TROISIÈME PARTIE LE DERNIER AMÉRICAIN

Vive la joie dans les bois verts.

(Vieille chanson.)

CHAPITRE PREMIER

Peut-être était-ce le même jour ou peut-être le même été ou peut-être même une autre année… Ish leva les yeux et distingua nettement un jeune homme debout devant lui. Il portait un blue-jean assez propre, orné d’étincelants rivets de cuivre ; ses épaules étaient couvertes d’une peau de bête dont les griffes pendaient. Dans sa main il tenait un arc et à son dos était attaché un carquois hérissé de flèches empennées.

Ish battit des paupières, car le soleil blessait ses vieux yeux.

« Qui es-tu ? » demanda-t-il.

Le jeune homme répondit d’un ton respectueux : « Je suis Jack, Ish, en vérité vous le savez bien. »

Sa façon de prononcer « Ish » exprimait non pas une familiarité déplacée à l’égard d’un vieillard, mais, au contraire, la déférence et même la crainte comme si ce monosyllabe était beaucoup plus que le nom d’un vieil homme.

Ish, déconcerté, fronça les yeux pour mieux voir, car l’âge l’avait rendu presbyte. Jack avait les cheveux noirs, il en était sûr, ou peut-être gris maintenant, et ce garçon, qui se donnait ce nom, avait une longue crinière blonde.

« C’est mal de se moquer d’un vieillard, protesta Ish. Jack est mon fils aîné et je le reconnaîtrais. Il a des cheveux noirs et il est plus âgé que toi. »

Le jeune homme, avec un petit rire poli, répondit : « Vous parlez de mon grand-père, Ish, et en vérité, vous le savez bien. » De nouveau le nom « Ish » eut dans sa bouche un son étrange. Et Ish fut frappé par la répétition de la formule : « En vérité, vous le savez bien. »

« Es-tu des "premiers", demanda Ish, ou des "autres" ?

— Des "premiers" », répliqua-t-il.

Ish regarda plus attentivement et fut étonné qu’un jeune homme, qui depuis longtemps avait cessé d’être un enfant, portât un arc au lieu d’un fusil.

« Pourquoi n’as-tu pas un fusil ? demanda-t-il.

— Les fusils sont de simples jouets », dit Jack avec un rire un peu dédaigneux. « On ne peut pas être sûr d’un fusil, en vérité, Ish, vous le savez bien. Quelquefois le fusil part et il fait un grand bruit ; mais d’autres fois, vous appuyez sur la détente et vous n’entendez qu’un petit "clic". » Il fit claquer ses doigts. « On ne peut donc pas se servir de fusils pour la chasse, bien que les aînés prétendent que cela se faisait autrefois. Maintenant nous employons la flèche parce qu’on peut compter sur elle. Jamais elle ne refuse de voler. Et d’ailleurs… – ici le garçon se redressa fièrement –, d’ailleurs il faut être fort et habile pour tuer avec l’arc ; mais n’importe qui, paraît-il, pouvait tuer avec un fusil, en vérité, Ish, vous le savez bien.

— Montre-moi une flèche », dit Ish.

Le jeune homme prit une flèche dans le carquois, la regarda et la lui tendit.

« C’est une bonne flèche, dit-il. Je l’ai faite moi-même. »

Ish regarda la flèche et la soupesa. Ce n’était pas un jouet d’enfant. Longue d’un mètre, elle était taillée dans un bois droit et grenu sans défaut, arrondie et lisse. Des plumes lui prêtaient leur légèreté, mais Ish ne put reconnaître quel oiseau les avait fournies. Ses doigts lui disaient cependant qu’elles étaient arrangées avec soin ; ainsi la flèche filerait comme une balle de fusil et son vol l’emporterait plus loin, sans dévier.

Ensuite il examina la pointe de la flèche, par le toucher plutôt que par la vue. La pointe était très aiguë aux deux extrémités. Ish se piqua le pouce. Ses aspérités lui révélaient qu’elle était faite habilement d’un métal battu au marteau. La couleur, autant qu’il en pouvait juger, était d’un blanc argenté.

« Avec quoi est-elle faite ? demanda-t-il.

— Avec un de ces petits objets ronds où sont gravées des figures. Les vieux avaient un nom pour les nommer, mais je l’ai oublié. C’est quelque chose comme "pièces". »

Le jeune homme s’arrêta pour laisser à Ish le temps de le renseigner ; mais il ne reçut pas de réponse et continua, fier d’en savoir si long sur les flèches.

« Nous avons trouvé ces petits objets dans les vieilles maisons. Souvent, il y en avait de pleines boîtes et de pleins tiroirs. Quelquefois ils étaient réunis en rouleaux pareils à de courts morceaux de bois mais plus lourds. Quelques-uns sont rouges et d’autres blancs comme celui-ci, et il y a deux sortes de blancs. Certains portent l’image d’un taureau avec une bosse ; nous ne nous en servons pas, ils sont trop durs à marteler. »

Après avoir réfléchi, Ish comprit.

« Et cette pointe blanche ? demanda-t-il. Portait-elle un relief ou une image ? »

Jack prit la flèche des mains d’Ish et regarda, puis la lui rendit.

« Tous ont des images, dit-il ; mais je regardais si je pouvais en distinguer la forme. Le marteau ne l’a pas entièrement effacée. C’est l’une des plus petites avec une femme ayant des ailes des deux côtés de la tête. Sur d’autres on voit des faucons, mais pas de véritables faucons. » Il était content de parler. « Sur d’autres, des hommes, du moins on dirait des hommes ; l’un d’eux a une barbe et un autre de longs cheveux qui flottent derrière lui, et un autre un visage énergique sans barbe avec des cheveux courts et une mâchoire très lourde.

— Sais-tu qui sont ces hommes ? »

Le jeune homme regarda de côté et d’autre avec un peu de nervosité.

— Oh ! nous croyons, et en vérité, Ish, vous le savez bien, que c’étaient les Très Anciens qui existaient avant nos Anciens. »

La foudre ne gronda pas dans le ciel et le jeune homme constata qu’Ish ne manifestait pas de mécontentement.

« Oui, c’est sûrement cela, en vérité, Ish, vous le savez bien, ces hommes et les faucons et les taureaux ! Peut-être les femmes ailées étaient-elles nées du mariage d’un faucon et d’une femme. En tout cas, ces Anciens ne semblent pas s’offenser que nous prenions leurs images pour en faire des pointes de flèches. Cela m’a étonné. Peut-être sont-ils trop grands pour se soucier des petits détails, ou peut-être ont-ils accompli leur œuvre voici très longtemps, et, maintenant, ils sont vieux et faibles. »

Il se tut et Ish comprit qu’il était content de lui et de son éloquence et qu’il cherchait rapidement autre chose à dire. On ne pouvait lui reprocher de manquer d’imagination.

« Oui, continua Jack, j’ai une idée. Nos Anciens, les Américains, ont fait les maisons et les ponts et les petits objets ronds qui nous servent à faire des pointes de flèches. Mais ces autres, les Anciens des Anciens, peut-être ont-ils fait les collines et le soleil et les Américains eux-mêmes. »

Bien que ce fût vraiment facile de se payer la tête du jeune homme, Ish ne put s’empêcher de parler en jouant sur les deux sens.

« Oui, dit-il, j’ai entendu dire que ces Anciens ont fait les Américains, mais je doute que les collines et le soleil soient leur œuvre. »

Sans comprendre, Jack fut sensible à l’ironie du ton et garda le silence.

« Parle-moi encore des pointes de flèches, dit Ish. Je ne m’intéresse pas à la cosmogonie. « Il employa ce dernier mot avec une malice bon enfant, sûr que son jeune ami ne le comprendrait pas, mais en admirerait la longueur et le son.

« Oui, les pointes de flèches », dit l’autre ; après une hésitation, il reprit confiance. « Nous employons les rouges et les blanches. Les rouges pour les taureaux et les lions. Les blanches pour les cerfs et le petit gibier.

— Pourquoi donc ? » demanda Ish rudement, car son vieux rationalisme se révoltait contre de telles superstitions et pratiques magiques. Pourtant la question ne décontenança pas le jeune homme.

« Pourquoi ? Pourquoi ? Qui pourrait dire pourquoi ? Excepté vous-même, Ish ! C’est comme cela. » Il hésita et le soleil attira son attention. « Oui, c’est comme le soleil qui tourne autour de la terre. Mais naturellement personne ne sait pourquoi ni ne se demande pourquoi. Et pourquoi y aurait-il un pourquoi ? »

Quand il eut prononcé ces mots, Jack se rengorgea comme un grand philosophe qui vient d’exprimer une vérité éternelle. En y réfléchissant, Ish se demanda si cette naïveté apparente ne cachait pas une grande profondeur. A-t-on jamais trouvé la réponse aux « pourquoi » ? Les choses peut-être n’existent que dans le présent.

Cependant, Ish en était certain, l’argument était faux quelque part. On ne saurait concevoir la vie humaine sans la causalité. Ces pointes de flèches de couleurs différentes en faisaient foi, non le contraire. Mais le rapport de cause à effet était faux et absurde. Le jeune homme croyait que pour tuer les taureaux et les lions les pointes de flèches devaient être en cuivre, tandis que l’argent convenait pour les cerfs et le petit gibier. Cependant ces deux métaux donnaient des flèches dures et pointues sans grande différence entre elles. Mais pour des esprits primitifs la couleur était le facteur déterminant. C’était pure superstition.

Au fond de son cœur, Ish sentit renaître sa vieille haine pour les idées fausses. Malgré son âge, il pouvait faire quelque chose.

« Non ! » cria-t-il si brusquement que le jeune homme sursauta. « Non ! ce n’est pas vrai. Blanches ou rouges, les pointes de flèches sont pareilles…» Mais sa voix s’éteignit lentement.

Non, mieux valait s’abstenir. Il croyait entendre une belle voix de contralto : « Du calme ! » Il arriverait peut-être à persuader ce jeune homme appelé Jack qui, sans contredit, était intelligent et doué d’imagination comme l’avait été jadis celui qui s’appelait Joey. Mais à quoi bon ? Le jeune homme serait déconcerté et mal à l’aise parmi les autres. Et quelle était vraiment la différence ? Les pointes de flèches en cuivre n’étaient pas moins efficaces contre les fauves et si les chasseurs leur attribuaient un pouvoir plus grand, cette pensée redoublait leur courage et raffermissait leur main.

Ish, sans rien ajouter, sourit au jeune homme de manière rassurante et regarda de nouveau la flèche.

Frappé par une autre pensée, il demanda :

« Ces petits objets ronds, vous en trouvez tant que vous voulez ? »

Le garçon rit gaiement comme si la question était absurde.

« Oh ! oui, dit-il. Nous pourrions passer tout notre temps à faire des pointes de flèches, nous n’en manquerions jamais. »

C’était probablement vrai, songea Ish. Même si la Tribu maintenant comptait cent hommes, des milliers et des milliers de pièces de monnaie remplissaient les tiroirs-caisses et les coffres-forts, même dans ce seul coin de la ville. Et les pièces épuisées, les milliers de kilomètres de fils téléphoniques les remplaceraient. En fabriquant le premier arc, il se le rappelait, il imaginait que la Tribu munirait ses flèches de pointes en pierre. Mais elle avait brûlé les étapes et déjà façonnait le métal. Ainsi peut-être ses descendants avaient-ils dépassé le moment critique. Ils avaient cessé d’oublier pour apprendre. Au lieu de continuer à glisser vers la sauvagerie, ils demeuraient stables ou même commençaient à prendre de l’assurance graduellement. En leur léguant les arcs, Ish leur avait rendu service et il se sentit réconforté.

Ish tendit la flèche à Jack. « C’est une très belle flèche », déclara-t-il, bien qu’il eût peu de lumières sur ce sujet.

Le jeune homme rayonna de bonheur à cet éloge et Ish remarqua qu’il traçait une marque sur sa flèche avant de la remettre dans le carquois, comme s’il voulait la reconnaître et la distinguer des autres. Et soudain le cœur d’Ish se gonfla de tendresse. Depuis qu’il était vieux et passait son temps assis sur le flanc de la colline, il n’avait jamais éprouvé une aussi forte émotion. Ce Jack, qui faisait partie des « premiers », devait être son arrière-petit-fils de sa branche aînée et c’était aussi un arrière-petit-fils d’Em. Ish le contempla avec affection et lui posa une question inattendue.

« Jeune homme, dit-il, es-tu heureux ? » Jack tressaillit à cette question et regarda de tous côtés avant de se décider à répondre.

« Oui, je suis heureux. La vie est ce qu’elle est et je fais partie de la vie. »

Quel était le sens de cette phrase ? se demandait Ish. Était-ce formule naïve ou cachait-elle une profonde philosophie ? Il ne put en décider. Pendant qu’il réfléchissait, le brouillard se répandit de nouveau dans son esprit. Ces mots, aussi étranges qu’ils fussent, rendaient un son familier. Il ne croyait pourtant pas les avoir déjà entendus, mais une personne qu’il avait connue autrefois aurait pu les prononcer. Car le jeune homme n’avait pas interrogé, mais affirmé. Ish ne pouvait se rappeler qui était cette personne, mais il eut une impression de douceur et de chaleur et une vague de bonheur l’envahit.

Quand il sortit de sa rêverie et leva de nouveau la tête, il était seul. En réalité, Ish eût été incapable de dire si la conversation avec le jeune homme du nom de Jack avait eu lieu ce jour-là, ou un autre jour ou peut-être même un autre été.

CHAPITRE II

Un matin Ish s’éveilla de si bonne heure qu’une demi-obscurité remplissait encore sa chambre. Il resta immobile sans savoir où il était et, pendant un moment, il se crut retourné aux jours de son enfance quand il se glissait dans le lit de sa mère à l’aube pour s’y réchauffer. Il comprit qu’il ne pouvait en être ainsi et il tendit la main vers Em qui, sans doute, dormait à ses côtés. Mais non, Em était morte. Alors il pensa à sa jeune femme. Elle n’était pas là non plus ; depuis longtemps il l’avait accordée à un homme plus jeune, car une femme doit porter des enfants afin que la Tribu s’accroisse et que les ténèbres reculent. Et il se rendit compte qu’il était très vieux et qu’il était tout seul dans le lit. Cependant c’était toujours le même lit et la même chambre.

Sa gorge se serra. Au bout d’une minute, il descendit lentement du lit et, d’un pas incertain sur ses vieilles jambes ankylosées, il se dirigea vers la salle de bains pour boire une gorgée d’eau. En entrant il leva la main droite et tourna le commutateur électrique. Un déclic familier résonna et la pièce fut inondée de clarté. Presque aussitôt Ish se retrouva dans la pénombre et il comprit que l’électricité ne s’était pas allumée. Elle n’avait pas brillé depuis des années et ne brillerait jamais plus ; le déclic familier avait trompé son vieux cerveau et lui avait donné un instant l’illusion de la lumière. Mais il ne s’en tourmenta pas, car cela lui était déjà arrivé.

Il tourna le robinet du lavabo, l’eau ne coula pas. Et il se rappela que, depuis des années, l’eau avait cessé de couler.

Il ne pouvait pas boire, mais il n’avait pas tellement soif ; sa gorge était sèche, c’était tout. Après avoir avalé sa salive plusieurs fois, il se sentit mieux. Il retourna près du lit, hésita et renifla. Au cours des ans, les odeurs avaient plusieurs fois changé. Très loin dans le passé, c’était l’odeur d’une grande ville. Elle avait fait place à l’odeur saine des choses vertes qui grandissaient. Puis cette senteur s’était évaporée. Et maintenant, dans les vieilles maisons, ne flottait plus qu’un relent de vieillesse et de moisi. Ish y était habitué et ne le remarquait plus. Mais ce matin une âcre fumée s’y mêlait C’était ce qui l’avait réveillé, mais il n’éprouvait aucune crainte et il se recoucha.

Un vent du nord agitait les pins qui maintenant encerclaient la maison, et les branches sifflaient et venaient cogner les vitres et les murs.

Le vacarme l’empêcha de se rendormir et il resta à écouter. Il aurait voulu savoir l’heure, mais depuis des années il ne remontait plus les pendules. Qu’importait le temps puisqu’il n’avait plus de rendez-vous à tenir, de choses à faire. Il y avait longtemps que les mœurs avaient changé et il était si vieux lui-même qu’il avait presque cessé de vivre. À certains égards déjà, semblait-il, il avait quitté le temps pour l’éternité.

Il était seul dans la vieille maison délabrée. Les autres dormaient dans d’autres habitations, ou, l’été, en plein air. Peut-être qu’ils sentaient que la vieille demeure était hantée par les fantômes du passé ; mais, pour Ish, les morts étaient plus proches que les vivants.

À défaut d’horloge, de vagues lueurs lui indiquaient que le soleil ne tarderait pas à se lever. Il avait dormi assez longtemps pour un vieillard. Il continuerait à se tourner et à se retourner dans son lit jusqu’à l’aurore et quelqu’un – il espérait que ce serait le jeune homme appelé Jack – viendrait lui apporter son déjeuner. Ce serait un os de bœuf bien braisé dont il sucerait la moelle, et une bouillie de farine de blé. La Tribu le comblait d’égards. La farine de blé, denrée rare, lui était réservée. On envoyait quelqu’un pour porter son marteau et l’aider à sortir, et il pouvait aller s’asseoir sur la colline les jours de soleil. Le plus souvent c’était Jack qui lui rendait ces soins. Oui, il était très choyé bien qu’il ne fût qu’un vieillard inutile. Parfois, il est vrai, les jeunes gens qui le prenaient pour un dieu s’impatientaient et le pinçaient.

Le vent soufflait toujours et les branches cinglaient les murs. Mais il avait encore besoin de sommeil et, au bout d’un moment, il s’assoupit malgré le bruit.


Les passes de montagne et les longs talus des routes dessineront encore, même dans dix mille ans, d’étroites vallées et des crêtes. Les masses de béton, qui étaient les digues, demeureront aussi longtemps que celles de granit.

Mais l’acier et le bois périront. Trois feux les dévoreront.

Le plus lent de tous est le feu de la rouille qui brûle l’acier. Accordez-lui pourtant quelques siècles, et le pont suspendu qui enjambe l’abîme ne sera plus qu’un peu de cendre rouge sur les pentes au-dessous de lui.

Plus rapide est le feu de la pourriture qui attaque le bois.

Mais le plus rapide de tous est le feu de la flamme.


Brusquement Ish se sentit rudement secoué. Il s’éveilla en sursaut. En ouvrant les yeux, il aperçut penché sur lui le visage de Jack, rempli de terreur.

« Levez-vous ! Levez-vous vite ! » criait Jack. Sous le choc de ce brusque réveil, Ish fut aussitôt lucide et son corps et son esprit recouvrèrent leur activité plus rapidement. Aidé de Jack, il enfila quelques vêtements. La fumée, et non plus seulement son odeur, envahissait la pièce. Ish toussait et ses yeux pleuraient. Il entendit un craquement et un grondement sourd. Ils descendirent précipitamment. En sortant de la maison, Ish fut étonné par la violence du vent. Des volutes de fumée fuyaient devant les rafales de feuilles et d’écorces enflammées.

Le sinistre ne surprenait pas Ish. Il avait toujours su qu’un jour cela arriverait. Chaque année, les folles avoines grandissaient, venaient à maturité et séchaient sur place. Chaque année, les buissons dans les jardins déserts devenaient plus épais sur un matelas de feuilles mortes. Ce n’était qu’une question de temps. Un jour, un feu allumé par un chasseur propagerait l’incendie ; attisées par le vent, les flammes ravageraient ce côté du golfe comme elles avaient dénudé l’autre côté.

Au moment où ils atteignirent le trottoir, la masse compacte des broussailles autour de la maison voisine s’enflamma tout à coup dans un grondement qui fit reculer Ish. Jack l’entraîna loin du brasier. À ce moment, Ish s’aperçut qu’il avait oublié quelque chose, mais il ne savait au juste quoi.

Ils rejoignirent deux autres jeunes gens qui regardaient les flammes. Alors Ish se rappela. « Mon marteau ! cria-t-il. Où est mon marteau ? »

À peine les mots étaient-ils sortis de sa bouche, il eut honte de faire tant de bruit pour une bagatelle à un instant si critique. Après tout, le marteau n’avait aucune espèce d’importance. À son grand étonnement, ses paroles consternèrent les trois jeunes gens. Ils se regardèrent, frappés de panique. Brusquement Jack retourna en courant vers la maison au milieu de l’épaisse fumée qui montait à présent des buissons du jardin.

« Reviens, reviens », lui cria Ish ; mais sa voix n’était pas très forte et il était à moitié suffoqué par la fumée.

« Ce serait horrible, pensait-il, que Jack fût victime de l’incendie à cause d’un simple marteau. »

Mais Jack revint en courant. Sa peau de lion était roussie et il s’efforçait d’éteindre les flammèches qui la couvraient. Mais il était sain et sauf. Les autres jeunes gens manifestèrent un incompréhensible soulagement en voyant le marteau dans sa main.

Ils ne pouvaient rester où ils étaient sans risquer d’être rejoints par l’incendie.

« Où faut-il aller, Ish ? » demanda l’un d’eux. Ish s’étonna que cette question lui fût posée à lui, vieillard moins capable qu’eux de savoir ce qu’il fallait faire. Puis il se rappela que parfois avant de partir pour la chasse, ils lui demandaient de quel côté ils trouveraient du gibier. S’il gardait le silence, ils le pinçaient. Il ne tenait pas à être pincé et il se mit à penser très fort. Les jeunes gens couraient assez vite pour être bientôt en sécurité, mais il ne pourrait les suivre. Son esprit travaillait avec une activité qu’il n’avait pas connue depuis longtemps. Peu désireux d’être brûlé vif avec ses jeunes amis, Ish redoutait également d’être rudoyé. Il songea à la dalle où autrefois il gravait les chiffres des années. Cette pierre plate était entourée de hauts rochers complètement dénudés, qui leur offriraient un asile, car, parmi eux, les flammes n’auraient aucun aliment.

« Allons du côté des rochers », ordonna-t-il, et ils comprirent aussitôt desquels il parlait.

Malgré l’aide des jeunes gens, Ish était épuisé quand ils atteignirent le but et furent à l’abri. Il s’allongea, à bout de souffle et, peu à peu, ses forces revinrent. L’incendie continuait ses ravages, mais ici ils étaient hors de danger. Deux rochers, dont les sommets se rejoignaient, formaient une grotte naturelle.

Accablé de lassitude, Ish tomba dans un profond sommeil proche de l’évanouissement, car la fuite éperdue devant les flammes avait surmené son vieux cœur. Quand il reprit ses sens, il resta immobile, d’une lucidité qui ne lui était plus coutumière.

« Oui, pensa-t-il, la sécheresse de l’automne et les vents du nord favorisent les incendies. Et cet automne suit l’été où j’ai fait la connaissance de Jack et où nous avons parlé des pointes de flèches. Depuis Jack a pris soin de moi ; la Tribu le lui a sans doute ordonné lors d’une réunion. Après tout, je suis très important, je suis un dieu. Non, je ne suis pas un dieu, mais je suis peut-être l’oracle d’un dieu. Non, je sais que ce n’est pas vrai non plus. Mais ils m’entourent de soins et d’attentions parce que je suis le dernier Américain. »

Et de nouveau, épuisé par la longue course, il s’endormit ou peut-être s’évanouit.

Au bout d’un moment, de nouveau il revint à lui. Son état d’inconscience n’avait pas duré longtemps, car les flammes crépitaient encore. Ses yeux, quand il les ouvrit, rencontrèrent la voûte grise du rocher et il comprit qu’il était allongé sur le dos. Les petits jappements d’un chien frappèrent ses oreilles.

Son esprit était plus lucide que tout à l’heure, si lucide qu’Ish fut d’abord surpris, puis un peu effrayé, car il avait l’impression de voir le passé et l’avenir en même temps que le présent.

« Ce second monde… il a disparu aussi. » Ses pensées vacillaient comme la flamme d’une bougie. « J’ai vu s’effondrer le monde immense d’autrefois. Maintenant ce petit monde, mon second monde, disparaît. L’incendie le dévore. Ce feu que nous avons connu si longtemps, le feu qui nous réchauffe, le feu qui nous détruit. On disait jadis que les bombes nous obligeraient à retourner vivre dans les cavernes. Eh bien, nous voici dans une caverne, mais nous n’y sommes pas arrivés par la route que tous prévoyaient. J’ai survécu à la perte de mon grand univers, mais je ne survivrai pas à la destruction de ce petit monde. Je suis vieux et mon esprit est trop clair. J’en suis sûr. C’est le présage de la fin. De la caverne nous sommes sortis, à la caverne nous retournons. »

Tout comme son esprit, ses yeux s’étaient éclaircis. Au bout d’un moment, il se sentit assez fort pour s’asseoir et promener un regard autour de lui. En plus des trois jeunes gens, il fut surpris d’apercevoir deux chiens. Il ne se souvenait pas d’avoir vu déjà ces chiens. Ils étaient de ceux dont on se servait pour la chasse, pas très grands, à longs poils noirs tachetés de blanc, des chiens de berger, aurait-on dit dans l’ancien temps. Ils paraissaient intelligents et même bien dressés et se tenaient tranquilles sous la voûte du rocher pareille à une caverne et n’aboyaient pas.

Ish se tourna ensuite vers les jeunes gens. En cet instant où son esprit visionnaire embrassait à la fois le passé, le présent et l’avenir, il reconnaissait dans les jeunes gens un mélange des trois. Ils étaient vêtus comme Jack. Ils avaient pour chaussures des mocassins confortables en peau de daim bien travaillée. Ils portaient aussi des blue-jeans ornés de rivets de cuivre. Des peaux de lion aux pattes pendantes toutes griffes dehors couvraient leur torse nu. Chacun avait un arc et un carquois plein de flèches et, à la ceinture, un couteau qu’il n’avait sûrement pas fait lui-même. L’un d’eux tenait une lance à la hampe aussi haute que lui qui se terminait par une tête de javelot. En la regardant avec attention, Ish vit qu’elle était surmontée en fait par un vieux couteau de boucher. La lame, longue d’une quarantaine de centimètres, était acérée et formait une arme redoutable pour un combat corps à corps.

Enfin, Ish interrogea les visages des jeunes gens et les trouva très différents des visages des hommes de son temps. Ils étaient empreints de sérénité, et la crainte, les soucis, la fatigue y avaient inscrit peu de rides.

« Voyez ! » dit un des garçons en montrant Ish d’un signe de tête, « voyez, il va mieux maintenant ! Il regarde autour de lui. » La voix était joyeuse et Ish eut un élan de tendresse pour le jeune homme dont pourtant, quelque temps auparavant, il craignait les doigts prêts à le pincer.

Une chose l’étonnait : après tant d’années, ces garçons parlaient encore un langage que les gens appelaient autrefois l’anglais.

Mais à la réflexion, il comprit que ce langage n’était pas tout à fait le même. Quand le jeune homme avait prononcé « voyez », l’accent n’était pas ce qu’il aurait du être. Il sonnait autrement.

La fumée qui s’insinuait entre les rochers les faisait tousser un peu. Le crépitement des flammes était plus proche ; tout près, sans doute, un bouquet d’arbres ou une maison avait pris feu. Les chiens gémissaient. Cependant l’air restait assez frais et Ish n’avait pas peur.

Il se demanda ce qu’étaient devenus les autres. La Tribu comptait plusieurs centaines de membres maintenant. Mais sa lassitude l’empêchait de poser des questions et le calme des jeunes gens permettait de supposer qu’il n’y avait rien de catastrophique. Vraisemblablement, pensa-t-il, les autres étaient partis à la première menace d’incendie et peut-être, au dernier moment, Jack avait-il pensé au vieillard, qui était aussi un dieu, et qui dormait seul dans sa maison.

Oui, maintenant le plus simple était de rester immobile à regarder et à réfléchir sans poser de questions. Il continua donc l’examen des visages.

Un des jeunes gens jouait avec un chien. Il avançait la main et la retirait aussitôt et le chien cherchait à la happer avec de petits grognements joyeux. L’animal et le garçon semblaient heureux du même bonheur. Un des autres sculptait un bloc de pin. Le couteau mordait dans le bois et une silhouette prit forme sous les yeux d’Ish. Et Ish sourit en lui-même, car cette silhouette avait des hanches larges et des seins rebondis ; la jeune génération, après tout, n’avait pas tout changé.

Bien qu’il ignorât leurs noms excepté celui de Jack, tous devaient être ses petits-fils ou ses arrière-petit-fils. Assis dans cette grotte entre deux hauts rochers, ils jouaient avec un chien ou sculptaient des statuettes tandis qu’à l’extérieur l’incendie faisait rage. La civilisation avait péri des années plus tôt, les derniers vestiges de la cité étaient en proie aux flammes et, cependant, ces jeunes gens étaient heureux.

Tout était-il pour le mieux dans le meilleur des mondes ? De la caverne nous sommes sortis et à la caverne nous retournons ! Si l’élu avait vécu, si d’autres lui avaient ressemblé, tout aurait été différent. Oh ! Joey ! Joey ! Mais aurait-ce pour cela été mieux ?

Brusquement il eut envie de vivre encore longtemps, encore cent ans, et encore cent ans après. Toute sa vie il avait observé les êtres humains et il aurait voulu continuer indéfiniment. Le siècle suivant, le millénaire suivant l’auraient intéressé.

Puis, selon la coutume des vieillards, il glissa dans une somnolence entre la pensée et le rêve.


De nouveau chaque petite tribu vivra par elle-même et pour elle-même et ira son chemin, et les groupes d’êtres humains seront plus différents entre eux qu’ils ne l’étaient aux premiers jours du monde ; ils varieront conformément aux hasards de la survivance et du lieu…

Certains vivent dans la crainte de l'autre monde et ne satisfont pas un besoin naturel sans une prière. Ils bravent les marées dans leurs bateaux, se nourrissent de poissons et de coquillages et recueillent les algues…

D’autres ont le teint plus sombre et parlent une autre langue et adorent une mère et son enfant noirs comme eux. Ils élèvent des chevaux et des dindons, cultivent du blé dans la plaine le long du fleuve, prennent des lapins au collet mais ne se servent pas d’arc…

D’autres sont plus bruns encore. Ils parlent anglais, mais ne peuvent prononcer les r et leur voix est pâteuse. Ils soignent des porcs et des poulets et ont des champs de blé.

Ils cultivent aussi le coton, mais simplement pour l’offrir à leur dieu, car ils savent depuis longtemps que c’est un symbole de pouvoir. Leur dieu a la forme d’un alligator et ils rappellent Olsaytn…

D’autres sont habiles à tirer à l’arc et à dresser leurs chiens de chasse à donner de la voix. Ils aiment les assemblées et les débats. Leurs femmes marchent fièrement. Leur dieu a un marteau pour attribut, mais ils lui rendent rarement hommage.

Il y en a beaucoup d’autres, tous différents entre eux. Au cours des ans, les tribus se multiplieront et s’allieront par des mariages et par des échanges intellectuels. Alors, au gré de l’aveugle Destin, naîtront de nouvelles civilisations et commenceront de nouvelles guerres.


Bientôt ils eurent faim et soif. L’incendie s’était éteint par endroits et un des jeunes gens s’en alla en reconnaissance. Il rapporta une vieille bouilloire d’aluminium. Le jeune homme l’offrit d’abord à Ish qui but à longs traits l’eau fraîche. Puis les autres se désaltérèrent à leur tour.

Ensuite il tira une boîte de la poche de son pantalon. L’étiquette s’était décollée depuis longtemps et le métal était rouillé. Tous trois entamèrent une discussion animée pour savoir s’ils pouvaient sans danger manger le contenu de la boîte. Quelques personnes étaient mortes, déclara l’un d’eux, pour avoir consommé des conserves. Ils ne pensèrent pas à demander conseil à Ish, mais argumentèrent avec véhémence. Le contenu d’une boîte était révélé par l’image de poisson ou de fruit collé à l’extérieur. Mais, déclara l’un des garçons, quel que soit le contenu, la rouille l’empoisonne et le rend dangereux.

Si Ish avait pris part à la discussion, il leur aurait conseillé d’ouvrir la boîte pour juger de l’état du contenu. Mais la vieillesse lui avait apporté la sagesse et l’expérience et il savait que la dispute n’était qu’un jeu et qu’ils finiraient par se mettre d’accord.

Au bout d’un moment, en effet, ils ouvrirent la boîte avec un couteau et y trouvèrent une substance rougeâtre. Ish reconnut du saumon. L’odeur était rassurante, ce n’était pas abîmé, la rouille avait respecté l’intérieur. Ils partagèrent le saumon et Ish en reçut une part.

Ish n’avait pas vu ou mangé de saumon depuis longtemps. La chair avait pris une coloration foncée et un goût fade, mais sa saveur, ou son manque de saveur, décida-t-il, était peut-être due à son palais émoussé par l’âge. Si parler l’eût moins fatigué, il aurait fait aux jeunes gens une conférence pour leur expliquer les miracles qui leur permettaient de manger cette bouchée de saumon. Le poisson avait été péché bien des années auparavant, probablement au large des côtes de l’Alaska, à plus de quinze cents kilomètres de l’endroit où ils étaient assis. Mais, même s’il avait fait l’effort nécessaire pour parler, ses compagnons n’auraient pas compris. L’océan était assez près pour qu’ils l’aient vu. Mais ils étaient incapables de se représenter un grand bateau fendant les vagues et ne savaient pas davantage ce que pouvaient représenter quinze cents kilomètres.

Ish se contenta donc de manger en silence tout en regardant les trois jeunes gens les uns après les autres. Ses yeux revenaient de plus en plus souvent se poser sur celui qui s’appelait Jack. La vie n’avait pas été sans combats pour lui. Une cicatrice zébrait son bras droit et, si les yeux d’Ish ne le trompaient pas, sa main gauche était un peu tordue par suite de quelque accident. Oui, Jack avait souffert et cependant son visage, comme celui des autres, était sans ride et sans souci.

De nouveau le cœur d’Ish se gonfla de tendresse ; en dépit de la cicatrice et de la main tordue, le jeune homme paraissait innocent comme un enfant et, Ish en avait peur, un jour ou l’autre, le monde l’attaquerait et le trouverait sans défense. Ish se rappela la question qu’il avait posée à Jack. Il lui avait demandé : « Es-tu heureux ? » Et Jack avait répondu d’une façon si étrange qu’Ish avait douté d’avoir bien compris ce que l’autre voulait dire. Il en était ainsi pour bien des choses ; le langage, somme toute, avait subi peu de changements, mais ces idées et ces personnalités avaient disparu. Peut-être ne voyait-on plus entre le plaisir et le chagrin cette nette différence qui existait jadis au temps de la civilisation ? Qui sait si d’autres distinctions ne s’étaient pas effacées aussi ?

Jack n’avait peut-être pas compris exactement la question d’Ish quand il avait répondu : « Oui, je suis heureux. La vie est ce qu’elle est, et je fais partie de la vie. »

En tout cas, la gaieté n’avait pas déserté la terre. Pendant qu’Ish se reposait dans la grotte, ses compagnons jouaient avec leurs chiens ou plaisantaient entre eux. Ils riaient souvent et pour un rien. Et celui qui sculptait une statuette de bois sifflait un air. C’était un air très gai dont la cadence était familière à Ish, bien qu’il en eût oublié le titre et les paroles. Cette chanson évoquait un carillon de petites cloches, la neige, des lumières vertes et rouges et une fête. Oui, c’était sûrement une chanson très gaie même dans l’ancien temps, et maintenant elle paraissait plus joyeuse que jamais. La gaieté avait survécu au Grand Désastre.

Le Grand Désastre ! Ish n’avait pas eu ces mots sur les lèvres depuis longtemps ; maintenant ils semblaient dépourvus de signification. Les gens qui avaient péri à ce moment-là seraient morts de toute façon à présent. Qu’importait qu’ils fussent tous morts en quelques mois ou lentement au cours des ans. Quant à la perte de la civilisation… était-ce vraiment une catastrophe ?

Le jeune homme sifflait gaiement et les mots de la chanson revinrent à la mémoire d’Ish. « Ah ! quel plaisir…» Il pouvait demander la suite au sculpteur. Mais là, dans la faille profonde entre les rochers, Ish se trouvait trop fatigué pour poser des questions. Néanmoins son esprit était clair, d’une lucidité presque effrayante et depuis bien longtemps il n’avait été capable de pénétrer si profondément au-delà des apparences.

« Que veut dire cela ? se demanda Ish tout bas. Pourquoi mon esprit est-il si vif ? » Était-ce l’émoi de ce brusque réveil pour fuir la maison en flammes ? Il n’en était pas sûr. Tout ce qu’il savait, c’est que depuis bien longtemps il n’avait été aussi maître de ses pensées.

Il s’étonnait de la sérénité et de la confiance des jeunes gens alors que dehors tout brûlait. C’était une énigme malgré les multiples solutions qui se présentaient à lui. « Peut-être, pensa-t-il, faut-il chercher l’explication dans la différence entre la civilisation et l’époque actuelle. Dans la civilisation, ces jeunes gens auraient été rivaux, car les hommes étaient trop nombreux. Jadis les êtres humains n’accordaient pas grande attention au monde extérieur, car ils se sentaient beaucoup plus forts que lui. Ils ne songeaient qu’à triompher les uns des autres et la méfiance régnait même entre frères. Mais maintenant la population est clairsemée, chacun de ces garçons erre librement son arc à la main et son chien sur les talons, mais il a besoin d’un camarade à portée de la voix. » Néanmoins, malgré la clarté de son esprit, Ish n’était pas sûr que ce fût là la vérité.

Au milieu de l’après-midi, l’incendie s’était éloigné pour ravager d’autres régions plus au sud. Ils quittèrent l’abri des rochers, et, évitant les endroits où le feu couvait encore sous des cendres brûlantes, ils descendirent lentement la pente de la colline sans grande difficulté et se dirigèrent vers le sud. Les jeunes gens savaient apparemment ce qu’ils faisaient Ish ne posa pas de questions ; il n’avait pas trop de toute sa force pour les suivre. Ils l’attendaient patiemment et souvent l’aidaient, et il marchait entre deux garçons, les bras sur leurs épaules. Le soir, quand il fut incapable d’avancer davantage, ils dressèrent un campement près d’un cours d’eau. Grâce aux caprices du vent et à la fraîcheur de la végétation, l’incendie avait respecté une partie de la rive.

Un filet d’eau coulait dans le lit du ruisseau. Le plus gros gibier avait fui devant les flammes, mais des cailles et des lapins étaient restés cachés dans les alentours ; les jeunes gens, munis de leurs arcs, rapportèrent bientôt plusieurs pièces.

L’un d’eux, sans doute par simple habitude, se mit en devoir d’allumer un feu avec un foret à arçon, mais les autres se moquèrent de lui et rassemblèrent sans peine quelques tisons provenant de là où l’incendie était passé.

Revigoré par la nourriture, Ish regarda autour de lui, aperçut la carcasse en ruine d’un grand édifice et se rendit compte qu’ils campaient dans ce qui avait été le campus universitaire. Malgré sa fatigue, il se leva et distingua la forme de la bibliothèque à une centaine de mètres. Le feu avait détruit les arbres qui l’entouraient sans toucher à ses pierres. Tous les volumes qui représentaient les annales de l’humanité étaient sans doute encore intacts. Pour qui ? Ish n’essaya pas de répondre à la question qui montait spontanément à ses lèvres d’une certaine façon. Les règles du jeu avaient changé. Était-ce un bien, était-ce un mal ? Il n’eût pu le dire. En tout cas, peu lui importait à présent que la bibliothèque fût préservée ou détruite. Sagesse de la vieillesse ? Ou simplement désespoir et résignation ?

« Qu’il m’est étrange de dormir là cette nuit, pensa Ish. Les fantômes de mes anciens professeurs viendront-ils me hanter après toutes ces années ? Verrai-je dans mes rêves défiler devant moi un million de livres qui me regarderont de travers parce que je commence à douter d’eux et de ce qu’ils représentent ? »

La nuit, il s’éveilla à plusieurs reprises en frissonnant de froid et envia les jeunes gens profondément endormis. Pourtant il goûta quelques heures de repos et, parce qu’il était épuisé de fatigue, son sommeil ne fut troublé d’aucun rêve.

CHAPITRE III

À l’aube, il s’éveilla, fourbu mais lucide. « C’est étrange, pensa-t-il. Au cours de ces dernières années, souvent, je le sais, je ne me rendais pas très bien compte de ce qui se passait autour de moi, et c’est chose normale chez un vieillard. Et voilà que, depuis hier, je vois tout. Je me demande ce que cela signifie ? »

Il regarda les jeunes gens qui préparaient le déjeuner. Le sculpteur sifflait toujours gaiement la chanson qui évoquait pour Ish les clochettes et le bonheur. Son esprit était clair, « clair comme le son d’une cloche ». La vieille comparaison remonta à sa mémoire où déjà d’autres cloches tintaient.

« J’ai entendu dire », songea-t-il, ordonnant ses pensées en phrases silencieuses selon une ancienne habitude qui lui était devenue plus chère avec l’âge, « oui, j’ai entendu dire, ou plus vraisemblablement j’ai lu dans un livre, bref, j’ai trouvé quelque part que l’esprit d’un homme s’éclaircit quelques instants avant la mort. Eh bien, je suis très vieux et c’est assez vraisemblable. Il n’y a rien là qui puisse me chagriner. Si j’étais catholique, si les choses étaient différentes, j’aurais envie de me confesser. »

Assis au bord du ruisseau, l’odeur âcre de la fumée encore dans ses narines et les bâtiments de la vieille université autour de lui, il passa en revue sa vie et dressa la liste de ses péchés et de ses bonnes actions. Il faut être en paix avec soi, même si tout dans l’univers a changé, et se demander quels efforts on a fait pour se conformer à l’idéal que l’on portait dans son cœur ; chaque homme peut trouver tout seul, sans qu’il soit besoin de prêtres ou de religion.

Son examen de conscience terminé, il n’éprouva aucun trouble. Il avait commis des erreurs, mais il avait aussi fait de bonnes choses et toujours, ou presque, il avait essayé d’en faire. Placé par le Grand Désastre dans des circonstances qu’il n’avait pas prévues, il avait fait preuve de courage, et sa vie, il l’espérait du moins, n’avait pas été indigne.

À ce moment, un de ses compagnons lui apporta un morceau de gibier rôti sur un tison du feu.

« Voilà pour vous, dit le jeune homme, c’est une aile de caille ; en vérité, Ish, vous le savez bien. »

Ish le remercia poliment et mâcha le morceau, heureux d’avoir conservé ses dents. La fumée du bois donnait à la chair une saveur délicieuse.

« Pourquoi penserais-je que je vais mourir ? se demanda-t-il. La vie est toujours bonne et je suis le dernier Américain. »

Il ne se mêla pas à la conversation sur ce qui allait se passer et ne posa pas de questions sur les projets de la journée. Il n’appartenait plus tout à fait à cette terre, et pourtant il en était pleinement conscient.

Après le déjeuner, un cri retentit au loin sur la rive du cours d’eau et un nouveau venu fit son apparition. Une longue discussion s’engagea. Ish ne la suivit que d’une oreille distraite. Il comprit cependant que la Tribu entière se dirigeait vers une région de lacs que l’incendie n’avait pas atteinte. C’était un pays magnifique, à en croire le nouveau venu. Les trois compagnons d’Ish protestèrent qu’ils n’avaient pas été consultés. Mais l’autre expliqua que le projet avait été soumis à l’assemblée de la Tribu et adopté à l’unanimité. Il ne restait plus qu’à s’incliner. Ce que la Tribu avait décidé les liait à leur tour.

Cet incident minime remplit Ish de joie. C’était lui qui avait inauguré ces réunions il y a longtemps. Mais sa satisfaction s’accompagnait de chagrin et même de remords, quand il se souvenait de Charlie.

Presque aussitôt ils firent leurs préparatifs de départ ; Ish était si faible qu’il pouvait à peine se tenir debout. Les jeunes gens décidèrent de le porter sur leur dos à tour de rôle et ils partirent. N’étant plus retardés par la lenteur d’Ish, ils couvrirent plus de chemin que la veille. Ils échangeaient des plaisanteries sur la légèreté du vieillard et se demandaient – eux dont le sang vigoureux coulait en eux – pourquoi en devenant vieux on devient si léger. Ish se réjouissait de ne pas être un trop lourd fardeau pour eux ; un des garçons déclara que le marteau était beaucoup plus pesant qu’Ish lui-même.

Ballotté sur leurs épaules, Ish sentit son cerveau se remplir de brume. Il ne savait même pas de quel côté on l’emportait De temps en temps, un détail insignifiant se gravait dans son esprit.

Après avoir longtemps marché, ils sortirent de la région incendiée et arrivèrent dans une partie de la ville que le feu n’avait pas touchée. L’air était chargé d’humidité. Ish frissonna et jugea que le vent avait tourné et qu’ils étaient près de la baie. Ce quartier était jonché de ruines d’usines. Il aperçut aussi les rails rouillés d’une voie ferrée. Les buissons et les arbres poussaient partout, mais la sécheresse des longs étés les avait empêchés de donner naissance à une forêt vierge, et çà et là s’étendaient des clairières herbeuses où les jeunes gens n’avaient pas de difficulté à trouver un chemin. Le plus souvent ils foulaient l’asphalte des rues, crevassé, fendillé, envahi par la mousse et les plantes sauvages et où la poussière accumulée depuis tant d’années avait déposé une couche de terre. Les jeunes gens se dirigeaient dans ce dédale de rues qui s’entrecroisaient par la position du soleil ou par des points de repère lointains.

Ils traversaient un hallier quand un objet attira l’attention d’Ish qui tendit la main et cria comme un enfant. Les jeunes gens se prêtèrent à son caprice et s’arrêtèrent en riant gaiement. L’un d’eux alla chercher ce qu’il avait réclamé. Ish fut transporté de joie et tous riaient de lui, sans méchanceté, comme d’un enfant gâté.

Peu importait à Ish. Il avait ce qu’il voulait. C’était une fleur écarlate, un géranium qui s’était adapté aux conditions nouvelles et fleurissait comme jadis. Ce n’était pas la fleur, mais sa teinte vive qui avait donné un coup au cœur d’Ish et l’avait fait crier. La couleur rouge avait presque disparu de la surface de la terre. Il gardait le souvenir d’un flamboiement de teintes et de lumières pourpres et vermillon. Assagi, le monde n’offrait plus qu’une discrète harmonie de bleus, de verts et de bruns où les rouges s’étaient éteints.

Mais, cahoté par la marche rapide du garçon qui le portait sur son dos, il perdit de nouveau la notion des choses et, quand il reprit conscience, ils étaient tous assis par terre et se reposaient, et la fleur lui avait échappé des doigts. Il leva la tête et son regard tomba non loin de là sur un écriteau en forme de bouclier. Des lettres s’y détachaient : « U.S. Californie », et deux grands chiffres, un 4 et un 0. Depuis longtemps il avait perdu l’habitude des nombres et il mit un moment à reconnaître que les deux chiffres signifiaient « quarante ».

« Cette route que je peux à peine reconnaître sous tout ce qui y pousse, c’est la vieille autoroute 40 qui mène vers l’est, pensa-t-il. Six voitures pouvaient y passer de front. Nous atteindrons bientôt le pont. » Et de nouveau il ne se souvint plus très bien de quoi que ce soit.

Un autre incident au cours de la matinée éclaircit le brouillard de son cerveau. De nouveau ils avaient fait halte, mais cette fois, ils n’étaient pas assis. Jack le portait sur son dos et, par-dessus son épaule gauche, Ish aperçut devant eux celui qui portait la lance ; les deux autres jeunes gens l’encadraient, une flèche prête à partir sur la corde de l’arc. Les deux chiens accroupis à leurs pieds grognaient sourdement. Regardant plus loin, Ish vit qu’un énorme puma barrait le chemin.

Le puma menaçant prenait son élan pour bondir ; les hommes et les chiens immobiles lui faisaient face. Ils restèrent ainsi le temps de respirer une douzaine de fois.

Alors celui qui portait la lance déclara : « Il ne nous attaquera pas. » Il parlait bas et d’une voix paisible.

« Faut-il tirer ? demanda un autre.

— Ne fais pas l’idiot », répliqua le premier, calmement.

Ils rebroussèrent chemin et firent un détour à droite en gardant les chiens près d’eux pour les empêcher de déranger et d’alarmer le carnassier en s’élançant vers lui. Ainsi ils contournaient le puma qui restait maître de la route. Ish fut stupéfait. Autant qu’il en pouvait juger, les hommes n’étaient pas effrayés par le fauve, mais évitaient toute cause de conflit, et le fauve ne semblait pas avoir peur des hommes. Peut-être était-ce dû à l’absence d’armes à feu, ou bien le puma, désaccoutumé de voir ces créatures d’aspect inoffensif, ne les croyait-il pas dangereux. Et peut-être, s’ils n’avaient pas été encombrés d’un faible vieillard, les jeunes gens auraient-ils attaqué.

Ish ne pouvait s’empêcher de penser que les hommes avaient perdu leur ancienne arrogance à l’égard des animaux. Ils ne les dominaient plus mais les traitaient plus ou moins en égaux. C’était une déchéance ; cependant les jeunes gens continuaient leur course avec insouciance et faisaient des plaisanteries, aussi peu humiliés que s’ils avaient fait ce détour pour éviter non un puma, mais un tronc d’arbre ou une maison en ruine.

Aux approches du pont, Ish sentit se réveiller son intérêt et, de nouveau, il regretta de ne pouvoir décrire l’ancien temps aux jeunes gens et leur dépeindre le pont tel qu’il était autrefois, parcouru dans les deux sens par des autos qui passaient en trombe sur les six voies, alors que nul piéton n’eût pu le traverser sans être tué.

Ils empruntèrent la longue voie d’accès et atteignirent la première travée du côté de l’est ; devant les yeux d’Ish s’étendait le pont rouillé, mais intact. Les trottoirs cependant étaient dégradés, le tablier çà et là un peu affaissé et plusieurs des pylônes n’étaient plus au même niveau.

À un endroit du pont une brèche s’ouvrait et ils durent s’engager sur une poutre unique qui formait passerelle. Perché sur le dos du jeune homme, Ish apercevait les vagues qui clapotaient et il constata que l’armature, rongée par l’eau salée durant toutes ces années, était très corrodée, fléchissait et menaçait de se rompre.


C’est la route qu’aucun homme ne parcourt jusqu’au bout. C’est le fleuve si long que nul voyageur ne parvient à la mer. C’est le chemin sans fin qui serpente sur les collines. C’est le pont que personne ne traverse complètement. Heureux celui qui, derrière un rideau de brumes et de nuages, entrevoit – ou croit entrevoir faiblement – le rivage au loin.


Après cela, Ish retomba dans les ténèbres jusqu’au moment où il s’aperçut qu’il était assis sur quelque chose de dur et sentit derrière sa tête un contact pénible. Il avait les pieds glacés. Quelqu’un lui frottait les mains et il revint lentement à lui.

Il était assis sur le trottoir au bord du pont, appuyé contre le parapet. Le premier objet qu’il remarqua nettement fut son marteau placé devant lui, le manche en l’air. Deux jeunes gens l’encadraient et chacun lui frictionnait une main pour rétablir la circulation du sang. Les deux autres les regardaient et tous les quatre paraissaient consternés.

Ish se rendit compte que ses pieds et ses jambes jusqu’aux genoux étaient engourdis par un froid qu’on pouvait qualifier de mortel. Il savait aussi, car son esprit s’était remis à fonctionner, qu’il avait eu non seulement une de ces défaillances dues à la vieillesse, mais encore une sorte d’attaque – cérébrale ou cardiaque – et que les autres avaient peur.

Jack remuait les lèvres comme s’il parlait et cependant aucun son n’en sortait. C’était incompréhensible. Les lèvres remuaient de plus en plus vite comme si Jack criait. Soudain Ish comprit qu’il était sourd. Cette constatation lui apporta plus de joie que de chagrin ; désormais le monde ne lui pèserait plus comme sur l’homme qui entend.

Les autres se mirent à parler, c’est-à-dire qu’ils bougeaient les lèvres pareillement ; sans doute essayaient-ils avec précision et désespérément de se faire entendre. Embarrassé, Ish secoua la tête. Et il voulut expliquer que les sons ne lui arrivaient plus, mais il ne pouvait articuler un mot. Il en fut troublé ; c’était ennuyeux d’être incapable de communiquer par la parole au sein de ce monde où personne ne saurait lire ce qu’il écrirait.

Les jeunes gens s’étaient montrés respectueux et prévenants tout le jour. Maintenant ils s’impatientaient. Ils gesticulaient et Ish devinait qu’ils lui présentaient une requête et s’affolaient à l’idée qu’il ne puisse la leur accorder. De la main ils désignaient le marteau, mais Ish jugeait inutile de faire un effort pour comprendre.

Bientôt cependant leur insistance s’accrut et ils se mirent à le pincer. Ish était encore sensible à la douleur ; il cria et des larmes lui montèrent aux yeux. Il eut honte de cette faiblesse indigne du dernier Américain.

« C’est une étrange chose, pensa-t-il, d’être un dieu âgé. On vous rend hommage et on vous maltraite. Si vous n’exaucez pas tout de suite les prières, vos adorateurs emploient la force. Ce n’est pas juste. »

Cependant, à force de réfléchir et d’observer leur mimique, il comprit qu’ils l’imploraient de désigner celui à qui il voulait donner le marteau. Le marteau appartenait à Ish depuis longtemps et jamais personne ne lui avait proposé d’en faire cadeau à quelqu’un ; mais peu lui importait, l’essentiel était de ne plus être pincé. Il pouvait encore remuer les bras et, d’un geste, il indiqua que le jeune homme appelé Jack aurait le marteau.

Jack ramassa le marteau et le balança dans sa main droite. Les trois autres reculèrent de quelques pas et Ish éprouva une étrange pitié pour le jeune homme qui héritait de son seul bien.

Mais du moins tous semblaient soulagés, maintenant que la question de l’héritage était résolue, et ils cessèrent de tourmenter Ish.

Il pouvait se reposer car sa tâche était accomplie ici-bas et son cœur en paix. Il était mourant, il le savait et il rendrait son dernier soupir sur le pont. Eh bien, il ne serait pas le premier. Combien d’autres ici même étaient morts. Il aurait pu, lui aussi, succomber dans une collision d’automobiles. Dernier survivant de la civilisation il revenait là pour y mourir. Il s’en réjouissait. Il se répétait vaguement une phrase inachevée qu’il avait lue dans un livre à une époque où il lisait tant de livres : « Les hommes passent…» Mais c’était banal et ne signifiait rien sans la suite.

Il regarda ses compagnons. Une petite brume flottait devant ses yeux et il ne pouvait pas très bien les distinguer. Cependant il aperçut les deux chiens tranquillement couchés et les quatre jeunes gens – trois serrés ensemble et le quatrième un peu à l’écart – accroupis sur le pont en demi-cercle autour de lui et le regardant attentivement. Ils étaient très jeunes par l’âge, du moins relativement à lui et, dans le cycle de l’humanité, ils avaient des milliers d’années de moins que lui. Il était le dernier représentant du monde ancien ; ils étaient les premiers du nouveau. Ce nouvel univers suivrait-il la même évolution que l’ancien ? Il l’ignorait mais il était à peu près sûr de ne pas souhaiter la répétition du cycle. Trop de maux avaient accablé l’humanité tandis que s’édifiait la civilisation : l’esclavage, la conquête, la guerre, la tyrannie.

Et au-delà du groupe des jeunes gens, ses yeux cherchèrent le pont lui-même. À ses derniers moments, plus que des hommes, il se sentit proche par l’esprit de ce pont qui, lui aussi, avait fait partie de la civilisation.

À quelque distance, il fut surpris d’apercevoir une auto, ou plutôt les débris d’une auto. Puis il se rappela le petit coupé qui était là depuis tant d’années. Maintenant la peinture était complètement écaillée, les pneus à plat et les ressorts affaissés ne soutenaient plus la voiture. Des fientes d’oiseaux blanchissaient la capote. Chose curieuse, et d’ailleurs sans aucune importance, il se rappelait encore que le propriétaire de l’auto était un nommé John Robertson (avec un E, un T ou un P, entre les deux noms), domicilié à Oakland.

Mais Ish ne s’attarda pas à contempler le coupé. Ses yeux cherchèrent les hauts pylônes et les grands câbles aux courbes parfaites. Cette partie du pont paraissait encore en excellent état. Elle résisterait encore longtemps et verrait passer sans doute plusieurs générations d’hommes. Les parapets, les pylônes et les câbles avaient pris une teinte pourpre, mais la rouille ne les rongeait que superficiellement. Le haut des pylônes cependant n’était pas rouge, mais blanc de la fiente des innombrables mouettes qui s’y étaient perchées.

Oui, bien que le pont pût durer encore des années, la rouille l’attaquerait de plus en plus profondément. Les tremblements de terre secoueraient ses fondations et, un jour d’orage, une arche s’effondrerait. Pas plus que l’homme, la création de l’homme ne durerait éternellement.

Il ferma les yeux un moment et imagina l’ensemble des montagnes qui encadraient la baie bien qu’il ne pût tourner la tête pour les voir. Leur forme n’avait pas changé depuis la destruction de la civilisation. Le temps, tel que le concevait l’homme, n’avait pas de prise sur elles. Aussi loin que la baie et les collines s’étendaient, Ish mourait dans le monde où il était né.

Ouvrant les yeux, il distingua les deux pics pointus qui surmontaient la chaîne, « les deux mamelles », comme on les appelait autrefois, et ce spectacle ranima en lui le souvenir d’Em et encore plus loin de sa propre mère. La terre, Em et sa mère se mêlèrent dans sa pensée agonisante et il se sentit heureux de retourner à elles.

« Non, pensa-t-il au bout d’un moment, je dois mourir comme j’ai vécu, à la lueur de mon esprit, du moins de ce qu’il en reste. Ces montagnes, bien qu’elles aient la forme de seins, n’ont rien de commun avec Em ou avec ma mère. Elles me recevront, elles recevront mon corps, mais ne me donneront pas d’amour. Elles n’ont qu’indifférence pour moi. J’ai étudié les lois du monde physique et je sais que les montagnes elles-mêmes, éternelles aux yeux des hommes, changent aussi. »

Cependant, vieillard las et mourant, il eût voulu trouver pour ses derniers regards quelque chose qui ne fût pas soumis au temps. Il avait froid jusqu’à mi-corps, ses doigts étaient engourdis, sa vue baissait.

Il fixa les yeux sur les cimes lointaines. Il s’était donné beaucoup de peine. Il avait lutté. Il avait pesé le passé et l’avenir. Qu’importait ? Qu’avait-il accompli ?

Plus rien ne restait de tous ses efforts. Il allait s’endormir, il reposerait au Banc de ces montagnes qui, comparées au flux rapide des générations humaines, sont immuables. Et si les montagnes ont la forme de seins de femmes, c’est à la fois un symbole et une consolation.

Ensuite, de ses vieux yeux affaiblis, il chercha à voir les jeunes gens. « Ils me livreront à la terre, pensa-t-il. Et moi aussi, je les livre à la terre. C’est notre mère nourricière. Les hommes passent, mais la terre demeure. »

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