IX Bételgeuse

La salle était immense et nue. Une lumière cendrée émanait de ses murs aveugles. Huit hommes étaient assis autour d’une table de verre, se fixant les uns les autres, parlant et buvant. Leurs vêtements semblaient tissés d’argent, des bagues chargées de pierres étincelantes ornaient leurs doigts. Lorsqu’ils se taisaient, seul le silence régnait, un silence lourd et profond, que n’interrompait aucun son, aucune vibration.

La salle se trouvait à trois cents mètres sous la surface d’un monde proche de Bételgeuse. Deux cent cinquante mètres de roc et cinquante mètres d’acier la séparaient du sol du palais du Gouvernement. Quant aux huit hommes, ils présidaient aux destinées de la Galaxie humaine.

— Vous êtes encore un jeune homme, Stello, dit un homme brun, aux yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites. Nous savons ce qu’il en est de cette sorte de soulèvement. Nous ne sommes guère partisans de la force. Nous avons le temps pour nous.

— Soit, dit Stello, qui était assis à la droite de celui qui venait de parler. Mais voici trois cas de mutinerie en moins d’une semaine. Ce navire au large d’Olgane dont l’équipage, capitaine en tête, s’adonne ouvertement aux trafics les plus répugnants ; cette station sur Oldeb V qui refuse de recevoir notre envoyé, et, pour finir, cette expédition des Marches extérieures, qui refuse de quitter le monde que nous l’avions envoyée explorer. Ne croyez-vous pas que toute notre flotte va bientôt nous abandonner pour se livrer au pillage ou encore pour coloniser ces paradis que l’on dit exister en certains points de la Galaxie ? J’insiste pour qu’une action énergique soit menée dans la flotte.

Les sept hommes vêtus d’argent se tournèrent vers Stello. Leurs yeux pétillaient d’un étrange amusement. Ils semblaient tous dans la force de l’âge, et pourtant, sur leurs fronts et sur leurs mains fines et blanches, le temps, imperceptiblement, avait passé.

— Je voterai contre, dit l’homme aux yeux noirs. Non pas que l’emploi de la force me fasse peur. Mais la destruction est inutile et brutale. Non, croyez-moi, Stello, si j’ai des craintes quant à l’avenir de la Galaxie humaine, ce n’est pas de ce côté qu’elles viennent. Vous manquez d’expérience. Nous avons connu d’autres temps. Nous avons vu des systèmes stellaires entiers faire sécession. Et le temps, toujours, nous les a ramenés. Il est d’autres façons d’agir que d’envoyer une flotte de guerre. Et qui vous dit qu’il ne soit pas souhaitable que l’équipage d’un navire décide de coloniser une planète lointaine. Leurs descendants nous demanderont aide et protection.

— Peut-être, dit Stello, en posant son verre sur la table de cristal. Son regard fouilla les visages impassibles des autres, s’attarda sur leurs yeux froids, sur leurs lèvres minces et sur leurs fronts hauts et intelligents.

» Nous disposons de moyens presque sans limites, dit Albrand, dont le Temps avait teinté les cheveux d’argent. Et pourtant, Stello, nous sommes étrangement désarmés. Nous faisons régner l’ordre dans la Galaxie, nous sommes les tyrans les plus puissants que l’histoire humaine ait jamais connus, mais l’espace et le temps protègent d’une barrière presque infranchissable ceux que notre bras voudrait frapper. Je ne sais comment l’on nommera plus tard notre époque dans l’Histoire. Peut-être la considérera-t-on comme une époque étrangement pervertie, ou singulièrement libre. J’espère qu’on nous jugera seulement en fonction de nos intentions. Nous voulons donner à l’homme l’empire de la Galaxie.

— Nous savons, Albrand, nous savons, dit de sa voix glaciale Olryge, dont les cheveux roux et les yeux scintillants tels des rubis étaient connus à bord de maints navires de la flotte de Bételgeuse. Et nous savons que vous êtes bien content d’administrer cet empire de la Galaxie, même si vous n’avez pas droit comme les rois, les empereurs ou les dictateurs des temps passés à la gloire et aux vivats de la foule. Voilà près de trois siècles que je vous connais et ces temps derniers vous nous avez beaucoup parlé de votre mission. Etes-vous donc en train de vieillir ?

— Taisez-vous, souffla Albrand, les doigts tremblant de colère, mais les traits figés. – Je ne suis pas aussi ambitieux que vous. Je me contente de mon rôle d’administrateur. Je ne veux que le bien de l’espèce humaine. Peu m’importent les honneurs.

— Vous seriez prêt à nous vendre tous pour obtenir le titre de Maître tout-puissant de cette Galaxie.

— Vos propres rêves vous travaillent, Olryge.

— Cessez, ordonna l’homme aux yeux noirs. Ne voyez-vous pas que le pire danger qui nous guette se trouve en nous, au sein de cette assemblée ? N’avez-vous rien appris au cours de ces années sans nombre que vous avez vécues ? Que vos idéaux ou que vos ambitions vous mènent, n’êtes-vous pas capables de les taire ? Ne comprenez-vous pas qu’en face de l’immensité de l’espace que nous devons conquérir, nous sommes tous égaux ? Nous sommes les directeurs secrets de la Galaxie, nous-mêmes, les Machines qui peuplent le palais du Gouvernement, au-dessus de nos têtes, et ceux d’entre les nôtres qui voguent ici et là dans l’espace ; et notre impulsion a permis à l’humanité de brûler les étapes. Et vous détruiriez tout cela en vous disputant. Voyons, Albrand, j’ai connu le temps où vous n’aviez que le mot de paix à la bouche, et vous, Olryge, souvenez-vous des rêves que vous faisiez, de la puissance et de la liberté que vous désiriez accorder aux hommes.

— Nous en sommes loin, dit Stello. Parfois je me demande si nous avons servi à quelque chose, si ce pouvoir que nous détenons, cachés, a le moindre sens, si l’anarchie des premiers temps de la conquête n’était pas préférable à cet ordre de fer que la logique nous impose de maintenir.

— Vous voilà bien changé, Stello, depuis tout à l’heure. Vous ne parliez que d’expéditions, de mesures répressives et voici que vous doutez, dit l’homme aux yeux noirs.

— Je ne sais pas. Je crains toujours que cet empire s’écroule. Peut-être lui survivrai-je ? Mais je sais que cela n’aurait pas de sens. Je ne peux vivre que par lui et que pour lui. Je suis moins mon maître que le dernier des matelots que j’ai rencontrés lorsque je fis, les années passées, le tour de nos conquêtes. Il y a des nuits où je n’en dors pas. Je pense à toutes ces étoiles que nous avons soumises et au peu d’hommes qui les occupent, et à la facilité avec laquelle ces liens pourraient se défaire, et tout cet immense édifice humain s’en aller à la dérive. Je me dis parfois qu’il ne forme qu’un grand corps, dont nous sommes la tête, dont nos envoyés sont les yeux, dont les cellules meurent tandis que nous seuls demeurons, nous les Immortels, et il m’arrive de penser que nous ne survivrions pas à la destruction de ce corps. Et la peur incline à la violence, n’est-ce pas, Olryge ?

— Vous lisez trop les philosophes de l’ancien temps, grogna Albrand, tandis que les autres demeuraient silencieux, plongés en leurs pensées.

— Il y a quelque chose de vrai dans ce que dit Stello, dit Fuln, en posant sur la table froide ses mains maigres et fines. Nous sommes les maîtres et pourtant nous serions impuissants sans ces quelques millions d’immortels qui sillonnent en tous sens la Galaxie humaine, et sans ces cerveaux électroniques qui condensent nos informations, et qui durent, durent plus longtemps que nous-mêmes. Parfois, je me demande si nous ne sommes pas tous au service des Machines, si elles ne mènent pas leur propre guerre secrète par-dessus nos têtes et tout au long du temps.

— Vous rêvez, Fuln, cria Albrand. Les Machines proposent et nous décidons. Des milliards d’humains pensent que leur existence est suspendue à une décision des Machines. Mais souvenez-vous des premiers Immortels qui commencèrent notre tâche, bien avant que vous ne fussiez né ; ils décidèrent de s’abriter derrière le rempart apparent des Machines, et de gouverner cachés, parce qu’ils savaient que les hommes admettraient mieux les ordres irrévocables d’une fatalité mécanique que ceux d’hommes, fussent-ils immortels. Les Machines de Bételgeuse sont devenues le symbole de la continuité de la Galaxie humaine, mais nous sommes la réalité de cette continuité.

— Peut-être, dit Fuln. Peut-être. Mais à partir de quoi décidons-nous ? A partir des informations que nous donnent les Machines. Et si ces informations étaient minutieusement choisies ? Et si les Machines étaient elles-mêmes dominées par quelqu’un ? Par l’un d’entre nous ?

— C’est un très vieux problème, dit doucement l’homme aux yeux noirs. Je n’ai guère vu de séances auxquelles il ne soit débattu. Et jamais on ne lui a trouvé de réponse. Le problème des Immortels, c’est que l’expérience les a rendus méfiants et qu’ils voudraient être sûrs de tout. Mais cela est impossible.

— Peu importe qui décide, lança Stello. Nous nous acheminons vers un but. Là est la question.

Il y eut un silence.

— Nous ne l’atteindrons jamais, dit sombrement Olryge.

Ils se regardèrent et attendirent.

— Désirons-nous vraiment l’atteindre ? demanda l’homme aux yeux noirs. Lorsque le pouvoir central s’établit près de Bételgeuse et que les Immortels le prirent en main, le but explicite, mais tenu secret, était de faire de l’espèce humaine une race d’immortels capables de défier l’Univers et de conquérir avec le temps, ou en violant le temps, les régions les plus lointaines de l’espace. Ce but a-t-il changé ?

— Non, répondirent-ils tous ensemble.

— Mais désirons-nous vraiment l’atteindre ? Désirons-nous encore l’atteindre ? Souhaitons-nous encore que la race entière devienne semblable à nous ? Je n’en suis pas sûr. Je crois qu’il est arrivé une chose que les fondateurs du pouvoir central n’avaient pas prévue. L’espèce humaine s’est développée dans l’espace comme un organisme gigantesque, ainsi que le disait tout à l’heure Stello, dont chaque planète est une cellule et dont Bételgeuse est là tête. Et nous sommes heureux en une certaine façon d’assigner à cet organisme ses buts et ses lois. Nous ne désirons pas qu’il se dissolve, même pour donner naissance à une forme plus haute d’organisation. Nous ne voulons pas qu’il meure parce que nous mourrions avec lui. Nous nous efforçons de le maintenir en vie tel qu’il est, le plus longtemps possible.

— Soit, dit Olryge. Mais ai-je besoin de vous rappeler pourquoi le but ne fut pas immédiatement réalisé ? Ce but final exigeait que certains buts secondaires fussent préalablement atteints. L’Immortalité accordée à l’espèce tout entière eût pu mettre en péril l’avenir de l’humanité. Nos prédécesseurs craignirent la surpopulation, la famine, la guerre, et que sais-je encore ? La Galaxie humaine n’était pas assez vaste alors, et l’humanité n’était pas assez mûre. Sont-elles plus avancées aujourd’hui ?

— Nous ne pouvons pas en être sûrs, dit en souriant l’homme aux yeux noirs. Nous ne pourrons jamais en être sûrs. Nous savons seulement que nous avons conquis ou exploré un nombre immense de planètes habitables, que d’autres encore nous attendent. Que l’espèce humaine n’est plus qu’un voile ténu étiré entre les étoiles, et que notre conquête ne s’affirmera pas si nous ne disposons pas rapidement d’un plus grand nombre d’hommes.

— L’humanité est-elle mûre ? rappela Olryge.

— En discuterions-nous jusqu’à la fin de l’éternité que nous l’ignorerions encore, dit l’homme aux yeux noirs. Il a été décidé autrefois que les Immortels l’étaient et que le reste de l’humanité ne l’était pas, en fonction de certains critères scientifiques qu’aucun de nous n’admettrait aujourd’hui. Et pourtant, nous les utilisons encore lorsqu’il s’agit de recruter de nouveaux Immortels. Il a été décidé, par ailleurs, que l’immortalité resterait un secret, le mieux caché des secrets. Mais pourrons-nous le garder éternellement ? Ne vaudrait-il pas mieux le livrer avant qu’il ne sorte d’autres mains que les nôtres ?

— Que voulez-vous dire ? demanda Stello.

— Nous n’avons tenu notre immortalité secrète qu’au prix des mesures les plus draconiennes, et que, grâce à ce voile que les distorsions du temps dues aux voyages effectués à la vitesse de la lumière étend sur nous. Mais le pourrons-nous toujours ? J’en doute. Imaginez ce qui se passerait si un autre groupe d’immortels apparaissait au sein de la Galaxie humaine, et s’il voulait nous disputer la primauté.

— L’humanité telle que nous la connaissons en mourrait, dit Fuln.

Une angoisse subite put se lire sur leurs visages pourtant accoutumés à l’impassibilité.

— Nous avons surmonté toutes les crises de cet ordre, dit Olryge.

— Pour le moment, reprit l’homme aux yeux noirs. Mais pour combien de temps encore ?

— Que proposez-vous ? demanda Albrand.

— L’Immortalité le plus vite possible pour l’ensemble de l’espèce.

Il y eut un silence. Stello vida son verre. Les doigts d’Olryge s’agitèrent nerveusement.

— Je vote contre, dit Olryge. Il n’y a pas péril en la demeure.

— En êtes-vous si sûr ? lança l’homme aux yeux noirs.

— J’attendrai pour y croire qu’on me montre le danger du doigt. La Galaxie est sûre. Toutes nos informations concordent à ce sujet.

— Nos informations passent par les Machines. Avez-vous déjà oublié ce que disait Fuln, il y a un instant ?

— Rêveries.

— En êtes-vous si sûr ?

— Nous n’avons pas d’ennemis que vous puissiez nommer.

— Nous en avons des dizaines, Olryge. Vous êtes-vous endormi, ces temps derniers ? Avez-vous oublié entre autres les Puritains des Dix Planètes ?

Olryge éclata de rire.

— Des fantômes. Nous les avons matés définitivement, il y a un peu plus de cinquante ans. Ils ont compris de quel côté se trouvait la force, et l’Histoire.

— En cinquante ans, ils l’ont peut-être oublié. Ne le niez pas, Olryge. Vous avez le tort de penser toujours à la façon d’un Immortel. N’oubliez pas que dix années représentent une longue période de la vie d’un homme et que cinquante ans recouvrent plus d’une génération. Je ne suis pas très sûr que nous autres Immortels résisterions aussi bien à la défaite que les simples humains. Voyez-vous, à peine une vague d’homme est-elle écrasée qu’une autre se lève ; mais nous, nous n’oublions jamais les leçons que nous avons apprises. Nos défaites sont définitives. Celles des hommes sont aussi passagères que leurs vies. Jamais Ulcinor n’a oublié son vieux rêve d’hégémonie. Ils ont récemment renforcé les règles à l’égard des étrangers. Ils s’agitent singulièrement ces derniers temps. Ils se souviennent parfois de choses que nous avons négligées et ils espèrent là où nous calculons. Il n’en faut pas plus parfois pour que bascule un empire.

— Leur puissance est négligeable comparée à la nôtre.

— Soit, mais elle ne l’était pas hier, ou, plutôt, il y a cinquante ans. Elle peut renaître.

— Nous les materons à nouveau.

— Et nous perdrons peut-être.

— Absurde.

— Je m’attendais à une telle réflexion de votre part, Olryge. Mais il nous faut reconnaître que nous ne sommes ni omniscients, ni omnipotents, et que nous pouvons perdre. Et je voudrais que cette possible défaite ne soit pas celle de toute la Galaxie humaine. Je voudrais que l’immortalité soit donnée à tous les hommes. Oh ! je n’espère pas trop vous convaincre, Olryge. Vous vous souvenez de ce que disait tout à l’heure Stello, de cette crainte qu’il ressent de voir mourir cet être-humanité que nous dominons. Vous éprouvez la même chose. Nous éprouvons tous la même terreur. Mais s’il nous faut disparaître, sachons au moins disparaître volontairement.

— Donnons à l’homme l’empire de la Galaxie entière, plaida Stello. Nous avons encore des années devant nous, sinon des siècles avant d’atteindre les limites extrêmes de cette île de l’espace.

— Nous les atteindrons, dit l’homme aux yeux noirs, si on nous en laisse le temps. Sans doute nous faudrait-il accorder l’immortalité aux humains pour y parvenir, car ils ne sont pas assez nombreux. Mais je négligerai cet aspect du problème. Je crois plus simplement qu’on ne nous en laissera pas le temps. Nous avons des ennemis à l’intérieur de la Galaxie humaine. Mais peut-être avons-nous aussi des ennemis extérieurs.

— Je ne comprends pas, dirent en même temps Stello, Fuln et Albrand. Les autres se contentèrent d’écarquiller les yeux.

— Imaginez donc que les Puritains conquièrent, malgré tous nos efforts, le secret de l’immortalité. Ce serait catastrophique, n’est-ce pas ? Tous nos plans deviendraient caducs. Et, si faibles que soient les Dix Planètes, elles n’en seraient pas moins capables de nous défier en moins d’un siècle. Surtout si elles nous menaçaient de publier notre secret. Jusqu’ici, les Puritains ne se servaient que du meilleur succédané qui soit à l’immortalité, le voyage dans l’espace. Ils envoyaient certains d’entre eux croiser à la vitesse de la lumière pendant quelques mois ou quelques années, et, lorsqu’ils revenaient de leur périple, des dizaines d’années ou parfois des siècles s’étaient écoulés, et ainsi le contact du passé et de l’avenir était perpétuellement maintenu. Les hommes du Passé pouvaient contraindre leurs descendants à accomplir des plans tramés des siècles plus tôt. Mais ces hommes ne vivaient jamais que des vies d’hommes. Trop tôt éteintes. Voilà maintenant qu’ils rêvent à autre chose. A une forme d’immortalité plus définitive. A une continuité entre le passé et le futur qui ressemble étroitement à celle que nous assumons.

— D’où la tiendraient-ils ? Leurs laboratoires ont été détruits. Leurs savants ont été égarés sur de fausses pistes.

— Ne vous êtes-vous jamais demandé, Stello, pourquoi ce secret de l’Immortalité était resté si longtemps un secret ? Il y a eu un temps où aucun secret de cet ordre n’aurait pu être gardé, si bien caché fût-il. Ce temps n’est pas si lointain, mais savez-vous ce qu’il y a entre lui et le nôtre ? De l’espace, rien d’autre. Nous avons pu garder ce secret parce qu’il y a entre les mondes, une immense barrière d’espace. Et rien ne peut traverser l’espace sans que nous le voulions expressément. C’est pourquoi il est si difficile d’atteindre ou de quitter Bételgeuse. De vagues bruits ont bien couru à certaines époques, mais tant de légendes vagabondent à travers l’espace qu’on a eu tôt fait de les oublier.

» Mais l’espace qui est notre allié peut devenir aussi notre ennemi. Il nous isole, mais il peut aussi isoler d’autres mondes et d’autres secrets. Et il se peut que les Puritains aient reçu la promesse d’une aide extérieure et que leur espoir vienne de là.

— Une aide extérieure à la Galaxie humaine ? dit Fuln.

— Précisément. Le nom de Jerg Algan vous dit-il quelque chose ?

— Presque rien, dit Stello. Mais je crois qu’il a une grande importance dans la mythologie des Puritains.

— Ils se sont battus en l’invoquant, il y a cinquante ans, fit Albrand. Mais je crois bien me souvenir qu’il est mort il y a à peu près deux siècles.

— J’aimerais bien en être certain, dit l’homme aux yeux noirs, car les Puritains s’agitent parce qu’ils prétendent qu’Algan est revenu.

— Ils se cherchent des raisons d’espérer dans leurs légendes, lança Olryge.

— Peut-être, dit l’homme aux yeux noirs. Mais il y a peu de jours Jerg Algan a été vu sur Bételgeuse.

— Vous attachez trop d’importance aux légendes. Vous n’êtes qu’un rêveur, Nogaro, dit Olryge.

Les yeux noirs de Nogaro se promenèrent sur les parois grises de la salle souterraine. Les dalles réfractaires portaient, gravés en caractères minuscules, que le Temps n’effacerait jamais, les noms de tous les Immortels. Et c’était à peine si un millième de la surface des murs était couvert d’inscriptions, Toute l’histoire passée de la Galaxie humaine était résumée en ces noms et sur ces murs. Mais l’Histoire à venir des Immortels risquait bien de demeurer indéfinie, grise et vierge.

— Essayez donc de m’en convaincre, Olryge, dit Nogaro.


* * *

Bételgeuse. Jerg Algan sortit de l’obscurité glacée de l’espace, cligna des yeux et reconnut l’endroit où il se trouvait. Il faisait face à une immense paroi de verre couverte de symboles mathématiques, et derrière laquelle s’éteignaient et se rallumaient les yeux d’ordinateurs géants. Il se trouvait au sein même du palais du Gouverneur ; au-dessus de sa tête flottait une vaste sphère rouge, symbole de Bételgeuse dominant la Galaxie humaine.

La salle était déserte. Lorsqu’il l’avait visitée pour la première fois, elle était pleine de monde et il était entré par la grande porte, avec des voyageurs venus de mille mondes différents pour admirer la grande Machine dont dépendaient leurs vies. Mais ceci était son second voyage vers Bételgeuse, et les Maîtres l’avaient envoyé au centre même du problème.

La nuit devait être tombée sur la seule planète habitée du système, celle qui portait le palais du Gouvernement et la Machine. Rien dans la lumière ne permettait de le conclure, car depuis des siècles, ni la lumière ni la chaleur n’avaient varié dans la grande salle du palais. Mais cette salle n’était déserte que la nuit, après que s’étaient fermées les hautes portes de bronze, répliques plus puissantes et plus vastes des portes qui fermaient, d’un bout à l’autre de la Galaxie humaine, les enceintes blanches des ports stellaires.

Il se pouvait que des détecteurs eussent pris déjà conscience de la présence de Jerg Algan dans la grande salle et que la Machine eût déjà prévu un plan de défense. Mais Algan s’en souciait peu. Il se pencha sur le sol et examina le carrelage. Il était étrange que durant les siècles qui s’étaient écoulés depuis que le palais du Gouvernement avait été construit, personne ne se fût inquiété du dessin particulier que formaient les dalles de pierre noire et blanche.

Un échiquier. Soixante-quatre cases immenses.

Et sur chacune des cases, presque imperceptibles, ressemblant à de fines rayures que le temps, le hasard et les bottes des voyageurs eussent infligées aux dalles vitrifiées, s’étalaient des figures.

Algan ne prit pas la peine de les détailler. Il les avait déjà contemplées hors de son précédent voyage. Il avait d’autres soucis ! La haine et le triomphe se mêlaient en son esprit. Et quelque chose d’autre.

La fidélité.


Il était arrivé lors de son premier voyage vers Bételgeuse, dans un endroit désert, au fond d’un des parcs qui cerclent la ville. Il avait émergé de la nuit, avec encore dans les yeux le reflet des splendeurs cyclopéennes du centre de la Galaxie, et la plus vaste ville d’un monde humain s’offrit à ses regards. Et, quelle que fût sa confiance dans le génie des Maîtres, il dut reconnaître qu’elle supportait la comparaison avec les citadelles noires, et les merveilles enfouies dans les profondeurs des étoiles qu’il avait contemplées. Bételgeuse représentait la plus haute réussite de la démence et du génie humains. Ce que la Galaxie humaine avait produit de mieux y avait été apporté par les navires du Gouvernement.


Algan se décontracta. En deux siècles d’exercices, il avait appris à franchir l’espace sans peine. Il emplit ses poumons d’air frais. Il huma l’odeur d’herbe et de terre humide. Il se releva et se glissa sans bruit entre les arbres, vers la ville.

Son apparence était parfaitement humaine. Et pourtant il n’était pas entièrement humain. Les Maîtres, qui, en des temps reculés, avaient construit les hommes, l’avaient quelque peu transformé, amélioré. Son cœur battait plus lentement que celui des hommes, et sa résistance à la fatigue s’en trouvait accrue. Il pouvait faire varier son métabolisme, et, dans des conditions difficiles, survivre longtemps, où, au contraire, faire se cicatriser rapidement ses blessures. Les microbes et les virus n’avaient plus de prise sur lui. Et même la mort l’avait oublié. Il était immortel.

Il vit grandir les coupoles et les flèches de la ville entre les arbres, tandis que s’élevait, sous la chaleur du soleil rouge, la vapeur rose du matin. Des navires stellaires traversaient de temps à autre le ciel, ou s’élevaient du port stellaire proche. Leurs lignes avaient peu changé. Peut-être leurs performances s’étaient-elles un peu améliorées. Mais la réelle surprise pour Algan ne se trouvait pas là. Elle tenait en Bételgeuse et en tout ce que Bételgeuse pouvait receler.

Il avait voyagé dans le Temps, avec son corps, puisque deux siècles s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté la Galaxie humaine. Deux siècles de la Terre, et presque deux siècles de Bételgeuse en tenant compte des temps légèrement différents. Mais toutes sortes de gens voyageaient dans le temps, depuis qu’il existait des astronefs capables de voler à la vitesse de la lumière.

Peu de gens, par contre, atteignaient Bételgeuse. Bételgeuse qui semblait, à l’échelle humaine, se situer en dehors du temps.


Algan avançait d’un pas tranquille dans les allées du parc désert. Il se souciait peu d’être remarqué. La probabilité qu’il fût reconnu était négligeable. Du moins, les Maîtres en avaient décidé ainsi. Son costume était identique à celui qu’il portait lorsqu’il avait quitté Glania. Mais il y avait peu de chances que qui que ce fût le notât, car les accoutrements les plus extraordinaires voisinaient sur Bételgeuse.

Il remarqua les plantes étranges qui emplissaient le parc. Des plantes vertes. Il y avait peut-être deux cents années qu’il n’avait pas vu un arbre. Il se souvint que les fondateurs du Gouvernement central de Bételgeuse étaient nés sur la Terre, longtemps auparavant, et qu’ils avaient conservé la nostalgie de leur planète natale.

Il essaya de se rappeler Dark, et les plaines et les mers de la Terre, et ses amis, la jungle des jours passés et le fouillis des ruelles sales, les combats, la chaleur d’une crosse dans la paume d’une main, la sueur d’une journée torride et le souffle glacial d’une nuit d’hiver.

Tout cela était mort.

« Presque inconcevable que tout cela ait existé, songea-t-il. Des rêves. »

Le sable crissait sous ses bottes. C’était le même bruit énervant qu’autrefois, un son évocateur d’attente, de longues courses sur les rivages des mers, et de chasses au fond des étendues désertiques de la Terre. En deux cents années, le sable n’avait pas changé. Sur toutes les planètes, il demeurait semblable à lui-même. Il était ce qui reste lorsque les palais et les montagnes se sont effondrés. Mais lui, Jerg Algan, avait changé.

Dark et la Terre, Ulcinor et les Puritains étaient noyés dans ce même brouillard bitumeux qu’évoquait le son crissant du sable humide sous ses bottes. Il avait eu autrefois envie de revoir des humains, de parcourir de nouveau le dédale des rues de Dark, ou de flâner encore dans les boutiques d’Ulcinor, entre les hautes silhouettes masquées.

Il l’avait fait. Il avait sauté d’un point à un autre de la Galaxie ; jamais ce n’avait été un réel voyage comme celui qu’il commençait maintenant sur Bételgeuse, mais ç’avait été des visites, des expériences étranges et qui auraient pu être excitantes.

Et qui ne l’avaient pas été.

Dark n’était qu’un trou de rats au fond de l’espace, et Ulcinor qu’une tanière d’ours. Les mondes et les villes s’étaient transformés en deux siècles, mais pas au point, qu’il ne pût les reconnaître. C’était en lui qu’un changement s’était opéré.

Il était maintenant, et il le savait, un homme de l’espace. Ses villes à lui étaient composées d’étoiles et brillaient dans les cieux. Il avait vaguement pitié des hommes, terrés dans leurs demeures au fond des océans d’atmosphère cotonneuse qui entourent les planètes habitables. Il avait appris lors de son séjour bref sur Ulcinor que son nom était devenu un vague symbole pour les marchands des Dix Planètes, mais s’était peu inquiété de savoir s’il avait été reconnu. Les problèmes des humains ne l’intéressaient plus. Il était, et il était fier de l’être, un homme de l’espace. Non pas un de ces marins traversant le vide dans une coque d’acier, aveugle, terrifié et impuissant à l’idée des multiples périls de l’extérieur, mais un véritable homme de l’espace, capable de suivre les routes du vide, de sauter d’une case à l’autre de l’échiquier des étoiles, de résoudre les problèmes délicats des trajectoires, et de mettre en échec le roi adverse : Bételgeuse. Il était – et il l’avait admis, et il était fier de l’avoir admis – un pion sur l’échiquier des étoiles. Un pion du roi noir qui régnait sur la Galaxie.

Il lui semblait étrange de penser au temps où il avait appartenu à l’autre camp. Un temps si lointain, si confus, irréel.

Un temps où il était un humain.

Maintenant, il était un Robot.


Les coupoles et les flèches de la ville luisaient doucement entre les branches des arbres. Mais la silhouette massive du palais du Gouvernement central les écrasait toutes. Algan atteignit les limites du parc sans avoir rencontré un humain. Et brusquement, il pénétra dans la ville, son pas sonna d’une nouvelle façon sur la route et il retrouva le contact des humains. Il les vit se presser sur les chemins mouvants, il lut sur leurs visages, la joie, la tristesse, le dégoût, la peur, la vieillesse. Il eut pitié d’eux.

Tout cela allait changer.

Il songea aux villes qui allaient mourir, aux astronefs dont les orbes allaient s’arrêter, aux routes désertées, aux visages qui allaient devenir impassibles et aux corps qui deviendraient immortels. Il faudrait peut-être des années pour que cela arrive, mais les années n’avaient plus de sens. Le temps des villes, des astronefs et des humains était terminé. Et il savait maintenant que c’était ce qu’il avait toujours désiré, que c’était ce que chaque humain désirait depuis toujours, que cette rage de destruction qu’ils avaient manifestée à toutes les époques de leur Histoire n’était que l’anticipation confuse du temps à venir où ni la vie, ni les villes, ni les navires, ni les ports stellaires, ni la lourde et coûteuse et écrasante organisation des pouvoirs humains, ni le temps, ni la mort n’auraient plus de sens. Il était doucement étrange de penser à toutes ces choses existantes, encore bouillonnantes de vie, comme à des choses périmées et mortes, tombées en poussière ; et c’était pourtant nécessaire puisque c’était ce qui allait arriver.

C’était déjà arrivé en d’autres temps et en d’autres lieux. En d’autres régions de la Galaxie et en d’autres Galaxies. Le temps des provinces de l’espace et le temps des hommes était clos. Ils s’étaient crus les maîtres, bien qu’ils aient eu de tout temps conscience de leurs insuffisances, de leurs incapacités, ils avaient proclamé qu’ils étaient la fin de l’univers, et ils n’étaient que des moyens, des robots.


Il ne fallait pas, songea-t-il, que son visage fût trop impassible, ou que sa démarche fût trop absente. Cela pourrait surprendre.


Il se mêla à la foule et remonta les grandes avenues en direction du palais du Gouvernement. Des immeubles splendides jalonnaient sa route. Et il devait reconnaître leur splendeur, mais il ne la reconnaissait, se dit-il, que comme les paléontologistes reconnaissaient la force d’espèces disparues, et la parfaite articulation de leurs membres qui ne les avait pas empêchées de mourir.

La place gigantesque qui s’étendait devant le palais du Gouvernement était à elle seule une merveille presque aussi admirable que les étoiles, les mondes innombrables qui peuplent l’espace ou les constructions des Maîtres. Des chemins mouvants sillonnaient l’étendue de métal comme des fleuves d’argent. Sur des socles cristallins, se dressaient des statues colossales, des figures humaines coulées dans le même bronze indestructible qui servait à faire les portes des ports stellaires, et leurs regards confiants tournés vers l’espace semblaient épier les mouvements incessants des nefs qui sillonnaient le ciel. Elles étaient hautes comme des montagnes et leurs mains levées vers la sphère immense de l’étoile éblouissante semblaient capables d’abriter une nef stellaire. Mais plus loin se dressaient des sculptures étranges, abstraites, des entrelacs de courbes et de lumière, et cela représentait l’idée que l’homme se faisait de l’univers, un ensemble complexe, mathématique et fuyant, hostile, surtout hostile, mais splendide en sa multiplicité colorée. Et ainsi, tandis qu’Algan avançait vers le palais de Bételgeuse, emporté par le doux mouvement des chemins mobiles, il découvrait, inscrits dans le verre et dans le métal, les symboles complexes de la conquête de l’univers par l’homme. Là étaient décrites les fonctions qui commandent à la naissance, à la vie et à la mort des étoiles, celles qui dominent la danse incessante des électrons, ou le perpétuel chevauchement des ondes. Ici, l’admiration de l’homme rejoignait sa compréhension, et l’art naissait naturellement de la science.

« Mais c’était, se dit Algan, un ultime rameau sur un arbre mort ou mourant. » Il était temps pour l’homme de découvrir ce qu’il était en réalité.

Il passa le porche gigantesque, et ses yeux se fermèrent malgré lui lorsqu’ils se posèrent sur l’énorme sphère de feu pourpre qui flottait au-dessous de la coupole de cristal et qui représentait Bételgeuse. Elle brillait très haut, au-dessus de sa tête, mais son éclat était tel qu’il crut un instant qu’elle plongeait vers lui. Puis il maîtrisa ses nerfs et vit, en dessous du soleil nain, une lentille étincelante de lumière blanche, et il sut que c’était une maquette de la Galaxie.

Il sourit. Pendant si longtemps l’homme avait cru dominer la Galaxie, un jour, qu’il avait fini par s’accoutumer à l’idée de sa victoire au point de la croire achevée.

Les chemins mouvants s’arrêtaient à l’entrée de la grande salle. Algan avança sur les dalles noires et blanches, immenses, assez vastes pour que chacune d’elle pût porter une nef stellaire de bonne taille, et il vit se dresser en face de lui, le mur de cristal qui séparait les visiteurs de la Machine.

Tout avait été prévu dans la grande salle du palais pour impressionner les voyageurs ; le palais avait été construit des siècles plus tôt lorsque le gouvernement central s’était posé sur la troisième des planètes qui tournent autour de Bételgeuse, et, dès cette époque lointaine, il avait été destiné à abriter les archives de la Galaxie humaine, et les Machines qui jonglaient avec ces milliards de données.

Et des visiteurs innombrables étaient passés dans la grande salle qui était en quelque sorte un endroit privilégié où se rencontraient le monde des étoiles conquises et celui, mystérieux et abstrait, de la Machine, où se croisaient le passé et l’avenir, des visiteurs sans nombre, barbares des terres lointaines, lettrés des anciens mondes, marins sillonnant l’espace des frontières, soldats de Bételgeuse venus reconnaître le sanctuaire dont ils assuraient la défense, architectes émerveillés par l’immensité pure de la voûte cristalline, marchands venant ici saluer la Machine qui assurait l’ordre de l’empire, hommes de toutes races et de toutes couleurs, de toutes tailles et de toutes intelligences, portant les étoffes les plus étranges et les plus communes, frappant les dalles d’un pas assuré ou traînant sur le sol froid les pantoufles noires des puritains des Dix Planètes, dévorant des yeux les hauts piliers de métal, se pressant et se poussant comme un troupeau de fourmis, interrogeant la Machine et écoutant sans fin ses réponses.

Car le miracle de la Machine était qu’elle connaissait chacun et chaque chose et qu’elle répondait à chaque question. C’était un miracle quotidien et secondaire que suffisaient à multiplier les centres inférieurs de la Machine, mais il servait de support légendaire et tangible à la fois à l’ancienne confiance dans le gouvernement inexorablement équitable de la Machine.

Depuis l’Antiquité la plus reculée, disaient les historiens, il y avait eu des Machines qui avaient aidé les hommes à prendre des décisions en définissant pour eux les termes ou les alternatives des problèmes. Et la Machine de Bételgeuse n’était que le résultat logique d’une longue chaîne de mécanismes à se souvenir et à calculer que l’homme avait fabriqués. Mais elle avait été créée moins pour aider les hommes que pour les remplacer, poursuivaient les historiens, pour assurer au gouvernement de la Galaxie humaine une continuité que la fragilité humaine ne lui eût pas permise ; et surtout, peut-être, parce que les hommes acceptaient mieux ses décisions qu’ils n’eussent fait des ordres d’autres hommes.


Une petite partie de la Machine était visible derrière le mur de cristal qui séparait en deux la grande salle.

Bien des voyageurs pensaient que cet amas de tubes géants, de mémoires magnétiques, que ces cylindres tournoyants, ces étincelles, ces écrans pulsants, et ces nerfs de cuivre étaient toute la Machine. D’autres, moins naïfs ou plus instruits, se doutaient que la Machine s’étendait bien au-delà de ce que pouvait contenir la grande salle du palais, et que ses connaissances s’entassaient dans de sombres hypogées tandis que ses décisions s’élaboraient loin des regards humains.

Des informations en provenance de la Galaxie entière lui parvenaient. Elle s’inquiétait peu de savoir si elles étaient périmées. Elle était tout à la fois le passé, le présent et l’avenir.

Il y avait bien quelques esprits qui se demandaient parfois si la Machine dans son ensemble n’était pas à son tour un écran, un décor qui cachât quelque formidable pouvoir, mais ils n’osaient généralement pas poser ce genre de questions à voix haute. Surtout pas à la Machine.

Algan se fraya un chemin dans la foule qui se pressait sur les dalles noires et blanches, et, lorsqu’il fut tout proche de la paroi de cristal, il aperçut les cellules qui permettaient d’interroger la Machine. Elles étaient célèbres d’un bout à l’autre de la Galaxie humaine. Les enfants sur de lointaines balles de boue rêvaient d’y pénétrer un jour afin d’y poser quelque question définitive à la Machine et d’en obtenir la réponse. Mais ils grandissaient, vieillissaient et mouraient sans avoir jamais réalisé leur rêve. Et c’était sans doute parce que si peu d’hommes parmi les milliards d’êtres qui peuplaient les étoiles avaient atteint Bételgeuse et vu la Machine, que le palais du Gouvernement était à un tel point mythique.

Les cellules étaient creusées dans la paroi de cristal elle-même. C’étaient des alvéoles aux faces réfléchissantes tels des miroirs. Des centaines de cellules semblables s’alignaient à la base de la paroi de verre.

Algan entra dans l’une d’elles. Il se tint face à sa propre image, plongeant son regard dans les yeux de son reflet. « C’est au fond de toi-même qu’il te faut chercher toute réponse » : telle était la devise de la Machine.

Et tous les bruits du monde se turent. Il était seul avec son image au fond d’un espace lumineux, un visage long et mince, des traits osseux et des yeux brillants et froids. Jamais il ne s’était vu ainsi. Et jamais il n’avait entendu ainsi battre son cœur, ni souffler sa poitrine. Il s’humecta les lèvres et voulut parler, mais il attendit vaguement que la Machine lui posât une question. Et, brusquement, il comprit qu’elle était absente, qu’elle n’existait pas, qu’il n’y avait rien d’autre que son reflet et que seul son reflet lui répondrait.

Il se rendit presque compte de l’impression que cela pouvait faire à un humain.

— Eh bien, dit la Machine, que désirez-vous savoir ?

Sa voix était sans timbre.

Algan réfléchit. Il décida de poser une question rituelle, une question que des millions d’hommes, morts ou vivants, avaient prononcée du bout des lèvres, avec, dans le cœur, l’impression de profaner un oracle.

— Quel obstacle devrai-je vaincre ? demanda-t-il.

— La solitude, répondit la Machine sans hésiter.

Etait-ce la réponse qu’elle faisait d’habitude à cette question, ou bien avait-elle répondu à Algan en fonction de ce qu’il était ?

La solitude. Il y avait bien longtemps qu’il n’y avait pensé. Près de deux siècles.

— Je me nomme Jerg Algan, dit-il. Me connaissez-vous ?

Une seconde passa.

— Oui, dit la Machine d’une voix égale. Vous êtes né sur la Terre. Vous ne devriez pas vous trouver ici en ce moment.

— Non, n’est-ce pas ? dit Algan. Et pouvez-vous me dire d’où je viens ?

Il savait qu’en posant cette question, il allait semer le désarroi et la terreur sur Bételgeuse. Il attendit un petit temps.

— Non, dit la Machine. Je ne sais pas. Attendez. Je vais vérifier.

— N’en faites rien, dit Algan. Essayez seulement de trouver où je vais.

Il sourit à son reflet, et disparut brusquement.


Et il se trouvait maintenant pour la seconde fois en face de la Machine. Mais elle semblait dormir. La paroi de cristal était presque entièrement obscure. Seuls quelques tubes clignotaient. Les symboles mathématiques gravés dans l’épaisseur du verre scintillaient doucement.

La haine et le triomphe se mêlaient en son esprit, car la dernière bataille était proche. Il se mit en marche sans hâte vers l’un des alvéoles de la Machine.

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