X Par-delà la paroi de cristal

Deux cents ans, dit Stello.

— Oui, deux cents ans, répéta Nogaro.

Ses traits se durcirent. Il posa ses mains sur la table et fixa les sept hommes.

— Alors, il est immortel, dit Stello.

— Je le crois, dit Nogaro.

Le silence retomba. Ils avaient peur, brusquement. Peur d’un inconnu, soudain surgi de l’espace, seul, les mains vides, mais âgé de plus de deux cents ans.

— N’a-t-il pas fait un long voyage sur une nef stellaire ? suggéra Albrand. Quelques années à une vitesse proche de la lumière pourraient peut-être…

— Non, dit Nogaro. La Machine est formelle sur ce point. Il a disparu il y a à peu près deux cents ans, dans la région de Glania, une petite planète sur les marches extérieures des régions centrales.

— On ne l’a jamais revu.

— Jamais. Il y a cinquante ans, certains des Ulcinoriens faits prisonniers lors de la répression du mouvement des Puritains prétendirent qu’ils l’avaient vu. Mais jamais on n’en a obtenu confirmation.

— Ne se peut-il pas que les Puritains l’aient mis en état d’hibernation afin de s’en servir comme d’une arme le moment venu ? demanda Olryge.

Nogaro secoua la tête.

— Comment est-il venu sur Bételgeuse ? demanda Voltan, l’un des plus âgés des huit, plus âgé encore que Nogaro. La Machine le sait-elle ?

— Non, dit Nogaro. Elle sait seulement qu’il n’est pas venu sur un navire. Du moins, pas sur l’un de nos navires. Des navires humains, je veux dire.

Ils se turent de nouveau. Ils sentirent quelque chose se tendre dans l’air et vibrer. Ce qu’ils avaient accompli durant les siècles passés s’évaporait, se dissolvait, disparaissait dans les effrayantes incertitudes de l’avenir. Pour la première fois, ils avaient peur de ce qui allait arriver.

— Une aide extérieure, grogna Olryge, les yeux flamboyants. Vous en parliez tout à l’heure.

— C’est la seule solution logique, dit froidement Nogaro. Je suis le seul d’entre vous qui ait eu l’occasion de rencontrer, de connaître Jerg Algan. Il y a deux cents ans déjà, c’était un homme étrange. Je me demande s’il est seulement humain, aujourd’hui. Après deux cents ans. »

Il grimaça. Il n’avait pas peur. Il ressentait seulement une curiosité dévorante. Il savait pourquoi Algan était parti, il savait qu’Algan avait réussi. Qu’a-t-il trouvé au centre de la Galaxie ? se demanda-t-il.

— Dites-nous ce que vous savez, Nogaro, dit Stello.

Nogaro tourna la tête et le fixa. « Vais-je leur parler ? pensa-t-il. Vais-je leur dire que j’ai agi de mon propre chef, il y a deux cents ans, mettant peut-être en péril la Galaxie humaine tout entière. Vais-je leur dire que je suis sûr d’avoir eu raison parce qu’il y a des problèmes plus importants que le salut de la Galaxie ? Ou vais-je me taire, les laisser errer d’une théorie à l’autre ? La Machine sait-elle ? »

Mais qu’il se tût ou qu’il parlât, songeait-il, ne changerait rien à l’histoire à venir de la Galaxie. Ce qu’il avait fait, il fallait que quelqu’un le fît. Quant à ce que Jerg Algan avait découvert et quant à ce qu’il était devenu, c’était une autre histoire.

— Pensez-vous qu’il ait transmis le secret de son Immortalité aux Puritains ? demanda Stello.

— Je n’en sais rien, dit Nogaro. La lassitude s’empara de ses traits. Ç’avait été bon de vivre toutes ces années, interrogeant, décidant, apprenant. Ç’avait été bon, puis la fatigue était venue, une lourde fatigue, une fatigue couleur de temps. Ç’aurait pu être bon encore, pensa-t-il, si le monde avait pu demeurer ce qu’il était, sans heurt, sans changement.

Une sorte de terreur se fit jour en lui. Suis-je vieux à ce point ? se demanda-t-il. Avons-nous donc condamné les hommes à l’immobilité, la Galaxie à la stagnation ?

— Je n’en sais rien, répéta-t-il. Croyez-vous que cela ait encore la moindre importance ? Je n’ai parlé tout à l’heure des Puritains que pour attirer votre attention. Mais ne voyez-vous pas que leur agitation ne signifie plus rien maintenant, ne voyez-vous pas que le problème nous échappe, que nos navires sont inutiles ? Ne comprenez-vous pas ? Une autre espèce, une autre civilisation qui détient l’immortalité, est à nos frontières. Et capable de se mouvoir dans notre espace sans que nous le sachions.

» Peut-être cela nous fera-t-il du bien ? Comprenez-vous maintenant pourquoi je réclame l’immortalité pour l’espèce entière ?

— Je maintiens mon vote, dit Olryge. Notre puissance est formidable et intacte. Et nous n’avons pas encore été attaqués. Nous sommes toujours les maîtres, ici.

— Je ne pensais pas à la guerre, Olryge, dit Nogaro. Il y a d’autres formes de compétition.

— Qui était ce Jerg Algan ? demanda de sa voix grave Voltan.

— Il y a deux cents ans, dit Nogaro, un peu moins peut-être, je ne faisais pas partie du Conseil, comme aujourd’hui, je ne me trouvais même pas sur Bételgeuse, j’étais un Envoyé, l’un de ces quelques millions d’immortels qui assurent le pouvoir de Bételgeuse sur les mondes les plus lointains, qui écoutent et transmettent, qui sont les yeux, les oreilles et les mains de Bételgeuse, et c’est alors que je rencontrai Jerg Algan, juste avant sa disparition. Je me pris d’amitié pour lui. Il avait une trentaine d’années et toute sa jeunesse s’était passée sur la Terre, mais il venait d’être ramassé dans le port de Dark et recruté dans les conditions que vous savez. Je le vis pour la première fois sur le navire qui nous emmenait sur Ulcinor. Il me fit bonne impression. Il était énergique et volontaire, intelligent et triste. Je crois que j’aurais aimé qu’il devînt l’un de nous. Il haïssait Bételgeuse, car, c’était voyez-vous, un homme des vieilles planètes, pour qui le passé comptait plus que l’avenir, et qui appelait les choses par leur nom. Bételgeuse, pour lui, c’était la tyrannie.

» Je cherchais à ce moment-là un homme capable de mener à bien une affaire que j’avais dans l’esprit. Je compulsai le dossier d’Algan et il se révéla satisfaisant. En ce temps-là, voyez-vous, se posaient les mêmes problèmes qu’aujourd’hui, quoique d’une façon différente. Nous cherchions sans relâche des traces d’une autre civilisation. Et à quelques indices, nous avions pu circonscrire une zone intéressante dans la direction du centre de la Galaxie. J’étais passionné par l’idée d’envoyer là une expédition, et je le suis encore. Mais les Puritains d’Ulcinor nous surveillaient de près, tant ils craignaient que nous ne découvrions là une arme susceptible de les annihiler économiquement. Ils disposaient de certaines informations dont je manquais. Je m’arrangeai pour que Jerg Algan eût l’air d’être envoyé par les deux parties à la fois, et c’est sans doute pourquoi, longtemps, les marchands d’Ulcinor et des Dix Planètes se vantèrent de son appui.

» Nous avions déjà envoyé plusieurs expéditions vers le centre de la Galaxie, mais elles avaient été toutes des échecs. Une ou deux d’entre elles disparurent même complètement. Des légendes extraordinaires commençaient à courir la Galaxie en tous sens. Il me sembla qu’il était temps de les contrôler.

» Mais je n’étais qu’un Envoyé et je n’avais pas la possibilité de confier une expédition complète à Jerg Algan. Il m’eût fallu pour cela disposer de l’accord du Conseil et de la Machine et cela eût pris trop de temps. Je décidai de faire voler un navire par Algan. J’avais tous pouvoirs sur les autorités des ports stellaires, et, lorsque nous nous posâmes sur Ulcinor, je préparai la chose.

» Et une nuit, Jerg Algan s’enfuit de son dortoir, assomma un technicien, déroba une fusée et s’en fut. Il naviguait d’abord, je le savais, vers Glania, où il espérait sur mes indications trouver une amorce de piste. Et là il disparut. Il se trouvait au bord des régions centrales de la Galaxie, et brusquement, il disparut.

— Dans quelles conditions ? demanda Stello.

— Personne ne le sait, dit Nogaro. Non, personne ne le sait de ce côté-ci de la Galaxie. Il perdit son navire en se posant sur Glania, à la suite d’une fausse manœuvre, probablement, et il se mit en marche vers le port stellaire de la planète, qu’il atteignit, du reste, les témoignages sont formels sur ce point. Il eut une entrevue avec le capitaine du port stellaire, mais jamais il ne ressortit des appartements privés du capitaine. Ou s’il en ressortit, ce fut pour une destination inconnue.

— Et ce capitaine, que dit-il de cette entrevue ? dit Olryge.

— Il n’en dit jamais rien. Il se suicida le lendemain. Il avait laissé échapper un prisonnier. Je suppose que sa raison ne résista pas. Imaginez cela, un homme sans navire, sans vivres, sans connaissances spéciales qui disparaît brusquement d’une planète presque déserte, qui se dissout littéralement dans l’espace.

— Peut-être était-il mort dans un trou perdu de Glania ? suggéra Albrand.

— Non, dit Nogaro. Je fis entreprendre des recherches spéciales. Il ne restait rien de lui sur la planète. Rien, sauf des empreintes sur un verre qui avait contenu du zotl.

— Où se trouvait le verre ?

— Dans le bureau du capitaine. Les enquêteurs le découvrirent après le suicide ; ils relevèrent les empreintes, par mesure de routine, et ils découvrirent qu’elles étaient celles d’un humain nommé Jerg Algan. Mais ils ne surent jamais ce que cela impliquait. Je ne l’appris moi-même que longtemps après.

— Du zotl ? dit Fuln. Le capitaine était drogué. Peut-être a-t-il abattu Algan de peur d’être dénoncé.

— Non. La consommation de zotl n’était pas un délit en ce temps-là. Elle ne l’est devenue qu’un siècle et demi plus tard, lorsque nous avons eu besoin de battre en brèche la puissance économique des Dix Planètes.

— C’est une étrange histoire, dit Voltan. Je n’aime pas les histoires aussi étranges. Elles n’apportent jamais rien de bon. Mais peut-être tout cela ne veut-il rien dire ? Peut-être nous inquiétons-nous en vain ? Je ne crois pas qu’un homme puisse mettre en danger la Galaxie humaine, même s’il est immortel. Ce temps-là est passé. J’ai vu des hommes dangereux, très dangereux, autrefois, mais plus de nos jours. Non, pas de nos jours.

— Que vous faudra-t-il donc pour y croire et pour commencer à trembler ? cria Nogaro. Vous êtes trop vieux. Nous sommes tous trop vieux. Plus rien ne nous fait peur. Nous ne pouvons plus croire à rien qui nous menace.

« Il arrivera ce qui doit arriver, pensa-t-il. Nous avons fait ce que nous avons pu. Mais maintenant, il va falloir que les hommes se débrouillent tout seuls. Si seulement je savais ce qui les attend ! » Puis Algan lui revint à l’esprit. Un homme, perdu, tout seul dans une forêt de soleils et conquérant l’immortalité, et quoi d’autre encore ? La source de la vie se trouvait-elle donc au centre de la Galaxie ?

— Je ne puis rien ajouter, dit-il. Je vous demande d’appliquer dans les plus brefs délais le plan qui est le but de notre action. L’Immortalité pour l’espèce entière. J’espère qu’il n’est pas trop tard.

Ils se penchèrent vers lui les uns après les autres, et il lut la crainte, l’angoisse, la fatigue, l’habitude et l’ennui, sur leurs visages patinés par les ans.

— Vous connaissez ma réponse, dit Olryge, l’air triomphant.

— Je ne puis, prononça Stello du bout des lèvres.

— L’heure ne me semble pas venue, fit Albrand.

— Non, dit Fuln.

— Non, dirent en même temps Aldeb, Voltan et Luran, qui parlaient rarement, enfoncés dans leurs souvenirs, écrasés sous leur expérience.

— Peut-être avez-vous raison, dit Nogaro. Je le souhaite. Je souhaite que vous n’ayez pas commis d’erreur.

— Nous le souhaitons, dirent-ils ensemble, selon le rite.

— Avons-nous épuisé le sujet ? dit Olryge. Nous pourrions lever la séance.

— Il vaudrait mieux, en effet, que vous en restiez à ce que vous venez de décider, dit ironiquement Nogaro. Vous pourriez faire pis encore.

Albrand fit un mouvement.

— Nous devrions peut-être faire rechercher cet homme, dit-il, ce Jerg Algan.

— Il est hors de notre atteinte, dit Nogaro.

— La Machine ?

— La Machine ne sait rien. Croyez-vous que je ne m’inquiète pas de savoir ce qui existe au-delà des marches de la Galaxie humaine ?

— Ne le prenez pas sur ce ton, Nogaro, dit Voltan. Somme toute, vous avez vous-même déclenché ce péril qui nous menace, dites-vous.

— Je l’ai fait, dit Nogaro, et il fallait le faire.

— Peu importe, s’écria Olryge. Le vote est acquis.

Voltan se tourna vers lui.

— Ne soyez pas si pressé, Olryge. Vous avez l’éternité devant vous. J’aimerais poser une question ou deux à Nogaro.

— Je vous écoute, dit Nogaro.

— A propos de ces légendes dont vous nous parliez tout à l’heure, quelles étaient-elles ?

— Je ne sais si je dois en parler ici, dit Nogaro. Après tout, ce n’étaient que des légendes.

— Parlez.

— Eh bien, elles parlaient d’un empire aux frontières du nôtre, elles parlaient de citadelles géantes, mais jamais nous n’avons rien vu ; elles parlaient du règne des Maîtres, mais jamais ils ne sont venus ; elles parlaient d’un échiquier et de l’origine des mondes, mais ce n’étaient que des légendes. Je les ai étudiées longtemps, j’ai cru à certaines d’entre elles. Il n’en est rien sorti, ou presque.

— Presque, dit Voltan. Vous appelez cela presque. L’Immortalité.

— Elles parlaient, dit Nogaro, de ce qui existait avant l’homme et de ce qui viendrait après lui. Elles étaient lourdes de malédiction. Elles disaient que nous avions fait fausse route. Elles expliquaient qui nous pouvions rencontrer au centre de la Galaxie.

— Et qui donc ? ricana Olryge.

— Personne d’autre que les créateurs des hommes, dit Nogaro, personne d’autre que les maîtres des étoiles dominant la Galaxie, du haut de leurs châteaux de soleils ; et c’est vers eux que j’ai envoyé Jerg Algan. Et lorsqu’il reviendra, n’en doutez pas, ce sera de leur part.


* * *

— Qui suis-je ? demanda-t-il.

— Jerg Algan, répondit la Machine.

— Soit, dit-il.

Il fixait son reflet qui se mouvait au fond d’un espace lumineux, comme celui de certains rêves. Ses mains tremblèrent malgré lui. Il était tout proche maintenant de la fin de sa quête. Au travers des étoiles et des merveilles des Maîtres, de l’espace et du temps, elle l’avait mené, jusqu’ici, jusque sur Bételgeuse, en ce Palais qui résumait toute l’histoire humaine, face à cette Machine en qui résidaient tous les espoirs humains.

Une longue quête, en vérité. Et brusquement, comme la Machine le lui avait prédit, la solitude fondit sur lui comme un oiseau de proie. De bien longues années. Il avait franchi seul le porche du temps, et seul il avait survécu. L’univers n’aurait jamais plus pour lui, songea-t-il, qu’une saveur de cendres et de passé, et, si brillantes que fussent les étoiles, elles ne parviendraient point à percer l’épais brouillard des secondes écoulées.

Et l’être humain, se dit-il, avait, au travers de lui, achevé une autre quête, plus ancienne, plus vaste, et définitive, celle-là, et dans quelques heures, dans quelques jours, tous les humains n’auraient dans la bouche que ce goût de cendres en songeant aux prouesses inutiles qu’ils avaient accomplies.

Il se demanda ce que deviendrait la Machine. Et le palais de Bételgeuse, et les statues gigantesques qui ornaient l’esplanade, et les souples et fins croiseurs stellaires qui hantaient les ports, et dont les proues avaient sillonné tant de baies différentes du vide, dont les coques avaient réfléchi les rayons de tant d’étoiles diverses.

— Désirez-vous me poser une autre question ? dit la Machine.

Il ne parla pas tout de suite. Il inspecta son reflet et il lui sembla qu’il se retrouvait enfin au terme d’une longue aliénation. C’était donc lui, ce visage mince et sombre, ces lèvres fines et blanches, ces yeux noirs et brillants. Et ces doigts longs et maigres lui appartiendraient pour un temps immensément long. Il se demanda s’il arrivait à la Machine de se trouver belle, si les humains qui l’avaient construite l’avaient dotée du sens de l’esthétique, si elle appréciait ses propres étincellements, les clignotements de ses lampes, les éclairs verts qui la parcouraient comme des frissons. Puis il posa la question.

— Qui sont tes maîtres, Machine ? demanda-t-il.

Longtemps, la question avait attendu, brûlant ses lèvres, brûlant sa langue, et maintenant, en paix, il pouvait la poser.

— Les Hommes, Algan, répondit sans hésiter la Machine.

Une Machine peut-elle n’être pas sincère ? se demanda-t-il. Peut-elle mentir ? Puis la réponse se forma automatiquement dans son esprit. Les hommes peuvent mentir.

— Non, dit-il à son reflet.

Le reflet ne cilla pas.

— Ecoute-moi, Machine, dit-il, veux-tu que je dise la vérité. Tu n’es rien. Tu n’es qu’un décor. Mais reconnais-le au moins. Je veux voir tes maîtres, Machine. Dis-le-leur, au moins.

— Je ne puis vous répondre, dit la Machine.

Sa voix était toujours sans timbre, impassible, égale. C’était une curieuse expérience, se dit Algan, que d’interroger une Machine et que de la prendre en faute. Mais, contrairement aux humains, une Machine savait mentir. Elle ne se couperait jamais, et il était impossible de la passer à un détecteur de mensonges.

Elle était, en quelque sorte, meilleure et pire que les hommes, plus absolue. Elle était hypocrite parce que les hommes l’avaient faite telle, mais chez elle l’hypocrisie était, par construction, une qualité ; c’était une possibilité, rien d’autre, cela excluait tout jugement moral.

En allait-il de même en définitive pour les humains ? se demanda Algan. Jamais les Maîtres n’en avaient rien dit. Il existait quelque part pourtant une différence. La Machine ne mentait pas pour son propre compte ; elle mentait parce que, sur certains points, elle avait été construite pour ne pas dire la vérité. Les hommes, eux, trompaient systématiquement, dans l’espoir d’atteindre certains buts personnels. Les hommes étaient détraqués.

Il se demanda si une Machine détraquée parviendrait à mentir pour son propre compte. Difficile à imaginer. Mais peut-être pas inconcevable. Cela pourrait peut-être arriver, pensa-t-il, si la Machine se trouvait prise dans un conflit tel qu’elle dût négliger d’appliquer certaines des règles qui lui avaient été imposées sous peine d’être détruite.

Peut-être la Machine se détruirait-elle ? Ou peut-être admettrait-elle le caractère original de la situation conflictuelle et la résoudrait-elle en adoptant une attitude non conforme à la réalité ? Une attitude névrotique.

Les humains se trouvaient perpétuellement plongés dans une atmosphère conflictuelle. Ils existaient en fonction d’un certain but et ils étaient empêchés de le réaliser. Certains, lorsque la pression du conflit devenait trop forte, se suicidaient ; leur instinct – c’est-à-dire une des règles qui leur avaient été imposées – de conservation s’effaçait. D’autres sombraient dans la névrose. Mais l’équilibre de tous était menacé.

Et cela expliquait l’histoire des hommes, ces milliers d’années de meurtres, de mensonges, de pillages, d’escroqueries, de guerres, et cet appétit de conquêtes et de victoires, cette volonté de puissance.

Les hommes étaient des Machines détraquées.

— Ecoute-moi, Machine, dit-il, tu ferais mieux de me répondre.

Il ne pouvait s’empêcher de lui parler comme à un être humain. Il lança son poing en avant, qui vint s’écraser contre la froide surface du miroir. Il entendit une faible vibration qui s’éteignit bientôt. Il ne pouvait rien contre la Machine, du moins, pas de cette façon-là.

— Je ne puis vous répondre, dit la Machine.

— J’ai un message pour tes maîtres, Machine, dit-il. Dis-le-leur. Dis-leur que je veux leur parler. Dis-leur que je viens du centre de la Galaxie. Dis-leur que je viens de la part de Nogaro, s’ils se souviennent de son nom.

— Les Hommes sont mes maîtres, répéta la Machine.

Et si la Machine était sincère ? se demanda-t-il. Si elle avait été construite de façon à ignorer qui la dirigeait en réalité ? Il l’ignorait lui-même. Les Maîtres semblaient aussi l’ignorer – ou plutôt ne pas s’en soucier, et c’était pourquoi ils l’avaient envoyé. Mais il lui était difficile d’imaginer des humains cachant pendant des générations leur puissance derrière un masque aussi parfait, aussi efficace.

Et s’ils refusaient de le voir, s’ils refusaient de l’entendre ?

— Je vais te poser une question, Machine, dit-il.

— Je vous écoute, dit la Machine.

— Comment suis-je venu ici ? Sur cette planète ?

— Je ne sais pas, dit la Machine. Attendez. Je vais vérifier. Il attendit quelques secondes.

— Vous m’avez déjà posé cette question il y a quelque temps, dit la Machine. Pourquoi désirez-vous le savoir ?

— Je veux seulement te montrer que tu ne connais pas tout, Machine.

Il se demanda si le cerveau mécanique de la Machine pouvait saisir un tel raisonnement.

— Aucun mécanisme ni aucun être ne peut prétendre tout savoir, dit la Machine. Ma fonction n’est pas de tout savoir. Elle est de me souvenir. Elle est d’apprendre. Je dois vous poser une question. Comment êtes-vous venu sur cette planète ?

— Par la puissance des soixante-quatre cases, dit Algan.

— Je vois, dit la Machine. Il me manque encore bon nombre d’informations, mais plusieurs possibilités se dessinent. Il se peut par exemple qu’il existe dans l’espace d’autres Machines semblables à moi.

— Cela se peut, répondit évasivement Algan.

— L’échiquier est l’un des points faibles de mon raisonnement, dit la Machine. Je puis lui attribuer plusieurs valeurs, mais aucune ne l’emporte sur les autres.

— Le problème t’intéresse-t-il, Machine ?

— Rien ne m’intéresse au sens humain du terme. Je suis simplement construite pour résoudre un certain nombre de problèmes. Celui-là entre autres.

— Je connais la solution, Machine, dit Algan, et je viens l’apporter à tes maîtres. Dis-le-leur.

Quelques instants passèrent. Il se pouvait que sa dernière tentative échouât et qu’il dût se rabattre pour accomplir sa mission sur d’autres moyens. Il avait espéré que la Machine pourrait servir de lien entre lui et les maîtres hypothétiques de la Galaxie humaine. Mais il n’en était plus exactement sûr à présent.

— Je ne me connais pas d’autres maîtres que les Hommes, dit la Machine. Je ne puis résoudre ce problème que tu me poses, homme. Cependant mes instructions prévoient ce cas. Je ne les comprends pas, mais je vais les appliquer. Il se peut que tu aies raison et que certains hommes parmi les hommes soient mes maîtres. Mais je n’en trouve pas trace dans mes circuits conscients. Je vais essayer d’analyser mes circuits inconscients.


« Un conflit, pensa Algan. Voilà enfin un conflit. La Machine est conditionnée pour ignorer certaines choses, tout en en conservant la trace, et maintenant la solution de certains problèmes qu’elle doit résoudre en accord avec certaines de ses instructions de base implique qu’elle néglige ce conditionnement. Je me demande si ses constructeurs l’avaient prévu. »

Exactement la même chose que pour les hommes. Ils savent certaines choses, mais ils sont incapables de se les rappeler consciemment et de les exprimer verbalement. D’où conflit, suicide ou névrose.

— Tu devras résoudre le problème toi-même, humain, dit la Machine. Je ne puis pas t’aider. Mes instructions m’enjoignent seulement de te laisser passer.

— Est-ce la première fois que le cas se présente ?

— C’est la première fois, d’après ma mémoire.

Etait-il possible, se demanda Algan, que la Machine eût plusieurs faces, plusieurs visages, que sa mémoire fût multiple et compartimentée ? Etait-il possible qu’une partie de son immense architecture lui servît à répondre aux humains, tandis qu’une autre travaillait pour le compte des maîtres hypothétiques de la Galaxie humaine ? Existait-il quelque part un centre de coordination suprême qui décidât en dernière analyse ? Ou bien les différentes régions conscientes de la Machine étaient-elles séparées par des zones mal définies, grises, inexplorées ?

Se pouvait-il que les Maîtres eux-mêmes dominassent une fraction de la Machine, sans que les autres centres de la Machine le sussent ?

— Bonne chance, humain, dit la Machine.

Le reflet d’Algan frissonna. La surface du miroir trembla comme une pellicule d’eau brusquement agitée par un léger souffle de vent. Puis, au fond de l’espace lumineux, apparut une tache noire, absorbant toute lumière, qui s’étendit et dévora peu à peu le reflet d’Algan. La tache noire couvrait maintenant presque tout le miroir, évoquait une insondable profondeur.

C’était une porte.

Il fit un pas en avant et se retrouva sans transition dans la nuit. Il tendit ses mains en avant puis sur les côtés, mais ses doigts ne rencontrèrent rien. Il se trouvait au centre d’une immense plaine obscure.

— Avance, dit la Machine.

Il se concentra.

Peut-être était-ce un piège. Il était prêt à se projeter à un million de kilomètres de là, si le moindre danger survenait. Il savait qu’il pénétrait dans une région dont peu d’hommes connaissaient l’existence, que la Machine elle-même n’avait sans doute jamais explorée, bien qu’elle se situât à l’intérieur du palais. Il se souvint d’une phrase de Nogaro à propos de Bételgeuse. C’était, avait dit Nogaro, une araignée gigantesque projetant sa toile dans le temps et dans l’espace, accrochant ses fils de bave aux étoiles.

Il entrait dans le repaire de l’araignée. Il se rappela les mygales de la Terre, se traînant dans de curieux terriers, soigneusement clos d’un opercule de soie. Un opercule de verre. Un miroir.

Le sol s’ébranla sous ses pieds et l’entraîna en avant. Il n’avait aucun moyen de déterminer à quelle vitesse il se déplaçait. Il savait seulement qu’il allait là où il voulait aller. Depuis deux cents ans.

Il émergea brusquement dans la lumière. Elle semblait émaner des murs d’un couloir qui se prolongeait à perte de vue, et qui devait s’enfoncer dans la masse colossale du palais.

Le chemin mouvant qui l’entraînait s’arrêta. Il fallait qu’il continuât à pied. Les constructeurs du palais n’avaient pas souhaité que les machines l’équipassent entièrement. Ils savaient que dans certaines circonstances les machines peuvent devenir dangereuses. Algan examina les parois. Elles étaient finement polies dans une matière dure et froide, blanche. Il était seulement en train de franchir les vraies murailles du palais, se dit-il.

Des murailles épaisses de centaines de mètres.

Le palais était une véritable forteresse stellaire. Ses constructeurs avaient eu dans l’esprit l’image de la guerre. Ils avaient pensé aux hommes, mais peut-être aussi à d’autres adversaires, venus des étoiles ceux-là, et inconcevablement puissants.

Jerg Algan sourit. Il représentait à lui tout seul une armée d’invasion, et il était sûr de l’emporter.

Les constructeurs du palais avaient entendu raconter dans leur enfance trop d’histoires parlant de flottes sidérales envahissant une planète, ou d’armes fantastiques, de bombes capables de détruire la moitié d’une planète. Mais jamais ils n’avaient pensé à l’attaque d’un homme seul.

Il avança plus rapidement, et le bruit de ses pas sur le sol dur résonna de façon plus aiguë. Il lui semblait parfois que le choc net de ses talons provenait d’un endroit situé en avant de lui comme si un marcheur invisible l’eût précédé. La lumière changea lentement de teinte. De blanche, elle devint cendrée. Et les murs eux-mêmes se nuancèrent de gris. Il se souvint de certains ciels qu’il avait admirés, au centre de la Galaxie, de certains firmaments pleins d’étoiles, qui présentaient cette même teinte cendrée, cette même couleur de feu depuis longtemps éteint, mais conservant, pour longtemps encore toute l’intensité, toute la magie calme des flammes.


Il pénétra enfin dans une série de salles plus vastes et il comprit qu’il avait franchi les murs du palais. Sans doute, le palais comportait-il d’autres entrées, plus simples, mais celle-ci avait été bâtie pour impressionner les visiteurs éventuels, quels qu’ils fussent.

Une double rangée d’immenses piliers triangulaires supportait une voûte arrondie. Le sol amortissait le bruit de ses pas, et il lui semblait s’enfoncer dans le silence.

Il se souvint d’avoir lu, en des livres anciens, jadis, sur la Terre, des descriptions de bâtiments semblables à ces salles, résultats d’une architecture morte. Cela atteignait presque à la grandeur des citadelles noires. En certains domaines, pensa-t-il, les hommes avaient presque rejoint les Maîtres, mais ce qui représentait pour les hommes un effort démesuré n’était pour les Maîtres qu’un jeu sans signification.

Il arriva soudain dans une salle sans issue. Elle était plus petite que celles qu’il venait de traverser, et vide. Il regarda autour de lui sans déceler dans les parois aucune trace d’ouverture. Puis il remarqua un cercle gravé sur le sol au centre de la salle.

A peine eut-il pesé les deux pieds dessus, que selon son attente, le cercle se déroba et qu’il tomba dans l’obscurité.

Il tombait lentement, sans ressentir l’impression désagréable qui accompagne une chute même lorsqu’on est habitué à se déplacer dans un espace dépourvu de gravité. Il se demanda quelle profondeur pouvait avoir le puits. Il essaya d’atteindre les parois en allongeant les bras, mais il n’y parvint pas.

Etait-il, se demanda-t-il, le premier homme à emprunter ce passage ? Brusquement il sentit de nouveau le contact du sol sous ses pieds. Il avança précautionneusement. Une raie lumineuse se découpa dans une paroi noire en face de lui. Elle s’élargit rapidement, et, les yeux clignotants, il vit une grande salle aux murs nus, pleine d’une lumière cendrée.

Les battements de son cœur s’accélérèrent. Il vit au milieu de la salle une grande table ronde de cristal. Et huit hommes entouraient la table, et semblaient vêtus d’argent. Il s’avança vers eux et les examina. C’étaient d’étranges visages, lourds d’une incompréhensible lassitude.

Ils demeuraient muets et le regardaient.

Ses yeux se posèrent sur l’un d’entre eux et une nuée de souvenirs lui revint à l’esprit. Il ne pouvait pas croire ce qu’il voyait. Il connaissait pourtant ces yeux noirs et profondément enfoncés dans leurs orbites, ces traits intelligents et quelque peu amers.

Il ouvrit la bouche pour parler.

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