XX PROBLEME N°2 ET SOLUTION

À l’extrémité de la jetée conduisant à l’appontement, Bob s’arrêta brusquement pour poser une question au Chasseur. Il venait d’avoir cette idée et ne voulait pas attendre plus longtemps pour en faire part à son invité invisible.

« Si nous parvenons à rendre la situation impossible à votre Criminel et qu’il soit obligé de quitter mon père, comment s’en irait-il ? Enfin, je veux dire, pourrait-il se séparer de lui sans lui faire de mal ?

— Je le pense. Il s’en irait simplement. Il peut, en mettant les choses au pire, tisser un écran épais devant les yeux de votre père pour l’empêcher de voir, ou même le paralyser complètement.

— Mais vous m’avez dit vous-même que vous n’étiez pas sûr de la durée de l’effet de cette paralysie.

— Avec les créatures de votre espèce je ne peux pas me prononcer », précisa le Chasseur qui ajouta : « Je vous ai déjà expliqué pourquoi.

— Je m’en souviens et c’est même pour cela que je vous demande de faire un essai sur moi. Vous pourrez le faire dès que nous serons dans les bois et que personne ne pourra plus nous voir de la route. »

Le ton de Bob était très différent de celui qu’il avait eu auparavant pour formuler la même demande, mi-sérieux, mi-amusé.

« Je vous ai exposé, il y a longtemps déjà, les raisons pour lesquelles je ne voulais pas le faire, répliqua le Chasseur.

— Si vous ne voulez pas le faire sur moi, je ne veux pas que mon père coure le risque d’y être exposé. J’ai une idée sur ce que l’on pourrait faire pour se débarrasser du fugitif, mais il ne la mettra pas à exécution tant que je ne serai pas fixé sur cette question de paralysie. Allez-y. »

Il s’assit par terre derrière un buisson épais et attendit.

La répugnance qu’éprouvait le Chasseur à faire quoi que ce fût qui pût nuire à l’état physique du jeune garçon était aussi forte qu’auparavant, mais maintenant il se trouvait dans une impasse. La menace de ne pas voir mettre en pratique le plan imaginé par Bob n’avait que peu d’importance, mais le jeune garçon pouvait également refuser de coopérer à la réalisation des projets du Chasseur, ce qui ne manquerait pas d’être beaucoup plus sérieux. « Après tout, se dit le Chasseur, ces gens ne sont pas tellement différents des hôtes qui servaient à mes semblables. » Et il céda.

Bob, assis tout droit sur son séant, éprouva brusquement l’impression de ne plus rien ressentir en dessous du cou. Il essaya vainement de se rattraper à une branche en se sentant glisser en arrière, mais s’aperçut que ses bras et ses membres ne répondaient plus à sa volonté. Cette impression étrange dura à peu près une minute, bien que Bob eût la sensation qu’elle s’éternisait. Puis, sans éprouver le moindre picotement, il reprit l’usage de ses bras et jambes.

« Eh bien, dit Bob en se levant, croyez-vous que je sois très marqué ?

— Apparemment, non. Vous êtes même moins sensible à ce traitement que l’hôte qui me servait auparavant, et vous réagissez plus vite, seulement je ne peux pas vous dire si cette propriété vous est propre ou si toutes les créatures de votre espèce en sont douées. Êtes-vous satisfait ?

— Tout à fait. Si c’est tout ce que mon père risque je ne vois rien à objecter à ce qu’on se serve de lui. Je craignais que le Criminel pût le tuer par un moyen ou un autre.

— Il le pourrait fort bien en bloquant une artère principale ou en s’accrochant à un nerf du cerveau ; mais je dois vous dire que ces deux méthodes demandent un énorme travail et que notre fugitif n’aura certainement pas le temps de s’y livrer. Je ne crois pas qu’il faille se tracasser à ce sujet.

— C’est parfait. »

Bob regagna la route, alla chercher la bicyclette qu’il avait laissée contre un arbre et reprit sa route vers l’école. Il allait à pied, car ses pensées l’occupaient trop pour pouvoir consacrer la moindre attention à la direction de son vélo.

Ainsi, si le Criminel était intelligent, il demeurerait dans le corps de son père qui était pour lui le refuge le plus sûr. Mais alors que ferait-il si cet asile devenait intenable ? La réponse s’imposa d’elle-même. Toute la difficulté résidait donc dans le choix d’une situation assez dangereuse pour le Criminel et pas pour M. Kinnaird. Comment créer une telle situation ? Le problème semblait pour l’instant insoluble.

Bob avait soigneusement évité de poser à son hôte une autre question qui le préoccupait beaucoup. À proprement parler, Bob ne savait pas encore si le Chasseur était vraiment ce qu’il affirmait être. La supposition qui lui était venue à l’esprit quelques jours auparavant était trop plausible pour pouvoir être rejetée sans examen. Qui pouvait affirmer, en effet, que le Chasseur n’avait pas raconté une histoire fausse à son hôte pour obtenir son concours ? Bob décida finalement qu’il lui fallait obtenir une réponse à cette question, une réponse qui le convaincrait davantage que les vagues protestations qu’il avait reçues du Chasseur lorsqu’il lui avait demandé, pour la première fois, d’être paralysé. Le comportement du Détective était assez convaincant en lui-même, mais Bob voulait le voir agir en accord avec ses paroles.

Les notes de Bob ne furent pas sensiblement améliorées par les classes du jour et il perdit presque l’amitié de ses camarades au cours du déjeuner. Les classes de l’après-midi furent aussi mauvaises et seule la crainte d’être obligé de rester après les autres lui fit accorder une vague attention à ce qui se passait devant lui. Il avait atteint un tel degré d’agitation qu’il n’avait plus qu’une idée : être libre le plus tôt possible.

Il ne perdit pas une minute à la fin de la classe et, abandonnant sa bicyclette, il se dirigea à pied vers le sud en coupant par le jardin. En laissant son vélo à l’école, il obéissait à deux mobiles. Tout d’abord, le projet qu’il avait en tête ne nécessitait pas de grands déplacements et, en outre, ses amis estimeraient, en voyant sa bicyclette, qu’il reviendrait sous peu, et n’auraient sans doute pas envie de le suivre.

En longeant les allées du jardin, il laissa derrière lui plusieurs maisons et se dirigea vers l’est. Plusieurs personnes le virent passer, car tout le monde se connaissait dans l’île, mais il s’agissait en général de simples relations à qui Bob adressait un léger signe de tête sans crainte de se voir poser des questions ou accompagner. Vingt minutes après avoir quitté l’école, il s’en était éloigné de plus d’un kilomètre et approchait de la plage s’étendant au sud de l’appontement. Parvenu à cet endroit, il bifurqua vers le nord et s’engagea sur la plus petite des presqu’îles. Il fut bientôt séparé de la plupart des habitations par les collines qu’il gravissait. De ce côté-ci de l’île la nature ne s’était pas transformée en une jungle aussi généreuse qu’ailleurs, et si les buissons étaient encore épais on n’apercevait pas d’arbres. Cette partie de l’île était plus étroite que l’autre et l’on arrivait très rapidement aux champs que le Chasseur avait baptisés à juste titre la « réserve de fourrage des réservoirs ».

Parvenu au sommet de la colline, il se laissa tomber à plat ventre et rampa jusqu’à un endroit d’où il pouvait voir de l’autre côté sans être vu. Il était à quelques pas de l’espace découvert où il s’était endormi le soir de la coulée de la paroi du nouveau réservoir.

Au-dessous de lui l’activité était la même que les jours précédents : les hommes travaillaient pendant que des enfants les regardaient faire. Bob cherchait à distinguer ses camarades, mais ceux-ci avaient dû aller travailler au bateau ou à l’aquarium, car il ne put les découvrir nulle part. En revanche, son père était là et le jeune garçon garda sur lui un œil vigilant en attendant que l’occasion qu’il entrevoyait pût se présenter. En estimant l’importance des parois non terminées la veille, Bob était certain que l’équipe de vitrification serait encore à l’œuvre aujourd’hui et que tôt ou tard il faudrait faire le plein de leur petit réservoir. M. Kinnaird n’était pas obligé d’aller chercher lui-même un nouveau bidon de fluor, mais il y avait, malgré tout, de grandes chances pour qu’il le fît.

Ce doute dans le comportement de son père inquiétait Bob énormément, et le Chasseur se rendit compte que son hôte n’avait jamais été aussi énervé depuis le jour de leur rencontre. Son visage avait revêtu une expression très sérieuse et son regard ne quittait pas la scène qui s’offrait à lui, dans la crainte de négliger un infime détail. Depuis le départ de l’école il n’avait pas adressé la parole au Chasseur, et celui-ci trouvait ce brusque silence de Bob assez curieux. Bob était loin d’être stupide et l’expérience qu’il possédait pouvait très bien le rendre beaucoup plus apte que le Chasseur à porter le coup final. Le Détective avait indiqué la voie à Bob lorsque celui-ci n’avait pu la trouver seul, mais, à présent, il se rendait compte que le jeune garçon l’avait dépassé en pensée et il espérait ne pas aller au-devant de nouvelles catastrophes.

Mais, brusquement, Bob descendit la pente de la colline. Près des bétonnières un certain nombre de chemises appartenant aux ouvriers étaient posées sur le sol. Bob, sans même se donner la peine de s’assurer si on ne le regardait pas, fouilla dans plusieurs poches et finit par trouver ce qu’il cherchait : une boîte d’allumettes. En se relevant il rencontra le regard du propriétaire de la chemise et, montrant la boîte au bout de son bras, il leva les sourcils en guise d’interrogation. L’homme acquiesça de la tête et retourna à son travail.

Le jeune garçon mit la boîte d’allumettes dans sa poche et revint un peu sur ses pas pour s’asseoir en un endroit d’où il pouvait ne pas perdre son père des yeux. Le moment qu’il attendait avec tant d’impatience arriva enfin. M. Kinnaird apparut en portant sur l’épaule un petit tonneau métallique et, comme Bob se levait pour mieux voir, son père disparut de l’autre côté du réservoir vers l’endroit où la Jeep était d’habitude arrêtée.

Bob se mit alors à errer sans but bien défini en conservant malgré tout son regard dirigé vers le pied de la colline. Il flânait depuis quelques minutes lorsqu’il aperçut tout en bas la petite voiture, avec son père au volant. Il n’y avait pas à se tromper sur l’endroit où il se rendait et, autant que pouvait s’en souvenir Bob, il fallait au moins une demi-heure pour faire le plein du petit tonneau. Peu après, la voiture disparut une fois de plus à l’horizon et Bob ne devait plus la revoir. Bob, en prenant un air dégagé, s’éloigna légèrement du chantier et dès qu’il se fut éloigné quelque peu il courut de toute la vitesse de ses jambes vers le bas de la colline. Un instant plus tard il se trouvait au début de la route pavée là où les hangars rouillés commençaient et, au grand étonnement du Chasseur, Bob se mit à les examiner tous avec beaucoup d’attention. Les premiers servaient à abriter du matériel de terrassement, d’autres étaient vides et l’on pouvait supposer que les machines qu’on rangeait là servaient en ce moment. Plus près des maisons l’on trouvait des dépôts d’essence et d’huile. Le jeune garçon examina les hangars un par un, puis s’arrêta pour regarder autour de lui et se plongea aussitôt dans un travail rapide.

Après avoir choisi un hangar vide, il commença à y porter des bidons de vingt litres et les entassa à côté de l’entrée. Le Chasseur était très étonné de le voir porter tant de bidons à la fois, mais le son que fit l’un d’eux en tombant, lui apprit qu’ils étaient vides. Lorsque le mur de bidons s’éleva plus haut que le jeune garçon lui-même, Bob se dirigea vers un autre hangar et lut avec beaucoup de soin les indications portées sur une autre pile de bidons. Selon toute apparence, tous ces bidons étaient pleins et contenaient ce que n’importe qui aurait appelé du pétrole, bien qu’en fait le liquide n’ait jamais vu le jour dans un puits de pétrole. Bob en prit deux et alla les placer sur la pyramide dressée précédemment, il en ouvrit un, en versa le contenu sur le tas de bidons et sur le sol. Le Chasseur fit brusquement le rapport entre les allumettes et la manœuvre du jeune garçon.

« Avez-vous l’intention d’y mettre le feu ? demanda-t-il. Dans ce cas, pourquoi les bidons vides ?

— Cela flambera bien assez fort et je n’ai pas l’intention de faire sauter cette partie de l’île.

— Alors où voulez-vous en venir ? Vous ne pouvez pas essayer de faire peur à votre criminel avec le feu sans risquer de mettre en danger la vie de votre père.

— Je le sais fort bien, mais je songe simplement à mettre mon père dans une situation telle que selon toute apparence il ne pourrait échapper à l’incendie. Le fugitif aura peut-être envie de s’enfuir alors. Je me tiendrai à côté avec un bidon d’essence et des allumettes.

— Bravo ! répondit le Chasseur d’un ton sarcastique. Et par quel moyen avez-vous l’intention de mettre votre père dans une telle situation ?

— Vous allez voir. »

Le Chasseur commença à se demander sérieusement ce que son hôte avait dans l’esprit. Bob posa alors un autre bidon sur le bûcher en prenant soin cette fois d’en prendre un contenant une huile assez épaisse. Il prit alors un autre bidon d’essence, dont il dévissa à demi le bouchon, et alla s’installer de l’autre côté de la route à un endroit d’où il pouvait apercevoir l’appontement. Il conservait son regard fixé dans cette direction en jetant de temps à autre un coup d’œil vers le nouveau réservoir en construction. Il savait très bien que si quelqu’un descendait à ce moment-là et découvrait le petit bûcher qu’il avait préparé, ses réponses risquaient fort de ne pas être convaincantes.

Il n’avait pas pris la peine de regarder l’heure lorsque son père était parti en Jeep et n’avait aucune idée du temps qu’il lui avait fallu pour mettre en place ces bidons. Aussi ne savait-il pas de quelle durée serait l’attente. Il n’osait donc pas bouger de l’endroit où il se trouvait. Le Chasseur s’était abstenu de poser d’autres questions, ce qui d’ailleurs valait mieux, car Bob n’avait pas l’intention d’y répondre. Il n’aimait pas beaucoup agir ainsi en ayant l’air de se méfier du Chasseur qu’il avait fini par aimer, mais la simple idée de tuer une créature intelligente commençait à l’inquiéter, maintenant que le dénouement approchait, et surtout il voulait être certain d’attaquer celui qu’il fallait détruire. Pour un garçon de son âge, Bob possédait un esprit remarquablement objectif.

À son grand soulagement la Jeep apparut enfin. Au moment où la voiture s’engageait sur la jetée, le jeune garçon traversa lentement la route en se dirigeant vers la pyramide de bidons, tout en suivant des yeux son père. Lorsque la voiture atteignit la côte, elle fut cachée par d’autres hangars et le jeune garçon, s’approchant de la pile de bidons toute dégoulinante de pétrole, sortit la boîte d’allumettes. Ce faisant, il murmura la réponse longtemps préparée, à la question du Chasseur qu’il sentait toute proche.

« Ce sera très simple de les faire venir ici, vous allez voir. Je vais me mettre dans le hangar entre les bidons ! »

Sur ces mots il sortit une allumette de la boîte. Il s’attendait vaguement, à cet instant précis, à perdre tout contrôle de ses membres, car dans le cas où le Chasseur n’aurait pas été véritablement l’ami qu’il affirmait être, il n’aurait jamais laissé Bob gratter une allumette. Bob avait volontairement évité d’aller jusqu’au fond du hangar où il savait trouver plusieurs fenêtres, car le Chasseur ne devait pas savoir qu’elles existaient. Bob ne songea nullement qu’un criminel de l’espèce du fugitif aurait l’esprit assez prompt pour comprendre que Bob s’était réservé une voie de salut et qu’il pouvait ne pas être dupe du bluff du jeune garçon. Celui-ci avait prévu que sa phrase ne laisserait pas au Chasseur le temps de réfléchir. Deux éventualités s’offraient alors : ou il faisait confiance au garçon, ou il le paralysait sur-le-champ. Le projet péchait par certains côtés et Bob le savait bien, mais dans l’ensemble on pouvait en attendre des résultats certains.

Sans rien ressentir en lui, il frotta une allumette. Il se baissa et plongea la pointe enflammée dans une petite mare de pétrole. L’allumette s’éteignit aussitôt.

Tremblant d’anxiété, car la Jeep pouvait apparaître au coin de la route d’un moment à l’autre, Bob gratta une autre allumette et l’approcha cette fois d’un endroit ou le liquide, s’étant un peu infiltré dans le sol, n’avait plus laissé qu’une mince couche. Cette fois-ci une flamme s’éleva avec un « whoush » bruyant. Un instant plus tard, la pyramide flambait.

Bob sauta à l’intérieur du hangar avant que les flammes n’en aient interdit l’entrée et il resta là, à quelques pas de la chaleur déjà forte, en surveillant la route.

Pour la première fois depuis le début de l’opération, le Chasseur lui dit :

« J’espère que vous savez ce que vous faites et si, par hasard, vous ne pouvez plus respirer, j’essaierai d’empêcher la fumée d’entrer dans vos poumons. »

Puis il rendit sa liberté totale au champ visuel de son hôte. Bob en fut d’ailleurs heureux, car les événements risquaient de se dérouler trop vite pour qu’il s’occupât encore des réactions du Chasseur.

Il entendit la Jeep avant de la voir. M. Kinnaird avait, évidemment, aperçu la fumée et arrivait à toute allure. Il n’avait pas d’extincteur capable de venir à bout d’un tel incendie et, à peine la voiture s’était-elle approchée du hangar en feu, que Bob vit que son père avait l’intention d’escalader rapidement la colline pour chercher du renfort. Mais c’était un jeu d’enfant pour Bob de changer sur-le-champ le projet de son père.

« Papa ! »

Il se contenta de ce simple mot, car il ne voulait pas mentir et espérait que son père l’estimerait en danger sans qu’il ait à appeler au secours. Bob était certain qu’en entendant la voix de son fils provenant de cet enfer, Mr Kinnaird arrêterait la voiture et s’avancerait pour voir ce qui se passait. Bob avait sous-estimé la rapidité des réactions de son père et ses facultés d’invention. Il ne fut pas le seul, d’ailleurs, à commettre cette erreur.

Percevant la voix de Bob à travers le crépitement des flammes, M. Kinnaird lâcha l’accélérateur et braqua de toutes ses forces ses roues vers le foyer. Le Chasseur et Bob comprirent immédiatement son intention. Il voulait simplement faire entrer le véhicule dans les flammes juste le temps nécessaire pour que son fils pût sauter à bord et repartir aussitôt en marche arrière. Ce plan très simple était de loin le meilleur et aurait certainement donné des résultats si Bob et son ange gardien n’avaient eu de leur côté d’autres projets. Par un heureux hasard, du moins quant à leur point de vue, un autre facteur entra en jeu. Le fugitif qui habitait M. Kinnaird entrevit la situation ou du moins les intentions de son hôte aussi rapidement que Bob et le Chasseur. Mais la créature ne tenait nullement à s’approcher plus près du brasier qui, selon toute apparence, pouvait exploser d’un moment à l’autre. M. Kinnaird et son habitant invisible n’étaient plus qu’à une vingtaine de mètres des flammes et tous deux pouvaient sentir la chaleur. Le criminel n’avait pas la force d’obliger son maître à tourner le volant pour prendre une autre direction, de même il ne pouvait en aucune manière influer sur la marche du véhicule et encore moins l’arrêter. Mais il ne comprit pas sa faiblesse sur le moment et fit ce qu’il jugea le mieux pour lui.

M. Kinnaird lâcha le volant d’une main et se frotta les yeux. Bob et le Chasseur comprirent aussitôt ce qui venait de se passer, mais M. Kinnaird n’avait pas besoin de voir pour conserver présente à l’esprit l’image de son fils entouré de flammes et la Jeep continua sa route tout droit sans ralentir. Le fugitif avait dû comprendre que d’avoir rendu aveugle son hôte n’était pas suffisant et, à une douzaine de mètres du hangar, M. Kinnaird s’affala au volant.

Malheureusement pour le criminel, la Jeep était toujours en prise. Et la petite voiture continua sa route en obliquant un peu pour aller s’arrêter contre le mur de tôle du hangar à quelques mètres de la porte. Au moment où la paralysie l’avait gagné, M. Kinnaird avait heureusement levé le pied de l’accélérateur. Ce geste instinctif le sauva.

Bob trouvait que les événements se déroulaient un peu trop vite à son gré. Il s’attendait à voir venir son père à pied et à le retrouver un peu plus loin du feu. Il voulait se servir du bidon d’huile qu’il tenait à la main pour limiter l’explosion des flammes tout en laissant croire au fugitif que son hôte courait un danger immédiat. À présent, tout son plan se trouvait modifié, car il ne pouvait s’approcher assez près de la Jeep et il n’était pas question de répandre de l’huile au hasard. Pour ajouter encore au tragique de la situation, un des bidons pleins que Bob avait posé au haut de la pyramide choisit ce moment-là pour tomber. Heureusement il avait eu la précaution de ne pas employer d’essence mais du pétrole et le bidon, en se vidant, donna simplement naissance à une nouvelle nappe de flammes qui s’étendit au pied du mur. Cependant le feu menaçait la Jeep.

Bob commençait à s’affoler, lorsqu’il se souvint tout à coup de l’existence des fenêtres qu’il avait soigneusement cachée au Chasseur pendant qu’il installait le piège. Il fit rapidement demi-tour, se précipita vers la plus proche et hurla en conservant toujours son bidon d’huile à la main :

« Ne vous en faites pas, il y a la fenêtre ! »

Il passa rapidement à travers l’ouverture et se retrouva sur ses pieds de l’autre côté du hangar. Il courut rapidement pour en faire le tour et ce qu’il aperçut alors le ramena très vite au plan si laborieusement échafaudé.

Bien qu’étant très près de la Jeep, le feu ne l’avait pas encore atteinte, mais ce n’était pas cela qui attirait comme un aimant le regard du jeune garçon.

Toujours couché sur le volant, la silhouette de son père se découpait sur le fond rougeoyant des flammes et, à côté de lui, abrité de la chaleur intense qui se dégageait, on apercevait quelque chose. Le Chasseur n’avait jamais voulu se montrer à Bob, mais celui-ci n’hésita pourtant pas à mettre un nom sur ce qu’il voyait : un paquet compact de gélatine opaque et verdâtre tremblotait un peu en émergeant des vêtements de M. Kinnaird. Bob se cacha aussitôt derrière le coin du hangar, bien qu’il n’aperçût rien qui ressemblât à un œil et observa ce qui se passait.

La créature étrange semblait se ramasser pour un prochain départ. Un mince tentacule prit naissance au milieu de la masse compacte et descendit sur le bord de la Jeep. Le bras hésita quelques instants dès que, quittant la protection du métal, la chaleur se fit plus sensible. Mais le fugitif estima sans doute que mieux valait avoir un peu chaud maintenant que d’être grillé plus tard et le pseudopode descendit jusqu’au sol. La masse compacte se rétrécissait au fur et à mesure que le tentacule gagnait du terrain et il fallut près d’une minute pour que tout le corps passât de la voiture sur le sol.

À l’instant même où le fugitif fut tout entier sous la Jeep, Bob courut vers la voiture, tenant toujours son bidon d’huile à la main. Le Chasseur s’attendait à le voir en déverser le contenu sur la créature gélatineuse qui s’efforçait de fuir en toute hâte loin des flammes, mais le jeune garçon passa à côté sans même y jeter un regard, poussa son père sur le côté, embraya la marche arrière et fit reculer la Jeep rapidement d’une trentaine de mètres. Et c’est alors qu’il reporta son attention sur la tâche principale qu’il poursuivait depuis si longtemps.

Au cours de cette manœuvre, le fugitif n’avait guère eu le temps de s’éloigner. Il s’était contenté de suivre le mur du hangar et la disparition de la Jeep l’avait poussé à faire tous ses efforts pour échapper au rayonnement de la chaleur intense. Néanmoins il dut voir Bob qui approchait, car il arrêta son lent mouvement fluide pour former une masse compacte hémisphérique d’où émergèrent bientôt un grand nombre de fins vibrions tous dirigés vers l’être humain qui s’avançait. La première idée du fugitif avait sans doute été de voir dans cette présence inattendue un hôte possible qui lui permettrait de s’éloigner rapidement de cet endroit dangereux. Puis il avait dû brusquement s’apercevoir de la présence du Chasseur dans l’être qui aurait pu lui servir d’hôte et il essaya de s’échapper. Comprenant son infériorité dans ce domaine, il se rassembla de nouveau et Bob, se souvenant des précisions données par le Chasseur, put voir l’autre s’efforcer de disparaître dans le sol. Mais il y avait loin entre ce sol tassé par les multiples allées et venues qui entouraient le hangar et le sable friable de la plage. Bien avant que le corps du fugitif ait pu diminuer notablement, il fut entraîné par le flot d’huile que Bob déversait.

Le jeune garçon vida le bidon complètement, répandant de l’huile sur le sol tout autour du fugitif puis jetant les dernières gouttes dans la direction du hangar en feu afin de former une longue traînée allant se perdre dans les flammes. Il recula alors d’un pas et attendit que le feu veuille bien suivre la voie qu’on venait de lui tracer.

Mais le mouvement était trop lent et Bob, au bout d’un instant, prit de nouveau des allumettes et mit le feu à la flaque d’huile en poussant les flammes le plus possible vers le centre de la mare où apparaissait un petit renflement noirâtre de gelée tremblotante.

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