VI Les mondes maudits

Il y avait, dans tout l’espace, songeait Jerg Algan, les yeux clos et reposant sur une mousse pourpre et moelleuse, une trame discontinue de matière et de lumière, et une autre trame non moins discontinue de faits et de causes. Et parce que lui, Jerg Algan, avait occupé à un instant donné, un endroit donné de l’espace, à ce moment crucial et décisif de sa naissance, parce qu’il avait grandi sur un monde qui s’appelait la Terre, en une civilisation qui mesurait l’univers en termes de parsecs, et parmi des hommes qui étaient en train de devenir trop différents pour pouvoir encore se comprendre, il fallait qu’il lui arrivât ce qui lui était arrivé, et cela ne pouvait échoir à personne d’autre, et il ne pouvait rien lui arriver d’autre ; c’était une étrange idée que celle de cette étroite fatalité, mais c’était une conclusion finale ; il y avait dans le temps et dans l’espace, un étroit boyau marqué au nom de Jerg Algan, qu’il suivrait, toute sa vie durant, et si loin qu’il allât, il ne pourrait abandonner cette piste inscrite dans les étoiles.

C’était une idée confuse et émouvante. Si loin qu’il remontât dans sa mémoire, il ne l’avait jamais formulée avec cette précision et cette intensité. Il avait toujours eu à des degrés divers le sentiment de la liberté, mais cela s’effaçait. Il n’était rien d’autre, il le savait, maintenant, qu’un pion sur un échiquier comme celui qui reposait à côté de lui, mais infiniment plus vaste, et ceux-là même qui le maniaient n’étaient à leur tour que d’autres pions, bien qu’ils l’ignorassent sans doute, et ainsi de suite, en une échelle vertigineuse et infinie. Il avait senti, souvent, tandis qu’il chassait, jadis, dans les grandes forêts de la Terre, ces liens étroits qui attachent le chasseur au gibier et qui rendent la mort de la proie aussi inéluctable que celle du chasseur lorsque les ans ont passé. Et ces liens étaient faits de la forêt, des sentiers, du vent, des odeurs, et des étoiles, de l’univers entier, mais ils demeuraient étrangement imprécis, presque indiscernables. La bête les percevait vaguement et instinctivement, le chasseur se surprenait à disserter sur eux avec son intelligence, sachant et doutant, connaissant trop peu de chose sur la structure finale de l’univers pour oser décider.

Mais voilà que la proie et le chasseur étaient confondus en sa peau, et que l’échiquier ou le terrain de chasse était l’univers entier, réellement, une planète par case, ou peut-être même une étoile, ou encore une Galaxie.

Et l’enjeu était une simple question.

Qu’est-ce que l’homme ?

Et il y avait une autre question qui faisait en quelque sorte partie de la règle du jeu, du décor, qui était inscrite depuis des temps immémoriaux dans l’espace.

Y a-t-il dans le vide autre chose que l’homme d’assez semblable à lui pour le reconnaître comme un homme et d’assez différent pour n’être pas humain ?

Personne n’avait jamais pu y répondre, ni les philosophes époussetant de leur barbe leurs grimoires, ni les savants, en blouse blanche, penchés sur leurs microscopes et sur les aiguilles sensibles de leurs cadrans. Personne n’avait jamais pu y répondre parce que le temps de la réponse n’était pas venu.

Mais maintenant il l’était. Deux armées gigantesques, ou peut-être seulement les populations de deux fourmilières s’étaient approchées l’une de l’autre au point de se toucher, mais sans se reconnaître encore. Le choc était imminent. Il suffisait du déplacement d’un pion pour déclencher l’engagement.

Et le pion s’appelait Jerg Algan.

Ou peut-être, se dit-il, n’était-il pas aussi important ? Peut-être y avait-il sur le pourtour de deux immenses empires occultés des pions, ou des sentinelles, en grand nombre, prêts à se saluer ou à s’entr’égorger ? Peut-être sa proie et son chasseur l’attendaient-ils dans un fourré de ce monde neuf, aussi ignorants, aussi anxieux que lui-même ?

Il se leva et se secoua. La piste derrière lui s’était presque complètement refermée pendant la nuit. Il ne subsistait dans la mousse et dans la végétation rose qu’une sorte de cicatrice pourpre qui resterait longtemps inscrite dans la peau végétale de la planète. Il se demanda ce que devenait son astronef. Il supposa qu’il était en train de sombrer dans un abîme vivant entre de lourdes masses palpitantes, glissant le long de troncs spongieux.

Il rassembla son équipement et se mit en marche. La nuit semblait rouge, et la clarté faible de la lointaine étoile pourpre jetait un éclat sanglant sur la savane. Il se frayait sans trop de mal un chemin entre les blocs de végétation. Sous ses pas, le sol était souple mais assez ferme pour le porter.

Il pouvait suivre un chemin presque rectiligne. De temps à autre, il consultait l’aiguille de sa boussole. Il estima la distance qui le séparait du petit port astral à une trentaine de kilomètres. La faible pesanteur aidant, il pouvait s’y trouver en une dizaine d’heures.


La peur l’avait abandonné depuis longtemps. Ses muscles et ses nerfs avaient retrouvé les habitudes de ses longues randonnées à travers les contrées abandonnées et sauvages de la Terre. La nuit était fraîche mais sa combinaison le protégeait efficacement du froid. De temps à autre, il entendait un cri étouffé, une sorte de longue plainte monotone, mais il n’avait entrevu jusqu’ici aucun être capable de se mouvoir, et les végétaux ne lui avaient manifesté aucune hostilité.

C’étaient, semblait-il, des êtres extrêmement simples, rudimentaires, comme il en avait vécu sur la Terre deux milliards d’années avant l’apparition de l’homme et comme on en trouvait sur presque toutes les planètes de type terrestre, des ébauches maladroites de ce qui viendrait peut-être.

Et la raison de toutes ces cultures de laboratoire disséminées dans l’espace échappait à Jerg Algan. Peut-être étaient-elles destinées à faire apparaître une vie consciente au bout d’un laps de temps presque inimaginable, ou peut-être représentaient-elles seulement des échecs, ou peut-être la partie se jouait-elle sur un échiquier tellement colossal que la moindre des règles du jeu ne pouvait qu’échapper à un humain.


Le vent se leva et les buissons de mousse plièrent et gémirent sous sa caresse. Le vent faisait aussi partie du jeu dans la mesure où il contrariait ou favorisait la marche d’Algan, dans la mesure où il retardait ou avançait une rencontre qui pouvait être décisive pour l’avenir de l’espèce humaine.

Il poussa Algan en avant. Il le souleva et l’emporta dans l’air, comme une araignée suspendue à son fil, très au-dessus de la plaine pourpre, peuplée de masses indistinctes, tremblantes et sanglantes. Le vent mugit aux oreilles d’Algan et l’entraîna dans l’air dense comme un fleuve emporte une brindille de bois.

Mais l’entraînement qu’Algan avait reçu dans le port stellaire de Dark l’empêcha d’avoir peur. Il fit les gestes qu’il fallait. Il se mit à nager dans le courant d’air glacé. Et, brusquement, il tomba.


La plaine pourpre était coupée en deux par une gigantesque faille. Algan apercevait distinctement les deux falaises abruptes qui bordaient une profonde vallée.

Il battit l’air des bras et parvint à se redresser. Ses mouvements se coordonnèrent. Il parvint à régulariser sa chute. Il toucha le sol et s’enfonça dans un massif de mousse. Il parvint à se dégager. Le bord du gouffre se trouvait à quelques mètres de l’endroit où il était tombé. Et la ville était de l’autre côté.

Il s’assit au bord de la falaise et regarda le ciel. L’étoile rouge dominait le firmament, éclipsant les lueurs plus faibles des autres étoiles, pourtant si nombreuses que le ciel entier en semblait pavé. La proximité du centre de la Galaxie était sensible et les étoiles étaient ici si proches les unes des autres que la nuit n’était guère différente du jour en luminosité, mais que seule la qualité de la lumière variait.

Il n’y avait rien à faire. La crevasse était un obstacle définitif, aussi définitif qu’une rivière pour une fourmi. Il était parvenu à l’extrême bord d’une case et voici que la case suivante était inaccessible. Il avait parcouru tout ce chemin pour rien.

Il se pencha sur le bord du précipice et vit tout au fond se dresser les troncs mouvants des arbres qui tremblaient dans l’air dense comme les algues de la Terre tremblent dans un courant marin. Puis il leva les yeux, et il aperçut l’autre côté de la faille, l’autre falaise, étincelante comme un mur d’argent, luisant sous les feux de l’étoile pourpre. Et entre ces deux hautes murailles se dressaient des piliers colossaux, des colonnes de temples cyclopéens dont le toit eût disparu, ornées de touffes de végétation violette.

Le vent s’était calmé. Et ce soudain apaisement du vent éveilla son attention. Il y avait quelque chose dans cette faille qui était plus fort que le vent, ou qui déterminait un courant d’air capable d’équilibrer la force du vent qui l’avait tout d’abord entraîné. Il se souvint qu’il avait commencé à tomber au moment même où il survolait les abords de la crevasse. Il se pencha une nouvelle fois vers le gouffre et il sentit un contact tiède sur son visage. Mais ses yeux ne percevaient rien. Il tâta de la main la surface froide de la falaise et eut l’impression de plonger ses doigts dans un liquide. Brusquement, il comprit.

Les bords de la crevasse étaient dépourvus de végétation comme les bords d’une rivière, et la mousse qui couvrait le fond de la vallée se comportait comme des algues de la Terre parce qu’elle avait la même contexture et qu’elle était soumise aux mêmes conditions. Cette immense faille était un fleuve. Mais sur cette planète de faible densité, où le poids comptait peu, et où l’air était si dense, ce n’était rien d’autre qu’un fleuve gazeux, qu’un gigantesque serpentin invisible creusant au cours des âges son lit dans l’écorce cristalline de la planète.

Et c’était, se dit Algan, un fleuve d’un gaz plus dense encore que l’air de la planète, d’un gaz sans doute irrespirable, mais peut-être capable de le porter, pourvu qu’il fît les mouvements nécessaires et que le courant l’aidât. Il arracha une poignée de mousse au bord de la falaise et la lança dans le courant invisible, et elle sombra tout doucement comme retenue par un fil, tombant tout droit vers la paix rouge des profondeurs.

Il rajusta son équipement, resserra les bretelles de son sac et se laissa glisser le long de la falaise, les mains agrippées au bord cristallin. Il eut l’impression de plonger en un liquide tiède, puis il coula et le courant l’emporta. Ses poumons s’emplirent d’un gaz lourd et épais, visqueux, et il suffoqua. Il fit quelques mouvements désespérés, et il émergea brusquement à la surface, et aspira quelques bouffées d’air. Le courant le soutenait sans même qu’il eût besoin de nager. En fait, bien qu’il fût beaucoup plus dense que le gaz dans lequel il était plongé, la tension superficielle suffisait à l’empêcher de sombrer. Mais il était aussi impuissant qu’une fourmi emportée par une rivière ou engluée dans une goutte d’eau.

Il regarda vers le bas et vit défiler à plus de mille mètres en dessous de lui, dans un brouillard sanglant, les corolles épanouies d’algues tressaillantes. Puis il entendit un chuintement qui se transforma bientôt en un grondement assourdissant. Sans qu’il pût rien distinguer, il fut entraîné dans un tourbillon, et avant qu’il eût eu le temps de plonger pour échapper au maelström, il sombra et perdit connaissance.


Sa tête heurta un objet dur et ses doigts s’agrippèrent fébrilement à une corde. Il se hissa et ses poumons s’emplirent d’air. Ses tempes bourdonnaient. Il entendit des cris, il vit tout contre lui une masse sombre et énorme qui lui cachait la falaise la plus éloignée. Puis il reconnut nettement des appels, proférés par une bouche humaine, il perçut le bruit de pieds nus courant le long d’un pont, un filet s’abattit sur sa tête et sur ses épaules, il sentit qu’on le hissait et qu’on le déposait sans ménagement sur une surface dure. Des mains le palpèrent. Il voulut appeler, mais, lorsqu’il ouvrit les yeux, l’étoile rouge qui dominait le ciel lui rit brutalement au visage, et tout, autour de lui, devint obscurité et silence.


Le jour s’était levé, et, avec l’aube, la tempête qui avait agité la surface du fleuve gazeux s’était calmée. Jerg Algan arpenta le pont d’un bout à l’autre. Le navire, de fabrication grossière, taillé dans les troncs spongieux et légers des arbres roses, mesurait près de cent mètres de long et Algan en comprit aisément la raison. La différence de densité entre le bois des arbres et le courant gazeux était si faible qu’il fallait une masse immergée considérable pour porter un faible poids. Le navire se contentait de suivre le courant. Il ne comportait aucun élément moteur, et sa direction était tant bien que mal assurée par des sortes d’immenses voiles immergées dans le fleuve gazeux, qui tenaient lieu de dérives ou de rames. Sa proue se dressait fièrement au-dessus de la surface invisible et fendait des vagues indiscernables, tandis qu’à sa poupe se dressait un mât dont la hune était perpétuellement occupée par une vigie.

Un tel navire pouvait être rapidement construit, et ses constructeurs devaient l’abandonner à la fin du voyage, dans l’impossibilité où ils se trouvaient de lui faire remonter le courant.

Les marins qui assuraient le pilotage de cet étrange navire et qui avaient recueilli Jerg Algan étaient des hommes au teint recuit par les durs rayons du centre de la Galaxie. Ils s’inquiétaient peu de leur passager involontaire. Ils parlaient entre eux une langue inconnue d’Algan, sans doute dérivée d’un des nombreux langages parlés dans la Galaxie, mais depuis si longtemps qu’un linguiste émérite s’y fût perdu.

Ils étaient une dizaine sur le pont, mais Algan entendait par moment des rires et des chants monter de la cale, et il pensa qu’il s’agissait d’une expédition de chasse ou encore d’une équipe de mineurs, qui, leur saison terminée, revenaient vers le port stellaire, vendre le maigre produit de leur travail.

Peut-être étaient-ils les lointains descendants d’un navire cloué sur cette planète par d’irréparables avaries, ou peut-être encore, de pionniers sciemment abandonnés par Bételgeuse dans l’espoir qu’une civilisation originale se créerait là ? Ils semblaient retombés à un niveau presque primitif, mais leurs manières demeuraient celles de civilisés, et dans leurs esprits le peu qu’ils savaient du passé de leurs ancêtres et de la civilisation galactique devait faire un bien étonnant mélange. Ils ne semblaient nullement malheureux. A sa façon, cette planète était accueillante, et ces hommes avaient retrouvé le mode de vie des civilisations, presque entièrement oubliées, qui avaient essaimé un beau jour sur toute la surface de la Terre et qui s’étaient dispersées entre les îles du Pacifique.

Mais le nouveau Pacifique de la civilisation dominée par Bételgeuse était l’espace entier, et les îles enchantées ou les terres maudites des légendes tournoyaient dans le noir autour des multiples soleils de la Galaxie.

Et l’analogie n’avait pas de sens, se disait Jerg Algan, allongé à la proue du navire sur le bois spongieux du pont, tournant et retournant entre ses doigts le petit échiquier couvert de fines gravures et symbole de l’univers, contemplant les bords sinueux du fleuve indécelable, apercevant comme une vague brume les ondulations lentes de la surface gazeuse, qui venaient se briser dans un léger clapotis contre la haute coque.

L’analogie n’avait pas de sens parce que la grande dispersion de l’antique civilisation du Pacifique avait été déterminée par le hasard et par l’Histoire, tandis que celle-ci avait été fabriquée de main d’homme. Sciemment, des hommes avaient été égarés, abandonnés sur des mondes neufs afin que l’Histoire prît un tour prévu. Et derrière cette froide conception de la conquête de la Galaxie, se trouvait Bételgeuse… Bételgeuse qui, non contente d’avoir donné aux hommes l’empire de l’univers, entendait encore s’assurer celui de l’Histoire humaine ; celui de l’avenir.

Une rage froide et soudaine envahit Jerg Algan. Ses mains posées sur le bois poli de l’échiquier tremblèrent. Sa vieille haine d’homme d’autrefois s’était réveillée à l’égard de Bételgeuse. Mais elle avait maintenant, il le voyait, un sens qui lui donnait une nouvelle profondeur. Il n’était qu’un pion, mais son camp se trouvait de l’autre côté de l’échiquier, quel qu’il fût. Bételgeuse n’était pas seulement l’ennemie, elle était aussi l’adversaire dans la partie cosmique.


La vigie poussa un long hurlement, et Algan, craignant quelque embuscade, se redressa à demi. Mais il vit seulement un immense filet de fibres végétales, barrant toute la largeur du fleuve gazeux, appuyé ici et là sur les énormes pitons rocheux qui jaillissaient du lit de la vallée tels des troncs d’arbres morts, et les hautes constructions blanches d’un port stellaire émergeant du fouillis mauve de la savane.


Les hommes se précipitèrent sur le pont et s’affairèrent aux lourdes dérives dans le tonnerre des clameurs et le fracas grinçant des poutres. La marche du grand navire se ralentit peu à peu, et de longues cordes freinèrent sa course amortie. Sa proue vint enfin se prendre dans les filets, et il s’immobilisa, presque au milieu du fleuve, flottant apparemment au-dessus de mille mètres d’air.

Puis, de nouvelles cordes furent nouées à ses flancs, et, tirées par d’invisibles haleurs, l’entraînèrent vers le rivage. Il accosta à la falaise d’argent, juste en dessous des bâtiments du port stellaire, et les hommes se précipitèrent en courant sur la piste sinueuse que des milliers de pieds nus avaient tracée entre le fleuve de gaz et le village.


* * *

Le visage d’une blancheur de craie, sillonné de mille rides, se tourna lentement vers Algan. Le vieillard était incroyablement tassé au fond d’un fauteuil de métal sans doute arraché jadis aux restes fumants d’un navire détruit.

Ses yeux mi-clos se portaient alternativement sur la cour boueuse limitée au fond par une sorte de cabane construite dans le bois spongieux des forêts de la planète et sur les deux côtés par deux haies épineuses de cactus importés de la Terre. Les plantes vertes détonnaient étrangement sur le fond rose et mauve de la végétation de la planète.

Et au-dessus de la cour et de la cabane, écrasant le vieillard tassé au fond de son fauteuil, de sa masse haute et blanche, se dressait le port stellaire, silencieux, tendu vers les étoiles comme la silhouette d’un guetteur. Des carcasses d’astronefs émergeaient par endroits de la végétation envahissante ; leurs carènes démembrées évoquaient les contours démodés des navires des premiers temps de la conquête.

Les lèvres du vieillard, fines et sèches, s’agitèrent sans produire aucun son. Puis elles égrenèrent des mots inconnus, faiblement et sourdement. Enfin, avec une immense lenteur, comme si elles remuaient un poids presque invinciblement lourd, elles prononcèrent des mots qu’Algan put comprendre.

— Il y a bien longtemps, disait le vieillard, bien longtemps.

Il se tut et sa main droite quitta ses genoux et se tendit vers Algan. Elle semblait presque bleue, dans la lumière du jour, et la peau en était si parcheminée que chaque veine, chaque tendon, chaque muscle, et chaque os en étaient distinctement visibles.

— J’ai oublié les mots, disait le vieillard. Il y a tellement longtemps que je n’ai pas parlé cette langue. Ce sont des enfants, ici, vous savez, des enfants… Il faut leur parler la langue des enfants.

— Je viens de la Terre, dit Algan, à voix basse, craignant de voir tomber cette forme en poussière si sa voix ébranlait l’air trop fortement.

— Comment ? cria le vieillard d’une voix aigre, se penchant en avant et semblant enfin apercevoir de ses yeux jaunes et chassieux le visiteur.

— Je viens de la Terre, dit Algan, à voix plus forte.

Il avança d’un pas et resta là au beau milieu de la cour, les pieds dans la boue, rejetant en arrière d’une main mal assurée les bretelles du sac qui contenait son équipement, inspectant la cabane et les taches vertes et insolites des cactus.

— La Terre n’existe plus, dit le vieillard. Il cherchait visiblement ses mots et Algan crut qu’il s’était mal exprimé.

— La Terre n’existe plus, répéta le vieillard. La radio ne parle plus que de Bételgeuse, aujourd’hui.

Ses yeux se fermèrent et il hocha la tête comme pour approuver ses propres souvenirs.

— J’ai connu un temps, dit-il, un très vieux temps où Bételgeuse n’était qu’une colonie, et la Terre était forte et puissante et nous étions de fiers pilotes. Oui, oui, de fiers pilotes. Nous sautions d’un monde à l’autre en ce temps-là, nous étions ivres et jamais lassés. Il nous fallait du changement, toujours du changement. C’est pourquoi nous sommes toujours vivants.

» Mais voyez-vous, nous n’avions pas d’importance. Non, vraiment pas. Ceux qui étaient restés sur les planètes que nous avions découvertes avaient de l’importance, eux. Ils mouraient, mais ils étaient gouverneurs, marchands, techniciens. Nous, nous n’étions que des têtes brûlées qui sautaient d’un monde sur l’autre, sans jamais savoir s’arrêter, et nous vivions. Nous voyions les autres vieillir et s’en aller, et à chacun de nos voyages, lorsque nous rentrions, les fils de nos amis avaient remplacé leurs pères et nous repartions, et les années passaient. Mais la Terre… il n’y a plus de Terre. Je n’ai jamais revu la Terre. Elle est finie, maintenant, tout comme je suis fini. Je ne la reverrai jamais, vous savez.

Ses yeux clignotèrent et il posa ses mains sur les bras de son fauteuil.

— Qui êtes-vous, fiston ? dit-il, je ne vous ai jamais vu par ici. Vous êtes un homme de l’espace, n’est-ce pas ? Je l’ai pensé tout de suite. Vous ne parlez pas ce damné patois qu’ils emploient ici, mais j’ai presque oublié notre bonne vieille langue des navires.

— Je viens de la Terre, dit Algan, mon nom est Algan, Jerg Algan. On m’a dit sur Ulcinor que vous pourriez me donner certains renseignements.

La froideur de sa propre voix étonna Algan. Il sentait de plus en plus nettement grandir en lui un être dont la lucidité glaciale l’effarait. Il laissa glisser à terre son sac et l’ouvrit. Il en tira l’échiquier et le glissa sous les yeux du vieillard. Il se pencha vers le visage ridé, attentif au moindre signe.

Le vieil homme eut un rire aigre qui fit frissonner Algan.

— Ils n’ont pas voulu me croire, oh ! ils n’ont pas voulu me croire et ils m’ont laissé pourrir sur ce monde maudit, et maintenant ils viennent me chercher, parce qu’ils ont peur, parce que les Temps approchent et que les Maîtres grondent, parce qu’ils découvrent un à un les Mondes Maudits. C’était une fière expédition, n’est-ce pas ? Avec un jeune capitaine et des navires tout neufs. Et voilà tout ce qu’il en reste, le pauvre vieux toqué sur sa planète de malheur. Et pas même un navire de la Terre qui fasse escale de temps à autre.

Puis il releva la tête et fixa durement Algan. Il restait dans ses yeux un éclat froid qui avait dû, jadis, être insoutenable, qui s’était peu à peu durci à la lumière d’innombrables soleils et au contact de la noirceur abominable d’espaces sans espoir.

— Qui êtes-vous, dit-il de sa voix fêlée, pour posséder l’échiquier des Maîtres ? Tout au long de ma longue vie, je ne l’ai vu que trois fois. Une fois c’était celui-là même que vous possédez, ou un autre qui lui ressemblait absolument, et les deux autres fois, je l’ai vu gravé sur les noires murailles de citadelles maudites. Qui êtes-vous ? Sortez d’ici, laissez-moi en paix. J’ai fui ce souvenir toute ma vie. Ou bien êtes-vous l’un des leurs ? Venez-vous prendre mon âme comme vous avez fait pour tous les autres pauvres marins que vous avez engloutis vivants ?

— J’essaie de savoir, dit Algan, tout simplement. Je viens d’Ulcinor où j’ai trouvé cet échiquier. Je suis à la recherche d’une arme qui me permette d’abattre Bételgeuse. Je n’ai pas pu me poser dans le port stellaire de cette planète parce que mon astronef eût été abattu dans votre ciel avant même que j’eusse eu le temps de me poser. Je me suis posé dans la brousse et j’ai couvert une longue distance à pied. J’ai été sauvé une fois par des humains, et je sais qu’ils ne parleront pas ou que Bételgeuse se souciera peu de leurs racontars. Je vous fais confiance. Vous pouvez appeler les hommes du port stellaire et me faire arrêter, mais je crois que vous m’écouterez d’abord.

— Peut-être, dit le vieil homme. Peut-être. Sa tête dodelinait tout doucement sur ses épaules. Je vous crois. J’ai dû fuir, moi aussi, autrefois. Je vous crois. Je vais vous aider. Je ne peux pas faire grand-chose, mais je le ferai. Vous avez franchi l’espace et moi aussi, cela suffit. Que voulez-vous, au juste ?

— Je veux savoir ce qui vous est arrivé depuis le moment où l’expédition à laquelle vous apparteniez a disparu, et comment vous avez survécu, et ce que vous avez dit à Bételgeuse et ce que vous avez raconté aux marchands puritains. Ce sont eux qui m’ont dit que je pourrais vous trouver ici, et que vous étiez le seul homme à pouvoir m’aider.

— Ils savent tout, dit le vieil, homme. Ils savaient déjà tout alors que je voyageais encore entre les étoiles, il y a de cela, voyons, cinquante ans, peut-être soixante ans. Ils en savent plus que moi sur moi-même. Je ne vous apprendrai rien, si vous venez de leur part.

» Je peux toujours vous raconter l’histoire puisque vous possédez l’échiquier.

Et il parla, tandis que Jerg Algan l’écoutait, debout au centre de la cour boueuse, sous un ciel qui passait insensiblement du mauve au rose, entre deux barrières de cactus verts et déplacés sur cette planète par un hasard presque invraisemblable, tenant entre ses doigts un échiquier incroyablement vieux, probablement fabriqué par une race inconcevablement plus ancienne que l’homme et incroyablement plus avisée.

— Nous nous étions aventurés, disait le vieil homme, dans la direction du centre de la Galaxie. Vous savez que la Galaxie se présente comme une roue, et que la Terre se trouve dans une partie relativement extérieure de cette roue, et que, de tout temps, les voyageurs interstellaires ont été tentés par cette idée d’atteindre le centre mathématique de la Galaxie, cet endroit où l’espace souffre les distorsions les plus extraordinaires et où les étoiles sont si nombreuses que le ciel entier semble fait d’une voûte d’or.

» Nous étions partis glorieusement, quinze navires, un capitaine neuf et un équipage de savants, de techniciens et de marins comme moi tous gonflés à bloc. C’était le temps où chacun pouvait espérer être son petit Christophe Colomb à lui tout seul, et croire à l’Eldorado. Mais nous avions, si jeunes que nous étions, déjà une certaine expérience et nous savions que la plupart des mondes que l’homme découvre sont effroyablement étrangers et hostiles. Aussi prenions-nous toutes sortes de précautions.

» Nous avions déjà croisé pendant une bonne année et nous avions couvert un chemin considérable en direction du centre de la Galaxie, lorsque nous eûmes l’impression de pénétrer dans une région stellaire différente de toutes celles que nous avions jusque-là traversées. Nos instruments ne nous donnaient plus que des renseignements inexacts. Et nos calculs de position, pourtant soigneusement vérifiés, nous jouaient parfois d’étranges tours. Les physiciens de notre expédition donnèrent des noms à toutes ces aberrations et nous dirent qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Ils calculèrent même les conditions du nouvel espace que nous traversions, et nous n’en parlâmes pas davantage. Nous étions tous prêts à rencontrer les choses les plus extraordinaires et ces quelques variations à peine chiffrables en lointaines décimales ne nous émouvaient guère.

» Et pourtant, nous aurions dû nous méfier, car c’était le signe que nous pénétrions dans le domaine des autres. Nous nous trouvions alors bien au-delà de la Galaxie humaine actuelle, bien plus près du centre de la Galaxie qu’aucune expédition ne l’avait été avant nous et ne l’a été depuis à ma connaissance.

» Nous franchîmes, sur une épaisseur de plusieurs années-lumière, une zone de soleils morts, ou dépourvus de planètes. Aucun de nos astronomes ne put expliquer cette formation, mais cela n’attira pas autrement notre attention. Maintenant, je sais que nous avions traversé une frontière et que nous étions arrivés dans un domaine dont il vaudrait mieux ne pas parler.

» Nous découvrîmes enfin une étoile entourée de planètes. Nous les explorâmes toutes. Et, sur la sixième à partir du soleil, nous découvrîmes une citadelle noire.

» Oh ! personne n’en perça le secret. Nous la repérâmes du haut du ciel, tant elle était énorme, tandis que nous encerclions la planète de notre orbite. Nous fondîmes sur elle au travers des nuages, et nous écrasâmes sous le poids de nos navires une large portion de la jungle qui recouvrait la planète. Nous n’avions capté aucun message, et la citadelle paraissait déserte.

» Lorsque nous nous fûmes posés à distance respectable, nous nous mîmes en marche vers elle. C’était une planète du même type que la Terre, dotée pourtant d’une gravité plus forte qui rendait nos pas plus pesants. Nous nous frayions, dans une jungle lourde et humide, un chemin pénible. Et nous vîmes grandir sur l’horizon les murs colossaux de la citadelle inhumaine.

» Le silence était total. Il n’avait sans doute pas été rompu depuis des milliers, peut-être des millions d’années. Du moins cette impression flottait dans l’air et nos pas étaient mal assurés. Nous frémissions chaque fois qu’une brindille se brisait sous nos bottes et nos mains étaient continuellement posées sur la crosse de nos armes.

» Nous vîmes monter dans le ciel ces hautes murailles, si vastes qu’elles nous cachaient la moitié du ciel et qu’elles jetaient sur le paysage que recouvrait leur ombre une nuit presque complète. Nous nous aventurâmes même jusqu’au pied de ces hautes falaises d’onyx poli, qui semblaient devoir à chaque instant s’effondrer sur nous, car elles étaient obliquement implantées dans le sol et surplombaient le terrain environnant.

» Et je remarquai lorsque je fus tout près du mur, à trois fois la hauteur d’un homme environ, une gravure aussi fraîche que si elle avait daté de la veille, alors que son âge n’était probablement pas mesurable avec nos unités, et cette gravure représentait, en plus grand, l’échiquier même que vous possédez.

— Et l’expédition disparut ? demanda Algan. Il avait été chercher dans la cabane un billot de bois rose sur lequel il s’était assis. Il regardait les murailles du port stellaire devenir lentement luminescentes tandis que la nuit tombait et que se précisait dans le ciel l’éclat de l’étoile rouge qui commençait à teinter de sang toutes choses.

— Non, dit le vieillard, pas cette fois-là. Ce jour-là, nous regagnâmes nos navires et nous discutâmes. Les marins étaient d’avis de prendre le large au plus vite. De vieilles légendes couraient dans leurs cervelles et, bien qu’ils n’y crussent guère, ils n’étaient pas loin d’y prêter maintenant une certaine attention. Mais les savants, et parmi eux l’unique historien de l’expédition, ne se tenaient plus de joie et devenaient à moitié fous à l’idée de manquer une telle occasion. Finalement, le point de vue des marins, qui avaient l’oreille du capitaine, l’emporta. Nous abandonnâmes la citadelle noire et octogonale et plus haute que les plus hautes montagnes de la Terre, mais nous portâmes sur nos cartes l’emplacement de cette planète avec l’idée bien arrêtée d’y revenir lorsque nous aurions superficiellement exploré ce secteur stellaire.

» Un mois plus tard, à peine, nous nous posâmes sur une planète absolument morte, un monde de vide et de silence, l’un de ces rochers errants qui furent autrefois la terreur des navigateurs, une terreur purement superstitieuse, du reste, puisque les radars permettaient de les éviter et qu’ils ne gênaient pas plus que les autres mondes la navigation stellaire. Nous avions repéré du haut de notre orbite la seconde de ces citadelles.

» Voyez-vous, nous fûmes comme ivres. C’était la première fois que l’homme rencontrait dans l’espace la trace d’une autre vie, l’espoir d’une autre civilisation, et cette civilisation était ou avait été interstellaire. Le doute n’était pas possible. Deux races différentes n’auraient pu créer en s’ignorant, deux citadelles si énormes et si semblables, défiant si visiblement les lois qui régissent l’univers.

» Nous nous posâmes en hâte. Nous construisîmes une station. Nous déballâmes nos tracteurs. Nous n’avions pas sur cette planète à lutter contre la jungle, et, malgré l’absence de toute atmosphère, notre travail s’en trouvait facilité.

» Je fis personnellement, à bord d’un tracteur, le tour de la citadelle. Et de place en place, je remarquai l’échiquier aux soixante-quatre cases, gravé dans une roche si dure que nos meilleurs instruments ne parvenaient pas à l’entamer.

» Etait-ce un symbole ou une serrure ? Nous nous posions la question et les langues allaient bon train. Nous fouillâmes la bibliothèque du bord à propos du jeu d’échecs et nous apprîmes qu’aucune des civilisations de la Terre, disséminées dans le temps et dans l’espace, n’avait paru autrefois ou ne paraissait aujourd’hui l’ignorer, qu’il avait tenu dans certaines d’entre elles un rôle religieux ou magique et qu’il correspondait merveilleusement à certaines caractéristiques de l’esprit humain.

» Peut-être, nous demandions-nous, derrière ces hautes murailles obliques, se trouvaient le secret de l’origine de l’homme et le secret de l’origine de la vie ?

» Et le vingt-cinquième jour de notre présence sur ce monde, après plus de quinze mois de randonnée stellaire, les hautes portes de la citadelle s’ouvrirent. Elles dévoilèrent un monde de lumière et de courbes entrelacées comme nous n’en avions pas rêvé et comme n’en ont jamais décrit les poètes drogués. De petites expéditions s’engagèrent dans les profondeurs de la citadelle. Elles revinrent, ébahies par les dimensions et la disposition incompréhensible des couloirs de ce labyrinthe.

» Alors, nous commîmes une erreur. Nous décidâmes d’employer l’expédition dans son ensemble à explorer la citadelle. Les savants l’avaient demandé avec véhémence, et les marins avaient cessé de croire au danger.

» Je fus laissé de garde à l’extérieur des portes, je recevais et je centralisais les messages des explorateurs. Des heures passèrent. Je sommeillais dans mon scaphandre malgré les drogues qui m’avaient été administrées, lorsque je vis les hautes portes noires, obliques comme les murs, se refermer silencieusement. Ce n’étaient que d’immenses dalles, portant chacune le signe de l’échiquier, qui pivotaient de l’intérieur de la citadelle et qui obturaient hermétiquement l’ouverture restée béante pendant plusieurs jours. Les appels dans mes écouteurs s’affaiblirent, puis se turent. Je sautai dans l’un des tracteurs et filai à toute vitesse vers la station et les fusées, mais je vis soudain un éclair parcourir le ciel, et la station et les fusées explosèrent, allumant d’une immense flamme tout l’horizon de la planète. J’arrêtai le tracteur, je sautai en bas et je me mis à courir, et à peine avais-je fait cent pas que malgré l’absence d’atmosphère, j’entendis un bruit gigantesque, une poigne de fer me saisit et me jeta au sol, tandis qu’à la place du tracteur ne subsistait qu’un cratère fumant.

— Il ne se passa rien d’autre ? demanda Jerg Algan.

— Presque rien, dit le vieil homme. Le ton de sa voix s’était peu à peu élevé tandis que les mots d’une langue chargée d’archaïsmes passaient de plus en plus facilement entre ses lèvres. Ses yeux souriaient maintenant paisiblement. L’ironie amère du début les avait abandonnés.

— Presque rien, répéta-t-il. J’attendis la mort pendant cinq jours, car je n’avais dans mon scaphandre des réserves d’air et de vivres que pour quelques semaines au plus, puis des hommes vinrent du ciel et me sauvèrent.

» Mais ils ne venaient pas de la Terre, ni de Bételgeuse, ni d’aucun monde connu, leurs astronefs étaient différents des nôtres, et moins perfectionnés, du reste, et ils ne comprenaient pas plus ma langue que je ne saisissais la leur.

Загрузка...