9

Après bien des prières et des méditations, après une abondante application de ses brillantes facultés analytiques, l’évêque Timothy Archer parvint à la conclusion qu’il n’avait pas d’autre choix que de se retirer du diocèse épiscopal de Californie pour entrer – selon ses termes – dans le secteur privé. Il discuta longuement du sujet avec Kirsten et moi.

« Je n’ai plus foi dans la réalité du Christ, nous informa-t-il. Je ne peux en bonne conscience continuer de prêcher le kêrygma du Nouveau Testament. Chaque fois que je prends la parole devant les membres de ma congrégation, j’ai le sentiment de les duper.

— Vous disiez pourtant à Bill Lundborg, l’autre soir, que le retour de Jeff prouvait justement la réalité du Christ, objectai-je.

— Non, répondit Tim, elle ne la prouve pas. J’ai examiné à fond la situation et je m’aperçois que ce n’est pas une preuve.

— Alors c’est la preuve de quoi ? demanda Kirsten.

— De la vie après la mort, précisa Tim. Mais pas de la réalité du Christ. Jésus était un professeur dont les enseignements n’étaient même pas originaux. J’ai ici le nom d’un médium, un certain Dr Garret qui habite à Santa Barbara. Je vais faire un saut là-bas en avion pour le consulter, pour essayer de parler à Jeff. C’est le Dr Mason qui me l’a recommandé. » Il consulta une feuille de papier. « Oh ! fit-il, le Dr Garret est en réalité une femme. Rachel Garret. Hmmm… J’étais persuadé que c’était un homme. » Il nous proposa à toutes les deux de l’accompagner à Santa Barbara. Son intention était (expliqua-t-il) de poser des questions à Jeff à propos du Christ. Jeff pourrait lui dire, par l’intermédiaire du médium, Rachel Garret, si le Christ était réel ou non, s’il était authentiquement le Fils de Dieu et tout ce que l’Église enseigne. Ce serait un déplacement important ; la décision de Tim d’abandonner ses fonctions d’évêque en dépendait.

En outre, la foi même de Tim était en cause. Il avait passé plusieurs dizaines d’années au sein de l’Église épiscopale, mais désormais il s’interrogeait sérieusement sur la validité du christianisme. « Validité » : c’était le mot qu’il employait. Je trouvais que c’était un mot faible et un peu trop dans le vent, qui tombait tragiquement à plat comparé à l’ampleur des forces qui étaient aux prises dans le cœur et l’esprit de Tim. En tout cas, il utilisa bien ce mot-là ; il parlait d’un ton calme, sans la moindre surexcitation, comme s’il envisageait de s’acheter ou non un costume.

« Le Christ, nous déclara-t-il, est un rôle ; ce n’est pas une personne. Le mot est une translitération défectueuse de l’araméen mâschiâkh, autrement dit le Messie, ce qui signifie littéralement l’Oint, c’est-à-dire le Choisi. Le Messie, bien sûr, vient à la fin du monde et inaugure l’âge d’or qui remplace l’âge de fer, celui dans lequel nous vivons en ce moment. On en trouve la plus belle expression dans la quatrième églogue de Virgile. Voyons… je l’ai ici. » Il se dirigea vers ses livres comme il le faisait toujours dans les moments graves.

« Nous n’avons pas besoin d’écouter Virgile, dit Kirsten d’une voix acerbe.

— Voilà, dit Tim sans faire attention à elle. Ultima Cumaei venitiam carminis aetas ; magnus…

— Ça suffit », coupa Kirsten brusquement.

Il lui jeta un coup d’œil perplexe.

Kirsten continua : « Je trouve que c’est de l’imbécillité et de la folie de ta part de vouloir renoncer à être évêque.

— Laisse-moi te traduire l’églogue, dit Tim. Alors, tu comprendras mieux.

— Tout ce que je comprends, riposta Kirsten, c’est que tu détruis ta vie et la mienne. Qu’est-ce que je deviens dans tout ça ? »

Il secoua la tête. « Je vais trouver un poste à la Fondation des institutions libres.

— Qu’est-ce que c’est encore que ça ? interrogea Kirsten.

— C’est un groupe d’experts, signalai-je. À Santa Barbara.

— Alors, tu vas profiter de ce que tu seras là-bas pour les rencontrer ? s’enquit Kirsten.

— Oui, admit Tim. J’ai un rendez-vous avec Pomeroy, qui en est à la tête… Felton Pomeroy. Je travaillerai pour eux à titre de conseiller en questions théologiques.

— Ils sont très bien considérés », observai-je.

Kirsten me décocha un regard qui aurait fait se flétrir un arbre.

« Rien n’est encore décidé, poursuivit Tim. De toute façon, comme nous allons voir Rachel Garret, pourquoi ne pas combiner les deux choses au cours du même voyage ? J’éviterai ainsi d’y aller une seconde fois.

— C’est moi qui suis censée prendre tes rendez-vous, dit Kirsten.

— En fait, indiqua Tim, il s’agira d’une discussion purement informelle. Nous déjeunerons ensemble et je rencontrerai les autres conseillers. Je visiterai les bâtiments et les jardins. Ils ont des jardins ravissants. Je les ai vus il y a plusieurs années et je m’en souviens encore. » Il s’adressa à moi : « Vous adorerez les jardins de la Fondation, Angel. Toutes les variétés de roses y sont représentées. Puis-je vous lire à toutes les deux la traduction de l’églogue de Virgile ? » Et il enchaîna sans attendre notre réponse : « Maintenant vient l’ère dernière annoncée dans le chant de la sibylle de Cumes ; la grande succession des époques est née de nouveau. Maintenant la Vierge est de retour, le règne de Saturne revient ; maintenant une nouvelle race descend d’en haut du ciel. Ô chaste Lucine, déesse des Naissances, souris à l’enfant nouveau-né, dans le temps de qui cessera l’âge de fer, avant qu’une face d’or se lève de par le monde. Ton Apollon est maintenant roi. »

Kirsten et moi échangeâmes un regard. Je vis bouger les lèvres de Kirsten mais elle n’émit aucun son. Dieu seul sait ce qu’elle se disait et pensait à ce moment, en voyant Tim abattre en flammes sa carrière et sa vie par conviction – ou plus exactement par manque de conviction, par manque de foi envers le Sauveur.

Le problème de Kirsten, c’était qu’elle ne discernait tout simplement pas en quoi il y avait problème. À ses yeux, le dilemme de Tim était un dilemme fantôme, confectionné sur des bases livresques. Selon son raisonnement, il avait la liberté de se débarrasser du problème à tout moment ; elle estimait uniquement que Tim s’était lassé de son rôle d’évêque et avait envie de passer à autre chose ; pour elle, en affirmant avoir perdu sa foi dans le Christ, il ne faisait que se chercher un prétexte pour justifier son changement de carrière. Et comme c’était un changement de carrière stupide, elle ne l’approuvait pas. Après tout, elle bénéficiait grandement du statut de Tim ; comme elle l’avait dit, il ne pensait pas à elle : il ne pensait qu’à lui.

« On m’a vivement recommandé le Dr Garret », déclara Tim d’une voix presque plaintive, comme pour demander un appui de la part de l’une ou l’autre d’entre nous.

« Tim, fis-je, je crois vraiment que…

— Tu penses avec ton entrejambe, lâcha Kirsten.

— Quoi ? m’exclamai-je.

— Tu m’as parfaitement entendue. Je suis au courant de vos petites conversations, celles que vous avez tous les deux après que je suis partie au lit. Quand vous vous retrouvez seuls. Et je sais que vous avez des rencontres.

— Quelles rencontres ? demandai-je.

— Des rencontres dans mon dos.

— Grand Dieu, m’écriai-je.

— Grand Dieu, répéta Kirsten en écho. Toujours Dieu invoqué pour justifier votre égoïsme et vos manœuvres. Je trouve ça écœurant ; je vous trouve tous les deux écœurants. » Elle continua à l’intention de Tim : « Je sais que tu es allé la voir à son foutu magasin de disques pas plus tard que la semaine dernière.

— C’était pour acheter un album de Fidelio, protesta Tim.

— Tu aurais pu le trouver chez n’importe quel disquaire. Ou j’aurais pu te l’acheter. »

Tim dit : « Je voulais voir si elle avait…

— Elle n’a rien que je n’aie pas, coupa Kirsten.

— La Missa solemnis », acheva Tim faiblement ; il paraissait hébété ; d’un ton presque implorant, il me demanda : « Avez-vous un moyen de raisonner avec elle ?

— Je peux raisonner avec moi, lança Kirsten. Et mon raisonnement me fait comprendre exactement ce qui se passe.

— Tu ferais mieux d’arrêter de prendre ces barbituriques, Kirsten, dis-je.

— Et toi tu ferais mieux d’arrêter de te défoncer cinq fois par jour. » Son regard véhiculait tant de fureur et de haine que je n’arrivais pas à en croire mes sens. « Tu fumes assez d’herbe pour… » Elle s’interrompit. « Plus que la police de San Francisco n’en utilise en un mois. Je regrette, je ne me sens pas bien. Excusez-moi. » Elle pénétra dans la chambre à coucher ; la porte se referma silencieusement derrière elle. Nous l’entendîmes tourner en rond. Puis se rendre dans la salle de bains ; elle fit couler de l’eau : elle absorbait un comprimé, sans doute un barbiturique.

Je dis à Tim, qui demeurait ébahi et inerte : « Les barbituriques provoquent ce genre d’altération de la personnalité. Ce sont les médicaments qui parlent par sa bouche, pas elle.

— Je pense… » Il reprit le dessus. « J’ai vraiment envie d’aller voir ce Dr Garret à Santa Barbara. Croyez-vous que ce soit le fait que c’est une femme ?

— Kirsten ? demandai-je. Ou Garret ?

— Garret. J’aurais juré que c’était un homme ; c’est seulement maintenant que je viens de remarquer le prénom. C’est peut-être cela qui la tracasse. Elle se calmera. Nous irons ensemble. Le Dr Mason m’a dit que c’est quelqu’un de vieux et d’impotent, à moitié à la retraite, alors elle ne présentera aucune menace pour Kirsten, une fois qu’elle l’aura vue. »

Pour changer de sujet, je dis : « Avez-vous écouté le disque de la Missa solemnis que je vous ai vendu ?

— Non, répondit Tim vaguement. Je n’ai pas eu le temps.

— Ce n’est pas le meilleur enregistrement, précisai-je. Columbia a fait une prise de son particulière, en dispersant les micros partout au milieu de l’orchestre, avec l’idée de faire ressortir les instruments individuels. L’idée est bonne, mais ça n’a plus rien à voir avec l’acoustique d’un orchestre.

— Je crois que ce qui l’ennuie, reprit Tim, c’est que j’abandonne mes fonctions d’évêque.

— Vous devriez y réfléchir avant de vous décider, conseillai-je. Êtes-vous sûr que c’est ce médium que vous avez envie de consulter ? N’y a-t-il pas dans votre Église quelqu’un qu’on peut aller voir quand on a une crise spirituelle ?

— C’est Jeff que je vais consulter. Le rôle du médium est celui d’un agent passif, qui agit à la manière d’un téléphone. » Il entreprit alors de m’expliquer à quel point les médiums étaient des gens incompris ; je l’écoutai d’une oreille distraite, n’étant ni impressionnée ni intéressée. L’hostilité de Kirsten m’avait beaucoup troublée ; il y avait là davantage que sa mauvaise humeur chronique. Plutôt des symptômes de paranoïa. Elle est en train de couler, songeai-je, et le pire, c’est qu’elle nous entraîne avec elle. Bon sang, me dis-je, c’est affreux ; un homme comme Tim Archer ne devrait pas tolérer ça. Et moi non plus.

Kirsten ouvrit la porte de la chambre. « Entre ici, dit-elle à Tim.

— Je viendrai dans un instant, répondit-il.

— Non, tout de suite.

— Je vais partir, dis-je.

— Non, fit Tim, vous n’allez pas partir. J’ai encore plusieurs choses dont je voudrais vous entretenir. Est-ce que vous soutenez que je ne dois pas renoncer à être évêque ? Quand mon livre sur Jeff sortira, la question ne se posera plus : j’y serai obligé. L’Église ne permettra pas qu’un de ses membres publie un ouvrage aussi sujet à controverses. C’est trop radical pour eux ; ou plutôt ce sont eux qui sont trop réactionnaires pour l’accepter. Ma position est en avance sur mon époque et eux sont en retard. Il n’y a pas de différence entre la situation actuelle et celle qui avait cours au moment de la guerre du Viêt-Nam ; je me suis opposé à l’ordre établi à propos de cette guerre, et je devrais en faire autant à propos de la vie après la mort. Simplement, pour la guerre, j’avais le soutien de la jeunesse américaine, alors que là je serai seul. »

Kirsten intervint : « Tu as mon soutien, mais ça t’est bien égal.

— Je veux parler de soutien public. Du soutien de ceux qui sont en place, ceux qui malheureusement contrôlent les esprits.

— Mon soutien ne signifie rien pour toi, insista Kirsten.

— Au contraire il signifie tout, déclara Tim. Je n’aurais jamais osé écrire le livre sans toi ; je n’aurais même pas cru sans toi. C’est toi qui me donnes la force. La capacité de comprendre. Et de Jeff, quand nous aurons pris contact avec lui, j’apprendrai la vérité sur Jésus-Christ d’une façon ou d’une autre. J’apprendrai si les documents zadokites indiquent bien que Jésus parlait de seconde main de choses qu’on lui avait enseignées… ou peut-être que Jeff me dira que le Christ est avec lui, ou lui avec le Christ, dans l’autre monde, le royaume supérieur, où nous finirons tous par aller et où il se trouve actuellement, tout en faisant son possible pour nous atteindre, que Dieu le bénisse.

— En somme, dis-je, vous considérez cette histoire de Jeff comme une sorte d’occasion. L’occasion de dissiper vos doutes quant à la signification des documents zadokites.

— Je pense l’avoir exprimé clairement, confirma Tim d’un ton maussade. C’est pourquoi il est pour moi si capital de lui parler. »

Comme c’est étrange, constatai-je intérieurement. Utiliser son fils – faire un usage calculé de son fils mort – pour déterminer une issue historique. Mais c’est plus qu’une issue historique : c’est le corpus entier de la foi de Tim Archer, la récapitulation, pour lui, de la croyance même. La croyance ou la perte de la croyance. Ce qui est en jeu ici, c’est le combat et la croyance contre le nihilisme… Pour Tim, perdre le Christ, c’est tout perdre. Et il a perdu le Christ ; ses déclarations à Bill l’autre soir, c’était peut-être la dernière défense de la forteresse avant la chute de celle-ci. Ou peut-être était-elle même déjà tombée avant ; Tim menait la discussion de mémoire, comme s’il citait une page d’un livre. Ou comme s’il prononçait un discours écrit.

Son fils, mon mari, subordonné à une question intellectuelle – je n’arrivais pas à l’envisager. Cela équivaut, pensai-je, à une dépersonnalisation de Jeff Archer ; il est converti en un instrument, en un dispositif d’enseignement ; en fait, il est transformé en un livre qui parle ! Comme tous ces livres que Tim lève toujours la main pour saisir, spécialement dans les moments de crise. Tout ce qui est bon à savoir peut être trouvé dans un livre ; inversement, si Jeff est important, il ne l’est pas en tant qu’individu mais en tant que livre ; ce sont les livres pour l’amour des livres, et non la connaissance pour l’amour de la connaissance. Le livre est la réalité. Pour que Tim aime et apprécie son fils, il doit – si impossible que cela puisse paraître – pouvoir le considérer comme une sorte de livre que l’on consulte. L’univers pour Tim Archer est une vaste panoplie de livres de référence au sein desquels il puise, à mesure que son esprit jamais en repos change de sujet de préoccupation, toujours en quête du nouveau, toujours se détournant de l’ancien.

Et moi je ne suis guère différente, pensai-je ; moi, avec mes diplômes universitaires – Tim et moi sommes de la même race. Est-ce que ce n’est pas le chant final de la Divine Comédie de Dante qui a déterminé mon identité la première fois que je l’ai lu ? Le chant XXXIII du Paradis, pour moi un point culminant, où Dante dit :

Je contemplais des pages dans le brasier insondé,

Reliées en un seul volume par l’amour, ces mêmes pages

Que l’univers tient éparpillées à travers son labyrinthe.

La substance et les accidents, ainsi que leurs modes,

Devenaient comme unifiés, de telle sorte

Que la flamme dont je parle est une flamme unique.

Passage à propos duquel existe ce commentaire de C. H. Grandgent :


Dieu est le Livre de l’Univers.


Ce à quoi un autre commentateur – j’ai oublié lequel – a répondu : « C’est une notion platonicienne. » Que ce soit platonicien ou non, ce sont en tout cas ces suites de mots qui m’ont charpentée, qui ont fait de moi ce que je suis : c’est ma source, cette vision des choses finales. Je me rappelle la nuit où j’ai lu ce dernier chant du Paradis, où je l’ai lu – vraiment lu – pour la première fois ; j’avais une dent gâtée et je souffrais atrocement, et j’étais restée debout toute la nuit à boire du bourbon – pur – et à lire Dante, et à 9 heures du matin le lendemain j’étais allée sans rendez-vous chez le dentiste, sans même avoir téléphoné, arrivant avec des larmes qui me ruisselaient sur le visage, en suppliant que le Dr Davidson fasse quelque chose pour moi… ce qu’il fit. C’est pourquoi ce dernier chant m’a tellement marquée, pourquoi il est à ce point imprimé en moi ; il est associé avec une douleur terrible, une douleur qui avait duré des heures, en pleine nuit, sans personne à qui parler ; et j’en étais sortie pour sonder les choses ultimes à ma façon, une façon ni formelle ni officielle mais une façon quand même.


Celui qui apprend doit souffrir. Et même dans notre sommeil une douleur qui ne peut s’oublier coule goutte à goutte sur le cœur, et dans notre désespoir, contre notre volonté, vient à nous la sagesse par la terrible grâce de Dieu.


Est-ce d’Eschyle ? Je ne m’en souviens plus. En tout cas, c’est de l’un des trois qui ont écrit les tragédies grecques.

Ce que je peux donc affirmer en toute sincérité, c’est que pour moi le moment de compréhension absolue où j’ai le mieux appréhendé la réalité spirituelle est relié à deux heures dans le fauteuil du dentiste. Et à douze heures passées à boire du bourbon – du mauvais bourbon, qui plus est – et à lire simplement Dante sans écouter de musique ni manger – il m’aurait été impossible de manger – et à souffrir, et tout ça valait la peine ; jamais je ne l’oublierai. Je ne suis pas différente, par conséquent, de Timothy Archer. Pour moi aussi les livres sont réels et vivants ; des voix d’êtres humains en émanent et forcent mon consentement, de la même manière que Dieu force notre consentement à ce monde, comme le disait Tim. Quand on a été dans un tel état de détresse, on ne va pas oublier ce qu’on a fait, vu, pensé et lu par une nuit pareille ; je n’ai rien fait, rien vu, rien pensé ; je me suis contentée de lire et de m’en souvenir ; je n’ai pas lu de bandes dessinées underground comme Howard the Duck ou The Fabulous Furry Freak Brothers ou Snatch Comix cette nuit-là ; j’ai lu la Divine Comédie de Dante, de l’Enfer en passant par le Purgatoire, jusqu’à ce qu’enfin j’arrive aux trois anneaux de lumière colorés… et il était alors 9 heures du matin et je pouvais sauter dans ma putain de voiture et me propulser en flèche à travers la circulation jusqu’au cabinet du Dr Davidson, en pleurant et en proférant des jurons pendant tout le trajet, sans avoir pris de petit déjeuner, pas même un café, empestant la sueur et le bourbon, un spectacle vraiment pas beau à voir, et qui fut considéré bouche bée par la réceptionniste du dentiste.

Ainsi pour moi d’une certaine façon inhabituelle – et pour certaines raisons inhabituelles – les livres et la réalité fusionnent ; ils se joignent par l’intermédiaire d’un incident, une certaine nuit de ma vie : ma vie intellectuelle et ma vie matérielle se sont assemblées – car rien n’est plus réel qu’une rage de dents – et une fois ce processus accompli elles ne se sont jamais complètement séparées. Si je croyais en Dieu, je dirais qu’il m’a montré quelque chose cette nuit-là ; il m’a montré la totalité : la douleur, la douleur physique, goutte à goutte, et ensuite, de par sa terrible grâce, l’accès à la compréhension… Et qu’avais-je compris ? Que tout est réel, ma dent gâtée ni plus ni moins que les trois cercles de lumière colorés qui étaient la vision qu’avait Dante de Dieu en tant que Trinité. La plupart des gens qui essaient de lire la Divine Comédie restent enlisés dans l’Enfer et n’y voient que la chambre d’épouvante, mais ce n’est que le début du voyage. J’ai lu jusqu’à la fin la Divine Comédie pendant cette nuit avant de me précipiter dans le cabinet du Dr Davidson, et j’en suis sortie transformée. Je ne suis jamais redevenue celle que j’avais été avant. Donc pour moi aussi les livres sont bien réels ; ils ne me relient pas seulement avec d’autres esprits mais avec la vision d’autres esprits, avec ce que comprennent et voient ces autres esprits. Je vois leurs mondes aussi clairement que je vois le mien. La douleur, les pleurs, la sueur malodorante et le bourbon Jim Beam bon marché ont été mon Enfer et il n’était pas imaginaire ; ce que je lisais était étiqueté « Paradis » et c’était bien le Paradis. C’est là le triomphe de la vision de Dante : tous les royaumes sont réels, aucun moins que les autres, aucun plus que les autres. Et ils se fondent l’un dans l’autre avec harmonie, parce que – comme pour les voitures d’aujourd’hui dont parlait Bill par contraste avec celles des années 30 – il y a continuité d’un bout à l’autre de la gamme.

Dieu m’a préservée d’une autre nuit comme celle-ci. Mais si je ne l’avais pas vécue, en la passant à boire, à pleurer, à lire et à souffrir, je ne serais jamais venue au monde, je n’aurais pas connu ma vraie naissance. Ce fut le moment de ma naissance au monde réel ; et pour moi le monde réel est un mélange de douleur et de beauté, et c’est l’interprétation correcte qu’on doit en tirer, car ce sont là les composants dont est fabriquée la réalité. Et je les avais tous là cette nuit, y compris une boîte de comprimés antidouleur à emporter chez moi à ma sortie de chez le dentiste, après la fin de mon supplice. Je suis rentrée à la maison, j’ai pris un comprimé, bu du café, et je suis allée au lit.

Et cependant… j’ai l’impression que c’est ce que Tim n’avait pas fait ; il n’avait intégré ni le livre ni la souffrance, ou s’il l’avait fait, il s’y était mal pris. Il avait la mélodie mais pas les paroles. Ou plus exactement, il avait les paroles, mais leurs mots ne se rapportaient pas au monde mais à d’autres mots, ce qui est un vice de régression à en croire les livres de philosophie et les articles sur la logique. Il est dit parfois dans ce genre de livres et d’articles que « de nouveau une régression menace », ce qui signifie que le sujet qui pense a pénétré dans un circuit fermé et qu’il est en grand danger. D’ordinaire il ne le sait pas. Il faut un commentateur critique à l’esprit tout aussi pénétrant que la vue pour le lui faire remarquer. Pour Tim Archer je ne pouvais pas jouer le rôle de ce commentateur critique. Qui le pouvait, d’ailleurs ? Bill le Dingue s’y était essayé et avait été renvoyé à ses pénates pour s’y adonner à la réflexion.

« Jeff possède les réponses à mes questions », déclarait Tim. Oui, aurais-je dû répondre, mais Jeff n’existe pas. Et il est très probable que les questions elles-mêmes sont tout aussi irréelles.

Cela laissait Tim seul avec lui. Et il s’activait à préparer son livre traitant du retour de Jeff de l’autre monde, le livre dont il savait qu’il mettrait fin à sa carrière dans l’Église épiscopale – et, de plus, le mettrait hors jeu pour ce qui était d’influencer l’opinion publique. C’est un prix élevé à payer ; c’est un très grave vice de régression. Et cela constituait bien une menace. En fait, celle-ci était à portée de la main ; le moment du voyage à Santa Barbara pour rendre visite à Rachel Garret, le médium, était venu.


Santa Barbara me paraît être l’un des endroits à la beauté la plus touchante de toute la Californie. Bien que, géographiquement, ce soit une portion de la Californie du Sud, ce n’est pas le cas spirituellement ; ou alors c’est que nous autres, dans le Nord, nous avons une incompréhension complète des gens du Sud. Il y a quelques années, des étudiants pacifistes de l’université de Californie à Santa Barbara ont incendié la Bank of America, pour le ravissement secret de chacun ; la ville, donc, n’est pas coupée du temps et du monde, elle n’est pas isolée, même si ses merveilleux jardins suggèrent une persuasion plus apprivoisée que violente.

Nous nous envolâmes tous les trois de l’aéroport international de San Francisco pour gagner le petit aéroport de Santa Barbara ; nous avions dû prendre un avion à hélices à deux moteurs, cet aéroport n’ayant pas des pistes assez grandes pour permettre l’atterrissage des jets. La loi exige que le style des constructions en adobe, autrement dit le style colonial espagnol, soit préservé. Pendant que le taxi nous emmenait, je notai à quel point tout était espagnol dans ce qui nous entourait, y compris les centres commerciaux en forme de plazas, et je songeai : Voici un endroit où je pourrais raisonnablement vivre, si jamais un jour je quitte la région de la baie.

Nous descendions chez des amis de Tim, des gens discrets, distingués, aisés, qui firent peu d’impression sur moi. Ils avaient des domestiques. Kirsten et Tim dormaient dans une chambre ; j’en avais une autre à ma disposition, plus petite, qui ne devait servir que lorsque toutes les autres étaient occupées.

Le lendemain matin, Tim, Kirsten et moi prîmes un taxi pour rendre visite au Dr Rachel Garret, qui sans nul doute allait nous mettre en contact avec les morts, avec l’autre monde, soigner les malades, changer l’eau en vin et accomplir tous les autres prodiges qui seraient nécessaires. Tim et Kirsten paraissaient excités ; pour ma part je n’éprouvais pas de sentiment particulier, peut-être seulement une conscience vague de ce que nous avions combiné, de ce qui nous attendait ; je ne ressentais pas même de curiosité : je devais avoir à peu près l’état d’esprit d’un poisson au fond d’une mare créée par le reflux de la mer.

Rachel Garret se révéla être une vieille petite dame irlandaise plutôt enjouée, portant un tricot rouge par-dessus son corsage – bien que le temps fût chaud – et des chaussures à talons plats, ainsi que le genre de jupe utilitaire suggérant qu’elle accomplissait elle-même tous ses travaux domestiques.

« Et qui êtes-vous, déjà ? » s’enquit-elle, en mettant sa main en cornet. Elle n’arrivait même pas à comprendre qui se tenait devant elle sur sa véranda. Ce n’est pas un début encourageant, me dis-je.

Peu après, nous nous retrouvions tous les quatre assis dans un salon assombri, à prendre le thé tout en écoutant Rachel Garret discourir avec enthousiasme sur l’héroïsme de l’IRA, auquel – nous apprit-elle fièrement – elle versait tout l’argent que lui rapportaient ses séances de médiumnité. Au sujet de ces dernières, elle tint à nous informer que « séances de médiumnité » n’étaient pas les termes qui convenaient : ils touchaient trop à l’occultisme. Alors que ce qu’elle faisait, elle, appartenait à des domaines parfaitement naturels ; on pouvait à bon droit appeler cela une science. J’aperçus dans un coin du salon parmi d’autres meubles archaïques un radio-phonographe Magnavox des années 40, un gros modèle, celui avec deux haut-parleurs identiques de trente centimètres de diamètre. De chaque côté du Magnavox s’empilaient des 78 tours : on pouvait y distinguer des disques de Bing Crosby et Nat King Cole et toutes les autres cochonneries de cette époque. Je me demandai si Rachel Garret les écoutait encore. Je me demandai également si, par des voies surnaturelles, elle avait entendu parler de l’existence des microsillons et des chanteurs d’aujourd’hui. Sans doute que non.

S’adressant à moi, elle me questionna : « Et vous, vous êtes leur fille ?

— Non, répondis-je.

— C’est ma belle-fille, précisa Tim.

— Vous avez un guide indien, me déclara joyeusement Rachel Garret.

— Vraiment, murmurai-je.

— Il se tient juste derrière vous, à votre gauche. Il a les cheveux très longs. Et derrière vous du côté droit il y a votre arrière-grand-père paternel. Il ne vous quitte pas, il est toujours avec vous.

— C’est bien l’impression que j’avais », fis-je.

Kirsten m’adressa un de ses regards chargés de sous-entendus ; je n’insistai pas. Je m’adossai aux coussins du canapé, remarquai une fougère qui poussait dans un grand pot à proximité des portes menant au jardin, passai en revue les tableaux des années 20 qui garnissaient les murs.

« Vous venez me voir au sujet de votre fils ? » s’enquit Rachel Garret.

J’eus subitement la sensation d’être transportée dans l’opéra de Gian Carlo Menotti, Le Médium, dont la scène est située – pour reprendre les termes employés par le compositeur dans ses commentaires sur la pochette du disque sorti chez Columbia – « dans le petit salon étrange et miteux de Mme Flora ». Voilà le danger quand on a de la culture, pensai-je. On a déjà été partout avant, on a tout vu par procuration ; tout vous est déjà arrivé. Nous sommes Mr. et Mrs. Gobineau rendant visite à Mme Flora, une folle se livrant à l’imposture. Mr. et Mrs. Gobineau assistent aux séances médiumniques – pardon, scientifiques – de Mme Flora toutes les semaines depuis près de deux ans, si je me souviens bien. Quelle corvée d’être ici. Et le pire, c’est que l’argent que Tim va lui verser servira à tuer des soldats anglais, puisqu’elle collecte des fonds pour les terroristes. Bravo.

« Comment s’appelle votre fils ? » demanda Rachel Garret. Elle était assise dans un vieux fauteuil en osier, les mains jointes, et ses yeux se fermaient lentement. Elle s’était mise à respirer par la bouche, comme le font les gens très malades ; sa peau ressemblait à celle d’un poulet, avec des petites touffes de poils ici et là. Il régnait maintenant dans la pièce une atmosphère végétale, manquant totalement de vitalité. Je me sentais vidée de toute énergie. C’était peut-être l’absence de lumière qui me donnait cette désagréable impression.

« Jeff », répondit Tim. Il était sur le qui-vive, les yeux fixés sur Rachel Garret. Kirsten avait sorti une cigarette de son sac mais elle se contentait de la tenir à la main, sans l’allumer ; elle aussi scrutait Rachel Garret, avec une impatience manifeste. « Jeff est passé sur l’autre rive lointaine », prononça Rachel Garret.

C’est ce qu’on a pu lire dans les journaux, me dis-je.

Je m’étais attendue que Rachel Garret procède à un long préambule, pour planter la scène. Je me trompais. Elle entra immédiatement dans le vif du sujet.

« Jeff veut vous faire savoir que… (elle s’interrompit, comme si elle écoutait)… vous ne devriez pas vous sentir coupables. Il essaie depuis quelque temps d’entrer en contact avec vous. Il a essayé divers moyens d’attirer votre attention. Il a enfoncé des épingles sous vos ongles ; il a brisé des objets ; il vous a laissé des notes… » Elle ouvrit grands les yeux. « Jeff est extrêmement agité. Il… » Elle se tut, puis reprit : « Il a attenté à ses jours. »

Chapeau, pensai-je sur le mode acerbe.

« Oui, en effet », acquiesça Kirsten, mais elle parlait comme si la déclaration de Rachel Garret lui faisait l’effet d’une révélation ou plutôt confirmait de façon éclatante une chose qu’elle n’avait fait jusqu’à présent que soupçonner.

« Et il s’est donné une mort violente, continua Rachel Garret. Il me semble qu’il a utilisé une arme à feu.

— C’est exact, déclara Tim.

— Jeff veut que vous sachiez qu’il ne souffre plus, poursuivit Rachel Garret. Il souffrait énormément quand il s’est suicidé. Mais il ne voulait pas vous le montrer. Il avait de grands doutes sur le sens de l’existence.

— Que me dit-il à moi ? » questionnai-je.

Rachel Garret ouvrit les yeux assez longtemps pour distinguer qui avait parlé.

« C’était mon mari, ajoutai-je.

— Jeff dit qu’il vous aime et prie pour vous, répondit Rachel Garret. Il veut que vous soyez heureuse. »

Si ça continue comme ça, pensai-je, je vais vous offrir le café.

« Il y a autre chose, enchaîna-t-elle. Beaucoup de choses. Elles me viennent toutes à la fois. Oh ! mon Dieu, Jeff, qu’est-ce que vous essayez de nous dire ? » Elle écouta attentivement pendant un instant, le visage agité. « L’homme du restaurant est un agent quoi ? » À nouveau ses yeux se rouvrirent. « Bonté divine ! Un agent de la police secrète soviétique. »

Grand Dieu, songeai-je.

« Mais il n’y a rien à craindre », dit alors Rachel Garret en ayant l’air soulagée ; elle se radossa. « Dieu veillera à ce qu’il soit puni. »

Je jetai un regard interrogateur en direction de Kirsten, en tentant d’attirer son attention ; je désirais savoir si elle avait dit quelque chose à Rachel Garret ; mais Kirsten, apparemment confondue, regardait bouche bée la vieille dame. Ce qui semblait me fournir la réponse.

« Jeff dit aussi, reprit Rachel Garret, que c’est pour lui une joie immense et un grand réconfort de voir Kirsten et son père ensemble. Il tient à ce que vous le sachiez. Qui est Kirsten ?

— C’est moi, annonça Kirsten.

— Il dit, continua la vieille dame, qu’il vous aime. »

Kirsten garda le silence. Mais elle écoutait avec une intensité dont je ne l’avais jamais vue témoigner.

« Il savait que c’était mal, déclara la vieille dame. Il dit qu’il regrette… mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Il se sent coupable et souhaiterait votre pardon.

— Il l’a, intervint Tim.

— Jeff dit qu’il ne peut pas se pardonner, ajouta Rachel Garret. Il en voulait aussi à Kirsten de s’être interposée entre lui et son père. Il se sentait coupé de celui-ci. D’après ce que je perçois, son père et Kirsten sont partis pour un long voyage en Angleterre en le laissant à l’abandon. Il l’a très mal ressenti. » Une nouvelle fois la vieille dame cessa de parler. Puis elle changea de sujet : « Il ne faut plus qu’Angel fume de drogues. Elle fume trop de… qu’est-ce que c’est, Jeff ? Je n’arrive pas à le capter clairement. Trop de joints. Je ne vois pas ce que ça veut dire. »

Je ne pus m’empêcher de rire.

« Cela signifie quelque chose pour vous ? me demanda-t-elle.

— En un sens », répondis-je, cherchant à lui donner le moins possible d’indices.

« Jeff dit qu’il est content que vous travailliez au magasin de disques, formula Rachel Garret. Mais… (elle se mit à rire)…vous n’êtes pas assez payée. Il préférait quand vous étiez employée au… je ne vois pas très bien. Il y avait des bougies ?

— C’était un cabinet d’avocats où on vendait des bougies, indiquai-je.

— Étrange, fit-elle, perplexe. Un cabinet d’avocats qui vend des bougies.

— C’était à Berkeley », dis-je.

Rachel Garret reprit : « Jeff a une chose très importante à dire à Kirsten et à son père. » Sa voix était maintenant réduite à un murmure crissant, comme si elle provenait de très loin, comme si elle voyageait par l’intermédiaire de câbles invisibles tendus à travers les étoiles. « Jeff veut vous informer tous les deux de nouvelles terribles. C’est pourquoi il essayait aussi désespérément de vous atteindre. C’est pourquoi il se livrait à toutes ces manifestations. Il a une raison, une raison affreuse. »

Puis ce fut le silence.

Je me penchai vers Tim pour lui confier : « J’en ai assez, je veux m’en aller.

— Non », dit Tim en secouant la tête. Il avait sur le visage une expression misérable.

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