VII De l’autre côté de la Galaxie

— Des hommes ? dit Jerg Algan.

— Des hommes, répéta le vieillard, en agitant nerveusement ses mains décharnées. Vous pouvez me croire ou non, me traiter de fou comme ces gens de Bételgeuse qui m’ont exilé ici, ou m’écouter silencieusement comme ces marchands puritains d’Ulcinor qui ne m’ont pas donné le quart de la somme qu’ils m’avaient promise. Mais ce sont des hommes qui m’ont sauvé. Ils n’étaient même pas très différents de nous. Leurs oreilles étaient petites et pointues, leur teint était très pâle, leur taille moindre que la nôtre, leurs gestes plus vifs et plus gracieux, leur langue était d’une incroyable complexité pour ce que j’ai pu en comprendre et leur tempérament les portait beaucoup moins que nous à l’action, mais c’étaient des hommes. Et savez-vous comment j’ai appris à communiquer avec eux ? Vous pouvez chercher cent mille ans. Vous ne le trouverez pas, bien que ce soit entièrement et absolument logique. En jouant aux échecs. Rien d’autre. Voyez-vous, le roi, la dame et les pions peuvent porter d’autres noms, et affecter d’autres formes, mais les mouvements sont partout les mêmes, et les possibilités des soixante-quatre cases sont partout presque infinies, presque aussi infinies que l’univers lui-même.

— D’où venaient-ils ? demanda Algan. Son cœur battait à grands coups et sa voix était rauque. Il sentit soudain peser sur ses épaules le poids d’une longue fatigue accumulée, mais il lutta pour garder les yeux ouverts et pour maintenir son esprit éveillé.

— De l’autre côté de la Galaxie, dit tranquillement le vieil homme. Ses traits semblaient s’être apaisés et ses mains reposaient maintenant calmement sur ses genoux.

— Je suppose que vous ne me croirez pas, poursuivit-il, je suppose que vous me tenez pour un vieux fou que vingt années d’exil ont rendu mythomane. Je ne puis pas vous donner de preuve. Mais, somme toute, vous êtes venu chercher une histoire, n’est-ce pas ? Faites-en ce que vous voudrez.

— Je vous crois, murmura Algan, sentant le vent du soir passer sur sa nuque. Trois lunes roses se levaient au-dessus du port stellaire, qu’il n’avait pas remarquées la nuit précédente. Puis il s’aperçut que ce n’était que les reflets, sur les nuages bas, des puissants projecteurs de la tour.

Il n’avait pas d’autre possibilité que de croire le vieil homme, pas d’autre issue que de faire confiance à un vieillard recroquevillé sur son passé, témoin d’un accident unique et incroyable. Mais plus rien n’était réellement incroyable, songea-t-il, les limites du possible avaient été définitivement repoussées par la proue des navires sillonnant le vide à la vitesse de la lumière, le monde s’était soudain élargi très au-delà de ce que l’expérience humaine contenait, admettait, et tout cet espace laissé libre dans l’esprit des hommes appartenait au merveilleux, au fantastique. Il y avait déjà eu des périodes semblables dans l’histoire humaine, lorsque des terres neuves avaient été entrevues à l’Occident par des navigateurs ; le doute, là aussi, s’était effacé devant la crédulité. Puis, les terres une fois conquises, les hommes s’étaient défait de leur ivresse passée. Mais, dans le ciel, il resterait toujours des terres.

A moins que les planètes nouvelles ne fussent déjà occupées.

— Il m’importe peu que vous me croyiez ou non, dit le vieil homme d’une voix soudain usée et chevrotante. C’étaient des hommes, tout comme nous, c’est tout ce que je puis dire, et ils venaient de l’autre côté de la Galaxie. Ils étaient nés dans les mêmes conditions que l’homme sur la Terre, et ils n’eurent guère besoin de me raconter l’histoire de leur espèce. Je m’aperçus bientôt que je la connaissais. C’était l’histoire humaine, voyez-vous. Avec quelques variantes, bien sûr. La nature leur avait été plus clémente qu’à nous. Et leur développement en fut sensiblement allongé. Mais il fut plus régulier que le nôtre. Voyez-vous, ils étaient moins agressifs que ne le sont les hommes et ils commirent au cours de leur histoire moins d’erreurs, pas beaucoup moins, mais juste assez pour qu’ils n’aient pas à reprendre la civilisation par le début toutes les quelques centaines d’années. Leur langue aussi était très différente de toutes celles que les hommes ont connues, beaucoup plus souple, mais beaucoup plus difficile aussi que celles que pratiquèrent les hommes. Il m’a semblé qu’ils n’ont jamais connu ce que nous appelons la Tour de Babel. Et leur façon de penser et même la configuration de leur système vocal s’en sont trouvées modifiées au point que j’aurais bien de la peine à répéter maintenant un seul de leurs mots et qu’ils ne parvinrent jamais à prononcer certains phonèmes de la Terre.

» Mais cela ne constitue pas une vraie différence. Tout cela existe ou a existé sur la Terre et les hommes sont pourtant tous des hommes. Et eux aussi étaient des hommes. Et comme nous, ils se demandaient pourquoi ils étaient des hommes.

— Le Hasard, souffla Algan. La Galaxie est si vaste.

— Peut-être, dit à voix basse le vieillard, peut-être. Je n’ai jamais très bien su ce qu’était le hasard. Mais je ne crois pas que le hasard soit responsable du développement simultané de plusieurs races humaines en des points divers de la Galaxie, et de leur rencontre au moment précis où elles apprennent tant bien que mal à naviguer entre les étoiles. Et j’ai de meilleures raisons encore de ne pas le croire. Attendez un instant. J’ai soif. Voudriez-vous entrer dans la cabane et prendre la gourde de métal qui se trouve sur la table et deux verres que vous trouverez sur une étagère, au-dessus de la porte. Je ne peux pas bien parler lorsque ma gorge est sèche.


Algan se leva et posa l’échiquier sur le billot de bois rose qui lui avait servi de siège. Il traversa la cour, attentif au clapotement de ses bottes dans les flaques d’eau que la lumière de l’étoile rouge avait empourprées d’une façon inquiétante. Il dut se baisser pour franchir la porte et il demeura un instant indécis dans la pénombre rose de la pièce. A ses pieds un rond net marquait l’emplacement du billot qu’il avait déplacé tout à l’heure, mais partout ailleurs, sauf en deux étroits sentiers allant de la porte au lit de bois à peine raboté, et du lit à la table, une fine poussière rose dénonçait le passage du Temps, jamais contrarié par le vieux pilote qui l’avait oublié.

Mais ces années passées n’étaient rien auprès de celles qui s’étaient dissoutes dans l’espace et qui formaient toute la mémoire du vieillard. Il était né en même temps que certains des ancêtres d’Algan si lointains que plus personne sur la Terre n’aurait pu dire leur nom, et qu’il n’en restait peut-être même pas une trace dans les poussiéreuses archives de la vieille planète ou sur les dalles des cimetières de Dark. Il avait croisé longtemps entre les étoiles, et son temps de vie s’était effroyablement allongé. Il n’était plus qu’une sorte de fossile abandonné par les courants de l’espace en cette cabane sale et misérable. Avec des milliers d’autres, il avait défié le temps. Lui seul avait survécu, mais finalement, le temps s’était vengé.

A sa façon.

Et sa vengeance était inscrite dans la poussière qui recouvrait le plancher et les meubles, un cristal arraché à une montagne inconnue, le crâne d’un animal fabuleux, un antique fusil suspendu à une poutre par sa bretelle de cuir racorni.

La gourde de métal brillait sur la table. Algan s’en empara. Il choisit sur l’étagère, au-dessus de la porte, deux verres que la poussière semblait avoir épargnés.


— Je vous remercie, disait le vieillard. Il m’est difficile de me déplacer, maintenant. Il y a deux ans, je battais encore les forêts environnantes, mais aujourd’hui c’est fini. Tout a une fin, n’est-ce pas ? même l’espace.

Du bout des lèvres, Algan goûta la liqueur ; elle était douce et sucrée.

— Ils ne venaient pas exactement de l’autre côté de la Galaxie. Mais ils étaient originaires d’une contrée si lointaine que les étoiles qui leur étaient familières, sont pour nous confondues dans un brouillard de soleils et que leur localisation n’aurait guère de sens, même pour le meilleur de nos astronomes. En fait, l’expédition qui me recueillit s’était davantage encore éloignée de sa base de départ que la nôtre. Je vous ai dit que leurs aéronefs étaient moins perfectionnés que les nôtres et moins rapides. Mais la durée n’avait pas pour eux le même sens que pour nous, du moins pas exactement. Ils s’inquiétaient peu de passer leur vie entière dans un astronef ou sur leur propre monde. Ils raisonnaient un peu, comme font les gens de Bételgeuse, en termes de continuité et de siècles. Mais peu importe.

» Vous savez que la Galaxie a été artificiellement divisée par nos cartographes en quatre quarts, et en trois cent soixante secteurs, comme l’on découpe une roue. Vous savez que la Galaxie humaine s’inscrit dans les quatre premiers secteurs. Eh bien, leur pays d’étoiles se situait dans le douzième secteur à partir de celui de la Terre, à une distance du centre de la Galaxie sensiblement égale à la moitié de celle qui sépare le système solaire de ce même centre. Tout cela pour vous dire qu’ils habitaient en une région inconcevablement lointaine, même pour une nef stellaire rapide.

» Mais ils ne furent pas tellement étonnés de me rencontrer. Il semblait qu’ils s’attendaient à cette rencontre. D’étranges traditions couraient parmi eux. Et certaines disaient qu’il existait d’autres populations humaines, en des secteurs de la Galaxie plus éloignés encore, qu’il y avait tout autour de ce noyau le soleil qui forme le centre de la Galaxie, une série de noyaux humains séparés par d’immenses abîmes, mais en train de coloniser ces espaces et de se rencontrer, en train de former une gigantesque chaîne tout autour de notre galette de soleils.

» Peut-être n’étaient-ce que des légendes. Je n’ai jamais pu savoir s’ils avaient réellement rencontré d’autres groupes humains parvenus à l’état de civilisation interstellaire, ou s’il s’agissait seulement de vagues prophéties, chargées de mystère par les siècles. Et, lorsque j’ai parlé aux gens de Bételgeuse de cette couronne humaine enserrant le centre de la Galaxie, ils m’ont ri au nez.

» Mais je suis sûr que ces hommes qui m’ont sauvé savaient quelque chose que les hommes de la Terre ont peut-être su, autrefois, et qu’ils ont oublié à la suite d’un de ces bouleversements dont leur histoire est faite. Ils affirmaient aussi qu’il n’existait pas de semblables noyaux humains dans les régions plus proches du centre de la Galaxie, que ces régions étaient en quelque sorte interdites ; ils disaient qu’elles appartenaient aux Maîtres qui nous ont créés. Mais pas plus que nous, ils ne savaient pourquoi ces Maîtres hypothétiques nous avaient créés. Ils ne savaient même pas si ces Maîtres existaient encore ou étaient morts. Ils pensaient seulement qu’ils avaient ensemencé certaines régions de l’espace dans un but précis, mais secret, et que, tout ce temps, ils avaient attendu que se réalisât un dessein inconnu des hommes, et que, parfois, ils avaient agi, mais sans que les hommes s’en rendent compte.

» Vous pouvez prendre tout cela pour un ramassis de légendes, et c’est ainsi que je l’ai longtemps pris. Mais maintenant, je crois qu’il existe un peu partout sur le pourtour de la Galaxie, des groupes humains qui commencent tout doucement à explorer leurs régions stellaires. C’est tout ce que je puis vous dire.

» Ils me déposèrent après un long voyage sur une planète des Marches colonisées. J’atteignis à pied un port stellaire et je me fis rapatrier par des voies détournées. Un beau jour j’essayai de vendre ce que je savais aux Puritains, mais Bételgeuse l’apprit, et, lorsque j’eus dit aux hommes de la Police psychologique ce que je viens de vous dire, ils se moquèrent de moi et m’exilèrent ici. Mais je sais que les Temps approchent.

— Soit, dit Algan, mais n’avez-vous pas une preuve, l’ombre d’une preuve ?

Sa voix tremblait de fatigue et d’énervement.

— Pas l’ombre d’une preuve, dit le vieillard. Ou plutôt si, je suis vivant. Que vous faut-il de plus ?

— Pourquoi ne se sont-ils pas fait connaître ? Pourquoi n’ont-ils pas poussé jusqu’à Bételgeuse, jusqu’à la Terre puisqu’ils avaient atteint les frontières de notre empire ?

— Ils n’y tenaient pas. C’était pour eux une raison suffisante. Ils disaient qu’il fallait laisser les choses arriver d’elles-mêmes, qu’un contact en ces années passées serait prématuré. Je vous l’ai dit. Dans tout ce qu’ils entreprenaient, ils n’étaient pas pressés.

— Est-ce tout ? dit Algan.

— Presque tout. Une seule chose mise à part. Voyez-vous, j’avais en commun avec eux le fait que nous étions des hommes, à peine différents, plus le jeu d’échecs ou plutôt l’échiquier aux soixante-quatre cases, et encore une troisième chose, le zotl. Leur faune et leur flore étaient différentes de la nôtre, non pas fondamentalement, mais elles avaient évolué selon des voies extrêmement différentes, presque divergentes des nôtres, et pourtant elles étaient aussi implacablement logiques que les nôtres. Mais ils connaissaient le zotl, comme nous, et ils le tiraient de la même plante, des mêmes dures racines enfouies sous des mètres de roche. Et, comme pour nous qui sommes issus de la Terre, il ne poussait pas sur leur planète d’origine. Nous n’avons découvert le zotl que lorsque nous avons exploré d’autres mondes que celui sur lequel notre espèce était née. Il en fut de même pour eux.

» Voyez-vous, dans l’espace, je crois que l’on retrouve trois choses, de places en places, d’abord l’échiquier, qui est sans doute plus ancien que l’homme, ensuite l’homme lui-même, et la vie telle que nous la connaissons, et enfin le zotl, que l’homme n’a découvert dans chaque cas qu’à un stade précis de son développement. Et je pense que chacune de ces choses n’a de sens qu’en fonction des deux autres et qu’elles viennent juste d’être réunies, ici, et ailleurs, et qu’il existe sûrement entre elles des corrélations que nous commençons à peine à entrevoir. C’est à vous de les découvrir.

Le vieillard leva la tête et fixa l’étoile rouge qui illuminait la nuit. Ses lèvres sèches frémissaient et ses mains posées sur ses genoux tremblaient. La tombée de la nuit avait emporté les derniers souffles du vent. Il se leva en s’appuyant sur une canne.

— Venez maintenant, dit-il à Algan, allons manger et nous reposer.


* * *

Algan écoutait la respiration lente et irrégulière du vieillard. Il s’était roulé dans une couverture et reposait sur le plancher de bois, la tête posée sur son sac, et il avait attendu le sommeil. Sans succès.

Ses yeux parcouraient les veines des planches du plafond, dans la lumière rouge de la nuit. Ses nerfs étaient tendus. Le silence était total, et seulement scandé par les bruits légers, familiers et rassurants du bois et par la respiration du vieillard.

Il ne pouvait dormir. Il réfléchissait.

Il se pouvait qu’il n’y eût dans tout ce qu’il avait entendu que des légendes invérifiables et probablement fausses. Et cela paraissait même certain. Presque certain.

De l’autre côté, il y avait l’espace, son étendue, les myriades de mondes qui le peuplent et les possibilités qu’ils représentent, et des centaines de questions aussi anciennes que l’homme et jamais résolues. Mais cela ne suffisait pas. Il y avait autre chose.

Il y avait ces bruits qui couraient dans toute la Galaxie, cette attente, jusque-là, de la découverte d’une autre espèce pensante, humaine ou non humaine, et qui ne fût pas le résultat de mutations à partir d’une souche Terrienne, comme les hommes d’Aro avec leurs yeux sans pupille apparente.

Il y avait Nogaro, il y avait la curiosité, l’intérêt que les gens de Bételgeuse aussi bien que les Puritains d’Ulcinor et des Dix Planètes portaient à toutes les histoires fabuleuses rapportées par les pionniers de leurs expéditions. Il y avait cette conviction de Nogaro, et celle du Marchand d’Ulcinor, que certains secrets se cachaient dans les profondeurs de l’espace, hors de l’atteinte des hommes.

Et il y avait l’échiquier.

Il y avait cette proximité sourde d’une armée invisible, ces déplacements de pions sur un terrain de jeu cosmique, cette rivalité entre Bételgeuse et Ulcinor à propos de ce qui pouvait surgir de l’espace. Il y avait Jerg Algan, ce qu’il savait et ce qu’il ignorait, les espoirs dont il était chargé, les questions qu’il devait éclaircir. Il y avait deux ou trois expéditions détruites de fond en comble, les étranges visions procurées par le zotl, les citadelles immenses et noires auxquelles croyaient les Puritains et que semblaient connaître les hommes de Bételgeuse.

Il se pouvait que la solution du problème se trouvât sur Bételgeuse. Il se pouvait qu’elle existât dans les mémoires magnétiques des ordinateurs géants, dans les dossiers et dans les rapports. Il se pouvait même que Jerg Algan fût un faux indice destiné à lancer les Puritains d’Ulcinor sur une fausse piste.

Mais il y avait l’échiquier.

Et ses soixante-quatre cases, son allure de tableau à double entrée, ses figures incompréhensibles et ses possibilités presque infinies de combinaisons mathématiques.

Un symbole ? Le symbole de l’univers.

Mais était-ce réellement un symbole ? se demanda Jerg Algan, les yeux ouverts, fixant la fenêtre, sentant dans son dos les irrégularités du plancher et sur sa peau la fraîcheur moite de la nuit.

Ou était-ce une réalité, une clef, ou encore une sorte de plan, ou encore une porte, livrant le secret des citadelles noires, les mettant à la merci de celui qui saisirait les morceaux épars du puzzle et les rassemblerait en un tout cohérent ?

Il glissa sa main sous sa tête, la plongea dans le sac et en tira l’échiquier. Son pouce caressa la surface froide et polie du bois. L’échiquier était une clef plus ancienne que l’homme et avait attendu patiemment au travers de toutes les civilisations humaines que l’homme sût s’en servir. Et peut-être les citadelles éparses dans l’espace étaient-elles aussi nombreuses que ces grains de riz que le roi de la légende promit à l’inventeur de l’échiquier, un grain sur la première case, deux sur la seconde, quatre sur la troisième, doublant ainsi de suite jusqu’à la soixante-quatrième case qui eût dû supporter plus de riz que la terre entière n’eût pu en produire ?

Ou peut-être l’échiquier était-il un plan de l’espace, et les trajectoires suivies par les pièces avaient-elles représenté de tout temps, une visualisation simple de certaines trajectoires privilégiées, ou peut-être encore le jeu d’échecs avait-il été une façon détournée de préparer le cerveau de l’homme à certaines tâches, et peut-être le résultat de certaines parties n’était-il que le résultat de certains problèmes posés par certaines coordonnées spatiales infiniment complexes ?

Car les problèmes que posait le jeu d’échecs étaient surtout des problèmes géométriques, des problèmes spatiaux, des problèmes topologiques. Des questions compliquées d’itinéraires devant être parcourus, tout en évitant l’influence destructrice de certaines pièces, elles-mêmes disposées à certains endroits.

Au centre, par exemple.


* * *

L’échiquier était-il bien fait de bois ? se demanda-t-il tandis que ses doigts effleuraient la surface douce et polie, sans parvenir à déceler le moindre interstice entre les cases comme ç’aurait été presque obligatoirement le cas si elles avaient été faites de pièces de bois accolées les unes aux autres.

Il avait admis dès le premier instant que l’échiquier avait été taillé dans une ou plusieurs essences de bois au grain très fin. Mais il avait pensé au bois parce que la presque totalité des échiquiers anciens qu’il avait vus sur la Terre, étaient faits de bois.

Il hésitait maintenant à penser qu’une pièce de bois pût demeurer longtemps dans un état aussi parfait.

A moins que l’échiquier n’ait été un faux, un piège grossier.

Il repoussa cette idée. Les Puritains aussi bien que les gens de Bételgeuse disposaient de moyens scientifiques extrêmement précis pour évaluer l’âge d’un objet, fût-il forgé dans le métal, et ils ne se seraient jamais laissé tromper, et quel intérêt pouvaient-ils avoir à l’abuser, lui, Jerg Algan, homme de la Vieille Planète, rebelle à Bételgeuse, loup solitaire perdu dans les Marches de la Galaxie humaine ?


Il y avait le zotl, aussi. Le zotl et l’échiquier.

Le zotl, cette drogue étrange, nullement nocive, qui agissait sur le système nerveux et le rendait capable de percevoir certaines réalités incompréhensibles.

Irréelles, disaient les psychologues, dangereuses, traumatisantes. Voire, disaient les mathématiciens et les physiciens, les univers que le zotl permet d’explorer sont parfaitement logiques, bien plus logiques qu’un rêve sorti d’un cerveau d’homme, aussi logiques que l’univers lui-même.

Délire cénesthésique, répondaient les psychologues. Simple croisement des fibres nerveuses. Vous voyez ce que vous devriez entendre, et vos sensations auditives vont droit à vos centres optiques.

Les neurologues, eux, haussaient les épaules.

L’échiquier et le zotl.

Le zotl était une porte qui s’entrebâillait sur des mondes incompréhensibles. Et l’échiquier était une sorte de sauf-conduit, de plan qui vous permettait de vous orienter et d’entrevoir certains mondes compréhensibles et bien réels.

Le zotl et l’échiquier.

Ils se complétaient comme se complètent une serrure et une clef pourvu qu’il y ait une main d’homme qui glisse l’une dans l’autre. Et pousse la porte ouverte.

Et pourvu que l’homme ne se contente pas de jeter un coup d’œil dans la chambre ainsi découverte, mais entre hardiment.

Entrer hardiment.


Il y avait l’échiquier et Jerg Algan.

Il se leva brusquement dans la lumière pâlissante qui emplissait la pièce et secoua le vieillard.

— Réveillez-vous, cria-t-il en se penchant sur le visage ridé et gris.

— Qu’y a-t-il ? murmura le vieil homme en se redressant, les yeux clignotants.

— Levez-vous. Je vous expliquerai. J’ai besoin de votre aide.

Il regarda le vieillard enfiler un uniforme de marin usé et rapiécé.

— Le soleil n’est même pas levé, dirent les lèvres sèches et tremblantes.

— Peu importe, dit-il. Je ne peux plus attendre.

— Et maintenant ? dit le vieillard.

— J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit. J’ai besoin de zotl pour tenter une expérience. En possédez-vous ?

— Non. Qu’en ferais-je ?

— Connaissez-vous quelqu’un qui en détienne sur cette planète ?

— La racine de zotl ne pousse pas ici. Et la population est pauvre. Elle ne peut pas s’offrir ce luxe. Non, je ne vois pas.

Le vieillard ouvrit la porte et ils sortirent. La cour était aussi misérable et boueuse que la veille, mais la nuit finissante lui donnait un aspect enchanté. La jungle environnante semblait être la proie des flammes et la maison elle-même se consumait en un brasier froid et imaginaire. Mais la haute architecture du port stellaire se dressait comme un bloc de glace, même au sein de la nuit pourpre.

— Attendez, dit le vieillard, le capitaine du port, peut-être. Il faudrait que vous le voyiez. Peut-être les caves du port stellaire contiennent-elles une cargaison de zotl, peut-être en fait-il lui-même consommation. J’en doute, car il vient d’un des mondes puritains. Mais je ne vois pas comment vous parviendrez à le décider à vous céder un peu de zotl, même s’il en possède. Que pouvez-vous lui donner en échange ? Dites-lui, lorsque vous irez, que vous venez de ma part.

— Je n’y manquerai pas, dit Algan. Je vais y aller tout de suite.

— Le jour n’est même pas levé. Attendez un peu.

— Les ports stellaires ne connaissent ni jour ni nuit, dit Algan, et j’ai déjà attendu trop longtemps. Je tiens à ce que ce capitaine se souvienne de ma visite. Adieu.

— Bonne chance, dit le vieillard, mais sa voix était pleine de doute et de méfiance. Il regarda Jerg Algan boucler son sac et s’éloigner sur le sentier escarpé qui conduisait aux hautes portes de bronze du port stellaire, entre les baraques misérables qui constituaient l’unique rue de la bourgade. Il haussa les épaules et regagna sa cabane.


* * *

— Vous n’entrerez pas, dit le garde. Pas à cette heure de la nuit. Et vous êtes un étranger, de surcroît.

Il semblait minéral dans son uniforme de métal souple. Ses doigts immobiles étaient posés sur les touches d’un tableau de contrôle et il pouvait déclencher tous les feux de l’enfer autour de la porte. Ses yeux brillaient comme des silex polis. Son masque luisait tel une énorme pépite d’un métal fabuleux. En sa tranquille obstination, il était immortel et invulnérable. Il représentait Bételgeuse et il savait que la puissance entière d’une Galaxie était prête à appuyer sa détermination.

— Je suis un libre citoyen de la Galaxie, dit Algan, à voix forte. J’ai droit jour et nuit au libre accès des ports stellaires.

— En principe, oui, dit le garde de sa voix glacée. Mais la nuit, ici, même les principes dorment. Vous devriez en faire autant. Vous parlerez demain au capitaine.

— Je fais appel à son autorité, dit Algan. Vous n’avez pas le droit de m’interdire de votre propre initiative l’entrée du port.

— Je vois que vous connaissez le droit, dit le garde en souriant à peine. Eh bien ! prouvez-moi que vous êtes un libre citoyen de la Galaxie et je vous laisserai entrer.

— Je suis un humain, dit Algan, cela devrait suffire.

Le garde secoua la tête.

— Vous êtes un étranger. D’où sortez-vous, d’abord ? Vous n’êtes pas un indigène. Sa voix traîna avec condescendance sur le mot indigène.

» Et vous n’êtes jamais passé par le port stellaire. Il ne vient pas tellement de visiteurs dans ce trou perdu. Je vous aurais remarqué.

— Peu importe, dit Algan. Peut-être un navire d’inspection de Bételgeuse m’a-t-il déposé en un point de la planète que vos détecteurs ne couvrent pas. N’avez-vous pas remarqué l’approche d’un navire, sur vos écrans ?

L’expression du garde changea sensiblement.

— Peut-être, dit-il, peut-être. Mais même si cela était, j’ai reçu des ordres. Je puis être puni si je ne les exécute pas.

— Je doute que votre capitaine le fasse si vous me laissez entrer. Dans le cas contraire, je ne réponds de rien.

Le garde dévisagea une fois de plus Jerg Algan. Les vêtements froissés et sales, la barbe naissante, la fatigue qui se lisait sur les traits de l’étranger ne lui inspiraient pas confiance.

— Je viens de la part de Nogaro, dit brusquement Algan.

— Nogaro ? Comment connaissez-vous ce nom ?

La voix du garde s’était faite impérative.

— Il m’a envoyé. C’est tout.

— Nogaro, dit le garde rêveusement. Je croyais qu’il était mort. Soit. Je vous crois. Mais je vais appeler le capitaine et il décidera lui-même de vous recevoir maintenant ou d’attendre le matin. Je m’en lave les mains.

Il pressa une touche et les hautes portes de bronze, portant en lettre énormes le nom de la planète, Glania, s’ouvrirent et laissèrent passer l’étranger, qui s’avança seul, sur l’immense esplanade déserte du port, en direction de la tour luminescente.


Le capitaine tournait résolument le dos à Algan et examinait le ciel par la grande baie qui limitait le fond de son bureau. La lumière du soleil levant jouait dans les fourrés qui bordaient l’horizon oriental, et les antennes noires du port se découpaient sur le ciel encore pourpre comme les branches trop régulières d’arbres calcinés.

Le capitaine était petit et brun, mais en vieillissant, il manifestait une fâcheuse tendance à prendre de l’embonpoint, et son caractère s’aigrissait. Aussi portait-il un fort ceinturon de cuir et contemplait-il avec nostalgie l’esplanade de son port stellaire vide de tout navire, et le ciel, vide de tout messager de Bételgeuse.

Les heures étaient quelquefois longues sur Glania.

— Vous avez une affaire à me proposer ? dit-il d’une voix rogue. Allons. Je vous écoute.

— Vous ne me demandez même pas qui je suis, remarqua Algan.

— Peu importe.

— Mettons que nous en parlerons tout à l’heure, glissa Algan.

— Je vous attends, dit le capitaine.

Ses mains, qu’il tenait derrière son dos, s’agitèrent. Le premier rayon net du soleil déborda l’horizon et la lumière et la teinte du ciel se mirent à changer. Chaque soir et chaque matin une lutte renouvelée se déroulait entre la lueur rouge de la nuit et l’étoile blanche du jour. Le soleil blanc était une immense araignée qui tissait sur toute la surface du ciel une toile de rayons, presque instantanément étendue à tout l’horizon, et dans ce filet blême se prenait immanquablement la lointaine étoile pourpre qui pâlissait et semblait fuir.

Et chaque soir c’était l’inverse. Des légendes commençaient à courir dans la population de Glania à propos de ce combat incessant du jour et de la nuit.

— Je suis venu vous offrir le moyen de vous faire remarquer par Bételgeuse, dit lentement Algan. Peut-être même de sauter un grade ou deux, ou de vous faire muter sur un monde plus proche du centre.

— Eh bien ? dit le capitaine. Il se mit à rire, mais son rire sonnait faux. Il s’arrêta brusquement, se retourna et toisa Algan.

— Ce dont la Galaxie humaine a le plus besoin, dans les conditions actuelles, dit Algan, c’est d’un moyen de translation interstellaire presque instantané. Les artifices dont nous usons pour accélérer la course de nos navires sont dès maintenant insuffisants. Je pense que le gouvernement central de Bételgeuse témoignerait une certaine reconnaissance à l’homme qui lui apporterait un nouveau procédé.

— Vous par exemple ? dit le capitaine, d’une voix glaciale.

— Peu importe qui. Mettons que j’en sois maintenant au stade des expériences. Mettons que j’aie particulièrement besoin d’un produit que je ne puis me procurer ici. Admettons que vous en déteniez. Etes-vous prêt à m’en céder une petite quantité pour me permettre de poursuivre mes travaux ? Je vous en serai reconnaissant et avec moi toute la Galaxie.

— De quoi avez-vous besoin ? dit le capitaine, fixant un point vague, au-delà de la tête d’Algan, au-delà des murs de la pièce, au-delà même de la planète, situé en un monde de rêves dont nul n’avait la clef, sauf le capitaine.

— De zotl, dit Algan doucement.

Le regard du capitaine abandonna immédiatement son objectif incertain et effleura Algan. Ses mains se posèrent sur le bureau et il se pencha vers Algan. Puis son visage devint rouge, et il se mit à rire avec une telle violence que des larmes jaillissaient de ses yeux.

— Du zotl, mon garçon, dit-il lorsqu’il se fut calmé, et rien d’autre ? Etes-vous bien sûr que vous ne désirez rien d’autre ? Mais comment savez-vous d’abord si j’en possède ou non ? Etes-vous fou, mon garçon ? Venir me demander du zotl, à moi, en me racontant une histoire invraisemblable. Du zotl pour se déplacer entre les étoiles. On a déjà essayé de me soutirer ou de me voler de la drogue de bien des façons, mais jamais encore de celle-là. Mais on dirait que vous croyez à votre histoire, mon garçon. Vous êtes paranoïaque, rien d’autre, paranoïaque.

— Le zotl n’est pas une drogue, dit Algan froidement, si l’on se réfère à la lettre de la loi.

Le capitaine cessa de rire.

— Je vous ai assez vu, dit-il. Déguerpissez.

— Le zotl n’est pas une drogue, dit Algan, et si vous en possédez, je suis prêt à vous l’acheter. Une telle transaction est parfaitement licite. Seuls les mondes puritains tiennent le zotl pour une drogue encore qu’ils n’aient jamais pu faire la preuve de sa nocivité. Mais nous nous trouvons ici sur un monde entièrement contrôlé par Bételgeuse. Vous pouvez me vendre du zotl, capitaine, si vous en possédez, ce que je crois. Et Bételgeuse vous en sera reconnaissante, un jour ou l’autre.

Le regard du capitaine regagna son rêve nuageux.

— Je possède du zotl, dit-il. J’en consomme parfois. Les journées sont longues sur ce monde perdu. Ce n’est pas un délit. Vous le savez, si vous êtes un envoyé secret de Bételgeuse. J’aurais dû me douter de quelque chose de semblable.

— Je ne suis pas un envoyé secret de Bételgeuse, dit Algan. Je préfère vous le dire avant que vous ne le découvriez de vous-même. Je n’ai même jamais mis les pieds sur Bételgeuse. Mais j’ai besoin de zotl et je suis prêt à payer dix fois son prix. Jouons cartes sur table, voulez-vous ?

— Soit, dit le capitaine. Avez-vous de l’argent ?

— Non, dit Algan.

Le capitaine s’énerva visiblement.

— Vous êtes fou, dit-il.

Il avança la main vers un bouton dissimulé dans une moulure du bureau.

— Ne faites pas cela. Je vous ai dit que je n’avais pas d’argent sur moi, mais non que je ne pouvais pas disposer d’une somme considérable. En fait, je représente une somme considérable. Il me faut douze racines de zotl, environ. Evaluez-les vous-même.

Le capitaine réfléchit un instant. La somme était énorme.

— Cinq cents unités, à peu près, dit-il.

— Je vous en offre cinq mille, dit Algan. Je me nomme Jerg Algan. Et ma tête est mise à prix. Elle vaut cinq mille unités. Donnant, donnant. Vous pouvez vérifier la chose dans vos instructions récentes.

Il se passa un petit temps pendant lequel ils se regardèrent sans rien dire. Puis le capitaine rompit le silence.

— Je suppose, dit-il, que vous pensez avoir tout prévu. Mais que feriez-vous maintenant, si je vous retenais sans vous donner de zotl ?

— Une chose bien simple, dit Algan. La somme offerte en échange de ma personne ne sera versée qu’à celui qui m’aura fait prisonnier. L’offre n’est pas valable si je me rends à un représentant de Bételgeuse. Il peut donc y avoir deux versions de ma capture. Ou bien vous m’avez fait prisonnier après une poursuite acharnée et vous touchez la prime. Ou bien j’affirme m’être rendu et vous ne gagnez rien.

— Ils ne vous croiront pas, dit le capitaine en se mordant les lèvres. Ils me feront confiance plutôt qu’à vous.

— Bien entendu, dit Algan. Mais ils croiront bien plus encore le témoignage d’un détecteur de mensonges. Alors je serai obligé de dire la vérité. Ils ne me croiront, alors, que lorsque je dirai que je me suis rendu. Et vous serez probablement attaqué pour faux témoignage. Par contre, si vous acceptez les conditions que je vous propose, je ne passerai jamais devant un détecteur. La loi autorise le criminel à refuser l’épreuve du détecteur, bien que les plus lourdes présomptions pèsent alors sur lui. Mais je n’ai rien à perdre.

— Comment puis-je être sûr, dit le capitaine, que vous n’essaierez pas de me doubler, aussitôt arrêté.

— Vous ne pouvez pas l’être. Ma parole vaut la vôtre, c’est tout. J’ai été franc avec vous dans l’espoir que vous comprendriez qu’elle vaut quelque chose. Et, somme toute, je n’aurais aucun intérêt à vous doubler. Bételgeuse paie, pas moi. De votre côté, c’est un risque à courir. Il en vaut la peine, croyez-moi.

— Cinq mille unités, dit le capitaine, à voix basse. Presque le prix d’une planète de seconde importance. Oh ! soyez maudit si vous êtes un envoyé secret de Bételgeuse.

— Ma tête est mise à prix, rappela Jerg Algan. Vous pouvez le vérifier.

— Soit.

Des données défilèrent rapidement sur un écran. Des positions de navires, des signalements, des avertissements, puis la cadence se ralentit et le film s’arrêta brusquement sur une image. Celle d’Algan.

Le portrait était saisissant de vérité. Il avait dû être pris sur Terre, dans le port de Dark, tandis qu’Algan subissait l’entraînement. Mais pourtant, il ne correspondait plus exactement à la vérité. C’était une image du passé. Le visage de l’Algan de maintenant était plus dur, plus hâlé ; ses yeux plus enfoncés dans leurs orbites brillaient plus nettement.

Des instructions suivaient. Une description détaillée. Plus un acte d’accusation. Plus un tableau du navire sur lequel il avait pris la fuite. Plus la somme qui était offerte à tout citoyen de la Galaxie, civil, soldat ou officier, pour sa capture. Plus cette mention en lettres rouges : A prendre vivant. Ne tirer sous aucun prétexte. L’homme n’est probablement pas dangereux.

— Ils semblent tenir à vous, dit simplement le capitaine.

— Bien plus que vous ne croyez. Ils ont autant besoin de moi que j’ai besoin de zotl. Pour la même raison.

— Alors, suivez-moi.

Et, tandis qu’il marchait derrière le capitaine, Algan réfléchissait. Les hommes de Bételgeuse n’avaient pas tenu compte dans leur acte d’accusation, des menaces qu’il avait proférées. Ils parlaient seulement du vol d’un navire. Et encore, en termes singulièrement atténués. Mais cela n’était pas le vrai délit, si délit il y avait, puisqu’ils avaient eux-mêmes donné à Algan l’occasion de s’emparer d’un navire. La vérité était qu’ils désiraient s’assurer de la personne d’Algan dès qu’il aurait découvert quelque chose et avant que les Puritains aient pu mettre la main dessus.

Ils avaient lâché Algan dans l’espace, comme on lâche un furet dans un terrier, en disposant des cages à toutes les issues et en espérant bien le retrouver dans l’une d’elles lorsqu’il aurait débusqué la proie.

Mais ils avaient négligé une issue.


— Il est évidemment inutile de tenter quoi que ce soit contre moi, dit le capitaine. Aucune arme, vous le savez probablement, ne peut fonctionner sur toute l’étendue du port stellaire, à moins que je ne donne l’ordre de supprimer localement le champ inhibiteur. Par ailleurs, ma garde agirait au moindre cri suspect. J’ajouterai que dans la longue histoire de la Galaxie humaine, jamais un groupe de criminels, même nombreux et bien armés, n’a réussi à se rendre maître d’un port stellaire.

— Inutile d’insister, dit Algan. Je ne suis pas venu ici pour me battre.

Ils franchirent une porte qui se referma sans bruit derrière eux. Un pan de mur pivota et démasqua une profonde cavité qui contenait une luxueuse machine à presser le zotl et un bon tas de racines. Algan siffla entre ses dents.

— Je dois cette installation à mon prédécesseur, dit le capitaine. Il fut un beau jour rappelé sur Bételgeuse pour une obscure affaire de trafic. Et je découvris, longtemps après, ceci, tout à fait par hasard. Légalement, cela m’appartient.

Le ton de sa voix indiquait qu’il se tenait sur la défensive et qu’il n’avait pas cessé de croire à la possibilité que Jerg Algan fût un émissaire secret de Bételgeuse.

— Mettez une racine à presser, dit Algan.

Il tira l’échiquier de son sac et le posa sur une table basse. Il disposa en face de la table un fauteuil, s’assit et posa ses deux mains sur l’échiquier, un doigt sur chaque case. Puis il ôta ses mains et examina les fines gravures, les figures dessinées par un stylet de diamant en un temps incroyablement ancien. Il semblait – était-ce une illusion – qu’elles tremblaient. Il essaya de penser à autre chose qu’à ce qu’il allait faire. Il ignorait complètement ce qui allait lui arriver. Mais cela n’avait pas d’importance. Dans la situation où il se trouvait, il ne voyait pas d’autre issue que celle-là. Si c’en était une. Il regarda la racine de zotl céder sous le lourd piston, et cela lui rappelait la Terre, Dark, et le marchand d’Ulcinor.

Peu de jours avaient passé depuis son départ du port stellaire de Dark, peu de jours, pour lui qui avait voyagé d’un bout à l’autre de la Galaxie à une vitesse proche de celle de la lumière par des chemins extrêmement courts, mais sur la Terre, des années peut-être s’étaient écoulées.

Et ses amis étaient morts.

Il fixa le verre à moitié plein que le capitaine venait de poser devant lui. Et le repoussa.

— Pressez une autre racine, dit-il. Doublez la dose.

— Vous risquez la démence, dit le capitaine.

— Non, dit Algan. Ce n’est qu’une légende. Je sais ce que je fais.

— Je l’espère, dit le capitaine.

Il regardait l’échiquier d’un œil soupçonneux.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je vous expliquerai plus tard, dit Algan d’une voix lasse.

La seconde racine disparut sous le piston.

Il ne disposait d’aucun moyen d’évaluer la quantité optimale de zotl à absorber. Il fallait qu’il tentât une expérience. Il y avait neuf chances sur dix pour qu’elle échoue.

A moins que derrière son dos, à son insu, quelqu’un ne tirât les ficelles de ce pantin qu’il avait conscience d’être.

Il vida entièrement le verre et posa ses doigts sur l’échiquier. Au hasard.

Ou bien quelqu’un guidait-il ses doigts ?

Il ne se passa rien.

Il vit le capitaine qui le fixait, incrédule, il vit les yeux du capitaine qui semblaient se dilater. Il vit les lèvres du capitaine s’arrondir pour lancer un cri.

Les formes et les couleurs tremblèrent et se brouillèrent autour de lui.

— Au revoir, dit-il encore dans un souffle.

Puis il disparut.

Et l’échiquier avec lui.

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