attendez pas à des miracles. Voyons d’abord si nous pouvons la bouger. »

Il s’assura que le frein n’était pas serré et que le levier était au point mort.

« Bon, dit-il. Les pneus sont dégonflés et la graisse est figée sur les essieux ; les essieux eux-mêmes sont peut-être aplatis après plus de vingt ans d’immobilité. Nous allons la pousser par-derrière. Ce ne sera pas très dur… Allons-y ! Tous ensemble… En avant ! »

L’auto fit une embardée de quelques centimètres en avant. Les garçons hurlèrent de joie et d’excitation et les chiens leur firent écho en aboyant. Pourtant la partie n’était pas encore gagnée ; on savait seulement que les roues tournaient toujours.

Puis Ish mit en prise, et ils poussèrent de nouveau. Cette fois l’auto ne bougea pas.

Restait à savoir si le moteur et les engrenages recommenceraient à fonctionner ou si la rouille les avait mis hors d’usage. Ish souleva le capot et constata que le moteur était enduit de graisse. L’extérieur avaient des pointes de rouille, mais les organes intérieurs gardaient leur secret.

Les garçons ne le quittaient pas des yeux et Ish chercha une solution. Il pouvait essayer l’autre voiture. Il pouvait faire atteler les chiens à l’auto. Puis il eut une autre idée.

La jeep en cours de réparation était à environ trois mètres derrière celle-ci. Si on la poussait en débrayage contre l’arrière de l’auto choisie, celle-ci se mettrait peut-être en mouvement. Le choc risquait aussi de démolir quelque chose. Mais il n’y avait pas de raison !

Ils poussèrent la jeep à soixante centimètres de la voiture et reprirent haleine. Puis ils firent un nouvel effort.

La collision se produisit dans un grand fracas de métal. Vérification faite, la voiture s’était déplacée d’environ six centimètres. Et en unissant leurs forces, ils parvinrent à la rouler un peu plus loin, même en prise. Ish triomphait. « Vous voyez, dit-il, le plus dur est de démarrer ; le reste n’est rien. »

Et il se demanda si ce principe s’appliquait aux hommes aussi bien qu’aux moteurs.

La batterie, bien entendu, était à plat, mais ce n’était plus une difficulté pour Ish. Il commença par ordonner aux garçons de vider toute l’huile et de la remplacer par l’huile contenue dans les bidons scellés en choisissant la plus légère.

Quant à lui, il monta dans une charrette et s’éloigna. Une demi-heure plus tard, il rapportait une batterie. Il la mit en place et tourna la clé de contact, les yeux fixés sur l’aiguille de l’ampèremètre. Elle ne bougea pas. Les fils étaient peut-être coupés.

Il tapota l’ampèremètre et l’aiguille, si longtemps immobilisée, brusquement s’ébranla et oscilla au-dessus de « Décharge ». L’auto ressuscitait.

Il chercha le bouton du démarreur.

« Eh bien, les garçons, dit-il, l’épreuve est concluante… oui, nous savons maintenant ce que cette auto a dans le ventre ! » Mais les garçons se contentèrent de rire bêtement, ignorant l’expression, et Ish en fut pour ses frais de plaisanterie.

Il appuya sur le démarreur. Un grincement lui répondit. Puis le moteur ronfla.

Après quelques tours, sa vitesse augmenta. Parfait !

Le réservoir d’essence était vide, comme d’ailleurs dans toutes les autres voitures. Le bouchon n’était pas étanche ou bien l’essence fuyait par le carburateur ; Ish n’eût pu le dire.

Ils trouvèrent de l’essence dans un bidon et en versèrent vingt litres dans le réservoir. Ish remplaça les bougies. Il amorça le carburateur, non sans fierté de son habileté. Ceci fait, il s’installa devant le volant, mit le contact et appuya sur le démarreur.

Le moteur ronfla, tourna lentement, puis plus vite et, en ronflant, revint à la vie.

Les garçons criaient. Ish, triomphant, appuyait sur la pédale. Il s’enorgueillissait de cette victoire de la civilisation, due au travail consciencieux des ingénieurs et des mécaniciens, créateurs de ce moteur, encore capable de fonctionner après plus de vingt ans d’inaction.

Le moteur cependant s’arrêta net quand il n’y eut plus de gaz d’échappement. Ils l’amorcèrent et le remirent en marche à plusieurs reprises, enfin la vieille pompe amena l’essence du réservoir et le moteur fonctionna sans arrêt. Les pneus représentaient maintenant la plus grande difficulté.

La salle de vente comportait un ensemble de pneus accrochés au mur. Mais les pneus, pendant depuis si longtemps, s’étaient affaissés sous leur propre poids et le caoutchouc gardait l’empreinte de leur support. Ils seraient utilisables pour quelques kilomètres, mais non pour un long trajet. Après un examen attentif, Ish en mit de côté quelques uns qui paraissaient en meilleur état, mais le caoutchouc était dur, fendillé, et donnait l’impression d’être hors service.

À l’aide d’un cric, ils soulevèrent la première roue. Enlever celle-ci ne fut pas une besogne facile, car les écrous étaient déjà rouillés.

Bob et Dick n’étaient pas habitués au maniement des outils et le petit Joey, dans son zèle intempestif, était plutôt une gêne qu’un secours. Même dans l’ancien temps, Ish n’avait jamais démonté un pneu si ce n’est une ou deux fois dans un cas urgent, et il avait perdu le coup de main, en admettant même qu’il l’eût jamais eu. Ils passèrent un temps infini à détacher le premier pneu de la jante. Bob s’écorcha un doigt et Dick s’arracha la moitié d’un ongle. Adapter le pneu « neuf » fut encore plus pénible, tant à cause de leur maladresse que de la raideur du caoutchouc. Enfin, recrus de fatigue et exaspérés, ils en vinrent à bout.

Tandis qu’ils se reposaient, victorieux mais épuisés, Ish entendit Joey qui l’appelait dans le garage.

« Que veux-tu, Joey ? répondit-il non sans impatience.

— Viens voir, papa.

— Oh ! Joey, je suis fatigué », protesta-t-il. Pourtant il se leva et les deux garçons le suivirent d’un pas traînant.

Joey montrait du doigt la roue de secours d’une jeep.

« Regarde, papa, dit-il, pourquoi ne te servirais-tu pas de cette roue ? »

Ish éclata de rire.

« Eh bien, les garçons, dit-il à Dick et à Bob, il faut avouer que nous sommes bien bêtes ! »

Les pneus des roues de secours suspendues depuis des années étaient intacts. Il n’était pas nécessaire de les changer. Il leur suffisait de prendre quatre roues de secours, de les regonfler et de les adapter à leur jeep. Ils s’étaient donné beaucoup de mal pour rien, faute de réflexion.

Et Ish, honteux de sa stupidité, éprouva une étrange joie. La découverte était due à Joey.

L’heure du déjeuner approchait.

Ils s’étaient munis de leurs cuillères et des indispensables ouvre-boîtes. Ils n’avaient plus qu’à entrer dans la première épicerie venue.

Ce magasin, comme les autres, présentait l’image du désordre, de la dévastation et de la ruine. Quel gâchis ! Ce spectacle déprima Ish bien qu’il l’eût déjà contemplé maintes fois. Les garçons, au contraire, y faisaient à peine attention, car ils n’avaient jamais vu une épicerie dans un autre état. Les rats et les souris avaient rongé tous les cartons et le sol était jonché de crottes et de débris. Le papier hygiénique lui-même était en lambeaux, probablement pour leurs nids.

Mais les rongeurs ne pouvaient rien sur le verre et le fer-blanc ; bouteilles et boîtes restaient intactes, et leur propreté surprenait au premier regard par contraste avec la saleté générale. De plus près, on s’apercevait que ce ne l’était pas vraiment. Des excréments couvraient les étagères ; les étiquettes avaient été rongées, la colle ayant sans doute une saveur agréable ; elles avaient perdu leurs couleurs : les tomates, autrefois d’un rouge vif, étaient maintenant d’un jaune terreux et les pêches aux joues roses avaient presque disparu.

Les inscriptions pourtant étaient encore lisibles. Du moins, Ish et Joey en étaient capables ; les autres, bien qu’ils fussent embarrassés par les mots difficiles comme « abricots » et « asperges », devinaient le contenu à l’image et chacun choisissait selon son goût.

Les garçons n’auraient vu aucun inconvénient à prendre leur repas au milieu des détritus. Ish, écœuré, les entraîna au-dehors et ils s’assirent sur le trottoir, au soleil.

Ils ne se donnèrent pas la peine d’allumer un feu et firent un déjeuner froid composé de conserves diverses : haricots, sardines, saumon, pâté de foie, bœuf salé, olives, cacahuètes, asperges. C’était une nourriture riche en protéines et en graisses, pensa Ish, et pauvre en hydrates de carbone, mais les aliments en conserve où figuraient les hydrates de carbone étaient rares et demandaient une préparation, comme la semoule de maïs ou le macaroni. Ils avaient du jus de tomate comme boisson. Des prunes et des ananas au sirop composèrent le dessert.

Le repas fini, ils essuyèrent cuillères et ouvre-boîtes et les remirent dans leurs poches. Quant aux boîtes à demi vides, ils les laissèrent tout simplement sur place. La rue était déjà si encombrée d’immondices qu’un peu plus ou un peu moins avait peu d’importance.

Les garçons, Ish le remarqua avec plaisir, étaient pressés de se remettre au travail. Ils étaient enivrés par cette victoire sur la matière. Ish se sentait fatigué et une nouvelle idée s’ébauchait dans son esprit.

« Dites donc, garçons, Bob et Dick surtout, croyez-vous que vous seriez capables de changer des roues vous-mêmes ?

— Bien sûr, répondit Dick, un peu perplexe.

— Eh bien, Joey est trop petit pour vous aider et moi je suis fatigué. Nous sommes tout près de la bibliothèque municipale. Joey pourrait m’accompagner. Tu veux venir, Joey ? »

Joey, enchanté par cette idée, était déjà debout. Les autres ne demandaient qu’à retourner à leurs pneus.

Ish se dirigea vers la bibliothèque ; Joey, impatient, courait devant. Que c’était bête de ne jamais avoir conduit Joey là-bas, songea le père. Mais il n’avait pas prévu que le développement intellectuel de l’enfant serait aussi rapide.

Désireux de faire une réserve de la grande bibliothèque universitaire pour plus tard, Ish s’approvisionnait en livres à la bibliothèque municipale et depuis des années il avait fait sauter les serrures de l’entrée principale. Il poussa la lourde porte et entra fièrement, avec son cadet.

Ils pénétrèrent dans la grande salle de lecture et parcoururent les rayons au hasard. Joey ne disait rien, mais ses yeux, avidement, au passage dévoraient les titres. Ils s’éloignèrent des rayons de livres et restèrent à l’entrée du hall principal. Ish rompit le silence.

« Qu’en penses-tu ?

— Ce sont tous les livres du monde ?

— Oh ! non, quelques-uns à peine.

— Je peux les lire ?

— Oui, tu peux lire tous ceux que tu voudras. Rapporte-les toujours et remets-les en place afin qu’ils ne soient pas perdus et éparpillés.

— Qu’y a-t-il dans les livres ?

— Oh ! un peu de tout. Si tu les lisais tous, tu saurais beaucoup de choses.

— Je les lirai tous. »

Une ombre ternit brusquement le bonheur d’Ish.

« Oh ! non, Joey, ce serait impossible. Il y a des livres ennuyeux, stupides, même mauvais. Mais je t’aiderai à choisir les bons. Maintenant il faut partir. »

Il était pressé d’entraîner Joey au-dehors. La vue de tant de volumes était une émotion trop forte pour le fragile petit garçon. Ish se félicitait de ne l’avoir pas conduit à la bibliothèque universitaire. Ce serait pour plus tard.

Ils reprirent la direction du garage ; cette fois Joey ne courait pas en avant, il marchait près de son père et réfléchissait. Enfin il se décida à parler :

« Papa, comment s’appellent ces choses qui sont fixées au plafond de toutes nos pièces – ces boules blanches et brillantes ? Tu as dit un jour qu’elles donnaient de la lumière.

— Ce sont des ampoules électriques.

— Si je lisais les livres, je pourrais de nouveau leur faire donner de la lumière ? »

Enivré de joie, Ish eut un frisson de crainte. N’était-ce pas aller trop vite ?

« Je ne sais pas, Joey, dit-il d’un ton qu’il s’efforçait de rendre indifférent. Peut-être réussirais-tu, ce n’est pas sûr. Les choses de ce genre demandent du temps et le travail de plusieurs personnes. Il ne faut pas se presser. »

Ils continuèrent leur route en silence. Fier et heureux de ce fils qui éprouvait ses propres désirs, Ish s’effrayait pourtant. Joey allait trop vite. L’intelligence ne doit pas devancer les ans. Joey avait besoin de force physique et d’équilibre moral. Il irait loin !

Un hoquet le tira de sa rêverie ; le petit garçon vomissait sur un tas de détritus.

« Ce déjeuner ! pensa Ish avec remords. Je l’ai laissé manger trop de ces mixtures. Il a l’estomac délicat. » Puis il comprit que l’émotion plus encore que le déjeuner était la cause de cette indigestion.

Bientôt Joey se sentit mieux et, de retour au garage, tous deux constatèrent que les garçons avaient changé les roues et regonflé les pneus. Ish éprouva un regain d’intérêt pour l’auto et l’expédition projetée.

Il s’assit dans la voiture et mit à nouveau le moteur en marche ; il le fit tourner amoureusement et l’emballa à vide pour qu’il chauffe. Tout allait bien ; les pneus tenaient, tout au moins, pour le moment. Restaient l’embrayage, la transmission, la boîte de direction, les freins et tous ces organes mystérieux et essentiels, cachés sous le capot d’une automobile et dont il ne connaissait même pas le nom. Bob et Dick avaient rempli le radiateur, mais la circulation d’eau pouvait être obstruée et cela suffirait à immobiliser la voiture. Ah ! voilà qu’il recommençait à se tracasser…

« Ça va, dit-il. Allons-y. »

Le moteur ronronnait consciencieusement. Il débraya et mit en première. Puis il pressa sur le démarreur et l’auto fit une embardée comme si sa longue inaction l’avait ankylosée. Comme si les petites billes de roulement en acier ou les pneus s’étaient figés à force de rester sur place. Cependant la voiture avançait et obéissait à Ish. Il freina et elle s’arrêta ; elle s’était déplacée de deux mètres à peine. Mais elle avait roulé et, chose aussi importante, elle s’était arrêtée.

La joie d’Ish se transforma en exaltation. Ce n’était pas un rêve ! Si en un seul jour un homme et trois jeunes garçons avaient redonné la vie à une jeep, que ne pourrait accomplir la Tribu entière en quelques années ?

Les garçons rendirent la liberté à un attelage de chiens. Ils accrochèrent la charrette à une autre. Puis Dick prit la tête d’un équipage et Bob celle du second. Ish, Joey à ses côtés, démarra fièrement.

Les rues étaient jonchées des plâtras des maisons qui s’écroulaient et que le vent avait recouverts de feuilles et de poussière ; après les pluies hivernales, verdis par une herbe drue, les décombres avaient pris l’aspect de talus et de monticules, parfois même surmontés de buissons touffus. Ish faisait des détours pour trouver un passage dans les rues obstruées. Il atteignait la maison quand il heurta une brique et un éclatement lui apprit que le pneu arrière gauche se dégonflait. Il termina le trajet tant bien que mal avec un pneu à plat, conduisant lentement, mais il arriva un peu avant les deux charrettes. En dépit de sa mésaventure, c’était un succès.

Il arrêta la jeep devant sa demeure et se rejeta en arrière, triomphant. Il avait atteint son but ! Puis il appuya sur le klaxon et, après tant d’années de silence, un retentissant "Tut tut tut" lui répondit.

Il s’attendait à voir petits et grands accourir de tous côtés, au bruit non familier, mais personne ne parut. Seul un concert d’aboiements salua son arrivée. Les chiens des attelages qui atteignaient le sommet de la colline se joignirent au chœur.

Ish sentit le cœur lui manquer. Une fois, bien des années auparavant, il était arrivé dans une ville étrangement vide et ses appels étaient restés sans réponse. Il imagina que quelque chose était arrivé dans ce fragile univers composé d’une trentaine d’êtres sans défense. Mais son affolement ne dura que quelques instants.

Mary, son bébé dans les bras, sortait sans hâte de sa maison au bas de la rue et agitait la main. « Ils sont tous allés à la course de taureaux », cria-t-elle.

Les garçons aussitôt ne pensèrent plus qu’au jeu. Ils détachèrent les chiens et s’en allèrent sans même demander la permission à Ish. Joey, remis de son indigestion, les suivit en courant. Ish se sentit brusquement seul et abandonné ; sa victoire lui laissait un goût amer dans la bouche. Seule Mary vint admirer l’auto. Elle la contempla, muette, les yeux écarquillés, aussi ébahie que son bébé.

Ish descendit de voiture et s’étira. Il avait besoin de dérouiller ses longues jambes, et son rein malade était endolori par les cahots.

« Eh bien, dit-il avec quelque fierté dans la voix, qu’en penses-tu, Mary ? » Mary était sa fille, mais elle ne ressemblait pas à ses parents et il déplorait sa stupidité.

« C’est bien », répondit-elle sans enthousiasme.

Ish sentit qu’il valait mieux ne pas poursuivre le sujet.

« Où est la corrida ? demanda-t-il.

— Près du grand chêne. »

Des clameurs lointaines s’élevaient. Quelqu’un, sans doute, avait esquivé une attaque du taureau.

« Eh bien, je m’en vais admirer le sport national », déclara-t-il, sûr que son ironie était en pure perte.

« Oui », dit Mary et, chargée de son bébé, elle retourna dans sa maison.

Ish descendit la colline et traversa un terrain vague qui autrefois avait été la cour d’une maison. « Le sport national ! » Son arrivée triomphale avait été un fiasco et il en gardait quelque amertume. Un autre cri lui apprit qu’un des toreros improvisés avait échappé de justesse aux cornes du taureau.

Le jeu était dangereux, mais personne n’avait jamais été tué ou même gravement blessé. Ish le désapprouvait, mais il ne se croyait pas le droit de l’interdire. Les garçons avaient de l’énergie à dépenser et peut-être éprouvaient-ils le besoin du danger. Leur existence était peut-être trop calme et trop monotone. Comment – l’image de Mary se présenta de nouveau à son esprit – ne pas devenir passif et obtus dans ces conditions ? Les enfants traversaient les rues sans crainte des automobiles, une douzaine d’autres périls de la vie quotidienne, autrefois, par exemple le rhume de cerveau, sans parler des bombes atomiques, avaient disparu. Bien entendu, ces gens qui vivaient en plein air et maniaient haches et couteaux connaissaient les entorses, les coupures et les meurtrissures. Une fois aussi Molly s’était brûlé les mains et un bébé de trois ans était tombé à l’eau et avait bien failli se noyer.

Il atteignit le rebord d’un petit plateau à flanc de colline, bien nivelé près du rocher qui servait de calendrier. C’était autrefois un parc. Le taureau était au centre d’une pelouse à peine digne de ce nom. L’herbe, haute de trente centimètres, n’avait pour jardiniers que les vaches et les élans qui la broutaient.

Harry, le fils de Molly, qui avait quinze ans, excitait le taureau et Walt jouait le rôle de demi-arrière, terme sportif qui avait survécu à l’ancien temps. Ish n’était pas très expert, mais, au premier regard, il reconnut que le taureau n’était pas dangereux. C’était un hereford de race presque pure, roux, avec des taches blanches sur le front. Mais il témoignait des effets cumulatifs de ses ancêtres qui, depuis vingt ans et plus, vivaient en liberté, sans étable ni fourrage, survivant comme ils pouvaient. Ils étaient maintenant plus hauts sur pattes, plus minces ; leurs cornes s’étaient allongées. À ce moment, le jeu languissait un peu, le taureau fatigué restait indécis, et Harry le provoquait sans succès.

Au bord de la clairière, sous les arbres, les spectateurs étaient assis – la Tribu presque au complet, y compris Jeanie et son bébé. Les arbres les protégeaient du taureau s’il décidait de quitter la pelouse. En cas de besoin, les chiens seraient lâchés, et Jack tenait un fusil sur ses genoux.

Brusquement le taureau revint à la vie et, lourdement, fonça avec assez de force pour renverser vingt garçons. Mais Harry fit un bond de côté et l’animal s’arrêta, déconcerté.

Une fillette – la Betty de Jean – quitta brusquement le groupe et cria que c’était son tour. Elle ressemblait à une petite sauvage avec son beau petit visage, les jupes relevées très haut sur les cuisses, ses longues jambes hâlées brillant au soleil. Harry céda sa place à sa demi-sœur. Le taureau était fatigué et sans danger pour une fille. Betty, aidée par Walt, provoqua quelques charges qu’elle n’eut pas de peine à esquiver. Et soudain un petit garçon cria de toutes ses forces : « C’est à moi maintenant ! »

C’était Joey. Ish fronça les sourcils, mais il savait qu’il n’aurait pas à exercer son autorité. Joey n’avait que neuf ans et son âge, selon les règles du jeu, l’écartait de la corrida même comme demi-arrière. Ses aînés intervinrent sans brusquerie, mais avec fermeté.

« Joey, déclara Bob avec toute l’autorité de ses seize ans, tu n’es pas assez grand. Attends encore deux ans.

— Je suis aussi habile que Walt », protesta Joey.

À ces paroles, Ish devina que l’enfant s’exerçait en secret, cherchait un taureau de mine assez débonnaire, peut-être avec l’aide de Josey, sa sœur jumelle, qui était son esclave dévouée. Ish eut un frisson à l’idée qu’un accident pourrait arriver à Joey – à Joey surtout. Après quelques récriminations, Joey céda.

Le taureau, gras et poussif, en avait assez du combat. Il se contentait de gratter la terre, tandis que Betty faisait de grandes cabrioles autour de lui, allant jusqu’à le frôler. Mais la corrida était terminée et les spectateurs commencèrent à se disperser. Les garçons rappelèrent Betty et Walt. Le taureau, à son grand soulagement sans doute, resta seul au centre de la pelouse.

Au retour, Ish s’en alla inspecter le travail de la journée. À peine le puits était-il plus profond d’une dizaine de centimètres. Les pelles et les pioches gisaient autour. L’indolence de la communauté et l’attraction de la corrida avaient eu raison des bonnes intentions. Ish contempla le trou avec mécontentement.

Cependant une quantité suffisante d’eau de source avait été apportée pour parer aux besoins immédiats. Au dîner, le rôti de veau était tendre à souhait ; ce qui manquait pour que ce fût un excellent repas était que le Napa Gamay, vieux d’un quart de siècle à en croire l’étiquette, avait tourné au vinaigre dans sa bouteille.

CHAPITRE IV

Ish décréta que les garçons partiraient quatre jours plus tard. C’était une autre différence avec l’ancien temps. Jadis tout était si compliqué qu’un grand voyage devait être préparé longtemps à l’avance ; maintenant l’acte suivait la décision. D’ailleurs la saison était favorable et les délais risqueraient de refroidir l’enthousiasme pour cette expédition.

En attendant le départ, il tint les garçons au travail. Il leur apprit à conduire. Il retourna avec eux au garage et prit quelques pièces détachées, telles qu’une pompe et des bobines, et selon ce qu’il savait lui-même il les exerça à exécuter quelques réparations sommaires.

« En cas de difficulté, conseilla-t-il, le mieux serait de vous arrêter dans un garage et de mettre une autre voiture en marche ; comme nous l’avons déjà fait. Ce serait plus facile que de tenter de réparer celle-là. »

Ce fut avec un indicible plaisir qu’il établit l’itinéraire. Dans les postes d’essence, il trouva des cartes routières, jaunies et à moitié effacées. Il les étudia attentivement et, aidé par ses connaissances géographiques, essaya d’imaginer les transformations que les inondations, les tempêtes et la rapide croissance des arbres avaient fait subir aux routes.

« Allez d’abord au sud, vers Los Angeles, conclut-il. C’était un grand centre de population dans l’ancien temps. Vous y trouverez sûrement des survivants, peut-être même une communauté. »

Son regard vit sur la carte les lignes rouges bien connues qui mènent à Los Angeles.

« Essayez d’abord la route 99, dit-il. Vous pourrez probablement passer. Si elle est bloquée dans les montagnes, tournez vers Bakersfield, prenez la 466 et franchissez le col de Tehachapi. »

Il s’interrompit ; sa gorge se serrait et des larmes lui montaient aux yeux. La nostalgie l’étreignait. Ces noms évoquaient tant de souvenirs ! Burbank, Hollywood, Pasadena… jadis villes vivantes et prospères. Il les avait connues. Maintenant les coyotes poursuivaient les lapins dans les parcs dévastés par la sécheresse et dans les cours. Cependant leurs noms se détachaient encore en grosses lettres noires sur les cartes.

Il réprima son émotion, car les deux garçons le regardaient.

« Parfait, dit-il vivement. De Los Angeles, ou de Barstow si vous ne pouvez arriver à Los Angeles, prenez la 66. C’est par là que je suis passé. Le désert sera facile à traverser. Faites des provisions d’eau. Si le pont du Colorado existe encore, c’est très bien. Sinon, tournez au nord et essayez la route qui traverse la digue de Boulder. Certainement elle est encore intacte. »

Il leur apprit à se servir des cartes au cas où ils seraient obligés de changer leur itinéraire. Mais avec la jeep ils n’auraient sans doute qu’à déplacer de temps en temps un arbre abattu ou à manier la pioche et la pelle une heure ou deux pour tracer un passage à travers un éboulement. Après tout, en vingt et un ans, les grandes routes n’avaient pas été complètement bloquées.

« Vous aurez peut-être des difficultés en Arizona, reprit-il. Dans les montagnes, mais…

— L’Arizona, qu’est-ce que c’est que ça ? »

C’était Bob qui posait cette question assez naturelle. Ish fut pris de court. Qu’était l’Arizona autrefois ? Un territoire, une entité, une abstraction ? Comment expliquer en quelques mots ce qu’était « un État » ? Encore moins expliquer ce qu’était à présent l’Arizona.

« Oh ! dit-il enfin, l’Arizona était le nom de la région là-bas de l’autre côté du fleuve. » Puis il eut une inspiration. « Voyez sur la carte, c’est ce territoire cerné d’une ligne jaune.

— Oui, dit Bob. Les gens l’avaient, sans doute, entouré d’une clôture ?

— J’en doute fort.

— C’est vrai. Ils n’avaient pas besoin de clôture puisque le fleuve était là. »

« Inutile d’insister, pensa Ish. Il se représente l’Arizona comme une espèce de grand jardin clôturé. »

Il s’abstint désormais de faire allusion aux États et se borna à mentionner les villes. Une ville, aux yeux des garçons, c’était un enchevêtrement de rues sales bordées de maisons en ruine. Ils vivaient dans une cité et pouvaient en imaginer d’autres, habitées par de petits groupes semblables à la Tribu.

L’itinéraire d’Ish passait par Denver, Omaha, Chicago ; il voulait savoir ce qu’étaient devenus ces grands centres. À ce moment-là ce serait le printemps. Il leur conseillait ensuite de se diriger vers Washington et New York par la route la plus praticable.

« L’autoroute à péage de Pennsylvanie sera la meilleure voie pour franchir les montagnes. Il serait difficile d’obstruer une route à quatre voies et les passages souterrains seront sûrement ouverts. »

Pour le retour, il leur laissait le choix ; à ce moment, ils connaîtraient l’état des chemins. Il leur conseillait cependant de pousser très loin vers le sud ; c’était là près du littoral que se seraient réfugiés les gens pour fuir les hivers rigoureux.

Tous les jours ils faisaient une promenade en jeep, et après un certain nombre d’éclatements, ils trouvèrent des pneus qui paraissaient susceptibles de supporter un long trajet.

Le quatrième jour, ils partirent, la jeep remplie d’une batterie supplémentaire, de pneus et d’autres pièces détachées ; les garçons étaient fous de joie ; les mères, à l’idée de la longue séparation, ne pouvaient retenir leurs larmes ; Ish mourait d’envie de partir.


Les frontières étaient des lignes de démarcation aussi dures, aussi inflexibles que les clôtures. Elles aussi étaient l’œuvre de l’homme, des abstractions dominant la réalité. Vous traversiez une de ces limites et la surface de la route changeait. Une vibration vous apprenait que vous aviez quitté le Delaware et sa douceur pour le Maryland, et les pneus, immédiatement faisaient un bruit différent. « Frontière de l’État », indiquait le poteau. « Entrée du Nebraska. Vitesse maximum 90 kilomètres. » Ainsi les règlements eux-mêmes changeaient en même temps que le bruit sec et on appuyait plus fort sur le champignon.

Des deux côtés d’une frontière nationale, agités par les mêmes vents, flottaient des drapeaux de couleurs différentes. Vous vous soumettiez aux formalités de la douane et du service de l’immigration et vous étiez brusquement un étranger, un inconnu. « Tiens, disiez-vous, ce policier n’a pas le même uniforme. » Vous changiez vos devises, et les timbres que vous colliez sur les cartes postales portaient de nouvelles effigies. « Mieux vaut conduire prudemment, disiez-vous. Pas d’ennuis avec la police. » Drôle d’histoire ! Vous franchissiez une ligne invisible et vous deveniez un individu bizarre – un étranger !

Mais les frontières disparaissaient plus rapidement que les clôtures. Il n’est pas besoin de rouille pour ronger les lignes imaginaires. C’en est fait de ces changements brusques et déconcertants et peut-être est-ce mieux ainsi. On dira, comme au commencement : « À l’endroit où les chênes disparaissent pour faire place aux pins. « On dira : « Là-bas… je ne sais pas exactement où, dans les collines où le sol est aride et où ton voit les premières touffes de sauge. »


Après le départ des garçons commença une longue période calme et sans incidents qui rappelait l’année du Bonheur. Les jours succédaient aux jours et les semaines aux semaines, paisiblement. Les pluies se prolongèrent – violentes averses et belles éclaircies – qui permettaient d’admirer au loin les majestueux pylônes du Golden Gate se profilant sur le ciel bleu avec la netteté d’une eau-forte.

Le matin, Ish réussissait presque toujours à rassembler assez d’ouvriers pour avancer les travaux du puits. D’abord ils heurtèrent le rocher avant de trouver l’eau, car, sur la pente de la colline, la couche de terre était peu profonde. Leur seconde tentative fut plus heureuse et ils tombèrent sur une veine d’eau. Ils étayèrent le puits avec des planches, le couvrirent et installèrent une pompe à main. Déjà, pourtant, ils s’étaient accoutumés aux lieux d’aisance et jugeaient inutile de se donner tant de peine pour faire fonctionner les chasses d’eau. Ils préférèrent y renoncer.

La pêche était excellente à présent, et les autres activités semblèrent prendre, pour chacun, la seconde place.

Le soir ils se réunissaient souvent pour chanter des chansons qu’Ish accompagnait à l’accordéon. Il leur proposa d’organiser une chorale. Les belles voix ne manquaient pas en plus de la basse sonore du vieux George ; mais la théorie du moindre effort l’emporta.

Décidément la musique ne leur disait rien ; ce n’était pas la première fois qu’Ish arrivait à cette conclusion. Quelques années plus tôt, il avait essayé de mettre des disques de symphonies sur le phonographe. Bien sûr l’écoute n’était pas très bonne mais on pouvait suivre les thèmes. Les enfants restèrent indifférents. Parfois, touchés par la mélodie, ils abandonnaient leurs jeux ou leur sculpture et écoutaient avec plaisir, mais quand cela devenait plus difficile ils ne tardaient pas à retourner à leurs occupations. Que demander à des gens si ordinaires et à leur progéniture ? Ils étaient tout de même un peu au-dessus de la moyenne, corrigeait-il, mais ils n’avaient pas le goût de la musique. Dans l’ancien temps, un Américain sur cent appréciait réellement Beethoven, et c’étaient sans doute ceux-là, les plus compliqués et les plus riches intérieurement, qui avaient dû être, tout comme les chiens de race, les moins aptes à survivre au traumatisme du Grand Désastre.

À titre d’expérience, il essaya aussi des disques de jazz. Aux accents retentissants du saxophone, les enfants de nouveau délaissèrent leurs jeux, mais leur intérêt fut de courte durée. Le jazz hot ! Avec ses rythmes endiablés et savants, il s’adressait non pas aux esprits simples et primitifs, mais à des oreilles exercées. Autant demander aux enfants d’admirer Picasso ou Joyce.

En réalité – et c’était somme toute assez encourageant – les jeunes détestaient le phonographe ; ils préféraient chanter eux-mêmes. C’était bon signe, jugeait Ish ; ils préféraient être acteurs que spectateurs.

Jamais cependant ils n’essayaient de composer un air ou quelques vers. Ish, de temps en temps, inspiré par quelque événement marquant, se lançait dans une strophe, mais il manquait de génie poétique et ses tentatives, contraires aux usages, se heurtaient à une résistance inconsciente.

Ils chantaient donc à l’unisson sur le fond sonore de l’accordéon, et suivant des accords banals. Leur choix se portait sur les airs les plus simples. Les mots n’avaient aucune importance. Ils chantaient : « Qui me ramènera dans ma Virginie », ignorant tout de la Virginie et de celui qui en avait la nostalgie. Ils chantaient : « Alléluia, oh je suis un misérable », sans savoir ce que c’était. Ils chantaient la complainte de Barbara Allen, bien qu’aucun d’eux n’eût souffert d’un amour malheureux.

Constamment la pensée d’Ish suivait les deux jeunes dans la jeep. Les enfants réclamaient « Ma maison dans la plaine ». De la main gauche il pressait les boutons et sa gorge se serrait. Tout son cœur allait vers Dick et Bob qui peut-être au même moment erraient dans les plaines lointaines.

Tout en jouant machinalement, il se demandait : « Où les cerfs et les antilopes prennent-ils leurs ébats ? Vaches et taureaux y sont-ils ? Les buffles sont-ils revenus ? »

Le plus souvent cependant le souvenir des garçons le hantait dans les ténèbres de la nuit ; un rêve suscité par son anxiété le réveillait en sursaut et il passait des heures à ruminer ses inquiétudes.

Comment avait-il pu les laisser partir ? Il imaginait des inondations et des orages. Et l’auto ! Quelle folie de confier une jeep à de si jeunes garçons ! Certes ils ne risquaient rien d’une autre voiture, mais ils pourraient déraper. Les routes étaient mauvaises, les risques nombreux.

Et les pumas, les ours, les taureaux furieux ? Les taureaux surtout qui, jadis, avaient assez connu les hommes pour les mépriser.

L’auto plus vraisemblablement aurait une panne. Et ils se trouveraient perdus à des centaines et même des milliers de kilomètres de tout secours !

Non, le plus grand danger, c’étaient les hommes ! Cette pensée faisait frissonner Ish. Quels hommes se trouveraient sur la route des garçons ? Quelles sociétés à l’esprit faussé et détraqué par les étranges circonstances, libérées du frein des traditions ? Ce pouvait être des communautés universellement hostiles et meurtrières envers les étrangers. De barbares rites religieux les gouvernaient peut-être : sacrifices humains, cannibalisme ! Peut-être, comme dans l’Odyssée, les deux adolescents rencontreraient-ils des mangeurs de lotus, des sirènes, des Lestrygons détestables.

Sa Tribu, accrochée au flanc de la colline, était lourde, terne, dépourvue de génie créateur, mais elle avait conservé le respect des convenances. Rien ne garantissait que les autres en avaient fait autant.

Mais à la lumière du matin ces cauchemars s’évanouissaient. Ish se représentait alors les deux garçons heureux, enthousiasmés par de nouveaux paysages, peut-être de nouveaux amis. En cas de panne, s’ils ne trouvaient pas d’autre voiture, ils reviendraient à pied par le même chemin. Les vivres ne leur manqueraient pas. À raison de trente kilomètres par jour – au moins cent cinquante par semaine – même s’ils avaient à accomplir un trajet de quinze cents kilomètres, ils seraient de retour avant l’automne. Et si l’auto tenait bon, on les revenait bien avant. À cette pensée, Ish avait peine à réprimer son émotion. Que de nouvelles ils rapporteraient.

Les semaines s’écoulaient ; la saison des pluies s’achevait. L’herbe sur les collines perdait sa fraîcheur et son éclat ; elle germait et jaunissait. Le matin les lourds nuages d’été étaient si bas que les pylônes des ponts les atteignaient quelquefois.

CHAPITRE V

Avec le temps, les pensées et les rêves d’Ish disparurent. L’absence prolongée des voyageurs indiquait qu’ils étaient allés très loin. S’ils avaient traversé tout le continent, leur retour tarderait encore et se tourmenter ne l’avancerait pas. D’autres pensées, d’autres soucis, occupaient son esprit.

Il avait réorganisé l’école ; c’était pour lui un devoir impérieux d’apprendre aux enfants à lire, à écrire, à compter, afin de préserver dans la Tribu les connaissances rudimentaires de la civilisation. Loin de lui en être reconnaissants, les écoliers s’agitaient sur leurs chaises et tournaient des yeux impatients vers les fenêtres. Ish savait qu’ils ne pensaient qu’à grimper sur la colline, à jouer à la corrida, à pêcher. Il s’efforça de susciter leur intérêt et essaya différentes méthodes d’éducation avancée, comme on disait autrefois.

La sculpture sur bois, le principal art que pratiquât la Tribu, était un héritage du vieux George. Aussi stupide qu’il fût, George, à son insu, avait transmis aux enfants son amour pour l’ébénisterie. Ish ne pouvait se targuer d’aucune habileté de ce genre.

Qu’importait l’origine ! Ish, en tant que professeur songea à utiliser cet engouement pour une stimulation intellectuelle.

Il donna aux enfants quelques principes de géométrie et leur apprit à se servir de compas et de règles pour tracer des dessins sur le bois.

Ils mordirent à l’hameçon, s’enthousiasmèrent pour les cercles, les triangles et les hexagones ; bientôt ils sculptaient des figures géométriques. Ish, lui-même, se passionna pour ce travail fascinant et fit voler sous son couteau l’écorce d’une grosse branche de pin vieille d’un quart de siècle. Mais les premiers dessins géométriques exécutés, les enfants s’en désintéressèrent. Promener la lame du couteau le long d’une règle d’acier pour obtenir une ligne droite, c’était facile et sans intérêt. Suivre le contour d’un cercle devenait un peu plus méritoire, mais on se lassait vite de ce travail machinal et monotone. Une fois terminées, les sculptures, Ish lui-même dut le reconnaître, ressemblaient à de mauvaises imitations des ornements exécutés autrefois à la machine.

Les enfants, par choix, retournèrent à la fantaisie et à l’improvisation. C’était plus amusant et finalement plus artistique.

Le plus habile sculpteur était Walt, qui ânonnait lamentablement en lisant. D’une main sûre, il gravait une frise d’animaux sur la face lisse d’une planche, sans points de repère et sans principes géométriques. Si ses trois vaches ne remplissaient pas tout l’espace dont il disposait, il ajoutait tout simplement un veau pour combler le vide laissé. Et cependant l’œuvre achevée était parfaite d’équilibre. Il travaillait en bas relief ou en demi-bosse ou même en ronde bosse. Les enfants lui vouaient une grande admiration.

Ish avait donc échoué dans son plan si bien élaboré et de nouveau il restait avec son benjamin. Joey n’avait aucun don pour la sculpture, mais il était le seul à s’enthousiasmer pour les éternelles vérités des lignes et des angles qui avaient survécu même au Grand Désastre. Un jour Ish le surprit à découper dans du papier des triangles de diverses formes, puis il recoupait les sommets des triangles et les plaçait côte à côte pour former une ligne droite.

« Cela réussit ? demanda Ish.

— Oui, tu as dit que cela réussissait toujours.

— Alors pourquoi essaies-tu ? »

Joey demeura muet, mais Ish lisait suffisamment dans son esprit pour savoir que Joey rendait ainsi une sorte d’hommage à la vérité universelle et immuable. C’était un défi adressé au hasard et au changement : « Et ça, nous allons voir si tu peux le modifier ! » Et chaque fois que ces puissances obscures s’avouaient vaincues, l’intelligence remportait une nouvelle victoire.

Ish restait donc seul avec le petit Joey – au sens propre et au figuré. En effet, quand les écoliers s’enfuyaient de la classe en poussant des cris de joie, Joey, d’un air de supériorité, restait assis et se penchait sur ses livres avec plus d’application encore.

Les autres enfants avaient la vigueur de jeunes géants et dépassaient Joey dans tous les jeux de plein air. La tête de Joey semblait trop grosse pour son corps, ou paraissait telle, car on la savait déjà bourrée de connaissances. Il avait d’immenses yeux vifs et mobiles. Seul de tous les enfants, il souffrait de vomissements et de fréquentes indigestions. Ish soupçonnait que ces malaises étaient d’origine nerveuse, mais il n’avait sous la main ni médecin ni psychiatre et ne saurait jamais la vérité. En tout cas, Joey avait un poids au-dessous de la moyenne ; il rentrait souvent fatigué de ses jeux avec les autres enfants.

« C’est inquiétant, disait Ish à Em.

— En effet, convenait Em, mais tu es content qu’il se passionne pour les livres et la géométrie. Sa faiblesse est la rançon de son intelligence.

— Oui, sans doute. Il a ses propres satisfactions. Mais je voudrais bien qu’il soit plus robuste.

— Allons donc ! Tu l’aimes tel qu’il est. »

Et Ish dut reconnaître qu’une fois de plus elle avait raison.

« Oui, se dit-il, les jeunes costauds ne nous manquent pas. Mais je voudrais qu’il soit plus robuste. Pourtant, même s’il est un peu chétif, si c’est un phénomène ou un pédant, il conservera les traditions intellectuelles. » Et de tous ses enfants, Joey était le plus cher à son cœur. Il voyait en lui l’espoir de l’avenir, il lui parlait longuement et lui apprenait tout ce qu’il savait.

Ainsi les heures de classe traînaient en longueur tandis qu’on attendait le retour de Dick et de Bob ; Ish n’avait pas de terme plus optimiste qu’« interminable ». Cet été-là, il avait onze élèves qu’il s’efforçait d’instruire.

La classe avait lieu dans le salon et les onze enfants venaient des diverses maisons. La séance durait seulement de 9 heures à midi avec une longue récréation. Ish s’était rendu compte qu’il ne pouvait leur en demander davantage.

N’ayant pas réussi à leur faire avaler la pilule de la géométrie, il leur enseignait l’arithmétique et, dans l’énoncé des problèmes, se heurtait à des difficultés pratiques. « Si X… élève une clôture de neuf mètres…», disait le vieux livre. Mais personne n’élevait plus de clôture et il était obligé de commencer par expliquer à quoi servaient ces clôtures – ce qui était beaucoup plus compliqué qu’on aurait pu le croire. Il pensa à installer une boutique où ses élèves achèteraient, vendraient et tiendraient les livres de comptes. Mais à quoi bon, puisque les magasins n’existaient plus. Il fallait d’abord exposer tout l’ancien système économique.

Vaillamment il tenta alors de les intéresser aux mathématiques pures. Plus il en parlait aux enfants plus il sentait qu’elles étaient la base de la civilisation. Et, sans pouvoir l’exprimer, il était frappé d’admiration par le miracle des rapports entre les nombres. « Pourquoi, pensait-il, deux et deux font-ils éternellement quatre et non quelquefois cinq ? Cela n’a pas changé – bien que les taureaux sauvages beuglent et se battent maintenant au beau milieu de la place de l’Union ! » Il jonglait avec les rapports triangulaires et les échafaudaient les uns au-dessus des autres. Mais, à part Joey, aucun enfant n’était émerveillé et il voyait leurs regards en coulisse vers les fenêtres quand il essayait de les intéresser.

Il se tourna vers la géographie qu’il était particulièrement qualifié pour enseigner. Les enfants aimaient dessiner des cartes de la contrée environnante. Mais ni les garçons ni les filles ne s’intéressaient à la géographie du monde. Comment les en blâmer ? Le retour de Bob et de Dick dans la jeep éveillerait peut-être leur curiosité. Pour le moment, leur horizon était limité à quelques kilomètres. Que leur importait la forme de l’Europe avec toutes ses péninsules ? Que leur importaient les îles qui parsemaient la mer ?

Il eut un peu plus de succès avec l’histoire ou plutôt l’anthropologie. Il décrivait le développement de l’homme, ce lutteur, qui, lentement au cours des siècles, avait créé, appris et, malgré des erreurs, des faux pas, des cruautés, était, avant la catastrophe, parvenu à une si grande réussite. Ils étaient moyennement intéressés.

Il insistait surtout sur la lecture et l’écriture, ces clés du savoir. Mais, seul, Joey prenait goût à la lecture et laissait derrière lui tous les autres. Il comprenait le sens des mots et même le sens des livres.


« Ci-vi-li-sa-tion. Oncle Ish répète tout le temps ce mot. Il y a des quantités de cailles près de la rivière aujourd’hui. Deux et six ? Je le sais. Pourquoi le lui dirais-je ? Deux et neuf ? C’est difficile. Je n’ai pas assez de doigts. C’est la même chose qu’une "quantité". Oncle George est plus amusant qu’oncle Ish. Il nous apprend la sculpture. Mon papa est encore plus drôle. Il dit des choses tordantes. Mais oncle Ish a le marteau. Il est là-bas sur la cheminée. Joey raconte des tas d’histoires sur le marteau ; je crois qu’il les invente. Je n’en suis pas sûr. J’ai envie de pincer Betty, mais oncle Ish ne serait pas content. Oncle Ish sait tout. Il me fait peur quelquefois. Si je pouvais lui dire combien font sept et neuf, la ci-vi-li-sa-tion renaîtrait et je pourrais voir les images qui bougent. Papa les a vues ? Ce serait amusant. Huit et huit. Joey trouve tout de suite. Mais il n’est pas fichu de découvrir un nid de cailles. Encore quelques minutes et la classe sera finie. »


En dépit d’accès de découragement, Ish continuait et saisissait toutes les occasions pour stimuler l’intérêt de ses élèves.

Un jour, d’une excursion plus longue que de coutume, les aînés rapportèrent à l’école quelque noix du pays. Ils n’en avaient jamais vu auparavant et cela les étonnait. Ish décida aussitôt d’en casser quelques-unes, ayant le prétexte d’une leçon d’histoire naturelle que les enfants cette fois écouteraient avec d’autant plus de plaisir qu’ils en étaient les instigateurs. Il ordonna à Walt d’aller chercher dehors deux pierres pour casser les épaisses coquilles. Walt rapporta deux briques ; son vocabulaire était trop pauvre pour qu’il fît la différence entre les pierres et les briques.

Ish ignorait ce détail, mais pensa que la brique écraserait plus de doigts qu’elle n’ouvrirait de noix. Il promena un regard autour de lui et ses yeux tombèrent sur le marteau posé à sa place accoutumée sur la cheminée.

« Va me chercher le marteau, Chris », dit-il au petit garçon le plus près de l’outil.

D’habitude Chris ne demandait qu’à bondir de sa chaise. Mais cette fois il manifesta une hésitation étrange. Chris regarda ses voisins Walt et Weston d’un air embarrassé et effrayé.

« Va chercher le marteau, Chris », répéta Ish qui crut que l’enfant, bayant aux corneilles, n’avait entendu que son nom.

« Je… je ne veux pas », balbutia l’interpellé. Chris, âgé de huit ans, n’avait pas coutume de pleurnicher ; pourtant il retenait avec peine ses larmes. Ish n’insista pas. « Apportez-moi le marteau, l’un de vous », dit-il Weston se tourna vers Walt, et Barbara et Betty, les deux sœurs, échangèrent aussi un regard. C’étaient les plus âgés. Tous les quatre regardaient avec effarement mais aucun ne fit mine de se lever. Les petits ne bougèrent pas davantage. Mais Ish surprit les coups d’œil furtifs qu’ils se lançaient.

Intrigué, Ish était désireux d’éviter une scène et il allait chercher lui-même le marteau quand un incident singulier eut lieu.

Joey se leva. Il se dirigea vers la cheminée. Tous les enfants le suivirent des yeux. Un silence de mort planait dans la pièce. Joey s’arrêta devant la cheminée, tendit la main et saisit le marteau. Un cri échappa à une toute petite fille.

Dans le silence qui suivit, Joey revint et tendit le marteau à son père, puis il reprit sa place.

Personne n’avait prononcé un mot et les enfants regardaient Joey. Celui-ci s’assit et Ish rompit le silence en cassant une noix avec le marteau. À ce bruit, l’anxiété, quelle que fût sa cause, se dissipa.

À midi seulement, quand il eut congédié ses élèves, Ish put réfléchir à cet incident et, avec un sursaut, conclut que c’était là un exemple de superstition pure. Ce marteau, pour les enfants, était un symbole mystérieux et mystique du lointain passé ! On ne l’employait que dans les grandes occasions et le reste du temps il trônait sur la cheminée. En général, personne, sauf Ish, ne le touchait. Bob lui-même, Ish s’en souvenait maintenant, ne l’avait saisi qu’à contrecœur le jour où ils étaient allés à la recherche de la jeep. C’était aux yeux des enfants un emblème de toute-puissance ; – dangereux pour qui y portait la main. D’abord peut-être simple plaisanterie, cette idée avait été prise au sérieux au bout de quelques années. Et de nouveau Ish comprit que Joey se distinguait des autres. Joey n’était peut-être pas absolument sûr que le marteau d’Ish ressemblât à tous les autres marteaux. Mais sa superstition, peut-être, atteignait un niveau plus élevé et l’assurait qu’il partageait quelque chose avec son père – ne lisait-il pas comme lui ? – et que, fils du grand prêtre, enfant élu, il pouvait toucher ce qui foudroierait les autres. Il était même capable d’avoir encouragé les craintes de ses petits amis pour se donner de l’importance, Ce serait chose aisée, pensa Ish, de vaincre cette superstition.

Dès le début de l’après-midi, sa certitude faisait place au doute. Devant la maison, des enfants jouaient sur le trottoir ; ils sautaient d’un pavé à l’autre en chantant à tue-tête la vieille chanson :

Clac, clac, clac, pan, pan,

Casse le dos de ta maman !

Ish l’avait entendue souvent dans l’ancien temps. Ces mots n’avaient aucun sens, juste une petite berceuse de nourrice. Et les enfants eux-mêmes ne tardaient pas à en rire. Mais maintenant n’y verrait-on pas une formule magique ? Leur petite société avait perdu ses traditions et ne lisait pas les livres où elle aurait pu les retrouver.

Assis dans son grand fauteuil du salon, il entendait les enfants qui jouaient dehors et chantaient leur rengaine. La fumée de sa cigarette montait en volutes vers le plafond et il se rappelait d’autres exemples troublants de superstition. Ezra avait toujours dans sa poche un penny à l’effigie de la reine Victoria, que sans doute les enfants considéraient avec autant de respect que le marteau. Molly, à chaque occasion, touchait du bois ; Ish se rappela non sans inquiétude que les enfants l’imitaient. Apprendraient-ils que ce n’était qu’un geste rassurant qui n’avait pas de signification réelle ?

Oui, conclut-il à contrecœur, cette question était extrêmement sérieuse. Dans l’ancien temps, la mystique des enfants d’une famille ou d’un groupe de familles était momentanée, mais le contact avec d’autres individus quand ils grandissaient permettaient les comparaisons. De plus, les traditions étaient innombrables – le christianisme, la civilisation occidentale, le folklore indo-européen, la culture anglo-américaine apportaient chacun leur contribution à la masse commune – et que ce fût un mal ou un bien, nul ne pouvait se soustraire à cette terrible force. Beaucoup de traditions avaient été perdues. Sept survivants – Evie ne comptait pas – n’avaient pu sauver tout cela et le transmettre. Et pendant longtemps, la Tribu s’était composée de parents et de bébés, sans générations intermédiaires. C’étaient les pères et les mères et non des camarades plus âgés qui avaient enseigné les jeux aux adolescents d’aujourd’hui. La Tribu était donc malléable à un degré inouï. C’était un avantage, mais aussi une responsabilité et un danger.

Ce serait un danger – et cette idée le fit frémir – si une force mauvaise, un démagogue, par exemple, accomplissait son œuvre.

Évidemment, il se le rappela avec une grimace, il n’avait pas trouvé les enfants très souples en ce qui concernait la lecture. Mais une autre force – celle du milieu – contrecarrait déjà ses efforts.

Quant à la superstition, elle venait peut-être remplacer la religion absente. Ces jeunes esprits avaient peut-être un besoin instinctif de surnaturel et aussi, sans doute, le désir inconscient de trouver une explication à l’origine de la vie même.

Quelques années auparavant, ils avaient organisé des offices religieux qui bientôt leur parurent dénués de sens. Peut-être avaient-ils eu tort d’y renoncer ?

Plus clairement que jamais, Ish comprenait qu’il pouvait être le fondateur d’une religion. Sa parole faisait loi auprès des enfants. Avec un peu d’insistance, il graverait ce qu’il voudrait dans l’esprit de ses élèves. Il pouvait leur dire que Dieu avait créé le monde en six jours. Ils le croiraient. Il pouvait déclarer, conformément à la vieille légende indienne, que le monde est l’œuvre d’un vieux coyote humain. Ils le croiraient.

Mais en toute sincérité, qu’enseignerait-il ? Une des théories exposées jadis par son professeur du cosmogonie ? Ils l’accepteraient aussi bien, quoique leur difficulté ne permît pas tout à fait d’être aussi attractives que les précédentes hypothèses.

En réalité, n’importe quel système pouvait donner naissance à une religion. De nouveau, comme vingt ans plus tôt, cette idée le révolta, car la sincérité de son scepticisme lui tenait à cœur.

« Mieux vaut, pensa-t-il tout haut en se remémorant un passage d’une de ses lectures, n’avoir aucune opinion de Dieu que de s’en faire une indigne de lui. »

Il alluma une autre cigarette et s’enfonça dans son fauteuil… Cependant c’était une lacune. Si on ne la comblait pas, dans trois ou quatre générations, ses descendants peut-être procéderaient à des incantations, obéiraient servilement à des sorciers, pratiqueraient les rites de l’anthropophagie. L’envoûtement, le chamanisme, les tabous reviendraient parmi eux.

Un remords le fit tressaillir. Oui, déjà la Tribu avait ses tabous et, sans le vouloir, il en était l’instigateur.

Le cas d’Evie, par exemple. Il l’avait discuté depuis longtemps avec Em et Ezra. Les petits attardés auxquels Evie pourrait donner le jour seraient un souci et un boulet pour la Tribu. Et par leurs soins, elle était devenue une intouchable aux yeux des garçons. Evie, avec ses cheveux blonds et ses grands yeux bleus effarés, était peut-être la plus jolie fille de la Tribu. Mais, Ish en était sûr, aucun des garçons ne l’avait convoitée. Ils ne craignaient pas que quelque chose leur arrive s’ils l’approchaient, mais cette idée ne leur était simplement jamais venue à l’esprit. L’interdit était plus fort que la loi. Evie était tabou.

Et il y avait le problème voisin de la fidélité. Redoutant les désordres engendrés par la jalousie, les plus anciens avaient moins enseigné la fidélité conjugale qu’ils ne l’avaient instituée. Les jeunes étaient mariés le plus tôt possible. Parce qu’à leurs yeux elle avait toujours été là, la bigamie d’Ezra ne soulevait pas de questions. Bien qu’Ish ne doutât pas de l’utilité de cette pratique dans leur situation, son acceptation, relevant plus de la foi que de la raison, la rapprochant fort d’un tabou. La première infraction – et elle se produirait sûrement – provoquerait un terrible scandale.

Troisième exemple, mais de moindre importance. La bibliothèque universitaire était taboue et considérée comme un temple sacré. Un jour, quand les garçons étaient petits, Ish leur avait fait faire une longue promenade qui s’était achevée sur le campus de l’université. Pendant qu’il faisait la sieste, deux d’entre eux avaient décloué une planche qui remplaçait depuis longtemps une vitre cassée, puis ils étaient entrés dans les salles de lecture et avaient jeté les livres à terre. Ish les avait suivis. Atterré par cette profanation du sanctuaire de la pensée, il leur infligea une correction dont plus tard il ne put se souvenir sans honte. Sa rage et son horreur disproportionnées avec les dégâts leur firent plus d’effet que les coups. Avertis par leurs aînés, les enfants désormais respectèrent la bibliothèque à la grande satisfaction d’Ish. Mais cela aussi était une sorte de tabou.

Le quatrième exemple le ramenait à son point de départ. Il se leva et s’approcha de la cheminée.

Le marteau était là, à l’endroit où lui-même l’avait posé. Il n’avait demandé à personne, pas même à Joey, de le remettre en place, de peur de jeter de l’huile sur le feu.

Le marteau était là, en équilibre sur sa tête d’acier terne et rouillé qui pesait deux kilos. Ish l’avait en sa possession depuis des années. Il venait de le trouver quand le serpent à sonnette l’avait mordu ; c’était donc son plus vieil ami, celui qui partageait sa vie avant Em ou Ezra.

Il le regarda avec curiosité et l’examina attentivement. Le manche était en mauvais état ; il portait la marque des intempéries et la trace d’un choc ancien datant de son premier maître. Quel était le bois ? Ish n’en savait rien. Frêne ou noyer blanc, supposait-il. Plus probablement du noyer blanc.

Le plus simple, conclut-il impétueusement, serait de se débarrasser du marteau. Il pouvait le jeter à la mer.

Non, ce serait traiter les symptômes et non la maladie. Le marteau supprimé, les enfants ne seraient pas guéris de la superstition qui se fixerait sur d’autres objets et pourrait prendre une forme plus sinistre.

Par contre, la destruction du marteau servirait de leçon symbolique en prouvant que c’était un simple outil dépourvu de tout pouvoir. Mais comment s’y prendre ? Brûler le manche serait facile, mais la tête résisterait aux moyens ordinaires. Ish arriverait à trouver une bonbonne d’acide pour le dissoudre mais, ce faisant, il persuaderait les enfants qu’il avait réellement un pouvoir redoutable.

Et il avait vraiment l’impression d’avoir sous les yeux un objet ayant une vie propre et un pouvoir. Oui, il possédait toutes les qualités requises pour faire un excellent symbole : la permanence, l’entité, la solidité. Sa connotation phallique était évidente. Chose curieuse, Ish n’avait jamais pensé à lui donner de nom, bien que les hommes se plaisent à personnifier les armes qui sont aussi des emblèmes de force – Durandal, par exemple. Des dieux ont déjà eu des marteaux pour attributs : Thor, et d’autres sans doute. Et n’oublions par ce prince franc qui a repoussé les Sarrasins et que ses guerriers ont surnommé Martel. Charles Martel ! Ish du Marteau !

Lorsque les enfants se réunirent en classe le lendemain matin, Ish ne dit rien à propos de la superstition. Mieux valait choisir le moment propice, les observer attentivement un jour ou deux, ou une semaine. Et surtout sonder les pensées de Joey.

Après quelques semaines de surveillance, Ish conclut, à son corps défendant, que Joey n’était pas un mioche ordinaire. Au cours de l’été, il avait fêté son dixième anniversaire. Sa précocité donnait parfois une impression pénible. Il était, comme on disait autrefois, « trop grand pour ses culottes ». Par l’âge, il se trouvait entre Walt et Weston qui avaient douze ans et Chris qui en avait huit. Mais il recherchait la compagnie de ses aînés et il n’avait rien en commun avec son cadet. C’était dur pour lui d’être en compétition avec des garçons dont le développement physique ne correspondait plus au sien. Quant à Josey, sa sœur jumelle, il la délaissait aussi, avec l’habituel mépris que les garçons de son âge affectent pour les filles. Josey, d’ailleurs, n’était sûrement pas aussi brillante que lui.

Ainsi Joey, Ish le constatait, avait les nerfs toujours tendus quand il faisait ou essayait de faire quelque chose. Ses petits camarades n’osaient pas porter la main sur le marteau, mais ils avaient jugé naturel que Joey s’exposât au péril. Ou plutôt ils lui croyaient un certain pouvoir. Au temps lointain de ses études, Ish avait appris que les sauvages attribuaient à certains d’entre eux une force surnaturelle. « Mana » tel était le nom que les anthropologues donnaient à cette force. Aux yeux des enfants, Joey possédait le mana, et Joey lui-même le croyait.

Certes, Ish n’était pas aveugle aux limites, aux incapacités, aux défauts de Joey, mais tous ses espoirs se concentraient sur lui. Joey représentait l’avenir. La civilisation était l’œuvre de l’intelligence humaine, et l’intelligence seule aurait le pouvoir de la ressusciter. Or Joey possédait cette faculté ; il y joignait probablement autre chose. Le mana n’était peut-être qu’une invention d’esprits primitifs ; pourtant, les peuples les plus évolués eux-mêmes savaient que certains hommes parmi eux, dotés d’un étrange pouvoir, étaient nés pour leur servir de chefs. Et jamais personne n’avait pu expliquer pourquoi certains hommes devenaient des chefs alors que d’autres, apparemment mieux qualifiés, ne l’étaient pas.

Joey se savait-il choisi par le Destin ? C’était une question qu’Ish se posait souvent. Il n’y pouvait répondre, mais au fur et à mesure que l’été avançait, il en était de plus en plus convaincu : Joey portait l’espoir dans le futur.

Et même l’idée de prédestination ou de mana rejetée, seul Joey était capable de porter le flambeau pour éclairer les ténèbres. Seul il était capable de recueillir le trésor de traditions de l’humanité et de le transmettre à ses descendants.

Mais ce n’était pas seulement dans l’acquisition des connaissances que Joey se distinguait. À peine âgé de dix ans, il faisait ses propres expériences et ses propres découvertes. Il avait pour ainsi dire appris à lire tout seul. Bien entendu, son génie n’était encore qu’au niveau de l’enfance.

Les puzzles par exemple. Les enfants, pris d’un brusque engouement pour les jeux de patience, avaient dévalisé les magasins. Ish, qui s’amusait à les regarder, constata que Joey au début se montrait le moins habile de tous. Il n’avait pas de sens spatial et essayait d’assembler des pièces qui manifestement ne pouvaient s’adapter ; ses camarades ne lui cachaient pas leur indignation. Joey, humilié, cessa quelque temps de prendre part au jeu.

Mais soudain une idée le frappa pour résoudre ce problème. Il groupa les pièces de même nuance et fut ainsi capable de les rassembler plus vite et de faire plus de progrès que les autres.

Il ne manqua pas de se vanter de son succès ; les autres, impressionnés, refusèrent pourtant d’adopter son système.

« À quoi bon ! demanda Weston. Ta méthode est plus rapide, mais elle est moins amusante et rien ne nous presse. » Betty renchérit. « Oui, ce n’est pas drôle de rassembler toutes les pièces jaunes, puis les rouges, puis les bleues et de les mettre des endroits différents.

Joey ne trouva rien à répliquer, mais Ish lisait au fond de sa pensée. En vérité, la rapidité n’était pas une des règles du jeu ; mais Joey se plaisait à accomplir une tâche vite et bien ; il aimait mieux marcher que ramper. De plus, il avait cet esprit d’entreprise et de concurrence qui autrefois caractérisait les Américains. Peu doué naturellement pour distinguer les formes, dépourvu de force physique et de muscles, il avait eu recours à son intelligence. Système D, comme on disait autrefois.

L’âge de l’inventeur, seul, rendait la trouvaille remarquable, mais Ish se réjouissait que son jeune fils eût de lui-même découvert la classification, cet instrument fondamental du progrès humain. La logique repose sur la classification, le langage aussi avec ses noms, ses verbes, groupant les objets et les actions dans des cases parfaitement utilisables. C’est grâce à cette méthode que l’homme a mis un peu d’ordre dans l’immense désordre apparent du monde physique.

Les ressources du langage n’échappaient pas non plus à Joey. Il ne s’en servait pas seulement pour exprimer ses désirs et ses sentiments de façon pratique et effective, c’était pour lui le plus amusant des jouets. Il jonglait avec les calembours et les rimes bien que les autres enfants n’aient porté aucun intérêt à cela, les énigmes le ravissaient.

Un jour Ish l’entendit poser une devinette aux autres enfants. « Je l’ai inventée moi-même, disait fièrement Joey. En quoi un homme, un taureau, un poisson et un serpent se ressemblent-ils ? »

Les autres enfants ne manifestaient aucune curiosité.

« Parce que tous mangent, suggéra Betty nonchalamment.

— C’est trop simple, dit Joey. Les oiseaux mangent aussi. »

Ils firent une ou deux suggestions puis songèrent à trouver une autre distraction. Menacé de perdre son auditoire, Joey s’empressa de donner la réponse.

« Eh bien, ils se ressemblent parce qu’aucun n’a d’ailes pour voler. »

Sur le moment, Ish ne vit rien d’extraordinaire dans cette devinette, mais, à la réflexion, il s’étonna qu’un enfant de dix ans fût assez subtil pour être frappé par des ressemblances négatives. Et, brusquement, l’ancienne définition lui revint à la mémoire. « Le génie, c’est la capacité de voir ce qui n’existe pas. » Bien entendu, cette définition du génie, comme tant d’autres, peut être critiquée, car elle s’applique tout aussi bien à la folie. Cependant elle contient quelque vérité : les grands penseurs ont bâti leur réputation sur leur intuition d’un monde mystérieux, et l’ont révélé, mais la découverte, à moins qu’elle ne soit due au simple hasard, implique justement que l’on a senti l’existence de choses invisibles à trouver et qui manquent dans le tableau.

Joey eut d’autres aventures au cours de l’été : un jour il rentra d’un pas mal assuré, sentant l’alcool à plein nez.

Interrogé, il finit par avouer que, accompagné de Walt et de Weston, il avait visité un magasin de spiritueux. C’était un danger déjà prévu par Ish. Une fois il s’était même mis en devoir de vider les bouteilles d’un débit. Au bout d’une heure, il constata que les réserves étaient à peine entamées ; la tâche était impossible et les enfants devraient courir le risque. Il en était d’ailleurs ainsi dans sa jeunesse. Autrefois, son père avait toujours une petite provision de whisky, de cognac et de sherry, et Ish aurait très bien pu faire au placard une visite clandestine. Il s’était abstenu ; pas plus que lui, les enfants et petits-enfants ne paraissaient attirés par la dive bouteille. L’alcoolisme était ignoré dans la Tribu. La vie était si saine et si simple qu’on n’éprouvait aucun besoin de stimulant, ou bien l’alcool tout comme l’eau avait perdu son attrait parce qu’il était à la disposition de tous.

Joey, et Ish s’en réjouit, avait eu la sagesse de ne boire qu’une quantité modérée, et il n’était ni très malade ni complètement ivre. Une fois de plus il avait voulu plastronner devant ses aînés et il avait atteint son but ; Walt et Weston étaient rentrés à la maison dans un plus mauvais état que lui.

Cependant Joey était gris, et il s’était laissé mettre au lit sans protester. Ish s’assit à son chevet et profita de l’occasion pour lui faire un sermon sur le danger des expériences téméraires et de la vantardise. Le petit garçon levait vers lui ses grands yeux. Malgré les fumées de l’alcool, Joey comprenait et son regard complice et intelligent disait : « Nous deux nous nous comprenons. Nous savons des tas de choses. Nous ne sommes pas comme les autres. »

Dans un brusque élan de tendresse, Ish prit une des petites mains dans la sienne. Une lueur d’affection traversa les immenses prunelles, et le père comprit que, malgré ses fanfaronnades, Joey était un enfant timide et sensitif tel que lui-même l’avait été. Oui, son effronterie n’était qu’une des formes de la timidité.

« Joey, mon petit, dit-il impulsivement, pourquoi te donnes-tu tant de mal ? Weston et Walt ont deux ans de plus que toi. Ne te tourmente pas. Dans dix ans – vingt ans – tu les auras laissés loin derrière toi. »

L’enfant esquissa un sourire de bonheur. Ish ne s’y trompa pas : c’était l’affection de son père, et non sa promesse, qui était une joie pour Joey. À dix ans, même quand on est aussi précoce que Joey, on vit dans le présent, et les années futures se perdent dans un lointain brumeux.

Soudain, Ish, penché sur le petit visage, vit les grands yeux clignoter d’ivresse et de sommeil ; c’était risible, mais une nouvelle vague d’amour déferla dans le cœur d’Ish. « C’est l’élu, pensa-t-il. C’est lui qui portera le flambeau. »

Les paupières de Joey se fermèrent ; le père se tut mais resta près du lit, la petite main dans la sienne. Puis, parce que le sommeil est l’image de la mort, une horrible peur s’empara de lui. « Le gage du destin », pensa-t-il. Aimer c’est s’exposer à souffrir. Lui-même avait eu beaucoup de chance. Em… Joey… ses bien-aimés. Em était la personnification même de la vie. Elle était si forte ! Mais Joey… Qu’elle était frêle cette main dans la sienne ; il sentait sous ses doigts battre le pouls faible et léger. Peu de chose suffirait à l’arrêter. Un petit garçon si chétif, consumé par un esprit trop ardent, avait-il quelque chance de parvenir à l’âge d’homme ?

Cependant lui seul portait le poids de l’avenir. Il lui suffisait de grandir en âge et en sagesse, d’acquérir quelque maturité… de vivre.


Entre le rêve et sa réalisation s’interpose le hasard. La syncope arrête le cœur, le couteau étincelle, le cheval trébuche, le cancer ronge la chair, des ennemis plus subtils encore, sournoisement, attaquent…

Alors, assis autour du feu à l’entrée de la caverne, Ils se demandent : « Qu’allons-nous faire ? Il n’est plus là pour nous guider ? » Ou, tandis que la grande cloche sonne le glas, ils se rassemblent dans la cour et chuchotent : « Cela n’aurait pas dû arriver. Qui va maintenant nous donner des conseils ? » Ou ils se rencontrent au coin de la rue et soupirent tristement : « Pourquoi cela ? Personne n’est digne de prendre sa place. »

Tout au long de l’histoire cette plainte retentit : « Si le jeune roi n’avait pas été atteint de cette maladie… Si le prince avait vécu… Si le général ne s’était pas exposé si témérairement… Si le président ne s’était pas surmené…»

Entre le rêve et sa réalisation, toujours la frêle barrière d’une vie humaine…


De nouveau les brouillards se dissipèrent et la chaleur se fit sentir. « Que de fois ai-je vu se dérouler le cortège des mois de l’année, songeait Ish. Voici le temps de la sécheresse et de la mort. Le dieu a poussé le dernier soupir. Bientôt les pluies viendront et les collines reverdiront. Et un matin, du haut du perron, je verrai le soleil se coucher très loin vers le sud. Alors tous ensemble nous sortirons de nos demeures et je graverai le nombre dans le rocher. Quel nom donnerons-nous à cette année, je me le demande ? »

D’un jour à l’autre Dick et Bob allaient revenir de leur expédition. Ish se tourmentait encore et se reprochait parfois d’avoir laissé partir les garçons, mais il avait eu le temps de s’habituer à leur absence, et son anxiété s’était un peu atténuée. D’ailleurs d’autres préoccupations, d’autres remords tenaient la première place dans son esprit.

Les enfants ! Leur superstition et leurs idées sur la religion ! La vérité, pensait-il, serait facile à rétablir ; il s’était promis d’intervenir dès le lendemain. Cependant, tout l’été il avait tergiversé.

Hésitait-il à parler ? Souhaitait-il que les enfants considèrent Joey comme possédant un certain pouvoir ? Au fond du cœur souhaitait-il passer lui-même pour un dieu ? Ni un jour, ni une année, un homme n’avait le droit de jouer avec cette idée dangereuse qu’il pouvait être un dieu. Mettons demi-dieu – ou tout au moins magicien.

Depuis l’incident du marteau, il observait avec curiosité l’attitude des enfants à son égard. Elle variait selon les jours. Parfois la crainte qu’il avait lue dans leurs yeux à ce moment dominait. Plus encore que Joey, il possédait le mana. Il pouvait exécuter d’étranges prouesses. Il connaissait le sens de mots étranges. Les nombres n’avaient pas de secrets pour lui. Par magie, il pouvait décrire le monde qui s’étendait au-delà de l’horizon plus loin que le Golden Gate et les îles de l’océan plus loin encore que les rochers des Farallones qui, par temps clair, se profilaient sur le ciel.

Ces enfants étaient mille fois plus naïfs et plus inexpérimentés que les enfants du même âge dans l’ancien temps. Aucun d’eux n’avait vu plus de quelques douzaines d’êtres humains. Ils étaient heureux à leur manière dans l’uniformité de rares expériences répétées à l’infini. Ils ignoraient le changement et l’imprévu qui jadis ébranlaient les nerfs des petits, mais aiguisaient leur intelligence.

Dans leur candeur, ils craignaient de voir en lui un être surnaturel qui n’appartenait pas tout à fait à la terre. Leurs regards témoignaient parfois de ce sentiment.

D’autres fois, le plus souvent à vrai dire, il était simplement leur père ou leur grand-père, ou l’oncle Ish qu’ils avaient connu toute leur vie et qui se mettait à quatre pattes pour jouer avec eux quand ils étaient bébés. Il n’était plus alors question de respect. Déjà les plus grands, selon l’habitude des adolescents, le traitaient de vieux radoteur. Et tout en le craignant un peu, ils n’hésitaient pas à lui faire des niches.

Huit jours à peine après l’incident du marteau, ils plantèrent un clou sur sa chaise, ce qui est la farce classique des écoliers. Et quand ils eurent quitté la pièce en riant sous cape, Ish découvrit qu’un autre lui avait joué le tour non moins traditionnel d’épingler à son veston un chiffon blanc qui pendait par-derrière comme une queue.

Ish se prêtait de bonne grâce à ces plaisanteries, et ne cherchait pas de coupable pour lui infliger un châtiment La familiarité des enfants l’amusait car cela lui prouvait qu’ils le considéraient comme l’un des leurs. Mais cela le chagrinait aussi un peu. Être pris pour un héros ou un demi-dieu, cela fait toujours plaisir. Et est-ce une façon de traiter un demi-dieu que de planter des clous sur sa chaise ou d’attacher des vieux chiffons dans son dos ? Cependant, après réflexion, il reconnut que les deux attitudes n’étaient pas incompatibles ni sans précédents.


Drôle de chose que d’être un dieu ! Ils amènent le veau gras aux cornes dorés au pied de votre autel et l’immolent d'un coup de hache. Vous êtes fier du sacrifice. Puis ils enlèvent la tête, les cornes, la queue et, dans la peau, ils enveloppent les entrailles. Tous ces déchets répugnants ils les brûlent en offrande et s’en vont se régaler des bons morceaux. La duperie ne passe pas inaperçue et excite le courroux divin. Vous saisissez vos foudres, vous rassemblez vos nuages les plus noirs ? Non, vous pensez : « C’est mon peuple ! » Cette année les hommes sont gras, fiers et insolents – mais souhaiterait-on que son peuple fût maigre et humilié ? L’année prochaine, si une épidémie de peste éclate, les prêtres brûleront le taureau tout entier – voire même plusieurs taureaux ! Et vous vous contentez d’un tout petit coup de tonnerre dont le bruit se perd dans le joyeux vacarme du festin. « Je ne suis pas stupide », expliquez-vous à votre fils, « mais il y a des moments où un dieu doit avoir l’air stupide. » Et vous vous demandez si vous avez bien fait de partager avec lui le secret de la divinité ; vous auriez peut-être mieux fait de l’écraser sous la première montagne venue. Cette faucille qu’il tient dans ses mains, c’est dangereux…

Vous autres aussi, divinités terribles, qui exigez des sacrifices humains, vous devez aussi fermer les yeux. Ah ! c’est magnifique et horrible ! Les gémissements de la victime et les cris de sa femme et les haches des bourreaux. Il gît là, couvert de sang, la langue pendante, tableau d’une mort immonde. Cependant bientôt, il se lève brusquement pour danser avec les autres et le jus rouge des mûres est lavé par sa sueur. Alors vous, le dieu terrible, vous faites appel à votre sagesse et vous vous rappelez seulement l’affreux spectacle de cette mort feinte, bien que tous les marmots du village rient du bon tour qu’on vous a joué.

Non, inutile de te prosterner dans la boue et de baiser la terre. Une simple inclinaison de tête suffira.


Cependant, non sans une légère appréhension, Ish tenta une expérience. Peut-être avait-il attaché trop d’importance à l’incident du marteau. Eh bien, il verrait.

Il choisit avec soin le moment – la fin d’une matinée, quelques minutes avant l’heure du repas. Il n’aurait qu’à battre en retraite s’il était trop embarrassé. Il ne lui était pas difficile, en tant que professeur, d’amener la discussion là où il voulait poser sa question d’un ton indifférent :

« Comment croyez-vous que toutes ces choses… – il eut un geste large de la main… – comment le monde a-t-il été créé ? »

La réponse ne se fit pas attendre. Weston se chargea d’exprimer l’opinion de tous.

« Eh bien, ce sont les Américains qui ont tout fait. »

Ish eut le souffle coupé. Cependant il comprit tout de suite l’origine de cette idée. Quand un enfant demandait qui avait fait les maisons, les rues ou les conserves, un des parents tout naturellement répondait que c’était les Américains. Il posa une autre question.

« Et les Américains, que savez-vous d’eux ?

— Oh ! les Américains, ce sont les vieux de l’autre monde. »

Cette fois Ish eut quelque peine à comprendre. « Vieux de l’autre monde. » Ce n’était pas une simple allusion au passé mais une sorte de mythe. « Vieux de l’autre monde », c’était sûrement des êtres surnaturels. C’était le moment où jamais de remettre les choses au point.

« J’étais…», commença-t-il. Puis il s’interrompit et rectifia, car il ne voyait pas pourquoi il emploierait le passé. « Je suis un Américain. »

En prononçant ces mots si simples, il eut une bouffée d’orgueil, comme si les drapeaux flottaient au vent, au son des fanfares. C’était un honneur dans l’ancien temps d’être Américain, on avait conscience d’appartenir à une grande nation. Il ne s’agissait pas seulement d’amour-propre, mais d’un profond sentiment de confiance, de sécurité et de fraternité avec des millions d’autres hommes. Pourtant il avait hésité à parler au présent.

Dans le silence qui suivit, il sentit tous les yeux fixés sur lui et comprit que son explication avait manqué son but. Il avait simplement tenté d’expliquer que les Américains n’avaient rien de surnaturel. Il avait essayé de dire : « Regardez-moi, je suis Ish, père et grand-père de quelques-uns d’entre vous. Je me suis mis à quatre pattes pour jouer avec vous. Vous m’avez tiré les cheveux. Oui, je suis tout simplement Ish. Et quand je dis : « Je suis Américain », je veux dire que les Américains n’avaient rien de surnaturel. Ce n’étaient que des hommes. »

Telle avait été sa pensée mais les enfants avaient mal interprété ses paroles. « Je suis Américain », avait-il dit, et ses jeunes auditeurs avaient hoché la tête, interprétant : « Oui, bien sûr, vous êtes un Américain. Vous savez des choses extraordinaires que nous, simples mortels, nous ignorons. Vous nous apprenez à lire et à écrire. Vous nous dites que la terre est ronde. Vous jonglez avec les chiffres. Vous portez le marteau. Oui, c’est évident, les gens comme vous ont fait le monde et vous êtes le dernier survivant de l’ancien temps. Vous êtes un des vieux de l’autre monde. Oui, bien sûr, "vous" êtes Américain. »

Un peu hébété, il interrogea les visages. Un silence de mort régnait. Joey lui adressa un sourire de complicité comme pour dire : « Tous les deux nous ne faisons qu’un. Moi aussi, je suis semblable à ceux de l’ancien temps. Je sais lire. Je comprends ces choses. Je porte la main sur le marteau sans que cela me nuise. »

Ish se félicita d’avoir posé cette question juste avant midi. Il ne trouvait plus ni question ni réponse. « Sortez, cria-t-il, la classe est finie ! »

CHAPITRE VI

Un jour, à la fin de l’après-midi, Ish bavardait avec Joey, ou plutôt continuait à l’instruire dans les heures consacrées au jeu. Il avait réuni des pièces de monnaie et donnait à Joey quelques notions d’économie. Joey admirait les pièces de nickel brillantes qui tintaient, ornées d’un animal étrange au dos arrondi. À l’instar des enfants de son âge même dans l’ancien temps, il préférait ces pièces aux billets portant l’image d’un homme barbu qui ressemblait un peu à oncle George. Ish s’efforçait de lui expliquer.

Il était sur le point d’y parvenir quand un bruit insolite, et cependant familier, lui fit dresser l’oreille. Le cou tendu sur le qui-vive, il écoutait, la bouche ouverte. Le son reprit, plus près cette fois ; c’était le tut tut d’un klaxon.

« Em, hurla Ish, les voilà ! « Il se leva d’un bond et les pièces s’éparpillèrent sur le sol.

En même temps que lui, Em et les enfants se précipitèrent dehors ; les chiens, au moment même où la jeep faisait son apparition, la saluèrent d’un concert de hurlements et, de tous côtés, les membres de la Tribu se précipitèrent dans la rue. La voiture était sale, fatiguée, cabossée, mais elle avait tout de même fait le voyage. Ish resta quelques secondes sans respirer. Puis les garçons, vivants et bien-portants, sautèrent à terre avec de grands cris. Ish poussa alors un soupir de soulagement et comprit combien il avait été inquiet pour eux.

Les garçons étaient là, au milieu d’une petite cohue d’enfants qui criaient. Ish restait à l’écart, un peu embarrassé. Puis un mouvement dans la jeep attira son attention. Un troisième voyageur ? Oui, l’inconnu sortait de la voiture. Alarmé brusquement, Ish se sentit mal disposé à l’égard du nouveau venu.

Une tête s’encadrait dans la portière basse. Ish vit un crâne chauve, une barbe brune, qui eût été belle si elle n’avait pas été souillée par le tabac et la poussière, hirsute, tailladée au petit bonheur avec des ciseaux. L’homme descendit et se redressa lentement.

Avec une crainte voisine de la panique, Ish l’examina. C’était un homme de haute taille, lourd, bien charpenté. Il avait les apparences de la force, mais avait témoigné de peu de vigueur en se redressant. On l’eût dit miné par une maladie organique. Son visage était bouffi, si envahi par la graisse qu’il pouvait à peine ouvrir les yeux. « Des yeux de porc ! » pensa Ish, toujours furieux.

Les enfants entouraient les voyageurs et l’homme restait immobile au milieu d’eux. Il leva la tête et aperçut Ish. Leurs regards se rencontrèrent. Les petits yeux noyés dans la graisse étaient d’un bleu étincelant. Il sourit à Ish.

Ish fit un effort pour répondre à ce sourire et releva les coins de sa bouche. « C’était à moi de commencer, pensa-t-il. Il me met à mon aise. C’est un hôte et j’aurais dû lui souhaiter la bienvenue, malgré sa mauvaise graisse. »

Pour mettre fin à cette situation gênante, Ish s’avança et saisit la main de Bob, mais il ne pouvait détourner ses pensées de l’inconnu.

« À peu près de mon âge », jugeait-il.

Bob procédait aux présentations.

« Voici notre ami Charlie », déclara-t-il simplement, et il lui assena une bonne tape dans le dos.

« Très heureux de vous voir », articula Ish non sans peine ; la banale formule de politesse avait du mal à sortir de ses lèvres. Il plongea son regard dans les étroits yeux bleus et leur adressa un défi voulu. Des yeux de porc ? Non, des yeux de sanglier. Cette enfantine couleur bleue dissimulait la force et la férocité. Les deux hommes échangèrent une poignée de main : Ish sentit qu’il était le plus faible et que le visiteur aurait pu lui faire mal s’il l’avait voulu.

Déjà Bob entraînait Charlie pour le présenter aux autres. Ish sentait croître son irritation. « Attention ! » pensa-t-il.

Il s’était fait une telle fête de ce retour ! Et voilà que la présence de Charlie gâchait tout.

Bel homme dans son genre ! Et bon camarade, à en juger par l’amitié que lui témoignaient les garçons. Mais Charlie était sale. Cela seul eût rationnellement justifié une antipathie instinctive. Charlie était sale et cette saleté, Ish en était sûr, ne s’arrêtait pas à l’extérieur : elle était profondément inscrite en lui.

La saleté, l’éternelle saleté de la terre, Ish, comme les autres, n’en était pas troublé. Mais la malpropreté de Charlie était différente. Peut-être étaient-ce ses vêtements qui donnaient cette impression. Charlie portait un de ces complets que l’on ne trouvait plus guère depuis quelques années. Il avait même le gilet, car la soirée était fraîche et les nuages bas flottaient lentement. Le costume était graisseux et on aurait pu le croire couvert de taches d’œuf si depuis longtemps les œufs n’eussent été introuvables.

La petite foule se dirigea vers la maison ; Ish fermait la marche. Le salon se trouva plein à craquer. Les deux garçons et Charlie occupaient le centre. Les enfants contemplaient avec admiration les voyageurs qui revenaient de leur expédition lointaine ; Charlie excitait leur curiosité, car ils n’avaient pas l’habitude de voir des étrangers. C’était une occasion exceptionnelle. C’eût été le moment de faire sauter le bouchon d’une bouteille de Champagne, pensa Ish, mais la glace manquait. Puis il se demanda pourquoi cette idée lui paraissait risible.

« Avez-vous réussi ? criait-on de tous les côtés à la fois. « Jusqu’où êtes-vous allés ? Et cette grande ville… quel est son nom ? »

Ish ne se laissait pas gagner par la joie générale ; à la dérobée il regardait la barbe crasseuse et le gilet taché, et sentait croître son antipathie.

« Prends garde, pensait-il. Tu ressembles au provincial qui se méfie de tout ce qui vient du dehors. Tu rabâchais que la Tribu a besoin du stimulant d’idées nouvelles et, quand un étranger se présente, sa tête ne te revient pas et tu déclares : « Son âme "est sûrement aussi sale que son complet." Voyons, souris, c’est un grand jour ! » Néanmoins ses pensées restaient moroses.

« Non, disait Bob, nous ne sommes pas allés jusqu’à New York. Nous avons atteint l’autre grande ville – Chicago. Mais ensuite les routes devenaient de plus en plus mauvaises, envahies par les arbres, obstruées par des troncs déracinés, sans parler des écoulements ; les ponts sont détruits et nous avons été obligés de faire de nombreux détours. »

Quelqu’un posa une autre question avant que Bob eût fini sa phrase. Il y avait une demi-douzaine de questions qui se voulaient toutes prioritaires. Dans le brouhaha, Ish rencontra le regard d’Ezra ; il comprit qu’Ezra partageait pour le moment ses inquiétudes et que lui aussi guettait Charlie.

Ish se sentit à la fois rassuré et justifié. Ezra avait de l’expérience et était le plus sociable des hommes. Si Ezra était si vite inquiet à propos de Charlie, il fallait se tenir prêt à toute éventualité. Son jugement en ces matières était meilleur que celui d’Ish.

« Voyons, Ish réfléchissait, tu ne sais pas du tout ce que pense Ezra. Peut-être est-il simplement troublé parce qu’il devine tes soupçons. Et toi, tu es affolé comme un sauvage dans une petite tribu qui craint que l’étranger nouvellement arrivé ne veuille lui imposer ses idées et ses dieux. »

Il tourna son attention vers le récit des voyageurs. «… Des drôles de vêtements, déclarait Dick. Des espèces de longues robes blanches, je ne sais trop quel nom leur donner, avec de longues manches de même couleur. Les hommes et les femmes sont habillés de la même façon. Ils nous ont jeté des pierres en hurlant que nous étions des êtres impurs. Ils criaient : « Nous sommes les serviteurs de Dieu ! » Nous n’avons pu les approcher. »

Em l’interrompit. Sa voix cadencée et sonore, grave mais féminine, s’éleva au milieu des exclamations aiguës de la petite foule surexcitée. Tout autre eût été obligé de frapper sur la table et de réclamer l’attention. Mais, pour l’écouter, tout le monde se tut. Pourtant elle ne criait pas et ne prononçait que des paroles banales.

« Il est tard, disait-elle. C’est l’heure de dîner. Les garçons ont faim…»

Evie eut un dernier petit fou rire stupide, puis elle se tut aussi.

Em disait que chacun devait retourner chez soi et revenir plus tard. Ish observait Charlie et savait qu’Ezra en faisait autant. Les yeux de Charlie s’attardèrent peut-être un peu trop longtemps sur Em. Puis son regard se posa sur les cheveux blonds d’Evie, semblant évaluer sa beauté. Tous se levaient et se préparaient à partir. Dick invita Charlie à dîner chez Ezra.

Le repas servi, quand ils eurent pris place autour de la table, ce fut un nouveau feu roulant de questions. Ish laissa surtout Em interroger Bob. Elle montrait ses petites anxiétés maternelles. Leur santé avait été bonne ? Ils mangeaient assez ? Ils n’avaient pas froid la nuit ?

Quant au voyage lui-même, on en parlerait après le dîner, quand tout le monde serait réuni. Ish avait quelque scrupule à harceler Bob au sujet de Charlie, mais il ne put résister à la tentation et Bob parla sans réticence.

« Oh ! dit-il, Charlie ? Nous l’avons rencontré voici une dizaine de jours tout près de Los Angeles. Il y a pas mal de gens aux environs de cette ville. Certains forment des groupes comme nous ; d’autres sont éparpillés. Charlie était tout seul.

— Tu lui as offert une place dans la jeep ou c’est lui qui l’a demandée ? »

Ish était très attentif. Surpris par cette question, Bob ne manifesta aucun trouble cependant.

« Oh ! je ne me rappelle pas. Je ne sais pas ce que je lui ai dit. C’est peut-être Dick. »

Ish se replongea dans ses réflexions. Charlie avait peut-être des raisons pour quitter Los Angeles. Mais Ish n’avait pas le droit de calomnier un homme sans lui permettre de se défendre. « Il raconte des histoires tordantes, reprit Bob. C’est un chic type ! » Des histoires tordantes, oui, et d’un genre facile à imaginer. La Tribu avait son franc-parler et appelait les choses par leur nom. Le concept d’obscénité avait disparu essentiellement par la pauvreté du vocabulaire, au moins chez les jeunes. L’obscénité était morte de sa bonne mort, en même temps peut-être que l’amour romanesque. Mais Charlie pouvait raconter des anecdotes graveleuses. Ish n’avait jamais été très prude, cependant son antipathie prit la forme d’une indignation vertueuse ; pourtant il se répétait qu’il ne savait absolument rien de Charlie, si ce n’est que les garçons le traitaient de « chic type ». Il déplorait amèrement que l’eau soit venue à manquer, les motivant pour une action tournée vers l’avenir et ayant permis d’introduire cet intrus parmi eux.

Après le repas, un feu de joie allumé sur la colline attira toute la Tribu. Les enfants chantaient à tue-tête et se faisaient des blagues. Le retour des garçons justifiait ces réjouissances.

Tant bien que mal, dans l’excitation générale, les voyageurs terminèrent leur récit. La grand-route de Los Angeles leur avait présenté seulement quelques obstacles mineurs provoqués par les inondations et les éboulements, mais dont les quatre roues de la jeep étaient venues à bout. Les fanatiques en robes blanches, qui s’intitulaient les serviteurs de Dieu, habitaient Los Angeles. L’idée fixe de la religion leur avait été inculquée par un survivant assez énergique pour leur imposer ses volontés, tandis que la Tribu, livrée à elle-même, se désintéressait de ces questions.

En quittant Los Angeles, les garçons avaient pris la route 66, comme l’avait fait Ish lui-même dans les jours qui avaient suivi le Grand Désastre, alors qu’il n’était guère plus âgé qu’eux. La route qui traversait le désert était excellente, quoique çà et là envahie par le sable. Le pont sur le Colorado, un peu branlant, était encore empruntable.

Un groupe d’Indiens pueblos était fixé près d’Albuquerque. D’après la description des garçons, Ish conclut que les quelques douzaines de membres de cette colonie, bien que n’ayant pas le teint très brun, étaient de race indienne, car ils se consacraient à la culture du blé et des haricots, ainsi que les Indiens pueblos l’avaient fait pendant des siècles. Seuls quelques-uns parmi les plus âgés parlaient anglais. Repliés sur eux-mêmes, ils regardaient les étrangers d’un œil soupçonneux. Ils avaient des chevaux, ne se servaient pas d’automobiles et se tenaient loin des villes le plus souvent.

De là, les garçons avaient pris la direction de Denver, puis traversé les plaines. « Nous avons suivi une route, expliqua Bob. Ça commence comme 66. » Il s’arrêta, hésitant. Ish réfléchit une minute, puis comprit que l’adolescent parlait de l’autoroute 6. Sur les écriteaux encore intacts, Bob avait remarqué un chiffre – un seul – d’une forme familière, mais dont il ignorait le nom. Ish eut honte de l’ignorance de son fils.

L’autoroute 6 leur avait permis de gagner l’extrémité du Colorado et de traverser les plaines du Nebraska.

« Les vaches ne manquaient pas, intervint Dick. On ne voit que ça.

— Avez-vous vu les grandes avec des bosses sur le dos ? demanda Ish.

— Oui, quelques-unes, dit Dick.

— Et l’herbe ? Est-elle droite et haute avec un épi rempli de petits grains ? À votre premier passage, elle devait être tendre et laiteuse et, à votre retour, vous avez pu la voir dorée avec les grains durs. C’est du blé.

— Non, nous n’avons rien vu de ce genre.

— Et le maïs ? Vous savez ce que c’est. On le cultivait là, près du rio Grande.

— Non, le maïs ne pousse pas à l’état sauvage. »

À partir de là, les chemins étaient très souvent bloqués, car l’humidité favorisait une végétation luxuriante dans ce pays de pluies denses et d’hivers rigoureux. Le macadam, crevassé et fendillé, par l’action du froid, divisé en tronçons, était envahi par les herbes, et même les buissons et les jeunes arbres. Tant bien que mal ils avaient traversé ce qui jadis était l’Iowa.

« Nous sommes arrivés au grand fleuve, dit Bob. C’est le plus grand de tous, mais le pont est encore solide. »

Enfin ils avaient pénétré dans Chicago, maintenant simple désert de rues vides. La ville était peu hospitalière, pensa Ish, quand les vents d’hiver se déchaînaient sur le lac Michigan. Il n’était pas surprenant que les gens, qui n’avaient que l’embarras du choix, se soient empressés d’aller ailleurs, et la grande cité au bord du lac n’était plus peuplée que de fantômes.

Au sortir de Chicago, ils s’étaient égarés dans le labyrinthe des routes par une journée grise et nuageuse, et avaient suivi la direction du sud au lieu de continuer vers l’est.

« Aussi, dit Bob, nous avons pris dans un magasin un de ces machins qui indiquent la direction. » Il interrogea Ish du regard.

« Une boussole, dit Ish.

— Nous n’en avions pas eu besoin jusque-là mais ensuite elle nous a aidés à retrouver le bon chemin et nous sommes arrivés au bord d’un fleuve que nous n’avons pu traverser. »

Le Wabash, pensa Ish. Les ponts avaient été emportés par des inondations successives au cours de ces vingt-deux années, peut-être même en une seule fois. Le sud n’offrait aucun passage et Bob et Dick avaient rejoint au nord l’autoroute 6 qui suivait plus ou moins une hauteur.

Le voyage vers l’est se transformait en vraie corvée. Les inondations, les tempêtes et le gel avaient transformé les autoroutes autrefois larges et lisses en chaussées grossières constituées de morceaux de ciment mêlés de graviers, qui disparaissaient sous la végétation et un enchevêtrement d’arbres abattus. Parfois la jeep se frayait un passage dans les buissons ou contournait les troncs d’arbres. Mais le plus souvent les garçons, la pelle ou la hache à la main, entreprenaient contre la nature une lutte épuisante. La solitude aussi commençait à leur peser.

« Un jour il faisait très froid et le vent du nord soufflait, avoua Dick. Nous avions peur. Nous nous rappelions ce que vous nous aviez dit de la neige et nous pensions que nous ne retournerions jamais chez nous. »

Quelque part, probablement près de Toledo, saisis de panique, ils avaient fait demi-tour. Des pluies diluviennes commençaient à inonder les routes. Ils se demandaient si les ponts des grands fleuves ne seraient pas emportés ; dans ce cas, ils se trouveraient à jamais séparés de leur famille. Au lieu de pousser vers le sud selon le souhait d’Ish, ils étaient revenus sur leurs pas, un peu rassurés chaque jour de retrouver des paysages connus. Le retour, par conséquent, ne leur avait rien appris de plus.

Ish ne leur adressa pas de reproches. Il les loua, au contraire, de leur énergie et de leur intelligence. C’était lui qu’il blâmait de les avoir envoyés vers Chicago et New York, les grandes villes de l’ancien temps. Il aurait mieux fait de choisir une route méridionale vers Houston et la Nouvelle-Orléans, loin de l’inhospitalier domaine des durs hivers du Nord. Cependant, à l’est de Houston, les inondations avaient dû être catastrophiques et la végétation avait dû croître bien plus qu’au nord. L’Arkansas et la Louisiane s’étaient sans doute transformées en jungle beaucoup plus rapidement que l’Iowa et l’Illinois.

Les enfants, de leurs rondes et de leurs cris, entouraient le feu de joie. Cela n’avait-il pas quelque chose de primitif ? Ou bien cette exubérance était-elle naturelle ? Evie, dont l’esprit n’avait pas atteint la maturité, dansait aussi. Ses cheveux blonds flottaient derrière elle.

Ish, assis, suivait le fil de ses pensées. La découverte essentielle de cette expédition était que l’Amérique retournait à l’état de nature. Mais on ne pouvait s’attendre à autre chose. L’important, c’était le contact établi avec deux autres groupements – si l’on pouvait parler de contact alors que ces groupements repoussaient toutes les avances des étrangers. Était-ce un simple préjugé ou un profond instinct de conservation ?

Pourtant la certitude que des êtres humains vivaient à Los Angeles et aux environs d’Albuquerque allégeait un peu l’angoisse de la solitude.

Deux petites colonies découvertes en un seul voyage, l’aller et le retour par le même chemin ! Cela permettait de supposer l’existence de douzaines d’autres sur le territoire des États-Unis. Ish pensa aux Noirs qu’il avait vus dans l’Arkansas tant d’années auparavant. Dans ce pays fertile, aux hivers sans rigueurs, pourquoi ces trois Noirs n’auraient-ils pas survécu et formé le noyau d’une agglomération d’hommes de diverses races. Évidemment, par ses mœurs et ses façons de penser, cette petite société serait très différente des autres fixées dans le Nouveau-Mexique et en Californie. Cette divergence de vues poserait plus tard de nouveaux problèmes.

Mais le moment convenait mal aux méditations philosophiques. Les danses et les cris des enfants se transformaient en véritable bacchanale. Les aînés, même ceux qui étaient déjà mariés, ne purent résister à ce spectacle et se mirent de la partie. Ils jouaient à faire claquer un fouet avec d’autant plus d’excitation que celui qui devait éviter l’extrémité du fouet devait également faire attention au feu. Soudain Ish sursauta. Charlie prenait part au jeu. Entre Dick et Evie, il brandissait le fouet. La présence d’une grande personne dans leurs rangs, et surtout de cet étranger, redoublait la joie des enfants.

Ish chercha des arguments propres à calmer son irritation. « Pourquoi pas ? Pourquoi Charlie ne se fût-il pas mêlé au jeu ? Je ne vaux pas mieux que ces gens de Los Angeles et d’Albuquerque qui repoussent les nouveaux venus ! Pourtant je crois que j’aurais été bien content si Charlie n’avait pas été tel qu’il est. »

Malgré ses efforts, Ish était incapable de réprimer son antipathie. Il considérait maintenant d’un autre œil le voyage des garçons. Aussi importante que pût être pour l’avenir la découverte des diverses colonies, Charlie présentait un problème immédiat.

L’heure s’avançait et les mères réunissaient leurs enfants. La fête était finie, mais la plupart des grandes personnes suivirent Ish et Em pour causer encore un peu avec les deux garçons et Charlie.

« Asseyez-vous là », dit Ezra à Charlie en lui montrant le grand fauteuil au coin de la cheminée. C’était la place d’honneur, la plus confortable aussi. Ish pensa que c’était bien à Ezra d’établir si vite de bonnes relations avec les gens. Lui-même, bien que le maître de maison, n’y avait pas pensé et l’hôte pouvait douter qu’il fût le bienvenu. Et Ish se demanda si ce n’était pas précisément ce qu’il souhaitait.

La soirée était fraîche et Ezra réclama du feu. Les garçons apportèrent du bois et bientôt les bûches pétillaient joyeusement en répandant une agréable chaleur.

La conversation s’engagea. Comme de coutume, c’était Ezra qui la dirigeait. Charlie déclara qu’il avait soif. Jack lui apporta une bouteille de cognac. Il vida plusieurs fois son verre sans manifester aucun signe d’ivresse.

« Décidément, je n’arrive pas à me réchauffer, remarqua Ezra.

— Vous ne vous sentez pas souffrant ? » demanda Em.

Ish eut un petit frisson. La maladie était si rare parmi eux que le moindre malaise était un événement.

« Je ne sais pas, répondit Ezra. Si c’était l’ancien temps, je penserais que je me suis enrhumé. Il ne peut être question de cela maintenant. »

Ils ajoutèrent du bois dans la cheminée ; la chaleur devint bientôt insupportable. Ish enleva son sweater et resta en manches de chemise. Charlie se débarrassa aussi de sa veste et déboutonna son gilet, mais le garda.

George, installé confortablement sur le divan, s’endormit mais la conversation ne n’en ressentit pas. Charlie continua de boire ; effet de la chaleur du feu ou de l’alcool, des gouttelettes de sueur perlaient à son front, mais il conservait sa lucidité.

Ish s’apercevait maintenant qu’Ezra cherchait à soutirer à Charlie des renseignements sur lui-même. Sa diplomatie était en pure perte, car Charlie ne faisait pas mystère de sa vie passée.

« Puis elle a claqué, expliquait-il. Nous vivions ensemble depuis quelques années, dix ou douze, je pense. Après la mort de ma femme, je n’ai pas voulu rester là plus longtemps. La tête de vos garçons m’a plu et me voici ! »

En l’écoutant, Ish sentait qu’il faisait volte-face. Les garçons, qui avaient passé quelque temps avec Charlie, l’appréciaient grandement. Peut-être cet homme fort et gai serait-il une bonne recrue pour la Tribu. En attendant, Charlie suait à grosses gouttes.

« Charlie, proposa Ish, vous feriez mieux d’enlever votre gilet, vous seriez plus à l’aise. » Charlie sursauta, mais ne répondit pas.

« Je suis désolé, dit Ezra, je ne sais pas ce que j’ai. Je ferais mieux de rentrer chez moi et de me coucher. » Mais il ne bougea pas.

« Vous ne couvez pas un rhume, Ez, dit Em ; personne ici n’a jamais de rhume. »

Charlie accepta de s’éloigner du feu mais avec sa bouteille de cognac, et il garda son gilet.

Les deux chiens de la maison s’approchèrent pour le flairer. Même les chiens s’intéressaient à l’étranger qui devait porter sur lui de nouvelles odeurs. Mais ils ne manifestèrent aucun mauvais vouloir. D’abord sur le qui-vive, ils acceptèrent avec des transports de joie et des battements de queue les avances amicales de Charlie leur grattant le dos et leur tirant les oreilles. Ish, toujours un peu déconcerté en présence des êtres humains, passait d’un extrême à l’autre. Tantôt, séduit par la force et le charme de Charlie, il se sentait attiré vers lui ; tantôt son antipathie reprenait le dessus ; son prestige dans la Tribu était menacé par l’arrivée de cet homme et il ne voyait plus en lui qu’une incarnation du mal.

Enfin George s’éveilla, étira ses membres lourds et se leva en annonçant son intention d’aller se coucher. Les autres se préparèrent à partir avec lui. Ish comprit qu’Ezra avait quelque chose à lui dire et il l’entraina dans la cuisine.

« Vous êtes souffrant ?

— Moi ? dit Ezra. Je n’ai jamais été mieux portant de ma vie. »

Ezra sourit et Ish commença à comprendre. « Vous n’aviez pas froid ? demanda-t-il.

— Je n’ai jamais eu moins froid de ma vie, riposta Ezra. Je voulais voir si Charlie enlèverait son gilet. Cela m’eût étonné d’ailleurs. Et il s’en est bien gardé. Mes soupçons s’en trouvent confirmés. Il a agrandi la poche de son gilet et il y cache un de ces joujoux qu’on faisait jadis à l’intention des dames pour mettre dans leur sac. Un joujou d’armurier.

Ish éprouva un brusque soulagement. Un simple revolver ! Ce serait facile de le désarmer. Sa joie fut de courte durée.

« Je voudrais savoir à quoi m’en tenir sur lui, continuait Ezra. J’ai parfois l’impression qu’il a quelque chose de laid, de sale, de vil dans son cœur. À d’autres moments, je crois qu’il sera mon meilleur ami. En tout cas, c’est un homme qui sait ce qu’il veut et qui l’obtient généralement. »

Ils retournèrent dans le salon ; George souhaitait le bonsoir.

« C’est le plus grand bonheur que nous ayons connu depuis longtemps, disait-il à Charlie. Nous avions besoin d’un autre homme fort. Nous espérons que vous vous fixerez parmi nous. »

Un chœur d’approbations s’éleva ; puis tous, y compris Charlie et Ezra, sortirent.

Ish resta avec ses pensées. Il avait essayé de se joindre au chœur, mais sa langue était restée paralysée et sa bouche sèche. Et il répétait tout bas : « Quelque chose de sale, de laid, de vil dans son cœur. »

CHAPITRE VII

Après leur départ, Ish se souvint d’un geste qu’il n’avait pas fait depuis des années. Sa décision prise, il se demanda si ce pourrait être encore possible. Mais la porte arrière de la cuisine avait gardé son verrou. Il se rappelait que sa mère l’avait fait mettre parce qu’elle ne se fiait pas aux serrures ordinaires. Il le tira. Puis il vérifia la fermeture de la porte de devant.

Jamais depuis le Grand Désastre, il n’avait eu l’idée de donner un tour de clé. La Tribu ne comptait pas un seul individu suspect ; un étranger n’aurait pu échapper à la surveillance des chiens. Et voilà que s’était introduit chez eux un homme qui inspirait la méfiance et qui avait fait ses amis des chiens ! Était-ce par calcul qu’il avait caressé les chiens ?

Ish se coucha et fit part de ses craintes à Em ; elle ne s’émut pas outre mesure. Il la jugeait parfois un peu passive.

« Et pourquoi n’aurait-il pas un revolver dans sa poche ? demanda-t-elle. Tu emportes bien une arme quand tu sors.

— Je ne la cache pas et je n’ai pas peur d’enlever mon gilet et de rester un moment désarmé.

— C’est vrai, mais permets-lui d’être nerveux et gêné. Il t’est antipathique ; tu ne lui plais peut-être pas davantage. Il se sent au milieu d’étrangers… cerné. »

Une nouvelle vague de rancune, presque de colère contre Charlie, l’intrus, submergea Ish.

« Oui, dit-il, mais nous sommes chez nous ici ; c’est à lui de s’adapter à nous ; et non le contraire.

Tu as raison, chéri, n’en parlons plus. J’ai sommeil. »

S’il y avait une chose qu’Ish enviait à Em, c’était son don de s’endormir au moment même où elle déclarait qu’elle avait sommeil. En ce qui le concernait, il faisait fuir le sommeil en l’appelant et il était impuissant à freiner l’activité de son esprit. Justement une idée nouvelle venait le bouleverser. Il s’imaginait aux prises avec Charlie dans une lutte à mort. Si l’union des membres de la Tribu avait été cimentée par une organisation véritable ou symbolique, l’arrivée d’un étranger, aussi fort qu’il fût, eût présenté peu de danger. Maintenant il était peut-être trop tard. L’étranger était là et on devait le rencontrer d’individu à individu.

Et Charlie n’était pas un adversaire médiocre. Déjà, il avait gagné la fidélité et l’amitié de Dick et de Bob et sans doute de leurs cadets. George l’admirait. Ezra hésitait. D’où venait son charme étrange derrière sa force ?

L’indéniable sympathie que tous témoignaient à Charlie était un mystère aux yeux d’Ish. Mais n’était-il pas aveuglé par ses préjugés contre un homme qu’il sentait son rival ? En tout cas, une chose était sûre. La lutte ne tarderait pas à s’engager entre eux. Quelle forme prendrait-elle ? Il n’en savait encore rien. Mais ce serait un duel, puisque la Tribu ignorait la solidarité qui est le propre d’un État.

Au pis aller, ce serait la lutte de deux partis menés par deux chefs rivaux. Sur qui Ish pouvait-il compter ? Il n’était pas à proprement parler un chef. Il l’était plutôt par défaut, parce que George était trop stupide et Ezra trop insouciant pour lui faire concurrence. Oh ! intellectuellement, bien sûr, il les dépassait tous ! Mais s’il dispute le pouvoir à un autre, l’intellectuel est toujours battu. Ish revit les yeux d’un bleu enfantin et trompeur ; jamais des yeux noirs n’auraient pu être aussi froids.

« Qui s’enrôlera sous mon étendard ? » se demanda-t-il dramatiquement. Em elle-même était, semblait-il, près de déserter. Elle avait ri de ses craintes et pris la défense de Charlie. Ish redevint le petit garçon effarouché de l’ancien temps. De tous ceux qui l’entouraient, Joey seul pouvait le comprendre, vraiment c’était le seul sur lequel il pouvait compter. Et Joey n’était qu’un enfant, petit et faible pour son âge. De quel secours serait-il contre Charlie ? « Non, non, pas des yeux de porc, pensa-t-il de nouveau ; des yeux de sanglier. »

Il finit pas s’emporter contre lui-même : « C’est la folie de minuit ; ce sont les idées extravagantes qui naissent dans les ténèbres quand on ne peut fermer l’œil. » Et il réussit à faire le vide dans son esprit et à s’endormir.

Le lendemain matin, la situation lui parut meilleure, pas toute rose, certes, du moins beaucoup moins sombre. Il déjeuna d’assez bonne humeur, content de revoir Bob à sa place accoutumée et d’obtenir de nouveaux détails sur le voyage.

Puis, juste au moment où il se sentait plus léger, tout fut remis en question. Bob déclarait : « Eh bien, je m’en vais retrouver Charlie. »

Ish eut sur le bout de la langue un conseil paternel : « À ta place, je laisserais cet homme tranquille. » Mais, d’un regard, Em l’engagea à se taire et il comprit que, s’il était interdit de le voir, Charlie n’en paraîtrait que plus attrayant. Il se demandait encore quelle fascination exerçait Charlie sur les deux garçons.

Bob s’en alla et, leurs petites corvées matinales expédiées, les autres enfants le suivirent.

« Qu’est-ce donc qui les fascine ainsi ? demanda Ish à Em.

— Oh ! ne te tourmente pas, dit-elle. C’est simplement l’attrait de la nouveauté. N’est-ce pas naturel ?

— Nous pouvons nous attendre à des difficultés.

— Peut-être », admit Em. C’était la première fois qu’elle en convenait. Et aussitôt elle détourna le cours des pensées d’Ish par une seconde remarque. « Prends bien garde que ce ne soit pas toi qui déclenche ces difficultés.

— Que veux-tu dire ? » cria Ish avec irritation, lui qui ne s’emportait jamais contre Em. « Tu crois que nous allons nous disputer la première place ?

— Je crois que tu devrais aller voir ce qui se passe là-bas », proposa-t-elle sans répondre à sa question.

Le conseil lui parut bon ; sa curiosité y trouvait son compte. Il s’apprêta à les suivre, mais quand il eut ouvert la porte, il hésita et l’ayant refermée s’attarda sur le perron. Ses mains étaient étrangement vides, quelque chose lui manquait, et il se sentait sans défense et il pensa rentrer pour se munir d’un revolver. Dans le voisinage des maisons, les armes à feu étaient inutiles, car les chiens faisaient bonne garde ; il pouvait prétexter une excursion lointaine. De toute façon, un revolver dans ses mains équivaudrait à une déclaration d’hostilités – ce serait aussi un aveu de faiblesse. Pourtant il ne se décidait pas à partir sans rien.

Il retourna dans la maison et aperçut le marteau sur la cheminée. « Nous y voilà ! pensa-t-il avec colère. Tu ne vaux pas mieux que les enfants. Et tu te laisses influencer par leurs idées stupides. » Malgré tout, il saisit le marteau et l’emporta. Son poids et sa solidité étaient un réconfort. Sa main droite, qui étreignait le manche dur, n’avait plus cette sensation de vide.

De l’endroit où on avait fait le feu de joie retentissaient des cris et des rires et il se dirigea de ce côté. Il était seul et soudain il fut accablé par le poids de l’isolement.

Il ne se sentait plus la force d’avancer. Une fois de plus, il était la fourmi égarée loin de sa fourmilière, l’abeille chassée de la ruche détruite, le petit enfant sans mère ! Il s’arrêta, trempé de sueur froide. Les États-Unis d’Amérique n’étaient qu’un souvenir du passé. Il devait se défendre – seul ou avec l’appui qu’il pourrait trouver. Plus de gendarmes, de shérif, de magistrats, de juges à qui faire appel.

Il serra le manche du marteau avec tant de force que les jointures de ses doigts craquèrent. « Je ne veux pas retourner en arrière », pensa-t-il. Puis il rassembla tout son courage et, lentement, avança un pied après l’autre.

Quand il eut fait quelques pas et que l’action eut gagné sur la pensée, il se sentit mieux. Il apercevait maintenant le groupe un peu plus haut, près des cendres du feu de joie. Presque tous les jeunes étaient là ainsi qu’Ezra. Debout ou assis, tous se pressaient autour de Charlie qui parlait, riait et plaisantait. C’était exactement le spectacle auquel s’attendait Ish. Mais quand il fut plus près, une vague glacée partit de son cœur et se répandit jusqu’aux extrémités de ses doigts et de ses orteils. Le manche de bois tremblait dans l’étau de sa main droite.

Au centre du groupe, Evie, l’idiote, se tenait tout près de Charlie et jamais Ish n’avait vu cette expression sur son visage.

Ish était à environ dix pas de Charlie quand il remarqua Evie. Il s’arrêta. Quelques-uns des enfants l’avaient vu, mais l’histoire était trop passionnante pour l’interrompre. Bien qu’il fût là en chair et en os, sa présence n’était pas officiellement reconnue.

Il laissa passer quelques instants qui lui parurent très longs. Pourtant les battements de cœur ne furent que quelques-uns. La vague glacée refluait. Il se retrouvait prêt à agir. Il se réjouissait presque. Ses craintes se concrétisaient, et la pire des difficultés, si elle affecte une forme précise, est préférable à des brumes vagues et insaisissables. On ne peut combattre une simple évocation du mal.

Il resta encore immobile, le temps de quelques battements de cœur. La crise éclatait brusquement. C’était caractéristique de la nouvelle façon de vivre. Dans l’ancien temps, les événements mijotaient interminablement et vous lisiez les journaux pendant des semaines et des mois avant que les ouvriers se mettent en grève ou que les avions lâchent leurs bombes. Mais dans cette société restreinte, une crise était rapidement mise au jour.

Evie était au centre du groupe ; habituellement elle se tenait à l’écart. Et alors qu’elle n’accordait en général qu’une attention distraite à ce qui se passait, elle contemplait Charlie et buvait toutes ses paroles, dont elle ne comprenait certes pas grand-chose. Ce n’était pas l’histoire qui la captivait. Leurs deux corps se touchaient.

Était-ce pour en venir là, se demanda Ish avec amertume, qu’ils avaient pris soin d’Evie ? Ezra l’avait trouvée couverte de crasse, hirsute, vivant comme une bête dans la saleté, avec tout juste assez d’intelligence pour ouvrir ces boîtes de conserve qui lui tombaient sous la main et se nourrir de leur contenu sans aucune préparation. N’eût-il pas mieux valu mettre à sa portée un poison sucré, contre les fourmis ? Eh bien, depuis des années ils avaient pris soin d’elle et son existence n’était un plaisir ni pour eux ni pour elle sans doute. La compassion humanitaire qu’elle leur inspirait était un reste du passé.

Evie, telle qu’il la voyait maintenant au centre du groupe, lui faisait l’effet d’une étrangère. C’est souvent la conséquence de la vie en commun : on ne voit plus le tableau accroché au mur devant soi et la personnalité des êtres que vous connaissez depuis des années perd ses caractéristiques individuelles. Evie, il s’en apercevait brusquement, était dans tout l’épanouissement de sa beauté blonde. Bien entendu, ses yeux étaient étranges et son visage un peu hébété, cela, Ish ne pouvait jamais l’oublier. Mais, pour un homme comme Charlie, ces détails avaient peu d’importance. Oui, selon l’expression d’Ezra, Charlie savait ce qu’il voulait et l’obtenait sans délai. Pourquoi eût-il tergiversé ?

Les doigts d’Ish se crispèrent autour du manche du marteau. C’était un réconfort, mais cela ne valait pas un revolver.

Un brusque éclat de rire salua une phrase de Charlie. Evie s’esclaffait aussi très haut de façon hystérique. Charlie se pencha et lui pinça la taille. Elle poussait un cri aigu de petite fille. Puis Ish s’approcha ; sa présence devint officielle et tous se tournèrent vers lui. Ils l’attendaient, Ish le comprit immédiatement ; inquiets de ces événements inattendus, ils ne savaient quelle attitude prendre. Ish s’avança vers Charlie, le marteau dans sa main droite et il eut soin de ne pas serrer le poing gauche malgré la colère qui lui montait.

Tandis qu’Ish s’approchait, Charlie, d’un geste presque nonchalant, prit Evie par la taille et l’attira près de lui. Surprise, elle céda sans protester. Charlie leva les yeux vers Ish et lui adressa une muette provocation. Ish, sans un mot, releva le défi et se sentit plus calme. Dans de tels moments, on a besoin de tout son sang-froid. La nécessité de l’action éclaircissait ses idées.

« Laissez-nous seuls quelques instants », ordonna-t-il d’une voix forte. Tout prétexte était superflu. Tous savaient ce qui allait se passer.

« J’ai à parler à Charlie. Ezra, ramenez Evie auprès de Molly. Elle a grand besoin d’un coup de peigne. »

Personne ne protesta ; ils se dispersèrent avec une hâte à laquelle la peur n’était pas étrangère. En laissant partir Ezra, Ish perdait son meilleur allié, mais le retenir eût été un aveu de faiblesse devant tous les autres, y compris Charlie.

Ils restèrent en tête à tête – Ish debout, Charlie toujours assis. Charlie ne manifesta pas l’intention de se lever et Ish s’assit. Il ne voulait pas demeurer raide quand l’autre était paresseusement à terre. Charlie ne portait pas de veste et avait déboutonné son gilet, ce qui lui donnait une apparence débraillée. À quelque deux mètres de distance, ils se dévisageaient, assis dans l’herbe.

Ish ne vit aucune raison pour tourner autour du pot.

« J’ai une seule chose à vous dire : Laissez Evie tranquille. »

Charlie se montra aussi catégorique.

« Qui me donne cet ordre ? »

Ish pesa sa réponse. « Nous ? » C’était vague. « Nous autres, la Tribu ? », c’était mieux mais Charlie éclaterait de rire. Il prit une décision.

« C’est moi qui vous l’ordonne. »

Charlie ne répondit rien. Il ramassa quelques petits cailloux et les fit sauter paresseusement dans sa main gauche, puis les éparpilla. Rien n’aurait pu indiquer plus clairement son mépris.

« Je pourrais vous répondre par des blagues vieilles comme le monde, dit-il enfin. Vous les connaissez ; inutile d’insister. Je suis brave type. Expliquez-moi pourquoi vous voulez que je laisse Evie tranquille ? C’est votre amie ?

— C’est très simple, rétorqua Ish. Nous sommes quelques-uns ici, pas des génies bien sûr, mais pas des imbéciles non plus. Nous ne tenons pas à nous encombrer de gosses à moitié idiots comme le seraient fatalement les enfants d’Evie. »

Ces mots à peine sortis de sa bouche, il se repentit de les avoir prononcés. Comme tout intellectuel, il préférait la discussion à l’ordre catégorique et il avait ainsi admis que son ordre n’était pas effectif. Il passait au second plan et Charlie était devenu le chef.

« Zut ! dit Charlie. Et vous croyez que si elle avait dû avoir des gosses, ce ne serait pas déjà fait avec tous ces garçons autour de ses jupes ?

— Les garçons n’ont jamais touché Evie, déclara Ish. Ils ont grandi avec elle et la respectent. Et d’ailleurs nos fils se sont mariés aussitôt que possible. »

Ses arguments, il en avait conscience, devenaient de plus en plus faibles.

« Vraiment ! » dit Charlie avec l’aplomb d’un homme sûr de lui. « Vous devriez vous réjouir que je jette mon dévolu sur la seule qui soit libre. Et si j’avais eu le béguin pour une des autres ? Quel pétrin ! Vous devriez me dire merci. »

Désespérément Ish chercha une réponse. Que pouvait-il ajouter ? Il ne pouvait le menacer de la police ou des magistrats. Il avait lancé le défi mais avait perdu la bataille.

Non, il n’y avait rien de plus à dire. Ish se leva, fit volte-face et s’éloigna. Un souvenir lui revint à l’esprit : un jour, juste après le Grand Désastre, il avait ainsi tourné les talons pour quitter un homme avec l’impression qu’il allait recevoir une balle dans le dos. Cependant il n’avait pas peur et son humiliation n’en était que plus grande. Charlie n’avait pas besoin de le tuer puisqu’il sortait vainqueur du duel.

La rage au cœur, Ish se dirigea vers sa maison. Il avait oublié combien l’humiliation est amère. Le marteau n’était qu’un poids et non un symbole de puissance. Pendant des années, la vie s’était écoulée sans heurts et il jouait le rôle de chef. Mais il n’était pas tellement différent de l’étrange jeune homme dont il gardait à peine le souvenir : le jeune homme de l’ancien temps avant le Grand Désastre ; celui qui redoutait les bals, qui n’était jamais tout à fait à l’aise en société et n’avait aucune qualité de chef. Il avait beaucoup changé, mais il ne le pouvait pas davantage.

Rempli d’amertume, il franchit la porte de sa maison. Em l’attendait. Il posa le marteau. Il la prit dans ses bras, ou ce fut elle, peut-être, qui s’élança vers lui, il n’était pas sûr. Mais, aussitôt sa confiance revint. Em n’était pas toujours de son avis. La veille, par exemple, au sujet de Charlie ; pourtant c’était toujours auprès d’elle qu’il venait chercher un renouveau de force.

Ils s’assirent sur le divan et il lui raconta toute l’histoire.

Avant même qu’elle eût ouvert la bouche, sa tendresse était un baume qui effaçait la cuisante humiliation.

« Quelle imprudence ! dit-elle enfin. Tu aurais dû garder les garçons avec toi. Il aurait pu te tuer. Tu n’as pas ton pareil quand il s’agit de penser et de savoir des choses, mais tu ne connais pas les hommes comme ça. » Et elle prit la tête des opérations.

« Va chercher Ezra, George et les garçons, dit-elle. Non, je vais envoyer un des enfants. Personne n’a le droit de se comporter ainsi et de nous donner des ordres. »

Oui, il avait commis une erreur. Il avait eu tort de se croire seul. Aussi restreinte et faible qu’elle fût, la Tribu avait assez de force pour se joindre à lui chaleureusement George arriva le premier. Ezra le suivait. Les yeux d’Ezra se posèrent successivement sur George et sur Em. « Il y a quelque chose, pensa Ish, qu’il ne veut dire qu’à moi. »

Mais Ezra ne fit aucune tentative pour l’attirer à l’écart et se borna à contempler Em avec embarras.

« Molly a enfermé Evie dans une chambre du premier étage », annonça-t-il. Ezra, si poli et tellement civilisé, éprouvait quelque gêne à faire allusion en public à la flambée de passion d’une fille simple d’esprit, causée par les caresses d’un homme.

« Qui l’empêchera de sauter par la fenêtre ? demanda Ish. « Rien, je pense », répondit Ezra.

— Je pourrais mettre des barreaux, proposa George avec empressement, eu boucher la fenêtre. »

Ils se mirent tous à rire malgré la gravité de la situation. George était toujours prêt à exécuter de petits travaux de menuiserie dans les maisons. Mais on ne pouvait enfermer Evie jusqu’à la fin de ses jours.

Jack et Roger, les fils d’Ish, arrivèrent ; puis parut Ralph, le dernier du trio.

La présence des garçons détendit un peu l’atmosphère ; tous s’assirent confortablement. C’était à Ish à prendre la parole, il savait que c’était ce qu’ils attendaient de lui et il regrettait de n’avoir pas eu le loisir de se préparer. L’organisation même d’un nouvel État était en jeu et le temps manquait pour écrire tranquillement une constitution avec un bon vieux préambule. Il fallait d’abord passer à l’action et résoudre un problème épineux très particulier.

« Qu’allons-nous faire au sujet d’Evie et de ce Charlie ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Tous se mirent à parler à la fois et Ish eut l’impression désagréable que seul Ezra était de son côté. Les garçons et George lui-même jugeaient que Charlie apportait du dehors une vitalité nouvelle qu’il communiquerait à la Tribu et qui l’enrichirait. S’il s’amourachait d’Evie, tant mieux. Par égard pour Ish, ils étaient bien décidés à exiger des excuses de Charlie. Mais ils considéraient aussi qu’Ish avait montré trop de précipitation. Il aurait dû prendre conseil des autres avant de discuter avec Charlie.

Ish protesta qu’on ne pouvait laisser Evie donner le jour à des enfants idiots. Mais ses paroles ne firent pas l’impression qu’il escomptait. Evie avait toujours fait partie de la vie des garçons et l’idée que ses enfants pourraient lui ressembler ne les épouvantait pas. Ils ne prévoyaient pas l’avenir d’assez loin pour concevoir que les descendants d’Evie se mêleraient avec les autres et feraient baisser le niveau général.

Chose curieuse, ce fut George, malgré sa lenteur d’esprit, qui présenta un argument plus troublant. « Savons-nous si elle est vraiment idiote ? dit-il. Elle a eu tant de malheurs toute petite ; les siens sont morts et elle est restée toute seule. Il y avait bien de quoi perdre l’esprit. Peut-être était-elle aussi intelligente que nous et ses enfants seront-ils comme les nôtres. »

Ish ne pouvait imaginer qu’Evie aurait des enfants normaux, mais cet argument n’était pas négligeable et tous en furent frappés, à l’exception d’Ezra. Charlie finissait par faire figure de bienfaiteur de la Tribu et ce serait lui qui rendrait la raison à Evie. Cependant Ezra, de toute évidence, avait encore quelque chose à dire.

Il se leva. Ce n’était pas dans ses habitudes d’être cérémonieux, et son embarras était tout aussi insolite. Son visage était encore plus rouge qu’à l’ordinaire et il regardait Em en particulier d’un air indécis.

« J’ai quelque chose à vous dire, déclara-t-il. J’ai longuement parlé avec cet homme, ce Charlie, hier soir, chez moi. Il avait beaucoup bu et l’alcool lui avait délié la langue. » Il s’interrompit et, de nouveau, son regard gêné se posa sur Em. « C’est un vantard, vous savez. » Cette fois Ezra se tourna vers les garçons, pauvres sauvages, incapables de comprendre les allusions d’un homme civilisé. « Il m’a beaucoup parlé de lui et c’est ce que je voulais. »

Il s’arrêta de nouveau ; Ish ne l’avait jamais vu en proie à un tel embarras.

« Eh bien, Ezra, parlez ; nous sommes entre nous », dit-il. Brusquement les digues de la timidité d’Ezra s’effondrèrent. « Ce type, ce Charlie, cria-t-il, il est pourri comme un poisson péché depuis dix jours. Il a des maladies, des maladies vénériennes. Toutes celles qui ont jamais existé. »

George chancela comme s’il avait reçu un coup en pleine poitrine. Un flot de sang envahit le visage mat d’Em. Les garçons ne sourcillèrent pas. Ils ignoraient de quoi Ezra parlait.

Pour le leur expliquer, Ezra attendit qu’Em eût quitté le salon ; mais il eut du mal à se faire comprendre, car les garçons n’avaient qu’une idée très vague de la maladie en général.

Pendant ce temps, Ish s’abandonnait au tourbillon de ses pensées. Cette situation n’avait de précédent ni dans l’ancienne vie ni dans la nouvelle. Il se rappelait que les lépreux vivaient à l’écart selon la loi et se rappelait des histoires sur les léproseries. Un porteur de germes de fièvre typhoïde n’était pas accepté dans un restaurant. Mais pourquoi chercher des précédents ? Les lois n’existaient plus.

« Que les garçons s’en aillent, dit-il brusquement à Ezra. C’est à nous de décider. »

Les garçons, en effet, ne connaissaient pas les dangers de la maladie dans une communauté et ils ignoraient jusqu’où une société peut aller pour assurer sa propre défense.

Ils quittèrent le salon, obéissants comme des enfants en dépit de leur âge, de leur stature et de leurs responsabilités de pères.

« Pas un mot à personne », recommanda Ezra.

Restés seuls, les trois hommes s’interrogèrent du regard.

« Appelons Em », proposa Ezra.

Em les rejoignit ; ils étaient maintenant quatre.

Ils gardèrent un moment le silence, accablés par l’imminence du danger. Une menace de mort planait sur eux, non pas d’une mort honorable et propre, mais dégradante et honteuse.

« Eh bien ? » dit Ish qui savait que les autres attendaient son intervention.

Le silence rompu, la discussion s’engagea. Ils étaient d’accord sur un point : la Tribu avait le droit de se protéger et devait le faire. Une société, aussi bien qu’un homme, peut frapper si elle est en état de légitime défense.

Ceci admis, quels moyens employer ? Un simple avertissement ? Ce serait insuffisant et n’offrirait aucune véritable protection. Et si Charlie passait outre, le châtiment qu’ils lui infligeraient serait une simple vengeance sociale et ne les protégerait pas contre la contamination. Garder indéfiniment Charlie en prison serait imposer une trop lourde charge (sans compter la prison avec ses barreaux et ses serrures) à cette petite société réduite au minimum. Le bannissement serait une meilleure solution. Ils pouvaient le chasser de la Tribu et lui ordonner de s’en aller. Il était de taille à se débrouiller tout seul. S’il revenait, il serait puni de mort.

La mort ! Ce mot les fît tous frémir. Depuis si longtemps on n’avait plus entendu parler de guerre ou d’exécution capitale. L’idée qu’ils seraient peut-être obligés de prononcer une telle sentence les bouleversait.

« Et après ? » La voix d’Em était l’expression même de leurs craintes, « S’il revient ? Nous, les parents, nous ne formons qu’une minorité ; il sait s’entendre avec les jeunes. S’il gagne l’amitié de quelques garçons résolus à le protéger ? Et en plus d’Evie, ne trouvera-t-il pas des complices parmi les filles ?

— Nous pourrions le faire monter dans la jeep et le déposer à quatre-vingts ou cent quarante kilomètres d’ici », proposa Ezra. Et après une pause, corrigea ses propres paroles :

« Oui, mais dans un mois, ou deux il nous retomberait sur le dos ; qu’est-ce qui l’empêcherait de s’embusquer avec un fusil et de descendre l’un de nous ? Les garçons avec les chiens le mettraient en fuite, mais l’un de nous serait bel et bien mort ! Je ne tiens pas à trembler chaque fois que je passerai près d’un buisson.

— On ne peut pas punir un homme pour un crime qu’il n’a pas encore commis, déclara George.

— Pourquoi pas ? » répliqua Em. Tous se tournèrent vers elle, mais elle n’ajouta rien.

« Pourquoi… Eh bien, c’est impossible. » George exprimait laborieusement sa pensée. « Il faut qu’il commette un crime, alors un tribunal le juge. C’est la loi.

— Quelle loi ? »

Un silence succéda à ces mots. Puis la conversation dévia, comme si personne n’avait le courage d’aller jusqu’au bout de la pensée d’Em.

Ish, voulant être honnête, intervint.

« Nous ne savons pas s’il est réellement atteint de ces maladies. Et nous n’avons pas de médecins pour le vérifier. Il est peut-être guéri depuis longtemps ou bien il se vante. Il y a des hommes comme cela.

— En effet, dit Ezra. Et faute de docteurs, nous ne saurons jamais. Oui, on peut supposer qu’il se vante. Mais rien ne le prouve. Si les maladies se propagent… D’ailleurs, pour ma part, je crois qu’il est vraiment malade. Il marche très lentement comme s’il était usé.

— Il paraît que les sulfamides font du bien », observa Ish qui, désirant être juste, essayait de faire taire sa secrète allégresse.

Il se tourna vers George et il fut consterné par l’horreur et le dégoût qu’il lut dans ses yeux : George, le citoyen de classe moyenne, bourré de préjugés contre les maladies « sociales ». George, le diacre, qui se rappelait le verset de l’Écriture sur les péchés des pères.

Mais Em prenait la parole.

« Au nom de quelle loi ? demanda-t-elle. Les vieux livres de droit sont pleins de lois, mais elles sont périmées. L’ancienne loi, comme le dit George, attendait que quelqu’un ait commis un crime pour le punir. Mais le mal était fait. Pouvons-nous assumer cette responsabilité ? Il faut penser aux enfants. »

L’argument était irréfutable. Tous gardèrent le silence, chacun plongé dans ses pensées.

« Elle n’a aucune philosophie, songeait Ish. Elle parle des enfants et ne s’élève pas au-dessus du cas particulier. Cependant son instinct est plus profond que toutes les philosophies. Elle est la mère ; elle est tout près des sources mêmes de la vie. »

Le silence leur parut très long ; il ne dura pourtant que quelques instants. Ezra fut le premier à prendre la parole.

« Nous restons là… et les événements vont vite. Nous ferions mieux d’agir. » Il ajouta, comme s’il pensait tout haut. « J’ai vu cela autrefois. Oui, j’ai vu mourir des tas de gens. De braves gens. Je suis presque habitué à la mort… Non, pas tout à fait.

— Si nous votions ? proposa Ish.

— Sur quoi ? » demanda George.

Un nouveau silence.

« Nous pouvons le chasser, dit Ezra, ou… il y a l’autre moyen. Nous ne pouvons pas l’emprisonner ; le choix est restreint. »

Em trancha nettement la question.

« Nous pouvons voter le bannissement ou la mort. »

Le papier ne manquait pas dans le bureau du salon. Le dessin était un des passe-temps préférés des enfants. Après quelques recherches Em trouva quatre crayons. Ish, d’une feuille de papier fit quatre bulletins, en garda un et distribua les autres à ses compagnons. Ils n’étaient que quatre à voter et il y aurait peut-être égalité.

Ish prit son carré de papier, traça un B majuscule, puis il s’arrêta.


Cela nous le ferons sans hâte, sans passion, sans haine.

Nous ignorons la fureur de l’homme qui avec acharnement défend sa vie dans la bataille ; nous ignorons la démence de deux adversaires que l’ambition ou l’amour a mis aux prises.

Nouez la corde ; aiguisez la hache ; versez le poison ; empilez les fagots.

Il a tué son semblable sans provocation ; il a dérobé l’enfant à sa mère ; il a craché sur l’image de notre Dieu ; il a signé un pacte avec Satan ; il a corrompu notre jeunesse ; il a révélé à l’ennemi le secret de nos forteresses.

La frayeur qui nous saisit, nous la réprimons. Nos pensées et nos doutes, nous nous gardons de les exprimer. Nous disons « la justice », nom disons « la loi » nous disons « Nous, le peuple » ; nous disons « l’État ».


Ish tenait encore son crayon en suspens au-dessus de la lettre B. Aussi loin qu’il descendît dans les profondeurs de sa conscience, il en ramenait la certitude que le bannissement de Charlie ne résoudrait rien. Charlie reviendrait ; c’était un homme fort et dangereux capable de s’emparer des jeunes esprits. « Qu’ai-je donc ? pensait Ish. Ai-je peur de perdre la première place ? Ai-je peur que Charlie me supplante ? » Il n’en était pas sûr. Mais il savait également que la Tribu se trouvait en face d’un danger réel et redoutable qui menaçait son existence. Cette dernière conception nette des choses lui faisait comprendre quel était le seul mot qu’il pouvait écrire, en dehors de son amour et de ses responsabilités de père et de grand-père. Il ratura le B et écrivit l’autre mot. Les quatre lettres qui se détachaient sur le papier blanc lui inspirèrent un brusque revirement. Était-ce juste ? En écrivant ce mot, ne faisait-il pas revivre la guerre, la tyrannie, l’oppression de l’individu par la masse, maladies plus graves que toutes celles que Charlie pouvait leur communiquer ? Pourquoi ne pas prendre le temps de la réflexion ?

Il reprit le crayon pour barrer le mot, mais il s’arrêta. Non, en dépit de tous ses scrupules, il ne le barrerait pas. Si Charlie commettait un crime, nul n’hésiterait à lui infliger le châtiment suprême ; ce serait conforme aux conventions d’autrefois. Œil pour œil, dent pour dent ! Exécuter l’assassin ne rendait pas la vie à la victime ; ce n’était qu’une simple vengeance. Pour être effectif, le châtiment doit précéder le crime et non lui succéder.

Combien de temps avait duré sa méditation ? Il s’aperçut brusquement qu’il était assis devant son papier et que les trois autres attendaient. Après tout, il n’avait qu’une seule voix ; la majorité serait peut-être contre lui ; il aurait fait son devoir et Charlie serait simplement banni.

« Donnez-moi vos bulletins », dit-il.

Il les étala sur le bureau. Et quatre fois, il lut tout haut : « La mort… la mort… la mort… la mort. »

CHAPITRE VIII

Ils jetèrent les pelletées de terre dans la fosse sous le chêne. Puis ils la recouvrirent de branches et de lourdes pierres afin que ce qui gisait au fond fût à l’abri des coyotes. Ensuite ils prirent le chemin du retour, près de deux kilomètres.

Ils se serraient les uns contre les autres, comme s’ils avaient besoin de réconfort. Ish, au centre, de la main droite balançait son marteau. Sûr de ne pas en avoir besoin, il l’avait emporté tout de même. Le poids de l’outil l’aidait à assurer fermement son équilibre sur le sol. Tel un emblème d’autorité, il le tenait dans ses mains quand ils étaient allés trouver Charlie et, encadré par les garçons, leur fusil en joue, Ish avait prononcé la sentence qui avait été accueillie par une bordée d’injures et d’obscénités.

La vie désormais ne serait plus la même. Ish n’aimait pas penser à ce qui était arrivé ; le souvenir de l’exécution lui donnait la nausée. Sans la fermeté de George, nul n’aurait pu aller jusqu’au bout. George, avec son habileté pratique, avait noué la corde et dressé l’échelle.

Ce souvenir lui serait toujours pénible, il en était sûr. C’était à la fois une fin et un commencement. La fin de ces vingt et une années de vie idyllique au sein d’un paradis terrestre. Ils avaient eu leurs peines, certes ; ils avaient même connu la mort. Mais quelle simplicité cela avait été ! C’était une fin, cependant c’était aussi un commencement, et une longue route s’étendait devant eux. Dans le passé, ils n’étaient qu’un petit groupe, à peine plus qu’une famille nombreuse. Dans l’avenir, ils formeraient l’État.

L’ironie du paradoxe le frappa. L’État devait être une sorte de père nourricier qui protégeait les individus dans leur faiblesse et leur permettait une vie mieux remplie. Pourtant le premier acte de l’État, ce qui l’avait fait naître, c’était une condamnation à mort. Qui sait ? Vraisemblablement, dans le lointain passé, l’État était toujours né en temps de troubles, du besoin de concentrer le pouvoir, et ce pouvoir premier s’exprimait souvent par une sentence de mort.

« C’était nécessaire… c’était nécessaire », se répétait-il. Oui, le meilleur des motifs le justifiait : la sécurité et le bonheur de la Tribu. Par une décision brutale, aussi laide et aussi cruelle qu’elle pût paraître, ils avaient empêché – du moins ils l’espéraient – une succession d’actes cruels et laids, engendrés les uns par les autres au long des années. Maintenant, du moins ils l’espéraient, on ne verrait pas de bébés aveugles, de vieillards tremblants et gâteux, de mariages souillés dès leur consommation.

Cependant il ne cherchait qu’à oublier. Certes, il pouvait justifier la sentence rationnellement. Même sans preuve absolue, le risque était trop grand.

Mais il ne saurait jamais si d’autres motifs secondaires et personnels n’étaient pas intervenus. Bourrelé de remords, il se rappelait que son cœur avait battu de joie quand les paroles d’Ezra avaient apporté sa contribution à son antipathie, à ses craintes, à sa colère de voir son autorité menacée. Eh bien, il ne saurait jamais.

Maintenant, en tout cas, le sort en était jeté. Il se contenterait de dire : « C’est fait. » Trop souvent, l’histoire était là pour le prouver, les exécutions ne mettent fin à rien, et l’âme peut toujours sortir de la tombe où le corps est enfermé. Par bonheur, Charlie ne semblait pas avoir beaucoup d’âme.

Ish marchait avec les autres. Tous gardaient le silence, sauf les trois garçons qui commençaient à retrouver leurs esprits et échangeaient des taquineries. Il n’y avait pas de raison que les garçons soient moins concernés que les aînés, car sans prendre part au vote, ils l’avaient accepté. « Oui, pensa Ish, si quelqu’un est coupable, nous le sommes tous ensemble et, à l’avenir, nous ne pourrons nous adresser mutuellement de reproches. » Ils suivaient les rues sales, envahies d’herbes, entre les rangées de maisons à moitié en ruine ; jamais trajet ne leur avait paru aussi long ; pourtant deux kilomètres à peine séparaient la tombe fraîchement creusée sous le chêne de leurs demeures de San Lupo.

À peine rentré chez lui, Ish alla à la cheminée et y déposa le marteau, la tête en bas, le manche en l’air. Oui, c’était un vieil ami, mais le jugement d’Ish sur ces vingt-deux années se modifiait un peu quand il songeait au jour où il avait employé le marteau pour la première fois. Une vie idyllique dans un paradis terrestre, peut-être ; mais aussi des années d’anarchie, sans autorité pour protéger l’individu contre tout ce qui pouvait le menacer. Il se revoyait comme si c’était hier, à sa descente des montagnes, immobile dans la rue de la petite ville de Hutsonville, hésitant à commettre un acte illégal, irrévocable et terrible. Puis, avec une appréhension qu’il ressentait encore, il avait brandi le marteau, enfoncé la porte mince du bureau de tabac, et était entré pour lire le journal. Oh ! oui, quand les États-Unis d’Amérique vous entouraient, invisibles et présents comme l’air que vous respiriez, vous ne pensiez à eux que pour vous plaindre des impôts et des règlements, et vous aviez une haute idée de votre force. Mais quand l’État a disparu ! Que disait donc le vieux verset : « Il sera l’ennemi de chaque homme et chaque homme sera son ennemi. » Cela était arrivé. George et Ezra eux-mêmes n’avaient agi qu’au jour le jour ; l’épreuve de la bataille n’avait pas cimenté leur fraternité. Et si la vie leur avait été douce et agréable, il fallait en remercier la chance.

De l’autre côté de la rue, une scie grinça ; George s’était déjà remis à sa chère menuiserie. Il ne perdait pas son temps à réfléchir sur ce qui s’était passé. Ezra non plus, ni les garçons. Ish était le seul à se casser la tête. Puisqu’il ne pouvait s’en empêcher, autant s’y résigner. De nouveau, comme tant de fois déjà, il se demanda quels étaient les vrais ressorts de l’action. Proviennent-ils de l’homme ? Ou du monde extérieur ? Par exemple, la récente tragédie. Le manque d’eau avait donné l’idée de l’expédition. Les garçons avaient ramené Charlie, et l’arrivée de Charlie, qui faisait partie du monde extérieur, avait déterminé le reste. Il ne pouvait pourtant en déduire que le manque d’eau initial était cause d’une succession de faits inévitables. Son esprit avait une part dans les événements, car c’était lui qui avait conçu le projet de l’expédition. Et de nouveau il pensa à Joey, l’enfant qui voyait ce qui n’existait pas et qui avait les yeux tournés vers l’avenir.

Em entra. Elle n’avait pas assisté à l’exécution ; ce n’était pas la place d’une femme. Mais, elle aussi, avait écrit le mot sur le bulletin de vote. Em ne réfléchissait pas trop et ignorait les remords. L’harmonie régnait en elle.

« N’y pense plus, dit-elle. Ne te tourmente pas. »

Il lui prit la main et la pressa contre sa joue. Fraîche d’abord, elle se réchauffa au contact de sa propre peau. Bien des années s’étaient écoulées depuis le soir où il avait vu Em pour la première fois, debout sur le seuil de sa porte dans un encadrement de lumière, et l’avait entendue prononcer, non pas un défi ou une question, mais une calme affirmation. Vingt et un, vingt-deux ans – il savait que ce qui venait d’arriver n’aurait aucune répercussion sur leurs relations. Ils n’auraient plus d’enfants, mais leur amour ne s’était pas affaibli. De dix ans son aînée, elle se montrait peut-être pour lui plus mère qu’épouse. C’était très bien ainsi.

« Je ne peux m’en empêcher, dit-il enfin. Je me tourmente sans cesse. J’y trouve sans doute une sorte de volupté. J’essaie de percer la brume de l’avenir. J’avais bien trouvé ma vocation dans l’ancien temps : je faisais un bon chercheur. Mais c’est une sale blague que j’aie survécu au Grand Désastre. Des hommes comme George et Ezra sont plus utiles que moi. Ils suivent le fil de l’eau. Et les hommes qui agissent sans trop réfléchir valent mieux encore peut-être. Des chefs comme Charlie. Moi, malgré mes efforts, je ne suis ni Moïse, ni Solon, ni – quel est l’autre ? – Lycurgue, ceux qui ont fait les lois et fondé les nations. Tout changerait si j’étais un autre ».

Elle appuya sa joue contre la sienne.

« Je t’aime tel que tu es », déclara-t-elle.

C’est ce qu’une femme devait dire. C’était banal, mais réconfortant.

« D’ailleurs, continua-t-elle, comment sais-tu ? Même si tu étais Moïse ou l’un des autres qui ont de si drôles de noms, tu ne pourrais pas lutter contre les forces de la nature qui nous entourent. »

Un des enfants appela et Em sortit. Ish se leva et alla au bureau. D’un tiroir, il sortit la petite boîte de carton que les garçons avaient rapporté du minuscule groupement établi près du rio Grande. Ish savait ce qu’elle contenait, mais tout s’était passé si vite qu’il n’avait eu ni le loisir ni la tranquillité d’esprit pour l’examiner.

Il l’ouvrit et plongea ses doigts dans les grains frais et lisses. Puis il en prit une poignée et les étala sur sa paume. Ils étaient rouges et noirs, petits, pointus, et non pas plats, jaunes ou blancs comme il s’y attendait. En fait il savait qu’ils auraient cet aspect. Il y avait eu de nombreuses variétés de blé cultivé, obtenues avec force hybridations. Les petits grains noirs et rouges représentaient l’espèce primitive que les Indiens pueblos avaient toujours récoltée.

Il s’assit et de nouveau joua avec les grains qu’il faisait glisser entre ses doigts. Peu à peu l’oubli miséricordieux lui apportait sa paix. Ce blé aussi était un des résultats de l’expédition, le blé qui représentait la vie et l’avenir.

En levant les yeux, il aperçut Joey, toujours curieux, qui le regardait avec intérêt de l’autre extrémité de la pièce. Dans un élan de tendresse, il appela le petit garçon et lui expliqua ce que c’était que le blé. D’année en année, la Tribu avait remis à plus tard la culture du blé et un beau jour on s’était aperçu que toutes les semences étaient mortes. L’expérience maintenant serait possible.

Conscient de l’énormité de son acte, Ish, suivi de Joey, emporta la boîte dans la cuisine. Ils allumèrent le réchaud à essence, versèrent deux douzaines de grains dans une poêle et les firent griller.

C’était du gaspillage, Ish le savait, mais il était trop ému pour résister à la tentation et Joey tirerait profit de la démonstration.

Le blé, mal grillé, était à peine mangeable. Ce ne fut un régal ni pour le père ni pour l’enfant. En réalité, Ish ne se rappelait avoir mangé du blé grillé qu’en guise de hors-d’œuvre avec les cocktails, mais il expliqua à Joey que c’était autrefois la principale nourriture de ses ancêtres qui habitaient sur la frontière américaine.

Joey écoutait avec passion et le petit visage maigre était tout illuminé par l’éclat des grands yeux.

« Que je voudrais, pensa Ish, qu’il se fortifie afin de pouvoir compter sur lui. J’ai gaspillé deux douzaines de grains, c’est vrai, mais dans l’esprit de Joey, j’ai déposé un germe plus important. »


Le maïs et le froment, comme le chien et le cheval, ont été les compagnons de l’homme, ses amis et ses aides fidèles.

Là-bas, en quelque lieu sec de l’ancien monde, la graminée aux lourds épis prospérait aux abords des villages où le sol labouré et enrichi donnait à satiété. Ainsi peut-être le blé a adopté l’homme, mais bientôt l’homme a adopté le blé. Aux soins attentifs de l’un, l’autre répondait par des dons généreux. Les tiges s’élevaient plus haut, les épis donnaient plus de grains ; mais le blé redoublait d’exigences et réclamait des champs labourés, débarrassés de toute ivraie.

Puis toute culture a cessé ; le premier été, le froment, de son propre gré, a couvert des milliers d’arpents. Mais peu à peu il s’est découragé. Comme des loups affamés qui se jettent sur les moutons, les mauvaises herbes ont redoublé de férocité. Elles ont formé des gazons résistants. D’année en année, elles ont crû des mêmes racines, d’autant mieux que toute culture avait disparu.

Bientôt le blé est mort partout. Dans quelques terres sèches d’Asie et d’Afrique seulement, la graminée aux lourds épis pousse encore, comme jadis, avant qu’existât ce que l'on a appelé l’agriculture…

Le maïs a imité l’exemple du blé. Né sous les tropiques américains, lui aussi a voyagé avec l’homme. Comme l’a fait la brebis, il a troqué sa liberté contre le confort et les soins et n’a plus pris la peine de répandre ses grains serrés dans l’étroite enveloppe résistante. Plus tôt encore que le blé, le maïs a disparu. Sur les hauts plateaux du Mexique seulement, en touffes épaisses, le téosinte sauvage tend ses aigrettes vers le soleil.

Adieu donc les épis, à moins que çà et là quelques êtres humains ne survivent. Car si l’homme a besoin du froment et du mais, le froment et le blé plus encore ont besoin de l’homme.


George et Maurine étaient les seuls à tenir un compte exact – ils le croyaient du moins – des mois et des jours. Les autres se fiaient seulement à la position du soleil et à l’aspect de la végétation. Ish tirait fierté de sa capacité à estimer le moment de l’année et, quand il comparait ses notes au calendrier de George, il ne trouvait jamais plus d’une semaine d’écart et en attribuait la faute à George dont la précision ne lui inspirait aucune confiance.

Peu importait une semaine de plus ou de moins pour les semailles du blé. La saison était beaucoup trop avancée. Le froid empêcherait la germination. Mieux valait attendre l’année prochaine.

Pourtant, dans les jours qui suivirent, Ish se mit à la recherche d’un champ bien exposé. Joey l’accompagnait et tous deux discouraient doctement sur les orientations, la nature du sol et les méthodes à employer pour protéger les récoltes des bêtes sauvages. En réalité, cette région était la plus mauvaise qu’on pût imaginer pour la culture du blé. La variété adaptée à la vallée sèche et chaude du rio Grande ne s’acclimaterait peut-être pas aux étés frais et brumeux des environs de San Francisco. Ish n’était pas agriculteur et n’avait même pas le goût du jardinage. Il ne possédait que quelques connaissances théoriques glanées au cours de ses études de géographie. Il se rappelait comment se forment les podzols et les tchernozioms et croyait pouvoir les reconnaître ; mais cela ne faisait pas de lui un fermier. La Tribu ne comptait aucun cultivateur, bien que Maurine eût grandi dans une ferme. Par hasard tous étaient d’anciens citadins et leur genre de vie s’en ressentait.

Un jour – une semaine déjà s’était écoulée et le souvenir de Charlie et du chêne commençait à s’effacer – Ish et Joey rentrèrent, heureux d’avoir trouvé un champ presque idéal. Em les accueillit sur le perron et Ish sut immédiatement qu’il était arrivé quelque chose.

« Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.

— Oh ! pas grand-chose, dit-elle. Je l’espère tout au moins. Bob n’est pas très bien. »

Ish s’arrêta net et la regarda.

« Non, je ne crois pas, dit-elle. Je ne suis pas médecin, mais je ne crois pas qu’il s’agisse d’une maladie de ce genre. Ce serait impossible d’ailleurs. Viens le voir. Il dit qu’il se sent patraque depuis quelques jours. »

C’était Ish qui depuis des années jouait le rôle de médecin dans la Tribu. Il avait acquis quelque habileté pour traiter les coupures, les contusions et les entorses, et avait une fois remis un bras cassé. Mais sa science n’allait pas plus loin, car toutes les maladies, à l’exception de deux, avaient disparu.

« Il a peut-être mal à la gorge ? demanda-t-il. Ce sera vite guéri !

— Non », répondit-elle. Il en était persuadé d’avance. Em ne se tourmenterait pas pour si peu. « Non, répéta-t-elle, il n’a pas mal à la gorge. Il est allongé et paraît très fatigué.

— Les sulfamides feront l’affaire, déclara Ish gaiement. Par bonheur, les pharmacies en sont remplies. Et si les sulfamides ne suffisent pas, j’essaierai la pénicilline. »

Il monta rapidement. Bob était couché, immobile, le visage tourné du côté du mur.

« Oh ! je n’ai rien, dit-il avec irritation. Maman exagère. »

Qu’il se fût mis au lit était bien la preuve du contraire, pensa Ish. Un garçon de seize ans n’en arrive à cette extrémité que s’il ne peut plus tenir debout.

Ish se retourna et aperçut Joey qui regardait curieusement son frère.

« Joey, va-t’en, cria-t-il.

— Je veux voir. Je veux savoir ce que c’est que d’être malade.

Non, ne viens pas mettre ici ton nez. Quand tu seras plus grand et plus fort, je t’apprendrai à soigner les gens. Pour le moment, nous n’avons pas besoin que tu sois malade aussi. La première chose à savoir c’est que la maladie peut se communiquer. »

Joey s’en alla à regret ; sa curiosité l’emportait sur la crainte toute théorique de la contagion. La Tribu jouissait d’une santé florissante, et les enfants n’avaient pas appris à respecter la maladie.

Bob se plaignait de migraine et d’une fatigue générale. Il était immobile dans son lit et en proie à un grand accablement. Ish prit sa température et la trouva de 38,5°C, ce qui n’était pas catastrophique. Il ordonna deux cachets de sulfamides et un plein verre d’eau. Bob s’étrangla avec les cachets ; il n’était pas habitué à avaler des remèdes.

Recommandant à Bob de dormir, Ish sortit et ferma la porte.

« Eh bien ? s’interrogea Em.

Il haussa les épaules. « J’espère que les sulfamides feront leur effet.

— Cela ne me plaît pas. Si tôt…

— Oui, mais c’est sans doute une coïncidence.

— Peut-être. Mais c’est toi qui d’habitude te tourmentes le plus.

— Avant de commencer, j’attendrai les résultats du traitement. Deux cachets toutes les quatre heures.

— Espérons que cela suffira. » Elle s’en alla.

Avant même d’arriver au bas de l’escalier, Ish savait que le scepticisme d’Em était justifié. Comment ne pas se tourmenter ? Dans l’ancien temps, malgré les médecins et les services d’hygiène, l’attaque brusque et mystérieuse de la maladie était terrifiante. Encore plus maintenant.

Privé de la protection de la nation, privé aussi du trésor que la science médicale avait amassé de siècle en siècle, que l’homme se sentait nu, misérable, exposé à tous les dangers !

« C’est ma faute ! pensa Ish. Depuis le temps, j’aurais dû étudier les livres de médecine. J’aurais dû devenir médecin. »

Cependant l’étude de la médecine ne l’avait jamais attiré, même dans l’ancien temps, quand il cherchait sa voie. Les génies universels sont rares. D’ailleurs le besoin de médecin ne s’était encore jamais fait sentir, presque toutes les maladies semblant éteintes.

Le Grand Désastre après tout avait eu ses avantages. Un coup d’éponge avait permis à l’espèce humaine d’échapper à la plupart des maux et des souffrances accumulées depuis tant de siècles, et de prendre un nouveau départ. À l’origine, chaque tribu isolée avait, sans doute, développé et conservé ses maladies particulières. Les anthropologistes auraient pu dire que les hommes de Neandertal, si les preuves n’avaient péri avec eux, pouvaient se reconnaître aussi bien à leurs parasites qu’à leur méthode de tailler le silex. Quand les archéologues découvraient les vestiges de deux cultures superposées, ils décrétaient que la tribu B avait vaincu la tribu A. C’était probablement vrai. Mais la tribu B avait en toute probabilité remporté la victoire davantage par la virulence de ses microbes que par des lances plus longues.

Les réflexions d’Ish augmentaient son inquiétude. Une demi-heure plus tard, il remontait auprès de Bob. Le soir tombait et le malade dormait dans l’obscurité. Ish ne voulut pas le déranger et redescendit.

Assis dans un grand fauteuil, il alluma une cigarette. Il aurait aimé débattre la question avec quelqu’un, mais Em manquait d’instruction et Joey était encore trop inexpérimenté. Il se trouvait donc réduit à ses propres ressources.

De toutes les maladies, la Tribu avait seulement gardé la rougeole et l’angine. Les microbes avaient été transmis par l’un de ses membres – lui, peut-être – à moins que ce ne fût par des animaux, les chiens ou le bétail ou l’une de ces centaines d’espèces plus petites. Mais les habitants de Los Angeles, exempts de la rougeole, avaient pu conserver les oreillons ou la coqueluche, et la dysenterie était sans doute encore parmi ceux du rio Grande.

Quant à Charlie, s’il n’avait pas eu ces maladies particulières dont il se vantait, il transportait peut-être les microbes qui vivaient encore autour de Los Angeles. Quelle mauvaise idée, cette expédition lointaine ! Ish fut pris de haine pour tous les étrangers. Désormais il faudrait les recevoir à coups de fusil !

Une mouche bourdonna autour de son nez et il la chassa avec une nervosité qui ne lui était pas habituelle. Josey l’appela. Le dîner était servi.


Contrairement au pou, la mouche commune, qui n’avait pas irrévocablement lié son sort à celui de l’homme, n’a pas été menacée de destruction. Comme le rat, la souris, la puce et le cafard, cette habitante des demeures humaines a subi les rigueurs du destin. Des centaines, des milliers de ses sœurs sont mortes et il n’en reste que quelques vingtaines ou quelques dizaines. Pourtant elle a survécu.

Car, à l’instar de ce seigneur que le prince Hamlet appelle une « mouche d’eau », la mouche jouissait en toute tranquillité de « la possession de la fange », quoique le mot « fange » ne veut pas dire terres et domaines, mais il est pris à la fois au sens propre et au figuré. Ainsi la Bible déclare qu’Ahod frappa le roi Eglon en plein ventre et que « la fange en sortit ». Donc, bien que l’homme ait été réduit à sa plus simple expression ou ait disparu entièrement, la mouche n’est pas en danger tant que les grands animaux vivront et continueront de produire des excréments. Elle pond, ses œufs éclosent et les larves s’engraissent de cette nourriture riche et succulente, comme les serpents s’engraissent de rats, les martins-pêcheurs de vers et les hommes de la chair des animaux morts.

Cependant, lorsque l’homme a disparu, les temps sont durs. Les cours des fermes n’offrent plus des repas aussi copieux que les anciens dons du Nil. Plus de lieux d’aisances en plein air, plus de taudis innombrables avec leurs offrandes d’ordures et de saleté. À peine çà et là quelques tas d’excréments permettent-ils à la mouche de pondre des œufs, d’élever ses larves et de lancer à l’aventure de bourdonnantes voyageuses actives et résistantes.


Une semaine plus tard, l’épidémie se propageait. Dick, le compagnon de Bob dans l’expédition, fut frappé à son tour. Et maintenant Ezra et cinq enfants étaient alités. La proportion était terrifiante par rapport au nombre ; dans la Tribu, Ish en était certain, s’était déclarée la fièvre typhoïde.

Quelques-uns des adultes dans l’ancien temps avaient été vaccinés, mais depuis longtemps l’immunité avait cessé. Rien ne préservait les enfants. Jadis, la fièvre typhoïde était combattue par des mesures de prévention. Une fois la maladie déclarée, il fallait se résigner à lui laisser suivre son cours.

L’explication était assez simple, pensa Ish, avec amertume. Charlie, qu’il fût affligé ou non d’autres maladies, était porteur du microbe de la typhoïde. Il avait eu la fièvre typhoïde des années plus tôt ou récemment, car il était fort possible que la maladie ait pu se faire une place dans la région où il habitait. On ne le saurait jamais. C’était d’ailleurs sans importance.

La chose sûre était que Charlie, qui évidemment n’avait aucune hygiène, avait mangé avec les deux garçons pendant plus d’une semaine. De plus, les cabinets en plein air et les mouches favorisaient l’infection.

Ils prirent l’habitude de faire bouillir l’eau. Ils brûlèrent les vieilles latrines et comblèrent les vieilles fosses. Des pulvérisations de poudre D.D.T. sur les nouvelles chassèrent les mouches. Ces précautions venaient trop tard. Tous les membres de la Tribu avaient été exposés à l’infection. Ceux qui étaient encore debout jouissaient d’une immunité naturelle ou bien la maladie couvait en eux et éclaterait dans toute sa force après son temps d’incubation.

Chaque jour, de nouveaux cas se déclaraient. Bob, maintenant dans la seconde semaine de la maladie, délirait, signe des sombres épreuves que les autres malades subiraient avant la guérison. Déjà, ceux qui étaient encore debout étaient épuisés par les soins qui leur incombaient.

Ils avaient à peine le temps d’avoir peur et, cependant, la peur les cernait et chaque jour le cercle se resserrait autour d’eux. Ils n’avaient pas encore de morts à déplorer, mais aucun malade n’avait atteint la crise décisive. Dans les premières années, chaque naissance repoussait un peu plus loin les ténèbres ; maintenant chaque fois que quelqu’un s’alitait, les ténèbres se rapprochaient, prêtes à les détruire. Même si tous ne mouraient pas de l’épidémie, la perte de plusieurs de ses membres enlèverait à la Tribu sa volonté de vivre.

George, Maurine et Molly eurent recours à la prière et quelques-uns des jeunes les imitèrent. Dieu, sans doute, leur imposait le juste châtiment pour le meurtre de Charlie. Ralph songeait à s’enfuir avec sa femme et ses enfants que jusque-là l’épidémie avait épargnés. Ish l’en dissuada, du moins pour le moment. Si, par malheur, l’un d’eux était déjà atteint par la contagion, l’isolement et le manque de secours accroîtraient le danger.

« Nous sommes à deux doigts de la panique », pensa Ish. Et le lendemain matin, lui-même s’éveilla déprimé, fiévreux, à moitié prostré. Il fit un effort pour se lever, répondit d’un ton léger aux questions d’Em et évita son regard. Bob était dans un état grave et Em ne quittait guère son chevet. Ish soignait Joey et Josey, tous deux au premier stade de la maladie. Walt aidait dans une maison voisine.

L’après-midi, pendant qu’il s’occupait de Joey, Ish se sentit perdre connaissance. En rassemblant ses dernières forces, il parvint à gagner son lit et s’évanouit.

Quand il reprit ses sens, des heures, semblait-il, s’étaient écoulées. Em était penchée sur lui. Elle avait réussi à le déshabiller et à le coucher.

Faible comme un enfant, il l’interrogea du regard, terrifié à l’idée de lire la peur dans ses yeux. Si elle avait peur, tout était perdu ! Mais aucune peur n’était visible sur son visage.

Les grands yeux noirs étaient calmes. Oh ! Mère des Nations ! Ish s’endormit.

Durant des jours et des nuits de délire, il ne sut ce qui se passait. Dans sa fièvre des formes vagues venues des ténèbres se mouvaient autour de lui et l’assaillaient, horribles, aussi insaisissables que le brouillard. Parfois il réclamait son marteau et il appelait Joey, parfois – pire – il criait le nom de Charlie. Mais, quand la terreur était à son comble, c’était Em dont il implorait le secours ; alors il s’éveillait, une douce main serrant la sienne et, dans les yeux qu’il interrogeait, il ne découvrait pas la peur.

La semaine suivante fut plus calme, mais il était si faible et si abattu qu’il avait l’impression que sa vie était si légère qu’elle allait s’envoler et il n’en éprouvait aucun regret. Mais quand il levait les yeux vers Em, le courage et la force revenaient en lui et il serrait les lèvres pour retenir sa vie prête à s’envoler comme un papillon s’il ouvrait la bouche. Tant qu’il verrait Em à son chevet, il en était sûr, il aurait assez d’énergie pour garder en lui ce palpitant souffle de vie si faible.

Quand elle s’éloignait, il songeait – car son esprit recouvrait peu à peu sa lucidité : « Elle ne tiendra pas jusqu’au bout ! Un de ces jours, elle tombera d’épuisement. La fièvre l’épargnera peut-être, espérons-le. Mais la charge est trop lourde pour une femme. »

Peu à peu, le sens des réalités lui revenait. Des malades étaient morts, il le pressentait, mais il ignorait qui ou combien. Il n’osait pas le demander.

Une fois il entendit Jeanie qui se lamentait bruyamment de la perte d’un enfant. En quelques mots, Em lui rendit le courage de continuer la lutte. George vint, vieil homme sale, sentant mauvais, malade de peur. Maurine avait une rechute et leur petit-fils râlait. Sans prononcer le nom de Dieu, Em renouvela sa confiance et ses forces. George s’en alla la tête haute en murmurant : « Oui, malgré Sa colère. » Ainsi, tandis que les ténèbres grandissaient et que la petite flamme de la bougie vacillait, prête à s’éteindre, Em refusait le désespoir et les soutenait tous.

« C’est curieux, pensa Ish, les dons qui me paraissaient les plus indispensables lui manquent ; elle n’a ni grande intelligence ni instruction. Elle n’a pas beaucoup d’idées. Mais quelle grandeur, quelle certitude dans son cœur ! Sans elle, ces dernières semaines, nous nous serions abandonnés au désespoir et à la mort. » Et il se sentait tout petit devant elle.

Un jour pourtant elle vint s’asseoir près du lit, avec sur son visage les traces d’une indicible lassitude. Ish fut épouvanté. Puis soudain, dans un élan de bonheur, il comprit qu’elle ne se serait pas assise là et n’aurait pas montré sa fatigue si l’avenir n’avait été assuré. Cependant, il n’aurait pas imaginé qu’on puisse avoir un visage aussi exsangue. Et derrière cette lassitude se cachait un grand chagrin.

Ish se rendit compte alors qu’il entrait en convalescence et que sans doute, moins faible qu’elle, il pouvait partager le fardeau.

Il la regarda et sourit et, malgré son accablement, elle sourit aussi.

« Dis-moi », murmura-t-il avec douceur.

Elle hésita et il pensait avec égarement : « Est-ce Walt ? Non, Walt n’a pas été malade. Aujourd’hui même il m’a apporté un verre d’eau. Jack ? Non, je suis sûr d’avoir entendu sa voix ; il était si vigoureux. Josey alors ? Ou Mary ? Plusieurs peut-être ? »

« Dis-moi tout ; je suis assez fort. » Et, affolé, il pensait : « Non, non, pas lui ! Il était chétif, mais les plus faibles sont peut-être ceux qui supportent le mieux la maladie. Non, non, pas lui ! »

« Cinq dans toute la rue. Cinq sont morts.

— Qui ? demanda-t-il et il fit appel à tout son courage.

— Tous des enfants.

— Et les nôtres ? » s’écria-t-il fou de terreur à la pensée qu’elle cherchait à l’épargner.

« Oui, il y a cinq jours », dit-elle.

Et ses lèvres ébauchèrent le nom, et il comprit avant même d’avoir entendu « Joey ». Il ne posa plus de question.

À quoi bon vivre désormais ? L’élu ! Les autres l’auraient suivi, lui seul était capable de porter le flambeau. L’enfant de l’avenir ! Ish ferma les yeux et resta immobile.

CHAPITRE IX

Sa convalescence traîna plusieurs semaines. Ses forces physiques revenaient lentement, mais il avait perdu ses forces spirituelles. Le miroir lui montra des mèches blanches dans ses cheveux. « Suis-je déjà vieux ? se demanda-t-il. Non, ce n’est pas l’effet de l’âge ! » Jamais plus il ne serait le même. Sa belle ardeur juvénile, sa confiance, étaient mortes.

Toujours il s’était targué d’être sincère à l’égard de lui-même et de regarder la vie en face. Maintenant il s’apercevait que sa pensée se dérobait devant certains sujets. Un reste de faiblesse sans doute ; dans quelque temps, il irait de l’avant.

D’autres fois – et il s’en effrayait – il refusait d’admettre la réalité ; il faisait des projets comme si Joey était encore là ; il cherchait une évasion dans le rêve. C’était une tendance qu’il avait toujours eue. Elle avait ses avantages et lui avait permis de supporter la solitude. Maintenant il fuyait un présent trop pâle. Un vers, lu au hasard de ses lectures pendant ces dernières années, le hantait quand il essayait d’affronter la réalité :

Enfuie à tout jamais la gaieté du matin !

Oui, à tout jamais ! Joey s’en était allé, l’ombre de Charlie planait sur eux et l’État indispensable avait surgi, la mort dans les mains. Et toutes ses tentatives, entreprises avec espoir dans la gaieté du matin, avaient échoué. Pourquoi ? De guerre lasse, il se réfugiait dans le rêve.

Quand il put réfléchir avec plus de calme, l’ironie des choses devint plus évidente. Les malheurs attendus n’arrivent pas ! Et les plans les mieux conçus ne peuvent empêcher la catastrophe que rien ne faisait prévoir.

La plupart du temps, il était seul. D’autres avaient encore besoin de soins et Em s’y consacrait. La compagnie d’Ezra lui aurait fait plaisir, mais Ezra était encore alité. À l’exception d’Em et d’Ezra, maintenant que Joey avait disparu, il n’aimait plus personne.

Un après-midi, après sa sieste, il trouva Em assise à son chevet. Les yeux mi-clos, il l’observa sans laisser voir qu’il était éveillé. Encore surmenée, Em n’était plus accablée de cette terrible lassitude. Malgré sa douleur, elle avait recouvré la sérénité. Le désespoir lui était étranger. Quant à la crainte, Ish ne songeait plus à la chercher.

Elle leva la tête, vit ses yeux ouverts et sourit. L’heure était venue d’affronter la réalité.

« J’ai à te parler », dit-il d’une voix qui était à peine un souffle, comme s’il dormait encore. Puis il s’arrêta.

« Oui, dit-elle tout bas ; oui, je suis là… Parle… Je suis là.

— J’ai à te parler », répéta-t-il sans oser commencer. Il se sentait petit et humble, pareil à un enfant effrayé qui, avant d’interroger un adulte, s’efforce de chasser la crainte et de reprendre confiance. Mais il n’était plus un enfant, il craignait qu’elle fût impuissante à lui rendre la paix.

« Je voudrais te poser quelques questions, demanda-t-il courageusement. Comment… est-ce…» Il s’interrompit encore.

Elle lui sourit simplement, peinée de sa faiblesse, mais ne lui conseilla pas de remettre l’entretien à un autre jour.

« Voilà ! dit-il avec désespoir. Qu’est-ce que tout cela signifie ? Je sais ce que pensent George et les autres. Je les ai entendus malgré ma fièvre. Est-ce un châtiment ? »

Il l’interrogea du regard, et pour la première fois au cours de ces semaines de cauchemar, il vit sur son visage la peur ou l’ombre de la peur. « Je lui donne le coup de grâce », pensa-t-il, pris de panique. Cependant, s’il n’allait pas jusqu’au bout, un mur de doute et de mensonge les séparerait à jamais.

Il reprit : « Tu comprends ma pensée. Est-ce parce que nous avons tué Charlie ? Dieu nous frappe-t-il ? Œil pour œil, dent pour dent ! Est-ce pour cela que tous… que Joey… ? S’est-il servi de Charlie comme instrument pour que nous sachions bien ce que cela veut dire ? »

Il se tut ; l’horreur décomposait le visage d’Em.

« Non, non ! cria-t-elle. Pas toi ! J’ai dû si souvent discuter toute seule avec les autres quand tu étais malade ! Je ne savais que leur répondre, mais j’étais sûre que c’était impossible. Je ne trouvais aucun argument. Je ne pouvais donc leur donner que mon courage. »

Elle s’arrêta, épuisée par sa véhémence. « Oui, continua-t-elle, j’ai laissé s’épancher mon courage… comme du sang ! À mesure, je me sentais m’affaiblir et je pensais : – En aurai-je assez ? En aurai-je assez ? Et toi, dans ton délire, tu parlais de Charlie. »

Elle se tut de nouveau mais il ne trouva rien à dire. « Oh ! cria-t-elle, ne me demande plus de courage. Je ne sais pas raisonner. Je ne suis jamais allée à l’université. Tout ce que je sais, c’est que nous avons agi pour le mieux. Si Dieu existe, si nous avons péché comme le prétend George, nous avons mal agi parce que nous sommes tels que Dieu nous a créés et je ne veux pas croire qu’il nous tende des pièges. Oh ! toi, tu es plus instruit que George ! Ne ramène pas au milieu de nous le Dieu de colère, le Dieu de mépris, celui qui ne nous dit pas les règles du jeu et nous frappe si nous les enfreignons. Ne le ressuscite pas. Pas toi ! »

Elle cacha son visage dans ses mains et il n’eût pu dire si elle avait peur ou non. Mais il savait qu’elle pleurait.

Et de nouveau il se sentit très petit et très humble devant elle. Une fois de plus, elle n’avait pas douté de lui. Il était maintenant calme, paisible, assuré. Oui, il aurait dû le savoir d’avance. Il se reprochait ses doutes. Il lui prit la main.

« Ne crains rien », dit-il sans songer à ce que ce conseil avait d’ironique dans sa bouche. « Tu as raison. Tu as raison ! Je n’aurai plus de telles pensées. Elles sont absurdes, je le sais. Mais la mort des siens est une dure épreuve et la maladie affaiblit. Ne l’oublie pas. Je ne suis pas encore en pleine possession de mes facultés. »

Brusquement elle l’embrassa à travers ses larmes et sortit. Elle avait repris ses forces. De nouveau, le courage émanait d’elle. Oh ! Mère des Nations !

Malgré sa faiblesse, Ish sentait aussi en lui un courage, peut-être emprunté à Em ou bien né des paroles simples qu’elle lui avait prodiguées.

« Joey est parti, pensa-t-il encore une fois. Joey est mort. Il ne reviendra pas. Jamais plus je ne le verrai arriver en courant, les yeux pétillant de curiosité. Mais l’avenir subsiste. J’ai les cheveux gris, oui, mais il me reste Em et les autres, et je peux encore être heureux. Demain ne sera pas tel que je l’imaginais maintenant que Joey est mort. Je ferai de mon mieux. »

Le sentiment de sa petitesse l’accabla. Toutes les forces de la nature se liguaient contre lui, contre le seul homme vivant capable de penser et de préparer l’avenir. Il avait essayé de les vaincre et elles l’avaient submergé. Oui, même avec l’aide de Joey, il n’eût pu en triompher. Ses plans devraient être plus subtils maintenant, il choisirait des objectifs moins ambitieux et plus pratiques ; il imiterait le renard et non le lion.

Le plus pressé était de recouvrer ses forces physiques. C’était l’affaire de deux ou trois semaines. Bien avant la fin de l’année il se remettrait au travail.

Immédiatement son esprit recommença à fonctionner. On pouvait compter sur lui. Ish se félicitait d’avoir un cerveau qui était un excellent instrument de travail, une machine un peu usée, mais encore capable de fonctionner régulièrement.

Cependant il était encore très faible et, au milieu de ses méditations, il s’endormit.


Peut-être étaient-ils trop nombreux, les êtres humains, les vieux systèmes de pensées, les livres. Peut-être les ornières de la pensée étaient-elles devenues trop profondes et les restes du passé étaient-ils trop encombrants, comme des tas d’ordures ou des vieux vêtements. Pourquoi le philosophe ne se réjouirait-il pas de voir tout effacé d’un coup d’éponge ? Alors les hommes repartiraient de zéro et joueraient le jeu avec de nouvelles règles. Qui sait si le gain ne serait pas plus grand que la perte ?


Pendant les semaines de l’épidémie, les rares personnes indemnes n’avaient pu qu’enterrer les morts en hâte. Lorsque tous furent guéris, George, Maurine et Molly réclamèrent un service funéraire.

Ish n’en voyait pas l’utilité et Em était de son avis. Il comprit pourtant que les autres y trouveraient une consolation. De plus, la cérémonie pouvait avoir une valeur pratique et marquerait la fin de cette période de danger, de peur et de deuil et le retour à la vie normale. En ce qui le concernait, sa douleur en serait probablement ravivée, mais après, il se tournerait résolument vers l’avenir et mettrait au point ses modestes projets.

Il proposa que, dès le lendemain de l’office, chacun reprenne ses activités habituelles. Il n’avait pas spécialement pensé à la réouverture de l’école, mais les autres supposaient qu’elle aurait lieu et il ne put qu’acquiescer.

D’un commun accord, Ezra fut choisi pour célébrer la cérémonie et il décida qu’elle commencerait dès l’aube.

Depuis que la lumière électrique manquait, tous se levaient avec le jour et ils ne sortirent pas de leur lit beaucoup plus tôt pour gagner la petite rangée de tertres avant que le soleil fût plus haut. Le ciel était clair, mais à l’ouest le flanc des collines restait obscur et les hauts pins ne jetaient pas encore leur ombre sur les tombes.

La saison était trop tardive pour les fleurs sauvages, mais les enfants, les plus grands, sous la direction d’Ezra, avaient coupé des branches de pin pour en recouvrir les tertres. Les tombes étaient au nombre de cinq seulement, mais représentaient une perte catastrophique. En proportion, cinq morts dans la Tribu étaient plus que cent mille jadis dans une cité comptant un million d’habitants.

Les survivants étaient tous rassemblés – les bébés dans les bras de leurs mères, les petits garçons et les petites filles cramponnés à la main de leurs pères.

Ish était là ; dans sa main droite il tenait solidement le marteau dont le poids l’entraînait vers la terre. Il avait quitté la maison les mains vides, mais Josey, croyant à un oubli, l’avait rappelé. Le marteau, aux yeux des plus jeunes, était un protocole rigoureux. Quelques mois plus tôt, Ish n’aurait pas cédé et aurait essayé d’éclairer Josey sur les dangers de la superstition. Mais, ce jour-là, il avait apporté le marteau. En réalité, il était obligé de se l’avouer, lui-même y trouvait un réconfort. Les événements récents lui avaient appris l’humilité. Si la Tribu avait besoin d’un emblème de force et d’unité, si le marteau, comme signe de ralliement, était nécessaire à leur bonheur, pourquoi faire valoir le rationalisme ? Peut-être le rationalisme était-il un des luxes que les hommes pouvaient se payer du temps de la civilisation.

Ils formaient maintenant un demi-cercle irrégulier en face des tombes, chaque famille groupée. De sa place, au centre, Ish regardait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. George arborait un costume gris foncé, tout à fait de circonstance, celui sans doute qu’il revêtait pour les enterrements dans l’ancien temps quand il était diacre – ou son frère jumeau. Maurine, tout en noir, avait un voile de crêpe. Tant que ces deux-là vivraient, les règles traditionnelles seraient observées. Les autres, dans l’héritage laissé par la civilisation, avaient pris au petit bonheur les vêtements qui leur avaient paru les plus commodes. Les hommes et les garçons portaient des blue-jeans et des chemises de sport, avec de légers blousons pour se protéger de la fraîcheur du matin. Les petites filles ne se distinguaient de leurs frères que par leurs cheveux plus longs, mais les femmes et les jeunes filles affirmaient leur coquetterie féminine, avaient des jupes et des châles ou des écharpes de couleurs vives.

Ezra se détachait du groupe et se tenait prêt à parler. Les collines étaient à présent nimbées d’or ; le silence était plus profond. L’émotion serra la gorge d’Ish. La cérémonie lui paraissait dénuée de sens et, en face de la mort, toute parole est sacrilège. Pourtant ces rites funèbres répondaient à un des besoins les plus anciens de l’humanité, et qui sait s’ils n’auraient pas quelque résonance dans l’avenir ? Dans des milliers d’années, un anthropologue étudierait les mœurs des survivants du Grand Désastre. « On ignore presque tout de leur façon de vivre, écrirait-il. Quelques tombes récemment découvertes indiquent qu’ils pratiquaient l’inhumation. »

Le discours d’Ezra inspirait quelque appréhension à Ish. Tant de paroles maladroites sont prononcées en de telles occasions. Mais dès qu’Ezra eut commencé, Ish fut certain qu’il pouvait lui faire confiance. Ezra n’avait pas feuilleté les livres de prières et évitait les formules rituelles. Il ne parlait pas de vie éternelle. À personne, sauf à George, à Maurine, et peut-être à Molly, cette promesse n’aurait apporté de consolation. Le Grand Désastre jetait son ombre noire sur les traditions religieuses du passé.

Ezra, qui connaissait si bien le cœur humain, se contenta d’évoquer le souvenir des enfants morts. À propos de chacun d’eux, il raconta une petite anecdote drôle, quelque chose dont ils aimeraient tous se souvenir.

Quand, à la fin de son discours, il prononça le nom de Joey, Ish sentit ses jambes se dérober sous lui. Ezra ne fit pas allusion à la brillante intelligence de Joey ; il ne rappela pas qu’une année portait son nom. Il narra seulement quelques petits incidents de jeux comme pour les autres.

Tandis qu’Ezra parlait, Ish s’aperçut que les enfants le regardaient à la dérobée. Nul n’ignorait que Joey était tout particulièrement cher à son père. Se demandaient-ils si Ish, au dernier moment, n’allait pas s’avancer ; lui, l’Ancien, l’Américain, qui savait des choses si étranges, s’avancerait-il à la fin de la cérémonie, son marteau en l’air, pour déclarer que Joey n’était pas parti, que Joey vivait encore, que Joey reviendrait. Et verrait-on alors la tombe s’entrouvrir ?

Mais ils se bornaient à ces regards furtifs et ne disaient rien. Et Ish se sentait bien incapable de ressusciter les morts, quoi qu’ils puissent en penser.

Quand Ezra eut fini de parler de Joey, il prononça encore quelques phrases générales. Pourquoi ne s’arrêtait-il pas ? C’était un manque de tact de prolonger inutilement la cérémonie.

Brusquement le discours prit fin et, à la même seconde, le monde resplendit dans une apothéose de lumière. Le soleil se levait au-dessus des collines !

Ish hésita entre le plaisir et le mécontentement, « Calcul adroit, pensa-t-il. Mais simple mise en scène ! » Il interrogea les visages ; un sourire heureux les éclairait. Lui aussi se détendit, et, bien qu’il trouvât la procédé un peu trop théâtral, il se sentit réconforté.

La résurrection du soleil ! Le symbole vieux comme le monde ! Ezra était trop sincère pour promettre l’immortalité ; mais il avait choisi son moment et, par bonheur, aucun nuage n’assombrissait le ciel. Qu’on l’appliquât à la résurrection des morts ou à la survivance de la race humaine, le symbole était là.

Déjà le soleil glissait ses rayons entre les grands arbres noirs qui jetaient de longues ombres.


En cela aussi nous sommes des hommes, car nous pensons à nos morts. Il n'en a pas toujours été ainsi : quand l’un de nous expirait il restait étendu près de l’entrée de la caverne et nous continuions à marcher un peu courbés. Maintenant que nous nous sommes complètement redressés nous pensons à nos morts.

Après le dernier soupir, nous ne laissons plus le défunt à l’endroit même où il est tombé, nous ne le prenons plus par les jambes pour le traîner dans la forêt et le donner en pâture aux renards et aux rats. Nous ne le jetons plus dans le fleuve pour que le courant l’emporte.

Non, mais nous le couchons avec soin dans une fosse préparée d’avance et nous le recouvrons de feuilles et de branches Ainsi il retournera à la terre d’où viennent toutes choses.

Ou bien les branches des arbres le reçoivent et nous le confions aux vents du ciel. Et si les noirs oiseaux fondent sur lui à coups de bec, c’est bien aussi, car les oiseaux appartiennent au ciel et aux vents.

Ou bien le feu purificateur le dévore. Puis nous reprenons notre vie et bientôt nous oublions, comme les bêtes. Mais nous avons rendu honneur à nos morts et, le jour où nous cesserons, nous ne serons plus des hommes.


Après la cérémonie, ils s’en retournèrent chez eux dans la splendeur de l’aurore. Ish aspirait à la solitude, mais jugeait de son devoir de rester auprès d’Em. Toujours compréhensive, elle alla au-devant de ses désirs.

« Va, dit-elle. Une promenade te fera du bien, tu as besoin d’être un peu seul. »

Il accepta. Comme il l’avait craint, le service funèbre l’avait bouleversé. Certains, dans la douleur, ont besoin de compagnie, mais il était de ceux qui préfèrent la solitude. Il n’avait pas d’inquiétude à se faire pour Em. Elle était plus forte que lui.

Il ne se chargea pas de provisions ; il n’avait pas faim et il pourrait toujours entrer dans un magasin et prendre quelques boîtes de conserve. Il ne suspendit pas non plus son revolver à sa ceinture, bien que tous eussent pris l’habitude de ne pas s’éloigner des maisons sans arme. Au dernier moment cependant, après une courte hésitation, il saisit le marteau posé sur la cheminée.

Le fait qu’il le prenne le troubla un peu. Pourquoi ce marteau occupait-il une place si grande dans son esprit ? Ce n’était pas après tout le plus ancien souvenir du passé, la maison était pleine d’objets qui dataient de son enfance. Mais aucun d’eux ne lui tenait autant à cœur, peut-être parce que le marteau seul lui rappelait les premiers jours après le désastre. Pourtant il ne croyait pas à ce que pensaient les enfants de cet outil.

Il s’éloigna de la maison et marcha sans but, désireux seulement d’être seul. Le marteau que sa main balançait le gênait. Il commença à éprouver de l’impatience. Il finissait par être aussi superstitieux que les enfants.

Eh bien, pourquoi ne posait-il pas le marteau ? il le reprendrait au retour ou le lendemain. Cependant, il n’en fit rien.

Le plus irritant ce n’était pas l’ennui provisoire du marteau, mais cette idée fixe qui s’implantait dans son esprit. Il résolut d’en finir. Il ne deviendrait pas la proie d’une obsession. Il descendrait jusqu’au port et, debout sur le vieux quai, jetterait de toutes ses forces le marteau au loin dans les vagues. Le marteau s’enfoncerait dans la vase et ce serait fini. Il continua de marcher. Puis le souvenir de Joey s’empara de sa pensée et il oublia le marteau.

Au bout d’un moment, il sortit de son chagrin et s’aperçut qu’il avait toujours le marteau à la main ; il s’aperçut aussi qu’il n’avait pas pris la direction du port malgré sa décision. Il marchait vers le sud et non vers l’ouest.

« Le trajet serait trop long et je suis encore affaibli, se dit-il. Inutile d’aller si loin pour me débarrasser de ce vieux marteau. Je n’ai qu’à le jeter dans un ravin au milieu des buissons et j’oublierai bientôt où il est. »

Et aussitôt il se rendit compte qu’il se laissait duper par son esprit et que, même s’il jetait le marteau dans un ravin, il n’oublierait pas l’endroit et n’en serait pas débarrassé. Il renonça aux échappatoires ; non, il ne voulait pas se séparer de cet objet qui avait pris pour lui tant d’importance pour quelque raison inconnue. En même temps, il comprit pourquoi inconsciemment il dirigeait ses pas vers le sud. Il suivait la large avenue qui conduisait à l’université. Il n’était pas allé là-bas depuis longtemps. Son chagrin l’accompagnait encore, mais moins accablant, comme si sa décision de garder le marteau l’avait allégé.

Comme si souvent déjà, il regardait autour de lui le spectacle qu’offraient toutes ces années et son chagrin s’effaça. Ce quartier avait particulièrement souffert du tremblement de terre. Un ravin coupait en deux l’ancienne chaussée. L’eau des pluies l’avait élargi et approfondi. Un fouillis d’arbres et de buissons envahissait la rue. Balançant le marteau, Ish prit son élan et franchit d’un bond le fossé large d’un mètre vingt, heureux de constater que ses jambes, malgré la maladie, n’étaient pas trop faibles.

Des deux côtés de l’avenue, les maisons n’étaient plus que des tas de ruines, en raison du tremblement de terre ou simplement du temps qui passe. Des plantes grimpantes les recouvraient ; les perrons gauchis étaient envahis par les arbres.

Partout les plantes du pays s’étaient efforcées d’étouffer leurs rivales exotiques, jadis fierté des jardiniers.

Ish, au passage, notait les espèces qui avaient survécu. Plus de ces glycines et de ces camélias que l’on voyait autrefois partout. Les roses grimpantes restaient vigoureuses. Un cèdre de l’Himalaya étendait de magnifiques branches toujours vertes, mais n’avait donné naissance à aucun rejeton. Il pouvait vivre là mais sans se reproduire. Au contraire, sous un eucalyptus originaire d’Australie, une pépinière de surgeons prospérait dans l’humus et les feuilles mortes, où rien d’autre n’aurait pu pousser.

À l’entrée du campus s’étendait un boqueteau de pins parasols italiens. On ne trouvait pas là la confusion qui régnait dans les jardins, car ces arbres formaient une épaisse voûte et leur ombre était peu favorable aux mauvaises herbes. L’ensemble faisait encore l’effet d’un parc.

Au pied d’un pin se prélassait un gros serpent à sonnette, encore engourdi, semblait-il, par la fraîcheur de la nuit. Ish aurait pu facilement le tuer. Après une hésitation, il passa son chemin.

Non… il avait été mordu jadis, et il frissonnait encore à ce souvenir. Mais il n’en gardait pas rancune à la tribu des crotales. Cette morsure lui avait probablement sauvé la vie. Par reconnaissance, il aurait peut-être dû choisir ce serpent pour totem. Non, pas cela non plus. Il resterait neutre.

D’ailleurs sa tolérance ne s’exerçait pas uniquement à l’égard des serpents à sonnette. Et les enfants l’imitaient. À l’époque de la civilisation, les hommes se sentaient vraiment les maîtres de l’univers. Ils choisissaient leurs amis et leurs ennemis. Par conséquent, on tuait les serpents. Mais maintenant la nature avait repris son indépendance, et toute tentative de la contrôler était folie. On était devenu une partie intégrante de sa puissance. C’était se donner une peine inutile que de tuer un serpent à sonnette puisqu’on n’avait aucun espoir de les exterminer tous ou même de diminuer sensiblement leur nombre. Si un reptile se risquait aux abords des maisons, on l’écrasait, bien entendu, pour protéger les enfants. Mais on ne se mettait pas en campagne contre les serpents pas plus que contre les pumas.

Il descendit un escalier vert de mousse et d’herbes et traversa un pont de bois qui branlait sous ses pieds. Le pont était déjà vieux du temps de son enfance. Un épais fourré recouvrait les rives. Ish eut quelque difficulté à se frayer un chemin, bien qu’il sentit l’asphalte sous ses pas.

Un bruissement dans les buissons le fit tressaillir, un instant inquiet car il était sans arme. C’était peut-être un puma. Les loups et les chiens sauvages fréquentaient volontiers les alentours des ruisseaux.

Mais quand il fut sorti du fourré, il ne vit que des cerfs qui bondissaient sous les arbres.

À gauche s’élevait haut l’un des bâtiments de l’université dont il ignorait l’ancienne spécialisation. Les massifs, autrefois si bien taillés, masquaient les fenêtres du rez-de-chaussée maintenant qu’ils n’étaient que des broussailles.

Il continua sa route. Ce n’était plus très loin. Il traversa un autre fourré et aperçut devant lui la grande bibliothèque. Des buissons et des arbres la dissimulaient aussi aux regards. Une vitre était brisée, heurtée sans doute par la branche d’un pin au cours de quelque orage. Cet accident avait eu lieu depuis sa dernière visite qui remontait à plusieurs années. Il gardait cette bibliothèque en réserve pour l’avenir. Il avait même appris aux enfants à la respecter. Oui, il leur avait même, il en avait peur, laissé croire qu’elle était taboue. En fait, comme partout, il s’était efforcé de leur inculquer une religion presque mystique pour les livres. Un autodafé de livres lui paraissait le pire crime que l’homme pût commettre.

Il fit le tour de la bibliothèque non sans quelque difficulté, car de hautes broussailles lui barraient le passage ; il dut même escalader le tronc d’un pin abattu. Le bâtiment était encore en assez bon état. Il arriva enfin à la fenêtre qu’il avait cassée tant d’années auparavant, puis bouchée au moyen d’une planche. À l’aide du marteau il frappa sur la planche en ayant soin de ne pas la casser pour qu’elle puisse retrouver son usage. Après tout, se dit-il avec satisfaction, ce n’était pas pour rien qu’il s’était embarrassé du marteau.

La planche déplacée, il pénétra dans le bâtiment. Sa première intrusion par la fenêtre datait du temps où Em attendait l’aîné de leurs enfants, et où il venait chercher des livres d’obstétrique. Le problème qui lui paraissait alors si angoissant s’était résolu tout seul. Il aurait dû en conclure qu’il est vain de s’inquiéter et que la plupart des problèmes se résolvent d’eux-mêmes.

Il traversa le hall et ouvrit la vieille porte de la salle de lecture. Les choses n’étaient pas en aussi bon état qu’elles auraient pu l’être. Malgré ses précautions, des chauves-souris avaient cherché asile dans le bâtiment, profitant peut-être de la fenêtre récemment cassée. Des rats aussi étaient passés par là. Mais crottes et fiente n’avaient pas abîmé les livres. Il promena son doigt le long des reliures et le ramena couvert de poussière – moins peut-être qu’on aurait pu s’y attendre.

Oui, ils étaient encore tous là – plus d’un million de livres –, presque tout le savoir du monde, encore à l’abri entre ces quatre murs. Il éprouva une sensation de sécurité et d’espoir. Il contemplait ce trésor avec des yeux d’avare.

Il descendit un petit escalier en colimaçon et se dirigea vers la section géographique qui, aux jours lointains de ses études, était sa retraite préférée. Il retrouva les niches familières et en dépit des années, il se trouvait chez lui. Sur les étagères, il chercha les livres familiers.

Un volumineux bouquin relié de toile rouge attira son attention. Il le prit et souffla la poussière qui poudrait les tranches. C’était Le Climat à travers les Ages, par Brooks. Ish connaissait bien cet ouvrage. En l’ouvrant, il aperçut une fiche et remarqua que le dernier lecteur – un mois avant le Grand Désastre – était un nommé Isherwood Williams. Il mit quelques secondes à se rendre compte que cet Isherwood Williams n’était autre que lui-même. Personne ne l’avait désigné par son nom entier depuis des années. Oui, il avait lu ce livre au cours de son dernier trimestre d’études. C’était un bon ouvrage, intéressant, mais que les derniers travaux d’un Allemand – Zeimer ? – avaient rejeté dans l’ombre.

Il posa le marteau pour avoir les deux mains libres. Puis, debout à côté d’une fenêtre poussiéreuse, qui laissait passer une vague clarté, il feuilleta le livre avec curiosité. En réalité, ses théories n’avaient plus aucune valeur pour le progrès de l’humanité. Les changements de climat n’étaient plus un problème. S’il avait jeté ou déchiré le volume, la perte n’eût pas été grande. Pourtant Ish le remit à sa place d’un geste respectueux.

Il fit quelques pas et, brusquement, tout dans son esprit fut cendre et poussière. À quoi serviraient ces livres désormais ? Pourquoi prendre soin de l’un d’eux ? Pourquoi les préserver tous ? Personne ne savait les lire. Pâte de bois et noir de fumée, ils ne servaient à rien sans une intelligence capable de s’en servir.

Tristement il s’éloigna et il s’engageait sur les premières marches de l’escalier en colimaçon quand il s’aperçut que ses mains étaient vides. Il n’avait plus le marteau. Effrayé, il fit demi-tour à l’endroit où il avait pris le livre et ce fut avec un indicible soulagement qu’il le vit, sur le parquet, à l’endroit où il l’avait posé. Il le prit et monta.

Il sortit par la fenêtre cassée et machinalement se mit en devoir de remettre la planche. Puis il se ravisa tandis qu’une nouvelle vague de désolation déferlait en lui. À quoi bon replacer cette planche ? Elle ne servirait à rien. Plus personne ne viendrait lire ici. Il s’arrêta, le marteau à la main.

À la fin, lentement, sans entrain, il enfonça de nouveau les clous. Mais il avait perdu tout espoir. Il restait simplement fidèle à ses habitudes. George jusqu’à sa mort ferait des travaux de menuiserie, Ezra aiderait toujours ses voisins, et lui, Ish, garderait quelque illusion sur les livres et l’avenir.

Ceci fait, il alla s’asseoir sur le perron de granit – devant la bibliothèque. Tout était délabré et assailli par une végétation luxuriante. Le spectacle lui rappelait un vieux tableau qui représentait un homme – César ? Annibal ? – assis sur les ruines de Carthage. Avec son marteau il frappait nonchalamment le bord d’une marche. C’était un acte de pur vandalisme que d’ordinaire il ne faisait pas. Le granit s’écailla. Ish, gratuitement, frappa plus fort. Un éclat de six centimètres se détacha et tomba. La marche ébréchée semblait lui adresser un muet reproche.

Et, tandis qu’il tapotait la pierre du bout de son outil, pour la première fois il pensa à Joey sans être accablé de chagrin. Comment Joey aurait-il pu changer le cours des événements ? Ce n’était qu’un petit garçon intelligent. Le monde entier dans sa forme nouvelle se serait ligué contre lui. Il aurait lutté de toutes ses forces et aurait été vaincu en fin de compte. Il aurait été malheureux.

« Joey, pensa-t-il, Joey était comme moi. Je me débats sans cesse ; je ne peux jamais être heureux. »

Il leva son marteau au-dessus d’un petit éclat de granit et, avec rancune, le mit en miettes.

« Un peu de repos, pensa-t-il. Il est temps de prendre un peu de repos. »


Thoreau et Gauguin – ces deux-là, nous connaissons leurs noms. Mais n’avons-nous pas oublié les milliers d’autres ? Ils n’ont fait ni livres ni tableaux, mais, également, ils ont dit adieu au monde. Et ces autres, ces millions d’autres qui, en rêve, ont tourné le dos à la civilisation ?

Nous avons entendu leurs paroles, nous avons vu leurs yeux… « C’était beau là-bas, là où nous campions pour pêcher, j’aurais bien voulu… mais les affaires…» « Tu n’as jamais eu envie, George, d’habiter une île déserte ? » « Juste une cabane dans les bois, pas de téléphone…» « La langue de sable le long du lagon, on serait si bien… Mais il y a Maud et les enfants. »

Quelle chose étrange ! Cette admirable civilisation, dès qu’ils l’eurent édifiée, les hommes n’ont eu qu’un rêve : la fuir.

Les Chaldéens prétendaient qu’Oannes, leur dieu-poisson, était sorti de la mer pour enseigner aux hommes les arts et les lois. Mais était-ce un dieu ou un démon ?

Pourquoi les vieilles légendes nous ramènent-elles toujours à l’âge d’or de la simplicité ?

Ne faut-il pas en conclure que cette grande civilisation, loin d’être la réalisation des désirs humains, est l’œuvre de Fatalités et de Forces. Peu à peu, à mesure que le nombre des maisons augmentait dans les villages, les hommes se voyaient obligés de renoncer à leur vie libre ; à la cueillette des fruits sauvages succédaient les pénibles travaux de l’agriculture. Peu à peu, tandis que les villages devenaient plus nombreux, les hommes renonçaient à l’enivrement de la chasse pour les besognes rassurantes de l’élevage.

Ainsi le monstre de Frankenstein imposait sa tyrannie à ses créateurs épouvantés. Et les hommes empruntaient pour s’enfuir mille petits chemins dérobés.

Comment cette grande civilisation détruite renaîtrait-elle si de mystérieuses forces ne se remettaient à l’œuvre ?


Brusquement Ish se sentit très vieux. Il n’avait pas encore atteint la cinquantaine et les autres fondateurs de la Tribu étaient tous plus âgés, mais la distance était grande entre lui et ses fils aînés. Ce n’était pas seulement les ans qui les séparaient, mais les façons de penser et de vivre. Jamais un tel abîme ne s’était ouvert entre deux générations.

Assis sur les marches de la bibliothèque, tandis qu’il réduisait en miettes le petit morceau de granit, la longue perspective de l’avenir se dessina devant ses yeux. Au fond tout se ramenait à la vieille question : combien l’homme influence-t-il son milieu, ou le milieu marque-t-il l’homme ? L’époque napoléonienne a-t-elle produit Napoléon ou est-ce le contraire ? Si donc Joey avait vécu, les circonstances confuses qui avaient modelé Jack, Roger et Ralph se seraient exercées sur lui aussi et un petit garçon aurait eu du mal à lutter contre cela. Oui, même si Joey avait vécu, la vertigineuse descente n’eût pas été ralentie. Et avec Joey, à moins d’événements imprévus, le dernier espoir était mort.

Les étoiles dans leur course ! Sous les coups répétés du marteau, l’éclat de granit s’était réduit en fine poudre. Les étoiles dans leur course ! Non, il ne croyait pas à l’astrologie. Et cependant la position des étoiles montrait que le système solaire changeait aussi et que la Terre elle-même devenait de moins en moins habitable pour l’homme. Si l’on allait au fond des choses, l’astrologie était peut-être une science véridique et les changements qui se produisaient dans le ciel étaient le symbole des événements terrestres. Les étoiles dans leur course ! Comment l’homme, si faible, pourrait-il résister à cela ?

Oui, l’avenir était facile à prévoir. La Tribu ne ressusciterait pas la civilisation. Elle n’avait pas besoin de la civilisation. Quelque temps le pillage continuerait ; on ouvrirait des boîtes de conserve, on gaspillerait les cartouches et les allumettes. On vivrait heureux, mais sans créer. Puis, tôt ou tard, la population s’accroîtrait et les vivres deviendraient rares. Ce ne serait pas tout de suite la famine, car le bétail ne manquait pas dans les champs, la vie continuerait.

Et soudain une nouvelle idée frappa Ish. Des vaches et des taureaux dans les champs, oui, mais que ferait-on quand toutes les cartouches seraient épuisées ? Quand il n’y aurait plus d’allumettes ? En fait, on n’aurait pas à attendre que les cartouches soient épuisées : la poudre se détériore avec le temps. Encore trois ou quatre générations et les hommes ne seraient plus que de misérables créatures qui auraient perdu les secrets de la civilisation sans avoir retrouvé l’ingéniosité déployée par les sauvages pour atteindre un certain niveau de stabilité et de confort. Peut-être – et ne fallait-il pas le souhaiter ? – d’ici trois ou quatre générations, la race humaine s’éteindrait-elle, incapable de passer de la vie végétative et parasite à des conditions plus stables et qui permettraient même un lent progrès.

Il assena un grand coup de marteau sur le bord de la marche. Un autre éclat de granit se détacha. Il le regarda tristement. Malgré toutes ses résolutions, ses pensées le tourmentaient toujours. Pourtant comment prévoir ce qui se passerait dans trois ou quatre générations ?

Il se leva et rebroussa chemin. Il était plus calme maintenant.

« Oui, pensa-t-il tout haut, le léopard ne peut changer de peau, et moi je ne peux m’empêcher de ressasser mes inquiétudes malgré mes vingt-deux ans de vie commune avec Em. Quand j’oublie le passé, c’est pour m’occuper de l’avenir. Du repos ! Oui, je devrais prendre un peu de repos. Mes tentatives ont échoué. Je le reconnais. Tout de même, je suis sûr que je recommencerai. Et si mes visées sont moins ambitieuses, j’aurai peut-être un peu plus de succès. »

CHAPITRE X

Quand, après une longue marche, il atteignit sa maison, ses vagues projets avaient pris forme, mais il attendit au lendemain matin pour les mettre à exécution.

La nuit une tempête d’automne éclata et, à son réveil, des nuages de pluie bas et gris avaient pris possession du ciel. Ish en fut surpris, car les récents événements lui avaient fait oublier la fuite du temps. Il se rappela que le soleil se couchait vers le sud et que, si on pouvait encore employer le terme, on était au mois de novembre. La pluie s’opposait à la réalisation immédiate de ses projets, mais rien ne pressait et il aurait ainsi le loisir de les mettre tout à fait au point.

Depuis la veille, sa conception des choses avait tellement changé que le tapage des enfants qui se rassemblaient le fit sursauter. « Bien sûr, pensa-t-il, ils attendent la classe. »

Il descendit au-devant d’eux. Ils étaient tous là, excepté Joey et deux plus petits. Ils se tortillaient sur leurs chaises, à moins qu’ils ne fussent installés confortablement par terre. Tous les yeux se levèrent vers Ish avec une attention inaccoutumée. Joey n’était plus là, les leçons s’en trouveraient peut-être modifiées. Mais cette curiosité, Ish ne l’ignorait pas, était passagère et ils retomberaient dans l’apathie contre laquelle il avait vainement lutté.

Son regard parcourut le petit groupe et s’arrêta sur chaque visage. C’était de beaux enfants ; aucun n’était réellement bête, mais tous manquaient de finesse. Non, pas d’élu parmi eux !

Il prit une décision, sans chagrin et sans regret.

« L’école est fermée », annonça-t-il.

Un moment, la consternation se peignit sur tous les visages ; puis la joie lui succéda, bien qu’ils n’osent pas la montrer ouvertement.

« L’école est fermée », répéta-t-il, et il ne put s’empêcher de prendre un ton dramatique. « Il n’y aura plus d’école… Jamais plus. »

La consternation renaquit et cette fois aucune joie ne lui succéda. Ils s’agitaient nerveusement sur leurs sièges. Plusieurs se levèrent pour partir. Cette fermeture de l’école était un événement grave, ils le sentaient sans bien en comprendre toute la portée.

Ils sortirent lentement, sans bruit. Après leur départ, une minute, le ruissellement de la pluie troubla seul le silence. Puis dans une explosion de cris bruyants, ils redevinrent des enfants. L’école n’avait été qu’un bref épisode ; ils l’oublieraient sans doute et certainement ne la regretteraient pas. Un moment Ish eut le cœur lourd. « Joey, Joey ! » pensa-t-il. Mais il ne se repentait pas de sa décision : c’était la seule raisonnable.

« L’école est fermée, pensa-t-il. L’école est fermée ! » Et il se rappela brusquement que, dans cette même pièce, bien des années plus tôt, il avait vu pâlir la lumière électrique.

Trois jours de pluie lui donnèrent le temps de réfléchir et de mûrir ses plans. Enfin, un matin, le ciel balayé par un vent froid du nord était d’un bleu intense. Le soleil brillant sécha les feuilles mouillées. C’était le moment.

Il chercha longtemps dans les jardins déserts transformés en jungle. On n’avait jamais fait dans la région le commerce des citrons, mais le climat convenait aux citronniers, et çà et là on en avait planté dans son jardin. Leur bois était tout à fait ce qu’il lui fallait. Il aurait pu se renseigner dans les livres, mais son attitude avait changé. Non, plus de livres. Il se débrouillerait par ses propres moyens.

Deux rues plus loin, dans un parc jadis si bien soigné, il trouva un citronnier vivant bien que resserré entre deux pins. Il avait beaucoup souffert des gelées de ces dernières années. N’ayant pu être protégé, il n’était plus qu’un reste de lui-même. De longs surgeons avaient poussé depuis sa base après le froid mais plusieurs étaient morts.

Ish s’introduisit dans le fourré en évitant les épines acérées, choisit un rejeton de la grosseur de son pouce et sortit son couteau. Le bois avait la dureté de l’os ; Ish parvint cependant à le scier et à le sortir du fourré. Le rejeton avait une longueur totale d’environ un mètre cinquante ; il était d’abord monté droit et d’un seul jet, mais, parvenu à une hauteur d’un mètre vingt, les branches des pins avaient interféré et l’avaient obligé à se recourber. La tige était à la fois forte et flexible. Ish l’appuya contre le sol, la fit plier et constata qu’elle se redressait aussitôt. Cela irait.

« Il ne m’en faut pas davantage », pensa-t-il un peu amèrement.

Il emporta la tige de citronnier chez lui et s’assit sur le perron au soleil pour l’amenuiser. D’abord il coupa la partie recourbée et eut une baguette bien droite d’un mètre vingt.

Il se mit alors en devoir de l’écorcer et d’effiler les deux extrémités. Ce travail lui demanda beaucoup de temps, car il s’interrompit souvent pour aiguiser la lame sur une meule. Le bois très dur l’émoussait en quelques instants.

Walt et Josey étaient allés jouer avec les autres enfants. L’heure du déjeuner les ramena.

« Que fais-tu ? demanda Josey.

— Je prépare un jeu », répondit Ish. Il avait essayé de leur montrer le côté pratique et utile de l’instruction ; c’était une erreur qu’il ne commettrait plus. Mieux valait faire vibrer cet amour du jeu, inné chez la race humaine.

Après le déjeuner, les enfants répandirent la nouvelle.

L’après-midi, George fit son apparition.

« Pourquoi ne venez-vous pas chez moi ? dit George ; j’ai un étau et un racloir. Votre travail avancerait beaucoup plus vite. »

Ish le remercia, mais donna la préférence à son couteau, bien que sa main lui fît mal. Il voulait accomplir sa tâche avec les outils les plus simples.

À la fin de l’après-midi, sa paume était couverte d’ampoules, mais il avait terminé. La baguette d’un mètre vingt était symétriquement effilée aux deux extrémités. Il l’appuya contre le sol, la courba en demi-cercle et la laissa se redresser. Satisfait, il tailla des encoches à chaque bout et remit joyeusement son couteau dans sa poche.

Le lendemain matin, il se remit à l’œuvre. La ficelle ne manquait pas et il songea à prendre des lignes en nylon et à les tresser pour avoir une corde assez épaisse.

« Non, se dit-il. Je me servirai des matières premières qu’ils auront toujours sous la main. »

Dans la peau d’un veau récemment tué, il tailla une longue lanière. Ce fut un travail minutieux, mais le temps ne pressait pas. Il rasa les poils et l’amincit jusqu’à ce qu’elle ressemblât à un cordon. Ensuite il tressa trois bandelettes et eut ainsi une corde épaisse, et quand elle fut assez longue, il la termina de chaque côté par un petit nœud coulant.

Il demeura un moment la baguette d’une main et la corde de l’autre. Séparément aucun de ces deux objets n’avait de sens. Alors, courbant la tige de citronnier, il fixa les nœuds de la lanière dans les encoches pratiquées à ses extrémités et les deux objets n’en firent plus qu’un. La lanière était plus courte et la branche s’arrondit en forme d’arc. La corde se tendait d’une pointe à l’autre. Réunis, ces objets prenaient une signification nouvelle.

Ish contemplait l’arc, et la force créatrice de l’homme se manifestait de nouveau sur la terre. Il aurait pu aller dans un magasin de sports et y trouver un meilleur arc – un de deux mètres pour le tir professionnel. Mais il avait lui-même taillé le bois avec un instrument primitif et tressé une corde en lanières de peau de veau.

Il pinça la corde et sa vibration étrange le fit sourire avec satisfaction. Son travail était terminé pour aujourd’hui. Il débanda l’arc.

Le lendemain, pour la flèche, il coupa une branche de pin bien droite. Le bois vert n’opposait pas grande résistance et en une demi-heure la flèche fut prête. Quand il eut fini, il appela les enfants. Walt et Josey accoururent, Weston sur leurs talons.

« Nous allons faire un essai », annonça Ish. Il tendit l’arc et tira la flèche. Non empennée, elle vacillait un peu, mais il avait visé très haut et elle parcourut une quinzaine de mètres avant de tomber sur le sol où, par hasard, elle demeura fichée, toute droite.

Ish n’espérait pas une victoire aussi éclatante. Les trois enfants émerveillés restèrent un moment ébahis. Puis avec des cris de joie, ils coururent ramasser la flèche. Ish refit plusieurs essais.

Puis vint l’inévitable requête qu’escomptait Ish.

« Laisse-moi essayer, papa », supplia Walt.

Lancée par Walt, la flèche alla à peine à six mètres, mais le jeune garçon était content. Josey et Weston tour à tour essayèrent.

Avant l’heure du dîner, chaque enfant de la Tribu était fort affairé à se tailler un arc.

Le succès dépassait les espérances d’Ish. Moins d’une semaine plus tard, des flèches maladroitement lancées s’entrecroisaient dans l’air autour des maisons. Les mamans s’affolaient à l’idée des yeux crevés et deux enfants vinrent en pleurant se plaindre d’avoir reçu des flèches dans diverses parties de leur anatomie. Mais les flèches n’avaient pas de pointe et ne volaient pas très loin ; aucun accident grave ne fut à déplorer.

D’ailleurs des règlements sévères furent établis. « Défense de tirer à l’arc dans la direction de quelqu’un. » « Défense de jouer aux alentours des maisons. »

Des concours s’organisèrent. Sous la direction des aînés qui se servaient déjà de fusils, les enfants tirèrent à la cible. Ils essayèrent des arcs de différentes longueurs et de différentes formes. Josey se plaignit que Walt fût toujours le vainqueur ; Ish lui conseilla habilement de fixer quelques plumes de caille à l’extrémité de sa flèche. Elle obéit et remporta la victoire sur Walt. Toutes les flèches aussitôt se garnirent de plumes de caille et leur puissance de vol en fut accrue. Les aînés se laissèrent gagner par la contagion et se mirent à fabriquer des arcs, bien qu’ils eussent la permission de se servir d’armes à feu. Mais le tir à l’arc était en faveur surtout chez les cadets, trop jeunes pour les fusils.

Ish attendit son heure. Les premières pluies avaient reverdi la terre. Le soir, le soleil se couchait derrière les collines au sud du Golden Gate.

Walt et Weston, tous deux âgés de douze ans, complotaient de mystérieux exploits enfantins. Ils perfectionnaient leurs arcs et aiguisaient leurs flèches. Pendant la journée, ils s’absentaient durant des heures.

Un soir, Ish entendit le bruit d’une course précipitée sur les marches du perron. Walt et Weston entrèrent en coup de vent dans le salon.

« Regarde, papa ! » cria Walt, et il tendit à Ish le corps pathétique d’un gros lapin transpercé par une flèche de bois sans pointe.

« Regarde ! cria de nouveau Walt. J’étais caché derrière un buisson et j’ai attendu. Quand il est passé devant moi, je l’ai tué. »

Symbole de son triomphe, le pauvre corps qui pendait fit pitié pourtant à Ish.

« Quel malheur, pensa-t-il, que l’œuvre créatrice soit en même temps œuvre de mort. »

« Je te félicite, Walt, dit-il tout haut. C’est vraiment un coup de maître ! »

CHAPITRE XI

Chaque soir, le soleil se couchait dans le ciel sans nuages, un peu plus loin vers le sud. Il ne tarderait pas à retourner en arrière. Le temps était toujours au beau.

Un jour, si brusquement qu’on aurait pu indiquer l’heure et la minute, les enfants eurent assez des arcs et des flèches et se donnèrent à un autre engouement. Ish ne s’en affligea pas. Selon leur coutume, ils reprendraient le jeu plus tard, peut-être à la même époque de l’année. La fabrication des arcs et le tir des flèches ne tomberaient pas dans l’oubli. Vingt ans, cent ans s’il le fallait, l’arc resterait-il jouet d’enfant. À la fin, quand les munitions seraient épuisées, il serait encore là. C’était l’arme la plus perfectionnée de l’homme primitif et la plus difficile à inventer. Ish léguait à l’avenir ce précieux héritage. Lorsque les fusils ne serviraient plus à rien, ses arrière-petit-fils n’auraient pas que les mains nues pour lutter contre les ours et ne mourraient pas de faim au milieu des troupeaux. Ses arrière-petit-fils n’auraient jamais connu la civilisation, mais du moins ils ne seraient pas les frères des singes. Ils marcheraient la tête droite, en hommes libres, l’arc à la main. Et s’ils n’avaient plus de couteaux d’acier, ils tailleraient leurs arcs avec des pierres tranchantes.

Il projetait une autre expérience, mais rien ne pressait. Maintenant qu’il les avait pourvus d’une arme, il ferait un foret à arçon et apprendrait aux enfants à s’en servir. Lorsque les allumettes seraient épuisées, la Tribu saurait allumer un feu.

Cependant son enthousiasme, comme celui des enfants, se refroidit avec les semaines. Au lieu de savourer la victoire qu’il avait remportée en fabriquant l’arc et en le faisant adopter par les enfants, il se remémorait les malheurs de l’année. Joey était mort et cette perte était irremplaçable. Et le monde avait perdu sa fraîcheur et son innocence le jour où Em, George, Ezra et lui avaient écrit le mot fatal sur leurs bulletins de vote. Et la confiance et la foi s’étaient éteintes dans son cœur depuis qu’il avait abandonné l’espoir de voir renaître la civilisation.

Le soleil arrivait à l’extrémité sud de son trajet ; dans un jour ou deux, il rebrousserait chemin. Tout le monde se préparait pour la fête au cours de laquelle Ish graverait les chiffres dans le rocher et donnerait un nom à l’année. C’était leur plus grande solennité, à la fois commémoration de Noël et du Nouvel An et symbole de leur vie nouvelle. Ainsi que tout le reste, les fêtes avaient subi d’étranges changements en passant d’un monde à l’autre. La Tribu célébrait le Jour des Actions de Grâce autour d’une table bien garnie ; mais le 4 juillet et toutes les autres fêtes patriotiques avaient disparu. George, qui était traditionaliste et avait appartenu à un syndicat, cessait tout travail et s’endimanchait le jour approximatif de la fête du Travail. Mais personne ne l’imitait. Chose curieuse ou peut-être assez naturelle, les vieilles fêtes populaires survivaient mieux que les fêtes établies par la loi. Le 1er avril et la Toussaint étaient des occasions de réjouissances et les enfants n’oubliaient aucune des traditions que leur avaient transmises leurs pères et leurs mères. Six semaines après le solstice d’hiver venait le seul jour où, selon la légende, la marmotte peut voir son ombre, mais comme la marmotte ne fréquentait pas cette région, ils lui substituaient l’écureuil. Tout cela n’était rien en comparaison de la grande fête qui les réunissait autour du rocher.

Les enfants discutaient entre eux du nom de l’année. Les cadets proposaient l’année de l’Arc et de la Flèche ; ceux qui étaient un peu plus grands, dont le souvenir remontait plus loin dans le temps, préféraient l’année du Voyage. Les aînés pensaient à d’autres circonstances et gardaient un silence gêné ; Ish devinait qu’ils songeaient à Charlie et aux autres morts. En ce qui le concernait, c’était la disparition de Joey et tous ses changements d’attitude qui étaient les événements de ces douze mois.

Enfin, un soir, le soleil se coucha presque au même endroit – un peu plus au nord peut-être – que la veille, et les parents, à la grande joie des enfants, décrétèrent que la fête aurait lieu le lendemain.

Ainsi, à la fin de cette vingt-deuxième année, ils se rassemblèrent autour du rocher ; Ish, avec son marteau et son burin, grava le nombre 22 dans la surface lisse, juste au-dessous de 21.

Toute la Tribu était là ; le temps était beau et chaud pour la saison et les mamans avaient même apporté les bébés. Les chiffres gravés, tous ceux qui étaient assez grands pour parler se souhaitèrent une bonne année, selon la coutume de l’ancien temps qui était encore en usage.

Puis, conformément aux rites établis, Ish demanda quel serait le nom de l’année. Un grand silence lui répondit.

Enfin Ezra, toujours secourable, prit la parole.

« Cette année nous a apporté beaucoup de tristesses et quel que soit le nom que nous lui donnions, il résonnera comme un glas à nos oreilles. Les chiffres sont réconfortants et n’ont rien de pénible en eux-mêmes. Ne donnons aucun nom à cette année ; appelons-la simplement l’année 22. »

(Ici s’achève la deuxième partie. Le second chapitre intermédiaire intitulé « Les Années fugitives » suit sans interruption de temps.)

LES ANNÉES FUGITIVES

Le fleuve des armées se remit à couler rapidement et maintenant, au lieu de lutter et de se débattre, Ish se laissait emporter au fil de l’eau.

Au cours de ces années, la Tribu cultiva un peu de blé, pas beaucoup, mais assez pour engranger une petite récolte et pour mettre de côté les grains pour de nouvelles semailles. Chaque automne, comme si la première pluie était un signal, les enfants reprenaient les arcs et les flèches, puis cherchaient un autre jeu. De temps en temps, les adultes se réunissaient. Jadis on eût appelé cela un conseil municipal, et leurs décisions, chacun le savait, les liaient tous.

« Du moins, pensait Ish, je léguerai ces coutumes à l’avenir. » Cependant, d’année en année, c’était les jeunes gens qui, dans ces séances, s’attribuaient la parole et les initiatives. Ish, il est vrai, présidait. Il occupait la place d’honneur, et ceux qui voulaient parler se levaient et s’inclinaient respectueusement devant lui. Il tenait son marteau ou le balançait nonchalamment. Quand la discussion s’échauffait entre deux jeunes gens, Ish faisait sonner le marteau et les adversaires, brusquement calmés, reprenaient une attitude déférente. S’il intervenait dans le débat, tous l’écoutaient attentivement, mais souvent se gardaient bien de suivre ses conseils.

Les années s’écoulaient ainsi. L’année 23 le Loup enragé, l’année 24 les Mûres, l’année 25 la Pluie interminable.

Lorsque vint l’année 26, le vieux George n’était plus parmi eux. Un soir il peignait, perché sur une échelle. Embolie ou chute accidentelle, personne ne le sut jamais. Mais on le retrouva mort au pied de son échelle. Après lui, les toits ne furent plus réparés ni les façades repeintes. Maurine vécut encore quelque temps dans la maison méticuleusement propre, au milieu de ses lampes à abat-jour roses sans lumière, de son poste de radio muet, de ses petites tables à napperons. Mais elle aussi était vieille et elle mourut avant le Nouvel An. Cette année-là s’appela l’année de la Mort de George et de Maurine.

Et les années se succédèrent : 27,28,29,30. On pouvait à peine se rappeler leurs noms et leur ordre. L’année du Blé était-elle avant l’année du Coucher de Soleil rouge, et celle-ci précédait-elle l’année de la Mort d’Evie ?

Pauvre Evie ! Ils l’enterrèrent à côté des autres et, dans sa tombe, elle devint pareille à eux. Elle avait partagé leur existence et personne ne savait si elle avait été heureuse et s’ils avaient bien agi en lui sauvant la vie. Une fois seulement elle joua un rôle important, mais court, quand Charlie l’avait choisie entre toutes les femmes de la Tribu ; puis elle était retombée dans son effacement. Les jeunes s’apercevaient à peine de sa disparition, mais les parents savaient qu’elle était un nouveau chaînon brisé de l’ancien temps auquel ils appartenaient.

Evie morte, les fondateurs de la Tribu n’étaient plus que cinq. Jean et Ish étaient les plus jeunes et c’était eux les mieux conservés ; cependant Ish, qui ne s’était jamais tout à fait guéri de son ancienne blessure, boitait de plus en plus. Molly se plaignait de vagues malaises et avait des crises de larmes. Une petite toux sèche tourmentait Ezra. La démarche d’Em avait perdu un peu de sa grâce royale. Cependant tous jouissaient d’une excellente santé et leurs petites incommodités n’étaient imputables qu’à la vieillesse proche.

L’année 34 fut une année mémorable. Ils savaient depuis quelque temps qu’une autre Tribu, moins nombreuse, était fixée au nord du golfe, mais cette année-là ils eurent la surprise de recevoir un messager chargé d’une offre d’alliance. Ish interdit au jeune homme de s’approcher, car le souvenir de Charlie incitait à la prudence. Quand le messager lui eut donné toutes les informations désirées, il réunit un conseil.

Ish présidait, son marteau à la main, car l’affaire était d’importance. Une discussion animée s’engagea. La crainte des maladies était renforcée par un préjugé contre les étrangers et leurs coutumes différentes. Pourtant une sorte de fascination de l’inconnu combattait le préjugé ; d’ailleurs beaucoup souhaitaient une augmentation des membres de la Tribu, surtout en femmes ; depuis des années les garçons étaient en excédent sur les filles et plusieurs jeunes gens étaient condamnés au célibat. Ish connaissait aussi le danger des mariages entre proches parents, inévitables au sein de la Tribu où chacun devait épouser son cousin.

Pourtant Ish lui-même, appuyé par Ezra, s’opposait à l’alliance par crainte de la maladie, et Jack, Ralph et Roger, les aînés, avaient gardé un souvenir assez vif de l’année 22 pour se ranger à leurs côtés. Mais les plus jeunes, surtout ceux qui n’étaient pas mariés, enfiévrés par la pensée des jeunes filles de l’autre Tribu, protestaient bruyamment.

Alors Em prit la parole. Ses cheveux avaient blanchi, mais sa voix calme domina le débat. « Je l’ai souvent répété, dit-elle, ce n’est pas vivre que de refuser la vie. Nos fils et nos petits-fils ont besoin d’épouses. Peut-être y a-t-il un risque de mort, mais tant pis, nous devons l’affronter. »

Sa force sereine, plutôt que ses paroles, leur rendit confiance à tous. Ils votèrent l’alliance à l’unanimité.

Cette fois la chance leur sourit. Les autres, à leur contact, contractèrent la rougeole, mais l’épidémie fut sans gravité.

L’alliance opéra pourtant une scission et la Tribu se divisa en deux clans : les premiers et les autres. Les enfants nés d’un mariage mixte appartenaient au clan de leur père. Ish s’étonnait que la mère n’en ait pas la prérogative, contrairement à la coutume des peuples primitifs. La vieille tradition américaine était la plus forte.

L’année suivante, Em perdit ce qui lui restait de sa grâce royale ; brusquement Ish, sur son visage, remarqua d’étranges rides creusées non par la vieillesse, mais par la souffrance. Le teint mat que le sang généreux ne colorait plus, avait pris un gris de cendre. Le cœur glacé d’effroi, il comprit que l’heure de la séparation était venue.

Parfois, dans les sombres mois qui suivirent, il pensait : « C’est peut-être simplement l’appendicite. La douleur est à cet endroit. Pourquoi ne pas l’opérer ? Je pourrais lire les livres, apprendre ce qu’il faut faire. Un des garçons lui donnerait l’éther. Au pis aller, je mettrais simplement fin à ses souffrances. »

Mais au dernier moment il reculait ; sa main tremblait et son courage s’était affaibli ; il n’osait enfoncer le bistouri dans le flanc de celle qu’il aimait. Em ne pouvait compter que sur ses propres forces.

Et bientôt il dut s’avouer que ce n’était pas l’appendicite. Lorsque le soleil reprit sa course vers le sud, Em s’alita et ne se releva plus. Dans les pharmacies en ruine, il trouva des poudres et des sirops qui atténuèrent la souffrance. Quand elle avait pris le calmant, elle dormait ou restait immobile, souriante. Quand la douleur renaissait, Ish pensait : « Peut-être devrais-je augmenter la dose et mettre fin à son supplice. »

Mais il ne le faisait pas. Car, il le savait, Em aimait encore la vie et son courage ne faiblirait pas.

Il restait de longues heures à son chevet, sa main dans la sienne et, de temps en temps, ils échangeaient quelques paroles.

Comme toujours, c’est elle qui le réconfortait, malgré ses tortures, si près de la fin. Oui, il le comprenait, elle avait été une mère aussi bien qu’une épouse.

« Ne te tourmente pas pour les enfants, dit-elle un jour, ni pour les petits-enfants et tous ceux qui viendront après. Ils seront heureux, je crois. Du moins, ils seront aussi heureux qu’ils l’auraient été autrement. Ne pense pas trop à la civilisation. Ils la continueront. »

Avait-elle su d’avance ? Il se le demandait. Avait-elle devine qu’il échouerait ? Avait-elle pressenti ce qui se passerait grâce à son intuition féminine ? Ou grâce au sang différent qui coulait dans ses veines ? De nouveau il se demanda ce qui fait la grandeur de l’homme ou de la femme.

Josey s’occupait de la maison maintenant et soignait sa mère, Josey déjà maman, élancée, les seins ronds, la démarche gracieuse. De tous ses enfants, c’était elle qui ressemblait le plus à Em.

Les autres venaient aussi visiter la malade, les grands fils, les filles robustes et les petits-enfants. Déjà les aînés des petits-fils étaient poussés bien droits et les petites-filles commençaient à avoir un corps de femme épanoui.

En les observant à son chevet, Ish comprenait qu’Em avait raison. « Ils se tireront d’affaire, pensait-il. Les plus simples sont aussi les plus forts. Ils vivront ! »

Un jour il était assis près d’Em, sa main dans la sienne. Elle était très faible. Et soudain il sentit près d’eux une sombre présence. Em ne parlait plus et les doigts frémissaient légèrement dans sa main.

« Oh ! Mère des Nations ! pensa-t-il. Tes fils chanteront tes louanges et tes filles te béniront. »

Et il resta tout seul dans cette chambre où tout à l’heure ils étaient trois. La Mort était repartie et avait emporté Em. Il restait là, courbé, les yeux secs. Cela aussi s’achevait. Ils enseveliraient la Mère des Nations et ils ne mettraient rien sur sa tombe, car ce n’était pas leur coutume. Et, comme les hommes le font depuis le commencement, depuis que l’amour et la douleur ont fait leur apparition sur terre, il veilla la morte. Jamais on ne reverrait tant de grandeur.

Et les années continuaient à s’écouler et le soleil allait du nord au sud et du sud au nord. D’autres nombres étaient gravés dans le rocher.

Un jour de printemps, Molly mourut subitement, d’un arrêt du cœur sans doute. Cette même année, une grosse tumeur, rapidement, envahit Jean comme un monstre de cauchemar. Rien ne la soulageait et quand elle se donna la mort, pas une voix ne s’éleva pour la blâmer.

« C’est la fin ! pensait Ish. Nous, les Américains, nous sommes vieux et nous nous dispersons comme les feuilles du dernier printemps. » Alors la tristesse l’accablait. Cependant, quand il se promenait au flanc de la colline, il voyait de nombreux enfants qui jouaient et des jeunes gens qui s’interpellaient et des mères qui allaitaient leurs bébés ; peu de tristesse et beaucoup de gaieté.

Un jour, Ezra vint le trouver et lui dit : « Vous devriez prendre une autre femme. » Ish l’interrogea du regard.

« Non, dit Ezra, pas moi ; je suis trop vieux. Vous êtes plus jeune. Il y a une jeune femme chez les "autres" et pas d’homme pour l’épouser. Excepté quand on est très vieux, il est préférable de ne pas être seul et vous aurez d’autres enfants. »

Sans amour, il l’épousa. Elle fut la consolation de ses longues nuits, car il avait conservé sa vigueur. Elle lui donna des enfants, mais il n’eut jamais l’impression que ces enfants lui appartenaient vraiment, puisqu’ils n’étaient pas ceux d’Em.

D’autres nombres furent gravés dans le rocher. À l’exception d’Ish et d’Ezra, tous les Américains maintenant avaient disparu, et Ezra était un petit vieillard desséché et ridé qui toussait et devenait d’une maigreur squelettique. Ish lui-même avait les cheveux gris. Bien qu’il ne fût pas gras, son ventre s’arrondissait en bedaine et ses jambes étaient décharnées. Son côté restait douloureux à l’endroit où le puma avait enfoncé ses griffes, et il marchait peu. Cependant, l’année 42, sa jeune femme lui donna encore un fils. Il éprouva peu de tendresse pour ce bébé ; d’ailleurs maintenant il avait des arrière-petits-enfants.

Le dernier jour de l’année 43, Ish ne se sentit pas la force de se rendre au rocher plat où il gravait les chiffres et Ezra était trop faible. Ils remirent à plus tard le baptême de l’année. De temps en temps ils se promettaient de faire l’expédition ; sinon ils confieraient cette mission à l’un de leurs petits-fils. Quelquefois aussi les jeunes et même les enfants s’en inquiétaient. Mais au train où allaient les choses, puisqu’on avait retardé la date on pouvait la retarder un peu plus. « Aujourd’hui il pleut », ou « Il fait trop froid », ou « C’est le temps rêvé pour la pêche. » Les chiffres ne furent donc pas gravés, l’année n’eut pas de nom, la vie suivit son cours sans que personne ne s’en inquiète davantage. Et les années passèrent sans que personne pensât à les dénombrer.

À présent la jeune femme d’Ish n’avait plus d’enfants. Un jour elle se présenta devant lui accompagnée d’un homme de son âge et tous deux demandèrent respectueusement la permission de s’unir.

Et enfin Ish comprit qu’il accomplissait la dernière étape de sa vie étrange. De plus en plus souvent, suite à cela, lui et Ezra s’asseyaient cote à cote, comme deux personnes agés.

C’est chose banale de voir deux vieillards assis côte à côte et bavarder ; mais ici c’étaient les seules personnes âgées. Tous les autres étaient jeunes, du moins en comparaison. La Tribu avait des naissances et des morts, mais les naissances étaient toujours plus nombreuses que les morts et, parce que la jeunesse prédominait, l’air vibrait de rires.

Les années se succédaient rapidement et les deux vieillards, assis au flanc de la colline au soleil, parlaient de plus en plus souvent du passé. Ces récentes années les concernaient moins. Certaines étaient bonnes, d’autres mauvaises, du moins les qualifiait-on ainsi. Mais la différence n’était pas grande. Aussi les deux vieillards en revenaient-ils toujours au passé lointain et, de temps en temps, ils spéculaient sur l’avenir.

Ish admirait la sagesse d’Ezra et son amour de l’humanité.

« Une tribu ressemble à un enfant », commença-t-il un jour de sa voix flûtée de vieillard, qui chaque jour ressemblait davantage à un cri d’oiseau. Puis une quinte de toux l’interrompit. Quand il eut repris haleine, il continua : « Oui, une tribu ressemble à un enfant. Vous lui donnez des conseils, vous cherchez à le diriger, mais finalement l’enfant n’en fait qu’à sa tête et la tribu aussi. »

« Oui, dit-il un autre jour, le temps éclaircit les mystères. Tout me paraît tellement plus clair que jadis ; dans cent ans, si je vivais encore, le monde n’aurait plus de secrets pour moi. »

Souvent ils parlaient de ces autres Américains qui avaient disparu. En riant, ils évoquaient le souvenir du bon vieux George, et de Maurine avec son beau poste de radio d’où ne sortirait aucun son. Et ils souriaient à la pensée de Jean qui refusait tout office religieux.

« Oui, dit Ezra, tout est plus clair grâce au recul du temps. Pourquoi avons-nous survécu au Grand Désastre ? Je l’ignore toujours. Mais je comprends peut-être pourquoi nous n’avons pas succombé à la douleur quand nous avons vu tous les nôtres mourir autour de nous. George et Maurine, et peut-être Molly aussi, ont vécu sans devenir fous grâce à leur flegme et à leur manque d’imagination. Et Jean, elle, s’est cramponnée à la vie ; moi je me suis oublié pour penser aux autres. Et vous et Em…»

Ezra s’arrêta et Ish en profita.

« Oui, dit-il vous avez raison, je crois… Moi j’ai pu vivre parce que je me tenais à l’écart et que j’observais ce qui se passait. Quant à Em…» À son tour il s’arrêta et Ezra reprit la parole. « Eh bien, ce que nous étions, la tribu le sera – pas le génie bien sûr, puisque nous n’en possédions pas. Les génies n’étaient peut-être pas capables de survivre… Quant à Em, toute explication est superflue ; nous savons que sa force dépassait la nôtre. Oui, nous avions besoin d’hommes très différents. Nous avions besoin de George et de sa menuiserie et nous avions besoin de votre prévoyance. Et peut-être n’ai-je pas été inutile en servant de lien entre des gens si divers. Mais surtout nous avions besoin d’Em : elle nous a donné du courage et, sans courage, la vie n’est qu’une mort lente. »

À leurs pieds, au flanc de la colline, un arbre poussait à vue d’œil – du moins c’était l’impression d’Ish –, et bientôt son écran de feuilles cacha la baie où les pylônes rouillés du grand pont s’élevaient encore. Puis l’arbre se dessécha, mourut et fut abattu par le vent. De nouveau Ish, de sa place accoutumée en plein soleil, put contempler le pont. Un jour, un grand incendie éclata dans la cité en ruine de l’autre côté du golfe et il se rappela que, bien des années plus tôt, avant même sa naissance, cette cité avait déjà été ravagée par le feu. Cette fois le sinistre dura une semaine ; le vent du nord attisait les flammes que personne ne combattait et dont personne d’ailleurs ne se souciait. Elles ne s’éteignirent que lorsqu’il ne resta rien à brûler.

Puis la conversation elle-même devint un effort trop pénible. Ish, la plupart du temps, se contentait de rester assis confortablement au soleil ; près de lui, un vieillard ratatiné toussotait. Sans qu’on sût comment, les jours se transformaient en semaines et le fleuve des années coulait sans arrêt. Ezra était toujours là, et quelquefois Ish pensait : « Il tousse et maigrit, cependant il vivra plus que moi. »

Puisque parler était une fatigue à présent, l’esprit se tournait vers lui-même et Ish méditait sur l’étrangeté de la vie. Quelle était la différence pour finir ? Même sans le Grand Désastre, il serait un vieillard. Sans aucun doute professeur honoraire, poursuivant son petit bonhomme de chemin, il prendrait des livres à la bibliothèque pour des recherches, ennuierait un peu ses collègues âgés seulement de cinquante ou de soixante ans qui pourtant diraient aux étudiants : « C’est le professeur Williams, un grand savant. Nous sommes très fiers de lui. »

L’ancien temps avait rejoint Ninive et Mohenjadaro dans les ombres du passé. Ish lui-même avait assisté à l’écroulement de son univers. Cependant, chose curieuse, la catastrophe avait épargné sa personnalité. Il restait en puissance le professeur honoraire à cette heure où, tandis que les ténèbres obscurcissaient sa pensée, il se chauffait au soleil sur une colline solitaire, patriarche moribond d’une tribu primitive.

Et ces années qui s’écoulaient s’accompagnaient d’un bizarre changement. Les jeunes gens venaient toujours demander des conseils à Ish malgré ces ténèbres qui obscurcissaient sa pensée, mais leur attitude était différente. Quand il était assis au flanc de la colline, ou dans sa maison les jours de pluie et de brouillard, ils lui apportaient des petits présents ; une poignée de ces mûres sucrées qu’il aimait, une pierre brillante, un morceau de verre de couleur qui resplendissait à la lumière. Ish faisait peu de cas des pierres ou du verre, et même des saphirs et des émeraudes pris dans une bijouterie, mais il recevait avec plaisir les dons parce qu’il comprenait que les jeunes gens lui donnaient ce qu’ils admiraient le plus.

L’hommage rendu, ils profitaient d’un moment où il était assis, tenant son marteau, pour lui poser cérémonieusement une question. Quelquefois ils l’interrogeaient sur le temps. Ish s’empressait alors de répondre. Il consultait le baromètre de son père et prédisait, au grand étonnement des jeunes gens, que les nuages bas se dissiperaient à la chaleur du soleil ou bien que c’était l’annonce d’une tempête.

Mais quelquefois les questions étaient autres : par exemple, ils demandaient de quel côté ils devaient se diriger pour trouver du gibier en abondance. Ish l’ignorait. Mais s’il gardait le silence, les jeunes gens mécontents le pinçaient grossièrement. Aiguillonné par la souffrance, il répondait au hasard. Il criait : « Allez au sud ! » ou : « Derrière les collines ! » Et les jeunes gens s’en allaient contents. Ish craignait qu’ils ne revinssent le pincer pour n’avoir pas trouvé du gibier, mais ils ne le firent jamais.

Parfois ses pensées étaient claires, parfois un brouillard envahissait tous les recoins de son cerveau. Un jour où il avait l’esprit lucide et où les jeunes gens l’interrogeaient, il comprit qu’il était devenu un dieu, ou du moins l’oracle qui exprimait les volontés du dieu. Et il se rappela ce temps lointain où les enfants avaient eu peur du marteau et avaient hoché la tête d’un air entendu quand il avait déclaré qu’il était américain. Cependant il n’avait jamais souhaité devenir un dieu.

Un jour, Ish, assis sur la colline au soleil, vit la place vide à côté de lui et constata qu’il était seul. Alors il comprit qu’Ezra, son bon camarade, était parti et que personne ne s’assiérait plus jamais près de lui sur la colline. À cette pensée, il étreignit le manche du marteau devenu si lourd qu’il avait peine à le soulever même avec les deux mains.

« Les mineurs jadis le brandissaient d’une seule main, pensa-t-il, le voilà trop lourd pour moi. Mais il est devenu le symbole du dieu de la Tribu et il me reste, alors que tous les autres, même Ezra, sont partis. »

Et rendu lucide par la douleur que lui causait le départ d’Ezra, il regarda autour de lui et se rappela qu’à l’endroit où il était assis, sur la pente de la colline, s’étendait, il y avait de cela bien des années, un beau jardin ; on ne voyait plus maintenant que de hautes herbes piétinées et une maison à moitié en ruine au milieu d’un enchevêtrement de buissons et de grands arbres.

Puis il se leva, la tête vers le ciel : le soleil était à l’est, non à l’ouest comme il s’y attendait. Ce devait être presque le milieu de l’été alors qu’Ish se croyait au début du printemps. Oui, au cours de ces années, il avait perdu la notion du temps ; ainsi le trajet quotidien du soleil d’est en ouest ressemblait au passage du soleil du nord au sud au long des saisons. Il les avait confondus. À cette pensée, il se sentit très vieux et très amer.

Cette tristesse réveilla le souvenir d’autres chagrins ; il pensa :

« Oui, Em est partie et Joey aussi, et même Ezra, mon bon camarade. »

Et se rappelant le passé et sa solitude, il se mit à pleurer tout bas, car il était très vieux et n’avait plus la maîtrise de lui-même. Il murmura : « Oui, ils sont tous partis ! Je suis le dernier Américain. »

(Fin du chapitre intermédiaire intitulé « Les Années fugitives ».)

Загрузка...