V Toutes les étoiles du ciel

Toutes les étoiles du monde brillaient dans la nuit d’Ulcinor, songea Algan, et il était presque impossible de concevoir qu’au-delà de ce brouillard de soleils existaient d’autres nuées de feu et d’autres mondes tournoyants et peut-être habités.

Il avait quitté sa chambre sans bruit et il se trouvait sur le chemin de ronde qui encerclait le port stellaire et qui courait tout en haut des murailles. Un radiant pendait à sa ceinture et il portait l’uniforme de vol des pilotes. Il dominait à la fois, du haut du chemin de ronde, la ville et l’esplanade du port. L’air était frais. Le ciel était pur. Il pouvait apercevoir les lumières des faubourgs lointains, à des dizaines de kilomètres du centre, brillant tels des îlots d’étoiles, telles des galaxies décrochées du firmament et écrasées sur le sol.

Le port lui-même n’était qu’une sorte de désert blanc cerné de murailles et baigné de lumières, que hantaient les silhouettes sombres des navires dressés vers le zénith. Et l’un de ces navires, une petite unité rapide des services d’inspection de Bételgeuse, l’attendait.

C’était une petite ombre déliée à l’extrême sud du port, un mince fuseau noir, tous feux éteints. C’était le but de la promenade nocturne de Jerg Algan.

Il se préparait à jouer un jeu étrange. Il devait s’emparer du navire malgré la surveillance des autorités du port, mais avec leur complicité secrète. Et il devait l’emmener, théoriquement poursuivi par toutes les forces spatiales de Bételgeuse, vers Glania, un monde de dixième importance, à peine colonisé, fraîchement doté d’un petit port stellaire. Glania n’était que la première étape de son voyage, mais c’était une étape nécessaire. Glania se situait aux frontières de la Galaxie humaine, aux limites des inquiétantes régions du centre de la Galaxie. Et c’était sur Glania que vivait l’un des deux ou trois rescapés des expéditions perdues.

Glania, une planète invisible dans le ciel constellé.


* * *

Algan explora minutieusement le contenu de ses poches. Il ne devait rien emporter qui permît de déterminer son identité s’il échouait ou s’il mourait. Mais il ignorait contre qui ces précautions étaient prises. Peut-être Nogaro croyait-il réellement à l’existence d’autres races et ne voulait-il rien laisser au hasard ? Peut-être ne voulait-il pas indiquer le chemin de Bételgeuse à d’éventuels envahisseurs ? Ou peut-être craignait-il des adversaires plus proches et plus humains ? Il ne trouva rien. Seul l’échiquier emplissait l’une des vastes poches de sa combinaison de vol. Et c’était le seul indice auquel il pût se raccrocher, la seule ébauche de piste.

Il se dit qu’il était comme un chasseur qui ignore quelle proie il va traquer et jusqu’à l’emplacement de la forêt où il la trouvera. Il consulta sa montre. Il était onze heures moins deux. A onze heures précises, il entrerait en action.

La nuit était calme et silencieuse. La ville brûlait tranquillement de ses feux froids. Les pales d’un hélicoptère lointain battaient parfois l’air avec un bruit de soie froissée. Les hautes tours se détachaient sur le ciel nocturne comme des raies verticales de lumière. Algan commença à compter les secondes. C’était inutile, mais ses lèvres s’étaient mises à compter sans qu’il y prît garde.

Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un.

Il ne se passa rien. Il était juste onze heures.

Il attendit une seconde, indécis, puis il se mit à courir silencieusement le long du chemin de ronde. Il dévala comme un chat un escalier. Il disposait d’une demi-minute exactement pour parvenir au plan de départ des astronefs, car le faisceau de balayage se posait toutes les trente secondes sur chaque point du port.

C’était un faisceau invisible et indécelable, mais s’il lui arrivait de rencontrer dans sa course un objet anormal, il déclenchait l’alarme. Et, normalement, il explorait le port stellaire selon un programme volontairement désordonné. Il était en principe impossible de lui échapper parce que personne ne pouvait prévoir quelle partie du port il allait explorer. Mais toutes les trente secondes au moins il se posait sur chaque endroit du port, fouillait les ombres et caressait les coques lisses des navires.

Mais ce jour-là, entre onze heures et onze heures dix, par intervalles de trente secondes, la course du faisceau de balayage ne devait plus être abandonnée au hasard. Elle devait suivre un programme prévu et apparemment désordonné, qui permettrait de traverser l’esplanade en sautant de zone en zone sans déclencher le dispositif d’alerte. Et Jerg Algan connaissait le programme par cœur.

Il comptait les secondes tandis qu’il dévalait les marches interminables du chemin de ronde. Il avait trois secondes d’avance sur l’horaire prévu lorsqu’il atteignit le sol du port stellaire. Il se contraignit à l’immobilité. Trois. Deux. Un.

Il se mit à courir de toute la vitesse de ses jambes, vers un point lointain et sombre et il pensa que du haut de la tour il devait apparaître, si quelqu’un veillait, comme une sorte de fourmi noire se traînant à la surface d’une plaine aussi lisse que du verre. Il atteignit une zone d’ombre et souffla. Il disposait cette fois-ci d’une avance de près de dix secondes sur le faisceau et il lui fallait attendre le passage de l’onde détectrice avant de s’engager à nouveau sur l’esplanade.

Il constituait, pensa-t-il en se lançant une nouvelle fois en avant, une cible excellente. Théoriquement, personne ne devait tirer sur lui. Théoriquement.

Il vit grandir les hauts fuseaux noirs des navires. Il avait hâte de se trouver dans l’ombre des nefs, bien qu’il n’en pût tirer qu’un réconfort psychologique. L’homme lui permettrait peut-être d’échapper aux regards des hommes, mais non à ceux des machines.


* * *

Etrange idée, avait-il pensé lorsque Nogaro lui avait exposé le plan de Bételgeuse. Pourquoi, avait-il demandé, ne pas partir en plein jour, à bord d’un navire de la flotte de Bételgeuse ? Pourquoi cette mascarade, ce jeu absurde et dangereux ? Etait-ce pour tromper les Puritains des Dix Planètes.

Non, avait répondu Nogaro de sa voix froide. Ils sauraient, dès qu’ils apprendraient la fuite d’Algan, où et pourquoi il était parti.

C’était parce que ni Bételgeuse ni les Puritains ne voulaient admettre devant la Galaxie entière qu’ils s’inquiétaient d’hypothétiques races civilisées, habitant peut-être des mondes inconnus, en dehors des régions déjà explorées. C’était pour des raisons purement politiques. Comment pourrons-nous refuser un navire aux Marchands d’Ulcinor, disaient les hommes de Bételgeuse, si nous envoyons officiellement une expédition à la recherche des citadelles noires.

— Si je suis pris, serai-je condamné pour piraterie ? avait demandé Algan.

— Certainement, avait dit Nogaro. Mais vous ne serez pas pris. A moins que vous ne le vouliez. Et ce jour-là vous serez conduit sous bonne escorte jusque sur Bételgeuse. Et là il se pourrait que vous vous échappiez.

— C’est un jeu dangereux, avait remarqué Algan.

— Sans doute, avait reconnu Nogaro. Mais vous êtes libre. Préférez-vous l’espace, ou les terres neuves à coloniser ?

— L’espace, avait conclu Algan sans hésiter.


Il traversait maintenant une étrange forêt, une futaie métallique de navires, et les branches rectilignes des arbres qui l’environnaient étaient des antennes. Certains instincts du chasseur se réveillèrent en lui.

« Peut-être aurais-je dû refuser, pensa-t-il. Comment puis-je servir Bételgeuse que je hais ? »

Et la réponse était inscrite au fond de son cerveau. Il était un chasseur. Il appartenait à cette race dont, de tout temps, on avait fait les mercenaires. Il était un mercenaire.

Il aimait la chasse pour elle-même, n’importe quelle chasse, et ses longues randonnées à la surface de la Terre dépeuplée n’avaient pas eu d’autre sens.

Il y avait encore, dans les étoiles, une place pour les hommes de l’ancien temps. La sienne. Celle du grain de sable dont on a besoin pour bloquer une mécanique adverse, celle du furet qu’on désire envoyer dans le terrier de la proie.


La place du cavalier sur un échiquier.

Sautant d’étoile en étoile.

Essayant de bloquer le roi adverse.

Le roi noir qui régnait sur la Galaxie.


Il se mit à courir sauvagement entre les hautes coques de fusées. Un souffle de vent chantait sur les tôles polies.

Il entendait à peine le bruit de ses propres pas. Mais il croyait sentir sur son corps la chaleur du faisceau détecteur.

Puis il perçut un bruit et s’arrêta brusquement, se confondit avec l’ombre énorme d’une nef. Il tendit l’oreille et il lui sembla entendre les cliquetis innombrables qui agitaient les entrailles des navires, le sourd grondement de leurs moteurs, et le chuintement des électrons courant dans les fils de cuivre. Il lui sembla sentir le sol vibrer sous ses bottes.

Mais ce n’était qu’un pas humain, que le choc sourd et régulier de talons sur le béton de l’esplanade.

« Un ennemi, pensa Jerg Algan, rejetant immédiatement cette idée. – Une ronde extraordinaire ? Ou plus simplement, un technicien en train de vérifier les tuyères d’un navire en partance ? »


C’était un pire écueil que le faisceau détecteur ou que les menées des Marchands d’Ulcinor. C’était le facteur imprévisible, qui surgit brusquement d’un fourré, au cours d’une longue chasse en forêt.


Algan compta les secondes. Il lui fallait se remettre à courir, de crainte que le faisceau détecteur ne se posât sur lui s’il restait terré dans l’ombre.

Il fit lentement le tour de l’énorme coque qui l’abritait. Il vit un peu à l’écart, se dresser la petite nef qui lui était destinée. Mais il lui fallait traverser pour l’atteindre une zone de lumière, et passer entre deux rangées de navires, écrasants et silencieux, comme des monstres endormis.

Il se redressa et se lança en avant, fixant son ombre qui s’étalait en tache nette sur le sol, devant lui, qui le précédait et semblait lui montrer le chemin.

— Qui va là ? s’écria une voix.

Il ne s’arrêta pas, ne regarda pas en arrière. Il se contenta d’accélérer sa course.

— Qui va là ? répéta la voix moins assurée cette fois. Montrez-vous ou je donne l’alerte.

Algan essaya de localiser la voix, tout en courant. L’homme devait travailler à l’une des nefs qui bordaient ce chemin de lumière que devait parcourir Algan. Il ne pouvait manquer de l’apercevoir et, s’il n’avait pas été prévenu de fermer les yeux sur certaines allées et venues qui devaient avoir lieu cette nuit-là dans le port stellaire d’Ulcinor, c’en était fini de l’équipée d’Algan. Il ne croiserait jamais entre les étoiles.

Il réfléchit rapidement. Il s’engagea entre deux navires et abandonna résolument la piste éclairée. Il savait qu’il risquait en le faisant d’être décelé par le faisceau. Mais c’était une chance à courir. Il fit le tour d’un des navires, et cela dura plusieurs secondes qui lui parurent interminables, et le navire lui sembla aussi gros qu’une montagne, ce qui, du reste, était presque exact. Puis il passa dans l’ombre du navire suivant, dans la rangée, et revint vers la piste éclairée.

Il entendit les pas encore lointains se précipiter. L’homme ne craignait nullement d’être découvert. C’était bien un garde ou un technicien. Les machines de contrôle savaient qu’il devait se trouver dans le port et ne s’inquiétaient pas de sa présence. Et si c’était un garde, il était armé et entraîné à chasser l’homme.

Brusquement, Algan l’aperçut. Ou plutôt, il décela d’abord son ombre. Ce n’était qu’une tache minuscule, eu égard à la masse des navires qui l’entouraient. Mais elle accéléra les battements du cœur d’Algan. Il approcha lentement. Il savait qu’il ne parviendrait pas à atteindre son navire sans être repéré.

Il ne lui restait qu’une solution. Intérieurement, il la déplorait, mais il n’en voyait pas d’autre.

Il se coula dans l’obscurité au contact de la nef de métal. Puis il la heurta d’un doigt et cela résonna comme une note de musique dans l’air silencieux du port.

— Qui va là ? cria la voix en se dirigeant vers lui.

Ce devait être un technicien. Jamais un garde n’aurait commis l’erreur de signaler sa position en appelant à voix forte.

Algan se déplaça rapidement. Il frappa de nouveau la coque. Les vibrations sonores se transmettaient tout le long des tôles et il devait être presque impossible, même pour une oreille exercée, de déterminer avec précision, le point précis d’où elles venaient.

Puis il vit l’homme qui marchait vers lui, mais sans le voir, ébloui par la vive lumière, et qui hésitait encore à donner l’alarme. Il sortit brusquement de l’ombre, et l’homme eut un geste d’étonnement qui le perdit. C’était bien un technicien. Jamais, il n’avait été entraîné à combattre. Il ne pensa pas à donner l’alarme, mais à se défendre. Mais le poing d’Algan s’enfonça dans son estomac, et le tranchant de sa main s’abattit avec force sur la nuque du technicien, qui s’écroula sans bruit.

Algan le traîna dans l’ombre du navire. L’alarme pouvait être donnée dans une demi-minute.

Il se rua, sans regarder derrière lui, dans l’allée éclairée, bordée des géants de métal, massifs et assoupis. Il franchit la plaine lumineuse et déserte. Il gravit en courant le plan incliné qui reliait la porte de son navire au sol. Il se précipita dans la coursive sans plus s’inquiéter du bruit qu’il faisait. Il s’installa dans le fauteuil de pilotage.

Le navire était prêt. Ses générateurs ronronnaient doucement et tous les feux du tableau de bord étaient verts. Il pouvait prendre l’espace immédiatement.

Algan commença à appuyer sur les touches, méthodiquement. Les portes du navire se fermèrent. Puis des bandelettes métalliques jaillirent du fauteuil et enveloppèrent le corps d’Algan.

Le navire était équipé pour les courses rapides et certaines précautions étaient nécessaires.

« Adieu », murmura Algan en jetant un coup d’œil sur les écrans qui montraient le port stellaire.

Il pressa le bouton de départ. Il vit une microseconde plus tard des lumières s’allumer un peu partout dans le port. Il crut entendre le mugissement sinistre des sirènes. Puis une masse de plomb s’effondra sur lui, et, sur les écrans, les lumières du port se confondirent.

Il pouvait à peine bouger les bras, mais il parvint à plonger l’une de ses mains dans la grande poche de sa vareuse. Il caressa la surface polie de l’échiquier et sourit.

La longue quête venait de commencer. Mais pour le moment, il pouvait dormir. C’était aux innombrables mécanismes qui composaient son navire de travailler pour de longues semaines.


* * *

— Je vous souhaite un bon voyage, dit Nogaro.

Algan sursauta. Mais la voix enchaîna et il comprit qu’il ne s’agissait que d’un enregistrement.

— Je suppose, dit Nogaro, que tout s’est bien passé puisque vous êtes parvenu sans anicroche à prendre l’espace. J’espère que tout se passera aussi bien à l’avenir. Je voudrais maintenant vous donner quelques conseils quant à votre tâche future.

» Un avertissement, tout d’abord ; n’essayez pas de tromper Bételgeuse. Nous vous retrouverions à l’autre extrémité de la Galaxie si nous le désirions. Nous savons que vous êtes hostile au gouvernement central. Croyez bien que, si Bételgeuse vous a cependant envoyé accomplir cette étrange mission, c’est que nous sommes persuadés de pouvoir obtenir de vous ce que nous en attendons, même contre votre gré.

» Ne prenez pas ceci pour une manifestation d’hostilité. Bien au contraire. Bételgeuse a plus besoin de ses rebelles que de ses fidèles.

» Un conseil : lorsque vous atteindrez Glania, ne cherchez pas à vous poser sur le port stellaire. Vous seriez instantanément fait prisonnier, car votre signalement précédé de la mention « pirate » a dès maintenant été transmis à la totalité des stations de Bételgeuse. Nous ne pouvions pas l’éviter, sous peine de faire douter de notre sincérité. N’oubliez jamais que vous êtes un agent libre. Bételgeuse démentira toujours et de la façon la plus formelle tout ce que vous pourriez raconter de vos rapports avec le gouvernement central.

» Donc, posez-vous en un point quelconque de la planète, pas trop éloigné du port stellaire, et gagnez la ville qui entoure le port, à pied. Vous n’aurez aucun mal à franchir avec votre fusée les barrages de détection. Sur ces planètes lointaines, la surveillance est très lâche, et nous veillerons à ce qu’elle le soit davantage encore dans les mois à venir. Prenez contact avec l’homme dont nous vous avons parlé, mais ne lui dites pas qui vous envoie.

» Ensuite, eh bien, vous êtes libre. Nous essaierons de vous montrer, lorsque vous reviendrez, que la puissance de Bételgeuse n’est pas seulement négative. Et que ce monde nouveau qui se crée vaut tous les mondes passés.

» Nous vous faisons confiance.

» Et n’oubliez jamais, Jerg Algan, que je suis votre ami. Dites s’il en est besoin que je vous ai envoyé. Mon nom traîne un peu partout dans l’espace. Il peut vous aider.

» Au revoir, Algan.


Au revoir. Cela supposait toutes sortes de choses improbables. Cela supposait qu’Algan reviendrait de son voyage au bout de la Galaxie. Cela supposait que Nogaro serait toujours vivant lorsque Algan regagnerait Bételgeuse, malgré la distorsion du temps, malgré l’effrayant allongement des secondes passées dans l’espace, à la vitesse de la lumière.

— Au revoir, Nogaro, murmura, presque sans s’en rendre compte, Jerg Algan.


* * *

C’était un long cheminement dans un tunnel obscur. C’était frôler des merveilles et les ignorer. C’était défier le temps et la mort et entendre le son de leurs pas dans le cliquetis des rouages. C’était attendre, aveugle, insensible au froid et au vide, prisonnier au sein de l’univers entier. C’était dormir les yeux ouverts, boire sans soif, manger sans appétit, lire sans curiosité. C’était normal et miraculeux. C’était un long voyage dans l’espace.


Tout vacille dans l’espace qui sépare les étoiles, tout s’écroule. Même après des siècles de navigation interstellaire, les hommes conservent les réflexes et les habitudes des espèces qui ne se sont jamais affranchies de la Terre. Et les problèmes psychologiques qui se posèrent au cours des diverses phases de la conquête furent résolus moins aisément que maints problèmes techniques.

Les chercheurs répondirent au défi des étoiles au moyen de deux méthodes. Ils essayèrent tout d’abord de modifier l’homme, de le doter de nouvelles manières de penser, de l’affranchir de sa peur, de faire en sorte qu’il considère comme normales les plus étranges distorsions du temps et de l’espace. Ils tentèrent de faire passer dans son inconscient toutes ces données qu’il parvenait à comprendre intellectuellement avec le meilleur de son conscient. Ils parvinrent enfin à le doter d’une sorte d’armure, en le soumettant, sans risques, aux expériences les plus déconcertantes. L’entraînement était pénible ; mais le jeu valait la chandelle ; c’était l’apprentissage des étoiles.

Mais cela ne satisfaisait pas les psychologues. Ils savaient que l’homme ne se contente pas de s’adapter aux conditions qu’il éprouve. Ils voulurent faire en sorte que l’homme transporte partout avec lui son milieu idéal, à l’image, tout d’abord, de la Terre, puis, avec les années et tandis que progressait la conquête, d’autres mondes. Et ils transformèrent les lourds navires interstellaires en gigantesques machines à illusions qui satisfaisaient le besoin de sécurité des conquérants. Ils recréèrent à l’intérieur des navires, des paysages de la Terre, des forêts, des prairies s’étendant à perte de vue, un soleil flottant dans le ciel, des nuits constellées. Ils disposaient de la magie puissante de la lumière. Les herbes de leurs champs, les nuages de leurs cieux, les montagnes qui se détachaient sur leurs horizons n’étaient que des fantômes impalpables. Mais c’était de tels fantômes que l’homme avait besoin.

Cependant, les navires d’exploration, légers, rapides et maniables, ignoraient ces raffinements, au grand malheur de Jerg Algan qui voguait vers Glania.

Il flottait dans un milieu silencieux, dans une lumière si constante qu’il finissait par se croire plongé dans les ténèbres les plus opaques, et il sentait, tout au long des heures, se dissoudre au plus profond de lui-même, tout ce qui constituait son individualité. Sa mémoire négligeait le temps, il lui devenait lentement impossible de dater un événement passé. Il suffisait parfois d’un geste pour qu’il prît de nouveau contact avec la réalité et pour qu’il redevînt lui-même. Mais la réalité se révélait si morne qu’il se réfugiait de nouveau dans le domaine des rêves.

Les machines s’occupaient du navire aussi bien que de lui : des accéléromètres aux rouages délicats maintenaient le navire sur sa trajectoire. Des calculateurs déterminaient la route de l’espace la plus sûre et la plus économique.

Du temps passa.

Des jours et des semaines, indiquaient les chronomètres du bord. Des mois et des années sur la Terre, pensait Algan, plongé dans un demi-sommeil, songeant aux bons et aux mauvais jours passés sur la Terre, les confondant, songeant à ces trente-deux années enfuies, et à ce monde enseveli sous la poussière des siècles qu’il retrouverait en regagnant la Terre, songeant à Bételgeuse et à sa puissance infernale, et à sa grandeur, songeant aux Puritains des Dix Planètes et à leur travail de sape, et à toutes ces ébauches de civilisations disséminées dans la Galaxie humaine et espérant vivre et se développer et assujettir l’univers entier à leurs normes, malgré le nombre dérisoire d’humains jetés comme du sable à la face des étoiles.

Il songea à tout ce qui pouvait venir, à tout ce que les hommes accompliraient peut-être, aux étoiles qu’ils rallumeraient, aux mondes qu’ils déplaceraient, qu’ils créeraient peut-être un jour, aux énergies formidables qu’ils déchaîneraient, aux êtres qu’ils rencontreraient, aux autres Galaxies qu’ils peupleraient, aux univers inconcevables vers lesquels ils émigreraient lorsque les soleils s’éteindraient les uns après les autres sur cette face-ci de l’univers ; il songea à tout ce qui avait été fait et à tout ce qui serait fait, à toutes ces planètes qui ne seraient jamais plus ce qu’elles avaient été avant le passage de l’homme, et à tous les autres sombres diamants de la nuit, perdus au fond de leur solitude spatiale et attendant l’arrivée des navires stellaires ; il songea aux hommes qui accompliraient ces choses parce qu’il fallait qu’elles le fussent, parce que d’autres hommes les avaient prédites et désirées avant même que les plus proches étoiles fussent atteintes, et il se dit qu’eux aussi seraient déchirés entre leurs souvenirs et cette vague étrange, cette soif de conquête qui les pousserait en avant.

Il se demanda quel sens cela avait, et cela n’en avait aucun, se dit-il. Cela n’avait de sens que parce que l’homme le faisait et inversement l’homme n’avait de sens que lorsqu’il transformait ses rêves en réalité.

Cela n’avait de sens que parce que c’était pénible. Chaque bond en avant, chaque nouvelle conquête était une nouvelle naissance. Et chaque naissance est pénible.

Longtemps, longtemps auparavant, songea Algan, l’homme avait connu de longues périodes de repos, pendant lesquelles il ne progressait pas, perdait parfois au contraire ce qu’il avait accumulé au cours des ères précédentes, pendant lesquelles il s’incrustait dans une immobilité confortable, s’enlisait dans les sables mouvants des habitudes.

Longtemps, longtemps auparavant. Car la conquête des étoiles était une longue renaissance pour l’humanité tout entière. Et elle serait suivie d’un nombre presque inconcevable d’autres renaissances, plus douloureuses peut-être encore, d’autres reniements du passé. On ne peut pas s’installer dans sa naissance. On ne peut pas non plus refuser de naître.

Il fallait pour l’homme aller de l’avant et explorer ce monde neuf et immense qui s’offrait à ses yeux, à ses doigts, à son intellect encore vierge.

Et l’histoire de l’espèce se répétait grossièrement dans l’histoire de chaque individu. Il y avait la mentalité prélogique du petit enfant, puis l’apprentissage de la pensée logique. Il y avait l’attachement à la planète natale de l’adolescent, et le contact enfin avec l’espace, avec les distorsions du temps, l’arrachement au passé. De même que l’humanité tout entière avait été prélogique, puis logique, mais si fortement attachée à ses conditions de vie que l’émigration sur d’autres mondes lui paraissait presque sacrilège, et enfin, stellaire.

Ou plutôt, l’humanité était en train de devenir stellaire. Elle manifestait encore des réflexes de peur, de méfiance, semblables à ceux de l’adulte qui quitte pour la première fois, mais à jamais, la demeure familiale. Elle n’avait pas résolu certaines de ses contradictions internes. Peut-être même était-elle névrosée ? Peut-être l’espèce humaine dans sa petite enfance avait-elle subi de tels chocs en prenant contact avec le réel que les traces en étaient encore sensibles au point de déclencher au plus profond de tout homme un réflexe de fuite devant la moindre étrangeté ?

Elle avait presque appris à se défaire de sa crainte de l’espace. Mais il lui restait encore à maîtriser sa terreur en face du temps. Les Puritains avaient résolu le problème en le niant, en refusant d’accorder au temps dans leurs vies la moindre importance. Bételgeuse avait éludé la difficulté en additionnant au cours des âges les expériences d’hommes morts.

Il se pouvait que l’homme s’emparât du temps comme il s’était emparé de l’espace, pensa Jerg Algan. Il se pouvait qu’il envoie un jour des émissaires dans l’avenir à seule fin de contrôler certains grands projets étalés sur plusieurs siècles. Des émissaires résolus à abandonner leur pays d’années, dont la seule famille serait l’humanité entière, celle du passé et celle encore à venir, et la seule patrie, l’univers.

Et les semaines passèrent.


* * *

A un peu moins d’une année-lumière de Glania, le navire commença à perdre de sa vitesse. Le soleil de Glania n’était encore à cette distance qu’un minuscule point lumineux impossible à distinguer dans le brouillard d’étoiles qui emplit cette région du ciel. Mais son diamètre augmenta rapidement, tandis que Jerg Algan étudiait toutes les données que contenait le navire à propos de Glania et toutes les indications que lui avait laissées Nogaro à propos de l’homme qu’il devait rencontrer.

Glania était la seule planète qui tournât autour de ce soleil. Les étoiles dotées d’une seule planète sont assez rares dans la Galaxie, du moins dans les régions jusque-là explorées, car la plupart des soleils sont soit solitaires, soit entourés d’un système planétaire complet. Mais il n’en va plus de même lorsqu’on s’approche du centre de la Galaxie, car la probabilité d’un accident grave détruisant un certain nombre de mondes augmente avec la densité stellaire.

Le navire se mit de lui-même en position orbitale autour de la planète. Les calculateurs déterminèrent une trajectoire d’approche qui pût faire prendre le navire pour un météore de grande dimension par d’éventuels détecteurs situés sur la surface de Glania. Jerg Algan choisit sur les cartes une plaine proche du port stellaire pour effectuer son atterrissage. Des collines de faible hauteur lui permettraient d’abriter son navire et il pourrait aisément gagner à pied en quelques jours le port stellaire, puis revenir ensuite à son navire si tout se passait bien, et s’enfoncer plus profondément dans l’espace vers le centre de la Galaxie.


Il vit la planète grandir sur ses écrans. C’était un monde coloré de rose, de même que la Terre est essentiellement un monde vert.

Cela tenait sans doute à sa végétation, mais plus encore peut-être à la proximité relative d’une étoile rouge qui devait, pendant la plus grande partie de l’année, éclairer les nuits de Glania.

Les bandelettes de métal enserrèrent pour la seconde fois les membres d’Algan. Il posa pour la seconde fois ses doigts sur les touches et se prépara à transmettre aux calculateurs des décisions qui seraient analysées et exécutées ou rejetées suivant leur opportunité.

Le navire tomba comme une pierre vers la surface de la planète afin d’échapper dans la mesure du possible aux faisceaux des détecteurs fouillant le ciel. Il pénétra en sifflant dans l’atmosphère de la planète et ses propulseurs entrèrent en action le freinant brutalement. Mais il avait été construit pour résister à de tels efforts, et des dispositifs complexes entrèrent en action qui limitèrent les effets de la décélération sur Algan.

Le navire s’immobilisa à quelques mètres du sol. Puis il descendit tout doucement, comme retenu par un fil. Il se posa enfin, écrasant sous sa masse la végétation rose, les buissons de mousse qui recouvraient à perte de vue le sol de la plaine.

Algan examina les écrans. Le navire dominait une plaine rose qui se teintait de violet à l’horizon. La nuit était proche, car la lumière blanche du jour cédait la place à la lumière rouge de la nuit. Rien ne bougeait. Il semblait qu’il n’existât sur ce monde aucune vie animale, qu’il fût tout entier réservé à l’immobilité d’une végétation primitive.

Cela correspondait aux rapports qu’il avait lus. Il se leva et déclencha l’ouverture de la porte. Il réunit dans un sac à dos quelques rations, quelques médicaments et l’échiquier. Il glissa des outils dans ses poches.

Glania était le contraire d’un monde désertique, bien qu’elle donnât l’impression d’être une planète désolée, songea-t-il au moment de franchir le seuil de la porte. Il était impossible d’apercevoir une seule roche, un seul endroit qui ne fût recouvert de cette mousse rose qui semblait tapisser la planète. Il se demanda si elle constituerait un obstacle sérieux à sa marche, si le tapis qu’elle formait était épais. Cinquante kilomètres le séparaient du port stellaire. Sur la Terre, c’était une petite distance, mais peut-être avait-il eu tort de penser encore à ses anciennes chasses sur la vieille planète.

Il commença à descendre les échelons lorsqu’un sourd grondement le surprit. Un vent violent le plaqua contre la paroi du navire et il eut même l’impression de la sentir céder. Puis il comprit. La nef était en train de s’incliner, de s’enfoncer dans le sol.

Cette végétation morne cachait un terrain mouvant, peu sûr. Il réfléchit. Il pouvait essayer de rejoindre le poste de pilotage, lancer les moteurs et tenter de s’arracher à l’enlisement. La manœuvre était dangereuse mais concevable.

Mais il hésita trop longtemps et les événements décidèrent pour lui. Le navire oscilla soudain comme s’il était ballotté par une mer déchaînée. Et le vent attrapa Jerg Algan et lui fit lâcher prise. Il tomba sans mal sur un épais tapis de mousse. Il s’enfonça dans la végétation comme dans un lit de ouate. Il se débattit, rencontra un terrain solide et se redressa.

Le navire bascula complètement et sombra entre deux massifs d’herbes roses et spongieuses, sans bruit, comme avalé par une bouche invisible.

Un petit temps, sa proue émergea, puis elle disparut lentement sous les yeux de Jerg Algan, stupéfait et désespéré, flottant à la surface de cette planète de boue, ne parvenant pas à se décider à prendre le chemin du port.

Il était seul, sans armes, sans amis, sans cartes, muni de vivres pour trois semaines, et d’une boussole, d’un échiquier ancien, et de la connaissance vague de l’existence d’un port stellaire à cinquante kilomètres de là.

Etait-ce ce que Nogaro avait voulu ? Ou bien avait-il commis une erreur ? Avait-il pensé que le navire était assez léger pour que la surface de la planète soutînt son poids ?

Cela n’avait plus d’importance maintenant.

Avant même d’être commencée, la mission d’Algan se révélait sans issue.


* * *

La progression d’Algan fut plus aisée qu’il ne l’avait craint. Il parvint à se frayer sans trop de peine un chemin entre les hauts massifs de mousse que l’étoile rouge qui dominait le ciel imprégnait maintenant de sang.

Les rafales du vent se calmèrent. L’alternance des jours et des nuits produisait, pensa Algan, de gigantesques marées atmosphériques, chaque soir et chaque matin.

Il couvrit un certain nombre de kilomètres puis il se sentit harassé. Il choisit un endroit où le sol lui parut être particulièrement ferme. L’air était doux et tiède. Il s’allongea, essaya d’oublier la lumière rouge qui forçait ses paupières fermées et s’endormit.

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