IV-V LE SIGNAL

Deux jours après que le Chasseur eut pris la décision de communiquer avec Bob, l’occasion se présenta enfin de mettre ce projet à exécution. C’était un samedi soir, et l’après-midi même, l’équipe de l’école avait gagné un match de hockey. Au grand soulagement du Chasseur, Bob avait terminé la partie sans être blessé et la maîtrise de son jeu lui avait permis de connaître un certain succès personnel. Le retard qu’il avait dans sa correspondance avec ses parents, joint à la gloire sportive qu’il avait connue l’après-midi, poussa Bob à écrire chez lui. Sitôt après le dîner, il monta dans sa chambre et se lança dans la description des événements de la journée avec une précision et une rapidité remarquables. Il ne s’arrêta jamais assez longtemps pour permettre au Chasseur de le prendre sous sa direction, mais une fois la lettre achevée et l’enveloppe fermée, Bob songea à la narration qu’il devait remettre à son professeur à la fin de la semaine. Ce n’était pas son genre, pas plus que celui de ses camarades d’ailleurs, de faire ses devoirs très longtemps d’avance ; heureusement la machine à écrire était ouverte et le récent match de hockey lui fournissait un sujet parfait qu’il pourrait traiter sans aucune difficulté. Il se sentait même capable d’être lyrique dans ce domaine qui lui tenait particulièrement au cœur. Il introduisit une feuille blanche dans la machine et, comme toujours, marqua son nom, la date, le genre du devoir et se mit à réfléchir.

Le Chasseur ne perdit pas de temps. Il savait depuis longtemps quelle serait la teneur de son premier message. La lettre du début du premier mot était juste sous l’index de la main gauche du jeune garçon et le réseau tendu par le Chasseur se contracta aussi fort que possible sur le muscle et le tendon qui faisait mouvoir ce doigt. Obéissant à l’influx, le doigt s’abaissa, mais la pression n’avait pas été assez puissante pour que le caractère de la machine vînt frapper le papier. Le Chasseur savait très bien qu’il n’était pas aussi fort que les muscles humains, mais il n’imaginait pas que sa faiblesse pût être si grande. Et pourtant, lorsque Bob tapait à la machine, il paraissait frapper les touches sans faire le moindre effort. Le Chasseur envoya un peu plus de matière de son propre corps dans le réseau nerveux qui mettait en marche le petit muscle du doigt. Il s’y reprit à plusieurs reprises et le résultat fut toujours le même : la touche s’enfonçait assez pour faire avancer le chariot, mais aucune lettre n’apparaissait.

Bob se rendit compte, soudain, de ce qui se passait. Il savait par expérience que des muscles surmenés et rendus à l’inaction entraînaient des mouvements involontaires. Mais, pour l’instant, il n’avait rien fait de particulièrement pénible. Il ôta vivement sa main du clavier et le Chasseur, affolé, porta ses efforts sur les autres phalanges. Les doigts de la main droite de Robert commencèrent alors à remuer comme secoués par un énervement subit. Le garçon regarda sa main, terrifié. Il était plus ou moins prêt à supporter la douleur physique, car quiconque joue au football ou au hockey doit s’attendre à la rencontrer un jour, mais en revanche le moindre désordre nerveux attaquait fortement son moral.

Il serra violemment les poings et, à son grand soulagement, le tremblement cessa. Le Chasseur savait très bien qu’il ne pouvait lutter contre les muscles ainsi crispés. Néanmoins, lorsque les doigts se relâchèrent quelques minutes plus tard, le détective fit un nouvel essai, s’attaquant cette fois aux muscles du bras et de la poitrine pour essayer de faire revenir la main vers la machine à écrire. Avec un cri de terreur, Bob se dressa d’un bond en renversant sa chaise contre le lit. Le Chasseur avait pu envoyer une plus grande partie de son corps dans le réseau qui entourait ces muscles plus gros et le garçon avait nettement perçu la traction involontaire de son bras. Très inquiet, il demeura quelques instants immobile en se demandant ce qu’il allait faire.

Une règle très stricte de l’école obligeait tous les élèves à se rendre à l’infirmerie pour signaler la moindre blessure ou le premier symptôme de maladie. Si Bob s’était coupé ou foulé un nerf, il aurait sans hésitation suivi cette prescription, mais la simple idée de reconnaître qu’il souffrait de troubles nerveux lui semblait honteuse et il éprouvait une certaine répugnance à en parler. Il décida finalement d’attendre, avec l’espoir que tout irait mieux le lendemain matin. Il rangea sa machine à écrire, prit un livre et s’installa pour lire. Tout d’abord il se sentit très mal à l’aise, mais à mesure que le temps passait sans que son système musculaire se livrât à de nouvelles manifestations intempestives, il se calma peu à peu et fut bientôt pris par sa lecture. Cette quiétude n’était évidemment pas partagée par son compagnon invisible.

Déçu, le Chasseur avait relâché son effort dès que le garçon s’était éloigné de la machine à écrire, mais il n’avait pas l’intention de renoncer à son projet. Il avait toutefois appris qu’il pouvait influencer le comportement du garçon sans lui causer de dommage physique. Comme les interventions sur les muscles du jeune homme amenaient des réactions si fortes, le Chasseur songea à employer d’autres méthodes. Il possédait une connaissance superficielle de la psychologie des différentes races connues, mais il se trompa complètement en cherchant à analyser la cause des réactions de son hôte.

Ses semblables vivaient dans d’autres êtres depuis tant de générations que le problème de l’établissement des relations avait été oublié depuis longtemps, un peu comme les humains ne s’étonnent plus de pouvoir faire du feu. Actuellement, les enfants de l’autre race grandissaient en sachant très bien qu’ils trouveraient un compagnon de l’espèce du Chasseur avant d’entrer dans l’adolescence. Le Chasseur fit donc fausse route en analysant les réactions d’une personne non habituée à ces pratiques.

Il attribua l’inquiétude de Bob aux méthodes qu’il avait employées, alors que la seule raison était sa présence. En conséquence, il se lança dans la dernière chose à faire. Il attendit que son hôte se fût un peu remis du choc de sa première tentative, et rapidement essaya sa chance de nouveau. Cette fois-ci, il s’attaqua aux cordes vocales de Bob. Leur structure était semblable à celle qu’il avait déjà eu l’occasion de connaître, et le Chasseur se mit à altérer mécaniquement leur tension comme il l’avait fait pour les muscles. Il n’espérait évidemment pas parvenir à former des mots, ce qui aurait impliqué le contrôle du diaphragme, de la langue, des mâchoires et des lèvres en même temps que des cordes vocales. Cependant, en appliquant son effort au moment où son hôte exhalait de l’air, il pouvait certainement produire des sons à sa volonté. Ne pouvant contrôler le débit sonore que de temps à autre, il ne fallait pas songer à former ainsi un message compréhensible. Mais il tenait, par là même, à prouver que les troubles vocaux n’étaient pas fortuits et résultaient d’une volonté arrêtée.

Il pouvait se servir d’éclats de voix pour représenter des nombres et réussir ainsi à former des séries : un, deux, assez espacés puis un, deux, plus rapprochés et ainsi de suite. En entendant cela, personne ne songerait à croire que ces bruits pouvaient avoir une origine naturelle. À présent, le jeune garçon était calme et absorbé par sa lecture. On n’entendait que sa respiration régulière.

Le Chasseur réussit au-delà de ce qu’aurait pu espérer tout être humain mis au courant d’un tel projet. Bob achevait justement de bâiller lorsque l’intervention du Chasseur se produisit. Le jeune garçon ne contrôlait naturellement pas sa respiration. Le Chasseur, très occupé à préparer une émission de quatre cris rauques, venait d’en réaliser deux lorsque le garçon reprît sa respiration. Une expression de terreur extrême se peignit alors sur son visage. Il essaya de contrôler sa respiration en exhalant doucement. Mais le Chasseur, totalement absorbé par son travail, poursuivit ses opérations sans se demander pourquoi le jeune garçon avait modifié son débit respiratoire. Au bout de quelques secondes seulement, le Chasseur s’aperçut que son hôte était encore plus troublé qu’auparavant.

Reconnaissant une fois de plus son échec, le Chasseur ne poursuivit pas plus loin la réalisation de son plan, sachant très bien que dans l’état de panique intense où se trouvait son hôte celui-ci échappait à tout contrôle. Sans chercher à comprendre la raison de son échec, il se lança aussitôt dans un autre essai pour entrer en communication. Cette troisième méthode consistait à couper la lumière arrivant sur la rétine de son hôte pour ne laisser parvenir qu’un mince ruban lumineux prenant successivement la forme des lettres de l’alphabet. Il mit cette méthode en action sans s’apercevoir qu’à cet instant précis Robert Kinnaird descendait quatre à quatre un escalier assez sombre menant à l’infirmerie.

Le résultat prévisible, vu les circonstances, ne frappa l’esprit du Chasseur qu’au moment où Bob manqua une marche et tomba en avant en essayant vainement de s’accrocher à la rampe.

Heureusement, le Chasseur recouvrit très vite le sens de ses responsabilités. Avant que le corps de Bob n’ait pu toucher un seul obstacle, le Chasseur avait renforcé de son corps toutes les articulations et les tendons afin d’éviter un dommage sérieux. Toutefois une des pointes de métal qui tenait le tapis de caoutchouc recouvrant l’escalier entra profondément dans le bras du jeune garçon et y fit une longue estafilade. Le Chasseur fut immédiatement sur place et pas une goutte de sang ne s’échappa. Bob ressentit la douleur et regardant la blessure qui venait d’être refermée par une légère couche de chair invisible, pensa que c’était une simple égratignure.

Bob parla à l’infirmière de ses troubles nerveux, mais elle ne put lui dire grand-chose et lui conseilla de revenir le lendemain matin pour voir le médecin. Elle examina le bras de Bob et lui dit :

« C’est cicatrisé maintenant. Vous auriez du venir plus tôt…

— Mais cela s’est produit il y a cinq minutes. Je suis tombé dans l’escalier en venant vous voir et je n’aurais pas pu vous montrer mon bras plus vite. Tant mieux si c’est déjà refermé. »

Miss Rand leva légèrement les sourcils. Elle était infirmière dans cette école depuis plus de quinze ans et croyait avoir vu toutes les formes possibles de maladies et d’accidents. Ce qui l’étonnait pour l’instant, c’était que le jeune garçon avait l’air tout à fait sincère et que de plus, il n’avait aucun motif de tricher.

« Évidemment, certaines personnes possèdent un sang se coagulant très vite », se dit-elle en regardant de nouveau le bras d’un peu plus près.

Pas de doute, la plaie était tout à fait récente. On voyait encore le mince petit filet de sang fraîchement coagulé, formant une ligne sombre. Elle gratta doucement avec le bout de son doigt et ne sentit pas la surface douce et sèche qu’elle s’attendait à trouver, ni même le sang un peu collant qui vient de sécher. Elle éprouva l’impression désagréable d’avoir touché quelque chose de visqueux.

Le Chasseur ne pouvait, sans aucun doute, lire dans l’esprit des autres et n’avait pas prévu un tel geste. L’aurait-il pu, qu’il aurait été empêché de retirer son propre corps de l’épiderme de Robert. Dans l’état actuel des choses il faudrait certainement un jour ou deux pour que la blessure pût se refermer d’elle-même assez solidement pour supporter les efforts de tension du bras. Coûte que coûte il lui fallait rester en place au risque de trahir sa présence.

Par les yeux de son hôte, le Chasseur, assez mal à l’aise, vit Miss Rand retirer vivement sa main et se pencher pour examiner la blessure. Elle aperçut alors le petit film presque invisible et transparent qui couvrait la blessure. Elle en tira sur-le-champ des conclusions normales, mais tout à fait fausses. Pour elle la blessure n’était pas aussi récente que Robert l’avait déclaré et il s’était soigné lui-même avec le premier produit qui lui était tombé sous la main, probablement de la colle cellulosique. Il n’avait pas voulu le dire pour ne pas risquer une punition.

Elle n’avait naturellement aucun moyen de savoir que cette accusation était portée à tort, mais ne voulant pas envenimer les choses elle préféra ne rien dire. Elle prit une petite bouteille d’alcool, en imbiba du coton et essaya de faire disparaître le corps étranger.

Seul le manque de cordes vocales obligea le Chasseur à conserver le silence, sinon il aurait laissé échapper un hurlement de douleur. Son corps dépourvu d’épiderme s’offrait sans aucune protection à l’action déshydratante de l’alcool. Les rayons du soleil l’avaient gêné auparavant, mais à présent l’alcool lui faisait le même effet que de l’acide sulfurique concentré sur un être humain. Les cellules qui protégeaient la blessure de Bob furent tuées sur le coup et en se desséchant formèrent une poudre brune qu’un simple souffle aurait dispersé. L’infirmière aurait été vivement intéressée par cette transformation si elle avait pris la peine de regarder de plus près.

Elle n’en eut pas le temps. Sous le choc de la douleur soudaine, le Chasseur relâcha tout le contrôle musculaire qu’il exerçait dans cette région afin de tenir la blessure fermée. L’infirmière vit brusquement apparaître sous ses yeux une longue blessure très nette de cinq centimètres de long et d’un centimètre d’épaisseur qui se mit à saigner abondamment. Sa surprise fut égale à celle de Bob, mais elle se reprit très vite et appliqua une compresse qu’elle entoura d’une longue bande. Elle fut un peu étonnée de parvenir à arrêter si facilement le sang.

Robert Kinnaird se coucha tard ce soir-là.

Le jeune garçon était fatigué, mais il avait beaucoup de mal à s’endormir. Les effets de l’anesthésie locale que le docteur avait pratiquée pour poser deux agrafes sur sa blessure commençait à se dissiper et il sentait une douleur de plus en plus grande lui parcourir le bras. Il avait presque oublié la raison qui, à l’origine, l’avait poussé à se rendre à l’infirmerie, mais à présent que tout le remue-ménage s’était apaisé, il pouvait réfléchir plus calmement. Les troubles n’avaient pas reparu et peut-être ne se manifesteraient-ils plus jamais. S’il en était ainsi, pourquoi en parler au docteur qui ne pourrait rien faire ?

Le Chasseur avait également eu le temps de faire une revue rapide des événements. Au moment ou l’anesthésique avait été injecté, il avait complètement délaissé le bras pour reporter toute son attention sur son propre problème.

Il avait finalement compris que la moindre altération d’un des organes des sens ou de toute autre fonction de son hôte entraînait des troubles émotifs sérieux. Il se demandait même si la simple révélation de sa présence ne serait pas nuisible à sa tranquillité.

D’autre part, si le Chasseur s’en tenait à des moyens agissant sur une partie seulement du corps humain, le garçon ne comprendrait jamais que l’on cherchait à communiquer avec lui. L’idée même de symbiose entre deux formes de vie très évoluées était totalement inconnue de la race humaine, et le Chasseur en venait finalement à se demander ce qu’il fallait faire dans un tel cas. Il se trouvait ridicule de ne pas avoir compris cela plus tôt.

Mais alors que faire ? Comment pourrait-il entrer en conversation avec Robert Kinnaird ou tout autre être humain, par l’extérieur ? Il ne pouvait pas parler, n’ayant pas d’appareil vocal et même en tâchant de donner à sa forme une réplique des organes permettant à l’homme de parler, il n’était pas sûr d’arriver à un résultat. Il pouvait écrire si le crayon n’était pas trop lourd, mais quelle chance avait-il d’y parvenir ? En voyant une masse gélatineuse de deux kilos traçant des signes sur un papier, quel être humain aurait assez de patience pour attendre les résultats ou même en voudrait croire ses yeux ?

Pourtant, il y avait peut-être un moyen. Pendant le sommeil de Bob il pouvait très bien quitter son corps, composer un message écrit et revenir à son point de départ avant le réveil de son hôte. En effet, personne ne pourrait le voir dans le noir et de plus Robert Kinnaird était certainement de tous les habitants de cette planète, celui qui avait le plus de chances de prendre au sérieux un tel message. Sa révélation n’entraînerait peut-être pas des réactions trop violentes, car Robert Kinnaird avait déjà eu l’occasion de constater les possibilités du Chasseur.

Bien que comportant quelques dangers, l’idée semblait excellente. Cependant, un bon policier ne recule jamais devant les risques, et le Chasseur adopta ce plan. Ce projet bien arrêté dans son esprit, le Chasseur put de nouveau surveiller ce qui se passait autour de lui.

Il pouvait toujours voir à l’extérieur, car le jeune garçon conservait les yeux ouverts. Il devait être éveillé. Le Chasseur se vit donc obligé d’attendre, ce qui mit sa patience à une rude épreuve. Pourquoi donc Bob mettait-il si longtemps à s’endormir ? Le Chasseur était au moins en partie responsable de ce retard. Minuit venait de sonner et le Chasseur avait beaucoup de mal à freiner son impatience, lorsque le rythme de la respiration et du cœur indiqua sans risque d’erreur que le jeune garçon venait de sombrer dans le sommeil. Le moment était venu. Il quitta le corps de Bob comme il y était entré, par les pores de l’épiderme. La manœuvre s’accomplit sans encombre et le détective passa à travers les draps et le matelas pour atteindre le plancher.

Bien que la fenêtre fût ouverte, on ne voyait rien. En effet la nuit était très noire, mais il réussit pourtant à distinguer la silhouette de la table sur laquelle il savait trouver ce qu’il lui faudrait pour écrire. Il se déplaçait en coulant le long du parquet, et, quelques instants plus tard, se retrouva parmi les livres et les papiers encombrant le bureau. Un bloc était posé sur le coin de la table, et tout à côté des crayons s’offraient à lui. Après avoir essayé l’un d’eux, le Chasseur s’aperçut très vite qu’il était trop long et trop lourd pour ses forces. Heureusement, il trouva un remède sur-le-champ. L’un des crayons était un portemine que le Chasseur avait vu fonctionner à plusieurs reprises et il parvint à en retirer la mine. Il se trouva donc en possession d’un fin bâton de graphite, assez tendre pour laisser des traces visibles même sous la faible pression que le Chasseur pouvait y appliquer.

Il se mit aussitôt à l’œuvre et dessina lentement, mais très nettement, ce qu’il voulait marquer. Ne pas voir ce qu’il faisait ne le gênait nullement, car il avait disposé son corps sur toute la feuille et sentait très bien la position de la mine et la trace qu’elle laissait. Il avait longuement réfléchi à ce qu’il voulait dire, mais se demandait si ses phrases seraient assez persuasives :

Bob, ces simples mots ont pour but de m’excuser des ennuis que je vous ai causés hier soir. Je dois vous avouer que je suis responsable de l’action sur vos muscles et de votre voix. Je n’ai ni la place, ni le temps de vous dire qui je suis et où je me trouve, mais je puis toujours vous entendre parler. Si vous désirez que j’essaie de nouveau d’entrer en communication avec vous, dites-le-moi simplement. J’emploierai la méthode qui vous plaira le mieux. Détendez-vous et je peux commander vos muscles à votre place comme je l’ai fait hier soir. Vous pouvez également fixer une surface très claire et je ferai apparaître des images devant vos yeux. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous donner les preuves de ce que j’avance, je vous demande simplement de m’aider à le faire. Ceci est très important pour chacun de nous. Je vous en prie, laissez-moi essayer de nouveau.

Le Chasseur songea un instant à signer la lettre, mais il ne sut comment. En fait il n’avait pas de nom. « Le Chasseur » n’était qu’un surnom qu’on lui avait donné à cause de sa profession. Dans l’esprit des anciens compagnons de sa race, il était simplement l’ami de Jenver, sous-chef de la police. Il estima que pour l’instant l’emploi de ce titre n’était pas souhaitable. Il laissa donc le message sans signature et se demanda alors où il allait pouvoir le laisser. Il ne voulait pas que le compagnon de chambre de Bob pût le voir avant lui. Mieux valait emmener ce papier jusqu’au lit et le placer sur les couvertures.

Le Chasseur s’attela donc à cette tâche après avoir réussi à détacher la feuille du bloc. En traversant la chambre il eut une idée meilleure et abandonna le papier sur l’une des chaussures de Bob. Puis il regagna sans encombre l’intérieur du corps de son hôte. Le Chasseur n’avait pas besoin de sommeil, car le système circulatoire du jeune garçon était largement suffisant pour subvenir à ses besoins métaboliques.

Pour la première fois, le Chasseur regretta de ne pouvoir s’assoupir, car le sommeil aurait été le meilleur moyen d’occuper les heures d’attente.

Enfin, la sonnerie du réveil retentit dans le couloir. Bien que ce fût dimanche, les élèves n’étaient pas autorisés à rester couchés. Au début les gestes du jeune garçon se firent très lents puis se souvenant brusquement que c’était son tour, Bob bondit pieds nus jusqu’à la fenêtre, la ferma et revint aussi vite sur son lit où il commença à s’habiller. Son voisin de lit préféra rester sous ses couvertures jusqu’à ce que la chambre se fût un peu réchauffée, et tournant le dos à Robert, il ne vit pas la fugitive expression de surprise sur le visage de Kinnaird lorsque celui-ci découvrit la feuille de papier soigneusement roulée dans l’une de ses chaussures.

Il prit la note, la parcourut rapidement et l’enfouit dans l’une de ses poches. Sa première pensée fut de croire que quelqu’un, vraisemblablement son camarade, lui avait fait une blague. Il décida immédiatement de ne pas donner à son auteur la satisfaction de paraître surpris. Toute la matinée, le Chasseur se sentait peu à peu devenir fou devant l’indifférence du jeune garçon, qui pourtant n’avait pas oublié la note. Bob attendait simplement d’être seul afin de pouvoir la lire tranquillement. Dès qu’il le put, il remonta dans sa chambre et se mit en devoir de déchiffrer cette écriture inconnue. Sa première réaction fut semblable à celle du matin, ce ne pouvait être qu’une blague. Et soudain une question se posa à son esprit : qui, diable, pouvait être au courant des troubles ressentis la veille ? L’infirmière le savait, évidemment, mais sans aucun doute, ni elle ni le docteur ne se seraient laissés aller à lui jouer un tel tour, pas plus d’ailleurs qu’ils n’auraient raconté cette histoire à quelqu’un d’autre. Plusieurs explications étaient peut-être possibles, mais la plus simple pour l’instant était de vérifier la véracité de la note. Il regarda dans le couloir, dans son placard et sous le lit, dans la crainte de se laisser attraper par une blague préparée par ses copains. Puis il s’assit sur son lit et, fixant le mur blanc faisant face à la fenêtre il déclara à haute voix :

« Alors, vas-y, montre-moi tes ombres chinoises ! »

Le Chasseur obéit à l’invite.

C’est toujours un plaisir rare que de pouvoir produire des cataclysmes au prix d’efforts négligeables. Le Chasseur ressentait à présent cette impression agréable. Son seul travail consistait à épaissir d’une fraction de millimètre la portion de son corps semi-transparent entourant déjà la pupille de son hôte. Il lui suffisait de recouvrir les nerfs sensitifs qui aboutissaient là afin d’intercepter, suivant une forme donnée, la lumière reçue. Habitué depuis longtemps à cette pratique, il n’avait à déployer aucun effort, mais les résultats produits furent extraordinaires. Le regard fixe, Bob bondit sur ses pieds. Il cligna de l’œil à plusieurs reprises, se frotta les paupières mais la vision persistait et il lisait toujours le mot « Merci » qui semblait projeté sur le mur à travers un brouillard. Plus il regardait, mieux il lisait et il s’aperçut que le mot avait tendance à s’élargir aux extrémités. Toutes les lettres ne se trouvaient pas au point focal, endroit où la rétine humaine donne la vision la plus nette, et lorsqu’il tourna les yeux pour mieux voir, le mot suivit son regard. Il se souvint alors des taches de couleur qu’il lui arrivait de voir dans le noir sans jamais les distinguer clairement.

« Qui… qui êtes-vous ? Où êtes-vous et comment… ? »

Sa voix s’évanouit brusquement, car les questions l’assaillaient en si grand nombre qu’il ne pouvait les exprimer assez vite.

« Asseyez-vous calmement et regardez. Je vais essayer de vous expliquer. »

La phrase traversa le champ visuel de Bob. Le Chasseur avait déjà employé cette méthode auparavant pour d’autres langues écrites et quelques minutes lui suffirent pour découvrir la vitesse à laquelle Bob pouvait lire. Une fois ce point fixé il conserva toujours la même rapidité dans le débit, car s’il accélérait ou ralentissait le remplacement des lettres, le regard du jeune garçon se posait ailleurs.

« Comme je le dis dans ma note, il m’est très difficile d’expliquer qui je suis. Ma tâche correspond à peu près à celle qui incombe à vos policiers. Je ne possède pas de nom, du moins au sens que vous entendez par là. Vous pouvez imaginer que je m’appelle le Détective ou le Chasseur. Je ne suis pas originaire de ce monde, mais y suis venu par hasard en poursuivant un criminel appartenant à mon propre peuple. Je le cherche toujours. Son engin et le mien furent détruits à notre arrivée sur cette planète et les circonstances m’obligèrent à abandonner l’endroit de notre accident avant d’avoir pu me lancer dans de nouvelles recherches. Ce fugitif représente une menace sérieuse, tant pour votre peuple, que pour le mien. Je vous demande, en conséquence, de m’aider à le retrouver.

— Mais d’ou venez-vous donc ? Quelle sorte de créature êtes-vous ? Comment pouvez-vous faire apparaître ces lettres sous mes yeux ?

— Tout vient à point à qui sait attendre. »

Les connaissances assez limitées du Chasseur lui faisaient particulièrement apprécier les proverbes et les phrases toutes faites.

« Nous venons d’une planète satellite d’une étoile que je pourrais vous montrer, mais dont j’ignore le nom dans votre langue. Je ne suis pas un être comme vous et crains que vos connaissances en biologie soient trop limitées pour que je puisse vous donner une explication satisfaisante. Toutefois, vous connaissez sans doute la différence qui existe entre un protozoaire et un virus. De même que les grosses cellules nucléaires qui forment votre corps ont évolué à partir du protozoaire, les miennes ont leur origine dans la plus petite des créatures vivantes et que vous appelez virus. Vous savez déjà tout cela, car dans le cas contraire je ne pourrais évidemment pas employer votre propre appellation. Mais peut-être vos connaissances sont-elles un peu vagues sur cette question ?

— Non, répliqua Bob à voix haute, mais je croyais que les virus étaient en fait des éléments liquides.

— Dans l’ordre de grandeur qui est le mien cette distinction est absolument minime. En fait mon corps n’a pas de forme définie et si vous pouviez m’apercevoir vous songeriez immédiatement à une amibe. Bien que d’après vos mesures je sois infiniment petit, mon corps renferme des milliers de fois plus de cellules que le vôtre.

— Pourquoi ne vous montrez-vous pas ? Et tout d’abord, où êtes-vous ? »

Le Chasseur négligea de répondre à cette question, et reprit :

« À cause de notre structure minuscule et sans consistance, nous trouvons souvent dangereux et peu pratique de nous déplacer et de travailler seuls. C’est pourquoi, nous avons acquis l’habitude de nous adjoindre des créatures beaucoup plus grandes que nous. En réalité, nous vivons dans leur corps. Nous sommes à même de le faire, sans nuire le moins du monde à l’être qui nous porte, car nous sommes capables de nous glisser dans le moindre espace libre et, de plus, nous nous rendons utiles en détruisant les germes de maladies et autres organismes nuisibles qui peuvent se glisser dans le corps. Ainsi notre allié jouit-il d’une santé nettement plus florissante que si nous n’existions pas.

— C’est passionnant cette histoire. Croyez-vous pouvoir faire de même avec les créatures vivant sur cette Terre ? Quels sont donc ces êtres qui vous servent de domicile ? »

Cette question était exactement celle que le Chasseur voulait s’entendre poser et il commença à répondre point par point à tout ce que Bob avait demandé.

« L’organisme n’était pas très différent de… » Il n’alla pas plus loin, car la mémoire de Bob venait de lui suggérer une nouvelle idée.

« Attendez ! attendez…, reprit le jeune homme, je crois comprendre où vous voulez en venir. Vous ne vous servez pas des autres animaux comme une monture ordinaire, vous vous associez à eux. Et ces troubles d’hier soir… c’est donc pour cela que ma blessure s’est refermée si vite ? Pourquoi n’avez-vous pas tenu bon ? »

Très heureux de la tournure des événements, le Chasseur lui raconta ce qui s’était passé. Le jeune garçon avait compris beaucoup plus rapidement que le Chasseur ne l’espérait ; de plus, il semblait réagir favorablement. On le sentait plus intéressé qu’effrayé. À la demande de Bob, le Chasseur agit sur les muscles comme il l’avait fait la veille au soir, mais refusa de se montrer. Il était trop content des résultats acquis pour courir le risque de se montrer au grand jour.

En réalité, il avait eu une chance inouïe de choisir un tel hôte. Un garçon plus jeune, ayant fait moins d’études, n’aurait pu comprendre la situation et se serait effrayé. Un adulte aurait couru chez le premier psychiatre. Tandis que Bob était assez apte à comprendre, au moins partiellement, les révélations du Chasseur et encore assez jeune pour ne pas s’imaginer que toute cette histoire n’était qu’un phénomène subjectif.

De toute façon, Bob écoutait, ou plutôt regardait attentivement, pendant que le Chasseur le mettait au courant des événements qui l’avaient amené pour la première fois sur la Terre. Il exposa les données du problème qui le préoccupait et les raisons pour lesquelles Bob devait l’aider à le résoudre. Le garçon comprit parfaitement ce qu’on attendait de lui. Il imaginait facilement les ravages que son invité involontaire aurait pu commettre s’il n’avait été doté d’un sens moral très strict. La simple idée qu’une créature similaire et précisément dépourvue de ce sens moral se trouvait actuellement en liberté parmi la race humaine, le fit tressaillir de peur.

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