XIII INTERMEDE MECANIQUE

Le Chasseur estima que le samedi était une journée gâchée, à son point de vue du moins, car par la suite il devait changer d’avis. Les garçons se retrouvèrent à l’endroit prévu. Norman portait un long morceau de grillage, mais personne n’avait songé à apporter un outil capable de venir à bout des bouchons de ciment que Hay avait mis à toutes les ouvertures de son aquarium.

À l’autre bout de l’île, un nouveau réservoir était en construction et ils décidèrent de pousser une pointe jusque-là afin de voir si par hasard ils ne trouveraient pas l’outil désiré. Ils s’engagèrent donc tous ensemble sur la route qui faisait le tour de la plus grande des anses en passant devant l’école et la maison de Teroa. Mais là, au lieu de tourner vers l’appontement, ils continuèrent tout droit et, laissant derrière eux les hangars, poursuivirent leur randonnée jusqu’à l’extrémité de la route pavée. Ils arrivèrent ainsi au sommet de la plus haute des collines sans toutefois passer de l’autre côté. Devant eux et légèrement en contrebas apparaissait une rangée de petits réservoirs, construits longtemps auparavant et abandonnés depuis. Un peu plus loin, on apercevait une construction neuve, au moins aussi grande que celles qui jalonnaient le bord du lagon. Elle avait été achevée à peine un mois ou deux plus tôt et les garçons savaient que l’on était en train d’en édifier une autre tout à côté. C’était le but de leur expédition.

Aux derniers hangars la route s’arrêtait pour devenir une sorte de piste faite peu à peu sous les charrois de matériaux. Les ornières étaient si profondes que les garçons préférèrent parcourir ces quelques derniers mètres à pied et abandonnèrent leurs bicyclettes sous les buissons. Parvenus au-dessus du réservoir, ils descendirent à flanc de colline et longèrent la haute paroi pour atteindre le chantier où ils savaient trouver les ouvriers.

Comme les autres réservoirs, celui-ci était construit dans la colline qui avait été profondément entaillée. Le sol avait été aplani et recouvert de béton. Pour le moment, les terrassiers étaient occupés à construire le mur qui prenait appui sur le fond de la brèche. Les garçons constatèrent avec satisfaction que les fondations semblaient terminées, ce qui laissait supposer qu’on accepterait de leur prêter les outils dont ils avaient besoin. Tout se passa beaucoup plus facilement qu’ils ne l’espéraient. Le père de Rice accéda à leur désir et leur montra les barres à mine en les autorisant à les prendre. M. Rice avait sans doute des raisons personnelles de leur donner ce qu’ils voulaient, car la plupart des enfants de l’île entre quatre et dix-sept ans n’avaient rien à faire ce jour-là et les hommes qui travaillaient n’avaient qu’une idée : s’en débarrasser par n’importe quel moyen. Certains avaient même proposé que la classe soit rendue obligatoire sept jours sur sept afin d’être tranquilles ! Les garçons ne cherchèrent pas à analyser les raisons de leur succès et prirent les barres à mine sans tarder pour revenir à leur point de départ.

La matinée commençait bien, mais la suite des événements devait se révéler moins satisfaisante. Sans perdre de temps, ils gagnèrent le lagon et se mirent à l’œuvre. À tour de rôle ils plongeaient pour essayer d’entamer le ciment à l’aide des barres. On ne pouvait pas attaquer les bouchons de ciment du côté de la mer libre, car quiconque s’y serait risqué avait de forte chance d’être sérieusement blessé en se voyant projeté contre les arêtes aiguës des coraux. À l’heure du déjeuner, ils avaient réussi à écailler assez sérieusement le ciment pour ne pas perdre tout à fait courage, mais les résultats n’étaient guère sensibles.

Après le repas, ils se retrouvèrent, malgré tout, au même endroit, et eurent la surprise de découvrir qu’une Jeep était arrêtée non loin du lieu où leur bateau était caché. Rice et son père étaient assis dans la voiture dont l’arrière était occupé par du matériel qu’ils reconnurent au premier coup d’œil.

« Papa va nous faire sauter le ciment qui bouche les passages », cria le jeune Rice à l’approche de ses camarades. Son explication était d’ailleurs parfaitement inutile, car tous avaient compris ce qui allait se passer. « Il a pu quitter le chantier pour quelques heures pour nous aider, précisa Rice.

— Je suis prêt à tout faire pour avoir la paix, déclara alors le père. Vous allez tous rester auprès de vos vélos… Toi aussi, Kinnaird. Je vais porter les cartouches tout seul.

— Il n’y a pas de danger, répondit Bob qui voulait voir de plus près tout le matériel d’extraction et les explosifs.

— Pas de réflexion de ce genre, veux-tu ! lança M. Rice. Ton père tient essentiellement à ce que vous restiez tous assez loin pendant qu’il posera les charges et qu’il reviendra avec la boîte des détonateurs. Et il a rudement raison de ne pas vouloir vous voir traîner autour de lui. »

Sur ces paroles, M. Rice mit la voiture en marche et Bob, qui sentait qu’au fond M. Rice avait dit la vérité au sujet des volontés de son père, remonta à bicyclette et s’éloigna suivi du reste de la troupe.

La Jeep fut rangée devant la maison de Hay et le matériel débarqué. M. Rice insista pour porter lui-même les cartouches de dynamite ainsi que les détonateurs, bien que Bob ait déclaré qu’il était imprudent de tout transporter à la fois. Bob et Malmstrom se chargèrent des fils et du flotteur, puis la petite troupe partit à pied en direction de la plage. Ils s’en gagèrent nettement plus à gauche du chemin qu’ils avaient suivi le mercredi et se retrouvèrent bientôt à l’extrémité de la longue bande de sable.

À cet endroit, les récifs, de nouveau visibles, dessinaient une courbe très marquée qui, du sud à l’est, encerclait presque complètement la petite île. Vers le sud, le lagon était moins large, car les récifs n’étaient jamais à plus de cinq cents mètres de la terre et personne n’avait jamais songé à construire la moindre installation de ce côté-là. Au sud de la petite plage, à l’endroit où les coraux réapparaissaient, un passage étroit conduisant à la mer libre isolait la petite île, mais la passe était si exiguë que même une embarcation ne pouvait s’y aventurer.

C’était la « porte » dont Rice avait parlé. De loin on avait l’impression que le passage était facile, mais en regardant de plus près, on s’apercevait, comme Rice n’avait pas manqué de le faire remarquer, qu’il y avait un obstacle. Du côté de la plage, l’extrémité du passage qui recevait en plein les vagues était obstrué par un bloc de corail de plus de deux mètres de diamètre. Les tempêtes successives avaient dû l’amener d’un autre point de la côte et le rouler jusqu’au moment où il s’était calé entre des branches du récif. Les garçons n’eurent pas à regarder deux fois pour se rendre compte qu’il était impossible de bouger le bloc à la main, quoiqu’ils aient essayé de casser des morceaux de corail de chaque côté pour le faire glisser.

On pouvait, bien sûr, aller en barque dans le lagon du sud en faisant le tour de l’île, mais la route était longue et tous les garçons étaient d’accord pour estimer que l’ouverture du passage valait largement les efforts qu’ils déployaient.

M. Rice s’écarta un peu pour permettre à Colby de placer la charge. Il n’avait aucune envie de descendre sous l’eau et se contenta de donner des instructions très précises. Puis il obligea tout le monde à le suivre sous les cocotiers et à s’abriter derrière les troncs avant d’appuyer sur le détonateur. L’explosion se produisit comme souhaité. Une haute colonne d’embruns et de morceaux de corail s’éleva dans l’air, accompagnée d’un bruit sourd qui parut assez faible aux garçons. Lorsque la pluie de fragments eut cessé, tous se précipitèrent vers le passage et virent tout de suite qu’il ne serait pas nécessaire de recourir à une deuxième charge de dynamite. Du bloc qui obstruait l’entrée on n’apercevait plus qu’un morceau assez petit qui avait glissé au fond. Le reste semblait s’être dissous dans l’eau. À présent un bateau pouvait largement passer.

Les garçons modérèrent leur joie quelques instants pour aider M. Rice à remettre tout son matériel dans la jeep. Ceci fait, on se posa la question de l’emploi du temps. Hay et Malmstrom voulaient retourner pour travailler à l’aquarium, alors que Bob et Rice souhaitaient profiter immédiatement de l’ouverture du passage pour aller explorer les récifs du sud. Comme d’habitude Colby n’émit pas d’opinion. Aucun d’eux ne songea un instant à abandonner ses camarades et Hay emporta la décision en faisant remarquer que l’après-midi était déjà avancé et que mieux valait revenir le matin pour avoir toute la journée à passer sur les récifs.

Normalement, Bob aurait insisté davantage afin de permettre au Chasseur d’examiner un autre secteur des récifs, mais celui-ci lui avait révélé la veille au soir la nature du morceau de métal, cause indirecte de l’accident de Rice.

« C’était l’enveloppe d’un générateur appartenant à un engin similaire au mien, avait dit le Chasseur. Je suis absolument certain que cela ne vient pas de mon appareil. Si je l’avais seulement vu j’aurais évidemment pu me tromper, car il y a de grandes chances pour que vos semblables possèdent des objets ayant la même allure vus de loin, mais je l’ai senti pendant que vous tiriez dessus avec la main. Des petites marques étaient gravées dans le métal et j’ai reconnu des lettres de mon propre alphabet.

— Comment a-t-il pu venir là puisqu’il n’y avait pas d’autres débris aux alentours ?

— Je vous ai déjà dit que notre fugitif était un lâche. Il a dû détacher cette partie de son appareil et l’emmener avec lui pour se protéger, malgré le poids. Je reconnais que c’était une armure solide, car je n’imagine pas de moyen de percer ce métal. D’autre part, le fugitif devait se maintenir tout au fond de la petite coquille qu’aucun poisson ne pouvait naturellement avaler. Le stratagème était habile bien qu’en agissant ainsi il nous ait fourni la preuve qu’il avait effectivement atterri sur cette île et de plus nous savons à présent où il a pris pied sur la côte.

— Pouvez-vous imaginer ce qu’il a pu faire alors ?

— Exactement ce que je vous ai déjà dit : il a dû prendre un hôte pour se cacher à la première occasion et je crois pouvoir avancer qu’il ne s’est pas montré difficile dans son choix. Vous voyez que nous avions raison de soupçonner tous vos amis, y compris le jeune homme qui allait dormir près des rochers dans un bateau plein d’explosifs. »

Sachant cela, Bob acceptait volontiers de remettre à plus tard l’exploration des récifs, car il aurait ainsi le temps de réfléchir aux nouveaux problèmes qui se posaient. Il était donc tout prêt à aider ses camarades dans ce travail qui ne l’enchantait guère. Au cours de l’après-midi il eut une idée mais ne put s’écarter suffisamment des autres pour l’exposer au Chasseur. Il décida donc de remettre à plus tard la conversation et s’attela avec les autres à enlever les morceaux de ciment restant.

Lorsque le moment fut venu de rentrer chez eux pour le dîner, les garçons avaient réussi à entamer le bouchon de ciment. Ils avaient pu ouvrir une ouverture suffisante pour y faire passer entièrement une des barres à mine. Le trajet du retour leur parut très court, car ils étaient lancés dans une discussion passionnée pour savoir si l’ouverture ainsi pratiquée serait assez grande pour permettre à l’eau de l’aquarium de se renouveler assez vite. Lorsqu’ils se séparèrent, ils n’étaient pas encore d’accord sur l’importance du résultat acquis.

Dès qu’il fut seul, Bob soumit aussitôt son idée au Chasseur.

« Vous m’avez dit à plusieurs reprises que vous ne voudriez jamais quitter ou entrer dans mon corps sans que je sois endormi, car vous ne voulez absolument pas que je vous voie. Je ne crois pas que cela ait beaucoup d’importance, mais enfin je ne veux pas discuter encore une fois cette question. Mais imaginez que je pose un récipient dans ma chambre durant la nuit, une boîte ou tout autre objet suffisamment grand. Dès que je serai endormi, et vous êtes à même mieux que quiconque de vous en rendre compte, vous pourriez facilement sortir pour passer dans la boîte. Si vous le désirez je puis vous donner ma parole de ne pas regarder à l’intérieur. Je pourrais alors vous transporter près de la maison de chacun de mes camarades à tour de rôle et vous y laisser pour une nuit. Vous auriez toute latitude pour vous rendre compte par vous-même de ce qui se passe chez chacun d’eux et de vous réfugier dans la boîte le matin. Je ferais un signe quelconque que vous modifiriez à votre guise afin de m’indiquer si vous voulez revenir chez moi ou être transporté ailleurs. »

Le Chasseur ne répondit pas immédiatement, puis déclara :

« L’idée est bonne en elle-même, mais dès à présent, j’entrevois deux inconvénients sérieux. Tout d’abord je ne pourrais visiter qu’une maison par nuit et demeurerais absolument sans protection au cours de la journée, en outre vous seriez abandonné à vous-même pendant que je me livrerais à ces recherches. En temps normal il n’y aurait aucun inconvénient à cela mais vous ne devez pas oublier qu’à présent nous avons de bonnes raisons de croire que notre criminel vous a identifié comme étant mon hôte. S’il vous tendait un piège en mon absence, les résultats risqueraient d’être graves.

— Cela pourrait peut-être le convaincre que je ne suis pas votre hôte, ou du moins que je ne le suis plus, fit remarquer Bob.

— Supposez-vous vraiment que cela pourrait nous être d’une utilité quelconque à vous ou à moi ? »

Comme à l’ordinaire le sens profond que le Chasseur voulait donner à ses paroles n’était que trop compréhensible.

Bob fut assez surpris en rentrant chez lui de voir que son père était déjà à table.

« Je suis donc si en retard ? demanda-t-il un peu inquiet, en pénétrant dans la salle à manger.

— Non, mon petit, tu es à l’heure, c’est très bien, mais je suis rentré plus tôt pour manger un morceau en vitesse. Il faut que je retourne au réservoir. Nous voulons absolument terminer ce soir la paroi du fond et je dois assister à la coulée du béton. Comme cela, tout aura le temps de sécher durant la journée de dimanche.

— Je peux venir avec toi, papa ?

— On ne fera rien avant minuit de toute façon. Et si cela t’amuse tu peux venir nous retrouver. Avec un peu de chance et si tu demandes poliment la permission à ta mère, elle te laissera partir et ira même jusqu’à doubler la ration de sandwiches qu’elle prépare en ce moment. »

Bob se précipita en trombe vers la cuisine mais fût arrêté net en route par la voix de sa mère qui déclarait :

« Ça va encore pour cette fois, mais dès que tu seras de nouveau en classe, ces petites plaisanteries seront terminées.

— D’accord ! »

Bob s’installa en face de son père et l’interrogea pour avoir d’autres détails sur ce qui allait se passer. Entre deux bouchées, M. Kinnaird s’efforçait de satisfaire la curiosité de son fils. Bob n’avait pas songé à demander où se trouvait la Jeep et il y pensa brusquement en entendant des appels répétés de klaxon. Ils sortirent ensemble, mais une seule place était encore disponible dans la voiture où avaient déjà pris place les pères de Hay, de Colby, de Rice et de Malmstrom. M. Kinnaird se tourna alors vers son fils :

« J’ai oublié de te dire que tu seras obligé d’aller là-bas à vélo. Et puis il faudra que tu reviennes à pied, car ton éclairage ne marche pas et je suppose que tu ne l’a pas encore réparé. Tu viens quand même ?

— Et comment ! »

Bob courut vers le petit appentis où il rangeait sa bicyclette.

« Tu ne crois pas que c’est risqué d’emmener ton fils là-bas quand on coulera le béton ? demanda le père Malmstrom. Et s’il faut aller le repêcher entre les planches ?

— Si à son âge il n’est pas capable de faire attention à lui, il est temps qu’il apprenne, répondit le père de Bob en jetant un coup d’œil dans la direction de son fils.

— Si l’hérédité n’est pas un vain mot, tu ne le trouveras pas où il y a du danger », déclara le gros Colby en s’installant dans la Jeep. Il avait lancé sa phrase avec un large sourire pour bien montrer qu’il blaguait. Kinnaird n’eut pas l’air d’avoir entendu.

La Jeep fit un demi-tour et s’engagea dans l’allée. Bob pédalait à toute allure derrière. La distance jusqu’à la route étant relativement courte et le virage à prendre très aigu, il parvint à suivre la voiture jusque-là. Mais une fois sur la chaussée plus large, la Jeep le distança en quelques instants. Bob n’y attacha aucune attention et traversa tranquillement le village pour aller arrêter sa bicyclette à un endroit où la route se rétrécissait pour devenir un sentier. À présent le soleil était couché et l’obscurité tombait avec la rapidité propre aux tropiques.

Le chantier était brillamment éclairé. Dans le moindre recoin d’énormes réflecteurs portatifs brûlaient de tous leurs feux. Ils étaient alimentés par un seul générateur installé sur le fond déjà terminé du futur réservoir. Bob fit le tour des installations pour se rendre compte de l’état des travaux et de l’installation électrique. Puis il alla du côté où on allait couler le béton. Le coffrage de grosses planches était déjà installé, à demi appuyé contre la brèche faite dans la colline, et l’on achevait de mettre en place les glissières par où serait amené le béton. Il rencontra son père à plusieurs reprises sans échanger une parole.

Comme tous les hommes présents sur le chantier, Kinnaird était beaucoup trop occupé pour défendre à son fils d’aller à tel ou tel endroit. Il avait passé ses diplômes d’ingénieur, mais faisait comme tout le monde dans l’île et ne refusait jamais son aide lorsqu’un travail se présentait. Pour une fois il pouvait se servir de ce qu’il avait appris et en profitait largement, surveillant le moindre détail. Le Chasseur l’apercevait de temps à autre lorsque Bob regardait à peu près du bon coté et l’on avait l’impression que Kinnaird ne pouvait demeurer une minute en place. Il grimpait tout en haut des échelles afin de vérifier l’écartement du coffrage, descendait au fond du trou béant que le béton allait bientôt remplir, escaladait la colline pour aller vérifier la composition du mélange que produisaient les bétonnières, appuyait son œil contre le viseur d’un théodolite afin de vérifier un angle. De plus il surveillait constamment le niveau de l’essence dans le réservoir du générateur et allait même faire un tour du côté de la scie circulaire où on achevait de couper à la bonne dimension les dernières planches. Normalement, il aurait fallu plusieurs hommes pour faire tout ce travail, mais lui était partout à la grande inquiétude du Chasseur qui le surveillait constamment. Celui-ci estima d’ailleurs qu’il avait mal jugé M. Kinnaird en lui reprochant de laisser son fils aller dans les endroits dangereux. La nature de M. Kinnaird ne lui permettait pas de voir où était le danger. Allons ! Le Chasseur devrait faire des heures supplémentaires ! Il faudrait quand même qu’un jour il finisse par convaincre Bob de la nécessité où il se trouvait de faire attention à lui sans compter sur les autres. Et pourtant on ne pouvait pas lui en vouloir d’être ainsi. Depuis quinze ans il avait sous les yeux l’exemple de son père qui ne reculait devant rien.

M. Kinnaird n’avait quand même pas oublié totalement la présence de son fils. Bob réussit à dissimuler un premier bâillement, mais ne put empêcher son père de voir qu’il était fatigué. Celui-ci savait que le manque de sommeil pouvait avoir des effets néfastes sur l’équilibre de quelqu’un et il ne voulait pas que les plaisanteries lancées par ses amis prennent une signification tragique.

« Il faut que je rentre à la maison ? demanda Bob, moi qui voulais tant voir une coulée de béton !

— De toute façon tu ne pourras rien voir si tu ne te reposes pas un peu. Inutile de remonter à la maison ; cesse simplement de te balader partout et tâche de faire un somme dans un coin. Il existe un endroit parfait vers le haut de la colline d’où l’on voit tout ce qui se passe en bas sans se fatiguer. Si tu le désires absolument, je te réveillerai avant la coulée. »

Bob ne répondit pas. Il était à peine dix heures et il n’aurait jamais accepté en temps ordinaire d’aller se coucher si tôt. Mais ces quelques derniers jours avaient apporté un changement total dans ses activités, en passant de la routine du collège à la vie de l’île. Il commençait à en ressentir les effets et en outre, il savait très bien que mieux valait ne pas se dresser contre son père.

Il grimpa donc le long de la colline et découvrit près du sommet un endroit répondant à la description faite par son père. S’allongeant dans l’herbe, il se cala la tête dans les mains et contempla le chantier brillamment illuminé qui s’offrait à sa vue en contrebas.

D’où il se trouvait, l’on apercevait toute la scène d’un seul coup d’œil, il avait un peu l’impression d’être installé dans une avant-scène surplombant un plateau de théâtre violemment éclairé. Seule la zone qui s’étendait au pied même du mur en construction échappait à sa vue, mais il avait assez à voir ailleurs pour ne pas s’arrêter à ce détail. En dehors des travaux proprement dits, un autre spectacle s’offrait à son regard. On apercevait la faible lueur du lagon sur lequel se silhouettaient les gros réservoirs au-delà desquels on apercevait la bande brillante des vagues se brisant sur les rochers. Bob pouvait entendre l’assaut furieux de la mer et il écouta un moment ; mais comme tous les gens de l’île, il était tellement habitué à ce bruit, qu’il ne le remarquait plus. À sa gauche quelques lumières perçaient la nuit. On apercevait d’abord celles de l’appontement qui formaient comme une longue guirlande, puis çà et là les fenêtres éclairées de quelques maisons dont on distinguait vaguement les formes. De l’autre côté, vers l’est, l’obscurité reprenait ses droits.

En dépit de sa décision bien arrêtée de se reposer simplement et de surveiller ce qui se passait, Bob dormait profondément lorsque son père monta le chercher.

M. Kinnaird s’approcha en silence de son fils et le considéra quelques instants, un sourire indéfinissable sur les lèvres. Lorsque le bruit des bétonnières devint brusquement plus fort, M. Kinnaird tapota la joue du garçon endormi. N’obtenant pas de réponse il le secoua doucement. Bob poussa alors un long soupir en bâillant et ouvrit les yeux. Il lui fallut une ou deux secondes pour se rendre compte de l’endroit où il se trouvait, puis d’un bond, il se mit sur ses pieds.

« Merci, papa. Je croyais pourtant bien ne pas m’endormir. Est-ce qu’il est tard ? Et la coulée ?

— On va commencer. »

M. Kinnaird ne se livra à aucun commentaire sur le sommeil qui avait terrassé son fils. Il n’avait qu’un seul garçon, mais connaissait la mentalité des enfants.

« Il faut que je retourne là-bas, dit-il. Tu vas sans doute rester au-dessus. Je veux simplement savoir où tu te trouveras au cas où il t’arriverait quelque chose. »

Et devisant gaiement ils descendirent la colline. Parvenus près des bétonnières, M. Kinnaird obliqua vers la gauche pour descendre vers la base du réservoir tandis que Bob restait près des machines. Celles-ci tournaient déjà depuis quelque temps et toutes les lumières disponibles avaient été rassemblées autour. On y voyait comme en plein jour. Les machines recevaient par en haut d’énormes quantités de sable et de ciment provenant de tas précédemment installés. L’eau était pompée dans une des cuves de l’appareil de distillation construit près du lagon. Un flot lent et ininterrompu de béton d’un gris blanc sortait sous les machines pour aller se déverser entre les planches soigneusement jointes du coffrage. Une fine poussière de ciment s’élevait peu à peu et obscurcissait la scène. Les hommes travaillant aux machines portaient des lunettes de protection, mais Bob n’avait pas songé à en prendre et ses yeux commençaient à le piquer. Le Chasseur esquissa une vague tentative pour y remédier, mais il s’aperçut qu’en étalant une portion de son corps à l’extérieur des yeux de Bob, celui-ci sentirait sa vue se modifier, et somme toute, mieux valait laisser les glandes lacrymales remplir leur fonction. Le Chasseur fut assez satisfait de voir que son hôte remontait légèrement sur la colline pour éviter le ciment qui voltigeait. En effet, Bob avait observé la scène sans prendre la moindre précaution et plusieurs ouvriers avaient dû le rappeler à l’ordre assez brutalement.

Peu avant minuit, la coulée était presque achevée et M. Kinnaird se mit à la recherche de son fils qu’il trouva bientôt profondément endormi. Contrairement à ce qu’il avait dit, il ne laissa pas son fils rentrer à pied.

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