Dans la terminologie géographique, l’île était classée dans les « Terres hautes » parce que la montagne sous-marine qui la formait s’élevait au-dessus de la surface de l’eau, au lieu d’en approcher simplement et de servir ainsi de base aux coraux, comme c’était le cas pour de nombreuses îles. En dépit de cette classification, le point culminant de l’île ne dépassait pas trente mètres. Il fallut donc que le navire arrivât presqu’au port pour que Bob pût montrer quelque chose à son compagnon invisible.
Le Chasseur estima qu’il était temps d’examiner sérieusement la situation, et il projeta devant les yeux de Bob :
« Je me suis rendu compte que ce voyage vous amusait beaucoup, mais nous allons débarquer bientôt et, si cela ne vous ennuie pas, j’aimerais revoir votre carte. »
Le Chasseur n’avait évidemment aucun moyen d’exprimer la moindre émotion dans son écriture, mais Bob sentit que ses mots dénotaient un grand sérieux.
« D’accord », répondit Bob en se dirigeant vers sa cabine. Dès que la feuille de papier fut posée devant lui, le détective alla droit à la question :
« Bob, avez-vous réfléchi à ce que nous allons faire pour attraper le fugitif que je poursuis ? Vous m’avez posé cette question il y a quelque temps et je n’ai jamais répondu.
— Oui ! Sur le moment cela m’a paru étonnant. Mais tout est si étrange avec vous, du moins pour moi. Il vous sera sans doute possible de découvrir votre petit copain par un moyen ou un autre. S’il est caché comme vous, vous ne pourrez certainement pas le voir. Avez-vous un moyen quelconque qui vous permette de le détecter ?
— Ne vendez pas la peau de l’ours », répondit le Chasseur qui ne se donna pas la peine d’expliquer le sens de sa phrase et qui précisa : « Je n’ai aucun appareil avec moi. N’oubliez pas que je suis seul sur votre planète. Que feriez-vous si vous étiez dans mon cas ? »
Bob réfléchit un long moment avant de dire :
« Si vous pouvez entrer dans un corps, je suppose que vous êtes à même de découvrir si l’un de vos semblables s’y trouve déjà. »
La phrase était plus affirmative qu’interrogative. Néanmoins, le Chasseur émit le signe bref que Bob avait appris à considérer comme un accord.
« Combien vous faudrait-il de temps pour vous en rendre compte ? continua Bob. Pourriez-vous passer dans la peau de quelqu’un d’autre assez rapidement, pendant que je lui serre la main, par exemple ?
— Non, il faut plusieurs minutes pour entrer dans un corps comme le vôtre, sans attirer l’attention. Les pores de votre peau sont larges, mais je suis quand même plus gros. Si vous lâchiez la main de l’autre personne avant que je ne vous aie complètement quitté, ma position serait des plus précaires. Je pourrais évidemment vous quitter la nuit et m’atteler à la tâche pendant que tout le monde dort. Ma vitesse est extrêmement limitée et je ne saurais que faire si j’entrais dans le corps où se trouve mon fugitif. Je serais sans doute obligé de le faire en dernier ressort mais avant de faire un essai sur quelqu’un, je voudrais être tout à fait sûr du terrain sur lequel je m’engage. Il faut que vous m’aidiez.
— Je ne connais rien à vos méthodes habituelles, répondit Bob lentement. Je ne vois pas le moyen de rester assez longtemps auprès de tous les gens qui habitent l’île. Nous pourrions cependant essayer de retrouver les traces de votre collègue en partant de l’endroit où il est arrivé sur la Terre. Puis nous tâcherions de localiser les personnes qui ont pu lui donner refuge. Qu’en pensez-vous ?
— Ce n’est pas une mauvaise idée. Nous pourrions reconstituer sa marche possible. Il y a peu de chance pour que nous trouvions des preuves apparentes de sa situation actuelle, néanmoins je crois pouvoir estimer sans grand risque d’erreur ce qu’il a pu faire dans telle ou telle situation. Dans ce cas il me faudra beaucoup de renseignements afin d’avoir une vue très nette de l’ensemble. Vous devrez me dire tout ce que vous voyez et moi, je vous ferai part de mes découvertes. Tout d’abord, nous devons trouver l’endroit où l’appareil du fugitif s’est écrasé. Voulez-vous me montrer sur la carte le lieu où vous étiez ce jour-là ? »
Bob indiqua de son doigt un point sur la carte. À l’extrémité nord-ouest de l’île, au bout de la plus longue branche du L, la terre s’effilait pour se terminer brusquement dans la mer. De là le récif de corail s’étendait tout d’abord vers le nord pour s’incurver vers l’est et revenir vers le sud comme pour fermer complètement le lagon. Bob montrait la partie est de la péninsule.
« Ici, précisa-t-il, on trouve la seule plage de l’île. C’est l’unique endroit où le rivage n’est pas protégé par les récifs. Au sud de ce petit cap on trouve une centaine de mètres de côte avant que le récif ne réapparaisse pour protéger le rivage des brisants. Mes camarades et moi aimons beaucoup y aller et c’est là que nous nous baignions le jour de votre arrivée. Je revois très bien le requin qui s’était échoué. »
Le Chasseur expliqua à son tour :
« Peu de temps avant que nous atteignions l’atmosphère de la Terre, je poursuivais le fugitif en me guidant sur mon appareil automatique de contrôle. Je m’étais écarté de quelques mètres de sa ligne de vol, lorsque je compris que j’arrivais au voisinage d’une planète. Je repris la direction en main, car j’estimais dangereuse une telle rencontre. Nous étions à ce moment sur la même ligne. En admettant même que votre atmosphère ait pu amener quelques perturbations dans notre trajectoire, je ne crois pas que nos points de chute puissent être éloignés de plus d’un ou de deux kilomètres l’un de l’autre. J’en suis d’autant plus sûr que je surveillais le fugitif sur mon écran, dont le champ visuel est limité à dix degrés. Je suis donc persuadé qu’il n’est pas tombé très loin du rivage. Savez-vous si la profondeur de l’eau augmente rapidement autour de l’île ?
— Je l’ignore, mais je sais que de grands navires s’approchent fréquemment très près du récif.
— C’est bien ce que je pensais et je suis tombé à un endroit où il y avait peu d’eau. Nous pouvons donc affirmer qu’il s’est écrasé dans un rayon de deux kilomètres autour de ce point. »
Le Chasseur fit passer une ombre sur la rétine de Bob de telle façon qu’il ne vît plus qu’une surface très limitée, située à quelque distance de la plage. Puis il reprit :
« Je crois qu’il est inutile de procéder à des recherches au-delà de ce cercle. Il n’est certainement pas tombé sur la plage, car j’ai vu dans mes instruments qu’il coulait lentement après le premier choc. Je suis également à peu près certain qu’il n’a pas échoué dans le lagon puisque vous m’affirmez que l’eau est peu profonde. Il est arrivé avec une telle force dans l’eau, qu’il a dû immédiatement couler au fond ; et d’après le temps qu’il a mis pour descendre il devait y avoir au moins quinze mètres d’eau, sinon davantage.
« Nous pouvons donc baser nos recherches sur la certitude qu’il est tombé à l’ouest de l’île, à l’intérieur d’une circonférence de deux kilomètres de rayon et dont le centre serait à proximité de votre plage. J’admets que ce n’est pas une certitude absolue, mais cela nous donne au moins un point de départ. Avez-vous d’autres idées sur la question ?
— Je voudrais simplement vous demander combien de temps, selon vous, il lui a fallu pour gagner le rivage.
— Sur ce point vous en savez autant que moi. S’il a eu autant de chance que moi, quelques heures lui ont suffi. En revanche, s’il s’est trouvé dans des eaux très profondes avec encore moins d’oxygène que moi, il peut très bien avoir mis plusieurs jours ou même des semaines à se traîner sur le fond, car n’oubliez pas qu’il devait faire très attention, sachant que je n’étais pas loin. Personnellement je n’aurais jamais attaqué de requin, ni ne me serais hasardé à quitter le fond si je n’avais pas été absolument sûr d’être très près de la côte.
— Comment a-t-il pu savoir qu’il fallait prendre une direction donnée plutôt qu’une autre ? Peut-être est-il toujours en train de ramper sous l’eau ?
— C’est possible, mais avec la tempête qu’il faisait cette nuit-là, il a pu déterminer, aussi facilement que moi, la direction des brisants. Et si, d’autre part, le sol est aussi abrupt que vous le supposez il a pu trouver là une indication supplémentaire. Je ne crois pas que ce problème lui ait été difficile à résoudre. Étant donné que c’est un lâche – et cette réputation est bien établie – il est fort possible qu’il soit resté quelque temps dans l’épave de son engin.
— Donc avant de nous lancer dans d’autres recherches, il nous faudra explorer le récif sur un ou deux kilomètres de chaque côté de la plage, afin de voir s’il a laissé des traces. C’est bien ce que vous voulez dire ? Et en admettant qu’il ait réussi à gagner l’île, que croyez-vous qu’il ait fait ? Comme vous ?
— Vous avez raison quant aux recherches à effectuer, mais il est difficile de dire ce qu’il a pu faire en arrivant sur la plage. Sans aucun doute il a cherché à découvrir un hôte, mais toute la question est de savoir s’il a attendu que quelqu’un passe près de lui ou s’il est parti en exploration pour réaliser son projet. S’il a pris pied en un endroit d’où l’on aperçoit des constructions ou tout autre signe de vie, il s’est certainement dirigé vers ce point en partant du principe que tôt ou tard des créatures intelligentes finiraient par apparaître. Je suis à peu près sûr de ce que j’avance dans ce domaine et c’est pourquoi je tiens à connaître très exactement les lieux et les circonstances du drame afin de pouvoir deviner ses actes. »
Bob approuva d’un signe de tête et conserva le silence quelques instants avant de demander :
« Quelle sorte de traces espérez-vous découvrir sur la plage ? Et si par hasard vous ne trouvez rien, que ferons-nous ?
— Je ne sais pas. »
À quelle question le Chasseur avait-il répondu ? Bob aurait voulu le savoir, mais il décida d’attendre d’autres explications. Il était ennuyé de se rendre compte que les méthodes envisagées ne promettaient guère de bons résultats. Il réfléchit pendant quelques minutes et brusquement une idée lui vint.
« Chasseur, vous souvenez-vous que le jour de votre arrivée, vous n’avez pu vous approcher de moi qu’à l’instant où je m’étais couché sur le sable ? Il y a de fortes chances pour qu’il en ait été de même de votre fugitif. Vous m’avez dit vous-même que plusieurs minutes étaient nécessaires pour pénétrer dans le corps d’un homme et votre ennemi intime n’avait certainement aucune envie d’être découvert. On arrive donc à restreindre le champ des investigations en ne retenant comme suspects que les gens qui sont allés s’étendre tout près de l’eau au cours des derniers mois. Il n’y a aucune maison dans le voisinage immédiat de la mer. La plus proche est celle de Hay. Par ailleurs, peu de gens viennent pique-niquer dans ce coin-là, comme nous le faisions, mes camarades et moi. Qu’en pensez-vous ?
— C’est une idée à ne pas négliger. Mais vous ne devez pas oublier que celui que je poursuis peut se rendre dans toute l’île en prenant le temps nécessaire. En outre, tous les humains dorment à un moment ou à un autre, et bien qu’il pût ignorer ce fait, il a certainement fini par s’en apercevoir. De toute façon votre idée est bonne et quiconque s’est endormi sur la plage peut être considéré comme suspect. »
Le navire venait de ralentir et se présentait devant la passe s’ouvrant à l’ouest dans les récifs. Le Chasseur eut l’impression que la barrière de corail était un endroit bien curieux pour procéder à des recherches. En admettant même que le fugitif ait voulu y rester caché, la vie n’avait pas dû être drôle pour lui. De longues traînées de récifs apparaissaient à peine au-dessus de l’eau, on les devinait plutôt grâce aux brisants. En quelques rares endroits les coraux étaient plus élevés et avaient recueilli assez de terre pour nourrir des plantes, voire deux ou trois palmiers.
Le navire s’engagea dans l’étroit passage, et le Chasseur comprit que des traces seraient difficiles à relever sur ces rochers. À en juger par le peu de continuité que présentaient les récifs, une personne à pied ne pouvait guère aller loin. La navigation dans ces parages devait être extrêmement dangereuse, car les vagues déferlaient sans interruption sur les coraux, et entraînaient toute embarcation s’approchant trop près. Le gros navire même, avec sa masse énorme et la place qu’il avait pour gouverner, prenait grand soin de rester au centre du chenal balisé.
À l’intérieur du lagon, le Chasseur remarqua que le commandant faisait très attention à ne pas s’écarter des bouées. Il se souvint de ce que Bob lui avait dit au sujet du peu de profondeur de l’eau.
Entre les récifs et l’île proprement dite on apercevait de grosses constructions carrées. Le Chasseur présuma qu’il s’agissait des réservoirs dont Bob lui avait parlé. Ils avaient cent à deux cents mètres de long, mais les murailles de béton s’élevaient à peine de cinq à six mètres au-dessus de l’eau. Le plus proche était malheureusement encore trop éloigné pour que l’on pût en distinguer les détails. Cependant le Chasseur avait constaté que les toits des réservoirs étaient faits en grande partie de plaques de verre. À chaque extrémité de petites constructions étaient reliées entre elles par des passerelles aboutissant toutes à une plateforme, d’où partait un petit escalier donnant accès au chenal.
Le navire approchait doucement de l’appontement. Des filins voltigèrent en l’air et des mains s’empressèrent de les ramasser pour tirer à bord d’énormes tuyaux. Le ronronnement des pompes annonça que la production en huile de la semaine commençait à se déverser dans les cales du navire. Il fallut qu’on les appelât de la passerelle pour que Bob et son ami invisible se détachent du spectacle qui s’offrait à eux. C’était Teroa qui hurlait du haut de son perchoir :
« Bob, faut-il vous donner un coup de main pour vous aider à porter vos affaires à terre ?
— Je veux bien, je vous remercie », hurla Bob en guise de réponse. Avant de quitter le plat-bord, il jeta un rapide coup d’œil autour de lui et esquissa un vague sourire. Puis il se dirigea en toute hâte sur la petite passerelle pour gagner l’arrière. À demi caché par un coin de l’appontement, on apercevait la jetée qui reliait le quai à la terre ferme.
Une Jeep s’engageait à toute vitesse sur la jetée, et Bob savait très bien qui était au volant. En un temps record, les bagages furent descendus sur le quai, mais la Jeep avait pourtant réussi à faire le tour de deux pompes et à venir s’arrêter près des marches quelques instants avant que Bob ne descendît à terre avec le commandant. Bob sauta sur le quai et courut à toutes jambes vers l’homme qui se tenait près de la voiture. Le Chasseur surveillait la scène avec intérêt et beaucoup de sympathie.
Les visages humains lui étaient assez familiers à présent. Il remarqua immédiatement la ressemblance existant entre Bob et son père. Bob n’était évidemment pas aussi grand, mais on retrouvait les mêmes cheveux noirs et les yeux bleus, le même nez droit et un peu fort, la bouche souriante et la même forme de menton.
L’accueil de Bob se manifesta avec une exubérance naturelle à son âge. Son père aussi était heureux, mais on sentait chez lui une certaine gravité que le jeune garçon ne remarqua pas, mais qui n’échappa pas au Chasseur. Celui-ci comprit que la tâche la plus urgente était de convaincre M. Kinnaird que son fils n’était pas malade, afin que sa liberté d’action ne se trouvât pas réduite par les soins dont on voudrait sans doute l’entourer. Le Chasseur décida de garder cette idée présente à l’esprit.
Bob submergeait son père sous un flot de questions en demandant des nouvelles de la population entière de l’île. La première réaction du Chasseur fut de critiquer la conduite de son hôte, car ce n’était pas encore le moment de commencer, l’enquête ; mais il se rendit compte très vite que le jeune garçon n’y pensait pas. Il essayait simplement de savoir ce qui s’était passé au cours de ses cinq mois d’absence. Le détective cessa donc de s’inquiéter d’une démarche qu’il jugeait prématurée et écouta avec attention les réponses de M. Kinnaird, dans l’espoir d’y découvrir quelques renseignements précieux. Le Chasseur habitait depuis assez longtemps dans le corps d’un être humain pour éprouver une légère déception lorsque le père de Bob répondit en riant :
« Comme tu y vas, mon garçon ! Je ne sais pas ce que tout le monde a fait ici depuis ton départ. Si cela t’intéresse tant, tu n’auras qu’à demander autour de toi. Il faut que j’attende la fin du chargement et tu ferais mieux de prendre la Jeep pour porter tes bagages à la maison. J’ai l’impression que ta mère ne s’évanouira pas d’inquiétude en te voyant. Tu as l’air en forme. Tu as le temps de monter là-haut, car tes camarades ne sortiront pas tout de suite de l’école. Attends une minute. »
M. Kinnaird fouilla dans la boîte à outils pour en retirer une ou deux clefs dont il pouvait avoir besoin.
« Ah ! c’est vrai, je n’y pensais plus ! Il va falloir aller, moi aussi, à l’école. J’avais complètement oublié que, cette fois-ci, je ne revenais pas en vacances. »
Bob eut tout à coup un air si sérieux, que son père ne put s’empêcher de rire, sans comprendre évidemment la cause de l’état d’âme de son fils, qui d’ailleurs très vite reprit ses esprits et lança d’un air joyeux :
« D’accord, papa, j’emmène tout ça à la maison et je te reverrai pour le déjeuner.
— Je veux bien, à condition que tu ramènes la Jeep ici dès que tu n’en auras plus besoin. Autre chose, inutile de recommencer tes remarques au sujet de mon besoin d’exercice ! »
Bob, qui à présent avait retrouvé toute sa bonne humeur, répondit en s’éloignant :
« Je ne te parlerai pas de ton petit ventre jusqu’au moment où nous irons nous baigner. »
Les valises furent rapidement chargées et Bob se mit au volant. La Jeep roula sur la jetée qui menait au rivage et là, prit une route pavée qui s’enfonçait perpendiculairement à l’intérieur de l’île. Au bout de cinq cents mètres, la voiture rejoignit la route principale traversant l’île de bout en bout.
En atteignant le croisement, le Chasseur vit que d’autres dépôts s’étendaient sur le côté opposé. Il était intrigué par la masse de béton blanc d’un réservoir construit sur la colline alors que les autres réservoirs étaient dans l’eau.
À la bifurcation des chemins, commençaient aussi à apparaître les maisons d’habitation. La plupart étaient bâties du côté de la mer. Une seule se trouvait de l’autre côté, entourée d’un vaste jardin. On l’apercevait à droite, juste avant de s’engager sur la grand-route. Un jeune garçon, grand et mince, au visage bronzé, travaillait dans le jardin. En le voyant, Bob tourna brusquement son volant et lança un sifflement aigu. Le jardinier se redressa et courut jusqu’à la route.
« Bob ! Je ne savais pas que tu devais revenir si tôt. Qu’est-ce qui t’arrive, petit ? »
Charles Teroa n’avait que trois ans de plus que Bob, mais ayant terminé ses études, il prenait toujours un ton condescendant pour s’adresser à ses camarades plus jeunes. Bob avait cessé de se formaliser de cette habitude, d’autant que pour l’instant il avait assez d’arguments pour clore le bec à l’autre.
« Je n’ai rien fait de plus extraordinaire que toi, répondit Bob, du moins si j’en crois ce que m’a dit ton père. »
Le jeune Teroa esquissa une vague grimace avant de répondre :
« Papa n’aurait pas dû t’en parler. Enfin on s’est bien amusés.
— Crois-tu vraiment qu’ils allaient engager quelqu’un qui dort la moitié de la journée ? »
Bob se mordit les lèvres, se souvenant brusquement qu’on lui avait demandé de ne pas parler de ce défaut qui s’était manifesté durant la traversée.
Teroa débordait d’indignation :
« Qu’est-ce que tu veux dire par dormir toute la journée ? Je ne me suis jamais couché lorsqu’il y avait du travail à faire. » Il jeta un coup d’œil vers une petite pelouse que l’on apercevait à l’ombre des grands arbres. « Regarde, tu ne crois pas que ce serait le meilleur endroit du monde pour dormir alors que je travaille en plein soleil ? Je retourne même à l’école.
— Pas possible !
— Mais si ! Je prends des cours de navigation avec M. Dennis. Cela pourra me servir lorsque j’essaierai la prochaine fois. »
Bob leva les sourcils :
« La prochaine fois ? Eh bien, tu ne te décourages pas facilement. Et quand as-tu l’intention de recommencer ?
— Je ne sais pas encore. Je te le dirai lorsque je serai prêt. Pourquoi me demandes-tu cela ? As-tu l’intention de venir avec moi ?
— Sûrement pas. Je n’ai aucune envie d’aller travailler sur un navire, mais on ne sait jamais après tout. Parle-m’en lorsque tu seras décidé. Je me sauve, il faut que j’aille déposer mes bagages à la maison, que je ramène la Jeep à papa et que je sois à l’école avant la sortie des copains. »
Teroa, qui s’était accoudé sur le capot, recula d’un pas, puis dit :
« C’est dommage que l’on ne soit pas comme ces petites bêtes que l’on étudiait au cours d’histoire naturelle et qui se divisent en deux autant de fois qu’elles le veulent. J’ai toujours rêvé d’être comme cela pour mieux profiter de la vie. »
Bob, en général, avait l’esprit prompt et cette fois-ci encore il réussit à dissimuler le choc que venait de lui causer la réponse de Charles Teroa. Il prit congé, mit le moteur en route, fit une marche arrière savante et s’éloigna rapidement. Durant un kilomètre la route était bordée de maisons et de jardins. Bob n’ouvrit pas la bouche, sauf en passant devant une construction assez basse qu’il indiqua comme étant l’école. Quelques minutes plus tard, il ralentit et arrêta l’auto sur un des bas-côtés de la route. À cet endroit les arbres dissimulaient tout le reste de l’île et personne n’aurait pu savoir qu’une voiture était arrêtée là.
Le moteur venait à peine de stopper que Bob demanda d’une voix inquiète :
« Chasseur, je n’avais jamais pensé à cela, mais la remarque de Charlie me fait réfléchir. Vous m’aviez dit que votre race était assez semblable à celle des amibes. Jusqu’à quel point leur ressemblez-vous ? Enfin, est-ce que l’un de vous peut se multiplier ? Est-ce que par hasard nous aurions à rechercher plusieurs fugitifs ? »
Le Chasseur ne comprit pas sur-le-champ les phrases un peu embarrassées du jeune garçon et ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il demanda :
« Vous voulez savoir, je suppose, si notre ami à pu se diviser en deux comme le font les amibes ? Ce n’est pas possible au sens où vous l’entendez, car nous sommes des êtres un peu plus compliqués, malgré tout. Il pourrait évidemment essayer de créer une descendance en séparant une portion de sa propre chair, afin d’en faire un nouvel individu. Pour y parvenir complètement il lui faudrait un certain temps, au moins une de vos années. Sans aucun doute, il pourrait y arriver très facilement, mais j’ai de bonnes raisons de croire qu’il ne fera rien dans ce domaine. En admettant qu’il le fasse pendant qu’il se trouve dans le corps de son hôte, la jeune créature ainsi créée n’aurait pas plus d’expérience qu’un nouveau-né chez vous, et dans sa recherche aveugle pour une bonne nourriture, elle finirait certainement par tuer le corps qui la protège, ou tout au moins lui causerait de graves dégâts. Nos connaissances en biologie sont, sans aucun doute, beaucoup plus développées que les vôtres, mais ces connaissances ne sont pas innées. Notre éducation porte surtout sur la façon de savoir se comporter avec un hôte et il faut plusieurs années pour y parvenir.
« Si malgré tout notre ennemi se reproduit, il le fera dans une intention purement égoïste, espérant par là que l’être créé dans ces conditions sera rapidement attrapé et que grâce à cette substitution, il aurait de plus fortes chances d’échapper à nos poursuites.
« Votre question était pertinente et j’avoue ne pas y avoir songé auparavant. Sans aucun doute l’être que nous poursuivons n’hésiterait pas à lancer un appât à sa place, s’il croyait pouvoir mieux s’en tirer. Son premier soin a dû être de trouver un endroit pour se cacher, et si l’être humain qu’il a choisi pour domicile lui donne satisfaction, je ne pense pas qu’il voudrait courir le risque de le détruire dans le simple dessein d’échapper à d’éventuelles recherches.
— Eh bien, j’aime mieux ça, soupira Bob. Pendant un instant j’ai cru que durant ces cinq derniers mois toute une tribu avait eu le temps de se développer ! »
Il appuya sur le démarreur et ne parla plus pendant la dernière partie du trajet. La maison des parents de Robert s’élevait à quelque distance de la route, au bout d’une large avenue entièrement plantée d’arbres. C’était une grande bâtisse à deux étages et qui semblait avoir été posée en plein milieu de la jungle. Autour, la végétation exubérante avait été à peine coupée. Là où aboutissait l’allée, on avait aménagé une sorte de pergola que Mme Kinnaird avait abondamment garnie de plantes grimpantes. La température de l’île n’était pas excessive par suite de la proximité de la mer, mais le soleil était parfois si ardent que tous les êtres vivants recherchaient l’ombre avec plaisir.
Mme Kinnaird était sur le perron ; elle avait vu le navire de loin et venait d’entendre la Jeep qui remontait l’allée. Bob lui témoigna autant d’affection qu’à son père, mais avec moins de démonstrations bruyantes. Mme Kinnaird ne trouva rien d’alarmant dans l’aspect physique de son fils, ni dans son comportement. Bob déclara qu’il ne pouvait pas rester longtemps. Sa mère s’attendait d’ailleurs à cette phrase et fut toute heureuse de l’entendre raconter ses histoires sans fin pendant qu’il déchargeait la Jeep. Il monta ses bagages dans sa chambre, se changea, puis alla chercher sa bicyclette pour la mettre dans la voiture. Mme Kinnaird adorait son fils et aurait évidemment voulu le voir davantage, mais elle savait très bien qu’il n’aurait pas trouvé très drôle de rester des heures entières avec elle et elle était assez équilibrée pour ne pas attacher trop d’importance à ce fait. S’il avait changé ses habitudes, elle se serait certainement inquiétée, mais de le voir si plein d’entrain lui ôta ses dernières appréhensions. Lorsque la Jeep s’engagea de nouveau dans l’allée, elle se remit à son travail d’un cœur plus léger.
Bob ne rencontra personne durant le trajet et ne s’arrêta pas une seule fois. Il rangea l’auto à la place habituelle, à côté de l’un des réservoirs et monta sur son vélo. Il avait oublié de regonfler les pneus avant de partir et fut obligé de le faire sur le quai ; puis il s’éloigna sur la jetée.
À voir son visage on le sentait très énervé. Ce n’était pas seulement la joie de revoir ses amis, il avait l’impression qu’un drame passionnant allait se jouer et qu’il serait l’un des acteurs. Il était prêt à tenir son rôle. Le décor lui était connu : c’était l’île sur laquelle il avait vu le jour et dont pas un centimètre carré ne lui était étranger. Le Chasseur, qui était le metteur en scène de la pièce, connaissait les habitudes et les redoutables capacités de l’assassin qu’on recherchait. Seule la distribution était encore à décider. Une vague lueur de tristesse put se lire un instant sur le visage de Bob. Il n’était pas complètement stupide et avait compris depuis longtemps que de tous les gens de l’île, ceux qui avaient le plus de chance, en principe, d’avoir été choisis comme refuge par le meurtrier, étaient évidemment ceux qui passaient la plupart de leur temps sur la plage ou dans l’eau. En fait, ses meilleurs amis.