III Sur les chemins du vide

Algan ferma les yeux et se détendit. Mais ses doigts se crispèrent sans qu’il y prît garde sur les accoudoirs de son fauteuil. C’était son premier voyage dans l’espace, et pourtant, sans transition, sans gagner ni même apercevoir la Lune, Mars, Vénus, Saturne ou Jupiter, il allait accomplir un grand bond dans l’espace. Un bond qui le mènerait jusqu’aux étoiles. Il parcourut des yeux la salle de départ. Elle ne comportait rien d’impressionnant, rien que des rangées de fauteuils dans lesquels étaient installés des pionniers, le visage un peu pâle et les traits tirés. Ils s’ignoraient mutuellement.

Algan tourna la tête et examina son voisin, un jeune homme carré d’épaules, aux cheveux roux et au teint normalement hâlé, mais qui, pour l’instant, était blême. Il marmonnait quelque chose. Peut-être était-ce une prière ?

Sur le grand écran, aussi clair qu’une glace, se dessinaient les formes massives de la haute tour. Une voix énuméra des suites de nombres et des lettres. C’était une voix calme, froide, vaguement ennuyée de ce travail fastidieux. Elle détachait professionnellement les syllabes avec une pointe de préciosité. C’étaient la dernière voix de la Terre qu’Algan entendrait avant longtemps.

Il s’étonna de ne pas y attacher plus d’importance. Puis il se rendit compte qu’il tremblait presque d’excitation contenue. C’était un départ, somme toute. Il avait toujours aimé les départs. Et celui-ci ne différait guère de ceux qu’il avait connus, à bord de glisseurs quittant les derniers ports de la Terre pour sillonner les océans.

Peut-être aimerait-il, somme toute, ces mondes qu’il allait découvrir.

Mais il savait qu’il n’aurait jamais à leur égard l’attitude des Galaxiens, ni même celle des gens de Bételgeuse. Celle des premiers était méprisante, hautaine. Un monde en valait un autre pour eux, et toutes les époques étaient comparables. Ils n’attachaient de prix qu’à l’espace de terre qu’ils occupaient, qu’au volume d’air qu’ils respiraient et qu’aux secondes qu’ils vivaient. Quant à l’attitude de Bételgeuse, c’était celle d’un propriétaire s’inquiétant de mettre minutieusement en valeur des terres lointaines qu’il ne visiterait jamais. Les uns et les autres niaient systématiquement l’immensité de l’espace. Il n’était, pour eux, qu’une série de problèmes destinés à être résolus un par un.

Une lampe rouge s’alluma au-dessus de l’écran. Puis les lignes de la haute tour se brouillèrent et s’obscurcirent. La lampe s’éteignit. Il n’y eut ni vibration, ni tremblement sourd et prolongé, ni rien de tout ce que Jerg Algan avait prévu, dans son ignorance, ni secousse, ni écrasement au fond d’un fauteuil soudainement durci, ni hurlement des tuyères, ni grincement du métal. Il n’y eut qu’une autre voix, énonçant sans hâte des chiffres et des mots, détachant soigneusement les syllabes et semblant se morfondre à ce travail monotone.

Rien. Ils étaient partis. Maintenant, sur l’écran, palpitaient les étoiles. Puis, lorsqu’ils eurent franchi les bornes extrêmes de l’atmosphère, elles se contentèrent de briller, immobiles, d’une lueur fixe qui semblait nier le scintillement qu’on leur prête de la surface de la Terre. Ils étaient partis.

Algan se leva de son fauteuil. Il s’avança précautionneusement dans le passage, une indicible inquiétude rivée au cœur parce que la gravité était d’un tiers plus faible que celle à laquelle il avait été habitué durant les trente-deux années de sa vie, sur Terre. Et il vivrait durant tout le voyage sous l’empire de cette gravité qui était celle de tous les navires sillonnant la Galaxie, tandis que l’angoisse s’estomperait dans sa poitrine.

Il alla jusqu’au grand écran. Il se retourna et fixa les pionniers, tandis que le navire sillonnait le vide, filait avec une vitesse toujours accrue hors du système solaire, hors de l’orbite de Pluton, vers leur but lointain, et il dit :

— Vers quelle étoile allons-nous ?

Ils le regardèrent, apparemment hébétés, sans répondre.


* * *

Algan s’assit et dévisagea les trois hommes qui se trouvaient avec lui dans la petite pièce aux murs froids et nickelés : Paine, un vieux marin de l’espace au visage pâle et pourtant buriné, Sarlan, le jeune homme aux cheveux roux qui avait été son voisin lors du décollage, et un homme petit et trapu au cou épais et aux petits yeux à fleur de peau, dont Algan ignorait le nom. Ils ne faisaient pas mauvaise figure. Ils tâchaient d’imiter consciencieusement les gestes de Paine et, pour commencer, ils s’efforçaient de détacher leurs yeux de l’écran qui montrait un ciel noir et nu peuplé de quelques rares étoiles.

— Vers quelle étoile allons-nous ? demanda Algan.

Paine se mit à rire.

— Déjà inquiet, Jerg ? Vous avez entendu trop d’histoires sur les monstres qui hantent les planètes lointaines. Dans un an ou deux vous vous plaindrez de ne pas en avoir assez rencontré.

— Qu’est-ce que vous voulez que ça nous fasse ? dit Sarlan d’une voix ennuyée. Un monde ou un autre. Au point où nous en sommes…

Le petit homme trapu ne dit rien.

— Nous nous dirigeons vers le centre de la Galaxie, dit Paine. C’est là que les mondes sont le plus densément répartis dans l’espace. C’est là que nous avons le plus de chance d’en rencontrer un qui convienne aux hommes.

— Pourquoi ne boirions-nous pas quelque chose ? demanda Sarlan d’une voix mal assurée.

Paine ouvrit un placard et en tira une bouteille et des verres.

— A notre départ, dit Algan.

Ils burent en silence. Ils évitaient de se regarder. Leurs yeux se promenaient sur les surfaces brillantes et métalliques des parois. Un certain malaise se dessinait sur leurs visages.

Puis Paine sourit légèrement.

— Ne croyez pas, dit-il, que vous allez vivre tout ce temps dans cette cage.

Il effleura des touches. La lumière s’éteignit brusquement. L’un d’entre eux laissa choir son verre qui rebondit en résonnant sur le sol souple. Algan recula jusqu’à sentir contre son dos le contact rassurant et froid du mur. Ses mains se projetèrent en avant, prêtes à intercepter une attaque. Ses pupilles se dilatèrent cherchant à saisir la moindre touche de lumière. Mais il flottait dans le noir total, au sein d’un silence peuplé des respirations sifflantes de ses compagnons. D’anciens réflexes lui revinrent à l’esprit, d’anciennes craintes et d’anciennes façons de les dominer.

Puis la lumière revint. Elle naquit, faible et hésitante, dans la région froide du spectre. Elle grandit et s’assura, dessina les contours tremblants des ombres, puis des corps, elle caressa les dents et les boucles de métal des vêtements, elle polit l’éclat des yeux.

Ils perçurent le souffle d’une grande brise. Ils s’éveillaient dans une forêt immense. Des arbres séculaires au feuillage d’émeraude se balançaient au rythme du vent autour d’eux et au-dessus d’eux. Quelque part dans les buissons coulait une source invisible.

Algan se retourna. Ses mains palpèrent la surface invisible du mur. Ils étaient prisonniers d’une cage indiscernable et cette forêt s’étendait au-delà de l’imagination, illusoire et irréelle.

— Ainsi, ce que l’on raconte des navires est vrai, dit-il. Les navires sont des endroits magiques.

— Ne craignez rien, dit Paine. Il souriait largement. Il se baissa et chercha dans l’herbe le verre tombé. Mais ses doigts passèrent au travers des touffes et saisirent le gobelet.

— Ne craignez rien, répéta Paine. Ce n’est qu’un artifice. Vous n’avez pas été prévenus, de façon que l’effet de surprise soit plus grand, mais ce n’est qu’un artifice. Voyez ce que l’homme peut faire d’une cabine froide et nue. Vous avez sous la main la mer, la montagne, les fonds abyssaux ou les hautes couches de l’atmosphère.

Dans les premiers temps, les hommes envoyés à la conquête des étoiles devenaient fous à force d’ennui et de monotonie. Puis les psychologues imaginèrent ceci. L’illusion totale, parfaite. La transformation du monde en une série de décors, en un jeu. Vous pouvez plonger entre les étoiles ou vous avancer entre les tronçons de colonnes de palais morts depuis mille siècles sur d’autres mondes. Vous êtes un dieu tant que dure le long voyage. Mais vous vous habituerez. Vous ne considérerez plus ces fantômes d’arbres ou de vagues que comme un décor nécessaire pour échapper à la claustrophobie. L’homme est né sous des cieux ouverts, et, quoi qu’il fasse, l’immensité de ces étendues pèse plus durement sur lui qu’aucune cage de plomb. Il ne sait pas échapper durablement à ses cieux vides. Il les emporte partout avec lui.

« Illusion, pensait Algan tandis que ses mains effleuraient la froide surface des parois. Illusions pour un peuple d’yeux immobiles. » Il se souvenait des antiques forêts de la Terre et des longues chasses, de la lente fatigue s’emparant des muscles bloqués dans l’attente du gibier, des courses éperdues, et du contact glacé de l’eau des torrents sur sa peau frissonnante.

Ils s’assirent sur un banc de pierre moussue. Leurs doigts tenaient de vieux hanaps d’étain. Ils se trouvaient dans un rêve, acteurs de leur propre rêve étiré à la longueur du voyage, étiré sur de longs mois, tandis que le navire franchissait l’espace en quête de planète neuves.

— Vers quel monde allons-nous ? demanda Algan pour la troisième fois.

— Le jeune étalon trépigne déjà d’impatience, dit Paine en riant. Eh bien, je vous ai déjà dit que nous nous dirigions vers le centre de la Galaxie. Mais nous ferons d’abord escale sur Ulcinor, l’une des planètes puritaines. Si l’un de vous désire y demeurer, je pense qu’il le pourra. Mais il est rare que quelqu’un se décide à le faire, après quelques jours passés sur ces mondes que l’Enfer emporte. Vous verrez pourquoi.

— Et ensuite ? demanda Algan.

— Ne soyez pas si pressé. Les mondes sur lesquels nous irons ne portent pas encore de noms, rien que des chiffres. Je ne les connais pas moi-même. Peut-être leur donnera-t-on votre nom, Algan, si vous avez la chance d’être tué au cours de l’exploration. Algan, cela ne sonnerait pas si mal. Mais nous avons tout le temps de nous fatiguer. Pour l’instant nous n’avons rien d’autre à faire qu’à raconter de vieilles histoires ou à lire et à fumer nos pipes en attendant que le temps passe. Lorsque vous aurez parcouru quelques mondes inhospitaliers, vous souhaiterez que chaque minute comme celle-ci dure un peu plus longtemps.

Algan se leva et fit le tour de la pièce. Le sable crissait distinctement sous ses bottes. Près de l’entrée, la forêt disparaissait et il pouvait apercevoir la porte, mais s’il se déplaçait de quelques pas, il ne distinguait plus que la continuité sauvage de la forêt.

Il s’allongea dans l’herbe, ferma les yeux et sentit sur sa peau la caresse chaude d’un soleil illusoire, mais ses mains glissaient sur la surface lisse du sol.

— Pourquoi, demanda-t-il rêveusement, pourquoi conquerrons-nous ces mondes impossibles ?

Il lui sembla que les mots se diluaient dans le silence. Les autres l’écoutaient et demeuraient silencieux. Il poursuivit.

— Nous sommes sacrifiés à bien des titres. A quoi sert notre sacrifice ? N’y a-t-il pas assez de place sur les mondes déjà conquis pour tous les hommes à venir pendant de longs siècles ?

Il y avait dans le silence des autres une qualité qui ne lui plut pas, une ombre de méfiance, une faible odeur de crainte. C’était une question qu’on ne devait pas poser. Il en avait eu conscience et sa voix avait appuyé un peu brutalement sur les derniers mots qu’il avait prononcés.

— Bételgeuse décide, dit enfin Paine. Mais il ne faut pas parler comme ça, fiston. Ce n’est pas bien.

— Je veux savoir, dit Algan, simplement savoir. Je veux être sûr que ce que je fais sert à quelqu’un ou à quelque chose.

— Qu’est-ce que cela peut te faire, fiston ? On te demande de le faire, fais-le ! Est-ce que quelque chose dans la vie sert jamais à quelque chose ? Ne te pose pas tant de questions. C’est une mauvaise habitude des vieilles planètes.

Paine regardait Algan sans impatience, ses yeux clairs semblaient vides, à peine amicaux. N’y avait-il rien derrière ces yeux que cette absence d’inquiétude, se demanda Algan, que cette tranquillité déserte, cette lente usure des années et des étoiles ? Il chercha les yeux de Sarlan. Le jeune homme paraissait effrayé, quoiqu’on pût lire dans son regard une nuance d’admiration pour Algan.

Algan étendit ses jambes sur la mousse.

— Peu importe après tout, dit-il d’une voix calme. Il songeait à Bételgeuse, à cette formidable et presque indécelable puissance, à ce gouvernement obstiné et discret qui tissait selon ses propres voies le destin des étoiles et du temps.


* * *

Lors de chaque nouvelle tentative de leur part pour démêler la trame de l’espace, les hommes n’ont fait que mettre en lumière sa complexité probablement infinie. Partis d’espaces abstraits et simples, ils s’acheminèrent au cours des âges vers des conceptions géométriques de plus en plus difficiles à élaborer. L’un des concepts sur lesquels repose la notion d’espace est celui de ligne géodésique, c’est-à-dire de ligne conduisant, dans un espace donné, d’un point à un autre selon le plus court chemin. Mais l’espace réel est une entité multiple qui suppose un grand nombre, sinon une infinité de géodésiques. Ainsi, comme le mit en lumière avant même le début de la conquête, le légendaire Berger, il peut exister pour relier deux endroits de l’espace, plusieurs chemins qui à leur façon sont les plus courts, en ce sens qu’ils ne laissent passer chacun qu’une quantité définie d’information. On peut dire pour simplifier les choses, encore que cela ne corresponde pas à la réalité physique, que certains d’entre eux sont plus brefs que les autres, mais que ce raccourcissement du chemin à parcourir est contrebalancé par une plus grande altération du solide ou du message qui parcourt ce chemin. Certaines géodésiques, quoique a priori séduisantes, sont donc inutilisables pour les navires, parce qu’à l’issue du voyage les navires se trouveraient transformés d’une façon mortelle pour leurs hôtes.

Les premiers navires suivirent purement et simplement les chemins de la lumière à une vitesse très sensiblement inférieure à celle des rayons lumineux. Les voyages étaient alors presque interminables et la distorsion temporelle était énorme, mais le cœfficient d’altération étant presque nul, les accidents étaient rares.

Puis les progrès furent rapides. D’une part la vitesse des navires augmenta jusqu’à atteindre presque celle de la lumière, et cela ne fit qu’accroître la distorsion temporelle ; d’autre part, en contrepartie, une théorie générale des géodésiques fut dressée, en même temps qu’étaient mis sur pied les instruments mathématiques nécessaires au calcul de probabilité permettant d’approximer l’altération des solides et des messages empruntant ces chemins nouveaux.

Les nouveaux navires ne tardèrent pas à employer les directions extralumineuses. Les ultimes perfectionnements des accéléromètres permirent corrélativement d’abandonner l’ancienne manière de faire le point d’après les sources stellaires d’ondes électromagnétiques. Un navire put enfin déterminer sa position absolue d’après ses coordonnées antérieures, sa vitesse et ses changements de direction, avec une précision satisfaisante. Un certain nombre d’accidents inévitables étaient statistiquement prévisibles, mais la marge en était acceptable. Au demeurant, elle était négligeable en regard des autres périls qui menaçaient les navires. La plupart de ces dangers venaient des hommes eux-mêmes. La nostalgie, l’ennui, multipliés par l’effroi et par la solitude, engendraient une nervosité qui rendait la promiscuité insupportable. Les psychologues déterminèrent les conditions d’environnement souhaitables. Les ingénieurs s’efforcèrent de les contenter. Au total, la solution fut rapidement entrevue et plus rapidement encore obtenue. Une telle époque de fiévreuses découvertes et de grands projets avait besoin de génies. Elle les trouva, les entraîna et les utilisa. Certains, pressés par le temps, ne reculèrent pas devant l’emploi de drogues qui décuplaient leur intelligence, mais la détruisaient aussi au bout d’un laps de temps inexorablement court. Mais c’était un temps de grandeur et de passion.

Puis la grande toile unissant les étoiles se tissa au fil des années. Des vaisseaux entiers de pionniers quittèrent les vieilles planètes et essaimèrent sur les mondes neufs. De nouveaux centres se créèrent. La population humaine crût en quelques siècles dans des proportions gigantesques, mais le total du nombre des humains restait encore dérisoirement faible eu égard au nombre des mondes habitables. De nouveaux mythes se créèrent en relation avec cet espace immense, incontrôlable et apparemment impossible à peupler. De nouvelles religions naquirent à côté des anciennes. Les historiens et les sociologues se plurent à insister sur l’absence de tout conflit grave. A la vérité, la guerre se menait contre un autre adversaire que l’homme lui-même, l’espace.

Des utopies se réalisèrent. D’autres échouèrent. C’était un temps de mondes multiples et changeants. C’est alors que s’édifièrent les premières assises des mondes puritains. C’est alors également que le pouvoir de Bételgeuse, sur le plan d’abord économique, puis uniquement politique, à mesure que les frontières reculaient démesurément devant l’expansion humaine, devint déterminant, et bientôt indiscuté.

Certains desseins se réalisaient. D’aucuns attribuaient cette évolution à un mouvement naturel et général de l’humanité, d’autres à des forces abandonnées au hasard et donnant un résultat statistiquement prévisible, quelques-uns enfin, aux menées d’un ou de plusieurs êtres cachés.

Ces derniers, quoiqu’ils l’ignorassent ou l’admissent dans un sens tout à fait différent, n’étaient pas loin d’avoir raison.


* * *

Jerg Algan ouvrit les yeux. Une brise fraîche passa sur son visage. Il faisait encore nuit. Les étoiles brillaient dans le ciel et deux lunes rousses tournaient lentement l’une autour de l’autre. Des animaux criaient doucement dans le lointain. C’était une longue plainte, harmonieuse et, en une obscure façon, rassurante.

Jerg Algan se redressa sur un bras. La forêt était calme. La mousse semblait déjà humide quoique la rosée du matin ne fût pas encore venue.

Il n’y avait personne autour de lui, pas la moindre trace d’équipement ni de tentes, ni d’hommes. Il chercha machinalement son arme autour de lui. Il ne trouva rien. Son radiant de chasse n’était même pas à sa ceinture.

— Où est le safari ? grommela-t-il.

Il se souvenait à peine de ce qui lui était arrivé. Ils avaient erré toute la journée précédente dans ces ruines que l’homme de Bételgeuse désirait tant visiter. Ils avaient poussé une pointe dans le secteur interdit pour chasser quelques animaux mutants, résidus de la dernière grande guerre terrienne. Ils s’étaient finalement établis dans une clairière, à quelque distance du camp des indigènes, dont l’odeur était insoutenable, même pour Algan.

Algan entendit de nouveau le hurlement lointain. Il n’avait jamais entendu d’animal crier de la sorte. Quelque chose était faux dans cette forêt. La lumière ne collait pas. Y avait-il vraiment deux lunes se poursuivant sur la Terre. Ou était-ce ailleurs ? Des souvenirs épars et divers se confondaient.

Il se leva de sa couchette et fit quelques pas. Il aperçut un homme sur une autre couchette et se pencha vers lui. Il ne le reconnut pas. Il n’avait jamais vu de visage semblable dans sa vie, une face burinée et pâle, si pâle qu’on l’eût crue faite de la lumière de la lune.

La lune. Il se souvint. Il n’y avait qu’une lune sur la Terre. Il ne se trouvait pas sur la Terre.

Il était en plein espace.

Il secoua le dormeur. Sa mémoire lui jetait des noms, des souvenirs au visage.

— Où est le safari ? cria-t-il sans y croire, à l’homme inconnu qu’il secouait.

Puis il s’assit sur le bord de la couchette et se prit la tête entre les mains.

— Non, dit-il, non.

Quelque chose comme de la pâte monta en lui, se mit à mousser sur la face interne de ses yeux. C’était de la colère, et, il le savait, quelque chose de plus que de la colère.

— Allons, fiston, ne vous en faites pas tant, dit Paine d’une voix embrumée de sommeil. Il y a seulement deux mois que nous sommes partis et nous arriverons bientôt sur Ulcinor.

— J’étais… j’étais ailleurs, dit Algan. Je croyais que je n’étais pas parti. Je me trouvais dans les hautes forêts de la Terre.

— Je sais, dit Paine. J’en ai vu d’autres, comme vous. Moi-même, j’ai longtemps regretté ma ville. C’était une haute et fière cité sur une colline d’albâtre, en un monde que vous ne verrez jamais, et où je ne retournerai pas non plus, sis de l’autre côté de la Galaxie humaine.

» J’y avais vécu libre, d’une façon que nul ici ne comprend plus. Peu importe. Les mondes passent, mais les hommes vont et viennent, dit le proverbe, vous le savez. Venez, nous allons réveiller Nogaro et descendre manger quelque chose.

Nogaro était un homme brun, mince et taciturne, au visage effilé et aux yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites. Ses doigts étaient surprenants par leur longueur. Ses mouvements révélaient plus d’adresse et de rapidité que de force. Mais sur la Terre ou sur n’importe laquelle des vieilles planètes, dans les vieilles villes où la police psychologique n’est pas toute-puissante, il eût pu aisément passer pour un homme dangereux.

Nogaro partageait l’unité d’habitation de Paine et d’Algan. Il ne demandait rien et ne disait rien. Il acquiesçait silencieusement et semblait avoir de l’espace une connaissance au moins aussi grande que celle de Paine, quoiqu’il semblât beaucoup plus jeune.

Les techniciens du navire stellaire semblaient éprouver à son égard une sorte de crainte superstitieuse et Algan savait que Nogaro avait accès à certaines parties du navire normalement interdites aux pionniers.

Tandis qu’ils mangeaient leurs rations au réfectoire, Algan essaya de faire parler Paine sur Ulcinor, en surveillant les réactions de Nogaro. Jusque-là, Paine n’avait guère laissé échapper que des sous-entendus à propos des planètes puritaines.

— Vous verrez quand vous y serez, répondit Paine une fois de plus. Tout ce que je peux vous dire est qu’ils ont une bien triste ville, et qu’ils portent là-bas de curieux masques. On vous en délivrera un lorsque vous quitterez le navire. Mais ce sont de bons marchands.

— J’aimerais vous poser une question, Paine, dit Algan. Est-ce que personne n’a jamais échappé à l’emprise de la Psycho ? Est-ce que personne ne s’est jamais sauvé pour regagner sa planète d’origine ?

— Pour quoi faire ? demanda Paine. Seuls les hommes des vieilles villes seraient capables d’avoir une idée pareille. La vie dans l’espace a ses hauts et ses bas. Mais celle que l’on mène sur une planète n’est pas toujours rose non plus. Bételgeuse sait mieux que vous ce qui vous convient, n’est-ce pas ?

— En êtes-vous si sûr ? dit Nogaro.

— Pardon ? demanda Paine, interdit.

— Je vous demandais, dit Nogaro, si vous étiez si sûr que Bételgeuse sache mieux que vous ce qui vous convient ?

La voix de Nogaro était grave et étouffée, lointaine comme si elle avait franchi de nombreux murs, portée par quelque étrange écho, le long de fissures invisibles.

Algan se pencha en avant et cessa de mâcher pour mieux entendre la réponse de Paine.

— Je ne sais pas, dit Paine, lentement. Je suis un marin, c’est tout. Je navigue dans l’espace et je vieillis. Là-bas à Bételgeuse, ils décident des choses. Je ne sais pas si elles sont bonnes ou non pour moi. Quand on me demande d’aller sur une planète neuve et de la défricher, j’y vais. Je ne sais pas qui la peuplera, ni ce qui y poussera, mais je le fais, parce que je l’ai toujours fait, je suppose, et mon père avant moi. Nous ne sommes pas de ces gens qui possèdent de la terre ici ou là et qui sont attachés à leur planète. Nous sommes des hommes libres et nous sautons d’un monde à l’autre.

— C’est bon, dit Nogaro. Il souriait et ses lèvres minces découvraient un peu ses longues dents. Et vous, Algan, que pensez-vous de la question ? Que pensez-vous de la politique de Bételgeuse ?

Algan posa ses mains à plat sur la table et respira profondément.

— Je déteste Bételgeuse, dit-il calmement mais assez fort pour qu’on pût l’entendre des tables voisines. Je déteste tout ce qui vient de Bételgeuse et je n’ai aucune confiance dans la politique de Bételgeuse.

Des têtes se tournèrent vers lui. Le silence s’établit.

— Et peut-on savoir pourquoi ? demanda Nogaro.

— Je suis un homme du vieux Dark, dit Algan, et je ne le cache pas. Je suis un homme des vieilles villes et je ne demandais rien, sinon qu’on me laissât en paix. A quoi bon conquérir de nouvelles terres, puisque nous ne pouvons même pas occuper celles qui furent défrichées par nos ancêtres !

Les tables autour de la leur suivaient franchement la conversation. Les uns regardaient Algan avec effroi et dégoût, les autres, les moins nombreux, avec une nuance d’admiration dans les yeux.

— C’est une longue histoire, dit Nogaro. Je vous la conterai peut-être un jour, mais ni maintenant ni en ce lieu. Nous devons être puissants, Algan, très puissants si nous voulons conserver notre empire. Maintenant, je suis moi-même un homme des vieilles villes, Algan. Je sais ce que la plupart des gens éprouvent à votre égard. Voulez-vous que nous fassions alliance. Nous sommes l’un et l’autre quelque peu étranger à ce monde, quoique d’une façon bien différente. Peut-être nos étrangetés seront-elles complémentaires ?

— Soit, dit Jerg Algan, et il eut le souvenir furtif d’autres amitiés, sur un monde maintenant lointain, qui s’étaient scellées dans les bouges du vieux Dark, ou sur les territoires de chasse de la terre libre.


* * *

Nogaro, pensa bientôt Algan, était un esprit stupéfiant. Il connaissait à merveille l’histoire de la Galaxie humaine et une foule d’anecdotes se rapportant à chacun des mondes qui la composaient. Il semblait qu’il eût parcouru l’espace en tous sens depuis des temps immémoriaux. Au contraire de Paine qui rabâchait sans cesse les mêmes histoires, Nogaro glissait sans peine d’un sujet à l’autre. Son expérience était incroyable. Sa seule passion semblait être l’espace et la découverte. Mais il parlait des mondes comme s’il se fût agi de molécules infimes glissant dans un espace restreint. Il était fou, se dit Algan, fou à force d’avoir contemplé quelque chose de trop vaste pour l’homme ; mais sa folie était à la fois grandiose et contagieuse. Le problème qui semblait hanter Nogaro était celui des races non humaines. Au cours de ses pérégrinations, il n’avait rencontré, disait-il, que des races différant assez peu de l’espèce humaine et n’ayant atteint que des niveaux technologiques primitifs. Certains caractères pourtant étaient étrangement communs. Si étrangement communs qu’il s’était mis en tête de découvrir une race qui fût pleinement non humaine, pleinement différente. Des légendes de marins lui avaient donné à croire, prétendait-il, qu’une telle race existait. Il pressait de questions qui que ce fût, à bord du navire, qui eût navigué quelque peu en dehors des routes habituelles.

Nogaro apprit à Algan que la Galaxie humaine ne formait pas un bloc monolithique et que l’autorité de Bételgeuse n’était pas indiscutée. Des rivalités existaient que la distance aggravait. Mais Bételgeuse avait le temps pour elle. Les révoltés disparaissaient, tandis que l’étoile pourpre continuait de luire dans le ciel. Bételgeuse avait le temps pour elle et aussi la connaissance.

Car elle était, affirmait Nogaro, comme une araignée tapie au centre de sa toile, épiant ces gouttelettes de lumière qu’étaient pour elle les étoiles, surveillant un tremblement ici, un frissonnement là, et attendant, sûre de sa pérennité, de sa force, n’insistant jamais mais attendant, suscitant des pièges sous les pas du rebelle. Et c’était, disait Nogaro, se faisant l’interprète de bruits qui couraient dans toute la Galaxie humaine, une araignée infaillible parce que mécanique, dénuée d’âme, immortelle. C’étaient d’immenses Machines qui, de leurs repaires de béton, environnées de servants humains, écrivaient l’histoire des planètes selon une logique implacable. Et les hommes acceptaient leur pouvoir parce que c’étaient des Machines, froides, sans passions, en dehors de l’atteinte des ambitions humaines et au-delà de l’imagination humaine dans leurs desseins tumultueux. Les hommes les acceptaient comme ils acceptaient les fleuves et les montagnes et l’espace lui-même, et mieux même, parce que des êtres de leur propre race les avaient construites, en des temps anciens qui étaient en train de devenir mythiques.

Peut-être étaient-ce des mensonges, pensa Algan, peut-être Bételgeuse n’était-elle qu’un gigantesque mensonge, peut-être ces machines n’avaient-elle existé que dans l’imagination d’une dynastie assez puissante pour assurer son règne pendant des siècles, protégée par d’immenses murailles d’espace, à l’abri d’insondables fossés de temps.

Et quelle était la place de Nogaro dans cette toile ? se demandait Algan, et quelle était la place d’Algan ? Et celle de tous ces hommes qui vivaient, conquéraient, défrichaient et mouraient sans savoir au juste quelle fonction ils remplissaient en sautant d’une case à l’autre de cet échiquier cosmique ?

Quelle était la place de Paine et de sa naïveté, de Nogaro et de son cynisme, de ses yeux froids et rusés, de son mutisme calculateur, ou de son verbe aiguisé ? Quelle était la place de Jerg Algan, l’homme des vieilles planètes et des vieilles villes, des mondes libres et anarchiques, tournés vers le passé plutôt que vers l’avenir, ressassant dans une ancienne poussière des gloires passées plutôt que des victoires à venir ?

Avaient-ils même une place ? N’étaient-ils pas de trop ? N’étaient-ils pas rien, de simples cendres dans un grand brasier humain dévorant l’espace ? Algan passa les derniers jours du voyage avant l’escale d’Ulcinor dans la bibliothèque du bord, mais ni les films, ni les bandes, ni les livres ne lui apprirent rien. Peut-être le monde était-il simple, et Algan le détestait comme tel. Ou peut-être possédait-il une face cachée, une réalité secrète, qu’il fallait découvrir et qui était la réalité ou un fragment de la réalité, et Algan le haïssait parce qu’il écrasait les vies des hommes à l’aide de fables.

Nul, peut-être, d’un bout à l’autre de la Galaxie humaine ne connaissait plus la vérité. Nul ne l’avait peut-être jamais connue. Mais la méfiance d’Algan, alors qu’il étudiait les films et les livres et qu’il écoutait les bandes, était celle du chasseur qui décèle une trace inconnue et qui piste un gibier peut-être dérisoire, peut-être dangereux. Et il ne trouvait rien tandis qu’il progressait, mais il savait que l’animal, et l’homme, sont habiles à éviter le moindre frémissement des branchages, le moindre tremblement de l’air, le plus faible indice.

Peut-être enfin Nogaro avait-il raison ? Peut-être le salut viendrait-il d’une autre race, d’une race non humaine, différente, qui pût apporter le poids décisif de son expérience ? Ou peut-être la destruction viendrait-elle de cette autre race ? Mais le salut et la destruction de cette civilisation étaient intimement mêlés dans l’esprit d’Algan.

Au fur et à mesure qu’ils approchaient d’Ulcinor, Algan sentait croître son intérêt pour les planètes puritaines. Il savait peu de chose sur elles, juste des légendes et des ragots recueillis dans les bouges de la vieille ville de Dark, de sombres histoires et une noire réputation, mais nul fait précis. Les événements s’émoussent lorsqu’ils franchissent des abîmes d’espace et d’années. Les traditions se transmettent mal lorsque chacun est isolé dans le temps. Et les marins répugnent à parler d’histoires qu’ils estiment enterrées. Il arrive que les pionniers soient plus loquaces, mais ils savent en général peu de chose. Bételgeuse préfère sans doute qu’il en soit ainsi. Bételgeuse entend être le principal et, dans la mesure du possible, le seul lien, qui unisse les divers mondes.

Trois cents années du temps local plus tôt, lorsque les pionniers s’étaient posés sur les planètes qui allaient devenir les mondes puritains, ils y avaient rencontré une nature hostile et dure. Leurs caractères s’étaient modelés en conséquence. De surcroît, ils étaient les premiers produits authentiques de la civilisation galactique. Avant eux la conquête avait été entreprise par des hommes de la Terre, encore imbus de leurs anciens usages, de la fidélité à leur monde. Mais les pionniers de ces mondes neufs étaient des hommes mûrs qui avaient passé presque toute leur vie à bord des navires encore lents qui sillonnaient à cette époque les marches déjà explorées de la Galaxie. Ils étaient familiarisés avec les distorsions temporelles, ils ne concevaient même pas un monde qui les ignorât, qui connût un temps stable. Sur la Terre, ils se sentaient des étrangers, ils avaient été contemporains de gens morts depuis un siècle, quelquefois deux. Ils cherchaient un monde neuf sur lequel le temps eût une valeur neuve, sur lequel les vies des hommes fussent moins dépendantes de celles de leurs contemporains, mais davantage de celles des hommes à venir. Ils en découvrirent dix, tournant autour d’étoiles voisines. Ils y imprimèrent fortement leur marque, assez fortement pour qu’elle pût subsister pendant des siècles.

Puis d’autres sociétés se créèrent, ailleurs, dans l’espace. La réaction qui avait été à l’origine de la création des mondes puritains devint inutile, dépourvue de sens, car la mentalité propre aux Terriens avait presque disparu avec les années. Mais les mondes puritains, bastions d’une tradition, la seule qui existât sans doute dans la Galaxie humaine à côté de celle de Bételgeuse, subsistèrent, avec leur organisation et leur morale rigides, leur religion et leurs usages étranges et fermés aux étrangers. Les ports construits par Bételgeuse s’installèrent sur les mondes puritains comme sur toutes les planètes habitées, mais, comme sur les vieilles planètes, ils furent plutôt tolérés qu’admis. Nés de l’espace et de ses conséquences sur l’homme, les mondes puritains se méfièrent bientôt de ce qu’il pouvait apporter de neuf et d’inquiétant.

La méfiance est peut-être une forme restreinte de la sagesse. En tout cas, les courants de l’espace portèrent jusqu’aux rivages des mondes puritains Jerg Algan, dont l’esprit était plein d’amertume.

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