I Les recruteurs

Il avait trente-deux ans et se nommait Jerg Algan. La presque totalité de ses jours s’était passée sur la Terre, à un endroit quelconque de la planète ; il avait sillonné les mers sur des glisseurs louches, survolé les continents à bord d’avions désuets, vestiges du siècle passé ; il s’était doré au soleil sur les plages d’Australie ; avant que le plateau désertique basculât dans l’océan, il avait chassé le dernier lion d’Afrique.

Il n’avait presque rien fait. Il n’avait jamais quitté la Terre. Jamais il n’avait franchi l’atmosphère. Entre deux vagabondages, il vivait à Dark de métiers bizarres, comme on ne peut le faire que dans la plus grande ville – la seule, à vrai dire – de la Terre.

Dark, bourgade de trente millions d’habitants, était dans toute la Galaxie, l’unique refuge de cette sorte de gens. Pourvu qu’ils s’y tinssent tranquilles, ils pouvaient échapper à la police psychologique. La position et l’ancienneté de Dark en font, malgré la petitesse de la ville, un des plus importants ports de ce secteur de la Galaxie, et tous les trafics s’y donnent libre cours. On peut y acheter tous les êtres connus, plus quelques autres, et ceux-là même dont l’importation est interdite parce qu’ils sont présumés dangereux. A Dark, on peut goûter à toutes les drogues préparées pour des humains et pour certaines autres races. D’aucuns prétendent même qu’on peut y trouver des esclaves. Dark est le scandale permanent de la Galaxie.

Algan avait connu des hauts et des bas. Il ne se souvenait pas d’être resté plus de trois mois dans un emploi, ni d’avoir vendu deux fois la même chose. Il n’avait pas eu jusqu’alors de réelles difficultés avec la police psychologique, mais ce n’avait pas été entièrement de sa faute.

Il cherchait maintenant une nouvelle occasion de partir à la découverte de quelque coin de la Terre qu’il n’eût pas encore exploré. Il existe du côté du vieux port stellaire qui n’assure plus que le trafic des proches planètes, des lieux où l’on peut tomber sur une occasion inespérée. Soit que l’on rencontre un vieux fou descendu pour la première fois sur la Vieille Planète, qui désire visiter d’anciennes ruines ; soit que l’on harponne un chasseur enragé nourrissant l’ambition d’ajouter un lapin terrestre à sa collection de trophées ; soit, dans le meilleur des cas, que l’on découvre là quelque membre égaré d’une expédition scientifique qui vous engage entre deux verres pour votre connaissance des mœurs terriennes.

Algan franchit le seuil de l’Epée-d’Orion, dont le nom seul fait frémir bien injustement le premier venu sur les dix planètes puritaines. Il s’assit dans le coin le plus sombre et se fit apporter à boire. Il s’affala confortablement sans quitter la porte des yeux. Au-dessus de l’entrée, se balançait l’épée d’Orion qui donnait son nom à l’établissement. Une longue tige d’acier brillant, effilée comme une aiguille, comme une antenne, et ornée de curieuses moulures étincelantes. Avait-elle réellement été une arme, des millions d’années plus tôt, sur un autre monde ? Nul n’en savait rien. Cela pouvait être aussi bien un objet d’art.

Le bar était encore presque désert. Un surprenant silence régnait. Les machines à presser le zotl elles-mêmes semblaient retenir leur chuintement.

Algan fit sonner sa monnaie sur la table.

— Un zotl, dit-il.

Il aimait, presque autant que boire la liqueur ambrée, voir les lourds pistons écraser la dure racine qui se décolore lentement tandis que le jus fumant s’écoule. La racine de zotl était l’une des rares sources de drogue dont le commerce fût licite dans certains secteurs de la Galaxie. Ses effets variaient selon les individus. Il arrivait qu’elle procurât une indicible sensation d’étrangeté et de puissance. Son effet était comparable au délire cénesthésique, cette affection nerveuse qui résulte d’un croisement des nerfs sensitifs et qui entraîne l’audition des couleurs et la vision des sons.

Algan vida lentement son verre. Le zotl lui permettait de retrouver chaque fois la même contrée imaginaire. C’était un désert gris, sous un ciel bas et vert, qu’émaillaient les contours irisés de roches mouvantes qui se déformaient au rythme des millénaires. Des soleils lointains et invisibles jouaient une musique stridente. C’était un spectacle paisible et en dehors du temps.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, le bar s’était à demi empli. Il y avait là des hommes venus de tous les coins de l’univers, des marchands de Rigel sous leurs fines blouses de métal, des navigateurs maigres et immenses, venus d’Ultar, qui ne se déplaçaient que malaisément, écrasés par la gravité terrestre, de petits Xiens aux cheveux blonds et aux yeux bridés, des hommes venus d’Aro, avec leurs yeux sans pupilles, profonds comme des puits, leurs fronts immenses et leurs crânes chauves, et leur teint blême, presque verdâtre.

Les habits et les couleurs changeaient. Les armes affectaient toutes les formes qu’un cauchemar peut engendrer. Les parures des vêtements flamboyaient. Ainsi, l’Epée-d’Orion offrait un résumé de cette sorte de carnaval qu’était Dark, lorsqu’une escadre de navires marchands se posait sur le port stellaire.

Les accents eux-mêmes étaient variés, mais dans toutes les bouches sonnait la vieille langue de l’espace, conglomérat bâtard des idiomes de la Terre.

Quelqu’un s’installa à côté de Jerg. C’était un Terrien solide à la peau cuite et recuite par un bon nombre de soleils, et à la panse apparemment gonflée de tout ce qu’on peut trouver de comestible dans cette Galaxie.

— Avez-vous envie de voir du pays, camarade ? demanda l’homme, se tournant vers Algan.

— Tout dépend de l’endroit, dit Algan, méfiant.

— Vous n’avez que l’embarras du choix, camarade, si vous désirez partir. Un zotl ?

— Va toujours pour le zotl, dit Algan.

Ils burent et restèrent quelques minutes silencieux.

— Il y a de bien beaux mondes dans l’espace, dit rêveusement le gros Terrien. Pour tous les goûts.

— Je n’en doute pas, dit Algan.

— Jeune homme, quand j’avais votre âge, j’avais déjà croisé au large d’une cinquantaine de planètes. Mais je suppose que vous l’avez fait aussi. Vous êtes ici entre deux expéditions, n’est-ce pas ? L’espace, maintenant, n’est même plus une aventure. Un autre zotl ?

— Je n’ai jamais quitté la Terre, dit lentement Algan. Et je n’ai pas envie de la quitter. Pour moi, aucun des mondes qui tournent dans l’espace ne vaudra jamais ce monde verdoyant. Cela dit, je vous remercie pour le zotl. Il faut plus d’un zotl pour éteindre un soleil, dit le proverbe, n’est-ce pas ?

— Sûr, dit le gros Terrien.

Ils restèrent un moment silencieux. Algan examina les petits yeux fouineurs et enfoncés dans un pli de chair. Il y avait en eux une étincelle qu’il n’aimait pas.

— Je suppose que vous êtes un marchand ? dit-il.

Le Terrien éclata d’un rire gras.

— Si vous voulez, jeune homme. En une certaine façon, je suis marchand.

— Les affaires sont plutôt difficiles sur la Terre, n’est-ce pas, en ce moment ?

La politesse est une qualité tout à fait nécessaire dans l’espace et dans les ports. Jerg Algan savait être prudent, aussi cultivait-il une exquise politesse. Et la moitié de la politesse tient en l’art de ne jamais poser brutalement une question.

— Plutôt, oui. La marchandise se fait rare.

Le gros marchand éclata de nouveau de son rire épais. Jerg choisit de faire chorus. Cela ne fit qu’accroître l’hilarité du gros Terrien. Ses yeux disparaissaient de temps à autre derrière une vague de chair hystériquement soulevée. Algan cessa brusquement de rire.

— Vous cherchez quelque chose sur la Terre ? Je la connais comme ma poche. Je puis peut-être vous aider.

— Sûr que tu peux m’aider, garçon. Un zotl ?

Algan estima la familiarité déplacée, mais le zotl la lui fit admettre. Le regard enfoncé dans son rêve, planant au-dessus d’un désert gris, il entendait les gloussements de l’autre résonnant comme le fracas d’une soudaine obscurité et étouffant le chant des soleils aériens.

— Sûr que tu peux m’aider, garçon. Signe ça et tu verras du pays.

— Dans quelle direction allez-vous ? demanda pâteusement Algan.

— Là où le devoir m’appelle, ricana une vague de graisse. Quelque chose d’humide toucha le bout de ses doigts, puis il sentit qu’on les lui écrasait sur une surface dure.

— Qu’est-ce qu’il tient comme cuite ! dit une voix étrangère. Il ouvrit les yeux. Quelqu’un lui plaça entre les doigts un cylindre de matière douce. Il ne savait pas ce que c’était. Il planait entre des falaises de perle, sous un ciel vert et bas.

— Ecris ton nom, mon vieux, dit une voix affectueuse qu’il vit s’inscrire dans les nuages en efflorescences colorées.

— Tu veux voyager. Tu as une envie folle de voyager. Ecris ton nom.

De grandes pierres lumineuses se tordaient au rythme instable des millénaires, comme des tentacules essayant d’étreindre l’univers entier.

— Signe, mon vieux. Rien qu’un petit effort.

Il essaya de se ressaisir. Il s’efforça de serrer le petit cylindre entre ses doigts. Il commença à écrire, mais c’était difficile, parce que ses yeux mi-clos ne percevaient les contours des lettres que comme des sons.

— Encore un petit effort.

Il tira la langue et commença à baver. Quelqu’un lui prit le bras et dit :

— Ça va.

Algan laissa retomber sa main et crut que son bras allait se détacher tant il était lourd. Lui-même tombait entre des falaises de perle, sans fin, entraîné par l’invincible poids de sa main droite. Puis il s’effondra en avant. Ses doigts pianotèrent sur la surface dure de la table. Ses yeux fixaient le verre irisé et percevaient un son de plus en plus intense, de plus en plus strident. Et il plongeait, tourbillonnant dans un puits de perle, vers une eau verte et sous un ciel vert, enfermé dans un cylindre de perle, au plancher vert et au plafond vert, qui se rapprochaient à toute vitesse. La paroi de perle n’était plus qu’une étroite bande entre ces régions vertes, plus qu’un fil. Le puits explosa.

Il se redressa brusquement, les lumières vacillant encore dans ses prunelles. Il porta instinctivement sa main droite à son aisselle ; puis s’ébroua comme quelqu’un qui sort de l’eau.

Il n’y avait personne à côté de lui. Le gros Terrien aux doigts boudinés pouvait tout aussi bien avoir été un rêve.

Il leva la main et fit claquer ses doigts.

— Alcool, dit-il.

Il avala le verre d’un trait et se sentit mieux. Il se leva et essaya de faire un pas. Des fourmis couraient dans ses jambes comme s’il était resté allongé des siècles. Il avait bu trop de zotl. Il fouilla ses poches et laissa quelques pièces de monnaie sur la table. Puis il se dirigea vers la porte. Quelqu’un le salua au passage et il répondit de la main en un geste las. Il trébuchait visiblement et se rattrapa, au moment de s’effondrer, au bouton de la porte.

L’air moite et poisseux de Dark l’enveloppa lorsqu’il sortit. Il cligna plusieurs fois des yeux.

Il avança péniblement dans la rue mal éclairée. Ses pieds glissaient sur les pavés usés par des milliers de bottes. Mais ses yeux entraînés fouillaient sans qu’il y prît réellement garde les coins d’ombre. Dark était une ville sûre, mais jusqu’à un certain point seulement. Et il vaut mieux n’avoir jamais à connaître jusqu’à quel point exactement.

Il n’avait nulle part où aller. Il pensait passer la nuit dans un recoin de la vieille ville, là où l’on peut se coincer le dos dans une encoignure et dormir d’un œil, la main posée sur la crosse de son pistolet.

Les lumières du Vieux Port stellaire le guidaient. Il franchissait des porches, s’engageait dans de sombres passages entre des maisons plus anciennes que le port lui-même, évitait les embrasures trop bien éclairées. Il trébuchait parfois et profitait du bref éclair des navires en partance pour examiner le sol devant lui.

Il tendit brusquement l’oreille.

— Maintenant, cria une voix.

Plusieurs hommes se précipitèrent vers lui. Il ne les avait pas vus venir et essaya de déchirer le brouillard qui enrobait son cerveau. Au moment précis où ils allaient le saisir, il se laissa couler sur le sol, puis fonça entre leurs jambes. Cela réussit. Il se mit à courir, essayant d’apercevoir derrière lui ceux qui l’avaient attaqué.

Ses bottes sonnaient sur les dalles. Il ne pouvait guère espérer distancer ses poursuivants. Et se jeter dans l’embrasure d’une porte ouverte était dans cette partie de la ville presque aussi dangereux que se laisser rattraper. Sa seule véritable chance était de tomber sur une patrouille de la police psychologique. Mais la police ne s’aventurait que rarement la nuit dans le quartier du Vieux Port stellaire. Non qu’elle craignît pour sa propre sécurité, mais parce qu’en vérité, le besoin ne s’en faisait pas sentir. Les habitants de la vieille ville ne réclamaient pas la sécurité de la police psychologique, et la Psycho les laissait tranquilles le plus possible. Cela résultait d’une ancienne et tacite entente, qui permettait aux gens des dix planètes puritaines de critiquer les vices de la Vieille Planète.

La main droite d’Algan remonta vers son aisselle et caressa l’étui de son radiant. Un meurtre était une chose grave et il ne le commettrait pas de gaieté de cœur à moins qu’il n’y fût contraint. De toute façon, il était inutile de raconter à la Psycho une histoire de légitime défense.

Il tourna la tête et vit qu’ils étaient tout proches. Ils ne faisaient presque aucun bruit en courant. Il distingua quatre silhouettes. D’autres suivaient peut-être. De toute manière, le combat était fini avant d’être commencé à moins qu’il ne tirât.

Il se jeta brusquement dans une ruelle adjacente qui dévalait par un escalier aux marches immenses sur le port stellaire. Mais il savait qu’il n’atteindrait jamais les portes de bronze. Il entendit rire derrière lui. Cela le fit bouillir de rage et il pressa l’allure. Il espéra une seconde les avoir semés dans ce sinueux défilé de pierre, mais il n’y avait d’issue nulle part. Il ne pouvait que sauter de marche en marche, fuyant entre ces murs aveugles, sous un mince ruban de ciel et d’étoiles, tâchant d’imaginer qui ils étaient et pourquoi ils voulaient l’avoir, et où ils se trouvaient maintenant.

Il s’essoufflait rapidement. Sa main droite fit jouer le radiant dans son étui. Peut-être était-il temps maintenant qu’il s’arrête et qu’il livre bataille ? Ou peut-être était-il plus proche du port qu’il ne le pensait ? Ils ne lui laissèrent pas le temps de choisir. Ils tirèrent les premiers. Ils ne voulaient pas le tuer. Mais une boule lourde et gluante vint le frapper à la nuque, tandis que des bandelettes aussi résistantes que de l’acier s’emmêlaient dans ses jambes. Il tomba en avant, ses mains cherchèrent le sol. Il s’efforça de rouler en boule le long des murs, de marche en marche, et d’atteindre en même temps son radiant. Mais le choc sur sa nuque le paralysait et un nouveau flot de bandelettes entravait ses bras. Il parvint à dégager le radiant et tira. Rien ne se produisit. Ses doigts écrasèrent la crosse contre sa paume, mais la rafale ne partit pas. Tandis qu’il sombrait dans l’obscurité, il palpa la crosse de son arme. Le chargeur manquait.

Il lança l’arme, qui rebondit de marche en marche pendant un bref instant. Puis des mains le palpèrent.

— C’est lui, dit une voix.

— Alors sonne-le.

Une ventouse se colla derrière son oreille droite. Le mince ruban de ciel et d’étoiles se mit à tournoyer et devint vert, tandis que les murs sombres s’éclaircissaient jusqu’à prendre une teinte gris perle.

— Bonne nuit, bredouilla-t-il, et il s’endormit.


* * *

Il dérivait au sein d’un nuage gris perle et se demandait ce qu’il faisait là. Il s’éveilla, chercha immédiatement son pistolet et ne le trouva pas. Puis il se rendit compte qu’il était nu et allongé sur une couchette dans une pièce aux murs blancs et sans fenêtre.

Il se redressa sur les coudes. La situation réclamait quelques éclaircissements. Algan se souvenait vaguement de s’être battu la veille, mais jamais, lorsque cela lui était arrivé auparavant, il ne s’était retrouvé dans une pièce semblable qui avait toutes les apparences d’une cellule.

Peut-être la police psychologique l’avait-elle ramassé. Il n’aimait pas cette idée. A moins qu’il n’ait été blessé et qu’on l’ait amené à l’hôpital du port pour le soigner. Peut-être avait-il fait une cure de sommeil. Il se sentait particulièrement en forme.

A bien réfléchir, la pièce ressemblait tout à fait à celles du port stellaire qu’il avait eu l’occasion de visiter. Elle ne présentait en elle-même rien d’inquiétant à ceci près qu’elle ne semblait pas comporter d’ouverture, ni porte, ni fenêtre, ni trappe dans le plafond. Il ne s’inquiéta pas outre mesure. Puisqu’on l’avait fait entrer, il trouverait bien un moyen de sortir. A plus d’un titre, le vol de ses vêtements se révélait bien plus ennuyeux. Mais était-ce réellement un vol ?

Il essaya de se rappeler ce qui lui était arrivé en dernier. Il se frotta machinalement le crâne derrière l’oreille droite et il se souvint brusquement qu’il avait pris un coup de sonneur. Cela même était plus inquiétant que la perte de ses vêtements. Seule la police possédait des sonneurs et dans l’ensemble, elle les gardait assez bien pour qu’une vulgaire bande de voleurs ne pût s’en procurer un. Il y avait gros à parier qu’il se trouvait présentement dans les mains de la Psycho.

L’ennui, avec ces murs nus, c’était qu’il était impossible de prévoir de quel côté ils allaient s’ouvrir. Algan espéra qu’on ne lui voulait pas le moindre mal, et se dit que s’ils avaient voulu le tuer, ils auraient pu le faire bien plus facilement lorsqu’il se trouvait dans le coma.

Il s’allongea de nouveau sur la couchette et attendit. Il manquait d’information pour préparer une fuite ou une défense quelconque. Et si la Psycho tenait à l’avoir, il y avait au moins cinq points sur lesquels elle pouvait le coincer sans qu’il eût seulement à ouvrir la bouche pour nier ou avouer.

Puis la paroi en face de lui s’éclaircit et devint transparente. Il dominait le port stellaire, et au fond, entre les hautes nefs tendues vers le ciel, tout au bout de l’immense plaine de ciment, marquant la frontière entre l’ordre de l’espace et le chaos de la ville, étincelaient les grandes portes de bronze.

Le mur, à sa droite, s’ouvrit comme une étoffe que l’on déchire.

— Levez-vous et suivez le couloir, dit une voix.

Il obéit. Le boyau étroit et faiblement éclairé se refermait derrière lui. C’était un sens unique.

Il arriva dans une petite pièce où l’obscurité était complète. Tandis qu’il essayait de s’orienter, quelque chose de tiède s’enroula autour de son bras. Il ne résista pas. Il sentit la douleur légère d’une piqûre. Puis une pluie douce tomba sur lui. La chaleur de rayonnements invisibles le sécha. Le mur s’ouvrit de nouveau devant lui et il s’engagea dans un couloir large et brillamment éclairé. Le couloir conduisait dans une petite pièce. Des vêtements étaient accrochés au mur. Algan vit qu’il s’agissait d’un uniforme de navigateur.

— Habillez-vous, dit la voix.

Il mit rapidement l’uniforme. Il n’avait pas ouvert une seule fois la bouche pour protester parce qu’il savait que c’était inutile.

Il se remit en marche dans un nouveau couloir. Il semblait que l’immeuble fût une espèce de bloc de pâte dans lequel se découpaient à volonté des vides. Puis les parois du boyau s’écartèrent brusquement, et il s’arrêta, clignant des yeux, suspendu au-dessus du vide, planant en pleine lumière du jour à trois hauteurs de fusée au-dessus du port.

Du moins, il le crut. Car en fait, il se trouvait dans une grande salle dont un mur entier était une immense fenêtre ouverte sur la vie mécanique du port. Ses yeux s’accoutumèrent à la lumière. Il regarda autour de lui. Un homme en blouse bleue était assis derrière un immense bureau blanc et semblait attendre.

— Bonjour, dit-il. Admirez le port autant qu’il vous plaira. Je suppose que c’est une excellente entrée en matière.

Algan ne répondit pas tout de suite. Il était réellement fasciné par le port et par les immenses nefs. Du reste, il ne savait que répondre. C’était la première fois qu’il pénétrait dans le port stellaire. D’habitude, les gens comme lui en étaient plutôt tenus à l’écart.

— Je suggère que nous ayons une petite conversation, dit-il doucement.

— Je suis heureux que vous le preniez ainsi, dit l’homme en bleu. Je suis obligé de raisonner tant de gens qui viennent ici pour la première fois que ma fonction en devient presque désagréable. Asseyez-vous, je vous en prie.

Algan s’installa dans un fauteuil blanc.

— Je vous écoute, dit-il.

L’homme en bleu eut l’air quelque peu embarrassé.

— Eh bien, je supposais que vous aviez quelques questions à poser.

— J’ai surtout faim, dit Algan.

Il n’était pas pressé de s’expliquer. Il savourait le fauteuil, le tapis aux dessins infiniment complexes, le splendide bureau blanc, et surtout le panorama du port stellaire.

— Comme vous voudrez, dit l’homme en bleu, pressant un bouton.

Il regarda Algan manger, sans parler. Lorsque Algan eut fini, il se leva et se tourna face à la baie.

— Comment vous nommez-vous ? demanda Algan, et qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre hospitalité ?

— Nous y venons tout de même, dit l’homme en bleu. Ses yeux gris et mobiles fouillaient le visage d’Algan. Mon nom est Tial, Jor Tial. Je pense que ça n’a pas grande importance pour vous. Vous semblez résigné à votre sort.

— Quel sort ? demanda Algan, froidement. Quoiqu’il s’efforçât de ne pas avoir l’air inquiet, il commençait à se sentir nerveux.

— Un bien beau sort, dit Tial, avec un grand geste qui englobait le bureau, le port et les fusées. La conquête de l’espace.

— Vous vous moquez de moi, dit Algan. Je ne quitterai jamais la Terre.

— Voyons, dit Tial, ne parlez pas ainsi. Vous avez signé, oui ou non ?

— Signé ? fit Algan.

Brusquement il comprit. Il avait été joué par un recruteur. Le gros Terrien de la veille l’avait soûlé pour lui extorquer une signature et, maintenant, il était bon pour l’espace, pour n’importe quelle planète après une interminable croisière sur un rafiot à moitié détruit. Il sentit la colère monter en lui. Il avait entendu parler d’histoires semblables, dans le vieux port, mais jamais il n’y avait prêté attention. Lorsque quelqu’un disparaissait des vieux quartiers de Dark, personne ne posait de question ; il pouvait tout aussi bien revenir un an plus tard assez riche pour acheter la moitié d’un continent de la Vieille Planète, ou bien s’évanouir en fumée dans l’air épais de Dark. Il avait cru si longtemps que les Galaxiens laissaient purement et simplement choir les habitants de la Vieille Planète.

— Il semble que vous ayez compris, maintenant. Peut-être certains détails vous échappent-ils encore ? Je puis vous lire le contrat. D’habitude, les signataires l’acceptent, hum… mettons, de confiance. Ils ne prennent même pas la peine d’en connaître les clauses. Je puis vous assurer pourtant qu’elles en valent la peine.

— C’est illégal, dit Algan. Cela ne va pas se passer comme ça. Il y a encore des juges sur Terre.

— Je le suppose, dit Tial. Et ils sont capables d’apprécier un contrat en bonne et due forme.

— Il m’a été extorqué, dit Algan. Je ne vous apprends rien, je présume.

— Les juges seraient très heureux de l’apprendre. Extorqué, dites-vous. Sous l’empire de la violence ? En êtes-vous bien sûr ?

— Pas question de violence là-dedans. J’ai été drogué.

— Contre votre volonté ?

— Pas exactement. D’ailleurs vous savez mieux que moi ce qui m’est arrivé. Tout ce que je veux, c’est un jury. Je porte plainte.

— Avant que vous ne fassiez quoi que ce soit, je serai ravi de vous conseiller, dit Tial.

Sa voix était égale et froide. Algan se dit que son affaire devait être mauvaise.

— Vous reconnaissez vous être drogué vous-même, je présume ? Vous prétendez que quelqu’un a profité de votre état pour vous faire signer ce papier. C’est bien votre point de vue ?

— Pas exactement, dit Algan. Un homme m’a offert plusieurs zotls. Il avait l’air de tenir beaucoup à ce que j’accepte de boire avec lui. J’ai voulu l’obliger. Puis le salaud en a indignement profité. Je suppose qu’il gagne quelque chose à ce petit commerce.

— Vous avez accepté cette… drogue de votre plein gré, n’est-ce pas ?

Algan acquiesça.

— Vous reconnaissez en avoir absorbé plus qu’il n’en fallait pour perdre le contrôle de vos actes.

— Je ne vois pas où vous voulez en venir.

— Moi si. Se droguer est un délit. Perdre le contrôle de ses actes est un délit. Je veux bien croire à l’existence de cet homme. Pouvez-vous me l’amener pieds et poings liés ? Je suppose que la police psychologique serait ravie de le faire pour vous, mais vous savez qu’elle entend laisser les gens du Vieux Port tranquilles. Les gens comme vous. A l’intérieur de certaines limites, bien entendu. Alors, préférez-vous être arrêté par la police psychologique pour absorption excessive de drogue et être jugé par un jury en fraîche provenance des planètes puritaines, ou accepter les termes du contrat ? Je pense que le jury vous enverrait passer quelques laborieuses années sur une planète neuve. Ils n’éprouvent pas une très grande sympathie pour les drogués, vous savez, les gens des planètes puritaines. Ou bien préférez-vous passer dix glorieuses années dans l’espace, aux frais du gouvernement, grassement payé ? Vous aimez les aventures, je crois. Ne soyez pas rétrograde. Allez les chercher dans l’espace.

— C’est un coup bien monté, dit Algan. Je suppose que tout le monde est d’accord, la police psychologique, les autorités du port, le département spatial, et le gouvernement lui-même. Je peux juste dire « au revoir, monsieur » et partir.

Il se leva et fixa le lointain point de lumière des tuyères d’une nef. Par-delà les portes de bronze, la ville s’étalait sur les collines, grouillante, désordonnée, faite de cubes multicolores et entassés au hasard, la ville qu’il ne reverrait pas avant dix ans. La ville inaccessible. Entre elle et lui, il y avait déjà des dizaines d’années-lumière d’espace et de vide, des centaines de soleils, la possibilité de nombreux naufrages, d’imprévisibles dangers, d’êtres puissants, inconnus et hostiles.

Et derrière, la ville, c’étaient les océans verts et les vertes plaines de la Terre, et ses ruines indéchiffrables, ses civilisations englouties sous une marée de mousse, envahies par les grands glaciers du nord, ses villes mortes et leurs secrets à jamais perdus. Il n’y avait pas, se dit Algan, il ne pouvait pas y avoir dans l’univers deux planètes comme la Terre. Quelque chose apparut en lui. C’était un besoin de vengeance, un germe qui allait grandir silencieusement durant toutes ces années passées dans le vide et qui exploserait un jour et détruirait ce port, cette froide inhumanité des galaxiens. Ils paieraient leur dû quand leur temps serait venu. Mais maintenant, il était trop tôt, beaucoup trop tôt.

— J’ai été enlevé, dit Algan, sourdement. J’ai été enlevé. Je ne suis pas venu ici de mon plein gré. Vous ne pouvez pas nier cela, au moins.

— Si vous tenez à appeler les choses ainsi, vous avez été enlevé. Officiellement, vous avez été ramassé par une patrouille de la police psychologique, et vous n’avez dû qu’à votre contrat d’avoir été amené ici. Normalement vous auriez dû être jugé. Mais dans leur grande mansuétude, les responsables de la police ont estimé que vous aviez le droit de fêter votre départ et ils ont consenti à fermer les yeux. Naturellement, si vous portez plainte, ils seront obligés de parler. Contre leur gré, croyez-le bien.

— Si la Galaxie entière savait comment on recrute les pionniers, dit Algan, si seulement elle savait !

— Oh ! bien des gens le savent. Et de toute façon la parole d’un habitant du vieux Dark n’a pas beaucoup de poids, dans l’espace. Je suppose qu’ils vous riront au nez si vous racontez votre histoire. A moins qu’ils ne vous flanquent une raclée lorsqu’ils sauront d’où vous venez. Les éléments rétrogrades dans votre genre ne sont pas bien vus dans la Galaxie. Il vaudrait mieux pour vous que vous soyez discret.

Algan s’appuya contre la grande glace. La fureur le dévorait. Il souhaitait briser la vitre et plonger vers ce sol de porcelaine, mille pieds plus bas. Il souhaitait voir les nefs exploser et brûler, et les marins courir dans toutes les directions du port détruit, tandis que la ville les contemplerait, à l’abri des grandes portes de bronze.

L’espace était une prison. Il le savait. Il allait dériver dix années dans cette prison, l’angoisse et la rage au cœur, avec, dans l’esprit, l’image des portes scintillantes et de la vieille et libre ville grondant sur la Terre de sa vie sauvage et ancienne.

— Je comprends ce que vous ressentez, dit Tial. J’en ai vu d’autres, mais rarement comme vous. La plupart hurlent, crient, menacent, supplient. Mais au bout de trois mois ils se sentent dans l’espace comme chez eux. J’espère qu’il en sera de même pour vous. Franchement, je n’en suis pas sûr. J’espère que vous trouverez ailleurs, sur un autre monde, quelque chose de semblable à cette ville. Je crois qu’elle aura bien changé lorsque vous reviendrez. Dans mille ans.


Algan tourna lentement la tête. Ses yeux brillaient. Mille ans. C’était cette chute, cette fuite dans le temps qu’il redoutait le plus, et dont jamais il n’avait voulu parler. Dix ans à la vitesse de la lumière, et mille ans ici. Le port presque inchangé et la ville sans doute disparue.

— Je serai mort, dit Tial, lorsque vous reviendrez, si vous tenez à revoir la Terre. Et tout le monde m’aura oublié, ici. J’espère que vous ne me haïrez plus, alors. De toute façon cela n’aura plus la moindre importance. Il y aura d’autres hommes, et ils feront les mêmes choses simples et difficiles. Voyez-vous, je me dis quelquefois que nous ne sommes pas tellement perdus dans l’espace, mais bien dans le temps. Il y a deux mille cinq cents ans, lorsque les hommes ont commencé d’entreprendre les grands voyages à la surface de la Terre, sur des navires mus par le vent, la distance d’un endroit à son antipode était quelque chose de presque aussi infranchissable que le mur de son cachot pour un prisonnier. Et maintenant nous dérivons entre les étoiles. Mais le temps nous tient, de la même façon, et mille fois pire.

— Taisez-vous, dit Algan, taisez-vous !

Ces années sonnaient à ses oreilles comme autant de grains de sable frappant la mince paroi de verre d’un sablier. Cela n’avait pas de sens. Mille ans. Les glaciers pouvaient s’étendre, et les océans monter ou s’assécher. Les gens qu’il connaissait sur la Terre seraient morts. Sur les mondes nouveaux, chacun vivait en solitaire, travaillait, faisait du commerce selon son temps propre. Les navires emportaient et remportaient le flux et le reflux des ans. Sur les planètes puritaines, le mariage était interdit par la loi, à cause de ses conséquences immorales ; un mois de voyage rendait le fils plus âgé que le père.

Et c’était logique. Les hommes étaient lancés comme de la poussière à la face des étoiles. Si faibles, si seuls.

Mais lui, Algan, était le produit de la vieille Terre. Cela ne pouvait pas lui arriver. Il ne pourrait jamais admettre cela. L’univers était pour lui une sphère limitée, et un horizon courbe, et des amitiés durant toute une vie, une vieille maison de famille, et la terre des ancêtres.

— Attitude rétrograde, bestiale, disaient les gens des planètes puritaines, avec un rictus de dégoût.

Peut-être. Peut-être avaient-ils raison. Peut-être l’homme devait-il changer. S’élargir à la dimension de son nouvel habitat, la Galaxie, à peine exploré en cinq siècles d’histoire de l’espace.

Mais cela c’était le futur. Et comme tous les habitants des vieilles villes, comme le peuple entier et méprisé de la Terre, Algan se sentait l’homme du Passé.

— Je n’aime pas les méthodes du gouvernement, disait doucement Tial. Mais j’estime qu’elles sont bonnes, en une certaine façon. Je suis, moi aussi, un homme du Passé, à ma manière, différente de la vôtre, car je ne suis pas né sur cette planète. J’essaie de vous comprendre. Je sais qu’après moi viendront d’autres hommes qui traiteront plus durement les gens des vieilles villes, qui ne comprendront plus rien de ce qu’était la gloire de la Terre. Je voudrais que vous le sachiez. Les gens comme vous sont condamnés, Jerg. Pour mille ans au moins. Mille années de ce monde. Lorsque vous reviendrez, il n’y aura plus personne ici qui puisse vous comprendre. Mais peut-être certaines des planètes nouvelles auront-elles une histoire alors ? Une histoire différente, plus lente, plus pacifique peut-être que celle de la Terre, mais une histoire tout de même. Nous sommes si peu encore dans l’espace. Il y a dans la Galaxie plus de mondes habitables qu’il n’existe d’hommes. Notre empire est fragile. C’est pourquoi nous sommes obligés d’envoyer au loin même ceux qui ne désirent pas quitter leur monde. Nous ne sommes qu’une solution terriblement diluée dans le vide. Il faut comprendre, Jerg.

« J’ai mille ans pour détruire tout cela, pensait Algan. Mille ans ou dix ans. C’est la même chose. »


Une longue vibration ébranla le port. Une nef décollait sur les piliers de feu jaillissant des tuyères. Le ciel parut s’assombrir lorsqu’elle monta majestueusement dans l’atmosphère. Lorsqu’elle atteindrait une altitude de mille kilomètres, dans le vide presque absolu, ses réacteurs s’éteindraient et son propulseur nucléaire entrerait en action. Elle accélérerait jusqu’à atteindre presque la vitesse de la lumière – et le temps s’endormirait pour ses passagers –, puis elle sauterait dans un espace latéral, et là, inerte, durant le long sommeil de son équipage, elle dériverait, en dehors du temps, emportée par l’un des grands courants de l’univers, vers son objectif lointain et peut-être encore inexploré.

— Je vous souhaite un bon voyage, Algan, dit Jor Tial.

— Merci, dit froidement Algan. Mais il ne chercha pas le regard de Tial. Ses yeux fouillaient le ciel.

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