XVI LA LISTE DES SUSPECTS

La journée du mardi se déroula comme à l’ordinaire jusqu’à la fin de la classe et seul le Chasseur sentait croître son inquiétude au sujet de Charles Teroa. Celui-ci devait en effet quitter l’île le jeudi et, autant que le Chasseur pouvait s’en rendre compte, Bob n’avait rien fait pour le soumettre à un examen ni pour retarder son départ. Encore deux soirs, et il serait trop tard.

Les garçons, à qui tous ces soucis étaient étrangers, se mirent en quête de matériaux nouveaux pour réparer leur bateau dès la sortie de la classe. Bob se joignit à eux, mais s’arrêta chez le docteur en déclarant qu’il souhaitait faire examiner sa jambe. Il raconta tout ce qui s’était passé la veille au soir et exposa son hypothèse. Le détective comprit alors pour la première fois que les pensées de son hôte avaient suivi une voie diamétralement opposée à la sienne. Il attira l’attention du jeune garçon et le mit au courant de ses propres conceptions en appuyant ses dires de toutes les preuves qu’il possédait.

«— Je suis navré de ne pas avoir compris plus tôt ce que vous pensiez. Je me rappelle pourtant vous avoir dit qu’à mon avis le chien n’avait pas été tué par le criminel que nous poursuivons, mais peut-être ai-je oublié de vous mentionner que le trou dans lequel vous êtes tombé était absolument naturel. J’aurais dû vous préciser que la branche qui vous est entrée dans la cheville se trouvait là depuis longtemps, sans doute depuis la chute de l’arbre. C’est pour cela que vous avez négligé les faits et gestes de Charles Teroa. »

— J’en ai l’impression, répliqua Bob qui fit un bref résumé au médecin de la déclaration du Chasseur.

— Le jeune Teroa ? demanda le docteur. Il doit venir me voir demain pour des piqûres. Avez-vous des raisons sérieuses de le suspecter ?

« — Au début, nous l’avions mis sur la liste des personnes suspectes pour la simple raison qu’il devait quitter l’île, répondit le Chasseur par la bouche de Bob. Nous voulions l’examiner avant son départ. Par la suite, nous avons appris qu’il avait dormi au moins une fois dans un bateau amarré aux récifs, ce qui aurait pu fournir une occasion exceptionnelle à notre fugitif de le choisir comme hôte. En outre, il était également là le jour où Bob est tombé dans le puits de l’appontement, mais cela ne le concerne pas directement. »

— Dans ce cas, répondit le docteur en souriant, nous nous trouvons en face d’une liste particulièrement longue des personnes suspectes au premier degré et tout de suite après nous pourrons ranger toute la population de l’île dans les possibles. Dites-moi, Bob, ne s’est-il rien passé hier soir qui pût donner une indication quelconque au sujet de l’un de vos amis ?

— Un simple fait, répondit le jeune garçon. Lorsque Malmstrom a retiré le crâne de Tip d’un buisson très épais, il s’est fait de sérieuses écorchures qui ont saigné abondamment : je pense donc que nous n’avons plus à nous inquiéter à son sujet. »

Seever fronça légèrement les sourcils, puis adressa une question directement au Chasseur :

« Pouvez-vous me dire si ce criminel que vous poursuivez possède une conscience lui permettant, par exemple, de laisser saigner une blessure dans l’unique intention de faire croire aux autres, comme Bob vient de le faire, qu’il n’est pas dans tel ou tel garçon ?

« — Son intelligence est très limitée, répliqua le Chasseur. De plus la cicatrisation des blessures légères est devenue une telle habitude chez nous, qu’il y a de fortes chances pour qu’il l’ait faite sans même y penser. Malgré tout, s’il possédait de sérieuses raisons de croire que l’on soupçonnait son hôte, il n’hésiterait pas à demeurer absolument passif, sans s’inquiéter de la gravité de la blessure. La conclusion de Bob ne repose sur aucune preuve sérieuse, néanmoins nous pourrons admettre qu’elle est valable en faveur de Malmstrom. »

— C’était exactement ce que je pensais après votre premier récit, répondit le docteur. Pour l’instant, nous nous trouvons dans la nécessité d’examiner immédiatement le jeune Teroa. Il serait particulièrement intéressant de savoir, Chasseur, quelles réactions peut donner le vaccin de la fièvre jaune sur des créatures de votre espèce.

« — Je vous éclairerais bien volontiers sur ce point si j’étais certain qu’une telle injection ne fasse aucun mal à Bob. Toutefois je puis vous assurer que notre fugitif pourrait dans un tel cas se retirer simplement du membre dans lequel vous injectez le vaccin afin d’attendre tranquillement que les effets soient atténués. Je pense, cependant, que les chances d’une action profonde sur nous sont très réduites. Il serait bien préférable que je puisse l’examiner moi-même. Dès que nous aurons découvert notre fugitif, nous pourrons toujours trouver un moyen de l’empêcher de nuire. »

— J’ai l’impression que, dès que vous l’aurez repéré, il faudra que vous ayez la possibilité d’agir rapidement. Tout ce que je puis vous offrir dans ce domaine, et qui soit sans danger pour son hôte, se résume à quelques antibiotiques et à des vaccins. Nous ne pouvons quand même pas les essayer tous à la fois sur Bob. Nous aurions dû y penser beaucoup plus tôt afin d’avoir le temps de faire des essais. »

Le docteur se plongea dans ses pensées pendant quelques instants, puis déclara :

« Nous pourrions peut-être commencer dès maintenant à faire des essais en employant une substance à la fois ? J’en connais qui sont absolument inoffensives. Vous pourriez nous dire alors quelles sont les réactions qui se développent chez vous. Nous ferions le nécessaire alors pour que vous puissiez quitter très rapidement le corps de Bob jusqu’à ce qu’il ait éliminé les substances que vous ne pourriez supporter. Nous remettrions l’examen de Teroa jusqu’au moment où nous aurions trouvé un élément nous permettant d’être fixés à coup sûr. Si, par hasard, nous n’en découvrions aucun, la situation ne serait pas pire qu’elle ne l’est actuellement.

— Vous avez dit vous-même qu’il faudrait plusieurs jours et Teroa doit quitter l’île dans quarante-huit heures, dit Bob.

— Ce n’est pas certain. Je serais navré d’en arriver là, car je sais à quel point le jeune homme a envie de quitter les lieux, mais je peux toujours le mettre en observation en le priant de revenir me voir un peu plus tard. Ce qui remettrait son départ au prochain passage du navire. Nous aurions ainsi dix jours devant nous et en essayant deux produits par jour, nous aurions malgré tout une chance sérieuse de découvrir quelque chose. Nous commencerions par les antibiotiques, car les vaccins sont des produits très étudiés dont on connaît à peu près les réactions.

« — Tout à fait d’accord, si Bob est de cet avis, répondit le Chasseur. Quel dommage que nous n’ayons pas songé plus tôt à vous prendre avec nous, docteur. Pourrions-nous commencer tout de suite les essais ? »

— Et comment ! » répliqua Bob en s’asseyant sur un tabouret pendant que le docteur enfilait une blouse blanche.

« Je me demande si cela vaut la peine que tu enlèves ta chaussure pour que j’examine ton pied, dit le docteur à Bob en lui frottant le bras à l’alcool. D’après ce que j’ai pu apprendre sur celui que vous recherchez, il peut s’en aller s’il s’y trouve obligé. Tu es prêt ? »

Bob fit un signe de tête et le docteur enfonça l’aiguille de la seringue hypodermique dans son bras. Puis il appuya. Le jeune garçon fixait un mur blanc, très inquiet d’apprendre les réactions du Chasseur.

« — Je ne trouve qu’une autre espèce de molécules de protéine, annonça finalement le Chasseur. Demandez donc au docteur si je dois faire disparaître le liquide qu’il vient de vous injecter ou si je le laisse se répandre dans votre corps. »

Bob transmit le message.

« — Autant que je puisse savoir, répondit le médecin, cela n’a pas d’importance, mais je préférerais que le Chasseur laisse le vaccin se répandre librement et qu’il me dise les effets produits sur ton organisme. Nous croyons actuellement qu’il est sans danger, mais personne n’en est sûr. Mieux vaut limiter les expériences à une seule injection aujourd’hui. Tu peux aller rejoindre tes amis, Bob, mais fais bien attention. Teroa n’est pas le seul suspect. »

En montant à bicyclette la douleur de sa jambe se rappela à lui. Et il songea brusquement que le médecin n’avait même pas pensé à regarder sa blessure. Il souhaitait pouvoir l’oublier aussi complètement. Le trajet ne lui prit pas beaucoup de temps et il remarqua qu’un tas déjà important de morceaux de bois divers était amassé près de l’endroit où les garçons avaient abandonné leurs bicyclettes. Il posa la sienne à côté des autres et se mit à la recherche de ses camarades.

Les quatre garçons avaient délaissé un moment la recherche du matériel de réparation. Pour l’instant ils étaient tous à côté de la paroi de béton que Bob avait vu couler. Le ciment était sec à présent et l’on préparait le coffrage pour les murs de côté. Les garçons, penchés sur le haut du mur, regardaient l’intérieur du futur réservoir. Bob se joignit à eux et vit qu’ils avaient les yeux fixés sur quelques hommes qui semblaient se livrer à une occupation étrange. Tous portaient des masques, mais l’on reconnaissait quand même celui qui les dirigeait : c’était le père de Malmstrom. Il semblait s’occuper d’un compresseur relié par un tube flexible à un tonneau contenant du liquide et, de l’autre côté de la machine, un second tuyau se terminait par un embout aplati. L’un des hommes répandait le liquide sur le ciment pendant que derrière lui d’autres s’avançaient, une lampe à souder à la main. Les garçons avaient une vague idée de ce qui se passait sous leurs yeux. La plupart des bactéries employées dans les reservoirs donnaient naissance à des produits extrêmement corrosifs, soit au cours du processus de transformation, soit comme déchet. La vitrification appliquée sur les parois était destinée à protéger le béton de ces substances très actives. L’opération consistait à étendre un produit chimique à base de fluor que l’on avait découvert quelques années auparavant comme un isotope de l’uranium. Étendu sur les murs, le produit donnait un vernis vitrifié par polymérisation dès qu’on le soumettait à une très haute température. Les vapeurs qui se dégageaient alors étaient toxiques, ce qui expliquait le port des masques. Perchés à une dizaine de mètres de là les garçons respiraient de temps à autre des relents de fumée nauséabonde. Le Chasseur lui-même ne sentait pas le danger, mais heureusement quelqu’un d’autre s’en occupa.

« Tout d’abord vous attrapez des coups de soleil à vous enlever toute la peau et maintenant vous vous parfumez aux vapeurs de fluor. Vous ne faites vraiment pas beaucoup attention à vous ces derniers temps. »

Surpris, le groupe se retourna d’un bloc pour apercevoir la haute silhouette du père de Bob. Les jeunes gens l’avaient déjà remarqué parmi les hommes qui travaillaient en dessous, mais ne l’avaient pas vu monter jusqu’à eux.

« Pourquoi croyez-vous donc que M. Malmstrom et les autres portent des masques ? Vous ne craignez pas grand-chose là ou vous êtes, mais mieux vaut ne pas courir de risques. Venez donc avec moi. »

Sans mot dire, les garçons le suivirent le long de la paroi. Parvenu à l’extrémité du chantier M. Kinnaird leur fit un geste d’adieu en lançant :

« Je vous rejoins en bas dans une minute. Il faut que j’aille chercher quelque chose à la maison et si vous n’êtes pas trop fatigués pour mettre tout votre matériel dans la Jeep, je conduirai le tout à la crique. » Il observa quelques instants les garçons qui dévalaient la colline à toute allure et retourna vers le fond du réservoir en construction.

Il quitta la veste de grosse toile qu’il avait enfilée par précaution et se dirigea vers l’endroit où la Jeep était arrêtée. Seul son fils l’attendait. Ses camarades étaient allés près des tas de bois qu’ils avaient l’intention d’emporter. M. Kinnaird se rendit au point indiqué par son fils sans mettre son moteur en route.

Le chargement fut très vite fait. M. Kinnaird les aida à porter les madriers les plus gros. Quelques minutes plus tard, ils se retrouvaient tous à la crique.

Voyant que les garçons enlevaient leurs chaussures et roulaient le bas de leurs pantalons, M. Kinnaird en fit autant et s’engagea à leur suite à travers les flaques d’eau. Il examina la charpente du bateau, donna quelques conseils et s’en alla par le même chemin.

Les garçons s’arrêtaient de travailler pour aller nager beaucoup plus souvent que la chaleur ne le nécessitait. C’est au cours d’un de ces bains rapides que le Chasseur découvrit pourquoi les humains évitaient le contact des méduses. À un moment, Bob ne fit pas attention et le Chasseur se trouva brusquement en présence des cellules si particulières des cœlentérés. Il s’opposa immédiatement à l’extension du poison non pas pour que son hôte ne se donnât plus la peine de faire attention à ces bêtes désagréables, mais plutôt pour une raison sentimentale en souvenir du premier jour passé sur la Terre.

Malgré de fréquentes interruptions, le travail avança pendant une heure ou deux. Puis une autre embarcation apparut soudain. Pour le plus grand intérêt du détective et de son hôte, Charles Teroa tenait les avirons.

« Eh ! dormeur ! lança Rice au nouvel arrivant en agitant la main en signe de bienvenue. Tu viens jeter un dernier coup d’œil dans le coin ? » Teroa lui jeta un regard peu aimable et lui répondit : « C’est vraiment dommage qu’on ne t’ait pas appris à te taire quand tu étais petit. Eh bien, les gars, vous avez encore des ennuis avec votre bateau ? Je croyais que vous l’aviez déjà réparé ? »

Quatre voix aiguës s’entrecoupèrent aussitôt pour lui raconter ce qui s’était passé, et au rappel de sa mésaventure, Rice préféra s’éloigner de quelques pas. Le récit fini, Teroa regarda longuement dans sa direction et l’on pouvait voir à son visage qu’il trouvait l’histoire drôle. La moindre parole aurait eu moins d’effet que ce long regard appuyé, que Rice eut beaucoup de mal à supporter. Teroa resta à peu près une demi-heure et l’on sentait qu’une certaine tension subsistait entre les deux garçons.

Durant ce temps, on parla beaucoup et on travailla peu. Teroa se lança dans la description de l’existence qui l’attendait et de temps à autre Hay et parfois Colby lui posaient quelques questions ayant toutes trait au navire. Bob parla peu, se sentant vaguement mal à l’aise d’être au courant des intentions du médecin. Il s’efforça tout le long de la conversation de se persuader que tout avait été décidé pour le bien de Teroa. Rice ayant été réduit au silence dès les premières paroles, la conversation languit peu à peu, car Malmstrom lui-même était moins bavard qu’à l’ordinaire. Lorsque Teroa retourna à son bateau, Malmstrom l’accompagna après avoir demandé à Colby de ramener chez lui sa bicyclette qu’il avait laissée avec les autres.

« Charlie veut aller au-devant de la plate qui transporte les détritus, pour voir le gars qui s’en occupe. Puis il ira jusqu’au nouveau réservoir. Je vais aller avec lui et rentrerai à pied à la maison. Je serai peut-être un peu en retard, mais n’en parle pas chez moi. »

Colby fit signe qu’il avait compris et les deux garçons s’éloignèrent rapidement en tirant de toutes leurs forces sur les avirons pour ne pas risquer de manquer la plate qui accomplissait l’un de ses voyages périodiques le long des réservoirs.

« C’est dommage de le voir partir, remarqua Rice après quelques instants de silence. Il est vrai qu’il reviendra souvent avec le bateau et que nous saurons ainsi ce qui se passe ailleurs. On s’y remet ? »

De vagues phrases d’acquiescement lui répondirent, mais l’enthousiasme n’y était plus. Ils arrangèrent quelques planches, se baignèrent encore, mais sans entrain. Leurs parents furent tout étonnés de les voir apparaître si en avance sur l’heure du repas.

Au lieu de s’atteler à ses devoirs après le dîner, Bob s’apprêta à sortir. Avec tous les ménagements d’usage, sa mère lui demanda où il allait et il répondit simplement :

« Faire un tour en bas. »

C’était d’ailleurs exact, mais il ne voulait pas inquiéter ses parents en leur disant qu’il se rendait chez le docteur Seever. Celui-ci avait bien spécifié à Bob qu’un autre essai de vaccin ne pourrait pas se faire avant le lendemain et en fait Bob n’avait rien de bien particulier à lui dire, ni à lui demander, mais quelque chose le préoccupait et il ne savait pas au juste quoi. Sans aucun doute le Chasseur était un ami fidèle et digne de toute confiance, mais il n’était quand même pas facile de converser avec lui. Et c’était précisément ce dont Bob avait besoin ; il fallait qu’il parlât.

Le médecin ne chercha pas à dissimuler sa surprise en l’accueillant.

« Bonsoir, Bob, es-tu tellement pressé de recevoir une nouvelle dose ? Ou as-tu appris quelque chose de sensationnel ? À moins que tu n’aies simplement pas envie d’être seul ? Peu importe la raison, entre, mon petit. »

Il ferma la porte derrière le jeune garçon et l’invita à prendre place dans un fauteuil.

« Je ne sais pas exactement ce que j’ai, docteur, ou du moins pas complètement. Je crois que c’est ce petit tour que nous jouons à Charlie qui m’ennuie. Je sais que nous avons toutes les raisons du monde de le faire et que ce n’est qu’une question de jours, mais cela me tracasse quand même.

— Je comprends fort bien ton état, mon petit, et je ne peux vraiment pas te dire que cela m’amuse beaucoup de jouer cette petite comédie, car j’ai horreur de mentir. Et lorsque je me trompe dans mon diagnostic, je préfère, malgré tout, que ce soit une erreur honnête. » Il se força à sourire avant de continuer : « Que veux-tu, je ne vois pas d’autre solution et au fond de moi je sens que nous n’avons pas tort d’agir ainsi. Tu es sûr de n’avoir rien d’autre à me dire ?

— Non. Je ne crois pas. Ou du moins je ne pourrais pas vous exprimer ce que je ressens. C’est un peu comme s’il m’était impossible de me reposer, de me détendre.

— Ce n’est pas étonnant. Tu es mêlé à une histoire particulièrement étrange et je puis te dire que moi, qui ne joue pas un rôle aussi actif, j’en ressens les effets. Il est néanmoins possible que tu aies découvert quelque chose d’important sans pouvoir t’en souvenir à présent. Quelque chose que tu n’aurais pas remarqué sur-le-champ, mais qui aurait malgré tout des rapports étroits avec ton problème. As-tu examiné en détail tout ce qui s’était passé depuis ton retour ici ?

— Non seulement depuis mon retour, mais depuis l’automne dernier.

— Y as-tu simplement pensé ou en as-tu parlé avec notre ami ?

— J’y ai surtout pensé.

— Je crois que ce ne serait pas mauvais que tu en parles, car on arrive beaucoup plus facilement à mettre de l’ordre dans ses idées en les exprimant à haute voix. Nous pourrions ainsi discuter de la situation de chacun de tes amis pour faire le point de ce que nous savons sur eux. Ainsi, nous avons examiné de très près le jeune Teroa, et actuellement nous ne pouvons retenir que deux choses contre lui : de s’être endormi près des rochers et d’avoir été à côté de toi sur l’appontement le jour de ton accident. De plus nous avons déjà mis sur pied un projet nous permettant de l’examiner.

« Tu as fait mention d’un élément assez minime en faveur de Malmstrom lorsqu’il s’est blessé sur les épines. N’as-tu rien d’autre qui puisse jouer contre lui ou en sa faveur ? Par exemple ne s’est-il jamais endormi près des récifs ?

— Nous étions tous sur la plage le jour où le Chasseur est arrivé… Tiens, mais j’y pense, Tout-Petit n’était pas avec nous ce jour-là. Cela n’a d’ailleurs que peu d’importance. Je vous ai déjà parlé de cette pièce de métal que nous avons trouvée dans les récifs. Elle était à plus d’un kilomètre de la plage et le Chasseur affirme que notre fugitif aurait mis très longtemps pour atteindre la terre. Il a donc très bien pu venir par ici plus tard. » Bob s’arrêta un instant, puis reprit : « Cet après-midi-là, Tout-Petit, qui était avec nous à réparer le bateau, nous a laissés tomber pour s’en aller avec Teroa. Il n’y a d’ailleurs rien de drôle à cela, car ils ont toujours été de très bons amis et Tout-Petit avait sans doute envie de parler seul avec Charlie avant son départ. »

Le docteur, qui avait finalement réussi à placer un visage derrière cette avalanche de prénoms et de surnoms, acquiesça de la tête.

« On peut donc dire qu’en ce qui concerne Malmstrom, ce que l’on sait à son sujet est plutôt en sa faveur. Et le rouquin ? enfin je veux dire Kean Rice ?

— Rien de plus sur lui que sur les autres. Il était également sur les récifs et sur l’appontement l’autre jour. Je ne l’ai jamais vu blessé, alors… attendez… il s’est fait très mal au pied une fois en se coinçant la cheville sous des coraux. Il avait de grosses chaussures comme nous d’ailleurs, car vous savez que les coraux vous mettent les pieds en sang en moins de deux. Je ne pense pas qu’il se soit blessé, l’eût-il été que nous ne serions pas plus avancés. Souvenez-vous des égratignures de Tout-Petit qui ne nous ont donné aucune indication.

— Quand cela s’est-il passé ? Tu ne m’en avais pas parlé auparavant.

— Sur les récifs, le jour même où nous avons trouvé ce fragment de générateur. J’aurais dû penser à cette coïncidence mais nous avons préféré ne pas trop ébruiter cette aventure, car en fait, Rice a bien failli se noyer sous nos yeux.

— À mon avis, cette histoire comporte plusieurs points particulièrement intéressants. Chasseur, pouvez-vous donner quelques détails supplémentaires sur les raisons qui vous poussent à suspecter tous les gens qui se sont assoupis près des récifs ? »

Le Chasseur comprit très bien où le médecin voulait en venir, néanmoins il répondit très volontiers par la voix de Bob :

« — Notre fugitif a certainement touché la côte pour la première fois sur les récifs extérieurs. Il lui était impossible d’entrer dans une créature humaine qui risquait de le voir. D’autre part, la nécessité où il se trouvait de demeurer caché l’obsédait certainement au plus haut point et l’empêchait de prendre le temps de guetter un hôte intelligent pour y pénétrer sans s’arrêter aux objections qu’un tel acte devait soulever. L’idée de terroriser son hôte ne devait pas lui déplaire, mais il ne voulait certainement pas entrer dans quelqu’un d’assez intelligent pour se rendre compte de ses faits et gestes et capable d’aller révéler sa présence à d’autres et en particulier à des médecins. J’ai l’impression, docteur, que si un des habitants de l’île s’était aperçu qu’un être en gelée avait pénétré dans son corps, vous l’auriez su très rapidement. »

— C’est exactement ce que je pensais. Néanmoins, le jeune Rice a très bien pu devenir l’hôte du fugitif sans le savoir pendant que son pied était retenu sous l’eau. Dans l’excitation du moment et la peur bien naturelle qui en résultait, une telle attaque de la part de votre criminel avait de fortes chances de passer inaperçue, d’autant que la douleur physique annihilait la force de résistance du jeune garçon.

« — C’est tout à fait possible », répondit le Chasseur.

Bob, qui avait transmis cette conversation comme d’habitude, ajouta une remarque de son cru :

« Ce n’est pas encore une preuve. Si le fugitif est entré dans le corps de Rice cet après-midi-là, il ne peut pas être à l’origine de l’incident qui se produisit sur l’appontement quelques minutes plus tard. En effet, il lui a fallu sans doute, comme au Chasseur, plusieurs jours avant d’être accoutumé à son entourage et de pouvoir s’occuper de ce qui se passait à l’extérieur. En outre il ne pouvait pas nous soupçonner déjà d’abriter le Chasseur.

— C’est exact, Bob, mais l’histoire de l’appontement peut très bien avoir été véritablement un accident. Toutes les aventures qui sont arrivées à vous ou à vos amis peuvent fort bien ne pas avoir été préméditées. Je te connais depuis ta naissance et j’avoue que si l’on m’avait raconté tout cela avant que tu ne me révèles l’existence du Chasseur je n’aurais été nullement surpris. Et ceci est également valable pour tous les garçons de l’île. Chaque jour il y en a qui se coupent, qui tombent ou qui se font mal. »

Bob dut admettre la justesse de ce raisonnement, puis déclara :

« C’est encore Rice qui a démoli le bateau cette fois-ci. Et je ne vois pas qu’il puisse y avoir une relation quelconque entre la planche cassée et notre affaire.

— Moi non plus, du moins pour le moment, mais nous devons nous souvenir du moindre fait. Actuellement donc, le jeune Rice est celui qui présente le plus de points mystérieux. Voyons un peu les autres, Norman Hay, par exemple. Depuis que tu m’as mis au courant j’ai pensé à lui à deux ou trois reprises.

— Et pourquoi donc ?

— Je sais maintenant pourquoi tu tenais à avoir des renseignements sur les virus l’autre jour et j’ai pensé que Hay pouvait avoir les mêmes raisons de s’y intéresser. Tu te souviens que je lui avais prêté un livre sur cette question. J’admets très bien que ce soudain intérêt pour la biologie provienne d’une cause tout à fait naturelle, mais il peut fort bien avoir eu le même motif que toi. Qu’en dis-tu ?

— Cela se pourrait. Il passait beaucoup de temps sur les récifs à s’occuper de son aquarium et a pu vouloir se documenter sur ce qu’il croyait être une maladie de ses poissons. D’autre part il a accepté d’entrer avec moi dans l’eau alors qu’elle pouvait contenir des germes dangereux. »

Le médecin leva vers lui un regard interrogateur et Bob lui raconta en détail ce qui s’était passé ce jour-là.

« Bob, déclara le docteur, mes connaissances en médecine sont sûrement plus étendues que les tiennes, mais je suis persuadé que tu possèdes assez de données actuellement pour résoudre ce problème et qu’il est possible d’en connaître parfaitement les éléments. Ce point est capital, car il laisse présumer que Norman était en rapport constant avec le fugitif comme tu l’es avec le Chasseur. Ton criminel peut très bien lui avoir raconte une histoire extraordinaire pour gagner sa sympathie. »

À cet instant le docteur Seever fut également frappé par l’idée que le Chasseur avait pu en faire autant. Comme Bob il jugea préférable de conserver cette idée pour lui seul et de l’examiner sérieusement à la première occasion.

« Je suppose que, comme les autres, Norman était avec vous sur l’appontement le jour de l’accident, poursuivit le docteur. Donc, là aussi, on peut le considérer comme suspect. As-tu d’autres éléments qui puissent jouer contre lui ou en sa faveur ? Pas pour l’instant ?… Alors, il ne reste plus sur notre liste que Hugh Colby, toutefois nous ne devons pas oublier qu’il y a un tas de gens de l’île qui vont se promener ou travailler près des récifs.

— Nous pouvons éliminer les ouvriers des réservoirs, affirma Bob, ainsi que les gosses qui jouent dans le coin, car ils ne s’approchent jamais autant que nous des récifs.

— Laissons donc de côté ceux-là pour l’instant, et revenons à Colby. Je le connais très peu d’ailleurs, je ne crois pas avoir échangé plus de deux ou trois paroles avec lui. Il n’est jamais venu se faire soigner ici et je ne me souviens pas de l’avoir vu dans mon cabinet depuis que je l’ai vacciné.

— Cela ne m’étonne pas de Colby, répliqua Bob, comme tous les copains, j’ai échangé plus de deux paroles avec lui, mais cela n’a guère été très loin. Il ne parle pas et se tient toujours à l’arrière-plan. Néanmoins, il a l’esprit et les réactions rapides. C’est lui qui a eu l’idée d’aller chercher le seau pour le mettre sur la tête de Rice avant même qu’aucun de nous ne se soit rendu compte de ce qui se passait exactement. Il était avec nous sur l’appontement, mais ne devait pas nous suivre de tout près. Ce n’est pas le genre de garçon dont on parle beaucoup et qui se fait remarquer, bien que ce soit un très brave type.

— Nous avons donc à nous occuper en fin de compte de Rice et de Hay sans oublier Charlie Teroa qu’il faut examiner au plus tôt. Je ne crois pas que cette petite conversation ait dissipé tes soucis, mais elle a été très précieuse pour moi. Si jamais tu te souviens de quelque chose d’important, n’hésite pas à venir m’en parler.

— Je n’avais pas l’intention de vous déranger encore une fois aujourd’hui, mais le vaccin que vous m’avez inoculé ce matin doit être éliminé à présent. Voulez-vous que nous en essayions un autre si ce n’est pas trop tôt maintenant ? »

Le docteur répondit qu’il n’y avait aucun danger et on recommença l’opération. Les résultats furent les mêmes, sauf que le Chasseur fit savoir que le nouveau vaccin avait « plus de goût » que l’autre.

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